Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Texte entier

On raconte qu’il y avait au Caire un droguiste nommé Abou-Cassem Et-Tambouri, qui était fort célèbre pour son avarice. Or, bien qu’Allah lui octroyât la richesse et la prospérité dans ses affaires de vente et d’achat, il vivait et s’habillait comme le plus pauvre des mendiants ; et les vêtements qu’il portait sur lui n’étaient que pièces et morceaux ; et son turban était si vieux et si sale que l’on ne pouvait plus en distinguer la couleur ; mais de tout son habillement ses babouches étaient encore ce qui distinguait sa ladrerie ; car non seulement elles étaient armées de gros clous, et résistantes comme une machine de guerre, avec des semelles plus épaisses que la tête de l’hippopotame, et mille fois raccommodées, mais les empeignes en étaient tellement rapiécetées, que depuis vingt ans que les babouches étaient babouches, les plus habiles savetiers et corroyeurs du Caire avaient épuisé leur art pour en rapprocher les débris. Et, de tout cela, les babouches d’Abou-Cassem étaient devenues si pesantes, que depuis longtemps elles avaient passé en proverbe par toute l’Égypte ; car lorsque l’on voulait exprimer quelque chose de lourd, elles étaient toujours l’objet de comparaison. Ainsi, qu’un invité s’attardât trop dans la maison de son hôte, on disait de lui : « Il a le sang lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un maître d’école, de l’espèce des maîtres d’école affligés de pédantisme, voulût faire montre d’esprit, on disait de lui : « Éloigné soit le Malin ! Il a l’esprit lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un portefaix fût accablé sous le poids de sa charge, il soupirait en disant : « Qu’Allah maudisse le propriétaire de cette charge ! Elle est lourde comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’une vieille matrone, dans un harem, de l’espèce maudite des vieilles renfrognées, voulût empêcher les jeunes épouses de son maître de s’amuser entre elles, on disait : « Qu’Allah éborgné la calamiteuse ! Elle est lourde comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un mets trop indigeste bouchât les intestins et créât une tempête dans l’intérieur du ventre, on disait : « Allah me délivre ! Ce mets maudit est lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et, ainsi de suite, dans toutes les circonstances où la lourdeur faisait sentir son poids.

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. ·-324).


Droits de reproduction et d’adaptation
strictement réservés.


DE CE VOLUME IL A ÉTÉ TIRÉ :
vingt-cinq exemplaires sur papier du Japon ;
soixante-quinze exemplaires sur papier de Chine.



JUSTIFICATION DU TIRAGE




LE LIVRE
DES
MILLE NUITS
ET UNE NUIT


TRADUCTION LITTÉRALE ET COMPLÈTE DU TEXTE ARABE
par le Dr J. C. MARDRUS


TOME XII


LA PARABOLE DE LA VRAIE SCIENCE DE LA VIE. — FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE. — HISTOIRE DE KAMAR ET DE L’EXPERTE HALIMA. — HISTOIRE DE LA JAMBE DE MOUTON. — LES CLEFS DU DESTIN. — LE DIWÂN DES FACILES FACÉTIES ET DE LA GAIE SAGESSE. — HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOURENNAHAR ET DE LA BELLE GENNIA.


PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de Grenelle, 11

1903



AUM !


Quand la résurrection du sanscrit est si notoire de par le fait magicien du brahme SYLVAIN LÉVI, mon amitié ne peut que marquer ici cette date sous l’invocation des pures syllabes :

Am ! Im ! Um ! Rim !
J.-C. M.




LES MILLE NUITS ET UNE NUIT



Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

« Et voilà, ô Roi fortuné, tout ce que je sais au sujet d’Aladdin et de la Lampe Magique. Mais Allah est plus savant !… » Et le roi Schahriar dit : « Cette histoire, Schahrazade, est admirable. Mais elle m’étonne beaucoup par sa discrétion. » Et Schahrazade dit : « Dans ce cas, ô Roi, permets à ton esclave Schahrazade de te raconter l’Histoire de Kamar et de l’experte Halima. » Et le roi Schahriar s’ecria : « Certainement, Schahrazade ! » Mais elle sourit et répondit : « Oui, ô Roi ! Mais auparavant, pour te révéler la valeur de l’admirable vertu de patience et te faire attendre, sans colère contre ta servante, le sort plein de félicité qu’Allah destine à ta race par mon entremise, je veux tout de suite te raconter ce que nous ont transmis nos pères, les Anciens, sur le moyen d’acquérir la vraie science de la vie… Et le roi dit : « Ô fille de mon vizir, hâte-toi de m’indiquer le moyen de faire cette acquisition-là. Mais, ô Schahrazade, quel est le sort qu’Allah, par ton entremise, destine à ma race, alors que je n’ai point de postérité ? » Et Schahrazade dit : « Permets, ô Roi, à ta servante Schahrazade, de ne point te parler encore de ce qui s’est passé de mystérieux pendant les vingt nuits de silence que ta bonté lui a accordées pour se reposer d’une indisposition, et durant lesquelles s’est révélée à ta servante la splendeur de ta destinée ! » Et, sans plus rien ajouter À ce sujet, Schahrazade, la fille du vizir, dit :


LA PARABOLE DE LA VRAIE
SCIENCE DE LA VIE


On raconte que dans une ville d’entre les villes, où l'on enseignait toutes les sciences, un jeune homme vivait qui était beau et studieux. Et bien que rien ne manquât à la félicité de sa vie, il était possédé du désir de toujours apprendre davantage. Or, il lui fut un jour révélé, grâce au récit d’un marchand voyageur, qu’il existait, dans un pays fort éloigné, un savant qui était l'homme le plus saint de l'islam et qui possédait à lui seul autant de science, de sagesse et de vertu que tous les savants réunis du siècle. Et il apprit que ce savant, malgré sa renommée, exerçait simplement le métier de forgeron qu’avant lui avaient exercé son père et son grand-père. Et, ayant entendu ces paroles, il rentra à sa maison, prit ses sandales, sa besace et son bâton, et quitta sur-le-champ sa ville et ses amis. Et il se dirigea vers le pays lointain où vivait le saint maître, dans le but de se mettre sous sa direction et d’acquérir un peu de sa science et de sa sagesse. Et il marcha pendant quarante jours et quarante nuits, et, après bien des dangers et des fatigues, il arriva, grâce à la sécurité que lui écrivit Allah, dans la ville du forgeron. Et il alla aussitôt au souk des forgerons et se présenta à celui dont tous les passants lui avaient indiqué la boutique. Et, après avoir baisé le pan de sa robe, il se tint debout devant lui dans l’attitude de la déférence. Et le forgeron, qui était un homme d’âge, au visage marqué par la bénédiction, lui demanda : « Que désires-tu, mon fils ? » Il répondit : « Apprendre la science ! » Et le forgeron, pour toute réponse, lui mit entre les mains la corde du soufflet de forge et lui dit de tirer. Et le nouveau disciple répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se mit aussitôt à tirer et à relâcher la corde du soufflet, sans discontinuer, depuis le moment de son arrivée jusqu’au coucher du soleil. Et le lendemain il s’acquitta du même travail, ainsi que les jours suivants, pendant des semaines, des mois et toute une année, sans que personne dans la forge, pas plus le maître que les nombreux disciples qui avaient chacun une besogne aussi rude que lui-même, lui adressât une seule fois la parole, et sans que personne se plaignit ou seulement murmurât de ce dur travail silencieux. Et cinq années passèrent de la sorte. Et le disciple, un jour, bien timidement se hasarda à ouvrir la bouche, et dit : « Maître ! » Et le forgeron s’arrêta dans son travail. Et tous les disciples, à la limite de l’anxiété, firent de même. Et, dans le silence de la forge, il se tourna vers le jeune homme, et lui demanda : « Que veux-tu ? » Il dit : « La science ! » Et le forgeron dit : « Tire la corde ! » Et, sans un mot de plus, il reprit le travail de la forge. Et cinq autres années s’écoulèrent, durant lesquelles, du matin au soir, le disciple tira la corde du soufflet, sans répit, et sans que personne lui adressât une seule fois la parole. Mais si quelqu’un d’entre les disciples avait besoin d’être éclairé sur une question de n’importe quel domaine, il lui était loisible d’écrire la demande et de la présenter au maître, le matin, en entrant dans la forge. Et le maître, sans jamais lire l’écrit, le jetait au feu de la forge ou bien le mettait dans les plis de son turban. S’il jetait l’écrit au feu, c’est, sans doute, que la demande ne valait pas une réponse. Mais si le papier était placé dans le turban, le disciple qui l’avait présenté trouvait, le soir, la réponse du maître écrite en caractères d’or sur le mur de sa cellule.

Lorsque les dix années furent écoulées, le vieux forgeron s’approcha du jeune homme et lui toucha l’épaule. Et le jeune homme, pour la première fois depuis dix années, lâcha la corde du soufflet de forge. Et une grande joie descendit en lui. Et le maître lui parla, disant : « Mon fils ! tu peux retourner vers ton pays et ta demeure, avec toute la science du monde et de la vie dans ton cœur. Car tout cela tu l’as acquis en acquérant la vertu de patience ! »

Et il lui donna le baiser de paix. Et le disciple s’en retourna illuminé dans son pays, au milieu de ses amis ; et il vit clair dans la vie.


— Et le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, que cette parabole est admirable ! Et comme elle me donne à réfléchir ! » Et il resta an instant plongé dans ses pensées. Puis il ajouta : « Hâte-toi maintenant, ô Schahrazade, de me raconter l’histoire de Kamar et de l’experte Halima ! » Mais Schahrazade dit : « Permets-moi, ô Roi, de différer encore le récit de cette histoire-là ; car mon esprit, ce soir, n’est point incliné vers elle, et permets-moi plutôt de te commencer l’histoire la plus aimable, la plus fraîche et la plus pure que je connaisse ! » Et le roi dit : « Certes ! ô Schahrazade, je suis disposé à t’écouter, car, moi aussi, mon esprit est tourné ce soir vers les choses aimables. Et puis, cette attente me permettra de faire mon profit de la parabole sur la patience ! » Alors Schahrazade dit :


FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô doué de bonnes manières, qu’il y avait aux jours d’autrefois, il y a bien longtemps de cela, — mais Allah est le seul savant, — un roi de Perse nommé Khosrou Schah, que le Rétributeur avait doué de puissance, de jeunesse et de beauté, et dans le cœur duquel il avait mis un tel sentiment de justice que, sous son règne, le tigre et le chevreau marchaient côte à côte et buvaient au même ruisseau. Et ce roi, qui aimait à se rendre toujours compte, par ses propres yeux, de tout ce qui se passait dans la ville de son trône, avait coutume de se promener la nuit, déguisé en marchand étranger, en compagnie de son vizir ou de l’un des dignitaires de son palais.

Or, une nuit, comme il se trouvait en tournée dans un quartier de pauvres gens, il entendit, en passant par une ruelle, de jeunes voix qui se faisaient entendre tout au fond. Et il s’approcha, avec son compagnon, de l’humble demeure d’où venaient les voix, et, appliquant son œil à une fente de la porte, il regarda au dedans. Et il aperçut, autour d’une lumière, assises sur une natte, trois jeunes filles qui, leur repas terminé, s’entretenaient. Et ces trois jeunes filles, qui se ressemblaient comme se ressemblent des sœurs, étaient parfaitement belles. Et la plus jeune était visiblement, et de beaucoup, la plus belle.

Et la première disait : « Moi, mes sœurs, mon souhait, puisqu’il s’agit de faire un souhait, serait de devenir l’épouse du pâtissier du sultan. Car vous savez combien j’aime les pâtisseries, surtout ces admirables et délicates et délicieuses bouchées feuilletées, qu’on appelle « bouchées du sultan ». Et il n’y a que le pâtissier-chef du sultan pour les réussir à point ! Ah ! mes sœurs, c’est alors que vous me jalouserez dans votre cœur, en voyant combien ce régime de fines pâtisseries arrondira mes formes de graisse blanche, et m’embellira, et me reposera le teint ! »

Et la seconde disait : « Moi, mes sœurs, je ne suis pas aussi ambitieuse. Je me contenterais, simplement, de devenir l’épouse du cuisinier du sultan. Ah ! comme je le souhaite ! Cela me permettrait de satisfaire mes envies rentrées, depuis le temps que je désire goûter à tant de mets extraordinaires, comme on n’en mange qu’au palais seulement ! Il y a surtout, entre autres choses, ces plateaux de concombres farcis et cuits au four, dont, rien qu’à les voir passer sur la tête des porteurs, aux jours des festins donnés par le sultan, je me sens le cœur tout plein d’émoi ! Ô ! Ce que j’en mangerais ! Toutefois, je n’oublierai pas de vous convier, de temps à autre, si mon époux, le cuisinier, me le permet ; mais je crois qu’il ne me le permettra pas ! »

Et lorsque les deux sœurs eurent ainsi exprimé leurs souhaits, elles se tournèrent vers leur plus jeune sœur, qui gardait le silence, et lui demandèrent, se moquant d’elle : « Et toi, ô petite, que souhaites-tu ? Et pourquoi baisses-tu les yeux, et ne dis-tu rien ? Mais, sois tranquille ! nous te promettons, lorsque nous aurons les époux de notre choix, de tâcher de te marier soit à un des palefreniers du sultan, soit à quelque autre dignitaire de même rang, afin que tu sois toujours près de nous ! Parle, qu’en penses-tu ? »

Et la petite, confuse et rougissante, répondit d’une voix douce comme l’eau de source : « Ô mes sœurs ! » Et elle ne put en dire davantage. Et les deux jeunes filles, riant de sa timidité, la pressèrent de questions et de plaisanteries, tant qu’elles la décidèrent à parler. Et, sans lever les yeux, elle dit : « Ô mes sœurs, je souhaiterais de devenir l’épouse de notre maître le sultan ! Et je lui donnerais une postérité bénie. Et les fils qu’Allah ferait naître de notre, union seraient dignes de leur père. Et la fille, que j’aimerais avoir devant mes yeux, serait un sourire du ciel même ; ses cheveux seraient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, si elle pleurait, seraient autant de perles qui tomberaient ; ses rires, si elle riait, seraient des dinars d’or qui tinteraient ; et ses sourires, si seulement elle souriait, seraient autant de boutons de rose qui sur ses lèvres écloraient ! »

Tout cela !

Et le sultan Khosrou Schah et son vizir voyaient et entendaient. Mais, craignant de se faire remarquer, ils se décidèrent à s’éloigner sans en apprendre davantage. Et Khosrou Schah, amusé à l’extrême, sentit naître en son âme le désir de satisfaire les trois souhaits ; et, sans rien communiquer de son dessein à son compagnon, il lui donna l’ordre de bien remarquer la maison afin d’y venir, le lendemain, prendre les trois jeunes filles et de les lui amener au palais. Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta, le lendemain, d’exécuter l’ordre du sultan, en amenant les trois sœurs en sa présence.

Et le sultan, qui était assis sur son trône, leur fit avec la tête et les yeux un signe qui voulait dire : « Approchez ! » Et elles s’approchèrent toutes tremblantes, en trébuchant dans leurs pauvres robes de toile ; et le sultan leur dit, avec un sourire de bonté : « Que la paix soit sur vous, ô jeunes filles ! C’est aujourd’hui le jour de votre destinée, et celui où s’accomplira votre souhait ! Et ce souhait, ô jeunes filles, je le connais : car rien ne reste caché aux rois ! Et d’abord toi, la plus âgée, ton souhait sera exaucé, et le pâtissier-chef deviendra, aujourd’hui même, ton époux. Et toi, la seconde, tu auras pour époux mon cuisinier-chef ! » Et le roi s’arrêta, ayant ainsi parlé, et se tourna vers la plus jeune qui, émue à l’extrême, sentait son cœur s’arrêter, et était sur le point de s’affaisser sur les tapis. Et il se leva sur ses deux pieds et, lui prenant la main, il la fit asseoir près de lui sur le lit du trône, en lui disant : « Tu es la reine ! Et ce palais est ton palais, et je suis ton époux ! »

Et effectivement les noces des trois sœurs eurent lieu le jour même, celles de la sultane avec une splendeur sans précédent, et celles de l’épouse du cuisinier et de l’épouse du pâtissier, selon les usages ordinaires des mariages du commun. Aussi la jalousie et le dépit pénétrèrent dans le cœur des deux aînées ; et, dès ce moment, elles complotèrent la perte de leur sœur cadette. Toutefois elles se gardèrent bien de rien laisser paraître de leurs sentiments, et acceptèrent avec une gratitude feinte les marques d’affection que ne cessa de leur prodiguer la sultane, leur sœur, qui les admettait, contrairement aux usages des rois, dans son intimité, malgré leur rang obscur. Et loin d’être satisfaites du bonheur qu’Allah leur octroyait, elles éprouvaient, en face du bonheur de leur cadette, les pires tortures de la haine et de l’envie.

Et neuf mois passèrent de la sorte, au bout desquels la sultane donna naissance, avec l’aide d’Allah, à un enfant princier, beau comme le croissant de la nouvelle lune. Et les deux sœurs aînées qui, à la demande de la sultane, l’assistaient dans ses couches et remplissaient le rôle de sages-femmes, loin d’être touchées par les bontés de leur cadette à leur égard et par la beauté du nouveau-né, trouvèrent enfin l’occasion qu’elles cherchaient de broyer le cœur de la jeune mère. Elles prirent donc l’enfant, pendant que la mère était encore dans les douleurs, le mirent dans une petite corbeille en osier, qu’elles cachèrent pour le moment, et le remplacèrent par un petit chien mort, qu’elles produisirent devant toutes les femmes du palais, en le donnant comme le résultat des couches de la sultane, et le sultan Khosrou Schah, à cette nouvelle, vit le monde noircir devant son visage ; et, à la limite du chagrin, il alla s’enfermer dans ses appartements, refusant de s’occuper des affaires du règne. Et la sultane fut plongée dans l’affliction, et son âme fut humiliée et son cœur fut broyé.

Quant au nouveau-né, il fut abandonné par ses tantes dans la corbeille, au courant de l’eau du canal qui passait au pied du palais. Et le sort voulut que l’intendant des jardins du sultan, qui se promenait le long du canal, aperçût la corbeille qui flottait au fil de l’eau. Et il attira la corbeille vers le bord du canal, à l’aide d’une bêche, l’examina, et découvrit le bel enfant. Et il fut dans l’étonnement qu’éprouva la fille de Pharaon en voyant Moïse dans les roseaux.

Or, il y avait de longues années que l’intendant des jardins était marié et souhaitait avoir un enfant ou deux ou trois, qui béniraient leur Créateur. Mais ses vœux et ceux de son épouse n’avaient point jusqu’alors été pris en considération par le Très-Haut. Et ils souffraient tous deux du stérile isolement où ils vivaient. Aussi, quand l’intendant des jardins eut fait la découverte de cet enfant, dont la beauté était sans pareille, il le prit dans la corbeille et, à la limite de la joie, il courut jusqu’au bout du jardin, où se trouvait sa maison, et entra dans l’appartement de sa femme, et, d’une voix émue, lui dit : « La paix sur toi, ô fille de l’oncle ! Voici le don du Généreux en ce jour béni ! Que cet enfant que je t’apporte soit notre enfant, comme il est l’enfant du destin. » Et il lui raconta comment il l’avait trouvé dans la corbeille, flottant sur l’eau du canal ; et il lui affirma que c’était Allah qui le leur envoyait, ayant enfin exaucé, de cette manière, la constance de leurs prières. Et l’épouse de l’intendant des jardins prit l’enfant et l’aima. Or, gloire à Allah qui a mis dans le sein des femmes stériles le sentiment de la maternité, comme il a placé dans le cœur des poules malheureuses le désir de couver les cailloux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Gloire à Allah qui a mis dans le sein des femmes stériles le sentiment de la maternité, comme il a placé dans le cœur des poules malheureuses le désir de couver les cailloux !

Or, l’année suivante, la pauvre mère, si impitoyablement frustrée du fruit de sa fécondité, accoucha, avec la permission du Donateur, d’un autre fils, plus beau que le précédent. Mais les deux sœurs veillaient à l’accouchement, avec des yeux pleins d’intérêt au dehors et de haine au dedans ; et, sans avoir plus de pitié que la première fois pour leur sœur et son nouveau-né, elles prirent en cachette l’enfant et l’exposèrent, comme elles avaient fait pour l’aîné, dans une corbeille sur le canal. Et elles produisirent devant tout le palais un jeune chat, en proclamant que la sultane venait d’en accoucher. Et la consternation entra dans tous les cœurs. Et le sultan, à la limite de la honte, se fût sans aucun doute laissé aller au ressentiment et à la fureur, s’il n’eût pratiqué en son âme la vertu d’humilité devant les décrets de l’insondable justice. Et la sultane fut plongée dans l’amertume et la désolation, et son cœur pleura toutes les larmes des douleurs.

Mais pour ce qui est de l’enfant, Allah, qui veille sur la destinée des petits, le mit sous le regard de l’intendant qui se promenait sur le canal. Et, comme la première fois, l’intendant le sauva des eaux, et le porta à son épouse qui l’aima comme son propre enfant, et l’éleva avec les mêmes soins que le premier.

Or, afin que les souhaits de Ses Croyants ne restent jamais inexaucés, Allah mit la fécondité dans les flancs de la sultane, qui accoucha pour la troisième fois. Mais ce fut d’une princesse. Et les deux sœurs, dont la haine, loin de s’assouvir, leur avait fait comploter la perte sans recours de leur cadette, firent subir à la fillette le même traitement. Mais elle fut recueillie par l’intendant au cœur pitoyable, comme les deux princes ses frères, avec lesquels elle fut soignée, nourrie et bien aimée.

Mais, cette fois, lorsque les deux sœurs, leur acte accompli, eurent produit, à la place de l’enfant nouveau-né, une jeune souris aveugle, le sultan, malgré toute sa magnanimité, ne put se contenir plus longtemps, et s’écria : « Allah maudit ma race, à cause de la femme que j’ai épousée. C’est un monstre que j’ai pris pour mère de ma postérité ! Et il n’y a que la mort qui puisse en débarrasser ma demeure ! » Et il prononça contre la sultane l’arrêt de mort, et commanda à son porte-glaive de remplir son office. Mais lorsqu’il vit devant lui, affaissée dans les larmes et la douleur sans bornes, celle que son cœur avait aimée, le sultan sentit descendre en lui une grande pitié. Et, détournant la tête, il ordonna de l’éloigner et de l’enfermer, pour le reste de ses jours, dans un réduit, tout au fond du palais. Et, dès ce moment, la laissant à ses larmes, il cessa de la voir. Et la pauvre mère connut toutes les douleurs de la terre.

Et les deux sœurs connurent toutes les joies de la haine satisfaite, et purent goûter, sans trouble désormais, les mets et les pâtisseries que confectionnaient leurs époux.

Et les jours et les années passèrent, avec la même rapidité, sur la tête des innocents et sur la tête des coupables, apportant aux uns et aux autres la suite de leur destinée.

Or, lorsque les trois enfants adoptifs de l’intendant des jardins eurent atteint l’adolescence, ils devinrent un éblouissement pour les yeux. Et ils s’appelaient : l’aîné Farid, le second Farouz, et la fille Farizade.

Et Farizade était un sourire du ciel même. Ses cheveux étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, quand elle pleurait, étaient des perles qui tombaient ; ses rires, quand elle riait, étaient des dinars d’or qui tintaient ; et ses sourires, des boutons de rose éclos sur ses lèvres vermeilles.

C’est pourquoi tous ceux qui l’approchaient, ainsi que son père, sa mère et ses frères, ne pouvaient s’empêcher, quand ils l’appelaient par son nom, disant : « Farizade ! » d’ajouter : « au sourire de rose ! » mais le plus souvent on l’appelait tout simplement « Au sourire de rose ».

Et tous s’émerveillaient de sa beauté, de sa sagesse, de sa douceur, de sa dextérité dans les exercices, quand elle montait à cheval pour accompagner ses frères à la chasse, tirer de l’arc, et lancer la canne ou le javelot ; de l’élégance de ses manières, de ses connaissances de la poésie et des sciences secrètes, et de la splendeur de sa chevelure qui était d’or d’un côté et d’argent de l’autre. Et, de la voir si belle à la fois et si parfaite, les amies de sa mère pleuraient d’émotion.

Et c’est ainsi qu’avaient grandi les nourrissons de l’intendant des jardins du roi. Et lui-même, entouré de leur affection et de leur respect, et les yeux rafraîchis par leur beauté, ne tarda pas à entrer dans l’extrême vieillesse. Et son épouse, ayant vécu son lot de vie, le précéda bientôt dans la miséricorde du Rétributeur. Et cette mort fut pour eux tous une cause de tant de regrets et de chagrin, que l’intendant ne put se résoudre à habiter plus longtemps la maison où la défunte avait été la source de leur sérénité et de leur bonheur. Et il alla se jeter aux pieds du sultan, et le supplia d’avoir pour agréable qu’il se démît, entre ses mains, des fonctions qu’il remplissait depuis de si longues années. Et le sultan, fort peiné de l’éloignement d’un si fidèle serviteur, ne lui accorda sa demande, qu’avec beaucoup de regret. Et il ne le laissa partir qu’après lui avoir fait don d’un magnifique domaine, à proximité de la ville, avec de grandes dépendances en terres labourables, en bois et en prairies, avec un palais richement meublé, avec un jardin d’un art parfait tracé par l’intendant lui-même, et avec un parc d’une vaste étendue enclos de hautes murailles et peuplé d’oiseaux de toutes couleurs et d’animaux sauvages ou apprivoisés.

Et ce fut là que cet homme de bien alla vivre dans la retraite, avec ses enfants adoptifs. Et c’est là qu’entouré de leurs soins affectueux, il trépassa dans la paix de son Seigneur. Qu’Allah l’ait en sa compassion ! Et il fut pleuré par ses enfants adoptifs, comme jamais père véritable ne fut pleuré. Et il emporta avec lui, sous la pierre qui ne s’ouvre pas, le secret de leur naissance, que d’ailleurs il n’avait qu’imparfaitement connu de son vivant.

Et ce fut dans ce domaine merveilleux que continuèrent à vivre les deux adolescents, en compagnie de leur jeune sœur. Et, comme ils avaient été élevés dans la sagesse et la simplicité, ils n’avaient guère d’autre rêve ou d’autre ambition que de continuer, durant toute leur existence, à vivre dans cette union parfaite et dans ce bonheur tranquille.

Or, Farid et Farouz allaient souvent à la chasse dans les bois et les prairies qui entouraient leurs domaines. Et Farizade au sourire de rose aimait surtout à parcourir ses jardins. Et un jour, comme elle se disposait à s’y rendre, selon son habitude, ses esclaves vinrent lui dire qu’une bonne vieille, au visage marqué par la bénédiction, sollicitait la faveur de se reposer une heure ou deux à l’ombre de ces beaux jardins. Et Farizade, dont le cœur était secourable autant que belle était son âme et que beau était son visage, voulut elle-même recevoir la bonne vieille. Et elle lui offrit à manger et à boire, et lui présenta un plateau de porcelaine garni de beaux fruits, de pâtisseries, de confitures sèches et de confitures dans leur jus. Après quoi elle l’emmena dans ses jardins, sachant qu’il est toujours profitable de tenir compagnie aux personnes d’expérience, et d’entendre les paroles de sagesse.

Et elles se promenèrent ensemble dans les jardins. Et Farizade au sourire de rose soutenait les pas de la bonne vieille. Et, arrivées toutes deux sous le plus bel arbre des jardins, Farizade la fit asseoir à l’ombre de ce bel arbre. Et, de discours en discours, elle finit par demander à la vieille ce qu’elle pensait du lieu où elle était, et si elle le trouvait à son gré.

Alors la vieille, après avoir réfléchi une heure de temps, leva la tête et répondit ; « Certes, ô ma maîtresse, j’ai passé ma vie à parcourir les terres d’Allah en large et en long, et jamais je ne me suis reposée en un lieu plus délicieux. Mais, ô ma maîtresse, de même que tu es unique sur la terre, comme la lune et le soleil le sont dans le ciel, de même je voudrais que tu eusses dans ce beau jardin, afin qu’il fût également unique en son espèce, les trois choses incomparables qui lui manquent ! » Et Farizade au sourire de rose fut extrêmement étonnée de savoir que trois choses incomparables manquaient à son jardin, et dit à la vieille : « De grâce, ma bonne mère, hâte-toi de me dire, afin que je le sache, quelles sont ces trois choses incomparables que je ne connais pas ? » Et la vieille répondit : « Ô ma maîtresse, c’est pour reconnaître l’hospitalité que tu viens d’exercer avec un cœur si pitoyable à l’égard d’une vieille inconnue, que je veux te révéler l’existence de ces trois choses. » Et elle se tut encore un instant ; puis elle dit :

« Sache donc que la première de ces trois choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, tous les oiseaux de ces jardins viendraient la regarder, et, l’ayant vue, en chœur ils chanteraient. Car les rossignols et les pinsons, les alouettes et les fauvettes, les chardonnerets et les tourterelles, ô ma maîtresse, et toutes les races infinies des oiseaux, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est, ô ma maîtresse, Bulbul el-Hazar, l’Oiseau-Parleur !

« La seconde de ces choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, la brise qui fait chanter les arbres de ces jardins s’arrêterait pour l’écouter ; et les luths et les harpes et les guitares de ces demeures verraient leurs cordes se briser. Car la brise qui fait chanter les arbres des jardins, les luths, et les harpes et les guitares, ô ma maîtresse, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans les arbres, ô ma maîtresse, ni les luths, ni les harpes, ni les guitares ne rendent une harmonie comparable au concert des mille invisibles bouches qui sont dans les feuilles de l’Arbre-Chanteur.

« Et la troisième de ces choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, toutes les eaux de ces jardins s’arrêteraient dans leur murmurante marche, et la regarderaient. Car toutes les eaux, celles de la terre et celles des mers, celles des sources et celles des fleuves, celles des villes et celles des jardins, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est l’Eau Couleur-d’Or ! Car, ô ma maîtresse, une goutte seulement de cette eau, si elle est versée dans un bassin vide, se gonfle et s’élève en foisonnant en gerbes d’or, et ne cesse de jaillir et de retomber, sans que le bassin déborde jamais. Et c’est à cette eau toute d’or, et transparente comme la topaze transparente, qu’aime à se désaltérer Bulbul el-Hazar, l’Oiseau-Parleur ; et c’est à cette eau toute d’or, et fraîche comme la topaze est fraîche, qu’aiment à s’abreuver les mille invisibles bouches de l’arbre aux chantantes feuilles !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … les mille invisibles bouches de l’arbre aux chantantes feuilles. »

Et, ayant ainsi parlé, la vieille ajouta : « Ô ma maîtresse, ô princesse, si ces choses merveilleuses étaient dans ces jardins, que ta beauté en serait exaltée, ô propriétaire d’une chevelure de splendeur ! »

Lorsque Farizade au sourire de rose eut entendu ces paroles de la vieille, elle s’écria : « Ô visage de bénédiction, ma mère, que tout cela est admirable ! Mais tu ne m’as pas dit en quel lieu se trouvent ces trois choses incomparables ? » Et la vieille répondit, en se levant déjà pour s’en aller : « Ô ma maîtresse, ces trois merveilles, dignes de tes yeux, se trouvent dans un endroit situé vers les frontières de l’Inde. Et la route qui y conduit passe précisément derrière ce palais que tu habites. Si donc tu veux y envoyer quelqu’un te les chercher, tu n’auras qu’à lui dire de suivre cette route pendant vingt jours, et, le vingtième jour, de demander au premier passant qu’il rencontrera : « Où sont l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ? » Et ce passant ne manquera pas de le renseigner à ce sujet. Et puisse Allah rémunérer ton âme généreuse par la possession de ces choses créées pour ta beauté. Ouassalam, ô bienfaisante, ô bénie ! »

Et la vieille, ayant ainsi parlé, acheva de ramener ses voiles autour d’elle, et se retira en murmurant des bénédictions.

Or déjà elle avait disparu, quand Farizade, revenue de la songerie où l’avait plongée la connaissance de choses si extraordinaires, eut l’idée de la rappeler ou de courir derrière elle, pour lui demander des renseignements plus précis sur le lieu qui les recélait, et sur les moyens d’y accéder. Mais, voyant qu’il était trop tard, elle se mit à se remémorer mot par mot les quelques indications qu’elle avait entendues, afin de n’en rien oublier. Et elle sentait ainsi grandir en son âme l’irrésistible désir de posséder ou seulement de voir de telles merveilles, bien qu’elle essayât de n’y plus penser. Et elle se mit alors à parcourir les allées de ses jardins, et les coins familiers qui lui étaient si chers ; mais ils lui parurent sans charme et pleins d’ennui ; et importunes elle trouva les voix de ses oiseaux, qui la saluaient au passage.

Et Farizade au sourire de rose devint toute triste et pleura par les allées. Et, marchant ainsi, avec ses larmes qui tombaient, elle laissait derrière elle, sur le sable, les gouttes, figées en perles, de ses yeux.

Sur ces entrefaites, Farid et Farouz, ses frères, revinrent de la chasse, et, ne trouvant pas leur sœur Farizade sous le berceau de jasmins, où d’ordinaire elle attendait leur retour, ils furent peinés de sa négligence, et se mirent à sa recherche. Et ils virent sur le sable des allées les perles fiées de ses yeux, et se dirent : « Ô que triste est notre sœur ! Et quel sujet de peine est entré en son âme, pour la faire ainsi pleurer ? » Et ils suivirent ses traces, d’après les perles des allées, et la trouvèrent tout en larmes au fond des bosquets. Et ils coururent vers elle et l’embrassèrent et la câlinèrent, pour calmer son âme chérie. Et ils lui dirent : « Ô Farizade, petite sœur, où sont les roses de ta joie et l’or de ta gaieté ? Ô petite sœur, réponds-nous ! » Et Farizade leur sourit, car elle les aimait ; et un tout petit bouton de rose naquit soudain, vermeil, sur ses lèvres ; et elle leur dit : « Ô mes frères ! » et n’osa, toute honteuse de son premier désir, en dire davantage. Et ils lui dirent : « Ô Farizade au sourire de rose, ô notre sœur, quels émois inconnus troublent ainsi ton âme ? Mais raconte-nous tes peines, si tu ne doutes pas de notre amour ! » Et Farizade, se décidant enfin à parler, leur dit : « Ô frères miens, je n’aime plus mes jardins ! » Et elle fondit en larmes, et les perles ruisselèrent de ses yeux. Et, comme ils se taisaient, anxieux, et attristés d’une nouvelle si grave, elle leur dit : « Ô ! je n’aime plus mes jardins ! Il y manque l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ! »

Et Farizade se laissant soudain aller à l’intensité de son désir, raconta tout d’un trait, à ses frères, la visite de la bonne vieille, et leur expliqua, d’un ton excité à l’extrême, en quoi consistait l’excellence de l’Oiseau-Parleur, de l’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur-d’Or.

Et ses frères, l’ayant écoutée, furent à la limite de l’étonnement, et lui dirent : « Ô notre sœur bien-aimée, calme ton âme et rafraîchis tes yeux. Car ces choses seraient sur l’inaccessible sommet de la montagne Kaf, que nous irions te les conquérir. Mais, pour nous faciliter les recherches, peux-tu seulement nous dire en quel lieu on peut les trouver ? » Et Farizade, toute rougissante d’avoir ainsi exprimé son premier désir, leur expliqua ce qu’elle savait au sujet de l’endroit où devaient ces choses se trouver. Et elle ajouta : « C’est là tout ce que je sais, et rien de plus ! » Et ils s’écrièrent tous deux à la fois : « Ô notre sœur, nous allons partir à leur recherche ! » Mais elle leur cria, effarée : « Oh, non ! oh, non ! Ne partez pas ! » Et Farid, l’aîné, dit : « Ton désir est sur notre tête et sur nos yeux, ô Farizade. Mais c’est à moi l’aîné de le réaliser. Mon cheval est encore sellé, et me conduira sans faiblir vers les frontières de l’Inde, là où se trouvent ces trois merveilles que je t’apporterai, si Allah veut ! » Et il se tourna vers son frère Farouz et lui dit : « Toi, mon frère, tu resteras ici pour veiller, pendant mon absence, sur notre sœur. Car il ne convient pas que nous la laissions toute seule dans la maison ! » Et il courut à l’heure même vers son cheval, sauta sur son dos et, se baissant, il embrassa son frère Farouz et sa sœur Farizade, qui lui dit, tout éplorée : « Ô notre grand, de grâce ! laisse là un voyage plein de dangers, et descends de cheval. J’aime mieux, plutôt que de souffrir de ton absence, ne jamais voir ni posséder l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ! » Mais Farid lui dit, en l’embrassant encore : « Ô petite sœur mienne, laisse là tes craintes, car mon absence ne sera pas de longue durée et, avec l’aide d’Allah, il ne m’arrivera aucun accident ni rien de fâcheux pendant ce voyage. Et d’ailleurs, afin que l’inquiétude ne te tourmente pas durant mon absence, voici un couteau que je te confie ! » Et il tira de sa ceinture un couteau, dont la poignée était incrustée des premières perles tombées des yeux de Farizade enfant, et le lui remit en disant : « Ce couteau, ô Farizade, te renseignera sur mon état. De temps en temps tu le tireras de sa gaine, et tu en examineras la lame. Si tu la vois aussi nette et brillante qu’elle l’est en ce moment, ce sera une marque que je suis toujours en vie et plein de santé ; mais si tu la vois terne ou rouillée, tu sauras qu’un grave accident m’est arrivé ou que je suis réduit en captivité ; et si tu vois qu’il en dégoutte du sang, tu auras la certitude que je ne suis plus au nombre des vivants ! Et, dans ce cas, toi et mon frère, vous appellerez sur moi la compassion du Très-Haut ! » Il dit, et, sans vouloir rien entendre, il partit au galop de son cheval sur la route qui conduisait vers l’Inde.

Et il voyagea pendant vingt jours et vingt nuits, dans les solitudes où il n’y avait, pour toute présence, que celle de l’herbe verte et celle d’Allah. Et le vingtième jour de son voyage il arriva à une prairie, au pied d’une montagne. Et dans cette prairie il y avait un arbre. Et sous l’arbre était assis un très vieux cheikh. Et le visage de ce très vieux cheikh disparaissait en entier sous ses longs cheveux, sous les touffes de ses sourcils, et sous les poils d’une barbe qui était prodigieuse, et blanche comme la laine nouvellement cardée. Et ses bras et ses jambes étaient d’une maigreur extrême. Et ses mains et ses pieds se terminaient par des ongles d’une longueur extraordinaire. Et il égrenait de la main gauche un chapelet, tandis qu’il tenait la main droite immobile à la hauteur de son front, avec l’index levé, selon le rite, pour attester l’Unité du Très-Haut. Et c’était, à n’en pas douter, un vieil ascète retiré du monde, qui sait depuis quels temps inconnus ?

Et comme c’était précisément le premier homme qu’il rencontrait, en ce vingtième jour de son voyage, le prince Farid mit pied à terre et, tenant son cheval par la bride, s’avança jusqu’au cheikh et lui dit : « Le salam sur toi, ô saint homme ! » Et le vieillard lui rendit son salam, mais d’une voix si étouffée par l’épaisseur de ses moustaches et de sa barbe que le prince Farid ne put percevoir que des paroles inintelligibles.

Alors le prince Farid, qui ne s’était arrêté que pour avoir des éclaircissements au sujet de ce qu’il venait chercher si loin de son pays, se dit : « Il faudra bien qu’il se fasse entendre ! » Et il tira des ciseaux de sa besace de voyage, et dit au cheikh : « Ô vénérable oncle, permets-moi de te donner les quelques soins dont tu n’as pas le temps de t’occuper toi-même, plongé que tu es sans cesse dans les pensées de sainteté ! » Et, comme le vieux cheikh n’opposait ni refus ni résistance, Farid se mit à couper, à tailler et à rogner à même la barbe, les moustaches, les sourcils, les cheveux et les ongles, tant et tant que le cheikh en sortit rajeuni de vingt ans, pour le moins. Et, ayant rendu ce service au vieillard, il lui dit, selon la coutume des barbiers : « Que cela te soit un rafraîchissement et un délice ! »

Lorsque le vieux cheikh se sentit de la sorte allégé de tout ce qui lui encombrait le corps, il se montra satisfait à l’extrême, et sourit au voyageur. Puis il lui dit, d’une voix devenue plus claire que celle d’un enfant : « Qu’Allah fasse descendre sur toi ses bénédictions, ô mon fils, pour le bienfait que te doit le vieillard ancien que je suis. Mais aussi, qui que tu sois, ô voyageur de bien, je suis prêt à t’aider de mes conseils et de mon expérience ! » Et Farid se hâta de lui répondre : « Je viens de bien loin à la recherche de l’Oiseau-Parleur, de l’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur-d’Or. Peux-tu donc me dire en quel lieu je puis les trouver ? Ou bien ne sais-tu rien à leur sujet ? »

Entendant ces paroles du jeune voyageur, le le cheikh cessa d’égrener son chapelet, tant il se trouvait ému. Et il ne répondit pas. Et Farid lui demanda : « Mon bon oncle, pourquoi ne parles-tu pas ? Hâte-toi de me dire, afin que je ne laisse pas mon cheval se refroidir ici, si tu sais ce que je te demande ou si tu ne le sais pas ! » Et le cheikh finit par lui dire : « Certes, ô mon fils, je connais et le lieu où se trouvent ces trois choses-là, et le chemin qui y conduit. Mais le service que tu m’as rendu est si grand à mes yeux, que je ne puis me décider à t’exposer, en retour, aux terribles dangers d’une telle entreprise ! » Puis il ajouta : « Ah ! mon fils, hâte-toi plutôt de revenir sur tes pas et de t’en retourner vers ton pays ! Combien de jeunes gens, avant toi, ont passé par ici, que jamais plus je n’ai vus revenir ! » Et Farid, plein de courage, dit : « Mon bon oncle, indique-moi seulement la route à suivre, et ne te préoccupe pas du reste. Car Allah m’a doué de bras qui savent défendre leur propriétaire ! » Et le cheikh, lentement, demanda : « Mais comment le défendront-ils contre l’Invisible, ô mon enfant, surtout quand Ceux de l’Invisible sont des milliers et des milliers ? » Et Farid secoua la tête et répondit ; « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah l’Exalté, ô vénérable cheikh ! Ma destinée est à mon cou, et, si je la fuis, elle me poursuivra ! Dis-moi donc, puisque tu le sais, ce qu’il me reste à faire ! Et de la sorte tu m’obligeras ! »

Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il ne pouvait réussir à détourner le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main dans un sac qu’il avait autour de sa taille, et en tira une boule de granit rouge…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il ne pouvait réussir à détourner le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main dans un sac qu’il avait autour de la taille, et en tira une boule de granit rouge. Et il tendit cette boule-là au voyageur, en lui disant : « Elle te conduira où il faut qu’elle te conduise. Toi, monte à cheval et jette-la devant toi. Et elle roulera et tu la suivras jusqu’à l’endroit où elle s’arrêtera. Alors tu mettras pied à terre et tu attacheras ton cheval par la bride à cette boule, et il demeurera à la même place en attendant ton retour. Et tu graviras cette montagne dont tu aperçois d’ici le sommet. Et, de tous côtés, sur tes pas, tu verras de grosses pierres noires, et tu entendras des voix qui ne seront ni les voix des torrents ni celles des vents dans les abîmes ; mais ce seront les voix de Ceux de l’Invisible. Et elles te hurleront des paroles qui glacent le sang des hommes. Mais tu ne les écouteras. Car si, effrayé, tu détournais la tête pour regarder derrière toi, tandis qu’elles t’appellent tantôt de près et tantôt de loin, tu serais changé, à l’instant même, en une pierre noire semblable aux pierres noires de la montagne ; mais si, résistant à cet appel, tu arrives au sommet, tu y trouveras une cage et, dans la cage, l’Oiseau-Parleur. Et tu lui diras : « Le salam sur toi, ô Bulbul el-Hazar ! Où est l’Arbre-Chanteur ? Où est l’Eau Couleur-d’Or ? » Et l’Oiseau-Parleur te répondra. Ouassalam ! »

Et le vieux cheikh, ayant ainsi parlé, poussa un grand soupir. Et rien de plus.

Alors Farid se hâta de sauter à cheval ; et, de toutes ses forces, il jeta la boule devant lui. Et la boule de granit rouge roula, roula, roula. Et le cheval de Farid, un éclair parmi les coureurs, avait peine à la suivre à travers les buissons qu’elle franchissait, les creux qu’elle sautait, et les obstacles qu’elle surmontait. Et elle continua de rouler ainsi, avec une vitesse jamais lassée, jusqu’à ce qu’elle eût heurté les premiers rochers de la montagne. Alors elle s’arrêta.

Et le prince Farid descendit de cheval, et enroula la bride autour de la boule de granit. Et le cheval s’immobilisa sur ses quatre jambes, et ne branla pas plus que s’il eût été cloué au sol.

Et aussitôt le prince Farid commença à gravir la montagne. Et il n’entendit d’abord rien. Mais à mesure qu’il montait, il voyait le sol se couvrir de blocs de basalte noir, qui figuraient des humains pétrifiés. Et il ne savait pas que c’étaient les corps des jeunes seigneurs qui l’avaient précédé en ces lieux de désolation. Et soudain, d’entre les rochers, un cri se fit entendre qu’il n’avait jamais de sa vie entendu, et qui fut bientôt suivi, à droite et à gauche, par d’autres cris qui n’avaient rien d’humain. Et ce n’étaient ni les hurlements des vents sauvages dans les solitudes, ni les mugissements des eaux des torrents, ni le bruit des cataractes qui s’engouffrent dans les abîmes, car c’étaient les voix de Ceux de l’Invisible. Et les unes disaient : « Que veux-tu ? Que veux-tu ? » Et d’autres disaient : « Arrêtez-le ! Tuez-le ! » Et d’autres disaient : « Poussez-le ! Précipitez-le ! » Et d’autres le raillaient, criant : « Ho ! Ho ! Le mignon ! Le mignon ! Ho ! Ho ! Viens ! Viens ! »

Mais le prince Farid, sans se laisser détourner par ces voix, continua à monter avec constance et fermeté. Et les voix se firent bientôt si nombreuses et si terribles, et, des fois, leur souffle passait si près de son visage, et si effrayant devenait leur vacarme, tant à droite qu’à gauche, en avant qu’en arrière, et si menaçantes elles étaient et si pressant se faisait leur appel, que le prince Farid fut saisi malgré lui de tremblement et, oubliant l’avis du Vieillard de l’Arbre, il tourna la tête sous un souffle plus fort de l’une des voix. Et, au même moment, un épouvantable hurlement poussé par des milliers de voix fut suivi par un grand silence. Et le prince Farid fut changé en une pierre de basalte noir.

Et, au bas de la montagne, la même chose arriva au cheval, qui fut changé en un bloc sans forme. Et la boule de granit rouge reprit en roulant le chemin de l’Arbre du Vieillard.

Or, ce jour-là, la princesse Farizade tira, selon son habitude, le couteau de la gaine qu’elle tenait constamment à sa ceinture. Et pâle et tremblante elle fut, en voyant la lame, encore si nette la veille et si brillante, devenue maintenant toute ternie et rouillée. Et, affaissée dans les bras du prince Farouz, accouru à son appel, elle s’écria : « Ah ! mon frère, où es-tu ? Pourquoi t’ai-je laissé partir ? Qu’es-tu devenu dans ces pays étrangers ? Malheureuse que je suis ! Ô coupable Farizade, je ne t’aime plus ! » Et les sanglots l’étouffaient et soulevaient sa poitrine. Et le prince Farouz, non moins affligé que sa sœur, se mit à la consoler ; puis il lui dit : « Ce qui est arrivé est arrivé, ô Farizade, puisque tout ce qui est écrit doit courir. Mais c’est maintenant à moi d’aller à la recherche de notre frère et, en même temps, de t’apporter les trois choses qui ont causé la captivité où il doit être réduit en ce moment. Et Farizade, suppliante, s’écria : « Non, non ! de grâce, ne pars pas, si c’est pour aller à la recherche de ce qu’a souhaité mon âme insatiable. Ô mon frère, si quelque accident te survenait, je mourrais ! » Mais ses plaintes et ses larmes n’ébranlèrent pas le prince Farouz dans sa résolution. Et il monta à cheval et, après avoir fait ses adieux à sa sœur, il lui tendit un chapelet de perles, qui étaient les secondes larmes pleurées par Farizade enfant, et lui dit : « Si ces perles, ô ma sœur, cessaient de couler sous tes doigts les unes après les autres, comme si elles étaient collées, ce serait un signe que j’aurais subi le même sort que notre frère ! » Et Farizade, bien triste, dit en l’embrassant : « Fasse Allah, ô mon bien-aimé, qu’il n’en soit rien ! Et puisses-tu revenir dans la demeure avec notre grand ! » Et, à son tour, le prince Farouz prit la route qui conduisait vers l’Inde.

Et, le vingtième jour de son voyage, il trouva le Vieillard de l’Arbre, qui était assis, comme l’avait vu le prince Farid, l’index de la main droite levé à la hauteur de son front. Et, après les salams, le vieillard, interrogé, renseigna le prince sur le sort de son frère, et fit tous ses efforts pour le détourner de son entreprise. Mais, voyant qu’il ne viendrait pas à bout de son insistance, il lui remit la boule de granit rouge. Et elle le mena au pied de la montagne fatale.

Et le prince Farouz s’engagea résolument dans la montagne, et les voix s’élevèrent sur ses pas. Mais il ne les écoutait pas. Et aux injures, aux menaces et aux appels, il ne répondait pas. Et déjà il était parvenu au milieu de son ascension, quand il entendit soudain crier derrière lui : « Mon frère ! mon frère ! ne fuis pas devant moi ! » Et Farouz, oubliant toute prudence, se retourna à cette voix, et fut changé à l’instant en un bloc de basalte noir.

Et, dans son palais, Farizade qui ne quittait le chapelet de perles ni le jour ni la nuit, et en faisait sans cesse couler les grains sous ses doigts, s’aperçut aussitôt qu’ils n’obéissaient plus au mouvement qu’elle leur imprimait, et vit qu’ils s’étaient collés les uns aux autres. Et elle s’écria : « Ô mes pauvres frères, dévoués à mes caprices, je vous rejoindrai ! » Et elle comprima toute sa douleur en elle-même et, sans perdre le temps en lamentations inutiles, elle se déguisa en cavalier, s’arma, s’équipa, et partit à cheval, en prenant le même chemin que ses frères.

Et, le vingtième jour, elle rencontra le vieux cheikh, assis sous l’arbre, au bord du chemin. Et elle le salua avec respect, et lui dit : « Ô saint vieillard, mon père, n’as-tu pas vu passer, à vingt jours de distance, deux jeunes et beaux seigneurs qui cherchaient l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ? » Et le vieillard répondit : « Ô ma maîtresse Farizade au sourire de rose, je les ai vus et je les ai renseignés. Et ils ont été, hélas ! comme tant d’autres seigneurs avant eux, arrêtés dans leur entreprise par Ceux de l’Invisible ! » Et Farizade, voyant que le saint homme l’appelait par son nom, fut à la limite de la perplexité, et le vieillard lui dit : « Ô maîtresse de la splendeur, ils ne t’ont point trompée, ceux qui t’ont parlé des trois choses incomparables à la recherche desquelles sont déjà venus tant de princes et de seigneurs. Mais ils ne t’ont pas dit les dangers qu’il y a à tenter une aventure aussi singulière que celle que tu poursuis ! » Et il fit connaître à Farizade tout ce à quoi elle s’exposait en allant à la recherche de ses frères et des trois merveilles. Et Farizade lui dit : « Ô saint homme, mon âme intérieure est toute troublée par tes paroles, car elle est si facile à effrayer. Mais comment reculerais-je quand il s’agit de retrouver mes frères ? Ô saint homme, écoute la prière d’une sœur aimante, et indique-moi les moyens de les délivrer de l’enchantement ! » Et le vieux cheikh répondit : « Ô Farizade, fille de roi, voici la boule de granit qui te conduira sur leurs traces. Mais tu ne pourras les délivrer qu’après t’être rendue maîtresse des trois merveilles. Et puisque tu n’exposes ton âme qu’à cause de l’amour de tes frères, et non parce que tu es poussée par le désir de conquérir l’impossible, l’impossible sera ton esclave. Sache donc que nul parmi les fils des hommes ne peut résister à l’appel des voix de l’Invisible. C’est pourquoi, pour vaincre l’invisible, il faut se prémunir contre lui d’adresse, car Il possède la force. Et l’adresse des fils des hommes vaincra toutes les forces de l’Invisible ! »

Et, ayant ainsi parlé, le Vieillard de l’Arbre remit la boule de granit rouge à Farizade ; puis il tira de sa ceinture un flocon de laine, et dit : « Avec ce léger flocon de laine, ô Farizade, tu vaincras tous Ceux de l’Invisible ! » Et il ajouta : « Penche vers moi la gloire de ta tête, ô Farizade ! » Et elle pencha vers le Vieillard sa tête dont les cheveux étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre. Et le Vieillard dit : « Que la fille des hommes, avec ce flocon léger, triomphe des forces de Ceux des airs et de toutes les embûches de l’invisible ! » Et, divisant le flocon en deux parts, il en mit à Farizade chaque morceau dans une oreille, et, de la main, lui fit signe de partir. Et Farizade quitta le Vieillard, et lança hardiment la boule dans la direction de la montagne.

Et lorsqu’elle fut parvenue aux premières roches et qu’ayant mis pied à terre elle se fut avancée vers les hauteurs, les voix s’élevèrent sous ses pas, d’entre les blocs de basalte noir, avec un tintamarre épouvantable. Mais elle n’entendait qu’à peine un vague bourdonnement, ne saisissait aucune parole, ne percevait aucun appel et, par suite, n’éprouvait aucune crainte. Et elle monta sans arrêt, malgré qu’elle fût délicate et que ses pieds n’eussent jamais foulé que le sable fin des allées. Et elle parvint sans faiblir sur le sommet de la montagne. Et elle aperçut, au milieu du plateau de ce sommet, une cage d’or, devant elle, sur un socle d’or. Et dans la cage elle vit l’Oiseau-Parleur.

Et Farizade s’élança, et mit la main sur la cage, en s’écriant : « Oiseau ! Oiseau ! je te tiens ! je te tiens ! Et tu ne m’échapperas pas ! » Et, en même temps, elle arracha, les jetant loin d’elle, les flocons de laine, désormais inutiles, qui l’avaient rendue sourde aux appels et aux menaces de l’invisible. Car déjà s’étaient tues toutes les voix de l’invisible, et un grand silence dormait sur la montagne.

Et, du sein de ce grand silence, dans la transparente sonorité, s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, du sein de ce grand silence, dans la transparente sonorité, s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur. Et elle disait, avec toutes les harmonies en elle réunies, — elle disait, en chantant en sa langue d’oiseau :

« Comment, comment,
Ô Farizade, Farizade,
Au sourire de rose
Ah, ah ! — Ah, ah !
Comment pourrais-je
Avoir l’envie,
Ô nuit ! Les yeux !
Avoir l’envie
De t’échapper ?
Ah, ah ! — Ô nuit !
Ah, ah ! — Les yeux !
Je sais, je sais
Mieux que toi, mieux que toi
Qui tu es, qui tu es,
Farizade, Farizade !
Ah, ah ! — Ah, ah !
Les yeux ! ô nuit ! Les yeux !
Mieux que toi, je sais
Qui tu es, qui tu es,
Farizade, Farizade !
Les yeux ! les yeux ! les yeux !
Farizade, Farizade !
Ton esclave je suis.
Ton esclave fidèle,
Farizade ! Farizade ! »

Ainsi chanta, ô luths ! l’Oiseau-Parleur. Et Farizade, ravie à la limite du ravissement, en oublia ses peines et ses fatigues ; et, prenant au mot le miraculeux Oiseau qui venait de se déclarer son esclave, elle se hâta de lui dire : « Ô Bulbul el-Hazar, ô mer- veille de l’air, si tu es mon esclave, prouve-le, prouve-le ! »

Et Bulbul, en réponse, chanta :

« Farizade, Farizade,
Ordonne, ordonne !
Farizade, ordonne !
Car t’ouïr, car t’ouïr, car t’ouïr,
Pour moi c’est t’obéir ! »

Alors Farizade lui dit qu’elle avait plusieurs choses à demander, et commença par le prier de lui indiquer d’abord où se trouvait l’Arbre-Chanteur. Et Bulbul, par son chant, lui dit de se tourner vers l’autre versant de la montagne. Et Farizade se tourna vers le versant opposé à celui qu’elle avait franchi, et regarda. Et elle vit au milieu de ce versant un arbre si immense que son ombre aurait pu abriter toute une armée. Et elle s’étonna en son âme, et ne sut comment elle pourrait faire pour déraciner et emporter un tel arbre. Et Bulbul, qui voyait sa perplexité, lui exprima, en chantant, qu’il n’était guère besoin de déraciner le vieil arbre, mais qu’il suffisait d’en casser la moindre branche, et de la planter en tel lieu qu’il lui plairait, pour la voir aussitôt prendre racine et devenir un aussi bel arbre que celui qu’elle voyait. Et Farizade se dirigea vers l’Arbre, et entendit le chant qui s’en exhalait. Et elle comprit qu’elle se trouvait en présence de l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans les jardins de Perse, ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni les guitares d’Égypte n’avaient jamais rendu une harmonie comparable au concert des mille invisibles bouches qui étaient dans les feuilles de cet Arbre musicien.

Et lorsque Farizade, revenue du ravissement où l’avait plongée cette musique, eut cueilli une branche de l’Arbre-Chanteur, elle revint vers Bulbul et le pria de lui indiquer où se trouvait l’Eau Couleur-d’Or. Et l’Oiseau-Parleur lui dit de se tourner vers l’occident, et d’aller regarder derrière le rocher bleu qu’elle y verrait. Et Farizade se tourna vers l’occident, et vit un rocher qui était de turquoise tendre. Et elle se dirigea de ce côté, et, derrière le rocher de turquoise tendre, elle vit sourdre un mince ruisselet, semblable à de l’or en fusion. Et cette eau, toute d’or, du ruisselet transpiré par le rocher de turquoise, était encore plus admirable de se trouver transparente et fraîche comme l’eau même des topazes.

Et sur la roche, dans un creux, était posée une urne de cristal. Et Farizade prit l’urne et la remplit de l’eau splendide. Et elle s’en revint auprès de Bulbul, avec l’urne de cristal sur son épaule et la branche chantante à la main.

Et c’est ainsi que Farizade au sourire de rose posséda les trois choses incomparables.

Et elle dit à Bulbul : « Ô le plus beau, il me reste encore une prière à t’adresser. Et c’est pour la voir exaucer que je suis venue si loin à ta recherche ! » Et comme l’Oiseau l’invitait à parler, elle dit d’une voix tremblante : « Mes frères ! ô Bulbul, mes frères ! »

Lorsque Bulbul entendit ces paroles, il parut fort gêné. Car il savait qu’il n’était pas en son pouvoir de lutter contre Ceux de l’Invisible et leurs enchantements, et que lui-même leur était soumis depuis toujours. Mais il se dit bientôt que, le sort ayant fait triompher la princesse, il pouvait désormais, sans crainte, la servir à l’exclusion de ses anciens maîtres. Et, en réponse, il chanta :

« Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes
De l’Eau de l’urne de cristal,
Ô Farizade, ô Farizade !
Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes
Arrose, ô rose, ô rose,
Arrose les pierres de la montagne,
Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes,
Ô Farizade, ô Farizade ! »

Et Farizade prit d’une main l’urne de cristal, et de l’autre la cage d’or de Bulbul et la branche chantante, et elle redescendit le sentier. Et chaque fois qu’elle rencontrait une pierre de basalte noir, elle l’aspergeait avec quelques gouttes de l’Eau Couleur-d’Or. Et la pierre prenait vie et se changeait en homme. Et Farizade, n’en ayant omis aucune, retrouva de la sorte ses frères.

Et Farid et Farouz, ainsi délivrés, coururent embrasser leur sœur. Et tous les seigneurs, qu’elle avait tirés de leur sommeil de pierre, vinrent lui baiser la main. Et ils se déclarèrent ses esclaves. Et tous ensemble redescendirent vers la plaine, et remontèrent sur leurs chevaux, après que Farizade les eut également délivrés de l’enchantement. Et ils prirent la direction de l’Arbre du Vieillard.

Mais le Vieillard n’était plus dans la prairie, et l’Arbre aussi n’était plus dans la prairie. Et Bulbul, comme Farizade l’interrogeait, lui répondit d’une voix qui se fit grave soudain : « Pourquoi veux-tu revoir le Vieillard, ô Farizade ? Il a donné à la fille des hommes l’enseignement du flocon de laine qui triomphe des voix méchantes, des voix haineuses, des voix importunes et de toutes les voix qui troublent l’âme intérieure et l’empêchent de parvenir aux sommets. Et de même que le maître s’efface devant son enseignement, de même le Vieillard de l’Arbre a disparu quand il t’a transmis sa sagesse, ô Farizade ! Et désormais les maux qui affligent la plupart des hommes n’auront guère de prise sur ton âme. Car tu sauras ne plus prêter ton âme aux événements extérieurs, qui n’existent qu’à cause de ce prêt. Et tu as appris à connaître la sérénité qui est la mère de tous les bonheurs ! »

Ainsi s’exprima l’Oiseau-Parleur, à l’endroit où s’élevait naguère l’Arbre du Vieillard. Et tous s’émerveillèrent de la beauté de son langage et de la profondeur de ses pensées.

Et la troupe qui faisait cortège à Farizade continua son chemin. Mais bientôt elle commença à diminuer, car les seigneurs délivrés de l’enchantement par Farizade venaient, l’un après l’autre, à mesure qu’ils se retrouvaient sur le chemin par où ils étaient arrivés, lui réitérer l’expression de leur gratitude et, lui baisant la main, ils prenaient congé d’elle et de ses frères. Et le soir du vingtième jour la princesse Farizade et les princes Farid et Farouz arrivèrent, en sécurité, dans leur demeure.

Or, dès qu’elle eut mis pied à terre, Farizade se hâta de suspendre la cage dans son jardin, sous un berceau. Et aussitôt que Bulbul eut jeté la première note de sa voix, tous les oiseaux accoururent le regarder, et, l’ayant vu, ils le saluèrent en chœur. Car les rossignols et les pinsons, les alouettes et les fauvettes, les chardonnerets et les tourterelles, et toutes les races infinies des oiseaux qui habitent dans les jardins, reconnurent à l’instant la suprématie de sa beauté. Et à voix haute et à voix basse, comme des almées, ils accompagnèrent de leur ramage ses couplets solitaires. Et chaque fois qu’il en achevait un par un trille savant, ils manifestaient leur ravissement par des acclamations pleines d’harmonie, dans la langue des oiseaux.

Et Farizade s’approcha du grand bassin d’albâtre, où elle avait coutume de mirer ses cheveux qui étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre, et y versa une goutte de l’eau contenue dans l’urne de cristal. Et la goutte d’or se gonfla et s’éleva et foisonna en étincelantes gerbes, et ne cessa de jaillir et de retomber, mettant une fraîcheur de grotte marine dans l’air incandescent.

Et Farizade planta, de ses propres mains, la branche de l’Arbre-Chanteur. Et la branche prit aussitôt racine et devint, en quelques instants, un aussi bel arbre que celui dont elle était issue. Et un chant s’en exhala si beau ! que ni la brise dans les jardins de Perse, ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni les guitares d’Égypte, n’auraient pu en rendre la céleste harmonie. Et, pour écouter les mille invisibles bouches des feuilles musiciennes, les ruisseaux s’arrêtèrent dans leur murmurante marche, les oiseaux eux-mêmes retinrent leurs voix, et la vagabonde brise des allées ramassa ses soieries.

Et la vie recommença, dans la demeure, ses jours d’heureuse monotonie. Et Farizade reprit ses promenades dans les jardins, en s’arrêtant de longues heures à s’entretenir avec l’Oiseau-Parleur, à écouter l’Arbre-Chanteur et à regarder l’Eau Couleur-d’Or. Et Farid et Farouz s’adonnèrent à leurs parties de chasse et à leurs chevauchées.

Or un jour, dans un sentier de la forêt, si étroit qu’ils ne purent s’écarter à temps, les deux frères se rencontrèrent avec le sultan qui chassait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Or un jour, dans un sentier de la forêt, si étroit qu’lis ne purent s’écarter à temps, les deux frères se rencontrèrent avec le sultan qui chassait. Et ils descendirent de cheval, en toute hâte, et se prosternèrent le front contre terre. Et le sultan, à la limite de la surprise en voyant dans cette forêt deux cavaliers de lui inconnus, habillés aussi richement que s’ils étaient de sa suite, eut la curiosité de les voir au visage, et leur dit de se relever. Et les deux frères se mirent debout, et se tinrent entre les mains du sultan, avec un air plein de noblesse qui s’alliait merveilleusement avec leur contenance respectueuse. Et le sultan fut frappé de leur beauté, et les admira quelque temps, sans parler, en les considérant depuis la tête jusqu’aux pieds. Puis il leur demanda qui ils étaient et où ils demeuraient. Car son cœur s’était porté vers eux et s’était ému. Et ils répondirent : « Ô roi du temps, nous sommes les fils de ton esclave défunt, l’ancien intendant des jardins. Et nous demeurons, non loin d’ici, dans la maison que nous devons à ta générosité ! » Et le sultan se réjouit fort de connaître les fils de son fidèle serviteur ; mais il s’étonna qu’ils ne se fussent pas présentés au palais jusqu’à ce jour, pour être de sa suite. Et il leur demanda le motif de leur abstention. Et ils répondirent : « Ô roi du temps, pardonne-nous si nous nous sommes abstenus, jusqu’à ce jour, de nous présenter entre tes généreuses mains ; mais nous avons une sœur, notre cadette, qui est pour nous la recommandation dernière de notre père, et sur laquelle nous veillons avec un tel amour que nous ne pouvons songer à la quitter ! » Et le sultan fut touché à l’extrême de cette union fraternelle, et se loua de plus en plus de sa rencontre, se disant : « Jamais je n’eusse cru qu’il y eût dans mon royaume deux jeunes gens si accomplis à la fois et si dénués d’ambition ! » Et le désir lui vint, irrésistible, de les visiter dans leur demeure, pour se mieux rafraîchir les yeux de leur vue. Et il s’en ouvrit tout de suite aux deux adolescents qui répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent de lui faire escorte. Et le prince Farid prit bientôt les devants pour aller avertir sa sœur Farizade de l’arrivée du sultan.

Et Farizade, qui n’était guère accoutumée à recevoir, ne sut comment s’y prendre pour faire dignement les honneurs de leur maison au sultan. Et, dans cette perplexité, elle ne trouva rien de mieux que d’aller consulter son ami Bulbul, l’Oiseau-Chanteur. Et elle lui dit : « Ô Bulbul, le sultan nous fait l’honneur de venir voir notre maison, et nous devons le régaler. Hâte-toi donc de m’enseigner comment nous pourrons nous en acquitter, de manière qu’il sorte de chez nous content ! » Et Bulbul répondit : « Ô ma maîtresse, il est inutile de faire préparer, par la cuisinière, des plateaux et des plateaux de mets. Car il n’y a qu’un seul plat qui convienne aujourd’hui au sultan, et il faut le lui servir. Et c’est un plat de concombres farcis de perles ! » Et Farizade fut étonnée, et, croyant que la langue de l’Oiseau lui avait fourché, se récria, disant : « Oiseau ! Oiseau ! tu n’y penses pas ! Des concombres farcis de perles ! Mais c’est un ragoût inouï. Si le roi nous fait l’honneur de prendre un repas chez nous, c’est sans doute pour manger, et non pour avaler des perles ! Tu veux certainement dire « un plat de concombres avec une farce de riz », ô Bulbul ! » Mais l’Oiseau-Parleur s’écria, impatienté : « Pas du tout ! Pas du tout ! Pas du tout ! Une farce de perles, de perles, de perles ! Mais pas de riz, pas de riz, pas de riz ! »

Et Farizade, qui avait toute confiance dans le miraculeux Oiseau, se hâta d’aller donner l’ordre à la vieille cuisinière de préparer le plat de concombres aux perles. Et, comme les perles ne manquaient pas dans la demeure, il ne fut point difficile d’en trouver en assez grande quantité pour apprêter le plat.

Sur ces entrefaites, le sultan, accompagné du prince Farouz, fit son entrée dans le jardin. Et Farid, qui l’attendait sur le seuil, lui tint l’étrier et l’aida à mettre pied à terre. Et Farizade au sourire de rose, voilée pour la première fois (car Bulbul le lui avait recommandé), vint lui baiser la main. Et le sultan fut touché à l’extrême de sa bonne grâce et de la pureté de jasmin qui s’exhalait d’elle toute, et, pensant à sa vieillesse sans postérité, il pleura. Puis il dit, en la bénissant : « Celui qui laisse une postérité, ne meurt pas ! Qu’Allah t’accorde, ô père de si beaux enfants, une place de choix à Sa droite parmi les Fortunés ! » Puis il ajouta, en abaissant de nouveau ses regards sur Farizade inclinée : « Mais toi, ô fille de mon serviteur, ô tige parfumée, conduis-nous vers quelque délicieux bosquet où nous abriter contre la chaleur ! » Et le sultan, précédé par la tremblante Farizade, et suivi des deux frères, s’avança vers la fraîcheur.

Et la première chose qui frappa les yeux du sultan Khosrou Schah fut la gerbe d’eau couleur d’or. Et il s’arrêta un moment à la regarder avec admiration, et il s’écria : « Eau merveilleuse, qui fais tant de plaisir à voir ! » Et il s’avança pour la considérer de plus près, et soudain il perçut le concert de l’Arbre-Chanteur. Et il prêta une oreille ravie à cette musique qui tombait du ciel, et longtemps il l’écouta. Puis il s’écria ; « Ô ! musique que je n’ai jamais entendue ! » Et comme, pour la mieux écouter, il s’avançait du côté où il pensait la trouver, voici qu’elle cessa et qu’un grand silence fit dormir tout le jardin. Et du sein de ce grand silence s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur, en un chant solitaire, éclatant et éperdu. Et elle disait : « Bienvenu — le sultan — Khosrou Schah ! Bienvenu ! bienvenu ! bienvenu ! » Et, avec la dernière note émise par cette voix qui enchantait l’air, tout le chœur des oiseaux répondit, en son langage : « Bienvenu ! bienvenu ! bienvenu ! »

Et le sultan Khosrou Schah fut émerveillé de tout cela, et son âme, déjà si émue par tout ce qu’elle avait senti en si peu de temps, fut dans un extrême attendrissement. Et il s’écria : « C’est ici la maison du bonheur ! Oh ! je donnerais ma puissance et mon trône pour habiter avec vous, ô fils de mon intendant ! » Puis, comme il s’apprêtait à interroger Farizade et ses frères sur la provenance des merveilles dont il ne parvenait pas à se rendre un compte exact, ils lui montrèrent l’Arbre-Chanteur et l’Oiseau-Parleur. Et Farizade lui dit : « Pour ce qui est de la source de ces merveilles, c’est une histoire que je raconterai à notre maître le sultan, quand il se sera reposé ! »

Et elle invita le sultan à s’asseoir sous le berceau même qui servait d’abri à Bulbul, et où le repas venait d’être apporté sur un grand plateau. Et le sultan s’assit, sous le berceau, à la place d’honneur. Et on lui offrit les concombres aux perles, sur un plat d’or.

Et le sultan qui aimait, en effet, les concombres farcis, quand il en vit sur le plat que Farizade elle-même lui offrait, fut sensible à cette attention qu’il ne s’expliquait pas. Mais il fut bientôt à la limite de l’étonnement de voir qu’au lieu d’être farcis, comme à l’ordinaire, de riz et de pistaches, les concombres étaient accommodés aux perles. Et il dit à Farizade et à ses frères : « Par ma vie ! quelle nouveauté dans l’accommodement des concombres ! Et depuis quand les perles remplacent-elles le riz et les pistaches ? » Et Farizade était déjà sur le point de lâcher le plat et de s’enfuir de confusion, quand l’Oiseau-Parleur, élevant la voix, appela le sultan par son nom, disant : « Ô notre maître Khosrou Schah ! » Et le sultan leva la tête vers l’Oiseau, qui continua d’une voix grave : « Ô notre maître Khosrou Schah ! Et depuis quand les enfants d’une sultane de Perse peuvent-ils être changés en animaux, à leur naissance ? Si donc, ô roi du temps, tu as cru jadis à une chose si incroyable, tu n’as pas le droit de t’étonner devant une chose aussi simple que celle d’aujourd’hui ! » Puis il ajouta : « Souviens-toi, ô notre maître, des paroles qu’il y a vingt ans tu entendis un soir dans une humble demeure ! Si tu les a oubliées, ô notre maître, permets à l’esclave de Farizade de te les répéter ! »

Et l’Oiseau, d’une voix semblable au doux parler des vierges, dit : « Ô mes sœurs ! quand je serai l’épouse du sultan, je lui donnerai une postérité bénie ! Car les fils qu’Allah fera naître de notre union en tous points seront dignes de leur père ; et la fille, qui rafraîchira nos yeux, sera un sourire du ciel même ! Ses cheveux seront d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, si elle pleure, seront des perles, ses rires, des dinars d’or, et ses sourires des boutons de rose ! »

Et le sultan, à ces paroles, se cacha la tête dans les mains, et sanglota. Et sa douleur ancienne se fit plus vive qu’aux jours amers du passé. Et toutes les pensées refoulées au fond de son âme désespérée affluèrent soudain dans son cœur, et le déchirèrent.

Mais bientôt la voix de Bulbul s’éleva à nouveau, chantante d’allégresse. Et elle disait : « Lève tes voiles, ô Farizade, devant ton père ! »

Et Farizade, qui ne pouvait désobéir à la voix de son ami, leva ses voiles. Et, avec eux, tomba le bandeau qui retenait sa chevelure. Et le sultan vit cela et, les bras en avant, se leva en poussant un grand cri. Et la voix de Bulbul lui cria : « Ta fille, ô roi ! » Car d’or sur un côté étaient les cheveux de la jeune fille, et d’argent sur l’autre côté ; et deux perles de joie étaient sur ses paupières, et un bouton de rose sur sa bouche.

Et le roi, au même moment, regarda les deux frères, qui étaient beaux. Et il se reconnut en eux. Et la voix de Bulbul lui cria : « Tes fils, ô roi ! »

Et, pendant que le sultan Khosrou Schah était encore immobilisé par l’émotion, l’Oiseau-Parleur lui raconta rapidement, ainsi qu’à ses enfants, leur histoire véritable, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans en oublier un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Et il n’avait pas encore achevé son récit que le sultan et ses enfants, réunis dans les bras les uns des autres, mêlaient leurs larmes et leurs baisers. Louanges à Allah qui réunit après avoir séparé, le Très-grand, l’Insondable !

Et lorsqu’ils furent un peu revenus de leur émotion, le sultan dit : « Ô mes enfants, allons en toute hâte retrouver votre mère ! » Mais, ô mes auditeurs, renonçons à décrire ce qui se passa lorsque la pauvre mère, qui vivait solitaire au fond de son réduit, eut revu le sultan, son époux, et se fut reconnue la mère de Farizade au sourire de rose et des deux splendides adolescents, ses frères. Et grâces soient rendues à Allah dont la bonté est infinie et dont la justice n’est jamais en défaut, qui fit mourir de rage, au jour du triomphe, les deux sœurs jalouses, et qui octroya les longues délices et la vie la plus pleine de bonheur au roi Khosrou Schah, à la sultane, son épouse, au beau prince Farid, au beau prince Farouz et à la belle princesse Farizade, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis et de la Destructrice des sociétés. Et gloire à Celui qui, dans son éternité, ne connaît pas le changement.

Et telle est la merveilleuse histoire de Farizade au sourire de rose. Mais Allah est plus savant !


— Lorsque Schahrazade eut raconté cette histoire, la petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et charmantes et fraîches et savoureuses ! Et comme cette histoire est admirable ! » Et le roi Schahriar dit : « C’est vrai ! » Et Doniazade crut voir les yeux du Roi mouillés, et dit tout bas à Schahrazade : « Ô ma sœur, je vois comme une larme dans l’œil gauche du Roi, et comme une seconde larme dans son œil droit ! » Et Schahrazade regarda le Roi d’un regard furtif, sourit et dit, en embrassant la petite : « Puisse le Roi ne point éprouver moins de plaisir à entendre l’histoire de Kamar et de l’experte Halima ! » Et le roi Schahriar dit : « Je ne connais pas cette histoire, Schahrazade, et tu sais que je l’attends et que je la désire ! » Elle dit : « Si Allah veut, et si le roi me le permet, je la commencerai demain ! » Et le roi Schahriar, qui se souvenait de la parabole de la vraie science, se dit : « Je veux bien patienter jusqu’à demain, pour entendre cette histoire-là ! »

— Et à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

La petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur Schahrazade, par Allah sur toi ! hâte-toi de nous raconter l’Histoire de Kamar et de l’experte Halima !

Et Schahrazade dit :


HISTOIRE DE KAMAR ET DE
L’EXPERTE HALIMA


Il est raconté qu’il y avait, en l’antiquité du temps, — mais Allah est plus savant ! — un marchand fort estimé, nommé Abd el-Rahmân, qu’Allah le Généreux avait favorisé d’une fille et d’un fils. Il avait donné le nom d’Étoile-du-Matin à la fille, à cause de sa parfaite beauté, et de Kamar au garçon à cause qu’il était comme la lune, tout à fait. Mais lorsqu’ils eurent grandi, le marchand Abd el-Rahmân, voyant tout ce qu’Allah leur avait octroyé en charme et en perfection, eut infiniment peur pour eux du mauvais œil des envieux et des ruses des corrompus, et les tint renfermés dans sa maison jusqu’à l’âge de quatorze ans, ne permettant de les voir à personne d’autre qu’à la vieille esclave qui les avait soignés enfants. Mais, un jour que le marchand Abd el-Rahmân était, contre sa coutume, en humeur d’épanchement, son épouse, mère des enfants, lui dit : « Ô père de Kamar, voici que notre fils Kamar vient d’atteindre sa nubilité et peut désormais se comporter comme les hommes. Mais, toi, qu’en penses-tu ? Est-il une fille ou un garçon, dis-le-moi ! » Et le marchand Abd el-Rahmân, extrêmement étonné, lui répondit : « Un garçon ! » Elle dit : « Dans ce cas, pourquoi t’obstines-tu à le tenir caché, comme une fille, aux yeux de tout le monde, et ne le mènes-tu avec toi au souk, et ne le fais-tu asseoir près de toi dans la boutique, pour qu’il fasse la connaissance du monde et que le monde le connaisse et sache au moins, de la sorte, que tu as un fils capable de te succéder et de mener à bien les affaires de la vente et de l’achat ? Sinon, après la longue vie (puisse Allah te l’octroyer sans fin !), nul ne se sera douté de l’existence de ton héritier, qui aura beau dire aux gens : « Je suis le fils du marchand Abd el-Rahmân ! » ; il ne s’entendra répondre qu’avec une incrédulité indignée, et à bon droit : « Nous ne t’avons jamais vu ! Et nous n’avons jamais entendu dire que le marchand Abd el-Rahmân ait laissé de fils ou quelque chose qui, de loin ou de près, ait ressemblé à un fils ! » Et alors, ô calamité sur notre tête ! le gouvernement viendra mettre la main sur tes biens et frustrera ton fils de son dû ! » Et, ayant ainsi parlé avec beaucoup d’animation, elle continua sur le même ton : « Et de même pour notre fille Étoile-du-Matin ! Je voudrais la faire connaître à nos relations, dans l’espoir qu’elle sera demandée en mariage par la mère de quelque jeune homme de sa condition, et que nous puissions, à notre tour, nous réjouir de ses noces ! Car le monde, ô père de Kamar, est fait de vie et de mort, et nous ignorons le jour de notre destin ! »

À ces paroles de son épouse, le marchand Abd el-Rahmân réfléchit une heure de temps, puis releva la tête et répondit : « Ô fille de l’oncle, certes ! nul ne peut fuir la destinée attachée à son cou. Mais tu sais bien que je n’ai ainsi gardé les enfants à la maison, que parce que je redoutais pour eux le mauvais œil ! Pourquoi donc me reprocher ma prudence et oublier ma sollicitude ? » Elle dit : « Éloigné soit le Malin, le Maléfique ! Prie sur le Prophète, ô cheikh ! » Il dit : « Que la bénédiction d’Allah soit sur Lui et sur tous les siens ! » Elle reprit : « Et maintenant, mets ta confiance en Allah qui saura sauvegarder notre enfant des mauvaises influences et de l’œil néfaste. Et, d’ailleurs, voici le turban en soie blanche de Mossoul que j’ai confectionné pour Kamar, et dans lequel j’ai pris soin de coudre l’étui d’argent où se trouve renfermé le rouleau de versets saints, préservatif de tout maléfice ! Tu peux donc, en toute sécurité, emmener aujourd’hui Kamar, pour lui faire visiter le souk et lui montrer enfin la boutique de son père ! » Et, sans attendre l’assentiment de son époux, elle alla chercher le jeune garçon qu’elle avait déjà pris soin de vêtir de ses plus beaux effets, et le conduisit entre les mains de son père qui se dilata et s’épanouit à sa vue, et murmura : « Maschallah ! Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ya Kamar ! » Puis, persuadé par son épouse, il se leva, le prit par la main, et sortit avec lui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… il se leva, le prit par la main, et sortit avec lui.

Or, dès qu’ils eurent franchi le seuil de leur maison et fait quelques pas dans la rue, ils se virent entourés par les allants et les venants, qui s’arrêtaient sur leur passage, troublés, à l’extrême limite du trouble, par l’adolescent et par sa beauté pleine de damnation pour les âmes. Mais ce fut bien autre chose quand ils arrivèrent à la porte du souk. Là, les passants cessèrent entièrement de circuler, et les uns s’approchaient pour baiser les mains de Kamar, après les salams au père, et les autres s’écriaient : « Ya Allah ! Le soleil se lève une seconde fois, ce matin ! Le jeune croissant de Ramadân brille sur les créatures d’Allah ! La nouvelle lune apparaît sur le souk, aujourd’hui ! » Et ils s’exclamaient ainsi de toutes parts, ravis d’admiration, et faisaient des vœux pour l’adolescent, en se pressant en foule autour de lui. Et le père, plein de colère concentrée et de confusion, avait beau les apostropher et les rudoyer, ils n’en faisaient cas, tout à la contemplation de la beauté extraordinaire qui faisait sa miraculeuse entrée dans le souk, en ce jour de bénédiction. Et ils donnaient ainsi raison au poète, en s’appliquant à eux-mêmes ses paroles :

Seigneur, Tu as créé la Beauté pour nous enlever la raison, et Tu nous dis : « Craignez ma réprobation ! »

Seigneur, Tu es la source de toute beauté, et Tu aimes ce qui est beau ! Comment feraient tes créatures pour s’empêcher d’aimer la beauté ou réprimer leur désir devant ce qui est beau ?

Lorsque le marchand Abd el-Rahmân se vit ainsi au milieu des rangs serrés des hommes et des femmes debout entre ses mains et immobiles à contempler son enfant, il fut à la limite de la perplexité, et se mit, en son âme, à charger son épouse de malédictions et à l’injurier de toutes les injures qu’il eût voulu lancer à ces importuns, la rendant responsable de ce qui lui arrivait de si notoirement contrariant. Puis, à bout d’arguments, il repoussa avec rudesse ceux qui l’entouraient et gagna en hâte sa boutique, qu’il ouvrit pour, aussitôt, y installer Kamar, mais de façon à ce que les importunités des passants ne pussent l’atteindre que de loin. Et la boutique devint le point d’arrêt de tout le souk ; et l’attroupement des grands et des petits devint plus intense d’heure en heure : car ceux qui avaient vu voulaient voir davantage, et ceux qui n’avaient pas vu s’appliquaient de toutes leurs forces à voir quelque chose.

Et voici que, sur ces entrefaites, s’avança du côté de la boutique un derviche au regard extatique qui, sitôt qu’il eut aperçu le beau Kamar assis près de son père, et si beau, s’arrêta en poussant de profonds soupirs et, d’une voix extrêmement émue, récita cette strophe :

« Je vois le rameau de l’arbre bân qui se balance sur une tige de safrân, où luit la lune de Ramadân.

Et je lui demande : « Quel est ton nom ? quel est ton nom ? » Il me répond : « Lou-lou ! » Et je m’écrie : « Li ! li ! » Mais il me dit : « La ! la ! »[1]

Après quoi le vieux derviche, tout en se caressant la barbe, qu’il avait longue et blanche, s’approcha de la devanture, entre les rangs des assistants qui se rangeaient sur son passage, par respect pour son grand âge. Et il regarda le jeune garçon avec des yeux pleins de larmes et lui offrit une branche de basilic doux. Puis il s’assit sur le banc de la devanture, à la place la plus proche du jeune garçon. Et l’on pouvait en toute conscience, le voyant dans un tel état, lui appliquer ces paroles du poète :

Tandis que le garçon au beau visage se tenait dans la place, et que son beau visage était la lune apparue aux jeûneurs de Ramadân.

Eh là, voyez ! À pas lents s’avance un cheikh d’aspect vénérable et ascétique.

Longuement il étudia l’amour, le travaillant de nuit et de jour ; et il acquit un singulier savoir dans le licite et l’illicite.

Il cultiva à la fois jouvenceaux et jouvencelles, qui le rendirent plus maigre qu’un cure-dent. Vieux os sous une vieille peau !

Cheikh pédéraste comme un Maghrébin, toujours suivi par son mignon ;

Mais pour les femmes, plutôt superficiel, à ce que l’on dit, bien que versé dans l’étude du sexe acide et du sexe doux ; car, à un moment donné, entre le jeune Zeid et la jeune Zeinab il ne voit point la différence.

Le cœur tendre et le reste dur comme le granit, qu’il est prodigieux ! Pour le bouc et pour la chèvre, pour l’imberbe et le barbu, toujours debout !

Pédéraste le cheikh comme un Maghrébin !

Lorsque les gens, qui se pressaient émerveillés devant la boutique, virent l’état d’extase du derviche, ils se firent part de leurs réflexions les uns aux autres, disant : « Ouallah ! tous les derviches se ressemblent ! Ils sont comme le couteau du marchand de colocases : ils ne différencient pas le mâle d’avec la femelle ! » Et d’autres s’exclamaient : « Éloigné soit le Malin ! Le derviche brûle pour le joli garçon ! Qu’Allah confonde les derviches de son espèce ! »

Quant au marchand Abd el-Rahmân, père du jeune Kamar, il se dit, en voyant tout cela : « Le plus sensé est de nous en retourner à la maison plus tôt qu’à l’ordinaire. » Et, pour décider le derviche à s’en aller, il tira de sa ceinture quelque monnaie et la lui offrit en disant : « Prends ta chance d’aujourd’hui, ô derviche ! » Et il se tourna, en même temps, vers son fils Kamar et lui dit : « Ah ! mon fils, qu’Allah traite ta mère comme elle le mérite, qui nous cause tant de désagréments, aujourd’hui ! » Mais comme le derviche ne bougeait pas de sa place et ne tendait pas la main pour prendre la monnaie offerte, il lui dit ; « Lève-toi, l’oncle, que nous fermions notre boutique et nous en allions en notre voie ! » Et, parlant ainsi, il se tint debout sur ses deux pieds, et se mit en devoir de fermer les deux battants. Alors le derviche fut bien obligé de se lever du banc sur lequel il s’était cloué, et descendit dans la rue, mais sans pouvoir détacher un instant ses regards du jeune Kamar. Et lorsque le marchand et son fils, après avoir fermé la boutique, eurent fendu la foule et se furent dirigés du côté de la sortie, il les suivit hors du souk et marcha, ses pieds derrière les leurs, et son bâton rythmant ses pas, jusqu’à la porte de leur maison. Et le marchand, voyant la ténacité du derviche et n’osant pas l’injurier, par respect pour la religion, et à cause aussi des gens qui les regardaient, se tourna vers lui et lui demanda : « Que veux-tu, ô derviche ? » Il répondit : » Ô mon maître, je désire fort être ton invité, cette nuit, et tu sais que l’invité est l’hôte d’Allah — qu’Il soit exalté ! » Et le père de Kamar dit : « Bienvenu soit l’hôte d’Allah ! Entre donc, ô derviche ! » Mais il se dit, à part lui : « Par Allah ! je vais bien voir ce qu’il en est. Si ce derviche est mal intentionné au sujet de mon fils, et si son mauvais destin le pousse à tenter quelque chose, en gestes ou en paroles, pour sûr je le tuerai et l’enterrerai dans le jardin, en crachant sur sa tombe ! Quoi qu’il en soit, je vais commencer par lui faire donner à manger, ce qui est la chance de tout hôte trouvé sur la voie d’Allah ! » Et il l’introduisit dans la maison et lui fit porter par la négresse l’aiguière et le bassin pour les ablutions, et de quoi manger et boire. Et le derviche, une fois ses ablutions faites en invoquant le nom d’Allah, se mit dans l’attitude de la prière, et n’en sortit que pour réciter tout le « chapitre de la Vache », qu’il fit suivre du chapitre de « la Table » et de celui de « l’Immunité ». Après quoi il formula le « Bismillah » et toucha aux aliments servis dans le plateau, mais avec discrétion et dignité. Et il remercia Allah pour ses bienfaits.

Lorsque le marchand Abd el-Rahmân eut appris par la négresse que le derviche avait terminé son repas, il se dit : « C’est le moment d’éclaircir l’affaire ! » Et il se tourna vers son fils et lui dit : « Ô Kamar, va trouver notre hôte le derviche, et demande-lui s’il a tout ce qu’il lui faut, et entretiens-toi quelque temps avec lui, car les paroles des derviches qui parcourent la terre en large et en long, sont souvent agréables à écouter, et leurs histoires profitables à l’esprit de l’écouteur. Assieds-toi donc tout près de lui, et s’il te prend la main, ne la lui retire pas, car celui qui enseigne aime sentir entre lui et son disciple un lien direct, qui aide à mieux transmettre l’enseignement. Et, en toutes choses, aie pour lui les égards et l’obéissance que t’imposent sa qualité d’hôte et son grand âge ! » Et, ayant ainsi prêché son fils, il l’envoya près du derviche, et se hâta d’aller se poster à l’étage supérieur, à un en- droit d’où il pouvait, sans être remarqué, tout voir et tout écouter dans la salle où se tenait le derviche.

Or, dès que sur le seuil apparut le bel adolescent, le derviche fut en proie à une telle émotion que les larmes lui jaillirent des yeux et qu’il se prit à soupirer comme une mère qui a perdu et retrouvé son enfant. Et Kamar s’approcha de lui et, d’une voix douce à changer en miel l’amertume de la myrrhe, il lui demanda s’il ne manquait de rien et s’il avait eu sa part des biens d’Allah sur Ses créatures. Et il vint s’asseoir tout près de lui, avec grâce et élégance, et, en s’asseyant, il découvrit, sans le faire exprès, sa cuisse qui était blanche et tendre comme une pâte d’amandes. Et c’est alors que le poète aurait pu dire en toute vérité, sans crainte d’être démenti :

Une cuisse, ô Croyants, toute de perles et d’amandes ! Ne vous étonnez donc pas si c’est aujourd’hui la Résurrection, car on ne surgit jamais mieux que lorsque les cuisses sont à jour !

Mais le derviche, en se voyant seul avec le jouvenceau, loin de se laisser aller vis-à-vis de lui à des privautés de quelque ordre que ce fût, recula de quelques pas de l’endroit où il était, pour aller s’asseoir un peu plus loin sur la natte, dans une attitude incontestable de décence et de respect de soi-même. Et là il continua à le regarder en silence, avec des larmes pleins les yeux, et en proie à la même émotion qui l’avait immobilisé sur le banc de la boutique. Et Kamar fut bien surpris de cette façon d’agir du derviche ; et il lui demanda pourquoi il l’évitait et s’il avait à se plaindre de lui, ou de l’hospitalité de leur maison. Et le derviche, pour toute réponse, récita d’une manière très sentie ces belles paroles du poète :

« Mon cœur est épris de la Beauté, car c’est par l’amour de la Beauté qu’on atteint au sommet de la perfection.

Mais mon amour est sans désir et libre de tout ce qui tient aux sens. Et j’abhorre tous ceux qui aiment d’une autre manière. »

Tout cela ! Et le père de Kamar voyait et entendait, et était à la limite de la perplexité. Et il se disait : « Je m’humilie devant Allah que j’ai offensé, en soupçonnant d’intentions perverses ce sage derviche ! Qu’Allah confonde le Tentateur qui suggère à l’homme de telles pensées sur ses semblables ! » Et, édifié sur le compte du derviche, il descendit en toute hâte et entra dans la salle. Et il fit ses salams et ses souhaits à l’hôte d’Allah, et il finit par lui dire : « Par Allah sur toi, ô mon frère, je t’adjure de me raconter la cause de ton émotion et de tes larmes, et pourquoi la vue de mon fils te fait pousser de si profonds soupirs. Car un tel effet doit certainement avoir une cause ! » Le derviche dit : « Tu dis vrai, ô père de l’hospitalité ! » Il dit : « En ce cas, ne me fais pas tarder davantage à apprendre de toi cette cause ! » Il dit : « Ô mon maître, pourquoi me forcer à aviver une blessure qui se ferme, et à retourner le couteau dans ma chair ? » Il dit : « Par les droits acquis de l’hospitalité, je te prie, ô mon frère, de satisfaire ma curiosité ! » Alors le derviche dit : « Sache donc, ô mon maître…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors le derviche dit :

« Sache donc, ô mon maître, que je suis un pauvre derviche qui pérégrine continuellement sur les terres et les contrées d’Allah, en s’émerveillant de l’œuvre du Créateur du jour et de la nuit.

« Or un jour de vendredi, au matin, je fus conduit par ma destinée dans la ville de Bassra. Et, en y entrant, je constatai, que les souks et les boutiques et les magasins étaient ouverts, avec toutes les marchandises exposées aux étalages ainsi que toutes les victuailles et, d’une manière générale, tout ce qui se vend et s’achète, tout ce qui se mange et se boit ; mais je constatai également que ni dans les souks, ni dans les boutiques, ne se voyait trace de marchand ou d’acheteur, de femme ou de fillette, d’allant ou de venant ; et tout était si abandonné et si désert qu’il n’y avait, dans aucune rue, pas même un chien ou un chat ou quelque jeu d’enfants ; mais partout la solitude et le silence, et rien que la seule présence d’Allah. Et moi je m’étonnai de tout cela, et je dis en mon âme : « Qui sait en quel endroit ont bien pu aller les habitants de cette ville, avec leurs chats et leurs chiens, pour ainsi abandonner, sur les étalages, toutes ces marchandises ! » Mais, comme une grande faim me torturait l’intérieur, je ne m’attardai pas longtemps en ces réflexions et, avisant le plus bel étalage de pâtissier, j’en mangeai ce qui était ma chance et la satisfaction de mon désir sur les pâtisseries. Après quoi, je me dirigeai vers l’étalage d’un rôtisseur, et je mangeai deux ou trois ou quatre brochettes d’agneau gras, et un ou deux poulets rôtis tout chauds encore du four, avec quelques galettes soufflées, comme de ma vie de derviche pèlerin ma langue n’en avait goûté ni n’en avaient mes narines senti ; et je remerciai Allah pour Ses dons sur la tête de Ses pauvres. Puis je montai dans la boutique d’un marchand de sorbets, et je bus une ou deux gargoulettes d’un sorbet parfumé au nadd et au benjoin, de quoi seulement apaiser les sollicitations premières de mon gosier depuis si longtemps déshabitué des boissons des riches citadins. Et je rendis grâces au Bienfaiteur qui n’oublie pas Ses Croyants et leur donne sur terre un avant-goût de la fontaine Salsabil.

« Lorsque j’eus ainsi mis quelque tranquillité dans mon intérieur, je me remis à réfléchir sur l’étrange situation de cette ville qui, à n’en pas douter, ne devait avoir été que d’il y a quelques instants à peine abandonnée par ses habitants. Et ma perplexité augmentait avec mes réflexions ; et je commençai à avoir grand peur de l’écho de mes pas dans cette solitude, quand j’entendis résonner un bruit d’instruments de musique qui, à bien l’écouter, s’avançait précisément de mon côté.

« Alors moi, l’esprit un peu troublé par les choses étonnantes dont j’étais le seul témoin, je ne doutai pas que je ne fusse là dans une ville ensorcelée, et que le concert que j’entendais ne fût donné par les éfrits et les genn malfaisants — qu’Allah les confonde ! Et, pris d’une peur affreuse, je me précipitai tout au fond d’un magasin de grainetier, et je me cachai derrière un sac de fèves. Mais comme de ma nature, ô mon maître, j’étais sous la domination du vice de la curiosité — qu’Allah me pardonne ! — je me plaçai tout de même de façon à pouvoir regarder dans la rue, de derrière mon sac, et voir sans être vu. Et j’avais à peine fini de me tasser dans la position la moins fatigante, que je vis s’avancer dans la rue un cortège éblouissant, non pas de genn ou d’éfrits, mais certainement de hourias du Paradis. Elles étaient là quarante adolescentes, au visage de lune, qui s’avançaient dans leur beauté sans voile, sur deux rangs, d’un pas qui à lui seul était une musique. Et elles étaient précédées d’un groupe de joueuses d’instruments et de danseuses qui rythmaient sur la musique leurs mouvements d’oiseaux. Car oiseaux elles étaient, en toute vérité, et plus blanches que les colombes et plus légères, certainement. Car les filles des hommes pouvaient-elles être si harmonieuses et aériennes ? Et n’étaient-elles pas plutôt quelques variétés venues du palais d’Iram-aux-Colonnes, ou des jardins d’Éden, pour enchanter de leur séjour la terre ?

« Quoi qu’il en soit, ô mon maître, leur dernier couple avait à peine dépassé la boutique, où j’étais caché derrière le sac de fèves, que je vis s’avancer, sur une jument au front étoilé, dont la bride était tenue par deux jeunes négresses, une dame parée de tant de jeunesse et de tant de beauté que sa vue acheva de me disloquer la raison, et que j’en perdis la respiration et faillis tomber sur le dos, derrière le sac des fèves, ô mon maître ! Et elle était d’autant plus éblouissante que ses vêtements étaient semés de pierreries, et que ses cheveux, son cou, ses poignets et ses chevilles disparaissaient sous l’éclat des diamants et sous les colliers et les bracelets de perles et de gemmes précieuses. Et à sa droite marchait une esclave qui tenait à la main un sabre nu dont la poignée était faite d’une seule émeraude. Et la jument qui la portait s’avançait comme une reine fière de la couronne qu’elle porte sur la tête. Et la vision de splendeur s’éloigna, en cadence, me laissant un cœur poignardé par la passion, une âme à jamais réduite en esclavage, et des yeux qui se souviennent et disent à toute beauté : « Qu’es-tu en comparaison ? »

« Lorsque le cortège fut tout à fait hors de vue, et que la musique des joueuses d’instruments ne parvint plus qu’en sons lointains jusqu’à moi, je me décidai à sortir de derrière le sac de fèves, et de la boutique dans la rue. Et bien m’en prit, car au même moment, à ma surprise extrême, je vis les souks s’animer et tous les marchands sortir comme de dessous terre, pour venir reprendre leurs places respectives à leurs étalages, et le propriétaire de la boutique où je m’étais caché, le grainetier, apparaître, surgi de je ne sais où, et s’occuper de vendre ses grains aux nourrisseurs de volailles et autres acheteurs. Et moi, de plus en plus perplexe, je me décidai à aborder l’un des passants et à lui demander ce que signifiait le spectacle dont j’avais été le témoin, et le nom de la dame merveilleuse qui montait la jument au front étoilé. Mais, à mon grand étonnement, l’homme me jeta un regard affolé, devint bien jaune de teint et, relevant les pans de sa robe, il me tourna le dos et livra ses jambes au vent, en une course plus rapide que s’il était poursuivi par l’heure de son destin. Et moi j’abordai un second passant, et lui posai la même question. Mais au lieu de me répondre, il fit semblant de ne m’avoir ni vu ni entendu, et continua son chemin, en regardant du côté opposé. Et j’interrogeai encore une quantité d’autres personnes : mais pas une ne voulut répondre à mes questions ; et tout le monde me fuyait comme si je sortais d’une fosse d’excréments ou comme si je brandissais une épée coupeuse de têtes. Alors moi, je dis à moi-même : « Ô derviche un tel, il ne te reste plus, pour éclaircir l’affaire, qu’à entrer dans la boutique d’un barbier, pour te faire raser la tête, et en même temps interroger le barbier. Car, tu le sais, les gens qui exercent ce métier ont la langue chatouilleuse, et la parole toujours sur le bout de la langue. Et lui seul peut-être t’apprendra ce que tu cherches à savoir ! » Et, ayant réfléchi de la sorte, j’entrai chez un barbier et, après l’avoir généreusement payé avec tout ce que je possédais, je lui parlai de ce que j’avais tant à cœur de savoir, et lui demandai quelle était la dame à la beauté surnaturelle. Et le barbier, assez terrifié, roula des yeux à droite et à gauche, et finit par répondre : « Par Allah, ô mon oncle le derviche, si tu tiens à garder ta tête sur ton cou, et ton cou sain et sauf, garde-toi bien de parler à qui que ce soit de ce que tu as eu la malechance de voir. Et même tu feras bien, pour plus de sûreté, de quitter sur-le-champ notre ville, ou tu es perdu sans recours ! Et c’est là tout ce que je puis te dire à ce sujet ; car c’est un mystère qui met à la torture toute la ville de Bassra, où les gens meurent comme des sauterelles, s’ils ont le malheur de ne point se cacher avant l’arrivée du cortège. L’esclave, en effet, qui tient le glaive nu, tranche la tête des indiscrets qui ont la curiosité de regarder passer le cortège, ou qui ne se cachent pas sur son passage. Et voilà tout ce que je puis t’en dire ! »

« Alors moi, ô mon maître, dès que le barbier eut fini de me raser la tête, je quittai la boutique et me hâtai de sortir de la ville, et n’eus de tranquillité que lorsque je fus hors des murs. Et je voyageai, par les terres et les déserts, jusqu’à ce que je fusse arrivé dans votre ville. Et j’avais toujours l’âme habitée par la beauté entrevue, et j’y pensais le jour et la nuit, tant que j’en oubliais souvent le manger et le boire. Et c’est dans ces dispositions que j’arrivai aujourd’hui devant la boutique de ta seigneurie, et que j’aperçus ton fils Kamar, dont la beauté me rappela d’une façon précise celle de l’adolescente surnaturelle de Bassra, à qui il ressemble comme un frère ressemble à son frère. Et je fus tellement ému de cette ressemblance que je n’ai pu retenir mes larmes, ce qui est, sans doute, le fait d’un insensé ! Et telle est, ô mon maître, la cause de mes soupirs et de mon émotion ! »

Et lorsque le derviche eut terminé de la sorte son récit, il fondit de nouveau en larmes, en regardant le jeune Kamar ; et il ajouta, au milieu de ses sanglots : « Par Allah sur toi, ô mon maître, maintenant que je t’ai raconté ce que j’avais à te raconter, et comme je ne veux pas abuser de l’hospitalité que tu as accordée à un serviteur d’Allah, ouvre-moi la porte de sortie et laisse-moi m’en aller en l’état de ma voie. Et, si j’ai un souhait à formuler sur la tête de mes bienfaiteurs, puisse Allah, qui a créé deux créatures aussi parfaites que ton fils et l’adolescente de Bassra, achever Son ouvrage en permettant leur réunion ! »

Et, ayant ainsi parlé, le derviche se leva, malgré la prière du père de Kamar qui le pressait de rester, et appela encore une fois la bénédiction sur ses hôtes, et s’en alla, en soupirant, comme il était venu. Et voilà pour lui.

Quant au jeune Kamar, il ne put fermer l’œil toute cette nuit-là, tant il était préoccupé par le récit du derviche, et tant la description de l’adolescente l’avait impressionné. Et, dès le lendemain, à l’aube, il entra chez sa mère et la réveilla, et lui dit : « Ô mère, fais-moi un paquet d’effets, car il faut que je parte à l’instant pour la ville de Bassra, où m’attend ma destinée ! » Et sa mère, à ces paroles, se mit à se lamenter, en pleurant, et appela son époux et lui fit part de cette nouvelle si étonnante et si inattendue. Et le père de Kamar essaya, mais en vain, de raisonner son fils qui ne voulut écouter aucun raisonnement, et qui, en manière de conclusion, dit : « Si je ne pars pas tout de suite pour Bassra, je mourrai certainement ! » Et le père et la mère de Kamar, devant ce langage péremptoire et une résolution si arrêtée, ne purent que soupirer en acceptant ce qui était écrit par la destinée. Et le père de Kamar ne manqua pas de rejeter sur son épouse tout ce qui leur arrivait de contrariant depuis l’heure où il avait écouté ses conseils et avait conduit Kamar au souk. Et il se disait : « Voilà à quoi ont abouti tes soins et ta prudence, ya Abd el-Rahmân ! Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Tout-Puissant ! Ce qui est écrit doit courir, et nul ne peut lutter contre les arrêts du sort ! » Et la mère de Kamar, doublement attristée, et pour être ainsi en butte aux reproches de son époux et à cause de la douleur que lui occasionnait le projet de son fils, fut bien obligée de lui faire ses préparatifs de départ. Et elle lui donna un petit sac dans lequel elle avait enfermé quarante grosses pierres précieuses, telles que rubis, diamants et émeraudes, en lui disant : « Garde bien soigneusement sur toi ce petit sac, ô mon fils. Il pourra te servir, si tu viens à manquer d’argent. » Et son père lui donna quatre-vingt-dix mille dinars d’or pour ses frais de voyage et son séjour à l’étranger. Et tous deux l’embrassèrent, en pleurant, et lui firent leurs adieux. Et son père le recommanda au chef de la caravane qui partait pour l’Irak. Et Kamar, après avoir baisé la main de son père et de sa mère, s’en alla vers Bassra, accompagné par les vœux de ses parents. Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il arriva sans encombre dans cette ville-là…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… et il arriva sans encombre dans cette ville-là.

Or, il advint que précisément ce jour de son arrivée était un vendredi matin ; et Kamar put constater que tout ce que lui avait raconté le derviche était l’exacte vérité. Il vit, en effet, que les souks étaient vides, les rues désertes, et les boutiques ouvertes mais sans vendeurs ni acheteurs. Et, comme il avait faim, il mangea et but de ce qui lui convenait, jusqu’à satiété. Et il avait à peine fini son repas qu’il entendit la musique, et se hâta de se cacher comme avait fait le derviche. Et il vit bientôt apparaître la dame adolescente avec ses quarante suivantes. Et il fut saisi, à la vue de sa beauté, d’une émotion si forte qu’il tomba évanoui dans son coin.

Lorsqu’il eut repris ses sens, il vit que les souks étaient animés et remplis d’allants et de venants, tout comme si jamais la vie des affaires ne se fût interrompue. Et, tout en détaillant dans son esprit les charmes surnaturels de l’adolescente, il commença par aller s’acheter des habits magnifiques, tout ce qu’il put trouver de plus riche et de plus somptueux chez les principaux marchands. Et il se rendit ensuite au hammam d’où, après un bain prolongé et minutieux, il sortit brillant comme un jeune roi. Et alors seulement il se mit à la recherche de la boutique du barbier qui avait autrefois rasé la tête du derviche, et ne tarda pas à la trouver. Et il entra dans la boutique et, après les salams de part et d’autre, il dit au barbier : « Ô père des mains légères, je désire t’entretenir en secret. Je te prie donc de fermer ta boutique aux clients que tu as l’habitude de recevoir, et voici de quoi te dédommager de la perte de ton temps ! » Et il lui remit une bourse remplie de dinars d’or que le barbier se hâta, après l’avoir soupesée d’un léger mouvement de main, de serrer dans sa ceinture. Et, lorsqu’ils furent tous deux seuls dans la boutique, il lui dit : « Ô père des mains légères, je suis étranger à cette ville. Et je désire seulement apprendre de toi le motif de l’abandon matinal des souks, en ce jour de vendredi ! » Et le barbier, gagné par la générosité du jeune homme et par son air d’émir, lui répondit : « Ô mon maître, c’est là un secret que je n’ai jamais cherché à pénétrer, bien que moi aussi je fasse comme tout le monde et prenne soin de me cacher tous les vendredis matin. Mais puisque cette affaire te tient à cœur, je veux faire pour toi ce que je ne ferais pas pour mon frère. Je te mettrai donc en rapport avec ma femme qui connaît tout ce qui se passe dans la ville, car c’est elle qui est la marchande de parfums de tous les harems de Bassra et des palais des grands et du sultan. Et comme je vois, à ton air, que tu es impatient d’être éclairé sur l’affaire et que, d’autre part, ma proposition t’agrée, je cours à l’instant trouver la fille de mon oncle, et lui soumettre le cas. Attends-moi donc tranquillement dans la boutique jusqu’à mon retour ! »

Et le barbier laissa Kamar dans la boutique et se hâta d’aller trouver sa femme à qui il expliqua le motif qui l’amenait ; et il lui remit en même temps la bourse pleine de dinars d’or. Et l’épouse du barbier, qui avait l’esprit fertile et le cœur serviable, répondit : « Qu’il soit le bienvenu dans notre ville. Me voici prête à le servir avec ma tête et mes yeux ! Va le retrouver et conduis-le-moi ici pour que je le mette au courant de ce qu’il cherche à savoir ! » Et le barbier retourna à sa boutique, où il trouva Kamar assis à l’attendre, et lui dit : « Ô mon fils, lève-toi et viens-t’en avec moi auprès de ta mère, la fille de mon oncle, qui me charge de te dire : « L’affaire est faisable ! » Et il le prit par la main et le conduisit à sa maison, où son épouse lui souhaita la bienvenue d’un air affable et engageant, et le fit asseoir à la place d’honneur, sur le divan, et lui dit : « Famille et aisance à l’hôte charmant ! La maison est ta maison, et tes esclaves, les maîtres de la maison ! Tu es sur notre tête et sur nos yeux, ordonne ! Ouïr c’est obéir ! » Et elle se hâta de lui offrir, sur un plateau de cuivre, les rafraîchissements et les confitures de l’hospitalité, et l’obligea à prendre une cuillerée de chaque espèce, disant chaque fois le souhait de circonstance : « Délices et réconfort sur le cœur de notre hôte ! »

Alors Kamar prit une grosse poignée de dinars d’or et la mit sur les genoux de l’épouse du barbier, disant : « Excuse-moi pour le peu ! Mais, inschallah ! je saurai mieux reconnaître tes bontés ! » Puis il lui dit : « Maintenant, ma mère, raconte-moi tout ce que tu sais au sujet de ce que tu sais ! » Et l’épouse du barbier dit :

« Sache, ô mon fils, ô lumière de l’œil et couronne de la tête, que le sultan de Bassra reçut un jour en cadeau, du sultan de l’Inde, une perle si belle qu’elle devait être née d’un rayon de soleil figé sur quelque œuf miraculeux de la mer. Elle était blanche à la fois et dorée, selon la façon de la regarder, et semblait mouvoir en son sein un incendie dans du lait. Et le roi la contempla toute une journée durant, et désira, pour ne s’en jamais séparer, la porter attachée à son cou par un ruban de soie. Mais comme elle était vierge et imperforée, il fit venir tous les joailliers de Bassra et leur dit : « Je désire que vous perciez adroitement cette perle souveraine. Et celui qui saura le faire sans endommager la merveilleuse substance, celui-là pourra me demander tout ce qu’il peut souhaiter ; et il sera exaucé et au delà ! Mais s’il ne réussit pas parfaitement ou si son mauvais destin la lui fait endommager le moins du monde, il peut s’attendre à la pire des morts ; car je lui ferai couper la tête, après lui avoir fait endurer tous les supplices que lui aura mérité sa maladresse sacrilège ! Qu’en dites-vous, ô joailliers ! »

« En entendant ces paroles du sultan, et en voyant à quoi ils exposaient leurs âmes, les joailliers furent émus d’une peur extrême et répondirent : « Ô roi du temps, c’est une chose bien délicate qu’une perle comme celle-là ! Et nous savons que déjà pour percer les perles ordinaires il faut une habileté et un doigté bien rares, et que peu de maîtres joailliers arrivent à un bon résultat sans quelques accidents inévitables. Nous te supplions donc de ne point nous imposer ce que nos faibles moyens ne peuvent supporter, car nous reconnaissons qu’une habileté telle que celle qu’il nous faudra déployer ne pourra jamais sortir de nos mains. Toutefois nous pouvons t’indiquer quelqu’un qui saura accomplir ce prodige d’art, et c’est notre cheikh ! » Et le roi demanda : « Et qui est votre cheikh ? » Ils répondirent : « C’est le maître joaillier Obeid ! Il est infiniment plus habile que nous, et il a un œil au bout de chaque doigt, et une délicatesse extrême dans chaque œil ! » Et le roi dit : « Allez me le chercher, et ne tardez pas ! » Et les joailliers se hâtèrent d’obéir et revinrent avec leur cheikh, le maître Obeid, qui, après avoir embrassé la terre entre les mains du roi, se tint debout dans l’attente des ordres. Et le roi lui raconta quel travail il exigeait de lui et quelle récompense ou quel châtiment l’attendait selon la réussite ou la non-réussite. Et, en même temps, il lui montra la perle. Et le joaillier Obeid prit la merveilleuse perle et l’examina une heure de temps, et répondit : « Je veux bien mourir si je ne la perce pas ! » Et, séance tenante, il s’accroupit, avec la permission du roi, et, tirant de sa ceinture quelques fins outils, il mit la perle entre les deux orteils de ses pieds rapprochés, et, avec une habileté et une légèreté incroyables, il manœuvra ses outils comme un enfant ferait d’une toupie, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour percer un œuf, il perfora la perle de part en part, sans une bavure ni le moindre éclat, en deux trous égaux et symétriques. Puis il l’essuya du revers de sa manche et la tendit au roi, qui se dilata et se trémoussa d’aise et de contentement. Et il la passa à son cou, au moyen d’un cordon de soie, et monta s’asseoir sur son trône. Et il regardait de tous côtés avec des yeux illuminés de joie, tandis que la perle était comme un soleil pendu à son cou.

« Après quoi, il se tourna vers le joaillier Obeid et lui dit : « Ô maître Obeid, à toi maintenant le souhait ! » Et le joaillier réfléchit une heure de temps et répondit : « Qu’Allah prolonge les jours du roi ! mais l’esclave, dont les mains percluses ont eu l’honneur insigne de toucher la perle merveilleuse et de la remettre à notre maître, perforée selon son désir, possède une épouse toute jeune qu’il est obligé de ménager beaucoup, vu qu’il est bien vieux et que les hommes sur le retour, qui ne veulent pas se rendre défavorables à leurs épouses, doivent les traiter avec toutes sortes d’égards et ne rien faire sans les consulter. Or, tel est précisément le cas de ton esclave, ô roi du temps. Il voudrait aller prendre l’avis de son épouse, au sujet de la demande que lui permet de faire notre maître magnanime, et voir si elle n’a pas elle-même un souhait à formuler préférable à celui que je pourrais imaginer. Car Allah l’a douée non seulement de jeunesse et de charme, mais d’un esprit fertile et perspicace et d’un jugement à toute épreuve ! » Et le roi dit : « Hâte-toi, Osta-Obeid, d’aller consulter ton épouse et de revenir m’apporter la réponse ; car je n’aurai de repos d’esprit que lorsque j’aurai rempli ma promesse ! » Et le joaillier sortit du palais et alla trouver son épouse et lui soumit le cas. Et la femme adolescente s’écria : « Glorifié soit Allah qui fait arriver mon jour avant son temps ! J’ai, en effet, un souhait à formuler et une idée, singulière il est vrai, à mettre à exécution ! Nous sommes déjà, grâce aux bienfaits d’Allah et à la prospérité de tes affaires, riches et à l’abri du besoin pour le reste de nos jours. Nous n’avons donc rien à désirer de ce côté-là, et le souhait que je veux satisfaire ne coûtera pas un drachme au trésor du règne. Voici ! Va demander au roi qu’il m’accorde simplement la permission de me promener tous les vendredis, avec un cortège semblable à celui des filles des rois, à travers les souks et les rues de Bassra, sans que personne ose se montrer alors dans les rues, sous peine de perdre la tête ! Et voilà tout ce que je souhaite du roi en récompense de ton travail au sujet de la perle perforée ! »

« En entendant ces paroles de sa jeune épouse, le joaillier fut à la limite de l’étonnement, et il se dit : « Allah karim ! Est bien fin celui qui peut se vanter de savoir ce qui se passe dans la cervelle d’une femme ! » Mais comme il aimait son épouse, et qu’il était vieux et d’ailleurs fort laid, il ne voulut pas la contrarier et se contenta de répondre : « Ô fille de l’oncle, ton désir est sur la tête et sur l’œil. Mais si les marchands des souks abandonnent leurs boutiques pour aller se cacher, lors du passage du cortège, les chiens et les chats dévasteront les devantures et commettront des dégâts qui alourdiront notre conscience ! » Elle dit : « Qu’à cela ne tienne, on donnera l’ordre à tous les habitants et aux gardiens des souks d’enfermer ce jour-là tous les chiens et tous les chats. Car je désire que les boutiques restent ouvertes lors du passage de mon cortège ! Et tout le monde, grands et petits, ira se cacher dans les mosquées dont on refermera les portes, afin que personne ne puisse passer sa tête et regarder ! »

» Alors le joaillier Obeid alla trouver le roi et, extrêmement confus, lui fit part du souhait de son épouse. Et le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et il fit aussitôt proclamer par les crieurs publics, à travers toute la ville, l’ordre aux habitants de laisser leurs boutiques ouvertes, tous les vendredis, deux heures avant la prière, et d’aller se cacher dans les mosquées et de se bien garder de montrer dans les rues leurs têtes, sous peine de les voir sauter de leurs épaules. Et il leur fit signifier qu’ils eussent à enfermer les chiens et les chats, les ânes et les chameaux, et toutes les bêtes de somme qui pourraient circuler dans les souks.

» Et depuis ce temps-là, l’épouse du joaillier se promène ainsi tous les vendredis, deux heures avant la prière de midi, sans que ni homme, ni chien, ni chat ose se montrer dans les rues. Et c’est elle-même, précisément, ya sidi Kamar, que tu as vue ce matin, dans sa beauté surnaturelle, vraiment, au milieu de son cortège d’adolescentes, précédée de la jeune esclave tenant le sabre nu pour trancher la tête de quiconque aurait osé la regarder passer ! »

Et l’épouse du barbier, ayant ainsi raconté à Kamar ce qu’il voulait savoir, se tut un moment, l’observa en souriant et ajouta : « Mais je vois bien, ô propriétaire du visage charmant, ô mon maître béni, que ce récit ne te suffit pas, et que tu désires de moi autre chose encore, par exemple que je t’indique quelque moyen de revoir la merveilleuse adolescente, épouse du vieux joaillier ! » Et Kamar répondit : « Ô ma mère, tel est, en effet, le désir intime de mon cœur. Car c’est pour la voir que je suis venu de mon pays, après avoir quitté la demeure où mon absence laisse dans les pleurs un père et une mère qui m’aiment bien. » Et l’épouse du barbier dit : « Dans ce cas, mon fils, dis-moi un peu ce que tu possèdes en fait de choses précieuses et de valeur ! » Il dit : « Ô ma mère, j’ai avec moi, entre autres belles choses, des pierres précieuses de quatre sortes : les pierres de la première sorte valent, chacune, cinq cents dinars d’or ; celles de la seconde sorte valent, chacune, sept cents dinars d’or ; celles de la troisième, huit cent cinquante, et celles de la quatrième, mille dinars d’or, pour le moins, chacune ! » Elle demanda : « Et ton âme est-elle prête à céder quatre de ces pierres, chacune d’une sorte différente ? » Il répondit ; « Mon âme est volontiers prête à céder toutes les pierres que je possède et tout ce que j’ai sous la main ! » Elle dit : « Eh bien, lève-toi, ô fils, ô couronne sur la tête des plus généreux, et va trouver, dans le souk des bijoutiers et des orfèvres, le joaillier Osta-Obeid, et fais exactement ce que je vais te dire ! »

Et elle lui indiqua tout ce qu’elle voulait lui indiquer pour le faire arriver au but désiré, et ajouta : « En toutes choses, il faut de la prudence et de la patience, mon fils. Mais, toi, après avoir fait ce que je viens de t’indiquer, n’oublie pas de venir m’en rendre compte, et d’apporter avec toi cent dinars d’or pour le barbier, mon époux, qui est un pauvre homme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

— Elle dit :

« … et d’apporter avec toi cent dinars d’or pour le barbier, mon époux, qui est un pauvre homme ! » Et Kamar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et sortit de la maison du barbier en se répétant, pour les bien graver dans sa mémoire, les instructions de la vendeuse de parfums, épouse du barbier. Et il bénissait Allah qui avait mis sur sa route, comme pierre indicatrice, cette femme de bien.

Et il arriva de la sorte au souk des bijoutiers et orfèvres, où tout le monde se hâta de lui indiquer la boutique du cheikh des joailliers, Osta-Obeid. Et il entra dans la boutique et vit, au milieu de ses apprentis, le joaillier qu’il salua avec la plus grande déférence, en portant la main sur son cœur, sur ses lèvres et sur sa tête, et disant : « La paix sur toi ! » Et Osta-Obeid lui rendit son salam et le reçut avec empressement et le pria de s’asseoir. Et Kamar sortit alors de sa bourse une gemme choisie, mais de l’espèce la moins belle des quatre qu’il possédait, et lui dit : « Ô maître, je souhaite vivement que tu me fasses, pour cette gemme, une monture digne de tes capacités, mais de la manière la plus simple et du poids d’un miskal, sans plus ! » Et il lui remit en même temps vingt pièces d’or, en disant : « Ceci, ô maître, n’est qu’une faible avance sur ce dont je compte rémunérer le travail que tu me feras ! » Et il remit également une pièce d’or à chacun des nombreux apprentis, en guise d’entrée, et aussi à chacun des nombreux mendiants qui avaient fait leur apparition dans la rue dès qu’ils avaient vu entrer dans la boutique le jeune étranger somptueusement habillé. Et, s’étant comporté de cette façon-là, il se retira en laissant tout ce monde émerveillé de sa libéralité, de sa beauté et de ses manières distinguées.

Quant à Osta-Obeid, il ne voulut point apporter le moindre retard à la confection de la bague, et, comme il était doué d’une dextérité extraordinaire, et qu’il avait à sa disposition des moyens que nul autre joaillier au monde ne possédait, il la commença et la termina, toute ciselée et nettoyée, à la fin de sa journée. Et, comme le jeune Kamar ne devait revenir que le lendemain, il la prit avec lui, le soir, pour la montrer à son épouse, l’adolescente en question, tant il en trouvait merveilleuse la pierre, et d’une eau limpide à donner envie de s’en mouiller la bouche.

Lorsque l’adolescente, épouse d’Osta-Obeid, eut vu la bague, elle la trouva bien belle et demanda : « Pour qui ? » Il répondit : « Pour un jeune homme étranger qui est plus éblouissant, et de beaucoup, que cette merveilleuse gemme. Sache, en effet, que le maître de cette bague, qui m’a déjà été payée d’avance comme jamais travail ne m’a été payé, est beau et charmant, avec des yeux qui blessent de désir, des joues comme les pétales de l’anémone sur un parterre jonché de jasmins, une bouche comme le sceau de Soleimân, des lèvres trempées dans le sang des cornalines, et un cou tel le cou de l’antilope, qui porte gracieusement sa tête fine comme une tige porte sa corolle. Et, pour résumer ce qui est au-dessus de toute louange, il est beau, vraiment beau, et charmant autant qu’il est beau, ce qui fait qu’il te ressemble non seulement par ses perfections, mais aussi par son âge tendre et les traits de son visage. »

Ainsi le joaillier dépeignit à son épouse le jeune Kamar, sans voir que ses paroles venaient d’allumer dans le cœur de l’adolescente une passion soudaine et d’autant plus vive que son objet était invisible. Et il oubliait, ce propriétaire d’un front où, comme des concombres sur un terrain fumé, allaient pousser les cornes, qu’il n’existe point de pire entremettage, ni de plus certain de la réussite, que celui d’un mari qui vante devant son épouse, sans prendre garde aux conséquences, les mérites et la beauté d’un inconnu. C’est ainsi que lorsqu’Allah Très-Haut veut faire marcher les décrets arrêtés au sujet de ses créatures, il les fait tâtonner dans les ténèbres de l’aveuglement.

Or, la jeune épouse du joaillier entendit ces paroles et les retint au fond de son esprit, mais sans rien montrer des sentiments qui l’agitaient. Et elle dit à son époux d’un ton indifférent : « Fais voir cette bague-là ! » Et Osta-Obeid la lui remit, et elle la regarda d’un air détaché et la passa nonchalamment à son doigt. Puis elle dit : « On dirait qu’elle a été faite pour mon doigt ! Regarde comme elle me va bien ! » Et le joaillier répondit : « Vivent les doigts des houris ! Par Allah, ô ma maîtresse, le propriétaire de cette bague est doué de générosité et de prévenance, et dès demain je le prierai de me la vendre à n’importe quel prix, et je te l’apporterai ! »

Pendant ce temps-là, Kamar était allé rendre compte à l’épouse du barbier de la manière dont il avait agi, selon ses instructions ; et il lui remit cent pièces d’or en cadeau pour le barbier, ce pauvre ! Et il demanda à sa protectrice ce qui lui restait à faire. Et elle lui dit : « Voici ! Lorsque tu verras le joaillier, ne prends pas la bague qu’il t’aura faite. Mais feins qu’elle est trop étroite pour ton doigt et fais-en lui cadeau ; et présente-lui une autre gemme beaucoup plus belle que la première, de celles qui valent sept cents dinars pièce, et dis-lui de te la monter d’une façon soignée. En même temps, donne-lui soixante dinars d’or pour lui, et deux pour chacun de ses ouvriers, comme gratification. Et n’oublie pas non plus les mendiants de la porte. Et, ce faisant, les choses tourneront à ta satisfaction. Et n’oublie pas, ô fils, de revenir me rendre compte de l’affaire, et d’apporter avec toi quelque chose pour mon époux le barbier, ce pauvre ! » Et Kamar répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Il sortit donc de chez la femme du barbier, et, le lendemain, il ne manqua pas d’aller trouver au souk le joaillier Osta-Obeid qui, sitôt qu’il l’eut aperçu, se leva en son honneur et, après les salams et compliments, lui présenta la bague. Et Kamar fit semblant de l’essayer, et dit ensuite : « Par Allah, ô maître Obeid, la bague est fort bien faite, mais elle est un peu étroite pour mon doigt. Tiens ! je te la donne afin que tu en fasses présent à n’importe laquelle des nombreuses esclaves de ton harem ! Et maintenant voici une autre gemme, que je préfère à la précédente et qui sera bien plus belle, montée simplement. ». Et, parlant ainsi, il lui remit une gemme de sept cents dinars d’or ; et, en même temps, il lui donna soixante dinars d’or pour lui, et deux pour chacun de ses apprentis, en disant : « Simplement pour vous rafraîchir d’un sorbet ! mais j’espère que, si le travail est promptement achevé, vous serez tous satisfaits de la manière dont il sera rémunéré ! » Et il sortit en distribuant, à droite et à gauche, des pièces d’or aux mendiants assemblés devant la porte de la boutique.

Lorsque le joaillier vit tant de libéralité chez son jeune client, il fut extrêmement surpris. Et, le soir, une fois rentré dans sa maison, il ne pouvait assez louer, devant son épouse, ce généreux étranger, dont il disait : « Par Allah ! il ne se contente pas d’être beau, comme ne le furent jamais les plus beaux, mais il a la paume ouverte des fils des rois ! » Et plus il parlait, plus il faisait davantage s’incruster dans le cœur de sa femme l’amour ressenti pour le jeune Kamar. Et lorsqu’il lui eut remis la bague, don de son client, elle la passa à son doigt lentement, et demanda : « Et ne t’en a-t-il pas commandé une seconde ? » Il dit : « Mais oui ! Et j’y ai travaillé tout le jour, tant, que la voici achevée. » Elle dit : « Fais voir ! » Et elle la prit, la regarda en souriant et dit ; « Je voudrais bien la garder ! » Il dit : « Qui sait ? Il est bien capable de me la laisser, comme il a fait pour sa sœur ! »

Pendant ce temps, Kamar étant allé se concerter avec l’épouse du barbier sur ce qui s’était passé et ce qu’il y avait à faire. Et il lui remit quatre cents dinars d’or pour son époux le barbier, ce pauvre ! Et elle lui dit : « Mon fils, ton affaire est dans la meilleure voie. Lorsque tu verras le joaillier, ne reprends point la bague commandée ; mais plutôt feins qu’elle est trop grande et laisse-la lui en cadeau. Puis remets-lui une autre pierre précieuse, de celles qui valent près de neuf cents dinars pièce ; et, en attendant que le travail soit achevé, donne cent dinars pour le maître et trois pour chacun des apprentis. Et n’oublie pas mon fils, en revenant me rendre compte de la marche de l’affaire, d’apporter à mon époux le barbier, ce pauvre ! de quoi s’acheter un morceau de pain ! Et qu’Allah te garde et prolonge tes jours précieux, ô fils de la générosité ! »

Or, Kamar suivit ponctuellement le conseil de la vendeuse de parfums. Et le joaillier ne trouva plus de mots ou d’expression pour peindre à sa femme la libéralité du bel étranger. Et elle lui dit, en essayant la nouvelle bague : « N’es-tu pas honteux, ô fils de l’oncle, de n’avoir pas encore invité dans ta maison un homme qui s’est montré si généreux envers toi ? Et pourtant tu n’es, grâce aux bienfaits d’Allah, ni avare ni issu d’une ascendance d’avares ; mais il me semble bien que tu manques quelquefois aux convenances ! Ainsi, il est absolument de ton devoir de prier cet étranger de venir demain goûter le sel de ton hospitalité ! »

De son côté, Kamar, après avoir consulté la femme du barbier, à laquelle il remit huit cents dinars de gratification pour le barbier, ce pauvre ! de quoi seulement s’acheter un morceau de pain, ne manqua pas de se rendre à la boutique du joaillier pour essayer la troisième bague. Aussi, après l’avoir passée à son doigt, il l’en retira, la regarda un instant avec quelque dédain et dit : « Elle va assez bien ; mais cette pierre ne me plait pas du tout. Garde-la donc pour une de tes esclaves, et monte-moi cette autre gemme, comme il sied ! Et voici pour toi une avance de deux cents dinars, et quatre pour chacun de tes apprentis. Et pardonne-moi tout l’embarras que je te cause ! » Et, ce disant, il lui remit une gemme blanche et merveilleuse, qui valait mille dinars d’or. Et le joaillier, à la limite de la confusion, lui dit : « Ô mon maître, voudrais-tu honorer ma maison de ton approche, et m’accorder la grâce de venir ce soir souper avec moi ? Car tes bienfaits sont sur moi, et mon cœur s’est attaché à ta main généreuse ! » Et Kamar répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! » Et il lui donna son adresse au khân où il était descendu.

Or, le soir venu, le joaillier se rendit au khân en question, pour prendre son invité. Et il le conduisit à sa maison…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut :

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il le conduisit à sa maison, où il le fêta par une réception somptueuse et un splendide festin. Et, après la levée des plateaux des mets et des boissons, une esclave leur servit les sorbets qu’avait préparés de ses propres mains l’hôtesse adolescente. Toutefois, malgré le désir qu’elle en avait, elle ne voulut point enfreindre les usages des réceptions où les femmes ne prennent jamais part aux repas, et resta dans le harem. Et il lui fallut attendra là que sa ruse produisît son effet.

Or, à peine Kamar et son hôte avaient-ils goûté au délicieux sorbet, qu’ils tombèrent tous deux dans un profond sommeil : car l’adolescente avait pris soin de jeter dans les coupes une poudre somnifère. Et l’esclave qui les servait se retira aussitôt qu’elle les vit étendus sans mouvement.

Alors l’adolescente, vêtue de sa chemise seulement, et préparée tout entière comme pour la première entrée nuptiale, souleva la portière et pénétra dans la salle du festin. Et quiconque eût vu cette adolescente dans sa beauté, avec ses yeux chargés d’assassinats, se serait senti le cœur émietté et la raison envolée. Elle s’avança donc jusqu’à Kamar, qu’elle n’avait jusqu’alors qu’entrevu par la fenêtre, comme il entrait dans la maison, et se mit à le contempler. Et elle vit qu’il était tout à fait à sa convenance. Et elle commença par s’asseoir tout contre lui, et se mit à lui caresser doucement le visage avec la main. Et soudain cette poulette affamée se jeta goulûment sur le jouvenceau et se mit à lui becqueter les lèvres et les joues si violemment que le sang en jaillissait. Et ces becquées cruelles durèrent un certain temps et furent remplacées par de tels mouvements qu’Allah seul pouvait savoir ce qui pouvait bien se passer sous toute cette agitation de la poulette à califourchon sur le jeune coq endormi.

Et la nuit entière s’écoula dans ce jeu. Mais lorsqu’apparut le matin, cette chaude jouvencelle se décida à se lever ; et elle tira de son sein quatre osselets d’agneau et les mit dans la poche de Kamar. Et, cela fait, elle le quitta et rentra dans le harem. Et elle dépêcha vers lui l’esclave confidente qui exécutait d’ordinaire ses ordres, celle-là même qui tenait le glaive nu lors de la marche du cortège à travers les souks de Bassra. Et l’esclave, pour dissiper le sommeil du jeune Kamar et du vieux joaillier, leur souffla dans les narines une poudre qui était un puissant antidote. Et l’effet de cette poudre ne tarda pas à se produire ; car les deux endormis se réveillèrent, aussitôt après avoir éternué. Et la jeune esclave dit au joaillier : « Ô notre maître, notre maîtresse Halima m’envoie te réveiller et te dit : « C’est l’heure de la prière du matin, et voici le muezzin qui fait l’appel aux Croyants, sur le minaret. Et voici, en outre, le bassin et l’eau pour les ablutions ! » Et le vieux, encore étourdi, s’écria : « Par Allah ! comme on dort lourdement dans cette pièce ! Chaque fois que je couche ici, je ne me réveille qu’au grand jour ! » Et Kamar ne sut que répondre. Mais, s’étant levé pour faire ses ablutions, il sentit qu’il avait les lèvres et le visage, sans compter ce qui ne se voyait pas, brûlants comme du feu. Et il s’en étonna à l’extrême, et il dit au joaillier : « Je ne sais pas, mais je sens que mes lèvres et mon visage sont brûlants comme du feu, et me cuisent comme des charbons ardents. Qu’est-ce donc que cela ? » Et le vieux répondit : « Oh ! ce n’est rien du tout. De simples piqûres de moustiques ! Car nous avons commis l’imprudence de dormir sans moustiquaire ! » Et Kamar dit : « Oui, mais comment se fait-il que je ne voie point trace de piqûres de moustiques sur ton visage, alors que tu as dormi à côté de moi ! » Il répondit : « Par Allah, c’est vrai ! Seulement il faut que tu saches, ô beau visage, que les moustiques aiment les jeunes joues vierges de poil, et détestent les visages barbus. Et tu vois bien quel sang délicat circule sous ton beau visage, et quelle longueur de barbe descend de mes deux joues. Cela dit, ils firent leurs ablutions, s’acquittèrent de la prière et déjeunèrent ensemble. Après quoi, Kamar prit congé de son hôte, et sortit pour aller trouver la femme du barbier.

Or, il la trouva qui l’attendait. Et elle l’accueillit en riant, et lui dit : « Allons, ô fils, raconte-moi l’aventure de cette nuit, bien que je la voie écrite par mille signes sur ton visage ! » Il dit : « Pour ce qui est de ces signes, ce sont de simples piqûres de moustiques, ma mère, et rien de plus ! » Et la femme du barbier, à ces paroles, rit encore plus fort et dit : « Vraiment, des piqûres de moustiques ? Et ta visite dans la maison de celle que tu aimes n’a pas eu d’autres résultats ? » Il répondit : « Non, par Allah ! si ce n’est ces quatre osselets, avec lesquels jouent les enfants, et que j’ai trouvés dans ma poche, sans savoir de quelle façon ils y sont entrés ! » Elle dit : « Montre-les moi ! » Et elle les prit, les considéra un moment, et continua, disant : « Tu es bien simple, mon fils, de n’avoir pas deviné que tu portes encore sur ta figure la trace, non de piqûres de moustiques, mais des baisers passionnés de celle que tu aimes. Quant à ces osselets, qu’elle-même t’a mis dans la poche, ils sont un reproche qu’elle t’adresse d’avoir passé ton temps à dormir, tandis que tu pouvais mieux l’employer avec elle. Elle a voulu te dire par là : « Tu es un enfant qui passe son temps à dormir. Voici des osselets comme il convient à des enfants qui ne savent point s’amuser à d’autre jeu. » Or, c’est bien là l’explication des ces osselets, mon fils. Et c’est parler assez clairement, pour une première fois. Et tu n’as d’ailleurs qu’à en faire l’épreuve ce soir même. Tu profiteras en effet de l’invitation du joaillier, qui, je n’en doute pas, t’engagera encore une fois à souper, et tu n’oublieras pas, j’espère, de te comporter de manière à te satisfaire, à la satisfaire, et à rendre heureuse ta mère qui t’aime, mon enfant ! Et songe, ô prunelle de l’œil, lors de ton retour chez moi, à la misérable condition de mon époux le barbier, ce très pauvre ! » Et Kamar répondit : « Sur la tête et sur l’œil ! » et s’en retourna au khân où il logeait. Et voilà pour lui.

Quant à la jeune Halima, elle demanda à son époux, le vieux joaillier, quand il alla la trouver au harem : « Comment t’es-tu comporté à l’égard du jeune étranger, ton hôte ? » Il répondit : « Avec toutes les prévenances et tous les égards, ô une telle ! Mais il a dû passer une fort mauvaise nuit, car les moustiques l’ont piqué avec acharnement ! » Elle dit : « C’est bien de ta faute, puisque tu ne l’as pas fait dormir sous la moustiquaire. Mais la nuit prochaine il sera, sans doute, moins incommodé. Car j’espère bien que tu vas l’inviter encore une fois. Et c’est le moins que tu puisses faire envers lui pour reconnaître toutes les marques de générosité dont il t’a comblé ! » Et le joaillier ne put répondre que par l’ouïe et l’obéissance, d’autant plus que, lui également, il ressentait une grande affection pour l’adolescent.

Aussi, lorsque Kamar vint à la boutique, il ne manqua pas de l’inviter, et tout se passa cette nuit-là comme la précédente, malgré la moustiquaire. Car toute la nuit, une fois que la boisson assoupissante eut produit son effet, la jeune Halima, plus chaude que jamais, ne cessa de s’agiter et de se mouvoir, à califourchon sur le jeune coq endormi, d’une manière encore plus extraordinaire que la première fois. Et lorsque le jeune Kamar, au matin, grâce à la poudre soufflée dans ses narines, fut sorti de son lourd sommeil, il se sentit le visage brûlant et le corps tout meurtri des succions, des morsures et autres choses semblables de son ardente amoureuse. Mais il n’en laissa rien voir au joaillier qui l’interrogeait sur la manière dont il avait dormi, et, après avoir pris congé de lui, il sortit pour aller rendre compte à la femme du barbier de ce qui s’était passé. Et, en regardant dans sa poche, il trouva un couteau qu’on y avait mis. Et il montra ce couteau à sa protectrice, en lui mettant cinq cents dinars d’or de gratification, pour son époux le barbier, ce pauvre ! Et la vieille, après lui avoir baisé la main, s’écria en voyant le couteau ; « Qu’Allah vous garde du malheur, ô mon enfant. Voici que ta bien-aimée est irritée et qu’elle te menace de te tuer, si elle te trouve encore endormi. Car c’est là l’explication de ce couteau-là trouvé dans ta poche ! » Et Kamar, fort perplexe, demanda : « Mais comment pourrais-je faire pour ne pas m’endormir ? Déjà j’avais bien résolu de veiller coûte que coûte, la nuit dernière, mais sans y avoir réussi ! » Elle répondit : » Eh bien, pour cela, tu n’auras qu’à laisser boire le joaillier seul ; et, feignant d’avoir vidé la coupe de sorbet dont tu auras jeté le contenu derrière toi, tu feras semblant de dormir en présence de l’esclave. Et de la sorte tu attendras le but désiré ! » Et Kamar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et ne manqua pas de suivre exactement cet excellent avis.

Or, les choses se passèrent de la manière prévue par la vieille. Car le joaillier, sur le conseil de son épouse, invita Kamar pour le troisième souper, selon l’usage qui veut que l’hôte soit invité trois nuits de suite. Et lorsque l’esclave qui avait apporté les sorbets vit les deux hommes endormis, elle se retira pour annoncer à sa maîtresse que l’effet était produit.

À cette nouvelle, l’ardente Halima, furieuse de voir que le jeune homme n’avait rien compris à ses avertissements, entra dans la salle du festin, le couteau à la main, prête à l’enfoncer dans le cœur de l’imprudent. Mais tout à coup Kamar, rieur, se leva sur ses pieds et s’inclina jusqu’à terre devant l’adolescente qui lui demanda : « Ah ! et qui t’a enseigné une semblable ruse ? » Et Kamar ne lui cacha point qu’il avait agi d’après les conseils de la femme du barbier. Et elle sourit et dit : « Elle a excellé, la vieille ! Mais désormais tu n’auras affaire qu’à moi seule. Et tu ne t’en plaindras pas ! » Et, ce disant, elle attira à elle le jouvenceau à la chair vierge encore de tout contact de femme, et le manipula d’une si experte manière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… et le manipula d’une si experte manière que du coup il apprit à décliner tous les cas sans hésitation, à placer le régime passif à l’accusatif, et à ériger le régime direct dans son rôle actif. Et il se comporta, dans cette bataille des jambes et des cuisses, avec une telle vaillance et un tel agencement de chocs en aller et de chocs en retour, que cette nuit-là fut par excellence la nuit du coq ! Louanges à Allah qui donne les ailes au premier vol des oiseaux, qui fait danser le chevreau dès sa naissance, qui fait se développer le cou du jeune lion, qui fait bondir le fleuve à sa sortie du rocher, et qui met dans le cœur de Ses Croyants un instinct invincible et beau comme le chant du coq dans l’aurore !

Lorsque l’experte Halima eut, au moyen de ce vaillant jouteur frais éclos de l’œuf, apaisé l’ardeur qui la consumait, elle lui dit, entre mille caresses : « Sache, ô fruit de mon cœur, que je ne saurais plus me passer de toi. C’est pourquoi il ne faut pas croire qu’une ou deux nuits, une ou deux semaines, un ou deux mois, une ou deux années me suffiront ! Je veux passer ma vie tout entière avec toi, en abandonnant le vieil époux si laid, et en te suivant dans ta patrie. Écoute-moi donc, et, si tu m’aimes et si l’expérience de cette nuit te convient, fais ce que je vais te dire. Voici ! Si mon vieil époux t’invite encore une fois, réponds-lui : « Par Allah, mon oncle, Ibn-Adam est fort pesant de sa nature, et il a le sang bien lourd ! Et quand il réitère les visites chez autrui, il fait se dégoûter de lui les riches aussi bien que les pauvres ! Excuse-moi donc de ne pouvoir accepter ta gracieuse offre, car je craindrais de commettre une indiscrétion en te retenant ainsi trois ou quatre nuits de suite hors de ton harem ! » Et, lui ayant ainsi parlé, tu le prieras de te louer une maison dans le voisinage de la nôtre, sous prétexte que vous pourrez ainsi tous les deux vous voir commodément et passer tour à tour une partie de la nuit ensemble, sans qu’il en résulte d’incommodité ni pour l’un ni pour l’autre. Or mon mari, je le sais, viendra me consulter là-dessus, et je le confirmerai dans ce projet. Et lorsque nous en serons là, Allah se chargera du reste ! » Et le jeune Kamar répondit : « Ouïr c’est obéir ! » Et il lui jura de se conformer à tous ses désirs, et, pour sceller son serment, il fit avec elle une répétition, en fait de régimes, encore plus détaillée que la première. Et certes ! cette nuit-là, le bâton du pèlerin fonctionna avec zèle sur le chemin aplani déjà par la première marche du cavalier.

Cela fait, Kamar, sur le conseil de son amoureuse, alla s’étendre auprès du joaillier, comme si rien ne se fût passé. Et le matin, lorsque le joaillier fut réveillé par la poudre antidote, Kamar voulut prendre congé de lui, selon sa coutume. Mais il le retint de force, et l’invita à revenir encore partager avec lui le repas du soir. Et Kamar n’oublia pas la recommandation de son amoureuse, et ne voulut point accepter l’invitation du joaillier ; mais il lui fit part du plan qui avait été concerté, et lui dit que c’était le seul moyen de ne point se déranger l’un l’autre désormais. Et le vieux joaillier répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et, sans plus tarder, il se leva et alla louer la maison contiguë à la sienne, la meubla richement et y installa son jeune ami. Et, de son côté, l’experte Halima prit soin, en grand secret, de faire pratiquer dans le mur de séparation une ouverture qui se trouvait cachée des deux côtés par une armoire.

Aussi, le lendemain, Kamar fut extrêmement étonné en voyant, comme si elle sortait de l’invisible, son amoureuse entrer dans sa chambre. Mais elle, après l’avoir comblé de caresses, lui découvrit le mystère de l’armoire, et, séance tenante, lui fit signe de remplir son office de coq. Et Kamar s’exécuta avec empressement et célérité, et mania sept fois de suite le bâton du pèlerinage. Après quoi, la jeune Halina, moite d’ardeur satisfaite, tira de son sein un poignard splendide appartenant à son époux le joaillier, qui l’avait travaillé lui-même avec le plus grand soin, et dont il avait orné la poignée de belles pierres précieuses ; et elle le remit à Kamar, en lui disant : « Mets ce poignard à ta ceinture, et rends-toi à la boutique d’Osta-Obeid, mon mari ; montre-lui le poignard et demande-lui s’il le trouve à sa convenance, et combien il vaut. Et il te demandera de qui tu le tiens ; alors dis-lui qu’en passant par le souk des armuriers, tu as entendu deux hommes qui parlaient ensemble, et dont l’un disait à l’autre : « Vois le présent que m’a fait mon amoureuse, qui me donne les objets appartenant à son vieux mari, le plus laid et le plus dégoûtant des vieux maris ! » Et ajoute que, l’homme qui parlait ainsi s’étant approché, tu as acheté le poignard. Quitte ensuite la boutique, et reviens en toute hâte à la maison, où tu me retrouveras dans l’armoire pour reprendre le poignard ! » Et Kamar, ayant pris le poignard, se rendit à la boutique du joaillier, où il joua le rôle que son amoureuse lui avait indiqué.

Lorsque le joaillier vit le poignard et entendit les paroles de Kamar, il fut dans un grand trouble, et il répondit par des mots entrecoupés comme un homme dont l’esprit est égaré. Et Kamar, voyant l’état du joaillier, sortit de la boutique et courut rapporter le poignard à son amoureuse qui l’attendait déjà dans l’armoire. Et il lui peignit l’état cruel et l’égarement où il avait laissé le joaillier, son mari.

Quant au malheureux Osta-Obeid, il courut, de son côté, à la maison, en proie aux tourments de la jalousie, et sifflant comme un serpent en fureur. Et il entra, avec les yeux hors de la tête, en s’écriant : « Où est mon poignard ? » Et Halima, de l’air le plus innocent, répondit avec de grands yeux interloqués : « Il est à sa place dans la cassette. Mais par Allah ! ô fils de l’oncle, je vois que tu as l’esprit égaré, et je me garderai bien de te le donner, de peur que tu ne veuilles en frapper quelqu’un ! » Et le joaillier insiste, jurant qu’il ne voulait en frapper personne. Alors, ouvrant la cassette, elle lui présenta le poignard. Et il s’écria : « Ô prodige ! » Elle demanda : « Qu’y a-t-il donc de surprenant ? » Il dit : « Je croyais avoir vu à l’instant ce poignard à la ceinture de mon jeune ami ! » Elle dit : « Par ma vie ! aurais-tu pu avoir quelques faux soupçons sur ton épouse, ô le plus indigne des hommes ! » Et le joaillier lui demanda pardon, et fit tous ses efforts pour apaiser sa colère.

Or, le lendemain, Halima, après avoir joué avec son amoureux une partie d’échecs en sept divisions, songea aux moyens d’amener le vieux joaillier à divorcer d’avec elle, et dit à Kamar ! « Tu vois que le premier moyen ne nous a pas réussi. Or, je vais m’habiller en esclave, et tu me conduiras à la boutique de mon mari. Et tu lèveras mon voile en lui disant que tu viens de m’acheter au marché. Et nous verrons bien si cela lui ouvrira les yeux ! » Et elle se leva et s’habilla effectivement en esclave, et accompagna son amoureux à la boutique de son mari. Et Kamar dit au vieux joaillier : « Voici une esclave que je viens d’acheter mille dinars d’or. Vois si elle te plaît ! » Et, parlant ainsi, il leva son voile. Et le joaillier faillit s’évanouir en reconnaissant sa femme, ornée des magnifiques pierreries qu’il avait travaillées lui-même, et portant au doigt les bagues dont Kamar lui avait fait présent. Et il s’écria : « Comment s’appelle cette esclave ? » Et Kamar répondit : « Halima ! » Et le joaillier, à ces paroles, sentit sa gorge se dessécher, et tomba à la renverse. Et Kamar et l’adolescente profitèrent de son évanouissement pour se retirer.

Lorsqu’Osta-Obeid fut revenu de son évanouissement, il courut chez lui de toutes ses forces, et il faillit cette fois mourir de surprise et d’effroi en trouvant son épouse avec la même parure qu’il venait de lui voir, et il s’écria : « Il n’y a de force et de protection qu’en Allah l’Omniscient ! » Et elle lui dit : « Eh bien, ô fils de l’oncle, de quoi t’étonnes-tu donc ? » Il dit ; « Qu’Allah confonde le Malin ! Je viens de voir une esclave qu’a achetée mon jeune ami, et qui paraît être une autre toi-même, tant elle te ressemble ! » Et Halima, comme suffoquée d’indignation, s’écria : « Comment, ô calamiteux à barbe blanche ! tu oses m’outrager par des soupçons si honteux ? Va te convaincre par tes propres yeux, et cours chez ton voisin pour voir si tu ne vas pas y trouver l’esclave ! » Il dit : « Tu as raison ! Il n’y a aucun soupçon qui ne cède à une telle preuve ! » Et il descendit l’escalier, et sortit de sa maison pour se rendre chez son ami Kamar.

Or Halima, ayant passé par l’armoire, se trouvait déjà là lorsque entra son époux. Et l’infortuné, confondu par une ressemblance si grande, ne sut que murmurer : « Allah est grand ! Il crée les jeux de la nature, et tout ce qui lui plaît ! » Et il s’en revint chez lui, à la limite du trouble et de la perplexité ; et, trouvant sa femme comme il l’avait laissée, il ne put que la combler d’éloges et lui demander pardon. Puis il s’en retourna à sa boutique.

Quant à Halima, passant par l’armoire, elle vint rejoindre Kamar, et, lui dit : « Tu vois qu’il n’y a pas moyen d’ouvrir les yeux à ce père de la barbe honteuse ! Il ne nous reste donc plus qu’à nous en aller d’ici sans retard. Mes mesures sont déjà prises, et les chameaux chargés sont prêts ainsi que les chevaux ; et la caravane n’attend que nous pour partir ! » Et elle se leva, et, s’enveloppant de ses voiles, elle le décida à l’emmener vers le lieu où se tenait la caravane. Et tous deux montèrent sur les chevaux qui les attendaient, et ils partirent. Et Allah leur écrivit la sécurité et ils arrivèrent en Égypte sans aucun accident fâcheux.

Lorsqu’ils furent arrivés à la maison du père de Kamar, et que le vénérable marchand eut appris le retour de son fils, la joie dilata tous les cœurs, et Kamar fut reçu au milieu des larmes du bonheur. Et lorsque Halima fut entrée dans la maison, tous les yeux furent éblouis de sa beauté. Et le père de Kamar demanda à son fils ; « Ô mon fils, est-ce que c’est une princesse ? » Il répondit : « Ce n’est pas une princesse, mais c’est celle dont la beauté a été la cause de mon voyage. Car c’est d’elle que nous avait parlé le derviche. Et je me propose maintenant de l’épouser d’après la Sunnah et la loi ! » Et il raconta à son père toute son histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a pas d’utilité à la répéter.

En apprenant cette aventure de son fils, le vénérable marchand Abd el-Rahmân s’écria : « Ô mon fils, que ma malédiction soit sur toi dans ce monde-ci et dans l’autre, si tu persistes à vouloir épouser cette femme sortie de l’enfer ! Ah ! crains, ô mon enfant, qu’elle ne se conduise un jour envers toi d’une manière aussi éhontée qu’envers son premier mari ! Laisse-moi plutôt te chercher ici une épouse parmi les jeunes filles de bonne famille ! » Et il l’admonesta longuement et lui parla si sagement que Kamar répondit : « Je ferai ce que tu désires, ô mon père ! » Et le vénérable marchand embrassa son fils, à ces paroles, et ordonna aussitôt d’enfermer Halima dans un pavillon retiré, en attendant qu’il prît une décision à son sujet.

Après quoi, il s’occupa de chercher dans toute la ville une épouse convenable pour son fils. Et, après des démarches nombreuses de la mère de Kamar auprès des femmes des notables et des riches marchands, on célébra les fiançailles de Kamar avec la fille du kâdi, qui était certainement la plus belle jouvencelle du Caire. Et à cette occasion, pendant quarante jours entiers, on n’épargna ni les festins, ni les illuminations, ni les danses, ni les jeux. Et le dernier jour fut une fête spécialement réservée pour les pauvres, qu’on prit soin de convier à prendre place autour des plateaux servis pour eux, en toute générosité.

Or, Kamar, qui surveillait lui-même les serviteurs pendant ce festin, remarqua parmi les pauvres un homme plus mal vêtu que les plus pauvres et brûlé par le soleil, avec, sur sa figure, les traces de longues fatigues et de cuisants chagrins. Et, arrêtant sur lui ses regards pour l’appeler, il reconnut le joaillier Osta-Obeid. Et il courut faire part de sa découverte à son père qui lui dit : « C’est le moment de réparer, autant qu’il est en notre pouvoir, le mal que tu as commis à l’instigation de la dévergondée que j’ai enfermée ! » Et il s’avança du côté du vieux joaillier qui était sur le point de s’éloigner, et, l’appelant par son nom, il l’embrassa tendrement et l’interrogea sur le motif qui l’avait réduit à un tel état de pauvreté. Et Osta-Obeid lui raconta qu’il était parti de Bassra, afin que son aventure ne fût pas ébruitée et ne pût fournir à ses ennemis l’occasion de se moquer de lui, mais qu’il était tombé, dans le désert, entre les mains des Arabes pilleurs qui l’avaient dépouillé de tout ce qu’il possédait ! » Et le vénérable Abd el-Rahmân se hâta de le faire conduire au hammam et, après le bain, de le faire vêtir de riches habits ; puis il lui dit : « Tu es mon hôte, et je te dois la vérité ! Sache donc que ton épouse Halima est ici, enfermée par mes ordres dans un pavillon retiré. Et je pensais te la renvoyer sous escorte à Bassra ; mais puisqu’Allah t’a conduit jusqu’ici, c’est que le sort de cette femme était marqué d’avance. Je vais donc te conduire chez elle, et tu lui pardonneras ou tu la traiteras comme elle le mérite. Car je ne dois pas te cacher que je connais toute la pénible aventure, où ta femme est seule coupable ; car l’homme qui se laisse séduire par une femme n’a rien à se reprocher, vu qu’il ne peut résister à l’instinct qu’Allah a mis en lui ; mais la femme n’est point constituée de la même manière, et si elle ne repousse pas l’approche et l’attaque des hommes, elle est toujours coupable. Ah ! mon frère, il faut une grande réserve de sagesse et de patience à l’homme qui possède une femme ! » Et le joaillier dit : « Tu as raison, mon frère ! Ma femme est seule coupable en cette affaire-là. Mais où est-elle ? » Et le père de Kamar dit : « Dans ce pavillon que tu vois devant toi, et dont voici les clefs ! » Et le joaillier prit les clefs avec une grande joie et alla au pavillon dont il ouvrit les portes, et entra chez sa femme. Et il s’avança sur elle sans dire un mot, et de ses deux mains, soudain abattues sur son cou, il l’étrangla, en s’écriant : « Ainsi meurent les dévergondées de ton espèce…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit ;

… il l’étrangla, en s’écriant : « Ainsi meurent les dévergondées de ton espèce ! »

Et le marchand Abd el-Rahmân, pour achever de réparer les torts de son fils Kamar à l’égard du joaillier, trouva équitable et méritoire devant Allah Très-Haut de marier, le jour même des noces de Kamar, sa fille Étoile-du-Matin avec Osta-Obeid. Mais Allah est plus grand et plus généreux !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar s’écria : « Fasse Allah, ô Schahrazade, que toutes les femmes dévergondées subissent le sort de l’épouse du joaillier. Car c’est ainsi qu’auraient dû se terminer plusieurs histoires parmi celles que tu m’as racontées ! Souvent, en effet, j’ai été irrité en mon âme, Schahrazade, de voir que certaines femmes avaient eu une fin contraire à mes idées et à mon penchant. Car, pour ma part, tu sais bien comment j’ai traité l’épouse éhontée et si maligne — qu’Allah ne l’ait point en Sa compassion — ainsi que toutes ses esclaves infidèles ! » Mais Schahrazade, ne voulant pas que le Roi s’arrêtât longtemps sur de telles pensées, se garda bien de répondre à ce sujet, et se hâta de commencer, comme suit, l’Histoire de la jambe de mouton.


HISTOIRE DE LA JAMBE DE MOUTON


Il est raconté — mais Allah est plus savant ! — qu’il y avait au Caire, sous le règne d’un roi d’entre les rois de ce pays, une femme douée de tant de ruse et de tant d’adresse que boire une gorgée d’eau ou passer dans le trou d’une aiguille de la plus petite espèce était pour elle chose aussi aisée. Or Allah — qui distribue où Il veut les qualités et les défauts — avait mis en cette femme une telle ardeur de tempérament que s’il lui avait fallu être l’une des quatre épouses d’un Croyant et partager avec justice les nuits en quatre lots, un pour chacune, elle serait morte de désir rentré. Aussi, elle avait su si bien mener ses affaires, qu’elle était parvenue à être non seulement l’épouse unique d’un homme, mais à se marier avec deux hommes à la fois, tous deux de la race des coqs de la Haute-Égypte, qui peuvent contenter vingt poules l’une après l’autre. Et elle avait usé de tant de finesse, et si bien su prendre ses mesures, qu’aucun des deux ne se doutait d’un partage si contraire à la loi et aux coutumes des vrais Croyants. Et, d’ailleurs, elle était aidée dans son manège par la profession même qu’exerçaient ses deux maris, car l’un était voleur de nuit, et l’autre escamoteur de jour. Ce qui faisait que lorsque l’un rentrait le soir au logis, une fois sa besogne terminée, l’autre était déjà sorti à la quête de quelque travail conséquent. Quant à ce qui est de leurs noms, ils s’appelaient : le voleur Haram et l’escamoteur Akil.

Et les jours et les mois passèrent, et le voleur Haram et l’escamoteur Akil s’acquittaient avec excellence de leur métier de coq, dans la maison, et de renard, hors de la maison.

Or, un jour d’entre les jours, le voleur Haram, après que l’héritier de son père eut contenté la fille de l’oncle, encore plus excellemment que d’habitude, dit à la femme : « Une affaire de grande importance, ô femme, m’oblige à m’absenter pour quelque temps. Puisse Allah m’écrire la réussite, afin que je sois au plus tôt de retour près de toi ! » Et la femme répondit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô tête des hommes ! Mais que va devenir la malheureuse pendant l’absence de son gaillard ? » Et elle se désola beaucoup et lui dit mille paroles de regret, et ne le laissa partir qu’après les marques les plus chaudes de son attachement. Et le voleur Haram chargé d’un sac de provisions de bouche, que l’adolescente avait pris soin de lui préparer pour la route, s’en alla en sa voie, ravi et faisant claquer sa langue de contentement.

Or, il y avait à peine une heure de temps qu’il était parti quand rentra Akil l’escamoteur. Et le sort voulut qu’ayant un motif de quitter la ville, il vînt précisément annoncer son départ à son épouse. Et l’adolescente ne manqua pas de témoigner à son second mari toute la peine que lui causait son éloignement, et, après les preuves diverses et multipliées d’une passion extraordinaire, elle lui remplit un sac de provisions de bouche pour le voyage, et lui fit ses adieux en appelant sur sa tête les bénédictions d’Allah — qu’il soit exalté ! — Et l’escamoteur Akil partit de sa maison en se louant d’avoir une épouse si chaude et si attentionnée, et faisant claquer sa langue de contentement.

Et comme la destinée de chaque créature l’attend d’ordinaire à quelque tournant de chemin, les deux maris devaient trouver la leur au moment où ils y pensaient le moins. En effet, à la fin de sa journée l’escamoteur Akil entra dans un khân qui se trouvait sur la route, se proposant d’y passer la nuit. Et, en entrant dans le khân, il n’y trouva qu’un seul voyageur, avec lequel, après les salams et compliments de part et d’autre, il lia bientôt conversation. Or, c’était précisément le voleur Haram, qui avait pris le même chemin que l’associé qu’il ne connaissait pas. Et le premier dit au second : « Ô compagnon, tu parais bien fatigué ! » Et l’autre répondit : « Par Allah, j’ai fait aujourd’hui tout d’une traite la route du Caire ! Mais toi, compagnon, d’où viens-tu ? » Il répondit : « Du Caire également ! Et glorifié soit Allah qui met sur ma route un compagnon aussi agréable pour continuer le voyage. Car le Prophète — sur lui la prière et la paix ! — a dit : « Un compagnon est la meilleure provision de route ! » Mais, en attendant, pour sceller notre amitié, rompons ensemble le même pain et goûtons au même sel ! Voici, ô compagnon, mon sac de provisions, où j’ai, pour te les offrir, des dattes fraîches et du rôti à l’ail ! » Et l’autre répondit : « Qu’Allah augmente tes biens, ô compagnon ! j’accepte l’offre de tout cœur amical. Mais permets-moi d’apporter aussi mon écot ! Et pendant que le premier tirait du sac ses provisions, il déploya les siennes sur la natte où ils étaient assis.

Lorsque tous les deux eurent fini de poser sur la natte ce qu’ils avaient à offrir, ils s’aperçurent qu’ils avaient exactement les mêmes provisions : des galettes de pain au sésame, des dattes et la moitié d’une jambe de mouton. Et ils furent bientôt étonnés à la limite extrême de l’étonnement, lorsqu’ils eurent constaté que les deux moitiés de la jambe de mouton se rejoignaient avec une parfaite exactitude. Et ils s’écrièrent : « Allahou akbar ! il était écrit que cette jambe de mouton verrait ses deux moitiés se réunir, malgré la mort, le four et l’assaisonnement ! » Puis l’escamoteur demanda au voleur : « Par Allah sur toi, ô compagnon, puis-je savoir d’où vient ce morceau de jambe de mouton ? » Et le voleur répondit : « C’est la fille de mon oncle qui me l’a donné avant mon départ ! Mais par Allah sur toi, ô compagnon, puis-je savoir à mon tour où tu as pris cette moitié de jambe-là ? » Et l’escamoteur dit : « C’est également la fille de l’oncle qui me l’a mise dans le sac ! Mais peux-tu me dire dans quel quartier se trouve ton honorable maison ? » Il dit : « Près de la Porte des Victoires ! » Et l’autre s’écria : « Et moi aussi ! » Et bientôt, de questions en questions, les deux larrons finirent par acquérir la conviction que, depuis le jour de leur mariage, ils étaient les associés sans le savoir de la même couche et du même tison. Et ils s’écrièrent : « Éloigné soit le Malin ! Voici que nous sommes les dupes de la maudite ! » Puis, malgré que cette découverte eût failli d’abord les inciter à quelque violence, ils finirent, parce qu’ils étaient avisés et sages, par penser que le meilleur parti à prendre était encore de revenir sur leurs pas, et d’éclaircir, par leurs propres yeux et par leurs propres oreilles, ce qui était à éclaircir avec la rouée. Et, étant tombés d’accord à ce sujet, ils reprirent tous les deux la route du Caire, et ne tardèrent pas à arriver à leur logis commun.

Lorsque, leur ayant ouvert la porte, l’adolescente eut aperçu ensemble ses deux maris, elle ne put guère douter qu’elle ne fût découverte quant à sa rouerie, et, comme elle était sage et avisée, elle pensa que ce serait en vain, cette fois, qu’elle chercherait quelque prétexte pour cacher plus longtemps la vérité. Et elle pensa : « Le cœur de l’homme le plus dur ne peut résister aux larmes de la femme aimée ! » Et soudain, fondant en sanglots et défaisant ses cheveux, elle se jeta aux pieds de ses deux maris, en implorant leur miséricorde.

Or, tous deux l’aimaient, et leur cœur était lié à ses charmes. Aussi, malgré sa notoire perfidie, ils sentirent que leur attachement pour elle n’avait point été affaibli ; et ils la relevèrent et lui accordèrent son pardon, mais après lui avoir toutefois fait des remontrances, avec des yeux écarquillés. Puis, comme elle se tenait silencieuse avec un air fort contrit, ils lui dirent que ce n’était pas tout, mais qu’il fallait bien que cessât, sans retard, cet état si contraire aux coutumes et aux mœurs des Croyants. Et ils ajoutèrent : « Il faut absolument que tu te décides, sur l’heure, à choisir celui de nous deux que tu veux garder pour époux !. »

À ces paroles de ses deux maris, l’adolescente baissa la tête, et réfléchit profondément. Et ils eurent beau la presser de prendre sans retard une détermination, il fut impossible de lui faire désigner celui qu’elle préférait, car elle les trouvait tous deux égaux en vaillance, force et résistance. Mais comme, impatientés de son silence, ils lui criaient d’une voix menaçante qu’elle eût à faire son choix, elle finit par relever la tête et dit : « Il n’y a de recours et de miséricorde qu’en Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Ô hommes, puisque vous m’obligez à choisir entre vous, et à prendre un parti qui coûte à l’affection que je vous ai vouée également, et comme, réflexion faite et conséquences pesées, je n’ai aucun motif de préférer l’un à l’autre, voici ce que je vous propose ! Vous vivez tous deux de votre adresse, et en cela votre conscience est en repos, et Allah qui juge les actions de Ses créatures d’après les aptitudes qu’il a mises dans leur cœur, ne vous repoussera pas du sein de Sa bonté. Toi, Akil, tu escamotes, le jour, et toi, Haram, tu voles, la nuit. Eh bien, je déclare devant Allah et devant vous, que je garderai pour époux celui de vous deux qui aura donné la meilleure preuve d’adresse, et accompli la plus fine prouesse ! » Et tous deux répondirent par l’ouïe et l’obéissance, en agréant tout de suite la proposition, et se préparèrent aussitôt à lutter de dextérité.

Or, ce fut l’escamoteur Akil qui débuta, en se rendant avec son associé Haram dans le souk des changeurs. Et là, il lui montra du doigt un vieux Juif qui se promenait d’une boutique à l’autre avec lenteur, et dit : « Tu vois, ô Haram, ce fils de chien ! Or, moi, avant qu’il ait achevé sa tournée de changeur, je me fais fort de le forcer à me donner son sac, rempli d’or, de changeur ! » Et, ayant ainsi parlé, il s’approcha, léger comme une plume, du Juif en tournée, et lui subtilisa le sac rempli de dinars d’or qu’il portait avec lui. Et il s’en revint vers son compagnon qui d’abord, pris d’une peur extrême, voulut l’éviter pour ne pas risquer d’être arrêté avec lui comme complice, mais qui, ensuite, émerveillé d’un coup si adroit, se mit à le féliciter de la dextérité dont il venait de faire preuve, et lui dit : « Par Allah ! je crois bien que jamais je ne pourrai, de mon côté, accomplir un exploit si brillant ! Je croyais que voler un Juif était une chose au-dessus des forces d’un Croyant ! » Mais l’escamoteur se prit à rire et lui dit : « Ô pauvre ! » cela n’est qu’un commencement, car ce n’est pas ainsi que je prétends m’approprier le sac du Juif ! Car la justice pourrait un jour ou l’autre être mise sur ma piste et me forcer à rendre gorge. Mais je veux devenir le propriétaire légal du sac avec son contenu, en m’y prenant de manière à ce que le kâdi lui-même m’adjuge le bien de ce Juif farci d’or ! » Et, ce disant, il s’en alla dans un coin retiré du souk, ouvrit le sac, compta les pièces d’or qu’il contenait, en ôta dix dinars et mit à leur place un anneau de cuivre qui lui appartenait. Après quoi il referma soigneusement le sac, et, rejoignant le Juif dépouillé, il le lui glissa adroitement dans la poche de son kaftân, comme si de rien n’était. L’adresse est un don d’Allah, ô Croyants !

Or, à peine le Juif eut-il fait quelques pas, que de nouveau l’escamoteur s’élança vers lui, mais bien ostensiblement cette fois, en lui criant : « Misérable fils d’Aâron, ton châtiment est proche ! Rends-moi mon sac, ou bien à nous deux chez le kâdi ! » Et le Juif, à la limite de la surprise de se voir ainsi pris à partie par un homme qu’il ne connaissait ni de père ni de mère, et qu’il n’avait jamais vu, de sa vie, commença d’abord, pour éviter les coups, par se confondre en excuses, et jura par Ibrahim, Ishak et Yâcoub que son agresseur se trompait de personne, et que, pour sa part, i| n’avait jamais songé à lui enlever son sac ! Mais Akil, sans vouloir rien entendre de ses protestations, ameuta contre lui tout le souk et finit par le prendre par son kaftân, en lui criant : « Moi et toi chez le kâdi ! » Et, comme il résistait, il le saisit par la barbe et le traîna, au milieu des huées, devant le kâdi.

Et le kâdi demanda : « Quelle est l’affaire ? » Et Akil aussitôt répondit : « Ô notre maître le kâdi, ce Juif, de la tribu des Juifs, que j’amène entre tes mains dispensatrices de la justice, est certainement le voleur le plus audacieux qui soit encore entré dans la salle de tes décrets. Voici qu’après m’avoir volé mon sac plein d’or, il ose se promener dans le souk avec la tranquillité du musulman irréprochable ! » Et le Juif, la barbe à moitié arrachée, gémit : « Ô notre maître le kâdi, je proteste ! Jamais je n’ai vu ni connu cet homme qui m’a brutalisé et réduit en l’état lamentable où je suis, après avoir ameuté le souk contre moi et détruit à jamais mon crédit et ruiné ma réputation de changeur irréprochable ! » Mais Akil s’écria : « Ô maudit fils d’Israël, depuis quand la parole d’un chien de ta race prévaut-elle contre la parole d’un Croyant ? Ô notre maître le kâdi, ce fourbe nie son vol avec autant d’audace que ce marchand des Indes dont je pourrais raconter l’histoire à ta seigneurie, si elle ne la connaît pas ! » Et le kâdi répondit ; « Je ne connais pas l’histoire du marchand des Indes ! Mais que lui est-il arrivé ? Dis-le moi brièvement ! » Et Akil dit : « Sur ma tête et sur mon œil ! Ô notre maître, pour parler brièvement, ce marchand des Indes était un homme qui avait réussi à inspirer tant de confiance aux gens du souk, qu’un jour un gros dépôt d’argent qui fut confié, sans demande de reçu. Et il profita de cette circonstance pour nier le dépôt, le jour où le propriétaire vint le lui réclamer. Et, comme il n’y avait contre lui ni témoins ni écritures, il aurait certainement mangé en toute tranquillité le bien d’autrui, si le kâdi de la ville n’eût réussi, par sa finesse, à lui faire avouer la vérité. Et, cet aveu obtenu, il lui fit appliquer deux cents coups de bâton sur la plante des pieds, et le chassa de la ville ! » Puis Akil continua : « Et maintenant j’espère d’Allah, ô notre maître le kâdi, que ta seigneurie pleine de sagacité et de finesse trouvera aisément le moyen de démontrer la duplicité de ce Juif ! Et, d’abord, permets à ton esclave de te prier de vouloir bien donner l’ordre de fouiller mon voleur, pour le convaincre de son vol ! »

Lorsque le kâdi eut entendu ce discours d’Akil, il ordonna aux gardes de fouiller le Juif. Et ils ne mirent pas longtemps pour trouver sur lui le sac en question. Et l’accusé, gémissant, soutint que le sac était sa propriété légitime. Et de son côté Akil assurait, avec force serments et injures à l’adresse du mécréant, qu’il reconnaissait parfaitement le sac qui lui avait été dérobé. Et le kâdi, en juge avisé, ordonna alors que chacune des parties déclarât ce qu’elle devait avoir déposé dans le sac en litige. Et le Juif déclara : « Il y a dans mon sac, ô notre maître, cinq cents dinars d’or, pas un de plus, pas un de moins, que j’y ai déposés ce matin ! » Et Akil s’écria : « Tu mens, ô chien des Juifs ! à moins que, contrairement à l’habitude de ceux de ta race, tu ne rendes plus que l’on ne t’a prêté ! Or, moi, je déclare qu’il n’y a dans le sac que quatre cent quatre-vingt-dix dinars, pas un de plus, pas un de moins. Et, en outre, un anneau en cuivre, qui porte mon cachet, doit s’y trouver renfermé, à moins que tu ne l’aies déjà enlevé ! » Et le kâdi ouvrit le sac, devant les témoins, et son contenu ne put que donner raison à l’escamoteur. Et aussitôt le kâdi remit le sac à Akil, et ordonna qu’on administrât sur-le-champ la bastonnade au Juif, que la stupéfaction avait rendu muet !

Lorsque le voleur Haram vit la réussite du tour d’adresse de son associé Akil, il le félicita et lui dit qu’il lui serait bien difficile de le surpasser. Il convint pourtant avec lui d’un rendez-vous pour le soir même, auprès du palais du sultan, afin qu’il pût tenter, à son tour, quelque exploit qui ne fût pas trop indigne du merveilleux tour dont il venait d’être le témoin.

Aussi, à la tombée de la nuit, les deux associés étaient déjà au rendez-vous fixé. Et Haram dit à Akil : « Compagnon, tu es parvenu à rire de la barbe d’un Juif et de celle du kâdi. Or, moi, c’est au sultan lui-même que je veux m’adresser. Voici donc une échelle de corde au moyen de laquelle je vais pénétrer dans l’appartement du sultan ! Mais il faut que tu m’y accompagnes, pour être témoin de ce qui va se passer ! » Et Akil, qui n’était point habitué au vol mais simplement à l’escamotage, fut d’abord bien effrayé de la témérité de cette tentative ; mais il eut honte de reculer devant son associé, et l’aida à jeter l’échelle de corde au-dessus de la muraille du palais. Et ils y grimpèrent tous deux, descendirent du côté opposé, traversèrent les jardins, et s’engagèrent dans le palais même, à la faveur des ténèbres.

Et ils se glissèrent, à travers les galeries, jusqu’à l’appartement même du sultan ; et Haram, soulevant une portière, fit voir à son compagnon le sultan endormi, auprès duquel se trouvait un jeune garçon, qui lui chatouillait la plante des pieds…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… un jeune garçon qui lui chatouillait la plante des pieds. Et ce jeune garçon qui, au moyen de cette manœuvre, favorisait le dormir du roi, paraissait lui-même accablé de sommeil et, pour ne pas se laisser aller à d’assoupissement, mâchait un morceau de mastic.

À cette vue, Akil, pris de peur, faillit tomber sur le dos, et Haram lui dit à l’oreille ; « Pourquoi, t’effraies-tu de la sorte, compagnon ? Tu as parlé au kâdi et, à mon tour, je veux parler au roi ! » Et, le laissant derrière le rideau, il s’approcha du jeune garçon avec une agilité merveilleuse, le bâillonna, le ficela et le suspendit, comme un paquet, au plafond. Puis il s’assit à sa place, et se mit à chatouiller la plante des pieds du roi, avec la science d’un masseur de hammam. Et, au bout d’un moment, il manœuvra de manière à réveiller le sultan, qui se prit à bâiller. Et Haram, imitant la voix d’un jeune garçon, dit au sultan : « Ô roi du temps ! puisque ta Hautesse ne dort pas, veut-elle que je lui raconte quelque chose ? » Et le sultan ayant répondu ; « Tu peux ! » Haram dit : « Il y avait, ô roi du temps, dans une ville d’entre les villes, un voleur nommé Haram et un escamoteur nommé Akil, qui luttaient ensemble d’audace et d’adresse. Or, voici ce qu’un jour chacun d’eux entreprit ! » Et il raconta au sultan le tour d’Akil, dans tous ses détails, et poussa l’audace jusqu’à lui apprendre ce qui se passait dans son propre palais, en changeant seulement le nom du sultan et le lieu de la scène. Et, lorsqu’il eut terminé son récit, il dit : « Et maintenant, ô roi du temps, lequel des deux compagnons ta seigneurie trouve-t-elle le plus habile ? » Et le sultan répondit : « C’est, sans contredit ; le voleur qui s’est introduit dans le palais du roi ! »

Lorsqu’il eut entendu cette réponse, Haram prétexta un pressant besoin d’uriner, et sortit comme pour aller aux cabinets. Et il alla rejoindre son compagnon qui, pendant tout le temps qu’avait duré la conversation, sentait son âme s’envoler de terreur de son nez. Et ils reprirent le chemin qu’ils avaient déjà parcouru, et sortirent du palais aussi heureusement qu’ils y étaient entrés.

Or, le lendemain, le sultan, qui avait été bien étonné de ne pas revoir son favori qu’il croyait aux cabinets, fut à la limite de la surprise en le voyant suspendu au haut du plafond, tout comme dans l’histoire qu’il avait entendu raconter. Et bientôt il acquit la certitude qu’il venait d’être lui-même la dupe de l’audacieux voleur. Mais, loin d’être irrité contre celui qui l’avait ainsi joué, il voulut le connaître ; et, dans ce but, il fit publier, par les crieurs publics, qu’il pardonnait à celui qui s’était introduit de nuit dans son palais, et qu’il lui promettait une grande récompense s’il se présentait devant lui. Et Haram, sur la foi de cette promesse, se rendit au palais et se présenta entre les mains du sultan, qui le loua beaucoup pour son courage et, pour récompenser tant d’adresse, le nomma sur l’heure chef de la police du royaume. Et, de son côté, l’adolescente ne manqua pas, en apprenant la chose, de choisir Haram pour unique époux, et vécut avec lui dans les délices et la joie. Mais Allah est plus savant !


— Et Schahrazade, cette nuit-là, ne voulut pas laisser le Roi sur l’impression de cette histoire, et commença immédiatement à lui raconter la prodigieuse histoire suivante.

Elle dit :


LES CLEFS DU DESTIN


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le khalifat Môhammad ben-Theiloun, sultan d’Égypte, était un souverain aussi sage et bon que son père Theiloun était cruel et oppresseur. Car, loin d’agir comme lui, en torturant ses sujets pour leur faire payer trois et quatre fois les mêmes impôts, et en leur faisant administrer la bastonnade pour les forcer à déterrer les quelques drachmes qu’ils enfouissaient dans la terre par crainte des percepteurs, il se hâta de faire renaître la tranquillité et de ramener la justice parmi son peuple. Et il employait les trésors que son père Theiloun avait amassés par la violence, à protéger les poètes et les savants, à récompenser les vaillants, et à venir en aide aux pauvres et aux malheureux. Aussi le Rétributeur fit tout réussir sous son règne béni : car jamais les crues du Nil ne furent aussi régulières et abondantes, jamais les moissons ne furent aussi riches et multipliées, jamais les champs de luzerne et de lupin ne furent aussi verts, et jamais les marchands ne virent affluer autant d’or dans leurs boutiques.

Or, un jour d’entre les jours, le sultan Môhammad fit venir en sa présence tous les dignitaires de son palais pour les interroger, chacun à tour de rôle, sur leurs fonctions, leurs services passés, et la paie qu’ils recevaient du trésor. Car il voulait, de la sorte, contrôler par lui-même leur conduite et leurs moyens d’existence, en se disant : « Si je trouve quelqu’un avec un emploi pénible et une paie légère, je diminuerai sa charge et j’augmenterai ses appointements ; mais si j’en trouve un avec une paie considérable et un emploi facile, je diminuerai ses appointements et j’augmenterai son travail. »

Et les premiers qui se présentèrent entre ses mains furent ses vizirs, qui étaient au nombre de quarante, tous des vieillards vénérables, avec de longues barbes blanches et un visage marqué par la sagesse. Et ils portaient sur la tête des tiares enturbannées, enrichies de pierres précieuses ; et ils s’appuyaient sur de longues verges à bout d’ambre, signe de leur pouvoir. Puis vinrent les walis des provinces, les chefs de l’armée, et tous ceux qui, de près ou de loin, avaient à maintenir la tranquillité et à rendre la justice. Et, les uns après les autres, ils s’agenouillèrent et embrassèrent la terre entre les mains du khalifat, qui les interrogea longuement, et les rétribua ou les destitua, selon ce qu’il lui apparaissait de leurs mérites.

Et le dernier qui se présenta fut l’eunuque porte-glaive, exécuteur de la justice. Et bien qu’il fût gras, comme un homme bien nourri qui n’a rien à faire, il était bien triste d’aspect, et, au lieu de marcher fièrement, avec son glaive nu sur l’épaule, il avait la tête baissée et tenait son glaive dans le fourreau. Et quand il fut entre les mains du sultan Môhammad ben-Theiloun, il embrassa la terre et dit : « Ô notre maître et la couronne sur notre tête, voici que le jour de la justice va luire enfin pour l’esclave exécuteur de ta justice ! Ô mon seigneur, ô roi du temps, depuis la mort de ton défunt père, le sultan Theiloun — qu’Allah l’ait en Sa miséricorde — j’ai vu chaque jour diminuer les occupations de ma charge et disparaître les profits que j’en tirais. Et ma vie, qui était jadis heureuse, s’écoule maintenant morne et inutile. Et si l’Égypte continue de la sorte à jouir de la tranquillité et de l’abondance, je cours grand risque de mourir de faim, en ne laissant même pas de quoi m’acheter un linceul — qu’Allah prolonge la vie de notre maître ! »

Lorsque le sultan Môhammad ben-Theiloun eut entendu ces paroles de son porte-glaive, il réfléchit pendant un bon moment, et reconnut que ses plaintes étaient justifiées, car les plus gros profits de sa charge lui venaient, non de sa paie qui était peu considérable, mais de ce qu’il tirait, en dons ou en héritages, de ceux qu’il exécutait. Et il s’écria ; « Nous venons d’Allah et vers Lui nous retournerons ! Il est donc bien vrai que le bonheur de tous est une illusion, et que ce qui fait la joie de l’un peut faire couler les larmes de l’autre ! Ô porte-glaive, tranquillise ton âme et rafraîchis tes yeux, car désormais, pour t’aider à vivre, maintenant que tes fonctions ne sont guère rétribuées, tu recevras chaque année deux cents dinars d’émoluments ! Et fasse Allah que, durant tout mon règne, ton glaive reste aussi inutile qu’il l’est en ce moment, et se couvre de la rouille pacifique du repos ! » Et le porte-glaive baisa le pan de la robe du khalifat et rentra dans le rang. Or, tout cela est pour prouver quel souverain juste et clément était le sultan Môhammad.

Et, comme la séance allait être levée, le sultan aperçut, derrière les rangs des dignitaires, un cheikh d’âge, au visage chargé de rides et au dos voûté, qu’il n’avait pas encore interrogé. Et il lui fit signe de s’approcher, et lui demanda quel était son emploi dans le palais. Et le cheikh répondit : « Ô roi du temps, mon emploi consiste, en tout et pour tout, à veiller simplement sur un coffret qui m’a été remis en garde par le défunt sultan, ton père. Et, pour cet emploi, il m’est alloué, sur le trésor, dix dinars d’or tous les mois ! » Et le $ultan Môhammad s’étonna de cela, et dit : « Ô cheikh, c’est une bien grosse paie pour un emploi si aisé ! Mais qu’y a-t-il dans le coffret ? » Il répondit : « Par Allah, ô notre maître, il y a quarante ans déjà que je l’ai en garde, et j’ignore ce qu’il contient ! » Et le sultan dit : « Va et l’apporte au plus vite ! » Et le cheikh se hâta d’exécuter l’ordre.

Or, le coffret que le cheikh apporta devant le sultan était en or massif et richement ouvragé. Et le cheikh, sur l’ordre du sultan, l’ouvrit pour la première fois. Or, il ne contenait qu’un manuscrit tracé en lettres brillantes sur de la peau de gazelle teinte en pourpre. Et il y avait, tout au fond, une petite quantité de terre rouge.

Et le sultan prit le manuscrit en peau de gazelle, qui était écrit en caractères brillants, et voulut lire ce qu’il disait. Mais, bien qu’il fût fort versé dans l’écriture et dans les sciences, il ne put déchiffrer un seul mot des caractères inconnus dont il était tracé. Et ni les vizirs ni les ulémas qui étaient présents ne réussirent guère davantage. Et le sultan fit venir, les uns après les autres, tous les savants renommés de l’Égypte, de la Syrie, de la Perse et des Indes ; mais aucun d’eux ne put seulement dire en quelle langue était écrit ce manuscrit. Car les savants ne sont d’ordinaire que de pauvres ignorants affublés de gros turbans, pour tout acquis.

Et le sultan Môhammad fît alors publier par tout l’empire, qu’il accorderait la plus grande des récompenses à celui qui pourrait seulement lui indiquer l’homme assez instruit pour déchiffrer les caractères inconnus.

Or, peu de temps après la publication de cet avis, un vieillard à turban blanc se présenta à l’audience du sultan, et dit, après avoir obtenu la permission de parler : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maître le sultan ! L’esclave qui est entre tes mains est un ancien serviteur de ton père, le défunt sultan Theiloun, et vient aujourd’hui même de rentrer de l’exil auquel il avait été condamné ! Qu’Allah ait le défunt en sa compassion, qui m’a condamné à cette relégation ! Or, je me présente entre tes mains, ô notre maître souverain, pour te dire qu’un seul homme peut lire le manuscrit en peau de gazelle ! Et c’est son maître légitime le cheikh Hassân Abdallah, fils d’El-Aschar, qui, il y a quarante ans, a été jeté dans un cachot, par ordre du défunt sultan. Et Allah sait s’il y gémit encore ou s’il est mort ! » Et le sultan demanda : « Et pour quel motif le cheikh Hassân Abdallah a-t-il été enfermé dans un cachot ? » Il répondit : « Parce que le défunt sultan voulait obliger par la force le cheikh à lui lire le manuscrit, après qu’il l’en eut dépossédé ! »

Et le sultan Mohammad, à ces paroles, envoya aussitôt les chefs des gardes visiter toutes les prisons, dans l’espoir d’y trouver le cheikh Hassân Abdallah encore en vie, et de l’en faire sortir. Et le sort voulut que le cheikh fût encore vivant. Et les chefs des gardes, d’après l’ordre du sultan, le revêtirent d’une robe d’honneur, et l’amenèrent entre les mains de leur maître. Et le sultan Môhammad vit que c’était un homme d’aspect vénérable et au visage ravagé par les souffrances. Et il se leva en son honneur, et le pria de pardonner l’injuste traitement que lui avait fait subir le khalifat Theiloun, son père. Puis il le fit asseoir près de lui, et, lui remettant le manuscrit en peau de gazelle, il lui dit : « Ô vénérable cheikh, je ne voudrais point garder plus longtemps cet objet qui ne m’appartient pas, dût-il me faire posséder tous les trésors de la terre ! »

En entendant ces paroles du sultan, le cheikh Hassân Abdallah versa d’abondantes larmes, et, tournant ses paumes vers le ciel, il s’écria : « Seigneur, Tu es la source de toute sagesse, Toi qui fais produire au même sol et le poison et la plante salutaire ! Voici quarante ans de ma vie passés au fond d’un cachot ! et c’est au fils de mon oppresseur que je dois maintenant de mourir au soleil ! Seigneur, louanges et gloire à Toi, dont les décrets sont insondables ! » Puis il se tourna vers le sultan, et dit : « Ô notre maître souverain, ce que j’ai refusé à la violence, je l’accorde à la bonté ! Ce manuscrit, pour la possession duquel j’ai risqué plusieurs fois ma vie, t’appartient désormais en propriété légitime ! Il est le commencement, et la fin de toute science, et il est le seul bien que j’aie rapporté de la ville de Scheddad ben-Aâd, la cité mystérieuse où nul humain ne peut pénétrer, Aram-aux-colonnes ! »

Et le khalifat embrassa le vieillard, et lui dit : « Ô mon père, hâte-toi de grâce ! de me dire ce que tu sais au sujet de ce manuscrit en peau de gazelle, et de la cité de Scheddad ben-Aâd, Aram-aux-colonnes ! » Et le cheikh Hassân Abdallah répondit : « Ô roi, l’histoire de ce manuscrit est l’histoire de toute ma vie. Et si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon à qui la lirait avec respect ! » Et il raconta :

« Sache, ô roi du temps, que mon père était l’un des marchands les plus riches et les plus respectés du Caire. Et je suis son fils unique. Et mon père n’épargna rien pour mon instruction, et me donna les meilleurs maîtres de l’Égypte. Aussi, à vingt ans, j’étais déjà renommé, parmi les ulémas, pour mon savoir et mes connaissances dans les livres des anciens. Et mon père et ma mère, voulant se réjouir de mes noces, me donnèrent comme épouse une jeune vierge aux yeux pleins d’étoiles, à la taille flexible et gracieuse, et gazelle pour l’élégance et la légèreté. Et mes noces furent magnifiques. Et je coulai avec mon épouse des jours d’épanouissement et des nuits de bonheur. Et je vécus de la sorte dix années, aussi belles que la première nuit nuptiale.

Mais, ô mon maître, qui peut savoir ce que lui réserve le sort du lendemain ? Or, moi, au bout de ces dix années, qui passèrent comme le songe d’une nuit tranquille, je devins la proie de la destinée, et tous les fléaux à la fois s’abattirent sur le bonheur de ma maison. Car, en l’espace de quelques jours, la peste fit périr mon père, le feu dévora ma maison, et les eaux de la mer engloutirent les navires qui trafiquaient au loin de mes richesses. Et pauvre, et nu comme l’enfant au sortir du sein de sa mère, je n’eus, pour toute ressource, que la miséricorde d’Allah et la pitié des Croyants. Et je me mis à fréquenter la cour des mosquées, avec les mendiants d’Allah ; et je vivais dans la compagnie des santons aux belles paroles. Et il m’arrivait souvent, dans les plus mauvais jours, de rentrer au gîte sans un morceau de pain, et, après avoir jeûné toute la journée, de n’avoir rien à manger pour la nuit. Et je souffrais à l’extrême de ma propre misère et de celle de ma mère, de mon épouse et de mes enfants.

Or, un jour qu’Allah n’avait envoyé aucune aumône à son mendiant, mon épouse ôta son dernier vêtement et me le remit en pleurant, et me dit ; « Va essayer de le vendre au souk, afin d’acheter à nos enfants un morceau de pain. » Et moi je pris le vêtement de la femme, et sortis pour aller le vendre, sur la chance de nos enfants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et moi je pris le vêtement de la femme, et sortis pour aller le vendre, sur la chance de nos enfants. Et, comme je me dirigeais vers le souk, je rencontrai un Bédouin monté sur une chamelle rouge. Et le Bédouin arrêta soudain sa chamelle, en m’apercevant, la fit s’agenouiller, et me dit : « Le salam sur toi, ô mon frère ! Ne pourrais-tu pas m’indiquer la maison d’un riche marchand qui s’appelle le cheikh Hassân Abdallah, fils d’Al-Achar ? » Et moi, ô mon maître, j’eus honte de ma pauvreté, bien que la pauvreté, comme la richesse, nous vienne d’Allah, et je répondis, en baissant la tête : « Et sur toi le salam et la bénédiction d’Allah, ô père des Arabes ! Mais il n’y a point, que je sache, au Caire, d’homme du nom que tu viens de prononcer ! » Et je voulus continuer mon chemin. Mais le Bédouin sauta du dos de sa chamelle, et, prenant mes mains dans les siennes, me dit, sur le ton du reproche : « Allah est grand et généreux, ô mon frère ! Mais n’es-tu point le cheikh Hassân Abdallah, fils d’Al-Achar ? Et se peut-il que tu renvoies l’hôte qu’Allah t’envoie, en cachant ton nom ? » Alors, moi, à la limite de la confusion, je ne pus retenir mes larmes, et, tout en le priant de me pardonner, je lui pris les mains pour les baiser ; mais il ne voulut pas me laisser faire, et me serra dans ses bras, comme un frère fait pour son frère. Et je le conduisis vers ma maison.

Et, marchant ainsi avec le Bédouin, qui conduisait sa chamelle par le licou, mon cœur et mon esprit étaient torturés par l’idée que je n’avais rien pour traiter l’hôte. Et quand j’arrivai, je me hâtai d’apprendre à la fille de mon oncle la rencontre que je venais de faire ; et elle me dit : « L’étranger est l’hôte d’Allah, et le pain même des enfants est à lui ! Retourne donc vendre la robe que je t’ai donnée, et, avec l’argent que tu en tireras, achète de quoi nourrir notre hôte. Et s’il laisse des restes, nous en vivrons ! » Et moi, pour sortir, je dus passer par le vestibule où j’avais laissé le Bédouin. Et comme je cachais la robe, il me dit : « Mon frère, qu’as-tu donc sous ton habit ? » Et je répondis, en baissant la tête de confusion : « Ce n’est rien ! » Mais il insista, disant : « Par Allah sur toi, ô mon frère, je te supplie de me dire ce que tu portes sous ton vêtement ? » Et moi, bien embarrassé, je répondis : « C’est la robe de la fille de mon oncle, que je porte chez notre voisine, dont le métier est de raccommoder les robes ! » Et le Bédouin insista encore, et me dit : « Fais voir cette robe, ô mon frère ! » Et moi, rougissant, je lui montrai la robe ; et il s’écria : « Allah est clément et généreux, ô mon frère ! Voici que tu vas aller vendre à la criée la robe de ton épouse, la mère de tes enfants, pour accomplir envers l’étranger les devoirs de l’hospitalité ! » Et il m’embrassa et me dit : « Tiens, ya Hassân Abdallah, voici dix dinars d’or, de chez Allah, afin que tu les dépenses et nous en achètes ce qui est nécessaire à nos besoins et à ceux de ta maison ! » Et moi je ne pus refuser l’offre de l’hôte, et je pris les pièces d’or. Et l’abondance et le bien-être rentrèrent dans ma maison.

Or, chaque jour, le Bédouin, mon hôte, me remettait la même somme et, d’après ses ordres, je la dépensais de la même façon. Et cela dura quinze jours. Et je glorifiais le Rétributeur pour ses bienfaits.

Or, au matin du seizième jour, le Bédouin, mon hôte, me dit, après les salams : « Ya Hassân Abdallah, veux-tu te vendre à moi ? » Et moi je répondis : « Ô mon maître, je suis déjà ton esclave, et je t’appartiens par la reconnaissance ! » Mais il me dit : « Non, Hassân Abdallah, ce n’est pas ainsi, que je l’entends ! Si je te demande de te vendre à moi, c’est que je désire t’acheter réellement : Ainsi, je ne veux point marchander ta vente, et je te laisse le soin de fixer toi-même le prix auquel tu veux être vendu ! » Et moi je ne doutai pas un instant qu’il ne parlât ainsi pour plaisanter, et je répondis, par manière de rire : « Le prix d’un homme libre, ô mon maître, est fixé par le Livre à mille dinars, s’il est tué d’un seul coup. Mais si on le tue en s’y prenant à plusieurs fois, en lui faisant deux ou trois ou quatre blessures, ou si on le coupe en plusieurs parts, alors son prix revient à mille cinq cents dinars ! » Et le Bédouin me dit : « Il n’y a point d’inconvénient, Hassân Abdallah ! je te paierai cette dernière somme, si tu veux consentir à ta vente ! » Et moi, comprenant alors que mon hôte ne plaisantait pas, mais qu’il était sérieusement décidé à m’acheter, je pensai en mon âme : « C’est Allah qui t’envoie ce Bédouin pour sauver tes enfants de la faim et de la misère, ya cheikh Hassân ! Si ta destinée est d’être coupé en morceaux, tu ne peux lui échapper ! » Et je répondis : « Ô frère Arabe, j’agrée ma vente ! Mais permets-moi seulement de consulter ma famille à ce sujet ! » Et il me répondit : « Fais-le ! » Et il me quitta et sortit pour aller à ses affaires.

Or moi, ô roi du temps, j’allai trouver ma mère, mon épouse et mes enfants, et je leur dis : « Allah vous sauve de la misère ! » Et je leur racontai la proposition du Bédouin. Et, en entendant mes paroles, ma mère et mon épouse, se meurtrirent le visage et la poitrine en s’écriant : « Ô calamité sur notre tête ! Que veut te faire ce Bédouin ? » Et les enfants coururent à moi, et s’attachèrent à mes vêtements. Et tous pleuraient. Et mon épouse, qui était sage et de bon conseil, reprit : « Qui sait si ce Bédouin maudit ne va pas, si tu t’opposes à ta vente, réclamer ce qu’il a dépensé ici. Aussi, pour n’être pas pris au dépourvu, il faut que tu ailles au plus vite trouver quelqu’un qui consente à acheter cette chétive maison, le dernier bien qui te reste, et, avec l’argent qu’elle te rapportera, tu t’acquitteras envers ce Bédouin. Et de la sorte tu ne lui devras rien, et tu restes libre de ta personne. » Et elle éclata en sanglots, pensant voir déjà nos enfants sans asile, dans la rue. Et, moi, je me mis à réfléchir sur la situation, et j’étais à la limite de la perplexité. Et je pensais sans cesse : « Ô Hassân Abdallah, ne dédaigne pas l’occasion qu’Allah t’envoie ! Avec la somme que t’offre le Bédouin pour ta vente, tu assures le pain de ta maison ! » Puis je pensais : « Certes ! certes ! mais pourquoi veut-il t’acheter ? Et que veut-il faire de toi ? Si encore tu étais jeune et imberbe ! Mais ta barbe est comme la traîne d’Agar ! et tu ne tenterais même pas un indigène de la Haute-Égypte ! C’est donc qu’il veut ta mort en plusieurs fois, puisqu’il te paie suivant la seconde condition ! »

Pourtant, quand le Bédouin, vers le soir, fut rentré à la maison, mon parti était pris et ma décision arrêtée. Et je le reçus d’un visage souriant, et, après les salams, je lui dis : « Je t’appartiens ! » Alors il défit sa ceinture, en tira mille cinq cents dinars d’or, et me les compta, en disant : « Prie sur le Prophète, ya Hassân Abdallah ! » Et je répondis ; « Sur lui la prière, la paix et les bénédictions d’Allah ! » Et il me dit : « Eh bien, mon frère, maintenant que tu es vendu, tu peux être sans crainte, car ta vie sera sauve et ta liberté entière. J’ai seulement désiré, en faisant ton acquisition, avoir un compagnon agréable et fidèle pour le long voyage que je veux entreprendre. Car tu sais que le Prophète — qu’Allah l’ait en Sa grâce — a dit : « Un compagnon est la meilleure provision pour la route ! »

Alors moi, bien joyeux, j’entrai dans la chambre où se tenaient ma mère et mon épouse, et je mis devant elles, sur la natte, les mille cinq cents dinars de ma vente. Et elles, à cette vue, sans vouloir écouter mes explications, se mirent à jeter les hauts cris, en s’arrachant les cheveux et en se lamentant, comme on fait sur le cercueil des morts. Et elles s’écriaient : « C’est le prix du sang ! Ô malheur ! ô malheur ! Jamais nous ne toucherons au prix de ton sang ! Et plutôt mourir de faim, avec les enfants ! » Et moi, voyant l’inutilité de mes efforts à les calmer, je les laissai quelque temps épancher leur douleur. Puis je me mis à les raisonner, en leur jurant que le Bédouin était un homme de bien, aux intentions excellentes ; et je finis par faire diminuer un peu leurs lamentations. Et je profitai de cette accalmie pour les embrasser, ainsi que les enfants, et leur faire mes adieux. Et, le cœur meurtri, je les laissai dans les larmes de la désolation. Et je quittai la maison, en compagnie du Bédouin, mon maître.

Et, dès que nous fûmes au souk des bestiaux, j’achetai, sur ses indications, une chamelle renommée pour sa vitesse. Et, sur l’ordre de mon maître, je remplis les sacs des provisions nécessaires pour un long voyage, et, tous nos préparatifs terminés, j’aidai mon maître à monter sur sa chamelle, je montai sur la mienne, et, après avoir invoqué le nom d’Allah, nous nous mîmes en route.

Et nous voyageâmes sans discontinuer, et gagnâmes bientôt le désert, où, pour toute présence, il n’y avait que celle d’Allah, et où aucune trace ne se voyait de voyageurs sur le sable mobile. Et mon maître le Bédouin se guidait, dans ces vastitudes, par des indications connues de lui seul et de sa monture. Et nous marchâmes ainsi, sous un soleil brûlant, pendant dix jours, dont chacun me parut plus long qu’une nuit de cauchemars.

Or, le onzième jour au matin, nous arrivâmes à l’entrée d’une plaine immense, dont le sol brillant semblait formé de paillettes d’argent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le onzième jour au matin, nous arrivâmes à l’entrée d’une plaine immense, dont le sol brillant semblait formé de paillettes d’argent. Et au milieu de cette plaine s’élevait une très haute colonne de granit. Et sur le sommet de la colonne était debout un jeune homme en cuivre rouge, dont la main droite, tendue et ouverte, laissait pendre, de chacun de ses cinq doigts, une clef. Et la première clef était d’or, la seconde d’argent, la troisième de cuivre chinois, la quatrième de fer et la cinquième de plomb. Et chacune de ces clefs était un talisman. Et l’homme qui pouvait devenir le maître de l’une de ces clefs, devait subir le sort qui y avait été attaché. Car elles étaient les clefs du destin : la clef d’or était la clef des misères, la clef d’argent celle des souffrances, la clef de cuivre chinois celle de la mort, la clef de fer celle de la gloire, et la clef de plomb celle de la sagesse et du bonheur.

Mais moi, ô mon seigneur, en ce temps-là j’ignorais ces choses que mon maître était seul à connaître. Et mon ignorance fut la cause de tous mes malheurs. Mais les malheurs, comme les bonheurs, nous viennent d’Allah le Rétributeur. Et la créature doit les accepter avec humilité.

Donc, ô roi du temps, lorsque nous fûmes arrivés au pied de la colonne, mon maître le Bédouin fit agenouiller sa chamelle et mit pied à terre. Et je fis comme lui. Et là, mon maître tira de son étui un arc d’une forme étrangère, et y plaça une flèche. Et il banda l’arc et lança la flèche vers le jeune homme en cuivre rouge. Mais, soit par maladresse réelle, soit par maladresse feinte, la flèche n’atteignit pas à la hauteur du but. Et le Bédouin me dit alors : « Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu peux t’acquitter envers moi, et, si tu le veux, racheter ta liberté. Je sais, en effet, que tu es fort et adroit, et toi seul peux atteindre le but. Prends donc cet arc et fais en sorte d’abattre ces clefs ! »

Alors moi, ô mon seigneur, heureux de pouvoir m’acquitter de ma dette et racheter ma liberté à ce prix, je n’hésitai pas à obéir à mon maître. Et je pris l’arc et, l’ayant examiné, je reconnus qu’il était de fabrique indienne et sorti des mains d’un ouvrier habile. Et, désireux de montrer à mon maître mon savoir et mon adresse, je bandai l’arc avec force et visai la main du jeune homme de la colonne. Et de ma première flèche je fis tomber une clef : et c’était la clef d’or. Et, bien fier et joyeux, je la ramassai et la présentai à mon maître. Mais il ne voulut point la prendre et, se récusant, me dit : « Garde-la pour toi, ô pauvre ! c’est le prix de ton adresse ! » Et moi je le remerciai, et mis la clef d’or dans ma ceinture. Et je ne savais pas qu’elle était la clef des misères.

Ensuite, d’un second coup, je fis tomber encore une clef, qui était la clef d’argent. Et le Bédouin ne voulut point la toucher, et je la mis dans ma ceinture auprès de la première. Et je ne savais pas qu’elle était la clef des souffrances.

Après quoi, de deux autres flèches, je fis encore se décrocher deux clefs : la clef de fer et la clef de plomb. Et l’une était celle de la gloire, et l’autre celle de la sagesse et du bonheur. Mais je ne le savais pas. Et mon maître, sans me donner le temps de les lui ramasser, s’en empara en poussant des exclamations de joie, et en s’écriant : « Béni soit le sein qui t’a porté, ô Hassân Abdallah ! Béni soit celui qui a dressé ton bras et exercé ton coup d’œil ! » Et il me serra dans ses bras, et me dit : « Désormais tu es ton propre maître ! » Et je lui baisai la main, et voulus de nouveau lui rendre la clef d’or et la clef d’argent. Mais il refusa, en disant : « Elles sont à toi ! »

Alors, moi, je tirai de l’étui une cinquième flèche, et m’apprêtai à abattre la dernière clef, celle en cuivre chinois, que je ne savais pas être la clef de la mort. Mais mon maître s’opposa vivement à-mon dessein, en m’arrêtant le bras et s’écriant : « Que vas-tu faire, malheureux ? » Et moi, tout saisi, je laissai par inadvertance tomber la flèche à terre. Et précisément elle atteignit mon pied gauche et me le perça en y faisant une douloureuse blessure. Et ce fut le début de la série de mes malheurs !

Lorsque mon maître, affligé de mon accident, eut pansé le mieux qu’il pût ma blessure, il m’aida à remonter sur ma chamelle. Et nous continuâmes notre route.

Or, après trois jours et trois nuits d’une marche fort pénible pour mon pied blessé, nous arrivâmes à une prairie, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit. Et dans cette prairie il y avait des arbres d’une espèce que je n’avais jamais vue. Et ces arbres portaient de beaux fruits mûrs, dont l’apparence fraîche et charmante excitait la main à les cueillir. Et moi, pressé par la soif, je me traînai vers l’un de ces arbres, et me hâtai de cueillir un de ces fruits. Et il était d’une couleur rouge doré, et d’un parfum délicieux. Et je le portai à ma bouche et y mordis. Et là ! Voici que mes dents s’y attachèrent avec tant de force, que mes mâchoires ne purent se desserrer. Et je voulus crier, mais il ne sortit de ma bouche qu’un son inarticulé et sourd. Et j’étouffais horriblement. Et je me mis à courir de côté et d’autre, avec ma jambe boiteuse et le fruit dans mes mâchoires serrées, et à gesticuler comme un fou. Puis je me roulai par terre, avec les yeux hors de la tête.

Alors mon maître le Bédouin, me voyant dans cet état, eut d’abord bien peur. Et lorsqu’il comprit la cause de mon tourment, il s’approcha de moi et essaya de délivrer mes mâchoires. Mais ses efforts ne servirent qu’à augmenter mon mal. Et, voyant cela, il me laissa et alla ramasser, au pied des arbres, quelques-uns des fruits qui y étaient tombés. Et il les considéra attentivement, et finit par en choisir un et jeter les autres. Et il revint vers moi et me dit : « Regarde ce fruit, Hassân Abdallah ! Tu vois les insectes qui le rongent et le minent ! Eh bien ce sont ces insectes qui vont être le remède à ton mal. Mais il faut du calme et de la patience ! » Et il ajouta : « J’ai, en effet, calculé qu’en posant sur le fruit qui ferme ta bouche quelques-uns de ces insectes, ils se mettront à le ronger et, dans deux ou trois jours au plus, tu seras délivré ! » Et, comme c’était un homme d’expérience, je le laissai faire, tout en pensant : « Ya Allah ! trois jours et trois nuits d’un pareil supplice ! Ô ! que la mort est préférable ! » Et mon maître, s’étant assis près de moi, à l’ombre, fit ce qu’il avait dit, en posant sur le fruit maudit les insectes secourables.

Et, pendant que les insectes rongeurs commençaient leur œuvre, mon maître tira du sac à provisions des dattes et du pain sec, et se mit à manger. Et il s’interrompait de temps en temps, pour m’engager à la patience, me disant : « Tu vois, ya Hassân Abdallah, comme ta gourmandise m’arrête en chemin et retarde l’exécution de mes projets. Mais je suis sage et ne me tourmente pas outre mesure de ce contre-temps ! Fais comme moi ! » Et il s’arrangea pour dormir, et me conseilla d’en faire autant.

Mais moi, hélas ! je passai la nuit et le jour suivant dans la torture. Et, outre les douleurs de mes mâchoires et de mon pied, j’étais torturé par la soif et par la faim. Et le Bédouin, pour me consoler, m’assurait que le travail des insectes avançait. Et, de la sorte, il me fit prendre patience jusqu’au troisième jour. Et, au matin de ce troisième jour, je sentis enfin mes mâchoires se desserrer. Et, en invoquant et bénissant le nom d’Allah, je rejetai le fruit maudit avec les insectes sauveurs.

Alors, délivré de la sorte, mon premier soin fut de fouiller le sac aux provisions, et de palper l’outre qui contenait l’eau. Mais je constatai que mon maître les avait épuisés pendant les trois jours de mon supplice, et je me mis à pleurer, en l’accusant de mes souffrances. Mais, sans s’émouvoir, il me dit avec douceur : « Es-tu juste, Hassân Abdallah ? Et devais-je moi aussi me laisser mourir de faim et de soif ? Mets donc plutôt ta confiance en Allah et en Son Prophète, et lève-toi à la recherche d’une source où te désaltérer ! »

Et moi je me levai alors et me mis à chercher de l’eau ou quelque fruit qui me fût connu. Mais, en fait de fruits, il n’y avait là que l’espèce pernicieuse dont j’avais éprouvé les effets. Enfin, à force de recherches, je finis par découvrir, dans le creux d’un rocher, une petite source dont l’eau brillante et fraîche invitait à se désaltérer. Et je me mis à genoux, et j’en bus, et j’en bus, et j’en bus ! Et je m’arrêtai un instant, et j’en bus de nouveau.

Après quoi, un peu calmé, je consentis à me mettre en route, et suivis mon maître qui déjà s’était éloigné sur sa chamelle rouge. Mais ma monture n’avait pas fait cent pas, que je me sentis l’intérieur pris de coliques si violentes que je crus avoir tous les feux de l’enfer dans les entrailles. Et je me mis à crier : « Ô ma mère ! Ya Allah ! Ô ma mère ! » Et j’essayai, mais en vain, de modérer l’allure de ma chamelle, qui, à grandes enjambées, courait de toute sa vitesse derrière sa rapide compagne. Et, des sauts qu’elle faisait, et de tout ce cahotage, mon supplice devint si grand, que je me mis à pousser des hurlements épouvantables, et à lancer de telles imprécations contre ma chamelle, contre moi-même et contre tout, que le Bédouin finit par m’entendre et, revenant vers moi, il m’aida à arrêter ma chamelle, et à mettre pied à terre. Et je m’accroupis sur le sable et — daigne excuser la privauté de ton esclave, ô roi du temps ! — je donnai libre cours à la poussée de mon dedans. Et je sentis comme si toutes mes entrailles s’écroulaient. Et toute une tempête se mouvementa dans mon pauvre ventre, avec tous les tonnerres de la création, tandis que mon maître le Bédouin me disait : « Ya Hassân Abdallah, sois patient ! » Et moi, de tout cela, je tombai sur le sol, évanoui.

Et je ne sais combien de temps dura mon évanouissement. Mais lorsque je revins à moi, je me vis de nouveau sur le dos de la chamelle qui suivait sa compagne. Et c’était le soir. Et le soleil se couchait derrière une haute montagne, au pied de laquelle nous arrivions. Et nous nous arrêtâmes pour le repos. Et mon maître me dit : « Allah soit loué qui ne permet pas que nous restions à jeun aujourd’hui ! Mais toi, ne te préoccupe de rien, et reste tranquille, car mon expérience du désert et des voyages me fera trouver une nourriture saine et rafraîchissante là où tu ne pourrais recueillir que des poisons ! » Et, ayant ainsi parlé, il alla vers un buisson formé de plantes aux feuilles épaisses, charnues et couvertes d’épines, dont il se mit à couper quelques-unes avec son sabre. Et il les dépouilla de leurs enveloppes, et en retira une chair jaune et sucrée semblable, par le goût, à celle des figues. Et il m’en donna tant que je voulus ; et j’en mangeai jusqu’à ce que je fusse rassasié et rafraîchi.

Alors je commençai un peu à oublier mes souffrances ; et j’espérai pouvoir enfin passer tranquillement la nuit dans un sommeil dont j’avais depuis si longtemps oublié le goût. Et, au lever de la lune, j’étendis à terre mon manteau en poils de chameau, et m’apprêtais déjà à dormir, quand le Bédouin, mon maître, me dit : « Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu vas pouvoir me prouver si réellement tu m’as quelque gratitude…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu vas pouvoir me prouver si réellement tu m’as quelque gratitude ! Je désire, en effet, que cette nuit tu fasses l’ascension de cette montagne, et que, parvenu à son sommet, tu y attendes le lever du soleil. Alors, te tenant debout vers l’orient, tu réciteras la prière du matin ; puis tu descendras. Et c’est là le service que je te demande ! Mais prends bien garde, ô fils d’El-Aschar, de te laisser surprendre par le sommeil. Car les émanations de cette terre sont malfaisantes à l’extrême, et ta santé en serait détériorée sans recours ! »

Alors moi, ô mon seigneur, malgré mon état de fatigue excessive et mes souffrances de toute espèce, je répondis par l’ouïe et l’obéissance, car je n’oubliai pas que le Bédouin avait donné du pain aux enfants, à l’épouse et à la mère ; et je pensai aussi que peut-être, si je refusais de lui rendre cet étrange service, il m’abandonnerait dans ces lieux sauvages.

Mettant donc ma confiance en Allah, je gravis la montagne, et, malgré l’état de mon pied et de mon ventre, j’arrivai au sommet vers le milieu de la nuit. Et le sol en était blanc et dénudé, sans un arbuste ni le moindre brin d’herbe. Et le vent glacé qui soufflait violemment sur ce sommet, et la fatigue de tous ces jours calamiteux, me jetèrent dans un engourdissement tel, que je ne pus m’empêcher de me laisser tomber à terre et, malgré les efforts de toute ma volonté, de m’endormir jusqu’au matin.

Lorsque je me réveillai, le soleil venait d’apparaître à l’horizon. Et je voulus aussitôt remplir les instructions du Bédouin. Je fis donc un effort pour sauter sur mes deux pieds, mais je retombai aussitôt, inerte, sur le sol ; car mes jambes, devenues grosses comme les jambes d’un éléphant, étaient flasques et douloureuses, et refusaient absolument de soutenir mon corps et mon ventre qui étaient enflés comme une outre. Et ma tête me pesait plus sur mes épaules que si elle était tout en plomb ; et je ne pouvais soulever mes bras paralysés.

Alors, dans ma crainte de déplaire au Bédouin, j’obligeai mon corps à obéir à l’effort de ma volonté et, malgré les souffrances horribles que j’éprouvais, je réussis à me tenir debout. Et je me tournai vers l’orient, et récitai la prière du matin. Et le soleil levant éclairait mon pauvre corps, et étendait son ombre démesurée vers l’occident.

Or, mon devoir accompli de la sorte, je songeai à descendre de la montagne. Mais sa pente était si rapide et j’étais si faible, qu’au premier pas que j’essayai, mes jambes fléchirent sous mon poids, et je tombai et roulai, comme une boule, avec une rapidité effrayante. Et les pierres et les épines, auxquelles désespérément j’essayais de m’accrocher, loin d’arrêter ma course, ne faisaient qu’arracher des lambeaux de ma chair et de mes vêtements. Et je ne cessai de rouler de la sorte, arrosant le sol de mon sang, que tout au bas de la montagne, à l’endroit où se trouvait mon maître le Bédouin.

Or, il était penché vers la terre et traçait des lignes sur le sable avec une si grande attention, qu’il ne s’aperçut guère de ma présence et ne vit point de quelle manière j’arrivais. Et lorsque mes gémissements répétés l’eurent arraché au travail où il était absorbé, il s’écria, sans se retourner vers moi et sans me regarder : « Al hamdou lillah ! Nous sommes nés sous une heureuse influence, et tout nous réussit ! Voici que grâce à toi, ya Hassân Abdallah, j’ai enfin pu découvrir ce que je cherchais depuis de longues années, en mesurant l’ombre que projetait ta tête du haut de la montagne ! »

Puis il ajouta, toujours sans relever la tête : « Hâte-toi de venir m’aider à creuser le sol, là où j’ai planté ma lance ! » Mais comme je ne répondais que par un silence entrecoupé de lamentables gémissements, il finit par lever la tête, et se tourner de mon côté. Et il vit en quel état j’étais, immobile par terre et ramassé sur moi-même comme une boule. Et il s’avança vers moi, et me cria : « Imprudent Hassân Abdallah, voilà que tu as désobéi, et que tu as dormi sur la montagne. Et les vapeurs malfaisantes sont passées dans ton sang et t’ont empoisonné ! » Et, comme je claquais des dents et que j’étais pitoyable à voir, il se calma et me dit : « Oui ! mais ne désespère pourtant pas de ma sollicitude ! Je vais te guérir ! » Et, parlant ainsi, il tira de sa ceinture un couteau à la lame mince et tranchante, et, avant que j’eusse pu m’opposer à ses desseins, il m’incisa profondément, en plusieurs endroits, le ventre, les bras, les cuisses et les jambes. Et aussitôt il en sortit de l’eau en abondance ; et je désenflai comme une outre vidée. Et ma peau devint flottante sur mes os, comme un vêtement trop large acheté à l’encan. Mais aussi je ne tardai pas à être quelque peu soulagé ; et je pus, malgré ma faiblesse, me lever et aider mon maître dans le travail qu’il me réclamait.

Nous nous mimes donc à creuser la terre à l’endroit précis où était enfoncée la lance du Bédouin. Et nous ne tardâmes pas à découvrir un cercueil de marbre blanc. Et le Bédouin souleva le couvercle du cercueil, et y trouva quelques ossements humains et le manuscrit en peau de gazelle teinte en pourpre, que tu as entre les mains, ô roi du temps, et sur lequel étaient tracés des caractères d’or qui brillaient.

Et mon maître prit, en tremblant, le manuscrit, et, bien qu’il fût écrit en une langue inconnue, il se mit à le lire avec attention. Et, au fur et à mesure qu’il le lisait, son front pâle se colorait de plaisir et ses yeux étincelaient de joie. Et, il finit par s’écrier : « Je connais maintenant le chemin de la cité mystérieuse ! Ô Hassân Abdallah, réjouis-toi ! bientôt nous entrerons dans Aram-aux-Colonnes, où nul Adamite n’est jamais entré. Et c’est là que nous trouverons le principe des richesses de la terre, germe de tous les métaux précieux, le soufre rouge ! »

Or moi, que cette idée de voyager encore effrayait à la limite extrême de la frayeur, je m’écriai, en entendant ces paroles : « Ah ! seigneur, pardonne à ton esclave ! Car, bien qu’il partage ta joie, il trouve que les trésors lui sont peu profitables, et il aime mieux être pauvre et en bonne santé au Caire, que riche et souffrant toutes les misères dans Aram-aux-Colonnes ! » Et mon maître, à ces paroles, me regarda avec pitié, et me dit : « Ô pauvre ! Je travaille aussi bien pour ton bonheur que pour le mien ! Et jusqu’à présent, j’ai toujours fait ainsi ! » Et je m’écriai : « Cela est vrai, par Allah ! Mais, hélas ! c’est moi seul qui ai eu la mauvaise part ! et le destin est déchaîné contre moi ! »

Et mon maître, sans davantage prêter attention à mes doléances et à mes récriminations, fit une grande provision de la plante à la chair semblable, pour le goût, à la chair des figues. Puis il monta sur sa chamelle. Et je fus bien obligé de faire comme lui. Et nous continuâmes notre route du côté de l’orient, en contournant les flancs de la montagne.

Et nous voyageâmes encore pendant trois jours et trois nuits. Et le quatrième jour, au matin, nous aperçûmes devant nous, à l’horizon, comme un large miroir qui reflétait le soleil. Et, en approchant, nous vîmes que c’était un fleuve de mercure qui nous barrait la route. Et il était traversé par un pont de cristal sans balustrade, si étroit, si rapide et si glissant, qu’un homme doué de raison ne pouvait essayer d’y passer.

Mais mon maître le Bédouin, sans hésiter un moment, mit pied à terre et m’ordonna de faire de même, et de desseller les chamelles pour les laisser brouter l’herbe en liberté. Puis il prit, dans la besace, des babouches de laine, dont il se chaussa, et m’en donna une paire, m’ordonnant de l’imiter. Et il me dit de le suivre, sans regarder à droite ni à gauche. Et, d’un pas ferme, il passa le pont de cristal. Et moi, tout tremblant, je fus bien obligé de le suivre. Et Allah, cette fois, ne m’écrivit pas la mort par noyade dans le mercure. Et j’arrivai avec moi-même en entier sur l’autre bord.

Or, après quelques heures de marche dans le silence, nous arrivâmes à l’entrée d’une vallée noire, environnée de tous côtés de rochers noirs, et où ne croissaient que des arbres noirs. Et, à travers le feuillage noir, je vis glisser d’épouvantables gros serpents noirs couverts d’écailles noires. Et, saisi de terreur, je tournai le dos pour fuir ce lieu d’horreur. Mais je ne pus découvrir le côté par où j’étais entré, car partout autour de moi les rochers noirs s’élevaient comme les parois d’un puits.

À cette vue, je me laissai tomber par terre, en pleurant, et je criai à mon maître : « Ô fils des gens de bien, pourquoi m’as-tu conduit à la mort par la route des souffrances et des misères ? Hélas sur moi ! jamais je ne reverrai les enfants et leur mère et ma mère ! Ah ! pourquoi m’as-tu enlevé à ma vie pauvre, mais si tranquille ? Je n’étais, il est vrai, qu’un mendiant sur le chemin d’Allah, mais je fréquentais la cour des mosquées, et j’entendais les belles sentences des santons…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … et j’entendais les belles sentences des santons ! » Et mon maître, sans se fâcher, me dit : « Sois un homme, Hassân Abdallah, et reprends courage. Car tu ne mourras pas ici, et bientôt tu retourneras au Caire, non plus pauvre parmi les pauvres, mais riche comme le plus riche des rois ! »

Et, ayant ainsi parlé, mon maître s’assit par terre, ouvrit le manuscrit en peau de gazelle, et se mit à le feuilleter en se mouillant le pouce, et à y lire, aussi tranquillement que s’il eut été au milieu de son harem. Puis, au bout d’une heure de temps, il leva la tête, m’appela et me dit : « Veux-tu, ya Hassân Abdallah, que nous sortions d’ici au plus tôt et que nous soyons au but de notre voyage ? » Et je m’écriai : « Ya Allah ! si je le veux ! Mais certainement ! » Et j’ajoutai : « Dis-moi seulement, de grâce ! ce qu’il faut que je fasse pour cela. Faut-il que je récite tous les chapitres du korân ? Ou bien faut-il que je répète tous les noms et tous les attributs sacrés d’Allah ? Ou bien faut-il que je fasse vœu d’aller en pèlerin, dix années de suite, à la Mecque et à Médine ? Parle, ô mon maître, je suis prêt à tout, et à plus que tout ! »

Alors mon maître, me regardant toujours avec bonté, me dit : « Non, Hassân Abdallah, non ! Ce que je veux te demander est bien plus aisé que tout cela. Tu n’as seulement qu’à prendre cet arc et cette flèche que voici, et à parcourir cette vallée jusqu’à ce que tu rencontres un grand serpent à cornes noires. Et, comme tu es adroit, tu le tueras d’un seul coup, et tu m’en apporteras la tête et le cœur ! Et c’est tout ce qu’il faut que tu fasses, si tu veux sortir de ces lieux de désolation ! » Et moi, à ces paroles, je m’écriai : « Haï ! Haï ! Est-ce là cette chose si facile ? Pourquoi alors, ô mon maître, ne fais-tu cela toi-même ? Pour ma part, je déclare que je vais me laisser mourir à ma place, sans plus bouger de ma misérable vie ! » Mais le Bédouin me toucha l’épaule et me dit ; « Souviens-toi, ô Hassân Abdallah, de la robe de ton épouse et du pain de ta maison ! » Et moi, à ce souvenir, je fondis en larmes, et reconnus en mon âme que je n’avais rien à refuser à l’homme qui avait sauvé ma maison et ceux de ma maison. Et je pris en tremblant l’arc et la flèche, et je me dirigeai vers les rochers noirs où je voyais rouler les reptiles terrifiants. Et je ne fus pas longtemps sans découvrir celui que je cherchais, et que je reconnus aux cornes qui surmontaient sa tête noire et hideuse. Et, invoquant le nom d’Allah, je l’ajustai et lançai la flèche. Et le serpent bondit sous la blessure, s’agita en se tortillant d’une manière terrible, et se détendit, pour tomber ensuite immobile sur le sol. Et quand j’eus la certitude qu’il était bien mort, je lui coupai la tête avec mon couteau, et, lui ouvrant le ventre, j’en tirai le cœur. Et je portai les deux morceaux à mon maître le Bédouin.

Et mon maître me reçut avec affabilité, prit les deux morceaux du serpent ; et me dit : « Maintenant, viens m’aider à faire du feu ! » Et, moi, je rassemblai des herbes sèches et de menues branches, que je lui portai. Et il en forma un gros tas. Puis il tira de sa poitrine un diamant, le tourna vers le soleil, qui était au plus haut point du ciel, et en fit jaillir un rayon de lumière qui mit aussitôt le feu au tas de bois sec.

Or, le feu allumé, le Bédouin tira de dessous sa robe un petit vase de fer, et une fiole qui était taillée dans un seul morceau de rubis, et qui contenait une matière rouge. Et il me dit : « Tu vois cette fiole de rubis, Hassân Abdallah ! mais tu ne sais ce qu’elle contient ! » Et il s’arrêta un moment et ajouta : « C’est le sang du Phénix ! » Et, parlant ainsi, il déboucha la fiole, en versa le contenu dans le vase de fer, et y joignit le cœur et la cervelle du serpent à cornes. Et il mit le vase sur le feu, et, ouvrant le manuscrit en peau de gazelle, il lut des paroles inintelligibles pour mon entendement.

Et soudain il se leva sur ses deux pieds, se dépouilla les épaules comme le font les pèlerins de la Mecque au départ, et, trempant un bout de sa ceinture dans le sang du Phénix mélangé à la cervelle et au cœur du serpent, il m’ordonna de lui en frotter le dos et les épaules. Et je me mis en devoir d’exécuter l’ordre. Et, au fur et à mesure que je le frottais, je vis la peau de son dos et de ses épaules se gonfler et éclater, pour en laisser lentement sortir des ailes qui, grandissant à vue d’œil, descendirent bientôt jusqu’à terre. Et le Bédouin les agita avec force, à même le sol, et tout d’un coup, prenant son élan, il s’éleva dans les airs. Et moi, préférant mille morts plutôt que d’être abandonné en ces lieux sinistres, je fis appel à ce qui me restait de force et de courage, et je me cramponnai fortement à la ceinture de mon maître, dont le bout pendait par bonheur. Et je fus emporté avec lui hors de cette vallée noire d’où je n’espérais plus sortir. Et nous arrivâmes dans la région des nuages.

Or je ne puis te dire, ô mon seigneur, combien de temps dura notre course aérienne. Mais je sais que nous nous trouvâmes bientôt au-dessus d’une plaine immense dont l’horizon était au loin fermé par une enceinte de cristal bleu. Et le sol de cette plaine semblait formé de poudre d’or, et ses cailloux de pierres précieuses. Et au milieu de cette plaine s’élevait une ville remplie de palais et de jardins.

Et mon maître s’écria : « Voici Aram-aux-Colonnes ! » Et, cessant de mouvoir ses ailes, et les étendant largement immobiles, il se laissa descendre, et moi avec lui. Et nous touchâmes le sol, au pied même des murailles de la cité de Scheddad, fils d’Aâd. Et les ailes de mon maître diminuèrent peu à peu et disparurent.

Or, ces murailles étaient construites de briques d’or alternées de briques d’argent, et huit portes s’y ouvraient, semblables aux portes du Paradis. La première était de rubis, la deuxième d’émeraude, la troisième d’agate, la quatrième de corail, la cinquième de jaspe, la sixième d’argent et la septième d’or.

Et nous pénétrâmes dans la cité par la porte d’or, et nous avançâmes en invoquant le nom d’Allah. Et nous traversâmes des rues bordées de palais à colonnades d’albâtre et des jardins où l’air respiré était de lait et les ruisseaux d’eaux embaumées. Et nous arrivâmes à un palais qui dominait la ville, et qui était construit avec un art et une magnificence inimaginables, et dont les terrasses étaient soutenues par mille colonnes d’or, avec des balustrades formées de cristaux de couleur et des murs incrustés d’émeraudes et de saphirs. Et au centre du palais se glorifiait un jardin enchanté, dont la terre, odorante comme le musc, était arrosée par trois rivières de vin pur, d’eau de rose et de miel. Et au milieu du jardin s’élevait un pavillon dont la voûte, formée d’une seule émeraude, abritait un trône d’or rouge incrusté de rubis et de perles. Et sur le trône il y avait un petit coffret d’or.

Or, c’est précisément ce coffret, ô roi du temps, qui est maintenant entre tes mains.

Et le Bédouin, mon maître, prit le coffret et l’ouvrit. Et il y trouva une poudre rouge, et s’écria : « Voici le Soufre rouge, ya Hassân Abdallah ! C’est la Kimia des savants et des philosophes, qui sont tous morts sans la trouver ! » Et moi je dis : « Jette cette vile poussière, ô mon maître, et remplissons plutôt ce coffret avec les pierreries dont regorge ce palais ! » Et mon maître me regarda avec commisération et me dit : « Ô pauvre ! Cette poussière-là est la source même de toutes les richesses de la terre ! Et un seul grain de cette poussière suffit pour transmuer en or les plus vils métaux. C’est la Kimia ! C’est le Soufre rouge, ô pauvre ignorant ! Avec cette poudre, si je veux, je construirai des palais plus beaux que celui-ci, je fondrai des villes plus magnifiques que celle-ci, j’achèterai la vie des hommes et la conscience des purs, je séduirai la vertu elle-même, et je me ferai roi fils de roi ! » Et je lui dis : « Et peux-tu, ô mon maître, avec cette poudre-là, prolonger ta vie d’un seul jour, où effacer une heure de ton existence passée ? » Et il me répondit : « Allah seul est grand ! »

Et moi, n’étant pas certain de l’efficacité des vertus de ce Soufre rouge-là, je préférai plutôt ramasser les pierres précieuses et les perles. Et j’en avais déjà rempli ma ceinture, mes poches et mon turban, quand mon maître me cria : « Malheur sur toi, homme à l’esprit grossier ! Que fais-tu là ? Ignores-tu que si nous dérobions une seule des pierres de ce palais et de cette terre, nous serions à l’instant frappés de mort ? » Et il sortit à grands pas du palais, en emportant le coffret. Et moi, bien à regret, je vidai mes poches, ma ceinture et mon turban, et suivis mon maître, non sans tourner bien des fois la tête vers ces richesses incalculables. Et je rejoignis dans le jardin mon maître qui me prit par la main, pour traverser la ville, de peur que je ne me laissasse tenter par tout ce qui s’offrait à ma vue et était à la portée de mes doigts. Et nous sortîmes de la ville par la porte de rubis.

Et quand nous approchâmes de l’horizon de cristal bleu, il s’ouvrit devant nous et nous laissa passer. Et lorsque nous l’eûmes franchi, nous nous retournâmes pour regarder une dernière fois la plaine miraculeuse et la cité d’Aram ; mais plaine et cité avaient disparu. Et nous nous trouvâmes au bord du fleuve de mercure que nous traversâmes, comme la première fois, sur le pont de cristal.

Et nous trouvâmes, sur l’autre bord, nos chamelles qui broutaient l’herbe de compagnie. Et j’allai vers la mienne comme vers un vieil ami. Et, après que j’eus resserré les courroies de nos selles, nous montâmes sur nos bêtes ; et mon maître me dit : « Nous retournons en Égypte ! » Et je levai les bras, en remerciant Allah pour cette bonne nouvelle.

Mais, ô mon seigneur, la clef d’or et la clef d’argent étaient toujours dans ma ceinture, et je ne savais pas qu’elles étaient les clefs des misères et des souffrances…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et je ne savais pas qu’elles étaient les clefs des misères et des souffrances.

Aussi durant tout le voyage, jusqu’à notre arrivée au Caire, je subis bien des misères et bien des privations, et je souffris tous les maux que m’occasionnait ma santé détruite. Mais, par une fatalité dont j’ignorais toujours la cause, moi seul j’étais en butte aux accidents du voyage, tandis que mon maître, tranquille, épanoui et à la limite de la dilatation, semblait prospérer de tous les maux qui m’éprouvaient. Et il passait à travers les périls et les fléaux en souriant, et marchait dans la vie comme sur un tapis de soie.

Et nous arrivâmes de la sorte au Caire, et mon premier soin fut de courir aussitôt vers ma maison. Et j’en trouvai la porte brisée et ouverte ; et les chiens errants avaient fait leur asile de ma demeure. Et nul n’était là pour me recevoir. Et je ne vis point de trace de ma mère, de mon épouse et de mes enfants. Et un voisin, qui m’avait vu entrer et qui entendait les cris de mon désespoir, ouvrit sa porte et me dit ; « Ya Hassân Abdallah, que tes jours soient prolongés des jours qu’ils ont perdus ! Tout le monde est mort dans ta maison ! » Et moi, à cette nouvelle, je tombai sur le sol, inanimé.

Or, quand je revins de mon évanouissement, je vis près de moi mon maître le Bédouin qui me soignait et me jetait de l’eau de rose sur le visage. Et moi, étouffant de mes larmes et de mes sanglots, je ne pus, cette fois, m’empêcher de faire des imprécations contre lui et de l’accuser d’être la cause de tous mes malheurs. Et longtemps je le chargeai de toutes les injures, le rendant responsable des maux qui s’appesantissaient et s’acharnaient contre moi. Mais lui, sans rien perdre de sa sérénité et sans se départir de son calme, me toucha l’épaule et me dit : « Tout nous vient d’Allah et vers Allah tout s’en va ! » Et, me prenant par la main, il m’entraîna hors de ma maison.

Et il me conduisit dans un palais magnifique, sur les bords du Nil, et me força d’y habiter avec lui. Et, comme il voyait que rien ne réussissait à distraire mon âme de ses maux et de ses peines, il voulut, dans l’espoir de me consoler, partager avec moi tout ce qu’il possédait. Et, poussant la générosité jusqu’à ses limites extrêmes, il se mit à m’enseigner les sciences mystérieuses, et m’apprit à lire dans les livres d’alchimie et à déchiffrer les manuscrits cabalistiques. Et souvent il faisait apporter devant moi des quintaux de plomb qu’il mettait en fusion, et, y jetant alors une parcelle du soufre rouge du coffret, il transmuait le vil métal en l’or le plus pur.

Mais moi, au milieu des trésors, et entouré par la joie et les fêtes que donnait tous les jours mon maître, j’avais le corps affligé de douleurs et l’âme malheureuse. Et je n’arrivais même pas à supporter le poids ni le contact des riches habits et des étoffes précieuses dont il me forçait à me couvrir. Et l’on me servait les mets les plus délicats et les boissons les plus délicieuses, mais c’était bien en vain, car je n’éprouvais que du dégoût et de la répugnance pour tout. Et j’avais des appartements superbes, et des lits de bois odorant, et des divans de pourpre, mais le sommeil ne fermait pas mes yeux. Et les jardins de notre palais, rafraîchis par la brise du Nil, étaient plantés des arbres les plus rares amenés à grands frais de l’Inde, de la Perse, de la Chine et des Iles ; et des machines construites avec art élevaient l’eau du Nil et la faisaient retomber en gerbes rafraîchissantes dans des bassins de marbre et de porphyre ; mais je ne goûtais aucun charme à toutes ces choses, car un poison sans antidote avait saturé ma chair et mon esprit.

Quant à mon maître le Bédouin, ses jours coulaient au sein des plaisirs et des voluptés, et ses nuits étaient une anticipation des joies du Paradis. Et il habitait, non loin de moi, dans un pavillon tendu d’étoffes de soie brochées d’or, où la lumière était douce comme celle de la lune. Et ce pavillon était au milieu des bosquets d’orangers et de citronniers auxquels se mêlaient les jasmins et les roses. Et c’est là que chaque nuit il recevait de nouveaux convives qu’il traitait magnifiquement. Et quand leurs cœurs et leurs sens étaient préparés à la volupté, par les vins exquis et par la musique et les chants, il faisait passer devant leurs yeux des adolescentes, belles comme les houris, achetées au poids de l’or dans les marchés de l’Égypte, de la Perse et de la Syrie. Et quand l’un des convives jetait un regard de désir sur l’une d’elles, mon maître la prenait par la main et, la présentant à celui qui la désirait, il lui disait : « Ô mon seigneur, oblige-moi en conduisant cette esclave dans ta maison ! » Et de la sorte, tous ceux qui l’approchaient devenaient ses amis. Et on ne l’appelait plus que l’Émir Magnifique.

Or un jour, mon maître, qui venait souvent me visiter dans le pavillon où mes souffrances me forçaient à vivre solitaire, arriva à l’improviste, amenant avec lui une jeune fille nouvelle. Et il avait une figure éclairée par l’ivresse et le plaisir, et des yeux exaltés qui brillaient d’un feu extraordinaire. Et il vint s’asseoir tout près de moi, prit la jeune fille sur ses genoux, et me dit : « Ya Hassân Abdallah, je vais chanter ! Tu n’as pas encore entendu ma voix. Écoute ! » Et, me prenant la main, il se mit à chanter ces vers d’une voix extatique, en dodelinant de la tête :

« Jeune fille, viens ! Le sage est celui qui laisse la joie seule occuper sa vie.

Que les gens religieux gardent l’eau pour la prière,

Toi, verse-moi de ce vin qui rendra plus exquise la rougeur de tes joues.

J’en veux boire jusqu’à perdre la raison !

Mais bois d’abord, bois sans crainte, et donne-moi la coupe que tes lèvres parfument,

Nous n’avons pour témoins que les orangers qui jettent leurs parfums aux vents, et les ruisseaux rieurs qui s’enfuient.

Que ta voix me chante des choses passionnées, et les rossignols jaloux seront muets.

Mais chante sans crainte, chante-moi des choses passionnées, je suis seul à t’écouter.

Et tu n’entendras d’autre bruit que celui des roses qui s’ouvrent, et le battement de mon cœur.

Je suis seul à t’écouter, je suis seul à te voir, ô ! laisse tomber ton voile.

Nous n’avons pour témoins de nos plaisirs que la lune et ses compagnes,

Et penche-toi, et laisse-moi baiser ton front ! Laisse-moi baiser ta bouche et tes yeux, et ton sein blanc comme la neige.

Ah ! penche-toi sans crainte, nous n’avons pour témoins que les jasmins et les roses.

Viens dans mes bras, l’amour m’embrase, je n’en peux plus !

Mais avant tout, baisse ton voile, car Allah, s’il nous voyait, serait jaloux. »

Et, ayant ainsi chanté, le Bédouin, mon maître, poussa un grand soupir de bonheur, pencha la tête sur sa poitrine et parut s’endormir. Et l’adolescente qui était sur ses genoux se désenlaça de ses bras, pour ne pas troubler son repos, et s’esquiva légèrement. Et moi, je m’approchai de lui pour le couvrir et soutenir sa tête d’un coussin, et je m’aperçus que son souffle avait cessé ; et je me penchai vers lui, à la limite de l’anxiété, et je constatai qu’il avait trépassé comme les prédestinés, en souriant à la vie ! Qu’Allah l’ait en sa compassion.

Alors, moi, le cœur serré de la disparition de mon maître qui, malgré tout, avait toujours été pour moi plein de sérénité et de bienveillance, et oubliant que tous les malheurs s’étaient appesantis sur ma tête du jour où je l’avais rencontré, j’ordonnai qu’on lui fit des funérailles magnifiques. Je lavai moi-même son corps dans les eaux odoriférantes, je fermai soigneusement avec du coton parfumé toutes ses ouvertures naturelles, je l’épilai, je peignis avec soin sa barbe, je teignis ses sourcils, je noircis ses cils, et je rasai sa tête. Puis je le recouvris, en guise de linceul, d’un tissu merveilleux qui avait été ouvragé pour un roi de la Perse, et je le mis dans un cercueil de bois d’aloès incrusté d’or.

Après quoi, je convoquai les nombreux amis que mon maître s’était faits par sa générosité ; et j’ordonnai à cinquante esclaves, tous revêtus d’habits de circonstance, de porter tour à tour le cercueil sur leurs épaules. Et, le convoi formé, nous sortîmes vers le cimetière. Et un nombre considérable de pleureuses, que j’avais payées à cet effet, suivaient le convoi, en jetant des cris plaintifs et agitant leurs mouchoirs au-dessus de leurs têtes, tandis que les lecteurs du korân ouvraient la marche en chantant les versets sacrés, auxquels la foule répondait, en répétant ; « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! Et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! » Et tous les musulmans qui passaient s’empressaient de venir aider à porter le cercueil, ne fût-ce qu’en le touchant de la main. Et nous l’ensevelîmes au milieu des lamentations de tout un peuple. Et je fis égorger sur son tombeau un troupeau entier de moutons et de jeunes chameaux.

Or, ayant rempli de la sorte mon devoir à l’égard de mon défunt maître, et fini de présider au festin des funérailles, je m’isolai dans le palais pour commencer à mettre en ordre les affaires de la succession. Et mon premier soin fut de commencer par ouvrir le coffret d’or, pour voir s’il renfermait encore de la poudre de Soufre rouge. Mais je n’y trouvai que le peu qui y reste maintenant, et que tu as sous les yeux, ô roi du temps. Car mon maître avait déjà, grâce à ses prodigalités inouïes, tout épuisé pour transmuer en or des quintaux et des quintaux de plomb. Mais le peu qui se trouvait encore dans le coffret pouvait suffire à enrichir le plus puissant des rois. Et je n’étais point inquiet à ce sujet. Et d’ailleurs je ne me souciais plus guère des richesses, dans l’état pitoyable où je me trouvais. Toutefois, je voulus savoir ce que contenait le manuscrit mystérieux en peau de gazelle, que mon maître n’avait jamais voulu me laisser lire, bien qu’il m’eût enseigné à déchiffrer les caractères talismaniques. Et je l’ouvris et le parcourus. Et c’est alors seulement, ô mon seigneur, que j’appris, entre autres choses extraordinaires que je te dirai un jour, les vertus fastes et néfastes des cinq clefs du destin. Et je compris que le Bédouin ne m’avait acheté et emmené avec lui que pour se soustraire aux tristes propriétés des deux clefs d’or et d’argent, en usant sur moi leurs mauvaises influences. Et je dus appeler à mon aide toutes les belles pensées du Prophète — sur Lui la prière et la paix — pour ne pas maudire le Bédouin et cracher sur son tombeau.

Aussi, je me hâtai de tirer de ma ceinture les deux clefs fatales, et, pour m’en débarrasser à jamais, je les jetai dans un creuset, et j’allumai le feu pour les faire dissoudre et volatiliser. Et, en même temps, je me mis à la recherche des deux clefs de la gloire, de la sagesse et du bonheur. Mais j’eus beau fouiller tout le palais dans ses moindres recoins, je ne les trouvai pas. Et je m’en revins vers le creuset, et sur- veillai la fusion des deux clefs maudites.

Or, pendant que j’étais occupé à ce travail…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, pendant que j’étais occupé à ce travail, et que j’espérais, grâce à l’anéantissement des deux clefs néfastes, être à jamais débarrassé de mon mauvais destin, et, tandis que j’activais le feu pour aider à cette destruction qui ne se faisait pas trop vite à mon gré, je vis soudain le palais envahi par les gardes du khalifat qui se précipitèrent sur moi, et me traînèrent entre les mains de leur maître.

Et le khalifat Theiloun, ton père, ô mon seigneur, me dit avec sévérité qu’il savait que je possédais le secret de l’alchimie, et qu’il fallait que, sur l’heure, je le lui révélasse et l’en fisse profiter. Mais moi, sachant, hélas ! que le khalifat Theiloun, oppresseur du peuple, emploierait la science contre la justice et pour le mal, je refusai de parler. Et le khalifat, à la limite de la colère, me fit charger de chaînes et jeter dans le plus noir des cachots. Et, en même temps, il fit saccager et détruire notre palais, de fond en comble, et s’empara du coffret d’or qui contenait le manuscrit en peau de gazelle et les quelques parcelles de la poudre rouge. Et il chargea de la garde du coffret, ce vénérable cheikh qui l’a apporté entre tes mains, ô roi du temps. Et tous les jours il me faisait mettre à la torture, espérant ainsi obtenir de la faiblesse de ma chair, l’aveu de mon secret. Mais Allah me donnait la vertu de patience. Et pendant des années et des années j’ai vécu de la sorte, attendant de la mort ma délivrance.

Et maintenant, ô mon seigneur, je mourrai consolé, puisque mon persécuteur est allé rendre compte à Allah de ses actions, et que j’ai pu approcher aujourd’hui du plus juste et du plus grand des rois ! »

Lorsque le sultan Môhammad ben-Theiloun eut entendu ce récit du vénérable Hassân Abdallah, il se leva de son trône et embrassa le vieillard, en s’écriant : « Louanges à Allah qui permet à son serviteur de réparer l’injustice et de calmer les maux ! » Et il nomma sur-le-champ Hassân Abdallah grand-vizir, et le revêtit de son propre manteau royal. Et il le confia aux soins des médecins les plus experts du royaume, afin qu’ils aidassent à sa guérison. Et il ordonna aux scribes les plus habiles du palais d’écrire soigneusement, en lettres d’or, cette histoire extraordinaire, et de la conserver dans l’armoire du règne.

Après quoi, le khalifat, ne doutant pas de la vertu du Soufre rouge, voulut sans retard en expérimenter l’effet. Et il fit jeter et mettre en fusion dans de vastes chaudières en terre cuite, mille quintaux de plomb ; et il y mêla les quelques parcelles de Soufre rouge qui restaient au fond du coffret, en prononçant les paroles magiques que lui dicta le vénérable Hassân Abdallah. Et aussitôt tout le plomb se transmua en l’or le plus pur.

Alors le sultan, ne voulant pas que tout ce trésor fût dépensé en choses futiles, résolut de l’employer à une œuvre qui fût agréable au Très-Haut. Et il décida la construction d’une mosquée qui n’eût pas sa pareille dans tous les pays musulmans. Et il fit venir les architectes les plus renommés de son empire, et leur ordonna de tracer, sur ses indications, les plans de cette mosquée, sans s’arrêter aux difficultés de l’exécution, ni à l’idée des sommes d’argent qu’elle pourrait coûter. Et les architectes tracèrent, au pied de la colline qui domine la ville, un carré immense dont chaque face était tournée vers l’un des quatre points principaux du ciel. Et dans chaque angle ils placèrent une tour d’une proportion admirable, dont le sommet était orné d’une galerie et couronné d’un dôme d’or. Et sur chaque face de la mosquée, ils élevèrent mille pilastres qui supportaient des arceaux d’une courbe élégante et solide, et y établirent une terrasse dont la balustrade était d’or merveilleusement ajouré. Et, au centre de l’édifice, ils élevèrent une coupole immense dont la construction était si légère et aérienne, qu’elle semblait posée sans appui entre le ciel et la terre. Et la voûte de la coupole fut recouverte d’émail couleur d’azur, et parsemée d’étoiles d’or. Et des marbres rares formèrent le pavé. Et la mosaïque des murs fut faite de jaspe, de porphyre, d’agates, de nacre perlée et de gemmes précieuses. Et les piliers et les arceaux furent couverts de versets du korân entrelacés, sculptés et peints de couleurs pures. Et, pour que ce merveilleux édifice fût à l’abri du feu, nul bois ne fut employé dans sa construction. Et sept années entières et sept mille hommes et sept mille quintaux de dinars d’or furent employés, pour l’achèvement de cette mosquée. Et on l’appela la Mosquée du sultan Môhammad ben-Theiloun. Et, sous ce nom, elle est encore connue de nos jours.

Quant au vénérable Hassân Abdallah, il ne tarda pas à recouvrer sa santé et ses forces, et vécut, honoré et respecté, jusqu’à l’âge de cent vingt années, qui fut le terme marqué par son destin. Mais Allah est plus savant ! Il est le seul vivant !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar dit : « Certes ! nul ne peut fuir sa destinée ! Mais, ô Schahrazade, comme cette histoire m’a attristé ! » Et Schahrazade dit : « Que le Roi me pardonne, mais c’est pour cette raison que je vais tout de suite raconter l’histoire des Babouches inusables, tirée du Diwân des faciles facéties et de la gaie sagesse du cheikh Magid-Eddin Abou-Taher Môhammad, — qu’Allah, le couvre de Sa Miséricorde et l’ait en Ses bonnes grâces ! »

Et Schahrazade dit :


LE DIWÂN DES FACILES FACÉTIES
ET DE LA GAIE SAGESSE


LES BABOUCHES INUSABLES


Or, un jour, Abou-Cassem ayant fait une affaire de vente et d’achat plus avantageuse encore qu’à l’ordinaire, fut mis de très belle humeur. Aussi, au lieu de donner quelque festin, grand ou petit, selon l’usage des marchands qu’Allah a favorisés d’une réussite dans un marché, il trouva plus expédient d’aller prendre un bain au hammam, où, de mémoire d’homme, il n’avait mis le pied. Et, ayant fermé sa boutique, il se dirigea vers le hammam, en chargeant ses babouches sur son dos, au lieu de s’en chausser ; car il agissait ainsi depuis longtemps, pour économiser leur usure. Et arrivé au hammam, il déposa ses babouches sur le seuil, avec toutes les chaussures qui s’y trouvaient rangées, selon l’usage. Et il entra prendre son bain.

Or, Abou-Cassem avait une peau tellement infiltrée de crasse, que les frotteurs et les masseurs eurent une peine extrême pour en venir à bout ; et ils n’y réussirent que vers la fin de la journée, quand tous les baigneurs étaient déjà partis. Et Abou-Cassem put enfin sortir du hammam, et chercha ses babouches ; mais elles n’étaient plus là, et, à leur place, il y avait une paire de belles pantoufles en cuir jaune citron. Et Abou-Cassem se dit : « Sans doute, c’est Allah qui me les envoie, sachant que je songe depuis longtemps à en acheter de semblables. Ou c’est peut-être quelqu’un qui les a troquées contre les miennes, par inadvertance ! » Et, plein de joie de se voir épargner le chagrin d’en acheter d’autres, il les prit et s’en alla.

Or, les pantoufles en cuir jaune citron appartenaient au kâdi, qui se trouvait encore au hammam. Et quant aux babouches d’Abou-Cassem, l’homme préposé à la garde des chaussures ayant vu cette horreur qui puait et empestait l’entrée du hammam, s’était hâté de les ramasser et de les cacher dans un coin. Puis, comme la journée était écoulée et que l’heure de sa garde était passée, il était parti, sans songer à les remettre à leur place.

Aussi, quand le kâdi se fut baigné, les serviteurs du hammam, qui s’empressaient à ses ordres, cherchèrent en vain ses pantoufles ; et ils finirent par trouver, dans un coin, les fabuleuses babouches qu’ils reconnurent aussitôt pour celles d’Abou-Cassem. Et ils s’élancèrent à sa poursuite, et, l’ayant rattrapé, le ramenèrent au hammam, avec, sur ses épaules, le corps du délit. Et le kâdi, après avoir pris ce qui lui appartenait, lui fit rendre ses babouches, et, malgré ses protestations, l’envoya en prison. Et Abou-Cassem, pour ne pas mourir en prison, dut, bien à contre-cœur, se montrer généreux de bakchiches aux gardiens et aux officiers de police ; car, comme on savait qu’il était aussi farci d’argent que pourri d’avarice, on ne l’en tint pas quitte à bon marché.

Et Abou-Cassem put, de la sorte, sortir de prison ; mais affligé et dépité à l’extrême, et, attribuant son malheur à ses babouches, il courut les jeter au Nil, pour s’en débarrasser.

Or, quelques jours après, des pêcheurs, retirant à grand’peine leur filet plus lourd que de coutume, y trouvèrent les babouches, qu’ils reconnurent aussitôt pour celles d’Abou-Cassem. Et ils constatèrent, pleins de fureur, que les clous dont elles étaient garnies, avaient endommagé les mailles de leur filet. Et ils coururent à la boutique d’Abou-Cassem, et jetèrent violemment les babouches à l’intérieur, en maudissant leur propriétaire. Et les babouches, lancées avec force, atteignirent les flacons d’eau de rose et d’autres eaux qui étaient sur les étagères, et les renversèrent en les fracassant en mille morceaux.

À cette vue, la douleur d’Abou-Cassem fut à sa limite extrême, et il s’écria : « Ah ! babouches maudites, filles de mon cul, vous ne me causerez plus de dommage ! » Et il les ramassa, et s’en alla dans son jardin et se mit à creuser un trou pour les y enfouir. Mais un de ses voisins, qui avait à se plaindre de lui, saisit l’occasion de se venger, et courut aussitôt avertir le wali qu’Abou-Cassem était en train de déterrer un trésor dans son jardin. Et le wali, connaissant la richesse et l’avarice du droguiste, ne douta pas de la réalité de cette nouvelle, et envoya aussitôt les gardes se saisir d’Abou-Cassem et l’amener en sa présence. Et le malheureux Abou-Cassem eut beau jurer qu’il n’avait point trouvé de trésor, mais qu’il avait seulement voulu enterrer ses babouches, le wali ne voulut point croire à une chose si étrange et si contraire à l’avarice légendaire du prévenu ; et comme il comptait, de n’importe quelle façon, sur de l’argent, il força l’affligé Abou-Cassem, pour obtenir sa liberté, de lui verser une fort grosse somme d’argent.

Et Abou-Cassem, relâché après cette douloureuse formalité…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Abou-Cassem, relâché après cette douloureuse formalité, se mit à s’arracher la barbe de désespoir, et, prenant ses babouches, il jura de s’en débarrasser coûte que coûte. Et il erra longtemps, en réfléchissant au meilleur moyen de réussite, et finit par se décider à aller les jeter dans un canal situé loin dans la campagne. Et il crut que cette fois il n’en entendrait plus parler. Mais le sort voulut que l’eau du canal entraînât les babouches jusqu’à l’entrée d’un moulin, dont ce canal faisait tourner les roues. Et les babouches s’engagèrent dans les roues, et les firent sauter, en dérangeant leur jeu. Et les maîtres du moulin accoururent pour réparer le dommage, et trouvèrent que la cause en était due aux énormes babouches qu’ils trouvèrent engagées dans l’engrenage, et qu’ils reconnurent aussitôt pour les babouches d’Abou-Cassem. Et le malheureux droguiste fut de nouveau jeté en prison et condamné cette fois à payer une très grosse amende aux propriétaires du moulin, pour le dommage qu’il leur avait causé. Et, en outre, il dut payer de très forts bakchiches pour recouvrer sa liberté. Mais, en même temps, on lui rendit ses babouches.

Alors, à la limite de la perplexité, il se rendit à sa maison et, montant sur sa terrasse, il s’accouda et se mit à réfléchir profondément sur ce qui lui restait à faire. Et il avait déposé les babouches non loin de lui, sur la terrasse ; mais il leur tournait le dos, afin de ne pas les voir. Et, précisément à ce moment, un chien des voisins aperçut les babouches, et, s’élançant de la terrasse de ses maîtres sur celle d’Abou-Cassem, il prit dans sa gueule une des babouches, et se mit à en jouer. Et, dans ce jeu du chien avec la babouche, celle-ci fut soudain lancée au loin ; et le destin funeste la fit tomber de la terrasse sur la tête d’une vieille qui passait dans la rue. Et le poids formidable de la babouche bardée de fer écrasa la vieille, en faisant entrer sa longueur dans sa largeur. Et les parents de la vieille reconnurent la babouche d’Abou-Cassem, et allèrent porter plainte au kâdi, en réclamant le prix du sang de leur parente, ou la mort d’Abou-Cassem. Et l’infortuné fut obligé de payer le prix du sang, selon la loi. Et, en outre, pour échapper à la prison, il dut payer de gros bakchiches aux gardes et aux officiers de police.

Mais, cette fois, sa résolution était arrêtée. Il retourna donc à sa maison, prit les deux babouches fatales, et, revenant chez le kâdi, il éleva les deux babouches au-dessus de sa tête, et s’écria avec une véhémence qui fit rire le kâdi, les témoins et tous les assistants : « Ô seigneur kâdi, voilà la cause de mes tribulations ! Et bientôt je vais être réduit à mendier dans la cour des mosquées. Je te supplie donc de daigner rendre un arrêt qui déclare qu’Abou-Cassem n’est plus le propriétaire des babouches, qu’il les lègue à qui veut les prendre, et qu’il n’est plus responsable des malheurs qu’elles occasionneront dans l’avenir ! » Et, ayant ainsi parlé, il jeta les babouches au milieu de la salle des séances, et s’enfuit pieds nus, tandis que tous les assistants, à force de rire, tombaient sur leurs derrières. — Mais Allah est plus savant !

— Et Schahrazade, sans s’arrêter, raconta encore :


BAHLOUL, BOUFFON D’AL-RACHID


Il m’est parvenu que le khalifat Haroun al-Rachid avait, vivant avec lui dans son palais, un bouffon chargé de le divertir dans ses moments d’humeur sombre. Et ce bouffon s’appelait Bahloul le Sage. Et le khalifat, un jour, lui dit : « Ya Bahloul, sais-tu le nombre de fous qu’il y a dans Baghdad ? » Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, la liste en serait un peu longue ! « Et Haroun dit ; « Je te charge de la faire. Et j’entends qu’elle soit exacte ! » Et Bahloul fit sortir de sa gorge un long rire. Et le khalifat lui demanda : « Qu’as-tu ? » Et Bahloul dit : « Ô mon seigneur, je suis ennemi de tout travail fatigant. C’est pourquoi, pour te satisfaire, je vais tout de suite dresser la liste des sages qu’il y a dans Baghdad ! Car c’est là un travail qui me demandera à peine le temps de boire une gorgée d’eau. Et par cette liste, qui sera bien courte, tu sauras par Allah ! quel est le nombre de fous de la capitale de ton empire ! »

Et c’est ce même Bahloul qui s’étant assis, un jour, sur le trône du khalifat, reçut, pour cette témérité, de la part des huissiers, une volée de coups de bâton. Et les cris épouvantables qu’il poussa dans cette circonstance, mirent en émoi tout le palais et attirèrent le khalifat lui-même. Et Haroun, voyant que son bouffon pleurait à chaudes larmes, entreprit de le consoler. Mais Bahloul lui dit : « Hélas, ô émir des Croyants, ma douleur est sans consolation, car ce n’est pas sur moi que je pleure, mais sur mon maître le khalifat ! Si, en effet, j’ai reçu tant de coups pour avoir occupé un instant son trône, quelle grêle le menace là-bas, lui qui l’aura occupé des années et des années ! »

Et c’est toujours le même Bahloul qui fut assez sage pour avoir le mariage en horreur. Et Haroun, pour lui jouer un mauvais tour, lui fit épouser de force une adolescente d’entre ses esclaves, en l’assurant qu’elle le rendrait heureux, et qu’il s’en portait lui-même garant. Et Bahloul fut bien obligé d’obéir, et entra dans la chambre nuptiale où l’attendait sa jeune épouse, qui était d’une beauté de choix. Mais à peine s’était-il étendu à ses côtés, qu’il se leva soudain avec terreur et s’enfuit, hors de la chambre, comme s’il était poursuivi par des ennemis invisibles, et se mit à courir comme un fou à travers le palais. Et le khalifat, informé de ce qui venait de se passer, fit venir Bahloul en sa présence, et lui demanda, d’une voix sévère : « Pourquoi, ô maudit, as-tu fait cette offense à ton épouse ? » Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, la terreur est un mal sans remède ! Or, moi, je n’ai certes ! aucun reproche à faire à l’épouse que tu as eu la générosité de m’accorder, car elle est belle et modeste. Mais, ô mon seigneur, à peine étais-je entré dans le lit nuptial, que j’entendis distinctement plusieurs voix qui sortaient à la fois du sein de mon épouse. Et l’une me demandait une robe, et l’autre me réclamait un voile de soie ; et celle-ci des babouches, et celle-là une veste brodée, et cette autre d’autres choses encore. Alors, moi, je ne pus maîtriser mon effroi, et, malgré tes ordres et les charmes de la jeune fille, je m’enfuis de toutes mes forces, de peur de devenir plus fou et plus malheureux encore que je ne le suis ! »

Et c’est le même Bahloul qui refusa un jour un cadeau de mille dinars que, par deux fois, lui offrait le khalifat. Et comme le khalifat, extrêmement étonné de ce désintéressement, lui, en demandait la raison, Bahloul, qui était assis, une jambe étendue et une jambe repliée, se contenta, pour toute réponse, d’étendre bien ostensiblement, devant le visage d’Al-Rachid, les deux jambes à la fois. Et, à la vue de cette incivilité suprême et de ce manque de respect à l’égard du khalifat, le chef eunuque voulut le violenter et le châtier ; mais Al-Rachid l’en empêcha d’un signe, et demanda à Bahloul le motif de cet oubli des convenances. Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, si j’avais étendu la main pour recevoir ton cadeau, j’aurais à jamais perdu le droit d’étendre les jambes ! »

Et c’est enfin Bahloul lui-même qui, étant entré un jour sous la tente d’Al-Rachid, qui revenait d’une expédition guerrière, le trouva altéré et demandant à grands cris un verre d’eau. Et Bahloul se hâta de courir lui apporter un verre d’eau fraîche, et, en le lui présentant, lui dit : « Ô émir des Croyants, je te prie de me dire, avant que de boire, à quel prix tu aurais acheté ce verre d’eau si, par hasard, il eût été introuvable ou difficile à se procurer ! » Et Al-Rachid dit : « J’aurais certainement donné, pour l’avoir, la moitié de mon empire ! » Et Bahloul dit : « Bois-le maintenant, et qu’Allah le rende plein de délices sur ton cœur ! » Et lorsque le khalifat eut fini de boire, Bahloul lui dit : « Et si, ô émir des Croyants, maintenant que tu as bu, ce verre d’eau refusait de sortir de ton corps, à cause de quelque rétention de l’urine dans ta vessie honorable, à quel prix achèterais-tu le moyen de l’en faire sortir ? » Et Al-Rachid répondit : « Par Allah ! je donnerais bien, dans ce cas, tout mon empire en large et en long ! » Et Bahloul, devenu bien triste soudain, dit : « Ô mon seigneur, un empire qui ne pèse pas dans la balance plus qu’un verre d’eau ou qu’un jet d’urine, ne devrait pas comporter tous les soucis qu’il te donne et les guerres sanglantes qu’il nous occasionne ! Et Haroun, entendant cela, se prit à pleurer.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :


L’INVITATION À LA PAIX UNIVERSELLE


Il est raconté qu’un vénérable cheikh de village avait, dans sa ferme, une belle basse-cour à laquelle il donnait tous ses soins, et qui était bien pourvue de volailles mâles et de volailles femelles qui lui produisaient de beaux œufs et de superbes poulets bons à manger. Or, parmi ses volailles mâles, il possédait un grand et merveilleux Coq à la voix claire, au plumage brillant et doré, et qui, avec toutes les qualités de la beauté extérieure, était doué de vigilance, de sagesse et d’expérience dans les affaires du monde, les changements du temps et les revers de la vie. Et il était plein de justice et d’attention pour ses épouses, et remplissait ses devoirs auprès d’elles avec autant de zèle que d’impartialité, pour ne pas laisser la jalousie entrer dans leurs cœurs et l’animosité dans leurs regards. Et il était cité, parmi tous les sujets de la basse-cour, comme le modèle des maris, pour la puissance et la bonté. Et son maître l’avait appelé Voix-de-l’Aurore.

Or, un jour, Voix-de-l’Aurore, pendant que ses épouses vaquaient aux soins de leurs petits et se faisaient les plumes, sortit visiter les terres de la ferme. Et, tout en s’émerveillant de ce qu’il voyait, il piquait et becquetait à même le sol, à mesure qu’il rencontrait sur son passage des grains de froment ou d’orge ou de maïs ou de sésame ou de sarrasin ou de millet. Et, entraîné plus loin qu’il ne l’eût voulu, par ses trouvailles et ses recherches, il se vit à on moment donné hors de portée du village et de la ferme, et tout à fait isolé dans un endroit sauvage qu’il n’avait jamais vu. Et il eut beau regarder à droite et à gauche, il n’aperçut aucun visage ami ni aucun être familier. Et il commença à être perplexe, et fit entendre quelques cris brefs d’inquiétude. Et, pendant qu’il prenait ses dispositions pour retourner sur ses pas…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, pendant qu’il prenait ses dispositions pour retourner sur ses pas, voici que son regard tomba sur un Renard qui, de loin, venait vers lui à grandes enjambées. Et, voyant cela, il trembla pour sa vie et, tournant le dos à son ennemi, il prit son élan, de toute la force de ses ailes étendues, et gagna le sommet d’un mur en ruines, où il n’y avait que juste la place pour se percher, et où le Renard ne pouvait l’atteindre d’aucune manière.

Et le Renard arriva essoufflé au pied du mur, en reniflant et en jappant. Mais, voyant qu’il n’y avait pas moyen de grimper jusqu’au volatile de son désir, il leva la tête vers lui et lui dit : « La paix sur toi, ô visage de bon augure, ô mon frère, ô charmant camarade ! » Mais Voix-de-l’Aurore ne lui rendit pas son salam et ne voulut même pas le regarder. Et le Renard, voyant cela, lui dit : « Ô mon ami, ô tendre, ô beau, pourquoi ne veux-tu point me favoriser d’un salut ou d’un regard, alors que je désire tellement t’annoncer une grande nouvelle ? » Mais le Coq déclina par son silence toute avance et toute courtoisie, et le Renard reprit : « Ah ! mon frère, si tu savais seulement ce que je suis chargé de t’annoncer, tu descendrais au plus vite m’embrasser et me baiser sur la bouche ! » Mais le Coq continuait à feindre l’indifférence et la distraction ; et, sans rien répondre, il regardait au loin avec des yeux ronds et fixes. Et le Renard reprit : « Sache donc, ô mon frère, que le sultan des animaux, qui est le seigneur Lion, et le sultan des oiseaux, qui est le seigneur Aigle, viennent de se donner rendez-vous au milieu d’une verdoyante prairie, agrémentée de fleurs et de ruisseaux, et ont rassemblé autour d’eux les représentants de toutes les bêtes de la création, les tigres, les hyènes, les léopards, les lynx, les panthères, les chacals, les antilopes, les loups, les lièvres, les animaux domestiques, les vautours, les éperviers, les corbeaux, les pigeons, les tourterelles, les cailles, les perdrix, les volailles et tous les oiseaux. Et nos deux suzerains, quand les représentants de tous leurs sujets furent entre leurs mains, proclamèrent, par décret seigneurial, que désormais, sur toute l’étendue de la terre habitable, la sécurité, la fraternité et la paix devaient régner en maîtresses ; que l’affection, la sympathie, la camaraderie et l’amour devaient être les seuls sentiments permis entre les tribus des bêtes sauvages, des animaux domestiques et des oiseaux ; que l’oubli devait effacer les vieilles inimitiés et les haines de races ; et que le bonheur général et individuel était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts. Et ils décidèrent que quiconque transgresserait cet état de choses, serait traduit sans retard devant le tribunal suprême, et jugé et condamné sans recours. Et ils me nommèrent comme héraut du présent décret, et me chargèrent d’aller proclamer, par toute la terre, la décision de l’assemblée, avec ordre de leur rapporter les noms des récalcitrants, afin qu’ils fussent punis suivant la gravité de leur rébellion. Et c’est pourquoi, ô mon frère Coq, tu me vois présentement au pied de ce mur où tu es perché, car c’est moi, en vérité, moi avec mon propre œil, moi et non pas un autre, qui suis le représentant, le commissionnaire, le héraut et le chargé de pouvoirs de nos seigneurs et suzerains. Et c’est pourquoi, tout à l’heure, je t’ai abordé avec le souhait de paix et les paroles de l’amitié, ô mon frère ! »

Tout cela ! Mais le Coq, sans plus guère prêter attention à toute cette éloquence que s’il ne l’entendait pas, continuait à regarder au loin d’un air indifférent et avec des yeux arrondis et vagues qu’il fermait de temps en temps, en dodelinant de la tête. Et le Renard, dont le cœur brûlait du désir de broyer délicieusement cette proie, reprit : « Ô frère mien, pourquoi ne veux-tu pas m’honorer d’une réponse ou condescendre à m’adresser un mot ou seulement abaisser ton regard vers moi qui suis l’émissaire de notre sultan le Lion, souverain des animaux, et de notre sultan l’Aigle, souverain des oiseaux ? Or, permets-moi de te rappeler que si tu persistes dans ton silence à mon égard, je serai obligé de rapporter la chose au conseil ; et il serait beaucoup à craindre que tu tombasses sous le coup de la nouvelle loi qui est inexorable dans son désir d’établir la paix universelle, au risque même de faire égorger la moitié des vivants. Je te prie donc une dernière fois, ô mon frère charmant, de me dire seulement pourquoi tu ne me réponds pas ! »

Alors le Coq, qui jusque-là s’était cantonné dans sa hautaine indifférence, tendit le cou, et, inclinant la tête de côté, abaissa le regard de son œil droit vers le Renard, et lui dit : « En vérité, ô mon frère, tes paroles sont sur ma tête et sur mes yeux, et je t’honore en mon cœur comme l’envoyé et le commissaire et le messager et le chargé de pouvoirs et l’ambassadeur de notre sultan l’Aigle. Mais, si je ne te répondais pas, ne va pas croire que ce fût par arrogance ou par rébellion ou par tout autre sentiment répréhensible, non ! par ta vie, non ! c’était seulement parce que j’étais fort troublé par ce que je voyais et continue à voir au loin, là-bas, devant moi ! » Et le Renard demanda : « Par Allah sur toi, ô mon frère, et que voyais-tu et continues-tu à voir comme ça ? Éloigné soit le Malin ! Rien de grave, j’espère, ni de calamiteux ? » Et le Coq tendit encore plus fort le cou et dit : « Comment ! ô mon frère, n’aperçois-tu donc pas ce que j’aperçois, alors qu’Allah t’a mis au-dessus de ton honorable nez deux yeux perçants bien qu’un peu louches — soit dit sans t’offenser ! » Et le Renard demanda avec inquiétude : « Mais enfin qu’aperçois-tu, dis-le-moi, de grâce ! Car moi j’ai un peu mal aux yeux aujourd’hui, bien que je ne me sache pas louche en aucun degré — soit dit sans te contrarier ! » Et le Coq Voix-de-l’Aurore dit : « En vérité, je vois un nuage de poussière s’élevant, et dans l’air une bande de faucons de chasse en cercle tournoyant ! » Et le Renard, à ces paroles, commença à trembler et demanda, à la limite de l’anxiété : « Est-ce là tout ce que tu aperçois, ô visage de bon augure ? Et sur le sol ne vois-tu rien courir ? » Et le Coq fixa longuement son regard sur l’horizon, en imprimant à sa tête un mouvement de droite et de gauche, et finit par dire : « Oui ! je vois quelque chose qui court à quatre jambes sur le sol, haut sur pattes, long, mince, avec une tête fine et pointue et de longues oreilles rabattues. Et ce quelque chose-là s’approche rapidement de notre côté ! » Et le Renard, tremblant de tous ses membres, demanda ; « N’est-ce point un chien lévrier que tu vois, ô mon frère ? Qu’Allah nous protège ! » Et le Coq dit : « Je ne sais si c’est un lévrier, car je n’en ai pas encore vu de cette espèce, et Allah seul le sait ! Mais je crois bien, en tout cas, que c’est un chien, ô beau visage ! »

Lorsque le Renard eut entendu ces mots, il s’écria : « Je suis obligé, ô mon frère, de prendre congé de toi ! » Et, parlant ainsi, il tourna le dos et livra ses jambes au vent, se fiant à la Mère-de-la-Sûreté. Et le Coq lui cria : « Hé, là ! hé, là ! mon frère, je descends, je descends ! Pourquoi ne m’attends-tu pas ! » Et le Renard dit : « C’est que, vois-tu, j’ai une grande antipathie pour le chien lévrier, qui n’est ni de mes amis ni de mes relations ! » Et le Coq reprit : « Mais, ô visage de bénédiction, ne m’as-tu pas dit à l’instant que tu venais en commissaire et en héraut de la part de nos souverains, pour proclamer le décret de la paix universelle, décidée dans l’assemblée plénière des représentants de nos tribus ? » Et le Renard répondit de fort loin : « Oui, certes ! oui, certes ! ô mon frère Coq, seulement ce lévrier entremetteur — qu’Allah le maudisse ! — s’était abstenu d’aller au congrès, et sa race n’y avait point envoyé de représentant, et son nom n’a point été prononcé lors de la proclamation des tribus adhérentes à la paix universelle. Et c’est pourquoi, ô Coq plein de tendreté, il y a toujours inimitié entre ma race et la sienne, et aversion entre mon individu et le sien ! Et Qu’Allah te conserve en bonne santé, jusqu’à mon retour ! »

Et le Renard, ayant ainsi parlé, disparut au loin. Et le Coq échappa de la sorte aux dents de son ennemi, grâce à sa finesse et à sa sagacité. Et il se hâta de descendre du haut du mur et de regagner la ferme, en glorifiant Allah qui le ramenait en sécurité dans sa basse-cour. Et il s’empressa de raconter à ses épouses et à ses voisins le bon tour qu’il venait de jouer à leur ennemi héréditaire. Et tous les coqs de la basse-cour lancèrent dans l’air l’appel sonore de leur joie pour célébrer le triomphe de Voix-de-l’Aurore.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :


LES AIGUILLETTES NOUÉES


On raconte qu’un roi d’entre les rois était un jour assis sur son trône, au milieu de son diwân, et donnait audience à ses sujets, quand entra un cheikh, cultivateur de son métier, qui portait sur sa tête un panier de beaux fruits et de légumes divers, primeurs de la saison. Et il embrassa la terre entre les mains du roi, et appela sur lui les bénédictions, et lui offrit en cadeau le panier de primeurs. Et le roi, après lui avoir rendu son salam, lui demanda : « Et qu’y a-t-il dans ce panier couvert de feuilles, ô cheikh ? » Et le cultivateur dit : « Ô roi du temps, ce sont des légumes frais et des fruits, les premiers poussés sur mes terres, que je t’apporte comme primeurs de la saison ! » Et le roi dit : « De cœur, amical ! Ils sont acceptés ! » Et le roi enleva les feuilles qui préservaient du mauvais œil le contenu du panier, et vit qu’il y avait là-dedans de magnifiques concombres frisés, des gombos bien tendres, des bananes, des aubergines, des limons et divers autres fruits et légumes hors de saison. Et il s’écria : « Maschallah ! » et prit un concombre frisé et le cro- qua avec beaucoup de plaisir. Puis il dit aux eunuques de porter le reste au harem. Et les eunuques se hâtèrent d’exécuter l’ordre. Et les femmes, elles aussi, éprouvèrent beaucoup de délices à manger de ces primeurs. Et elles prirent, chacune, ce qu’elles voulaient, en se congratulant mutuellement, disant : « Que les primeurs de l’an prochain nous apportent la santé et nous trouvent en vie et en beauté ! » Puis elles distribuèrent aux esclaves ce qui resta dans la corbeille. Et, d’un commun accord, elles dirent : « Par Allah ! ces primeurs sont quelque chose d’exquis ! Et il faut bien donner un bakchiche au bonhomme qui les a apportées ! » Et elles envoyèrent au fellah, par l’intermédiaire des eunuques, cent dinars d’or. Et le roi, également, était extrêmement satisfait du concombre frisé qu’il avait mangé, et il ajouta encore deux cents dinars au don de ses femmes. Et le fellah toucha de la sorte, pour sa corbeille de primeurs, trois cents dinars d’or. Mais ce ne fut pas tout. Car le sultan, lui ayant posé diverses questions sur les choses de l’agriculture et sur d’autres choses encore, l’avait trouvé tout à fait à sa convenance, et s’était plu à ses réponses ; car le fellah avait la parole élégante, la langue diserte, la réplique sur les lèvres, l’esprit fertile, le geste bien façonné et le langage poli et distingué. Et le sultan voulut en faire immédiatement son commensal, et lui dit : « Ô cheikh, sais-tu comment on tient compagnie aux rois ? » Et le fellah répondit : « Je sais. » Et le sultan lui dit : « C’est bien, ô cheikh ! Retourne vite dans ton village porter à la famille ce qu’Allah t’a accordé aujourd’hui pour lot, et reviens en toute hâte me trouver, pour être désormais mon commensal ! » Et le fellah répondit par l’ouïe et l’obéissance ; et, après être allé porter à sa famille les trois cents dinars qu’Allah lui avait envoyés, il revint retrouver le roi, qui, à ce moment, prenait son repas du soir. Et le roi le fit asseoir à côté de lui, devant le plateau, et le fit manger et boire suivant sa capacité. Et il le trouva encore plus plaisant que la première fois, et l’aima tout à fait, et lui demanda : « Tu dois certainement connaître des histoires belles à raconter et à écouter, ô cheikh ! » Et le fellah répondit : « Oui, par Allah ! Et la nuit prochaine, j’en raconterai au roi ! » Et le roi, à cette nouvelle, fut à la limite de la Jubilation et se trémoussa de contentement. Et, pour donner à son commensal une marque de sa sollicitude et de son amitié, il fit venir de son harem la plus jeune et la plus belle des suivantes de la sultane, une jeune fille vierge et scellée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… il fit venir de son harem la plus jeune et la plus belle des suivantes de la sultane, une jeune fille vierge et scellée, et la lui donna en cadeau, bien qu’il l’eût fait mettre de côté pour lui-même, dès le jour de l’achat, se la réservant comme un morceau de choix. Et il mit à la disposition des nouveaux mariés un bel appartement, dans le palais, proche voisin du sien, et magnifiquement meublé et pourvu de toutes les commodités. Et, après leur avoir souhaité toutes les délices pour la nuit, il les laissa seuls, et rentra dans son harem.

Or, la jeune fille s’étant dévêtue attendit, couchée, que vînt à elle son nouveau seigneur. Et le cheikh cultivateur, qui de sa vie n’avait vu ni goûté de la chair blanche, s’émerveilla de ce qu’il voyait et glorifia en son cœur Celui qui forme la chair blanche. Et il s’approcha de la jeune fille, et se mit à folâtrer avec elle de toutes les folâtreries usuelles en un cas comme celui-là. Et voilà que, sans qu’il pût savoir ni comment ni pourquoi, l’enfant-de-son-père ne voulut pas lever la tête, et resta assoupi avec un œil sans vie et tourné en bas. Et le fruitier eut beau l’admonester et l’encourager, il ne voulut rien entendre et resta insoumis. Opposant à toutes les exhortations une inertie et un entêtement inexplicables. Et le pauvre fruitier fut à la limite de la confusion et s’écria : « En vérité, c’est là une affaire prodigieuse ! » Et la jeune fille, dans le but de réveiller les désirs de l’enfant, se mit à badiner avec lui et à jouer avec lui à la main chaude, et à le câliner de toutes les câlineries, et à le raisonner tantôt par les caresses et tantôt par les bourrades, mais elle ne réussit guère davantage à le décider au réveil. Et elle finit par s’écrier : « Ô mon maître, puisse Allah développer le progrès ! » Et, voyant que rien ne servait de rien, elle dit : « Ô mon maître, je crois bien que tu ne sais pas pourquoi l’enfant-de-son-père ne veut pas se réveiller ! » Il dit ; « Non par Allah ! je ne sais pas ! » Elle dit : « Parce que précisément son père est noué quant à ses aiguillettes ! » Il demanda : « Et comment, ô perspicace, doit-on faire pour guérir le nouement de ces aiguillettes-là ! » Elle dit : « Ne t’en préoccupe pas. Je sais m’y prendre ! » Et elle se leva à l’heure et à l’instant, prit de l’encens mâle et, le jetant dans un brûle-parfums, se mit à faire des fumigations à son époux, comme on en fait sur le corps des morts, en disant : « Qu’Allah réveille les morts ! Qu’Allah réveille les endormis ! » Et, cela fait, elle prit une cruche remplie d’eau, et se mit à arroser l’enfant-de-son-père, comme on fait pour les corps des morts avant de les couvrir du linceul. Et l’ayant ainsi baigné, elle prit un foulard de mousseline et en recouvrit l’enfant endormi comme on recouvre les morts du linceul. Et, ayant accompli toutes ces cérémonies préparatoires d’un ensevelissement, qu’elle faisait par simulacre, elle appela les nombreuses esclaves que le sultan avait mises à son service et à celui de son époux, et leur montra ce qu’elle leur montra du pauvre fruitier qui était étendu immobile, le corps à moitié recouvert du foulard, et enveloppé par un nuage d’encens. Et, à cette vue, les femmes, poussant des cris d’hilarité et des éclats de rire, s’enfuirent à travers le palais, en racontant ce qu’elles venaient de voir à toutes celles qui n’avaient pas vu.

Or le matin, le sultan, levé de meilleure heure que de coutume, envoya chercher le fruitier, son commensal, et lui fit les souhaits du matin, et lui demanda : « Comment s’est passée ta nuit, ô cheikh ? » Et le fellah raconta au sultan tout ce qu’il avait éprouvé, sans lui cacher un détail. Et le sultan, en entendant cela, se mit à rire tellement qu’il se renversa sur le derrière ; puis il s’écria : « Par Âllah ! la jeune fille, qui a traité de cette façon judicieuse le nouement de tes aiguillettes, est une jeune fille douée de science, de finesse et d’esprit ! Et je la reprends pour mon usage personnel ! Et il la fit venir, et lui ordonna de lui raconter ce qui s’était passé. Et la jeune fille répéta au roi la chose telle qu’elle était arrivée, et lui narra dans tous leurs détails les efforts qu’elle avait faits pour dissiper le sommeil de l’entêté fils-de-son-père, et le traitement qu’elle avait fini par lui appliquer, sans résultat ! » Et le roi, à la limite de la jubilation se tourna vers le fellah et lui demanda : « Est-ce vrai, cela ? » Et le fellah fit de la tête un signe affirmatif, et baissa les yeux. Et le roi, riant de toute sa gorge, lui dit ; Par ma vie sur toi, ô cheikh ! raconte-moi encore ce qui s’est passé ! » Et lorsque le pauvre homme eut répété son récit, le sultan se mit à pleurer de joie, et s’écria : « Ouallah ! c’est là une chose prodigieuse ! » Puis, comme le muezzin venait de faire sur le minaret l’appel à la prière, le sultan et le fruitier remplirent leurs devoirs envers leur Créateur, et le sultan dit : « Maintenant, ô cheikh des hommes délicieux, hâte-toi, pour compléter ma joie, de me raconter les histoires promises ! » Et le fruitier dit : « De tout cœur amical et comme hommages dus à notre généréux maître ! » Et, s’étant assis, les jambes repliées, en face du roi, il raconta :


HISTOIRE DES DEUX PRENEURS DE HASCHISCH


Sache, ô mon seigneur et la couronne sur ma tête, qu’il y avait, dans une ville d’entre les villes, un homme, pêcheur de son métier, et preneur de haschisch de son occupation. Or, lorsqu’il avait réalisé le produit d’une journée de travail, il mangeait une partie de son gain en provisions de bouche, et le reste en cette herbe hilarante dont l’extrait est le haschisch. Et il prenait trois prises de haschisch par jour : une qu’il avalait à jeun, le matin, une à midi et une au coucher du soleil. Et de la sorte il passait sa vie dans la gaieté et dans l’extravagance. Et cela ne l’empêchait pas de vaquer à son travail, qui était la pêche ; mais souvent il le faisait d’une manière bien singulière. Ainsi ! Un soir, ayant pris une dose de haschisch plus forte que d’habitude, il commença par allumer une chandelle de suif, et s’assit devant elle et se mit à se parler à lui-même, faisant les questions et les réponses, et jouissant de toutes les délices du rêve et du plaisir tranquille. Et il resta longtemps ainsi, et ne fut tiré de sa rêverie merveilleuse que par la fraîcheur de la nuit et la clarté de la lune dans son plein. Et il dit alors, se parlant à lui-même : « Ho, un tel, regarde ! la rue est silencieuse, la brise est fraîche et la clarté de la lune invite à la promenade. Tu feras donc bien de sortir prendre l’air et regarder la face du monde, pendant que les gens ne circulent pas et ne peuvent te déranger dans ton plaisir et ton faste solitaire ! » Et, pensant ainsi, le pêcheur sortit de sa maison, et dirigea sa promenade du côté de la rivière. Or, c’était le quatorzième jour de la lune, et la nuit en était toute illuminée. Et le pêcheur, voyant sur le pavé la réflexion du disque argenté, prit cet éclat de la lune pour de l’eau, et son extravagante imagination lui dit : « Par Allah, ô pêcheur un tel, te voici arrivé sur le bord de la rivière, et aucun autre pêcheur que toi ne se trouve sur la berge. Tu feras donc bien de retourner vite prendre ta ligne et de revenir te mettre à pêcher ce que te donnera ta chance de cette nuit ! » Ainsi il pensa, dans sa folie, et ainsi il fit. Et, ayant apporté sa ligne, il vint s’asseoir sur une borne, et se mit à pêcher au milieu du clair de lune, jetant le fil hameçonné sur la nappe blanche réfléchie par le pavé.

Or, voici qu’un énorme chien, attiré par, l’odeur des viandes qui servaient d’appât, vint se jeter sur la ligne et l’avala. Et le hameçon s’arrêta dans son gosier et lui occasionna une telle gêne, qu’il se mit à donner des secousses désespérées sur le fil pour parvenir à se détacher. Et le pêcheur, qui croyait amener un poisson monstrueux, tirait tant qu’il pouvait ; et le chien, dont la souffrance devenait insupportable, tirait de son côté en poussant des hurlements de travers ; si bien que le pêcheur, ne voulant pas laisser échapper sa proie, finit par être entraîné et roula à terre. Et alors, croyant qu’il allait se noyer dans la rivière que lui montrait son haschisch, il se mit à faire des cris épouvantables en appelant au secours. Et, à ce bruit, les gardiens du quartier accoururent, et le pêcheur, les voyant, leur cria : « À mon secours, ô musulmans ! Aidez-moi à tirer le monstrueux poisson des profondeurs de la rivière où il va m’entraîner ! Yallah, yallah ! à la rescousse, mes gaillards ! Je me noie ! » Et les gardiens, fort surpris, lui demandèrent : « Qu’as-tu, ô pêcheur ? Et de quelle rivière parles-tu ? Et de quel poisson s’agit-il ? » Et il leur dit « Qu’Allah vous maudisse, ô fils de chiens ! Est-ce le moment de plaisanter, ou bien de m’aider à sauver mon âme de la noyade, et à tirer le poisson hors de l’eau ? » Et les gardiens, qui riaient d’abord de son extravagance, s’irritèrent contre lui, en l’entendant les traiter de fils de chiens, et se jetèrent sur lui et, après l’avoir roué de coups, le conduisirent chez le kâdi.

Or, le kâdi était également, par la permission d’Allah, fort adonné au haschisch…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le kâdi était également, par la permission d’Allah, fort adonné au haschisch. Et lorsqu’il eut reconnu, d’un seul regard jeté sur le pêcheur, que l’homme que les gardiens accusaient d’avoir troublé le repos du quartier était sous la puissance de l’hilarante drogue qu’il prisait lui-même si fort, il se hâta d’admonester sévèrement les gardiens et de les renvoyer. Et il recommanda à ses esclaves d’avoir grand soin du pêcheur, et de lui donner un bon lit où passer la nuit en toute tranquillité. Et il se promit, à part lui, de le prendre pour compagnon du plaisir qu’il comptait se donner le lendemain.

En effet, après qu’il eut passé toute la nuit dans le repos et le calme, et toute la journée du lendemain dans la bonne chère, le pêcheur fut appelé le soir près du kâdi, qui le reçut en toute cordialité, et le traita comme un frère. Et, après avoir soupé avec lui, il s’assit tout près de lui, en face des chandelles allumées, et, lui présentant du haschisch, se mit à en prendre avec lui. Et, à eux deux, ils en consommèrent une dose capable de renverser les quatre pieds en l’air un éléphant fils de cent années.

Lorsque le haschisch se fut bien dilué dans leur raison, il exalta les dispositions naturelles de leur caractère. Et, s’étant dévêtus, ils se mirent complètement nus, et commencèrent à danser, à chanter et à faire mille extravagances.

Or, à ce moment, le sultan et son vizir se promenaient dans la ville, tous deux déguisés en marchands. Et ils entendirent tout le bruit qui s’élevait de la maison du kâdi ; et, comme les portes n’étaient point fermées, ils entrèrent et trouvèrent le kâdi et le pêcheur dans le délire de la joie. Et le kâdi et son compagnon, en voyant entrer les hôtes du destin, s’arrêtèrent de danser et leur souhaitèrent la bienvenue et les firent asseoir avec cordialité, sans paraître autrement embarrassés de leur présence. Et le sultan, voyant le kâdi de la ville danser ainsi tout nu en face d’un homme tout aussi nu, et dont le zebb était d’une longueur qui n’en finissait pas et noir et mouvementé, écarquilla ses yeux et, se penchant à l’oreille de son vizir, lui dit : « Par Allah ! notre kâdi n’est pas aussi bien outillé que son noir compagnon. » Et le pêcheur se tourna vers lui et dit : « Qu’as-tu, toi, à parler ainsi à l’oreille de cet autre ? Asseyez-vous tous deux, je vous l’ordonne, moi, votre maître, le sultan de la ville ! Sinon, je vais vous faire trancher la tête, à l’instant, par mon vizir, le danseur. Car vous n’ignorez pas, je pense, que je suis le sultan en personne, que celui-ci est mon vizir, et que je tiens le monde entier, comme un poisson, dans la paume de ma main droite ! Et le sultan et le vizir, à ces paroles, comprirent qu’ils étaient en présence de deux mangeurs de haschisch, de la variété la plus extraordinaire. Et le vizir, pour amuser le sultan, dit au pêcheur : « Et depuis quand, ô mon maître, es-tu devenu le sultan de la ville ? Et peux-tu me dire ce qu’est devenu notre ancien maître, ton prédécesseur ? » Il dit ; « En vérité, je l’ai déposé, en lui disant : « Va-t’en ! » Et il s’en alla. Et je me suis mis à sa place ! » Il demanda : « Et le sultan n’a pas protesté ? » Il répondit : « Pas du tout ! Et même il s’est fort réjoui de se décharger sur moi du lourd fardeau du règne. Et moi, pour lui rendre ses gracieusetés, je l’ai gardé près de moi pour me servir. Et je compte lui raconter des histoires, s’il regrette sa démission ! »

Et, ayant ainsi parlé, le pêcheur ajouta : « J’ai une grande envie de pisser ! » Et, soulevant son interminable outil, il s’approcha du sultan et fit mine de se décharger sur lui. Et de son côté le kâdi dit : « J’ai également bien envie de pisser ! » Et il s’approcha du vizir, et voulut également faire comme le pêcheur. Et, voyant cela, le sultan et le vizir, au comble de l’hilarité, se levèrent en sautant sur leurs pieds, et s’enfuirent en s’écriant : « Qu’Allah maudisse les mangeurs de haschisch de votre espèce ! » Et ils eurent tous deux beaucoup de peine à échapper aux deux extravagants compagnons.

Or, le lendemain, le sultan qui voulait compléter l’amusement de sa soirée de la veille, ordonna aux gardes de prévenir le kâdi de la ville qu’il eût se présenter au palais avec l’hôte de sa maison. Et le kâdi, accompagné du pêcheur, ne tarda pas à arriver entre les mains du sultan qui lui dit : « Je t’ai fait venir, ô représentant de la loi, afin que tu puisses, avec ton compagnon, m’enseigner quel est le moyen le plus commode de pisser ! Faut-il, en effet, comme le prescrit le rite, s’accroupir en relevant soigneusement sa robe et ses effets ? Ou bien est-il préférable de faire comme les malpropres mécréants qui pissent debout ? Ou bien faut-il pisser contre ses semblables, en se mettant tout nu, ainsi que le firent hier au soir deux mangeurs de haschisch que je connais ? »

Lorsque le kâdi eut entendu ces paroles du sultan, et comme, d’autre part, il savait que le sultan avait l’habitude de se promener déguisé, la nuit, il comprit que son extravagance et son délire de la veille avaient eu pour témoin le sultan lui-même, et il fut à la limite de l’effroi en pensant qu’il avait manqué de respect au sultan et au vizir. Et il tomba à genoux, criant : « Amân ! Amân ! ô mon seigneur, c’est le haschisch qui m’a induit à la grossièreté et à l’indélicatesse ! » Mais le pêcheur, qui, à cause des doses journalières de haschisch, continuait à se trouver en état d’ébriété, dit au sultan : « Et puis quoi ! Si tu es dans ton palais, nous, hier au soir, nous étions dans le nôtre ! » Et le sultan, extrêmement réjoui des manières du pêcheur, lui dit : « Ô le plus délicieux hurluberlu de mon royaume, puisque tu es un sultan et que je le suis également, je te prie de me tenir compagnie désormais dans mon palais. Et puisque tu sais raconter des histoires, j’espère que tu voudras dulcifier notre ouïe avec l’une d’elles ! « Et le pêcheur répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! Mais, certes ! pas avant que tu aies pardonné à mon vizir qui est à genoux à tes pieds ! » Et le sultan se hâta de donner au kâdi l’ordre de se lever, et lui pardonna son extravagance de la veille et lui dit de retourner à sa maison et à ses fonctions. Et il garda auprès de lui le pêcheur seulement, qui, sans plus attendre, lui raconta, comme suit, l’Histoire du kâdi père-au-pet !


HISTOIRE DU KÂDI PÈRE-AU-PET


On raconte qu’il y avait dans la ville de Trablous de Syrie, du temps du khalifat Haroun al-Rachid, un kâdi qui exerçait les fonctions de sa charge avec une sévérité et une rigueur extrêmes. Et cela était notoire parmi les hommes.

Or, ce kâdi de malheur avait, pour le servir, une vieille négresse à la peau rude et épaisse comme le cuir d’un buffle du Nil. Et c’était tout ce qu’il possédait comme femme dans son harem. Qu’Allah le repousse de Sa miséricorde ! Car ce kâdi était d’une ladrerie extrême qui ne pouvait être égalée que par sa rigueur dans les jugements qu’il rendait. Qu’Allah le maudisse ! Et bien qu’il fût riche, il ne vivait que de pain rassis et d’oignons. Et, avec cela, il était plein d’ostentation, et avait l’avarice honteuse ; car il voulait toujours faire preuve de faste et de générosité, alors qu’il vivait avec la parcimonie d’un chamelier à bout de provisions. Et, pour faire croire à un luxe que sa maison ignorait, il avait l’habitude de couvrir le tabouret des repas d’une nappe garnie de franges d’or. Et, de la sorte, lorsque quelqu’un, par hasard, entrait pour affaire à l’heure des repas, le kâdi ne manquait pas d’appeler sa négresse et de lui dire à haute voix : « Mets la nappe à franges d’or ! » Et il pensait ainsi donner à croire aux gens que sa table était somptueuse et que des mets équivalaient en bonté et en quantité à la beauté de la nappe à franges d’or. Mais jamais personne n’avait été invité à l’un de ces repas servis sur la nappe splendide ; et personne n’ignorait, par contre, la vérité sur l’avarice sordide du kâdi. Si bien que l’on disait communément, quand on avait mal mangé à un festin : « Il était servi sur la nappe du kâdi ! » Et ainsi cet homme, qu’Allah avait doté de richesses et d’honneurs, vivait d’une vie dont ne se seraient pas contentés les chiens de la rue. Qu’il soit à jamais confondu !

Or, un jour, quelques personnes qui voulaient se le rendre favorable dans un jugement, lui dirent : « Ô notre maître le kâdi, pourquoi ne prends-tu pas épouse ? Car la vieille négresse que tu as dans ta maison n’est pas digne de tes mérites ! » Et il répondit : « Est-il quelqu’un de vous qui veuille me trouver une femme ? » Et l’un des assistants répondit : « Ô notre maître, j’ai une fille très belle, et tu honorerais ton esclave si tu voulais la prendre pour épouse. » Et le kâdi accepta l’offre ; et on célébra promptement le mariage ; et la jeune fille fut conduite le soir même dans la maison de son époux. Et l’adolescente était fort étonnée qu’on ne lui préparât point de repas, et qu’il n’en fût pas même question ; mais, comme elle était discrète et avait beaucoup de réserve, elle ne fit aucune réclamation, et, voulant se conformer aux usages de son époux, elle essaya de se distraire. Quant aux témoins du mariage et aux invités, ils présumaient que cette union du kâdi allait donner lieu à quelque fête ou du moins à un repas ; mais leurs espoirs et leur attente furent vains, et tes heures se passèrent sans que le kâdi eût fait d’invitation. Et chacun se retira en maudissant le ladre.

Mais pour ce qui est de la jeune épouse, après avoir souffert cruellement d’un jeûne aussi rigoureux et aussi prolongé, elle entendit enfin son époux appeler la négresse à peau de buffle, et lui ordonner de dresser le tabouret des repas, en y mettant la nappe à franges d’or et les plus beaux ornements. Et l’infortunée espéra alors pouvoir enfin se dédommager du jeûne pénible auquel elle venait d’être condamnée, elle qui avait toujours vécu, dans la maison de son père, au milieu de l’abondance, du luxe et du bien-être. Mais hélas sur elle ! que devint-elle lorsque la négresse eut apporté, pour tout plateau de mets, un bassin dans lequel étaient trois morceaux de pain bis et trois oignons ? Et, comme elle n’osait faire un mouvement et ne comprenait rien, le kâdi prit avec componction un morceau de pain et un oignon, donna une part égale à la négresse, et invita sa jeune épouse à faire honneur au festin, en lui disant : « Ne crains point d’abuser des dons d’Allah ! » Et il commença lui-même par en manger avec un empressement qui démontrait combien il goûtait l’excellence de ce repas. Et la négresse également ne fit qu’une bouchée de l’oignon, vu que c’était l’unique repas de la journée. Et la pauvre épouse abusée voulut essayer de faire comme eux; mais, habituée qu’elle était aux mets les plus délicats, elle ne put avaler une bouchée. Et elle finit par se lever de table, à jeun, maudissant en son âme la noirceur de son destin. Et trois jours se passèrent de la sorte dans l’abstinence, avec le même appel à l’heure du repas, les mêmes beaux ornements sur la table, la même nappe à franges d’or, le pain bis et les tristes oignons. Mais le quatrième jour, le kâdi entendit des cris affreux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais le quatrième jour, le kâdi entendit des cris affreux partir du harem. Et la négresse vint lui annoncer, en levant les bras au ciel, que sa maîtresse s’était révoltée contre tout le monde, à la maison, et qu’elle venait d’envoyer chercher son père. Et le kâdi, furieux, entra chez elle avec des yeux flamboyants, lui cria toutes sortes d’injures, et, l’accusant de s’être livrée à toutes les variétés de débauches, lui coupa les cheveux de force, et la répudia, en lui disant : « Tu es divorcée par trois fois ! » Et il la chassa violemment et referma la porte derrière elle. Qu’Allah le maudisse ! Il mérite la malédiction.

Or, peu de jours après son divorce, le ladre fils de ladre trouva, à cause de ses fonctions qui le rendaient indispensable à beaucoup de gens, un autre client qui lui proposa sa fille en mariage. Et il épousa la jeune fille, qui fut servie de la même manière, et qui, n’ayant pu endurer au delà de trois jours le régime des oignons, se révolta et fut également répudiée. Mais cela ne servit pas de leçon aux autres personnes ; car le kâdi trouva encore plusieurs jeunes filles à marier, et les épousa successivement, pour les répudier au bout d’un jour ou deux, à cause de leur rébellion contre le pain bis et les oignons.

Mais, quand les divorces se furent multipliés d’une façon si exagérée, le bruit de la ladrerie du kâdi arriva aux oreilles qui n’avaient pas jusque-là entendu, et sa conduite à l’égard de ses femmes devint le sujet de toutes les conversations dans les harems. Et il perdit tous les crédits possibles auprès des entremetteuses, et cessa tout à fait d’être mariable.

Or, un soir, le kâdi, tourmenté par l’héritage de son père, vu qu’aucune femme n’en voulait plus, se promenait hors de la ville, quand il vit venir une dame montée sur une mule couleur étourneau. Et il fut frappé par sa tournure élégante et ses riches vêtements. Aussi, ayant relevé le bout de ses moustaches, il s’avança vers elle avec une galante courtoisie, lui fit une profonde révérence et, après les salams, lui dit : « Ô toi, noble dame, d’où viens-tu ? » Elle répondit : « De la route qui est derrière moi ! » Et le kâdi sourit et dit : « Oui certes ! oui certes ! je sais cela, mais de quelle ville ? » Elle répondit : « De Mossoul ! » Il demanda : « Es-tu célibataire ou mariée ? » Elle dit : « Je suis encore célibataire. » Il demanda : « Veux-tu, en ce cas, me servir d’épouse désormais, et que moi, en retour, je devienne pour toi l’homme ? » Elle répondit : « Dis-moi où tu habites, et je te ferai parvenir ma réponse dès demain. » Et le kâdi lui expliqua qui il était et où il habitait. Mais elle le savait ! Et elle le quitta en lui coulant le plus engageant des sourires, du coin de l’œil.

Or, le lendemain matin, l’adolescente envoya un message au kâdi, pour l’informer qu’elle consentait à l’épouser, moyennant un douaire de cinquante dinars. Et le ladre, faisant un violent effort sur son avarice, à cause de la passion qu’il éprouvait pour la jeune fille, lui fit compter et remettre les cinquante dinars, et chargea la négresse d’aller la chercher. Et l’adolescente, ne manquant pas à ses engagements, vint, en effet, dans la maison du kâdi ; et le mariage fut promptement conclu devant les témoins qui s’en allèrent aussitôt après, sans avoir été autrement régalés.

Et le kâdi, fidèle à son régime, dit à la négresse, d’un ton emphatique : « Étends la nappe à franges d’or ! » Et, comme à l’ordinaire, sur la table somptueusement ornée, furent servis, pour tous mets, les trois pains secs et les trois oignons. Et la jeune épouse prit la troisième portion, d’un air fort content, et, lorsqu’elle eut fini, elle dit : « Alhamdou lillah ! Louange à Allah ! Quel excellent repas je viens de faire ! » Et elle accompagna cette exclamation d’un sourire d’extrême satisfaction. Et le kâdi, entendant et voyant cela, s’écria : « Glorifié soit le Très-Haut qui m’a enfin octroyé, dans Sa générosité, une épouse qui réunit en elle toutes les perfections, et sait se contenter du présent, en remerciant son Créateur pour le beaucoup et pour le peu ! » Mais l’aveugle ladre, le cochon, — qu’Allah le confonde ! — ne savait pas ce que le sort avait décrété pour lui, dans la cervelle maligne de sa jeune épouse.

Or, le lendemain matin, le kâdi fut au diwân, et l’adolescente, pendant son absence, se mit à visiter, l’une après l’autre, toutes les chambres de la maison. Et elle arriva de la sorte à un cabinet dont la porte soigneusement fermée, et cadenassée par trois énormes cadenas, et consolidée par trois fortes barres de fer, lui inspira une vive curiosité. Et, après avoir longtemps tourné tout autour et bien examiné ce qu’il y avait à examiner, elle finit par apercevoir une fente dans une des moulures, de la largeur d’à peu près un doigt. Et elle regarda par cette fente, et fut extrêmement surprise et joyeuse de voir que le trésor du kâdi était accumulé là-dedans, en or et en argent, dans de larges vases de cuivre posés sur le sol. Et aussitôt l’idée lui vint de profiter sans retard de cette découverte inespérée ; et elle courut chercher une longue baguette, une tige de palmier, en enduisit l’extrémité de pâte gluante et l’insinua à travers la fente de la moulure. Et, à force de tourner la baguette, plusieurs pièces d’or s’y attachèrent, qu’elle retira aussitôt. Et elle s’en alla en son appartement et appela la négresse et lui dit, en lui tendant les pièces d’or : « Va promptement au souk, et rapporte-nous-en des galettes toutes chaudes du four, avec du sésame dessus, du riz au safran, de la viande délicate d’agneau, et tout ce que tu peux trouver de meilleur en fait de fruits et de pâtisseries ! » Et la négresse, étonnée, répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta d’exécuter les ordres de sa maîtresse qui, à son retour du souk, lui fit dresser les plateaux, et partagea avec elle les succulentes choses apportées. Et la négresse qui, pour la première fois de sa vie, faisait un si excellent repas, s’écria : « Qu’Allah t’entretienne, ô ma maîtresse, et te fasse acquérir en graisse de bonne qualité les délicieuses choses dont tu viens de me nourrir. Par ta vie ! tu m’as fait manger, en ce seul repas dû à la générosité de ta paume, des succulences que je n’ai jamais goûtées pendant toute durée de mon service chez le kâdi ! » Et l’adolescente lui dit : « Eh bien, si tu désires tous les jours une nourriture semblable et même supérieure à celle d’aujourd’hui, tu n’as qu’à obéir à tout ce que je te dirai, et à garder ta langue enfermée dans ta bouche en présence du kâdi ! » Et la négresse appela sur elle les bénédictions, et la remercia, et lui baisa la main, lui promettant obéissance et dévouement. Car il n’y avait pas à hésiter un instant dans le choix entre largesse et bonne chère d’un côté, et, de l’autre, privation et sordide parcimonie.

Et lorsque, vers midi, le kâdi fut rentré à la maison, il cria à la négresse : « Ô esclave, étends la nappe à franges d’or ! » Et lorsqu’il se fut assis, sa femme se leva et lui servit elle-même les restes de l’excellent repas. Et il mangea de grand appétit et se réjouit d’une si bonne chère et demanda : « D’où viennent ces provisions ? » Et elle répondit : « Ô mon maître, j’ai dans cette ville un grand nombre de parentes, et c’est l’une d’elles qui m’a envoyé aujourd’hui ce régal auquel je n’ai attaché de prix que dans l’idée de le partager avec mon maître ! » Et le kâdi se loua, en son âme, d’avoir épousé une femme qui avait des parents si précieux.

Or, le lendemain, la baguette en tige de palmier œuvra comme la première fois, et amena du trésor du kâdi quelques pièces d’or avec lesquelles l’épouse du kâdi fit acheter des provisions admirables, dont un agneau farci de pistaches, et invita quelques-unes de ses voisines à partager avec elle l’excellent repas. Et elles passèrent le temps entre elles de la manière la plus agréable, jusqu’à l’heure du retour du kâdi. Et les femmes se séparèrent alors, sur la promesse que cette journée de bénédiction se renouvellerait en toute amabilité. Et le kâdi, dès son entrée, cria à la négresse : « Étends la nappe à franges d’or ! » Et, lorsque le repas fut servi, le ladre — qu’Allah le maudisse ! — fut bien étonné de voir, sur les plateaux, des viandes et des provisions plus délicates et plus recherchées encore que celles de la veille. Et, plein d’inquiétude, il demanda : « Par ma tête ! d’où viennent ces choses si coûteuses ? » Et l’adolescente, qui le servait elle-même, répondit : « Ô maître, tranquillise ton âme et rafraîchis tes yeux, et, sans te tourmenter davantage au sujet des biens qu’Allah nous envoie, ne pense qu’à bien manger et à te réjouir l’intérieur. Car c’est une de mes tantes qui m’a envoyé ces plateaux de mets, et je me tiens heureuse si mon maître est satisfait ! » Et le kâdi, à la limite de la joie d’avoir une épouse si bien apparentée et si aimable et si attentionnée, ne pensa plus qu’à profiter le plus qu’il pouvait de tant de bonheur gratuit. Aussi, au bout d’une année de ce régime, il fit tant de graisse, et son ventre se développa d’une façon si notoire, que les habitants de la ville, quand ils voulaient établir un point de comparaison pour une chose énorme, disaient : « C’est gros comme le ventre du kâdi ! » Mais le ladre — éloigné soit le Malin ! — ne savait pas ce qui l’attendait, et que sa femme avait fait le serment de venger toutes les pauvres femmes qu’il avait épousées pour les faire presque mourir d’inanition et les chasser, après leur avoir coupé les cheveux et les avoir répudiées par le divorce définitif des trois. Et voici comment l’adolescente s’y prit pour atteindre son but et jouer son tour.

Parmi les voisines qu’elle nourrissait tous les jours, se trouvait une pauvre femme enceinte, déjà mère de cinq enfants, et dont le mari était un portefaix qui gagnait à peine de quoi subvenir aux nécessités urgentes de la maison. Et l’épouse du kâdi lui dit un jour : « Ô ma voisine, Allah t’a donné une nombreuse famille, et l’homme n’a pas de quoi la nourrir. Et te voici de nouveau enceinte de par la volonté du Très-Haut ! Veux-tu donc, lorsque tu auras accouché de ton prochain nouveau-né, me le donner, afin que je le soigne et l’élève comme mon propre enfant, moi qu’Allah ne favorise pas de la fécondité ? Et je te promets, en retour, que tu ne manqueras jamais de rien, et que la prospérité favorisera ta maison ! Mais je te demande seulement de ne parler de la chose à personne, et de me remettre l’enfant en cachette, afin que personne dans le quartier ne se doute de la vérité ! » Et la femme du portefaix accepta l’offre, et promit le secret. Et le jour de son accouchement, qui eut lieu en grand secret, elle remit à l’épouse du kâdi l’enfant nouveau-né qui était un garçon aussi gros que deux garçons de son espèce.

Or, ce jour-là, l’adolescente prépara elle-même, pour l’heure du repas, un plat composé d’un mélange de fèves, de pois, de haricots blancs, de choux, de lentilles, d’oignons, de gousses d’ail, de farines diverses et de toutes sortes de graines lourdes et d’épices pilées. Et quand le kâdi fut rentré, bien affamé à cause de son gros ventre qui était complètement vide, elle lui servit ce ragoût bien assaisonné, qu’il trouva délicieux et dont il mangea goulûment. Et il en reprit plusieurs fois, et finit par dévorer tout le plat, en disant : « Je n’ai jamais mangé de mets aussi facile à glisser dans le gosier ! Je désire, ô femme, que tu m’en prépares tous les jours un plat plus grand que celui-ci ! Car j’espère bien que tes parents ne vont pas s’arrêter dans leur générosité ! » Et l’adolescente répondit : « Que cela te soit délicieux et de facile digestion ! » Et le kâdi la remercia pour son souhait, et se loua une fois de plus d’avoir une épouse si parfaite et si soigneuse de ses plaisirs.

Mais une heure s’était à peine écoulée depuis le repas, que le ventre du kâdi se mit à enfler et à grossir à vue d’œil ; et un grand vacarme, comme un bruit de tempête, se fit entendre dans son intérieur ; et de sourds grondements, comme un tonnerre menaçant, ébranlèrent ses parois, bientôt accompagnés de terribles coliques, de spasmes et de douleurs. Et il devint bien jaune de teint, et se mit à geindre et à rouler par terre comme une jarre. en se tenant le ventre à deux mains, et en s’écriant : « Ya Allah ! une tempête est dans mon ventre ! Ah ! qui me délivrera ! » Et bientôt il ne put s’empêcher de pousser des hurlements, sous la poussée des crises plus fortes de son ventre, devenu plus gonflé qu’une outre pleine. Et aux cris qu’il faisait, son épouse accourut et, cherchant à le soulager, lui fit avaler une poignée de poudre d’anis et de fenouil, qui devaient bientôt produire leur effet. Et, en même temps, pour le consoler et l’encourager, elle se mit à le caresser partout comme on caresse un enfant malade, et à lui masser doucement sa partie affligée, en y passant la main avec régularité. Et tout d’un coup elle s’arrêta dans son massage, en jetant un cri perçant, suivi d’exclamations répétées de surprise et d’effarement, disant : « Youh ! youh ! le miracle ! le prodige ! ô mon maître ! ô mon maître ! » Et le kâdi, malgré les violentes douleurs qui le faisaient se contorsionner, demanda : « Qu’as-tu ? Et de quel miracle s’agit-il ? » Elle dit : « Youh ! youh ! ô mon maître, ô mon maître ! » Il demanda : « Qu’as-tu, dis-le-moi ! » Et elle répondit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! » Et elle passa de nouveau la main sur son ventre tempétueux, en ajoutant : « Que le Très-Haut soit exalté ! Il peut et fait tout ce qu’il veut ! Que Ses secrets soient accomplis, ô mon maître ! » Et le kâdi, entre deux hurlements, demanda : « Qu’as-tu, ô femme ? Parle ! Qu’Allah te maudisse, pour me torturer de la sorte ! » Elle dit : « Ô mon maître, ô mon maître, que Sa volonté s’accomplisse ! Tu es enceinte ! Et l’accouchement est proche de la sortie ! »

À ces paroles de son épouse, le kâdi se releva, malgré les coliques et les spasmes, et s’écria : « Es-tu folle, ô femme ? Et depuis quand les hommes deviennent-ils enceintes ? » Elle dit : « Par Allah, je ne sais ! Mais l’enfant se mouvemente dans ton ventre. Et j’en sens les coups de pied, et j’en touche la tête avec mes mains ! » Et elle ajouta : « Allah jette les grains de la fécondité où Il veut ! Qu’Il soit exalté ! Prie sur le Prophète, ô homme ! » Et le kâdi, en proie aux convulsions, dit : « Sur lui les bénédictions et toutes les grâces ! » Et, ses douleurs augmentant, il recommença à se rouler, en hurlant de travers ; et il se tordait les mains, et ne pouvait plus respirer, tant était violent le combat qui se livrait dans son ventre. Et soudain voici le soulagement ! Long et résonnant, un pet épouvantable se délivra de son intérieur, et fit trembler toute la maison, et évanouir le kâdi sous la violente poussée de son choc. Et une série nombreuse d’autres pets, en gradation atténuée, continua à rouler à travers l’air troublé de la maison. Puis, sur un dernier vacarme, semblable au bruit du tonnerre, le silence rentra dans la demeure. Et peu à peu le kâdi revint à lui-même, et aperçut, étendu sur un petit matelas, devant lui, un nouveau-né entouré de langes, qui piaillait en faisant des grimaces. Et il vit son épouse qui disait : « Louanges à Allah et à Son Prophète pour cette heureuse délivrance ! Alhamdou lillah, ô homme ! » Et elle se mit à marmonner tous les noms sacrés sur la couche du petit et sur la tête de son époux. Et le kâdi ne savait s’il dormait, s’il veillait, ou si les douleurs qu’il avait ressenties avaient détruit ses facultés intellectuelles. Cependant il ne pouvait démentir le témoignage de ses sens ; et la vue de cet enfant nouveau-né, et la cessation de ses douleurs, et le souvenir de la tempête qui s’était dégagée de son ventre le forçaient de croire à son étonnante délivrance. Et l’amour maternel fut le plus fort et lui fit accepter l’enfant, et dire : « Allah jette les grains et crée où Il veut ! Et même les hommes, s’ils y sont prédestinés, peuvent devenir enceintes et accoucher à terme ! » Puis il se tourna vers son épouse, et lui dit : « Ô femme, il faut que tu te charges de procurer une nourrice à cet enfant ! Car, moi, je ne puis l’allaiter ! » Et elle répondit : « J’y ai déjà songé. Et la nourrice est là qui attend, dans le harem ! Mais es-tu sûr, ô mon maître, que tes seins ne se sont pas développés et que tu ne peux allaiter cet enfant ? Car, tu sais bien, rien n’est meilleur que le lait de la mère ! » Et le kâdi, de plus en plus ahuri, se tâta la poitrine avec anxiété et répondit : « Non, par Allah ! ils sont comme ils étaient, sans rien dedans ! »

Tout cela ! Et la maligne jeune femme se réjouissait en son âme de la réussite de son stratagème. Puis, voulant pousser sa ruse jusqu’au bout, elle obligea le kâdi à se mettre au lit, et à y rester, comme les femmes en couches, quarante jours et quarante nuits, sans en sortir. Et elle se mit à lui faire les boissons que l’on donne d’ordinaire aux accouchées, et à le soigner et à le dorloter de toutes manières. Et le kâdi, extrêmement fatigué des douloureuses coliques qu’il avait éprouvées et de tout le bouleversement de son intérieur, ne tarda pas à s’endormir profondément, pour ne s’éveiller que longtemps après, sain de corps mais bien malade d’esprit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… pour ne s’éveiller que longtemps après, sain de corps mais bien malade d’esprit. Et son premier soin fut de prier son épouse de garder soigneusement le secret sur cette aventure, lui disant : « Ô notre calamité, si les gens venaient à savoir que le kâdi a accouché d’un enfant viable ! » Et la maligne, loin de le tranquilliser à ce sujet, se plut à augmenter son inquiétude en lui disant : « Ô mon maître, nous ne sommes pas les seuls à connaître cet événement merveilleux et béni ! Car toutes nos voisines le savent déjà par la nourrice qui est allée, malgré mes recommandations, révéler le miracle et babiller à droite et à gauche ; et il est bien difficile d’empêcher une nourrice de bavarder, comme aussi d’arrêter maintenant l’extension de cette nouvelle à travers la ville ! »

Et le kâdi, extrêmement mortifié de se savoir le sujet de toutes les conversations, et un objet de commentaires plus ou moins désobligeants, passa les quarante jours des couches immobile dans le lit, n’osant pas bouger par crainte des complications et des saignements, et réfléchissant, avec les sourcils contractés, à sa triste situation. Et il se disait : « Pour sûr ! la malignité de mes ennemis, qui sont nombreux, doit m’accuser de choses plus ou moins ridicules, par exemple de m’être laissé enculer d’une extraordinaire manière, en disant : « Le kâdi est un enculé ! Certainement le kâdi n’est qu’un enculé ! Ah ! c’était bien la peine vraiment de se montrer si sévère dans ses jugements, s’il devait aboutir à l’enculage et à l’accouchement ! Par Allah ! notre kâdi est un étrange enculé ! » Or, moi, par Allah ! il y a bien longtemps que je ne connais plus cette chose-là, et ce n’est pas à mon âge que je puis tenter les amateurs ! »

Ainsi pensait le kâdi, ne sachant pas que c’était seule sa ladrerie qui lui attirait ce retour des choses. Et plus il réfléchissait, plus le monde noircissait devant son visage, et plus sa position lui paraissait risible et pitoyable. Aussi, dès que son épouse eut jugé qu’il pouvait se lever sans craindre les complications d’après les couches, il se hâta de sortir du lit et de se laver, mais sans oser quitter sa maison pour aller au hammam. Et, pour éviter les moqueries et les allusions qu’il ne devait pas manquer d’entendre désormais, s’il continuait à habiter la ville, il résolut de quitter Trablous, et s’ouvrit de ce projet à son épouse qui, tout en feignant un grand chagrin de le voir s’éloigner de sa maison et de quitter sa situation de kâdi, ne manqua pas d’abonder dans son sens et de l’encourager à s’en aller, lui disant : « Certes ! ô mon maître, tu as raison de quitter cette ville maudite habitée par les mauvaises langues, mais pour un temps seulement, jusqu’à ce que cette aventure soit oubliée. Et tu reviendras alors, pour élever cet enfant dont tu es à la fois le père et la mère, et que nous appellerons, si tu le veux, pour nous rappeler sa merveilleuse naissance, Source-des-Miracles ! » Et le kâdi répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et, pendant la nuit, il se glissa hors de sa maison, en y laissant sa femme pour prendre soin de Source-des-Miracles et des effets et des meubles de la maison. Et il sortit de la ville, en évitant les rues fréquentées, et partit dans la direction de Damas.

Et il arriva à Damas, après un voyage fatigant, mais en se consolant à la pensée que, dans cette ville, personne ne le connaissait ni ne connaissait son histoire. Mais il eut la malechance d’y entendre raconter son histoire dans tous les endroits publics, par les conteurs aux oreilles de qui elle était déjà arrivée. Et, comme il le craignait, les conteurs de la ville ne manquaient pas, chaque fois qu’ils la racontaient, d’y ajouter un détail nouveau et, pour faire rire leurs écouteurs, d’attribuer au kâdi des organes extraordinaires, et de les charger de tous les outils des muletiers de Trablous, et de lui donner le nom qu’il redoutait tant, en l’appelant fils, petit-fils et arrière-petit-fils du nom qu’il ne se prononçait pas à lui-même. Mais, heureusement pour lui, personne ne connaissait sa figure, et il put de la sorte passer inaperçu. Et, le soir, quand il traversait les endroits où stationnaient les conteurs, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour écouter son histoire, qui, dans leur bouche, était devenue prodigieuse ; car ce n’était plus un enfant qu’il avait eu, mais une potée d’enfants à la file les uns des autres ; et il finissait lui-même, tant l’hilarité était grande au milieu de l’assistance, par rire de sa propre histoire avec les autres, heureux de n’être pas reconnu, et se disant : « Par Allah ! qu’on me traite de tout ce que l’on voudra, mais qu’on ne me reconnaisse pas ! » Et il vécut de la sorte, très retiré, dans une parcimonie plus grande encore que par le passé. Et, malgré tout, il finit par épuiser la provision d’argent qu’il avait emportée avec lui, et finit par vendre, pour vivre, ses vêtements ; car il ne voulait pas se résoudre à demander, par un courrier, de l’argent à sa femme, pour ne pas se voir obligé de lui révéler le lieu où se trouvait son trésor. Car il ne se doutait guère, le pauvre ! que ce trésor était découvert depuis longtemps. Et il s’imaginait que son épouse continuait à vivre sur le dos de ses parentes et de ses voisines, comme elle le lui avait fait croire. Et son état de misère arriva à un tel degré qu’il fut obligé, lui, l’ancien kâdi, de se louer à un maçon, à la journée, comme porteur de mortier.

Et quelques années s’écoulèrent de la sorte. Et le malheureux, qui supportait le poids de toutes les malédictions lancées contre lui par les victimes de ses jugements et les victimes de sa ladrerie, était devenu maigre comme un chat oublié dans un grenier. Et il songea alors à retourner à Trablous, espérant que les années avaient effacé le souvenir de son aventure. Et il partit de Damas et, après un voyage fort dur pour son corps affaibli, il arriva à l’entrée de Trablous, sa ville. Et, au moment où il en franchissait la porte, il vit des enfants qui jouaient entre eux, et entendit l’un d’eux qui disait à l’autre ; « Comment veux-tu gagner au jeu, toi qui es né en l’année néfaste du kâdi Père-au-pet ? » Et l’infortuné fut heureux d’entendre cela, en pensant : « Par Allah ! ton aventure est oubliée, puisque c’est un autre kâdi que toi qui sert maintenant de proverbe aux enfants ! » Et il s’approcha de celui qui avait parlé de l’année du kâdi père-aux-pets, et lui demanda : « Quel est ce kâdi dont tu parles, et pourquoi l’appelle-t’on Père-au-pet ? » Et l’enfant raconta toute l’histoire de la malice de l’épouse du kâdi, dans tous ses détails, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque le vieux ladre eut entendu le récit de l’enfant, il ne douta plus de son malheur, et comprit qu’il avait été le jouet et la risée de la malice de son épouse. Et, quittant les enfants qui continuaient leur jeu, il se précipita dans la direction de sa maison, voulant, dans sa fureur, châtier l’audacieuse qui s’était moquée de lui si cruellement. Mais, en arrivant à sa maison, il la trouva les portes ouvertes à tous les vents, le plafond effondré, les murs à moitié écroulés, et dévastée de fond en comble ; et il courut au trésor, mais il n’y avait plus ni trésor, ni trace de trésor, ni odeur de trésor, plus rien du tout. Et les voisins, accourus en le voyant arriver, lui apprirent, au milieu de l’hilarité générale, qu’il y avait longtemps que son épouse était partie, le croyant mort, et qu’elle avait emporté avec elle, on ne savait dans quel pays lointain, tout ce qui se trouvait dans la maison. Et, en apprenant ainsi la totalité de son malheur, et en se voyant le centre de la risée publique, le vieux ladre se hâta de quitter sa ville, sans tourner la tête. Et l’on n’entendit jamais plus parler de lui.

« Et telle est, ô roi du temps, continua le mangeur de haschisch, l’histoire du kâdi Père-au-pet, qui est parvenue jusqu’à moi. Mais Allah est plus savant ! »

Et le sultan, en entendant cette histoire, se trémoussa d’aise et de contentement, et fit don au pêcheur d’une robe d’honneur, et lui dit : « Par Allah sur toi, ô bouche de sucre, raconte-moi encore une histoire d’entre les histoires que tu connais ! » Et le mangeur de haschisch répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il raconta :


LE BAUDET KÂDI


Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait, dans une ville du pays d’Égypte, un homme qui était collecteur des taxes, de sa profession, et qui était obligé, par conséquent, de s’absenter souvent de sa maison. Et, comme il n’était point doué de vaillance, quant à ce qu’on appelle le vaillant compagnon, son épouse ne manquait pas de profiter de ses absences pour recevoir son amoureux, qui était un jouvenceau comme la lune et toujours prêt à satisfaire ses désirs. Aussi l’aimait-elle à l’extrême, et, en retour des plaisirs qu’il lui donnait, elle ne se contentait pas de lui faire goûter à tout ce qui était bon dans son jardin, mais, comme il n’était pas riche et ne savait pas encore gagner de l’argent dans les affaires de vente et d’achat, elle dépensait sur lui tout ce qui était nécessaire, ne lui demandant jamais de la rembourser autrement qu’en caresses, foutreries et autres choses semblables. Et ils vivaient ainsi tous deux de la vie la plus délicieuse, se gavant et s’entr’aimant selon leurs capacités. Gloire à Allah qui donne aux uns la puissance et afflige les autres d’impotence ! Ses décrets sont insondables.

Or, un jour, le collecteur des taxes, époux de l’adolescente, devant partir pour son service, prépara son baudet, remplit sa besace de papiers d’affaires et de vêtements, et dit à son épouse de lui remplir l’autre œil de la besace de provisions pour la route. Et l’adolescente, heureuse de se débarrasser de lui, se hâta de lui donner tout ce qu’il désirait, mais ne put lui trouver du pain ; car la provision de la semaine était épuisée, et la négresse était précisément en train d’en pétrir pour une nouvelle semaine. Alors le collecteur des taxes, ne pouvant attendre que le pain de la maison fût cuit, s’en alla au souk pour s’en procurer. Et il laissa, pour le moment, tout bâté dans l’écurie, devant sa mangeoire, le baudet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il laissa, pour le moment, tout bâté dans l’écurie, devant sa mangeoire, le baudet. Et son épouse resta dans la cour, pour être là à son retour, et soudain elle vit entrer son amoureux qui croyait déjà parti le collecteur des taxes. Et il dit à l’adolescente : « J’ai un pressant besoin d’argent. Et il faut que tu me donnes tout de suite trois cents drachmes ! » Et elle répondit : « Par le Prophète ! Je ne les ai pas aujourd’hui, et je ne sais où les prendre ! » Et le jouvenceau dit : « Il y a le baudet, ô ma sœur ! Tu peux bien me donner le baudet de ton mari, que je vois là tout bâté, devant sa mangeoire, afin que je le vende. Et il me rapportera, pour sûr, les trois cents drachmes qui me sont nécessaires, absolument nécessaires ! » Et l’adolescente, fort surprise, s’écria : « Par le Prophète ! tu ne sais ce que tu dis ! Et mon mari qui va rentrer et qui ne trouvera plus son baudet ? Tu n’y songes pas ! Il m’accusera certainement d’avoir perdu le baudet, puisqu’il m’a chargée de rester là, et il me battra ! » Mais le jouvenceau prit un air si malheureux et la pria avec tant d’éloquence de lui donner le baudet, qu’elle ne put résister à ses prières, et, malgré toute la terreur que lui inspirait son époux le collecteur, elle le laissa emmener le baudet, mais après qu’il l’eût débarrassé de son harnachement.

Or, quelques instants après, le mari rentra avec les galettes de pain sous le bras, et alla à l’étable pour les mettre dans la besace et prendre le baudet. Et il vit la têtière de l’animal pendue à un clou, et le bât et la besace déposés sur la paille, mais pas de baudet, ni trace de baudet, ni odeur de baudet. Et, extrêmement surpris, il revint vers son épouse et lui dit ; « Ô femme, qu’est devenu le baudet ? » Et son épouse, sans se troubler, répondit d’une voix tranquille ; « Ô fils de l’oncle, le baudet vient de sortir, et, sur le pas de la porte, il se tourna vers moi et me dit qu’il allait tenir audience dans le diwân de justice de la ville ! » En entendant ces paroles, le collecteur, plein de colère, leva le poing contre son épouse et lui cria : « Ô dévergondée, tu oses te moquer de moi ! ne sais-tu que d’un seul coup je puis faire entrer ta longueur dans ta largeur ? » Et elle dit, sans rien perdre de sa tranquillité : « Le nom d’Allah sur toi et sur moi, et autour de toi et autour de moi ! Pourquoi me moquerais-je de toi, ô fils de l’oncle ? Et depuis quand suis-je capable de te tromper en quoi que ce soit ? Et, d’ailleurs, voudrais-je l’oser, que ta perspicacité et ta finesse d’esprit auraient tôt fait de déjouer mes grossières et lourdes inventions. Mais, avec ta permission, ô fils de l’oncle, il faut que je te dise enfin une chose que jusqu’ici je n’ai pas osé te raconter, craignant que sa révélation attirât sur nous quelque malheur sans recours ! Sache, en effet, que ton baudet est ensorcelé, et que, de temps à autre, il se transforme en kâdi ! » Et le collecteur, entendant cela, s’écria : « Ya Allah ! » Mais la jeune femme, sans lui laisser le temps de pousser d’autres exclamations, ni de réfléchir, ni de parler, continua sur le même ton d’assurance tranquille : « En effet, la première fois que je vis tout d’un coup sortir de l’étable un homme inconnu que je n’avais point vu y entrer, et que je n’avais jamais aperçu auparavant, j’ai eu une peur effroyable et, lui tournant le dos et me couvrant vivement le visage du bas de ma robe que je relevai, n’ayant point de voile à ce moment sur la tête, je voulus livrer mes jambes au vent et chercher la sécurité dans la fuite, puisque tu étais absent de la maison. Mais l’homme s’approcha de moi, et me dit d’une voix pleine de gravité et de bonté, sans lever ses yeux vers moi, par crainte d’offusquer ma pudeur : « Tranquillise ton âme, ma fille, et rafraîchis tes yeux ! Je ne suis point pour toi un inconnu, puisque je suis le baudet du fils de ton oncle ! Mais, de ma nature réelle, je suis un être humain, kâdi de ma profession. Et j’ai été transformé en baudet par des ennemis que j’ai, qui sont versés dans la sorcellerie et les enchantements. Et, comme je ne connais pas leurs sciences occultes, je me trouve sans recours et sans armes contre eux. Mais comme ils sont tout de même des Croyants, ils permettent que de temps en temps, aux jours des séances de justice, je reprenne ma forme humaine, de baudet que j’étais, pour aller tenir audience dans le diwân. Et je dois vivre de la sorte, tantôt baudet et tantôt kâdi, jusqu’à ce qu’Allah Très-Haut veuille bien me délivrer des incantations de mes ennemis, et briser la sorcellerie qu’ils m’ont écrite ! Mais de grâce ! ô secourable, je te supplie par ton père, par ta mère et par tous les tiens, de ne point parler à personne de mon état, même pas au fils de ton oncle, mon maître, le collecteur des taxes. Car s’il connaissait mon secret, il serait capable, parce qu’il est un homme d’une foi éclairée et un observateur rigoureux de la religion, de se débarrasser de moi, pour ne plus avoir dans sa maison un être qui est sous la puissance des sorciers ; et il me vendrait à quelque fellah qui me maltraiterait du matin au soir, et me donnerait à manger des fèves pourries, alors qu’ici je suis si bien sous tous les rapports ! » Puis il ajouta : « J’ai encore une chose à te demander, ô ma maîtresse ! ô bonne ! ô secourable ! c’est de prier mon maître le collecteur, le fils de ton oncle, de ne pas m’aiguillonner trop fort le cul, quand il est pressé, car j’ai cette partie de mon individu affligée, pour mon malheur, d’une extrême sensibilité et d’une délicatesse inimaginable ! »

« Et, ayant ainsi parlé, notre baudet, devenu kâdi, me laissa dans une grande perplexité et s’en alla présider le diwân. Et c’est là que tu le trouveras, si tu veux.

« Or moi, ô fils de l’oncle, je ne pouvais garder plus longtemps pour moi seule ce lourd secret, surtout maintenant que je suis en cause, et que je risque d’encourir ta colère et ta disgrâce ! Et je demande pardon à Allah de manquer de la sorte à la promesse que j’ai faite au pauvre kâdi de ne jamais parler à personne de son état de baudet ! Et, du moment que la chose est faite, permets-moi, ô mon maître, de te donner un conseil, et c’est de ne point te défaire de ce baudet, qui, non seulement est un excellent animal plein de zèle, sobre, ne pétant jamais, plein de décence, ne montrant que fort rarement son outil quand on le regarde, mais qui, le cas échéant, pourrait te donner de fort bons conseils sur les questions délicates de la jurisprudence et sur la légalité de telle ou de telle procédure ! »

Lorsque le collecteur des taxes eut entendu ces paroles de son épouse, qu’il avait écoutée avec un air de plus en plus ébahi, il fut à la limite de la perplexité, et dit : « Oui, par Allah ! cette affaire est étonnante ! Mais que dois-je faire maintenant que je n’ai plus de baudet sous la main, et qu’il faut que je m’en aille collecter les taxes de tel et de tel village des environs ? Mais sais-tu du moins à quelle heure il va revenir ? Ou bien ne t’a-t-il rien dit à ce sujet ? » Et l’adolescente répondit ; « Non, il ne m’a pas précisé l’heure. Il m’a seulement dit qu’il allait tenir audience dans le diwân ! Or, moi, je sais bien ce que je ferais si j’étais à ta place ! Mais je n’ai guère besoin de donner des conseils à plus intelligent et à plus incontestablement fin et perspicace que moi ! » Et le bon homme dit : « Sors toujours ce que tu as. Je verrai bien si tu n’es pas tout à fait sotte ! » Elle dit : « Eh bien ! moi, à ta place, j’irais tout droit au diwân où siège le kâdi, je prendrais dans ma main une poignée de fèves, et, lorsque je serais en présence du malheureux ensorcelé qui préside le diwân, je lui montrerais de loin les fèves que j’ai à la main, et je lui ferais comprendre, par signes, que j’ai besoin de ses services en tant que baudet. Et il me comprendrait, et, comme il a le sens du devoir, il sortirait du diwân et me suivrait, d’autant plus qu’il verrait les fèves, sa nourriture favorite, et ne pourrait s’empêcher de marcher derrière moi ! »

Or, le collecteur des taxes, en entendant ces paroles, trouva fort raisonnable l’idée de son épouse, et dit : « Je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire. Décidément tu es une femme de bon conseil. » Et il sortit de la maison, après avoir pris une poignée de fèves, afin que s’il ne pouvait amener le baudet par la persuasion, il pût du moins s’en rendre maître par l’attrait de la gourmandise, son vice principal. Et, comme il s’en allait, sa femme lui cria encore : « Et surtout, ô fils de l’oncle, garde-toi bien, dans tous les cas, de t’emporter contre lui et de le maltraiter ; car tu sais bien qu’il est susceptible et, en outre, il est, en tant que baudet et kâdi, doublement têtu et vindicatif ! » Et, sur ce dernier conseil de son épouse, le collecteur des taxes s’en alla dans la direction du diwân, et entra dans la salle d’audience où, sur son estrade, siégeait le kâdi.

Et il s’arrêta tout au bout de la salle, derrière les assistants, et élevant sa main qui tenait la poignée de fèves, il se mit à faire au kâdi, avec l’autre main, des signes d’invitation pressante qui voulaient signifier clairement : « Viens vite ! J’ai besoin de te parler ! Viens ! » Et le kâdi finit par apercevoir ces signaux, et reconnaissant en l’homme qui les faisait un collecteur principal des taxes, il crut qu’il voulait lui dire en particulier des choses importantes ou lui faire quelque communication urgente de la part du wali. Et il se leva à l’instant, en suspendant la séance de justice, et suivit, dans le vestibule, le collecteur qui, pour mieux l’amorcer, marchait devant, en lui montrant les fèves et en l’encourageant du geste et de la voix, comme on fait pour les baudets.

Or, dès qu’ils furent tous deux dans le vestibule, le collecteur se pencha à l’oreille du kâdi et lui dit : « Par Allah, ô mon ami, je suis bien contrarié et bien peiné et bien fâché de la sorcellerie qui te tient enchanté. Et, certes, ce n’est pas pour te contrarier que je viens ici te chercher, mais il faut absolument que je parte tout de suite pour mon service, et je ne puis attendre que tu finisses ta journée ici. Je te prie donc de te transformer sans retard en baudet, et de me laisser monter sur ton dos ! » Et, voyant que le kâdi reculait avec effroi à mesure qu’il l’entendait, le collecteur prit un ton de grande commisération, et ajouta : « Je te jure par le Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — que si tu veux me suivre tout de suite, jamais plus je ne te piquerai le derrière avec l’aiguillon, car je sais que tu es fort sensible et fort délicat quant à cette partie-là de ta personne ! Allons, viens, mon cher baudet, mon bon ami ! Et tu auras, ce soir, une double ration de fèves et de luzerne fraîche ! »

Tout cela ! Et le kâdi, croyant avoir affaire à quelque fou échappé du maristân reculait de plus en plus vers l’entrée de la salle, au comble de la stupéfaction et de la terreur, et devenu plus jaune que le safran. Mais le collecteur, voyant qu’il allait lui échapper, exécuta une volte rapide et se mit entre lui et la porte du diwân, bouchant ainsi l’issue. Et le kâdi, ne voyant aucun garde ni personne à appeler à son secours, prit le parti d’user de douceur, de prudence et de ménagement, et dit au collecteur ; « Tu parais, ô mon maître, avoir perdu ton baudet, je crois, et désireux de le remplacer. Or, rien n’est plus juste, à mon avis. Voici donc, de ma part, trois cents drachmes, que je te donne afin que tu puisses en acheter un autre. Et, comme c’est aujourd’hui jour de marché au souk des bestiaux, il te sera facile de choisir, pour ce prix, le plus beau des ânes ; Ouassalam ! » Et, ce disant, il tira de sa ceinture les trois cents drachmes, les remit au collecteur, qui accepta l’offre, et rentra dans la salle d’audience, en prenant un air grave et réfléchi, comme s’il venait d’avoir communication d’une affaire de grande importance. Et il se disait en lui-même : « Par Allah ! c’est de ma faute, si j’ai perdu de la sorte les trois cents drachmes ! Mais cela vaut mieux que si j’avais provoqué un scandale devant mes justiciables. Et, d’ailleurs, je saurai bien rentrer dans mon argent, en exploitant mes plaideurs ! » Et il s’assit à sa place, et continua la séance de justice. Et voilà pour lui.

Quant au collecteur, voici ! Lorsqu’il fut arrivé au souk des bestiaux, pour acheter un baudet, il se mit à examiner avec attention, et, en prenant son temps, toutes les bêtes l’une après l’autre. Et il finit par apercevoir un fort bon baudet qui lui parut remplir toutes les conditions requises, et il s’en approcha pour l’examiner de près, et soudain il reconnut que c’était son propre baudet. Et le baudet le reconnut également et, ramenant ses oreilles en arrière, i] se mit à renifler et à braire de joie. Mais le collecteur, fort offusqué de son outrecuidance, après tout ce qui était arrivé, recula en secouant ses mains, et s’écria : « Non, par Allah !. ce ne sera pas toi que j’achèterai, si j’ai besoin d’un baudet fidèle, car tantôt kâdi et tantôt baudet, tu ne peux vraiment faire mon affaire ! » Et il s’éloigna outré de l’audace de son baudet, qui osait l’inviter à l’emmener. Et il alla en acheter un autre, et se hâta de rentrer à sa maison pour le harnacher et le monter, après avoir raconté à son épouse tout ce qui venait de lui arriver.

Et, de la sorte, grâce à l’esprit plein de ressources de l’adolescente, épouse du collecteur, tout le monde fut satisfait, et nul ne fut lésé. Car si l’amoureux avait eu l’argent dont il avait besoin, le mari s’était procuré un meilleur baudet sans dépenser un drachme de sa poche, et le kâdi n’avait pas tardé à rentrer dans son argent en gagnant honnêtement, sur ses justiciables reconnaissants, le double de ce qu’il avait donné au collecteur.

Et c’est là, ô roi fortuné, tout ce que je sais au sujet du baudet kâdi. Mais Allah est plus savant !

Lorsque le sultan eut entendu cette histoire, il s’écria : « Ô bouche de sucre, ô le plus délicieux des compagnons, je te nomme mon grand-chambellan ! » Et il le fit revêtir sur l’heure des insignes de sa charge, et le fit asseoir plus près de lui, et lui dit ; « Par ma vie sur toi, ô mon grand-chambellan, tu dois certainement connaître encore une histoire. Et j’aimerais bien t’entendre me la raconter ! » Et le pêcheur, mangeur de haschisch, devenu chambellan du palais par le décret de destin, répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! » Et, dodelinant la tête, il raconta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le pêcheur, mangeur de haschisch, devenu chambellan du palais par le décret du destin, répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! » Et, dodelinant de la tête, il raconta :


LE KÂDI ET L’ÂNON


Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait, dans une ville d’entre les villes, un homme et son épouse qui étaient de pauvres gens, marchands ambulants de maïs grillé, et qui avaient une fille comme la lune, en âge d’être mariée. Et Allah voulut qu’un kâdi la fit demander en mariage et l’obtint de ses parents, qui donnèrent avec empressement leur consentement, bien que le kâdi fût d’une grande laideur, avec des poils de barbe rudes comme les épines du hérisson, et louche d’un œil, et si vieux qu’il aurait pu passer pour être le père de la jeune fille. Mais il était riche et jouissait d’une grande considération. Et les parents de la jeune fille, ne visant qu’à l’amélioration que ce mariage devait apporter à leur état et condition, ne songèrent guère que si la richesse contribue au bonheur, elle n’en constitue pas le fond. Mais d’ailleurs c’était le kâdi qui devait bientôt en faire l’expérience à ses risques et dépens.

Il commença donc, pour tâcher de se rendre agréable malgré les désavantages attachés à sa personne de par la vieillesse et la laideur, par combler tous les jours de nouveaux présents sa jeune épouse et par satisfaire ses moindres caprices. Mais il oubliait que ni les cadeaux ni la satisfaction des caprices ne valent l’amour jeune qui éteint les désirs. Et il se plaignait en son âme de ne point trouver ce qu’il attendait de son épouse qui, d’ailleurs sans expérience, ne pouvait lui donner ce qu’elle ne connaissait pas par manque d’expérience.

Or, le kâdi avait sous sa main un jeune scribe qu’il aimait beaucoup, et dont il ne pouvait s’empêcher de parler parfois à son épouse. Et, également, il ne pouvait s’empêcher, bien que cela fût si contraire à la coutume, d’entretenir le jouvenceau de la beauté de son épouse et de l’amour qu’il éprouvait pour elle, et de la froideur de son épouse à son égard, malgré tout ce qu’il faisait pour elle. Car c’est ainsi qu’Allah aveugle la créature qui mérite la perdition ! Bien plus ! Pour que les décrets fussent accomplis, le kâdi poussa sa folie et son aveuglement jusqu’à montrer un jour l’adolescent, par la croisée, à sa jeune épouse. Et, comme il était beau et aimable, l’adolescente aima l’adolescent. Et, comme deux cœurs qui se cherchent finissent toujours par se trouver et s’unir, malgré tous les obstacles, les deux jeunes gens purent tromper la vigilance du kâdi et endormir sa jalousie en éveil. Et la jouvencelle aima le jouvenceau plus que la prunelle de ses yeux, et, lui donnant son âme, elle s’abandonna à lui de tout son corps. Et le jeune scribe le lui rendit bien, et lui fit éprouver ce que le vieux kâdi n’avait jamais réussi à produire. Et tous deux vécurent de la sorte à la limite du bonheur, se voyant fréquemment, et s’aimant tous les jours davantage. Et le kâdi se montrait satisfait de voir son épouse devenir encore plus belle de jeunesse, de santé et de fraîcheur. Et tout le monde était heureux à sa manière.

Or l’adolescente, pour pouvoir se rencontrer en toute sécurité avec son amoureux, avait convenu avec lui que si le mouchoir qui pendait à la fenêtre qui avait vue sur le jardin, était blanc, il pouvait, entrer lui tenir compagnie, mais si le mouchoir était rouge, il devait s’abstenir et s’en aller, car ce signal devait signifier que le kâdi était à la maison.

Mais le destin voulut qu’un jour, comme elle venait de déployer le mouchoir blanc, après le départ du kâdi pour le diwân, elle entendit des coups précipités à la porte et des cris ; et elle vit bientôt entrer son mari, appuyé sur les bras des eunuques, et bien jaune, et bien changé de teint et d’aspect. Et les eunuques lui expliquèrent que le kâdi avait été pris, au diwân, d’un malaise subit, et qu’il s’était hâté de venir à la maison se faire soigner, et se reposer. Et, en effet, le pauvre vieux avait l’air si pitoyable que l’adolescente, son épouse, malgré tout le contretemps qu’il apportait et le trouble qu’il jetait, se mit à l’asperger d’eau de roses et à lui prodiguer ses soins. Et, l’ayant aidé à se déshabiller, elle le coucha dans le lit, qu’elle lui prépara elle-même, et où, soulagé par les soins de son épouse, il ne tarda pas à s’endormir. Et l’adolescente voulut mettre à profit le loisir que lui apportait cette rentrée subite de son mari, pour aller prendre un bain au hammam. Et, dans la contrariété où elle se trouvait, elle oublia de retirer le mouchoir blanc des entrevues, et de déployer celui des empêchements. Et, ayant pris un paquet de linge parfumé, elle sortit de la maison et alla au hammam.

Or le jeune scribe, voyant à la fenêtre le mouchoir blanc, gagna d’un pied léger la terrasse voisine d’où, selon son habitude, il sautait sur celle du kâdi, et pénétra dans la chambre où d’ordinaire il trouvait son amoureuse qui l’attendait toute nue sous les couvertures du lit. Et comme les croisées de la chambre étaient complètement fermées et qu’une grande obscurité régnait dans la pièce, précisément pour favoriser le sommeil du kâdi, et comme souvent l’adolescente, pour jouer, le recevait en silence et ne donnait pas signe de présence, il s’approcha du lit en riant et, soulevant les couvertures, il porta vivement sa main, comme pour la chatouiller, sur l’histoire présumée de l’adolescente. Et holà hé ! voici que sa main tomba — éloigné soit le Malin ! — sur quelque chose de flasque et de mou qui nageait au milieu d’un buisson, et qui c’était autre que le vieil outil du kâdi. Et, à ce contact, il retira sa main avec horreur et épouvante, mais pas assez rapidement pour que le kâdi, réveillé en sursaut, et soudain remis de son malaise, ne saisit cette main qui lui avait fourragé le ventre, et ne se précipitât avec fureur sur son propriétaire. Et, la colère lui donnant des forces, tandis que la stupeur clouait dans l’immobilité le propriétaire de la main, il le renversa d’un croc-en-jambe, au milieu de la chambre, et se saisissant de lui et le soulevant à bras-le-corps, dans l’obscurité, il le jeta dans la grande caisse où l’on renferme les matelas pendant le jour, et qui se trouvait ouverte et vide par suite de la sortie des matelas. Et il abaissa vivement le couvercle, et ferma la caisse à clef, sans prendre le temps de reconnaître la figure de l’enfermé. Après quoi, cette excitation, qui lui avait fait tourner rapidement le sang, ayant produit sur lui une réaction salutaire, il retrouva complètement ses forces, et, s’étant habillé, il s’informa auprès de l’eunuque de l’endroit où son épouse était allée, et courut attendre sa sortie devant le seuil du hammam. Car il se disait : « Avant de tuer l’intrus, il faut que je sache s’il est de connivence avec mon épouse. C’est pourquoi je vais attendre là qu’elle soit sortie, et je l’amènerai à la maison, et, devant les témoins, je la confronterai avec l’enfermé. Car il faut, puisque je suis le kâdi, que les choses se fassent légalement. Et je verrai bien alors s’il y a un coupable seulement, ou s’il y a deux complices. Dans le premier cas j’exécuterai l’enfermé, de ma propre main, devant les témoins ; et, dans le second cas, j’étranglerai les deux avec mes dix doigts ! »

Et, réfléchissant ainsi et se répétant dans sa cervelle ces projets de vengeance, il se mit à arrêter, à tour de rôle, les baigneuses qui entraient au hammam, en disant à chacune d’elles : « Par Allah sur toi ! tu diras à ma femme une telle, de sortir sur l’heure, car j’ai besoin de lui parler ! » Mais il leur disait ces paroles avec tant de brusquerie et d’excitation, et il avait les yeux si flamboyants, et le teint si jaune, et les gestes si désordonnés, et la voix si tremblante, et l’air empreint de tant de fureur, que les femmes, terrifiées, se sauvaient en poussant des cris aigus, le prenant pour un fou. Et la première d’entre elles qui fit tout haut la commission, au milieu de la salle du hammam, rappela soudain à la mémoire de l’adolescente, épouse du kâdi, le souvenir de sa négligence et de son oubli au sujet du mouchoir blanc laissé à la fenêtre. Et elle se dit : « Pour sûr ! je suis perdue sans recours ! Et Allah seul sait ce qui est arrivé à mon amoureux ! » Et elle se hâta de finir de prendre son bain, pendant que, dans la salle, les commissions des baigneuses qui entraient se succédaient rapidement et que son mari, le kâdi, devenait le seul sujet de conversation des femmes effarées. Mais, heureusement, aucune d’elles ne connaissait l’adolescente, qui d’ailleurs faisait semblant de ne point s’intéresser à ce qui se disait, tout comme si la chose ne la concernait pas. Et lorsqu’elle se fut habillée, elle alla dans la salle d’entrée où elle vit une pauvre marchande de pois chiches qui était assise devant son tas de pois chiches, dont elle vendait aux baigneuses. Et elle l’appela et lui dit ; « Ma bonne tante, voici un dinar d’or pour toi, si tu veux me prêter, pour une heure, ton voile bleu et le panier vide qui est à côté de toi ! » Et la vieille, heureuse de cette aubaine, lui donna le panier d’osier et le pauvre voile en étoffe grossière. Et l’adolescente s’enveloppa du voile, prit le panier à la main, et ainsi déguisée, sortit du hammam.

Et, dans la rue, elle aperçut son mari qui allait et venait en gesticulant, devant la porte, et qui maudissait à haute voix les hammams et celles qui allaient aux hammam, et les propriétaires des hammams et les constructeurs des hammams. Et les yeux lui sortaient de la tête et l’écume de la bouche. Et elle s’approcha de lui et, déguisant sa voix, et imitant celle des vendeuses ambulantes, elle lui demandé s’il voulait acheter des pois chiches. Et alors il se mit à maudire les pois chiches et les vendeuses de pois chiches et les planteurs de pois chiches et les mangeurs de pois chiches. Et l’adolescente, riant de sa folie, s’éloigna dans la direction de sa maison, sans être reconnue sous son déguisement. Et elle entra, et monta rapidement à sa chambre, et entendit des gémissements. Et, ne voyant personne dans la chambre dont elle s’était hâtée d’ouvrir les fenêtres, elle prit peur, et se disposait déjà à appeler l’eunuque afin qu’il la tranquillisât, quand elle entendit distinctement que les gémissements sortaient de la caisse aux matelas. Et elle courut à cette caisse, dont la clef n’avait pas été enlevée, et l’ouvrit en s’écriant :

« Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle courut à cette caisse, dont la clef n’avait pas été enlevée, et l’ouvrit en s’écriant : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux ! » Et elle vit son amoureux qui était prêt d’expirer par manque d’air. Et, malgré toute l’émotion qu’elle ressentait, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire en le voyant affaissé sur lui-même, avec les yeux de travers. Mais elle se hâta de l’asperger d’eau de roses et de le revivifier. Et lorsqu’elle le vit bien remis et à son aise, elle se fit rapidement expliquer ce qui était arrivé ; et aussitôt elle arrêta son plan pour tout arranger.

Il y avait, en effet, dans leur écurie, une ânesse qui venait, depuis la veille, de mettre bas un petit ânon. Et l’adolescente courut à l’écurie, prit le gentil petit ânon dans ses bras et, le transportant dans sa chambre, elle le plaça dans la caisse où avait été enfermé son amoureux, et ferma le couvercle à clef. Et, après avoir embrassé son amoureux, elle le congédia, en lui disant de ne revenir qu’en voyant le signal du mouchoir blanc. Et, de son côté, elle se hâta de retourner au hammam, et vit son mari qui continuait à se promener de long en large, en maudissant les hammams et tout ce qui s’en suit. Et, en la voyant entrer, il la héla et lui dit : « Ô vendeuse de pois chiches, dis à ma femme une telle que, si elle tarde encore de sortir, je jure Allah que je la tuerai avant ce soir, et que je ferai crouler le hammam sur sa tête ! » Et l’adolescente, riant en son âme, entra dans le vestibule du hammam, remit le voile et le panier à la vendeuse de pois chiches, et sortit aussitôt après, avec son paquet sous le bras, en mouvant ses hanches.

Or, sitôt que le kâdi, son mari, l’eut aperçue, il s’avança vers elle et cria : « Où es-tu, où es-tu ? Je t’attends ici depuis deux heures de temps ! Allons, suis-moi ! Viens, ô maligne, ô perverse ! Viens ! » Et l’adolescente, s’arrêtant de marcher, répondit : « Par Allah ! qu’as-tu ? Le nom d’Allah sur moi ! Qu’as-tu, ô homme ? Es-tu devenu subitement fou, pour faire ainsi du scandale dans la rue, toi le kâdi de la ville ? Ou bien ta maladie t’a-t-elle obstrué la raison et perverti le jugement, pour manquer d’égards en public, et dans la rue, à la fille de ton oncle ? » Et le kâdi répliqua : « Assez de paroles inutiles ! Tu diras ce que tu voudras à la maison ! Suis-moi ! » Et il se mit à marcher devant elle, en gesticulant, en criant et en épanchant sa bile au dehors, sans toutefois s’adresser directement à son épouse, qui le suivait silencieusement, à dix pas de distance.

Et lorsqu’ils furent arrivés à leur maison, le kâdi enferma son épouse dans la chambre du haut, et alla quérir le cheikh du quartier et quatre témoins légaux, ainsi que tous ceux qu’il put rencontrer en fait de voisins. Et il les amena tous dans la chambre au coffre, où se trouvait enfermée son épouse, et où il voulait qu’ils fussent témoins de ce qui allait arriver.

Lorsque le kâdi et tous ceux qui l’accompagnaient furent entrés dans la chambre, ils virent la jeune femme, encore couverte de ses voiles, qui s’était retirée tout au fond, dans un coin, et qui se parlait à elle-même mais de manière à être entendue de tous. Et elle disait : « Ô notre calamité ! hélas ! hélas ! mon. pauvre époux ! Cette indisposition l’a rendu fou ! Certainement il faut qu’il soit devenu tout à fait fou, pour me couvrir ainsi d’injures, et pour introduire, dans le harem, des hommes étrangers ! Ô notre calamité ! Des étrangers, dans notre harem, qui vont me regarder ! Hélas ! hélas ! il est fou, complètement fou ! »

Et, en effet, le kâdi était dans un tel état de fureur, de jaunisse et de surexcitation qu’il avait tout l’air, avec sa barbe qui tremblait et ses yeux qui flamboyaient, d’être atteint de fièvre chaude et de délire. Aussi, quelques-uns de ceux qui l’accompagnaient cherchaient-ils à le calmer et lui conseillaient de rentrer en lui-même ; mais leurs paroles ne faisaient que l’exciter davantage, et il leur criait : « Entrez ! entrez ! N’écoutez pas la coquine ! Ne vous laissez pas attendrir par les doléances de la perfide ! Vous allez voir ! Vous allez voir I C’est son dernier jour ! C’est l’heure de la justice ! Entrez ! Entrez ! »

Or, lorsque tout le monde fut entré, le kâdi ferma la porte et se dirigea vers le coffre aux matelas, et en enleva le couvercle ! Et voici que le petit ânon sortit sa tête, agita ses oreilles, regarda tout le monde avec ses grands yeux noirs et doux, respira bruyamment et, soulevant sa queue et la tenant toute droite, se mit à braire, dans sa joie de revoir le jour, pour appeler sa mère.

À cette vue, le kâdi arriva à la limite extrême de la rage et de la fureur, et fut pris de convulsions et de spasmes ; et soudain il se précipita sur son épouse, cherchant à l’étrangler. Et elle se mit à crier, en courant à travers la pièce : « Par le Prophète ! il veut m’étrangler. Arrêtez le fou, ô musulmans ! À mon secours ! »

Et les assistants voyant, en effet, l’écume de la rage sur les lèvres du kâdi, ne doutèrent plus de sa folie, et s’interposèrent entre lui et son épouse, et le saisirent dans leurs bras et le maintinrent de force sur les tapis, tandis qu’il articulait des mots inintelligibles, et cherchait à leur échapper pour tuer sa femme. Et le cheikh du quartier, extrêmement affecté de voir le kâdi de la ville dans un tel état, ne put tout de même s’empêcher, en voyant sa folie furieuse, de dire aux assistants : « Il faut hélas ! le garder à vue, immobile comme il est, jusqu’à ce qu’Allah le calme et le fasse rentrer dans sa raison ! » Et tous s’exclamèrent : « Qu’Allah le guérisse ! Un homme si respectable ! Quelle mauvaise maladie ! » Et quelques-uns disaient : « Comment peut-on être jaloux d’un ânon ! » Et d’autres demandaient : « Comment cet ânon est-il entré dans ce coffre à matelas ? » Et d’autres disaient : « Hélas ! c’est lui-même qui a enfermé là-dedans cet ânon, le prenant pour un homme ! » Et le cheikh du quartier ajouta, pour conclure : « Qu’Allah lui vienne en aide ! et qu’il éloigne le Malin ! » Et tous répondirent : « Éloigné soit le Malin ! » Et tout le monde se retira, à l’exception de ceux qui tenaient le kâdi immobile sur les tapis. Mais d’ailleurs ils ne restèrent pas longtemps là, car le kâdi fut tout d’un coup pris d’une crise si violente de fureur, et se mit à crier si fort des paroles inintelligibles, et à se débattre avec tant d’acharnement, cherchant toujours à s’élancer sur son épouse qui, de loin, lui faisait en secret des grimaces et des signes de moquerie, que les veines de son cou se rompirent et, crachant un flot de sang, il mourut. Qu’Allah l’ait en sa compassion ! car non seulement il était un kâdi intègre, mais il laissa à son épouse, l’adolescente en question, assez de richesses pour qu’elle pût vivre à son aise et se marier avec le jeune scribe qu’elle aimait et qui l’aimait !

Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le pêcheur, mangeur de haschisch, voyant que le roi l’écoutait avec ravissement, se dit : « Je vais lui raconter autre chose encore ! » Et il dit :


LE KADI AVISÉ


On raconte qu’il y avait au Caire un kâdi qui avait commis tant de prévarications et rendu tant de jugements intéressés, qu’il avait été destitué de ses fonctions, et était obligé, pour ne pas mourir de faim, de vivre d’expédients. Or, un jour, il eut beau chercher dans sa tête, il ne trouva aucun moyen de faire quelque argent, car il avait épuisé toutes les ressources de son esprit comme il avait mis à sec celles de sa vie. Et, se voyant réduit à cette extrémité, il appela le seul esclave qui lui restait, et lui dit : « Ô un tel, je suis bien malade aujourd’hui, et ne puis sortir de la maison, mais, toi, tâche d’aller nous trouver quelque chose à manger, ou de m’envoyer quelques personnes en quête de consultations juridiques. Et je saurai bien leur faire payer ma peine ! » Et l’esclave, qui était un garnement aussi rompu que son maître dans les roueries et les expédients, et qui était aussi intéressé que lui dans la réussite du projet, sortit en se disant : « Je vais aller molester, l’un après l’autre, quelques passants et me prendre de dispute avec eux. Et, comme tout le monde ne sait pas que mon maître est destitué, je les entraînerai auprès de lui, sous prétexte de régler le différend, et je leur ferai vider leur ceinture entre ses mains ! » Et, pensant ainsi, il avisa un promeneur qui se trouvait devant lui, et qui marchait tranquillement avec son bâton appuyé des deux mains sur la nuque, et d’un croc-en-jambe adroit il l’envoya rouler dans la boue. Et le pauvre homme, les vêtements salis et les savates écorchées, se releva furieux avec l’intention de châtier son agresseur. Mais reconnaissant en lui l’esclave du kâdi, il ne voulut point se mesurer avec lui, et, tout penaud, se contenta de dire, en se retirant au plus vite : « Qu’Allah confonde le Malin ! »

Et l’esclave, ce roué, voyant que la première affaire n’avait pas réussi, continua sa route, en se disant : « Ce moyen n’est pas bon. Nous allons en trouver un autre, car tout le monde connaît mon maître et me connaît ! » Et comme il réfléchissait à ce qu’il devait faire, il aperçut un serviteur qui portait sur sa tête un plateau où se trouvait une superbe oie farcie, et garnie tout autour de tomates, de courgettes et d’aubergines, le tout savamment arrangé. Et il suivit le porteur qui se dirigeait vers le four public pour y faire cuire l’oie ; et il le vit entrer et livrer le plateau au maître du four, en lui disant : « Je viendrai le prendre dans une heure ! » Et il s’en alla.

Alors l’esclave du kâdi se dit : « Voilà l’affaire ! » Et, au bout d’un certain temps, il entra au four, et dit : « Le salam sur toi, ya hagg Moustapha ! » Et le maître du four reconnut l’esclave du kâdi, qu’il n’avait pas revu depuis longtemps, vu que dans la maison du kâdi il n’y avait jamais rien à envoyer au four ; et répondit : « Et sur toi le salam, ô mon frère, Moubarak ! D’où comme ça ? Il y a si longtemps que mon four ne flambe plus pour notre maître le kâdi ! Que puis-je aujourd’hui pour ton service, et que m’apportes-tu ? » Et l’esclave dit : « Rien de plus que ce que tu as déjà ; car je viens prendre l’oie farcie qui est au four ! » Et le fournier répondit : « Mais cet oie, ô mon frère, n’est pas à toi ! » Il dit : « Ne parle pas ainsi ô cheikh ! cette oie n’est pas à moi, dis-tu ? Mais c’est moi qui l’ai vue sortir de l’œuf, qui l’ai nourrie, qui l’ai égorgée, qui l’ai farcie et qui l’ai préparée ! » Et le fournier dit : « Par Allah, je veux bien. Mais que faut-il que je dise à celui qui me l’a apportée, lorsqu’il reviendra ? » Il répondit : « Je ne crois pas qu’il revienne ! En tout cas, tu lui diras simplement, en manière de plaisanterie, car c’est un homme fort plaisant et qui aime à rire : « Ouallah, ô mon frère, au moment où je poussais le plateau au four, l’oie soudain a fait un cri strident, et s’est envolée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ouallah, ô mon frère, au moment où je poussais le plateau au four, l’oie soudain a fait un cri strident, et s’est envolée ! » Et il ajouta : « Donne-moi maintenant l’oie qui doit être suffisamment cuite ! » Et le fournier, riant de ces paroles qu’il venait d’entendre, tira le plateau du foyer et le remit en toute confiance à l’esclave du kâdi, qui se hâta d’aller le porter à son maître et de manger l’oie avec lui, en se léchant les doigts.

Sur ces entrefaites, le porteur de l’oie revint au four et demanda son plateau, en disant : « L’oie doit être à point maintenant, ô maître ! » Et le fournier répondit : « Ouallah ! au moment où je la mettais au four, elle a poussé un cri strident, et s’est envolée ! » Et l’homme qui, en réalité, était loin d’être un plaisant compagnon, entra en fureur, persuadé que le fournier voulait se moquer de lui, et s’écria : « Comment oses-tu rire sur ma barbe, ô rien du tout ? » Et de paroles en paroles, et d’injures en injures, les deux hommes en vinrent aux coups. Et la foule ne tarda pas à se rassembler au dehors, en entendant les cris, et à envahir bientôt le four. Et on se disait les uns aux autres : « Le hagg Moustapha se bat avec un homme à cause de la résurrection d’une oie farcie ! » Et la plupart prenaient fait et cause pour le maître du four, dont la bonne foi et l’honnêteté leur étaient connues depuis longtemps, tandis que quelques-uns seulement se permettaient d’émettre quelque doute sur cette résurrection-là.

Or, parmi les gens qui se pressaient de la sorte autour des deux hommes qui se battaient, se trouvait une femme enceinte que la curiosité avait poussée au premier rang. Mais ce fut pour sa malechance, car au moment où le fournier se reculait pour mieux atteindre son adversaire, elle reçut en plein ventre le coup terrible qui était destiné à tout autre qu’à elle. Et elle tomba sur le sol, en poussant un cri de poule violentée et avorta à l’heure et à l’instant.

Or, l’époux de la femme en question, qui demeurait dans une boutique de fruitier du voisinage, fut aussitôt prévenu, et accourut avec un énorme gourdin, et en criant : « Je vais enculer le fournier et le père du fournier et son grand-père, et déraciner son existence ! » Et le fournier, déjà exténué de sa première lutte, et voyant arriver sur lui cet homme furieux et armé d’un terrible gourdin, ne put tenir plus longtemps, et livra ses jambes au vent, en se sauvant dans la cour. Et, voyant qu’il était poursuivi, il escalada un pan de mur, grimpa sur une terrasse voisine, et de là se laissa choir à terre. Et la destinée voulut qu’il tombât précisément sur un Maghrébin qui dormait, au bas de la maison, roulé dans ses couvertures. Et le fournier, qui tombait de haut et était fort pesant, lui défonça toutes les côtes. Et le Maghrébin, sans hésiter, expira du coup. Et tous ses proches, les autres Maghrébins du souk, accoururent et arrêtèrent le fournier, en le rouant de coups, et se disposèrent à le traîner devant le kâdi. Et, de son côté, le porteur de l’oie, voyant le fournier arrêté, se hâta de se joindre aux Maghrébins. Et, au milieu des cris et des vociférations, tout ce monde prit la route du diwân de justice.

Or, à ce moment, le domestique du kâdi, mangeur de l’oie, qui, mêlé à la foule, était revenu voir ce qui se passait, dit à tous les plaignants : « Suivez-moi, ô braves gens ! je vais vous montrer la route ! » Et il les conduisit chez son maître.

Et le kâdi, avec un air grave, commença par faire payer une double taxe à tous les plaignants. Puis il se tourna vers l’accusé, contre lequel tous les doigts étaient dirigés, et lui dit : « Qu’as-tu à répondre au sujet de l’oie, ô fournier ? » Et le bonhomme comprenant qu’il valait mieux, dans le cas présent, à cause de l’esclave du kâdi, maintenir sa première affirmation, répondit : « Par Allah, ô notre maître le kâdi, la bête a poussé un cri strident, et, toute farcie, s’est levée d’entre la garniture et s’est envolée ! » Et le porteur, en entendant cela, s’écria : « Ah ! fils de chien, tu oses encore prétendre cela devant le seigneur kâdi ! » Et le kâdi, prenant un air indigné, dit au porteur : « Et toi, ô mécréant, ô impie, comment oses-tu ne pas croire que Celui qui ressuscitera toutes les créatures, au Jour de la Rétribution, en faisant se réunir leur os épars sur toute la surface de la terre, ne puisse pas rendre la vie à une oie qui a tous ses os, et à qui seules les plumes font défaut ? » Et la foule, à ces paroles, s’écria : « Gloire à Allah qui ressuscite les morts ! » et elle se mit à huer le malheureux porteur de l’oie, qui s’en alla tout repentant de son manque de foi.

Après quoi le kâdi se tourna vers le mari de la femme avortée, et lui dit : « Et toi, qu’as-tu à dire contre cet homme ? » Et lorsqu’il eut écouté la plainte, il dit ; « La cause est entendue, et ne souffre pas d’hésitation. Certes ! le fournier est coupable d’être la cause de l’avortement. Et la loi du talion lui est strictement applicable ! » Et il se tourna vers le mari, et lui dit ; « La loi te donne raison, et je te donne le droit d’amener ta femme chez le coupable afin qu’il te la rende enceinte. Et tu la laisseras à sa charge pendant les six premiers mois de la grossesse, puisque l’avortement a eu lieu au sixième mois ! » Et le mari, en entendant ce jugement, s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi, je me désiste de ma plainte, et qu’Allah pardonne à mon adversaire ! » Et il s’en alla.

Alors, le kâdi dit aux parents du Maghrébin mort : « Et vous, ô Maghrébins, quel est le sujet de votre plainte contre cet homme, fournier de sa profession ? » Et les Maghrébins, avec force gestes et un flot de paroles, exposèrent leur plainte, et montrèrent le corps inanimé de leur parent, en réclamant le prix du sang. Et le kâdi leur dit : « Certes, ô Maghrébins, le prix du sang vous est dû, car les preuves abondent contre le fournier. Ainsi, vous n’avez qu’à me dire si vous voulez que ce prix vous soit payé en nature, c’est-à-dire sang contre sang, ou en indemnité ! » Et les Maghrébins, fils d’une race féroce, répondirent en chœur : « En nature, ô seigneur kâdi ! » Et il leur dit : « Qu’il en soit donc ainsi ! Prenez ce fournier, entortillez-le dans les couvertures de votre parent mort, et placez-le sous le minaret de la mosquée du sultan Hassân. Et, cela fait, que le frère de la victime monte sur le minaret et se laisse tomber du sommet sur le fournier, pour l’écraser comme il a écrasé son frère ! » Et il ajouta : « Où donc es-tu, ô frère de la victime ? » Et un Maghrébin sortit d’entre les Maghrébins, à ces paroles, et s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi, je me désiste de ma plainte contre cet homme ! Et Qu’Allah lui pardonne ! » Et il s’en alla, suivi des autres Maghrébins.

Et la foule, qui avait assisté à tous ces débats, se retira émerveillée de la science juridique du kâdi, de son esprit d’équité, de sa compétence et de sa finesse. Et le bruit de cette histoire étant arrivé jus- qu’aux oreilles du sultan, le kâdi rentra en grâce et fut replacé dans ses fonctions, tandis que celui qui l’avait remplacé se voyait destitué, sans avoir rien fait pour cela, uniquement parce qu’il manquait des ressources d’esprit du mangeur de l’oie.

Et le pêcheur, mangeur de haschisch, voyant que le roi l’écoutait toujours avec la même attention charmée, se sentit extrêmement flatté dans son amour-propre, et raconta encore :


LA LEÇON DU CONNAISSEUR EN FEMMES


Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait au Caire deux jeunes gens, l’un marié et l’autre célibataire, qui étaient fort liés d’amitié. Celui qui était marié s’appelait Ahmad, et celui qui ne l’était pas s’appelait Mahmoud. Or Ahmad, qui était de deux ans plus âgé que Mahmoud, profitait de l’ascendant que cette différence d’âge lui donnait pour faire l’éducateur et le maître auprès de son ami, particulièrement en ce qui concernait la connaissance des femmes. Et continuellement il lui parlait à ce sujet, lui racontant mille traits de son expérience, et lui disant toujours pour conclure : « Maintenant, ô Mahmoud, tu peux dire que tu as connu dans ta vie quelqu’un qui connaît à fond ces créatures malicieuses ! Et tu dois t’estimer bien heureux de m’avoir comme ami, pour te prévenir de toutes leurs roueries ! » Et Mahmoud était, de jour en jour, plus émerveillé de la science de son ami, et il était persuadé que jamais une femme, quelque rusée qu’elle pût être, fût capable de le tromper ou seulement de prendre en défaut sa vigilance. Et souvent il lui disait ; « Ô Ahmad, que tu es admirable ! » Et Ahmad se rengorgeait, d’un air protecteur, en tapant sur l’épaule de son ami, et lui disant : « Je t’enseignerai à être comme moi ! »

Or, un jour, comme Ahmad lui répétait : « Je t’enseignerai à être comme moi ! Car on s’instruit auprès de celui qui a essayé, et non auprès de celui qui enseigne sans avoir essayé ! » le jeune Mahmoud lui dit : « Par Allah, avant que de m’enseigner comment il faut que je déjoue les malices des femmes, ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’enseigner comment il faut que je fasse pour entrer en relations avec l’une d’elles…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’enseigner, comment il faut que je fasse pour entrer en relations avec l’une d’elles ? » Et Ahmad répondit, de son ton de maître d’école : « Par Allah, c’est la chose la plus simple ! Tu n’auras qu’à aller demain à la fête du Mouled el-Nabi, sous les tentes, et à bien observer les femmes qui y abondent. Et tu en choisiras une qui soit accompagnée d’un petit enfant, et qui ait en même temps une belle allure et de beaux yeux brillants sous son voile dévisagé. Et, ton choix ainsi établi, tu achèteras des dattes et des pois chiches habillés de sucre, et tu en offriras à l’enfant, et tu joueras avec lui, en te gardant bien de lever les yeux vers sa mère ; et tu le caresseras gentiment, et tu l’embrasseras. Et, lorsque l’enfant se sera bien apprivoisé avec toi, alors seulement tu demanderas à sa mère, mais sans la regarder, la faveur de porter l’enfant à sa place. Et, durant tout le chemin, tu chasseras les mouches de sur le visage de l’enfant, et tu lui parleras dans sa langue en lui racontant mille folies. Et la mère finira bien par t’adresser la parole, Et, si elle le fait, tu es sûr d’être le coq ! » Et, ayant ainsi parlé, il le quitta. Et Mahmoud, à la limite de l’admiration pour son ami, passa toute cette nuit-là à se répéter la leçon qu’il venait d’entendre.

Or, le lendemain, de bonne heure, il se hâta d’aller au Mouled, où, avec une fidélité qui prouvait combien il était confiant dans l’expérience de son ami, il mit en pratique le conseil de la veille. Et, à son grand émerveillement, le résultat dépassa son attente. Et le sort voulut que la femme qu’il accompagna chez elle, et dont il portait l’enfant sur ses épaules, fût précisément l’épouse même de son ami Ahmad. Et, en allant chez elle, il était loin de penser qu’il trahissait son ami, car d’un côté il n’était jamais venu dans sa maison, et d’un autre côté il ne pouvait deviner, ne l’ayant jamais vue à découvert ni à couvert, que cette femme était l’épouse d’Ahmad. Quant à la jeune femme, elle était dans la joie de faire enfin l’expérience du degré de divination de son mari, qui la poursuivait également de sa science des femmes et de sa connaissance de leur malice.

Or, cette première rencontre entre le jeune Mahmoud et l’épouse d’Ahmad se passa fort agréablement pour les deux. Et l’adolescent, qui était encore vierge et inexpérimenté, goûta dans sa plénitude le plaisir d’être pris entre les bras et les jambes d’une Égyptienne versée dans le métier. Et ils furent si contents l’un de l’autre, qu’ils répétèrent bien des fois la manœuvre les jours suivants. Et la femme se réjouissait d’humilier de la sorte, sans qu’il le sût, son époux présomptueux ; et l’époux s’étonnait de ne plus rencontrer son ami Mahmoud aux heures où il avait l’habitude de le rencontrer, et se disait : « Il a dû trouver une femme, en profitant de mes leçons et de mes conseils !

Cependant, au bout d’un certain temps, comme il allait un vendredi à la mosquée, il aperçut dans la cour, près de la fontaine aux ablutions, son ami Mahmoud. Et il s’approcha de lui, et après les salams et salutations, il lui demanda d’un air entendu s’il avait réussi dans ses recherches, et si la femme était jolie. Et Mahmoud, extrêmement heureux de s’ouvrir à son ami, s’écria ; « Ya Allah ! si elle est jolie ! Du beurre et du lait ! Et grasse et blanche ! Du musc et du jasmin ! Et quelle intelligence ! Et quelle cuisine elle fait pour me régaler, à chacune de nos rencontres ! Mais le mari, ô mon ami Ahmad, me paraît être un sot irrémédiable et un entremetteur ! » Et Ahmad se mit à rire et dit : « Par Allah ! la plupart des maris sont ainsi ! Allons ! je vois bien que tu as su bien profiter de mes conseils. Continue de la sorte, ô Mahmoud ! » Et ils entrèrent ensemble à la mosquée, pour la prière, et se perdirent ensuite de vue.

Or Ahmad, à sa sortie de la mosquée, en ce jour de vendredi, ne sachant comment passer le temps, vu que les boutiques étaient fermées, alla en visite chez un voisin, qui habitait porte à porte, et monta s’asseoir avec lui à la fenêtre qui donnait sur la rue. Et soudain il vit arriver son ami Mahmoud, lui-même, avec sa propre personne et son propre œil, qui entra aussitôt dans la maison sans même frapper, ce qui était la preuve irrécusable qu’on était de connivence avec lui, à l’intérieur, et qu’on attendait sa venue. Et Ahmad, stupéfait de ce qu’il venait voir, pensa d’abord se précipiter directement à sa maison et surprendre son ami avec sa femme, et les châtier tous deux. Mais il réfléchit qu’au bruit qu’il ferait en frappant à la porte, son épouse, qui était une rouée, saurait bien cacher le jeune homme ou le faire évader par la terrasse ; et il se décida à entrer dans sa maison d’une autre manière, sans éveiller l’attention.

Il y avait, en effet, dans sa maison une citerne communicante, divisée en deux moitiés, l’une des moitiés lui appartenant et se trouvant dans sa cour, et l’autre moitié appartenant au voisin chez lequel il était assis, et débouchant dans sa cour. Et Ahmad se dit : « C’est par là que j’irai les surprendre ! » Et il dit à son voisin : « Par Allah, ô voisin, je me souviens maintenant que j’ai laissé tomber ce matin ma bourse dans le puits. Et je te demande la permission d’y descendre pour la chercher. Et je remonterai ensuite chez moi par le côté qui est dans ma cour. » Et le voisin répondit ; « Il n’y a pas d’inconvénient ! Et je vais même t’éclairer, ô mon frère ! «  Mais Ahmad ne voulut pas accepter ce service, préférant descendre dans l’obscurité, pour que la lumière sortant du puits ne donnât pas l’éveil chez lui. Et, après avoir pris congé de son ami, il descendit dans le puits.

Or, les choses allèrent fort bien durant la descente ; mais quand il fallut remonter de l’autre côté, la fatalité s’y opposa d’une bien singulière façon. En effet, Ahmad avait déjà grimpé, s’aidant des bras et des jambes, jusqu’à moitié hauteur, quand la servante négresse qui venait puiser de l’eau dans le puits, entendant quelque bruit dans le trou, s’y pencha et regarda. Et elle vit cette forme noire qui se mouvait dans la demi-obscurité, et, loin de reconnaître son maître, elle fut saisie de terreur et, lâchant de ses mains la corde du seau, elle s’enfuit en criant éperdûment : « L’éfrit ! L’éfrit ! Il sort du puits, ô musulmans ! Au secours ! » Et le seau, lâché de la sorte, alla tomber de tout son poids sur la tête d’Ahmad, l’assommant à demi.

Lorsque l’éveil fut ainsi donné par la négresse, l’épouse d’Ahmad se hâta de faire évader son amoureux, et descendit dans la cour et, se penchant sur la margelle, demanda ; « Qui est dans le puits ? » Et elle reconnut alors la voix de son mari qui, malgré son accident, trouvait la force de lancer mille injures épouvantables contre le puits et contre les propriétaires des puits et ceux qui descendent dans le puits et ceux qui puisent l’eau dans le puits. Et elle lui demanda : « Par Allah et par le Nabi ! que pouvais-tu faire au fond du puits ? » Et il répondit : « Tais-toi donc, ô maudite ! C’est seulement pour la bourse que j’y ai laissé tomber ce matin ! Au lieu de me poser des questions, tu ferais mieux de m’aider à sortir de là-dedans ! » Et la jeune femme, riant en son âme, car elle avait compris la vraie raison de la descente dans le puits, alla quérir les voisins qui vinrent retirer, au moyen de cordes, le malheureux Ahmad qui ne pouvait remuer, tant le coup du seau lui avait été pénible. Et il se fit porter dans son lit, sans rien dire, sachant qu’il était bien plus prudent, en la circonstance, de taire son ressentiment. Et il se sentait fort humilié, non seulement dans sa dignité, mais surtout dans son expérience des femmes et sa connaissance de leurs malices. Et il résolut bien d’être plus circonspect la prochaine fois, et se mit à réfléchir sur les moyens à employer pour surprendre la maligne.

Aussi, lorsqu’au bout d’un certain temps il put se lever, il n’eut plus d’autre soin que de se poster à l’affût de sa vengeance. Et, un jour qu’il était caché dans un coin de la rue, il aperçut son ami Mahmoud qui venait de se glisser dans la maison, dont la porte entrebâillée fut aussitôt fermée après qu’il fût entré. Et il se précipita et se mit à frapper à coups redoublés sur la porte…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il se précipita et se mit à frapper à coups redoublés sur la porte. Et sa femme, sans hésiter, dit à Mahmoud : « Lève-toi et suis-moi ! » Et elle descendit avec lui, et, après l’avoir mis dans le coin, derrière la porte même de la rue, elle ouvrit à son époux, en lui disant : « Par Allah ! qu’y a-t-il donc pour frapper de la sorte ! » Mais Ahmad, la saisissant par la main et l’entraînant vivement à l’intérieur, en vociférant, courut à la chambre du haut, pour attraper Mahmoud qui, pendant ce temps, avait tranquillement ouvert la porte derrière laquelle il était caché, et s’était enfui. Et Ahmad, voyant combien ses recherches étaient vaines, faillit mourir de rage, et résolut de répudier sa femme sur-le-champ. Puis il réfléchit qu’il valait mieux patienter encore quelque temps, et il avala son ressentiment en silence.

Or, l’occasion qu’il cherchait ne tarda pas à se présenter d’elle-même, quelques jours après cet incident. En effet, l’oncle d’Ahmad, père de son épouse, donnait un festin à l’occasion de la circoncision d’un enfant qu’il venait d’avoir dans sa vieillesse. Et Ahmad et son épouse étaient invités à aller passer chez lui la journée et la soirée. Et il pensa alors à mettre à exécution un projet qu’il avait formé. Il alla donc à la recherche de son ami Mahmoud, qui continuait à être le seul à ignorer qu’il trompait son ami, et, l’ayant rencontré, il l’invita à l’accompagner pour prendre part au festin de l’oncle. Et tout le monde s’assit devant les plateaux chargés de mets, au milieu de la cour illuminée et tendue de tapis et ornée de banderoles et de bannières. Et les femmes pouvaient ainsi voir des fenêtres du harem tout ce qui se faisait dans la cour, sans être vues, et entendre ce qui s’y disait. Et Ahmad, pendant le repas, amena la conversation sur les anecdotes licencieuses qu’affectionnait tout particulièrement le père de son épouse. Et lorsque chacun eut raconté ce qu’il savait sur ce sujet hilarant, Ahmad dit, en montrant son ami Mahmoud : « Par Allah ! notre frère Mahmoud que voici, m’a raconté autrefois une anecdote vraie, dont il est lui-même le héros, et qui est autrement réjouissante que tout ce que nous venons d’entendre. Et l’oncle s’écria : « Raconte-la nous, ô saïed Mahmoud ! » Et tous les assistants ajoutèrent : « Oui par Allah sur toi, raconte-la nous ! » Et Ahmad lui dit : « Oui ! tu sais bien ! l’histoire de la jeune femme grasse et blanche comme le beurre ! » Et Mahmoud, flatté d’être ainsi le but de toutes les demandes, se mit à raconter sa première entrevue avec la jeune femme qui était accompagnée de son enfant, sous les tentes, au Mouled. Et il se mit à donner des détails si précis sur la jeune femme et sa maison, que l’oncle d’Ahmad ne tarda pas à reconnaître qu’il s’agissait de sa propre fille. Et Ahmad jubilait déjà en lui-même, persuadé qu’il allait pouvoir enfin faire la preuve, devant des témoins, de l’infidélité de son épouse, et la répudier, en la frustrant de ses droits à la dot du mariage. Et l’oncle, les sourcils froncés, allait déjà se lever pour faire qui sait quoi, lorsqu’un cri strident et douloureux se fit entendre, comme d’un enfant qui était pincé ; et Mahmoud, soudain rappelé à la réalité par ce cri, eut la présence d’esprit de changer le fil de l’histoire, en terminant ainsi : « Or, moi, comme je portais l’enfant de la jeune femme sur mes épaules, je voulus, une fois dans la cour, monter dans le harem avec l’enfant. Mais — éloigné soit le Malin ! — j’étais, pour mon malheur, tombé sur une femme honnête qui, comprenant mon audace, m’arracha l’enfant des bras et m’envoya un coup de poing à la figure, dont je porte encore la trace. Et elle me chassa en me menaçant d’appeler les voisins ! Qu’Allah la maudisse ! »

Et l’oncle, père de la jeune femme, en entendant cette fin de l’histoire, se mit à rire aux éclats, ainsi que tous les assistants. Mais seul Ahmad n’avait pas envie de rire, et se demandait, sans pouvoir en comprendre le motif, pourquoi Mahmoud avait ainsi changé la fin de son histoire. Et, le repas terminé, il s’approcha de lui, et lui demanda : « Par Allah sur toi, peux-tu me dire pourquoi tu n’as pas raconté la chose comme elle s’est passée ? » Et Mahmoud répondit : « Écoute ! C’est que je viens de comprendre, par ce cri de l’enfant que tout le monde a entendu, que cet enfant et sa mère se trouvaient dans le harem, et que par conséquent le mari devait se trouver également au nombre des invités. Et je me suis hâté d’innocenter la femme, pour ne pas nous attirer à tous deux une désagréable aventure ! Mais n’est-ce pas, ô mon frère, que mon histoire, arrangée de la sorte, a beaucoup amusé ton oncle ? » Mais Ahmad, devenu bien jaune, quitta son ami sans répondre à sa question. Et, dès le lendemain, il répudia sa femme et partit pour la Mecque, pour se sanctifier avec les pèlerins.

Et, de la sorte, Mahmoud put, après le délai légal, se marier avec son amoureuse, et vivre heureux avec elle, car il n’avait aucune prétention à la connaissance des femmes et à l’art de déjouer leurs roueries et de prévenir leurs fourberies. Mais Allah est le seul savant !

Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le pêcheur, mangeur de haschisch, qui était devenu chambellan, se tut.

Et le sultan, à la limite du ravissement, s’écria : « Ô mon chambellan, ô langue de miel, je te nomme mon grand-vizir ! » Et comme, précisément à ce moment-là, deux plaideurs entraient dans la salle des audiences, réclamant justice auprès du sultan, le pêcheur, devenu grand-vizir, fut chargé, séance tenante, d’écouter leur plainte, de régler leur différend et de prononcer sur l’affaire un jugement. Et le nouveau grand-vizir, revêtu des insignes de sa charge, dit aux deux plaideurs : « Approchez-vous, et racontez le sujet qui vous amène entre les mains de notre maître le sultan. »

Et voici leur histoire :


LE JUGEMENT DU MANGEUR DE HASCHISCH


Lorsque, ô roi fortuné, — continua le cultivateur qui avait apporté les concombres — le nouveau grand-vizir eut ordonné aux deux plaignants de parler, le premier dit : « Ô mon seigneur, j’ai une plainte contre cet homme ! » Et le vizir demanda : « Et quelle est ta plainte ? » Il dit : « Ô mon seigneur, j’ai là, en bas, à l’entrée du diwân, une vache avec son veau. Or, ce matin, j’allais avec eux à mon champ de luzerne pour les faire paître ; et ma vache marchait devant moi, et son veau la suivait en gambadant, lorsque je vis arriver de notre côté cet homme que voici, monté sur une jument qui était accompagnée de sa fille, une petite pouliche contrefaite et pitoyable, un avorton.

Or, mon petit veau, en voyant la pouliche, courut faire connaissance avec elle, et se mit à sauter autour d’elle et à la caresser sous le ventre avec son museau, à la renifler, à jouer avec elle de mille manières, tantôt en s’en éloignant pour ruer gentiment, et tantôt en lançant en l’air, avec ses petits sabots, les cailloux de la route.

Et soudain, ô mon seigneur, cet homme que voici, qui est un brutal, ce propriétaire de la jument, descendit de sa bête et s’approcha de mon veau le frétillant, le joli, et lui passa une corde autour du cou, en me disant : « Je l’emmène ! Car je ne veux pas que mon veau se pervertisse en jouant avec cette misérable petite pouliche, fille de ta vache et sa postérité ! » Et il se tourna vers mon veau et lui dit : « Viens, ô fils de ma jument et sa descendance ! » Et, malgré mes cris d’étonnement et mes protestations, il emmena mon veau, me laissant la misérable petite pouliche qui est là, en bas, avec sa mère, et me menaçant de m’assommer si je tentais de reprendre ce qui est mon bien et ma propriété devant Allah qui nous voit, et devant les hommes ! »

Alors le nouveau grand-vizir, qui était le pêcheur mangeur de haschisch, se tourna vers l’autre plaideur et lui dit : « Et toi, ô homme, qu’as-tu à dire au sujet des paroles que tu viens d’entendre ? » Et l’homme répondit : « Ô mon seigneur, il est notoire, en vérité, que le veau est le produit de ma jument, et que la pouliche est la descendance de la vache de cet homme ! » Et le vizir dit : « Est-il donc bien certain que maintenant les vaches peuvent mettre bas des pouliches, et que les chevaux peuvent enfanter des veaux ? Car c’est là une chose qui jusqu’aujourd’hui ne pouvait guère être admise par un homme doué de bon sens ! » Et l’homme répondit : « Ô mon seigneur, ne sais-tu que rien n’est impossible à Allah qui créé ce qu’Il veut et sème où Il veut, et que la créature n’a qu’à s’incliner, à le louer et à le glorifier ? » Et le vizir dit : « Certes ! certes ! tu dis vrai, ô homme, rien n’est impossible à la puissance du Très-Haut, qui peut faire descendre les veaux des juments, et les poulains des vaches ! » Puis il ajouta : « Mais, avant de te laisser le veau, fils de ta jument, et de rendre à ton plaignant ce qui lui appartient, je veux également vous rendre tous deux témoins d’un autre effet de la toute-puissance du Très-Haut ! »

Et le vizir ordonna qu’on lui apportât une souris et un gros sac de blé. Et il dit aux deux plaideurs : « Regardez attentivement ce qui va arriver, et ne prononcez plus un mot ! » Puis il se tourna vers le second plaideur et lui dit : « Toi, ô maître du veau fils de la jument, prends ce sac de blé et charge-le sur le dos de cette souris ! » Et l’homme s’écria : « Ô mon seigneur, comment pourrais-je faire tenir ce gros sac de blé sur cette souris sans qu’elle soit écrasée ? » Et le vizir lui dit : « Ô homme de peu de foi, comment oses-tu douter de la toute-puissance du Très-Haut qui a fait naître le veau de la jument ? » Et il ordonna aux gardes de se saisir de l’homme, à cause de son ignorance et de son impiété, et de lui appliquer la bastonnade. Et il fit rendre au premier plaideur le veau avec sa mère, et lui donna également la pouliche avec sa mère !

Et telle est, ô roi du temps, continua le cultivateur qui avait apporté le panier de fruits, l’histoire complète du pêcheur mangeur de haschisch, devenu le grand-vizir du sultan. Et ce dernier trait est pour prouver combien sa sagesse était grande, comment il savait produire la vérité par la réduction à l’absurde, et combien le sultan avait eu raison en le nommant grand-vizir et en le prenant pour commensal, et en le comblant d’honneurs et de prérogatives. Mais Allah est plus généreux et plus sage et plus magnanime et plus bienfaisant !

Lorsque le sultan eut entendu de la bouche du fruitier cette série d’anecdotes, il se leva sur ses deux pieds, à la limite de la jubilation, et s’écria : « Ô cheikh des hommes délicieux, ô langue de sucre et de miel, qui donc plus que toi mérite d’être grand-vizir, toi qui sais penser avec justesse, parler avec harmonie et conter avec saveur, délices et perfection ? » Et il le nomma sur l’heure grand-vizir, et en fit son commensal intime, et ne s’en sépara plus, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis et de la Destructrice des sociétés.

— Et voilà, continua Schahrazade en parlant au roi Schahriar, tout ce que j’ai lu, ô Roi fortuné, dans « Le Diwân des faciles facéties et de la gaie sagesse » ! Et sa sœur Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et savoureuses et délectables et réjouissantes et délicieuses en leur fraîcheur ! » Et Schahrazade dit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je raconterai demain, au sujet de La belle princesse Nourennahar, si toutefois je suis en vie, et que me le permette notre maître le Roi ! » Et le roi Schahriar se dit : « Certes ! je veux bien entendre cette histoire que je ne connais pas ! »

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SEPTIÈME NUIT

La petite Doniazade dit à sa sœur : « Ô ma sœur, de grâce ! hâte-toi de nous commencer l’histoire promise, puisque te le permet notre maître, ce Roi doué de bonnes manières ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur amical et comme hommages dus à ce Roi bien élevé ! » Et elle raconta :


HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOURENNAHAR
ET DE LA BELLE GENNIA


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des âges et des moments, un roi valeureux et puissant qui avait été doté par Allah le Généreux de trois fils comme des lunes et qui s’appelaient ; l’aîné Ali, le second Hassân et le petit Hôssein. Et ces trois princes avaient été élevés, dans le palais de leur père, avec la fille de leur oncle, la princesse Nourennahar, qui était orpheline de père et de mère, et qui n’avait pas sa pareille en beauté, en esprit, en charmes et en perfections parmi les filles des hommes, étant semblable par les yeux à la gazelle effarée, par la bouche aux corolles des roses et aux perles, par les joues aux narcisses et aux anémones, et par la taille au flexible rameau de l’arbre bân. Et elle avait grandi avec les trois jeunes princes, fils de son oncle, en toutes joies et félicités, jouant avec eux, mangeant avec eux et dormant avec eux.

Or le sultan, oncle de Nourennahar, s’était toujours dit en son esprit que, lorsqu’elle serait devenue pubère, il la donnerait en mariage à quelque fils de roi d’entre ses voisins. Mais, quand elle eut mis le voile de la puberté, il ne tarda pas à s’apercevoir que les trois princes, ses fils, l’aimaient passionnément d’un égal amour, et désiraient en leur cœur la conquérir et la posséder. Et il fut bien troublé en son âme et bien perplexe, et il se dit ; « Si je donne la princesse Nourennahar à l’un de ses cousins, de préférence aux deux autres, ceux-ci ne seront pas contents et murmureront contre ma décision ; et mon cœur ne pourra pas endurer de les voir attristés et blessés ; et si je la marie à quelque prince étranger, mes trois fils en.seront à la limite du chagrin et de la détresse, et leur âme en sera noircie et endolorie ; et qui sait, dans ce cas, s’ils ne se tueront pas de désespoir ou s’ils ne fuiront pas notre demeure pour quelque guerre dans un pays lointain ! En vérité, l’affaire est pleine de trouble et de périls, et elle est loin d’être facile à résoudre ! » Et le sultan se mit à réfléchir un long temps sur la question, et soudain il releva la tête et s’écria : « Par Allah ! l’affaire est résolue ! » Et il appela sur-le-champ les trois princes Ali, Hassân et Hôssein, et leur dit : « Ô mes fils, vous avez à mes yeux les mêmes mérites, exactement, et je ne puis me résoudre à préférer l’un de vous, au détriment de ses frères, en lui accordant en mariage la princesse Nourennahar ; et je ne puis non plus la marier à vous trois à la fois. Aussi ai-je trouvé un moyen propre à vous satisfaire également, sans léser l’un de vous, et à maintenir entre vous la concorde et l’affection. À vous donc de m’écouter attentivement, et d’exécuter ce que vous allez entendre. Or, voici le plan auquel mon esprit s’est arrêté ; que chacun de vous aille voyager dans un pays différent, et qu’il, m’en rapporte la rareté qu’il jugera la plus singulière et la plus extraordinaire. Et moi je donnerai la princesse, fille de votre oncle, à celui qui sera revenu avec la plus étonnante merveille ! Aussi, si vous consentez à exécuter ce plan que je vous soumets, je suis prêt à vous donner autant d’or qu’il sera nécessaire pour votre voyage et pour l’achat de l’objet de votre choix ! »

Or les trois princes, qui avaient toujours été des fils soumis et respectueux, adhérèrent d’un commun accord à ce projet de leur père, chacun d’eux étant persuadé qu’il rapporterait la rareté la plus merveilleuse, et qu’il deviendrait l’époux de sa cousine Nourennahar. Et le sultan, les voyant dans cette disposition, les amena au trésor, et leur donna autant de sacs d’or qu’ils voulurent. Et, après leur avoir recommandé de ne pas trop prolonger leur séjour dans les pays étrangers, il leur fit ses adieux en les embrassant et en appelant sur leur tête les bénédictions. Et, déguisés en marchands voyageurs, et suivis d’un seul esclave chacun, ils sortirent de leur demeure dans la paix d’Allah, et montés sur des chevaux de noble race.

Et ils commencèrent ensemble leur voyage, en se rendant à un khân situé à un endroit où le chemin se partageait en trois. Et là, après s’être régalés d’un repas que les esclaves leur avaient préparé, ils convinrent que leur absence durerait un an, pas un jour de plus, pas un jour de moins. Et ils se donnèrent rendez-vous au même khân, pour le retour, à la condition que le premier qui arriverait attendrait ses frères, afin qu’ils pussent tous trois se présenter ensemble devant le sultan, leur père. Et, leur repas terminé, ils se lavèrent les mains ; et, après s’être embrassés et souhaité réciproquement un heureux retour, ils remontèrent à cheval, et chacun d’eux prit un chemin différent.

Or le prince Ali, qui était l’aîné des trois frères, après trois mois de voyage à travers les plaines et les montagnes, les prairies et les déserts, arriva dans un pays de l’Inde maritime, qui était le royaume de Bischangar. Et il alla se loger dans le grand khân des marchands, et retint la plus vaste et la plus propre des pièces, pour lui et pour son esclave. Et, dès qu’il se fut reposé des fatigues du voyage, il sortit pour examiner la ville qui avait trois enceintes, et qui était large de deux parasanges en tous sens. Et il se dirigea sans retard vers le souk, qu’il trouva admirable, formé qu’il était de plusieurs grandes rues qui aboutissaient à une place centrale, avec un beau bassin de marbre au milieu. Et toutes ces rues étaient voûtées et fraîches et bien éclairées par les ouvertures percées dans leur haut. Et chaque rue était occultée par des marchands d’une espèce différente, mais chacune d’elles réunissait le même corps de métiers. Car dans l’une on ne voyait que les toiles fines des Indes, les étoffes peintes de couleurs vives et pures avec des dessins représentant des animaux, des paysages, des forêts, des jardins et des fleurs, les brocarts de la Perse et les soies de la Chine ; tandis que dans une autre on voyait les belles porcelaines, les faïences brillantes, les vases aux belles formes, les plateaux ouvragés et les tasses de toutes grandeurs ; alors que dans celle d’à côté on voyait les grands châles du Cachemire qui, une fois pliés, pouvaient tenir dans le creux de la main, tant leur étoffe était fine et délicate ; les tapis de prière, et d’autres tapis de toutes les tailles ; et, plus vers la gauche, fermée des deux côtés par des portes d’acier, la rue des joailliers et des bijoutiers, étincelante de pierreries, de diamants, et d’ouvrages en or et en argent, d’une prodigieuse profusion. Et, en se promenant à travers ces souks éblouissants, il remarqua avec surprise que dans cette foule d’Indiens et d’Indiennes, qui se pressaient aux devantures des boutiques, les femmes du peuple elles-mêmes portaient des colliers, des bracelets et des ornements aux jambes, aux pieds, aux oreilles et même au nez ; et que plus le teint des femmes était blanc, plus leur rang était élevé et plus leurs bijoux étaient précieux et splendides, bien que le teint noir des autres eût cet avantage de faire mieux ressortir l’éclat des joyaux et la blancheur des perles.

Mais ce qui surtout charma le prince Ali, ce fut le grand nombre de jeunes garçons qui vendaient des roses et des jasmins, et l’air engageant avec lequel ils offraient ces fleurs, et la fluidité avec laquelle ils traversaient la foule toujours compacte dans les rues. Et il admira la prédilection singulière des Indiens pour les fleurs, qui allait si loin que non seulement ils en avaient partout sur eux, aussi bien dans les cheveux qu’à la main, mais encore sur les oreilles et dans les narines. Et d’ailleurs toutes les boutiques étaient garnies de vases pleins de ces roses et de ces jasmins ; et le souk en était embaumé, et l’on s’y promenait comme dans un jardin suspendu.

Lorsque le prince Ali se fut ainsi réjoui les yeux de la vue de toutes ces belles choses, il voulut se reposer un peu, et accepta l’invitation d’un marchand qui, assis à la devanture de sa boutique, l’engageait du geste et du sourire à entrer s’asseoir. Et, des qu’il fut entré, le marchand lui donna la place d’honneur, et lui offrit des rafraîchissements, et ne lui posa aucune question oiseuse ou indiscrète, et ne le poussa à aucun achat, tant il était plein de civilité et doué de belles manières. Et le prince Ali apprécia extrêmement tout cela, et se dit : « Quel pays charmant ! Et quels habitants délicieux ! » Et il voulut sur l’heure, tant il était séduit par la politesse et le savoir-vivre du marchand, lui acheter tout ce qu’il avait dans sa boutique. Puis il réfléchit qu’il ne saurait que faire ensuite de toutes ces marchandises, et se contenta pour le moment de lier plus ample connaissance avec le marchand.

Or, pendant qu’il causait avec lui et l’interrogeait sur les coutumes et les mœurs des Indiens, il vit passer devant la boutique un crieur qui tenait sur son bras un petit tapis de six pieds carrés. Et soudain le crieur, s’arrêtant, tourna sa tête à droite et à gauche, et cria : « Ô gens du souk, ô acheteurs ! qui achètera ne perdra pas ! À trente mille dinars d’or le tapis ! Le tapis de prière, ô acheteurs, à trente mille dinars d’or ! Qui achètera ne perdra pas ! »

En entendant cette criée, te prince Ali se dit : « Quel pays prodigieux ! un tapis de prière à trente mille dinars d’or, voilà une chose dont je n’avais jamais entendu parler ! Mais peut-être que ce crieur veut plaisanter ? » Puis voyant que le crieur répétait son cri, en se tournant de son côté d’un air convaincu, il lui fit signe d’approcher et lui dit de lui montrer le tapis de plus près. Et le crieur étala le tapis, sans dire un mot ; et le prince Ali l’examina longuement, et finit par dire : « Ô crieur, par Allah ! je ne vois point en quoi ce tapis de prière peut valoir le prix exorbitant auquel tu le cries ! » Et le crieur sourit et dit : « Ô mon maître, ne te hâte point de t’étonner de ce prix, qui n’est point excessif en comparaison du prix réel qu’il vaut ! Et, d’ailleurs, ton étonnement sera bien plus grand lorsque je t’aurai dit que j’ai ordre de faire monter ce prix jusqu’à quarante mille dinars d’or, et de ne livrer le tapis qu’à celui qui me paiera cette somme au comptant ! » Et le prince Ali s’écria ; « Certes, ô crieur, il faut, par Allah ! que ce tapis, pour valoir un tel prix, soit admirable par quelque endroit que j’ignore ou que je ne distingue pas…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes, ô crieur, il faut, par Allah ! que ce tapis, pour valoir un tel prix, soit admirable par quelque endroit que j’ignore ou que je ne distingue pas ! » Et le crieur dit : « Tu l’as dit, seigneur ! Sache, en effet, que ce tapis est doué d’une vertu invisible qui fait qu’en s’y asseyant on est aussitôt transporté où l’on souhaite aller, et avec une rapidité telle qu’on n’a pas le temps de fermer un œil et d’ouvrir l’autre ! Et aucun obstacle n’est capable d’arrêter sa marche, car devant lui la tempête s’éloigne, l’orage fuit, les montagnes et les murailles s’entr’ouvrent, et les cadenas les plus solides deviennent par là même inutiles et vains. Et telle est, ô mon seigneur, la vertu invisible de ce tapis de prière ! »

Et le crieur, ayant ainsi parlé, sans ajouter un mot de plus commença à plier le tapis comme pour s’en aller, quand le prince Ali, à la limite de la joie, s’écria : « Ô crieur de bénédiction, si vraiment ce tapis est aussi vertueux que tes paroles me le font entendre, je suis prêt à te payer non seulement les quarante mille dinars d’or que tu demandes, mais mille autres encore en cadeau pour toi, comme courtage ! Seulement, il faut que je voie avec mon œil et que je touche avec ma main ! » Et le crieur, sans s’émouvoir, répondit : « Où sont les quarante mille dinars d’or, ô mon maître ? Et où sont les mille autres que tu me promets dans ta générosité ? » Et le prince Ali répondit : « Ils sont au grand khân des marchands, où je suis logé avec mon esclave ! Et je vais y aller avec toi, pour te les compter, une fois que j’aurai vu et touché ! » Et le crieur répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! Mais le grand khân des marchands est assez éloigné, et nous y serons bien plus vite rendus sur ce tapis que sur nos pieds ! » Et, se tournant vers le maître de la boutique, il lui dit : « Avec ta permission ! » Et il alla à l’arrière-fond de la boutique, et, y étendant le tapis, il pria le prince de s’y asseoir. Et s’étant assis à côté de lui, il lui dit : « Ô mon seigneur, forme en ton esprit le souhait d’être transporté à ton khân, dans ton propre logement ! » Et le prince Ali formula en son âme le souhait. Et, avant qu’il eût le temps de prendre congé du maître de la boutique, qui l’avait reçu si civilement, il se vit transporté dans son propre appartement, sans secousse et sans malaise, dans la situation même qu’il occupait, et sans pouvoir se rendre compte s’il avait traversé les airs ou s’il avait passé par-dessous terre. Et le crieur était toujours à côté de lui, souriant et satisfait. Et son esclave était déjà accouru entre ses mains pour se mettre à ses ordres.

En acquérant cette certitude de la vertu merveilleuse du tapis, le prince Ali dit à son esclave : « Compte à l’instant à cet homme béni quarante bourses de mille dinars, et remets-lui, dans son autre main, une bourse de mille dinars ! » Et l’esclave exécuta l’ordre. Et le crieur, laissant le tapis au prince Ali, lui dit : « Bonne acquisition, ô mon maître ! » et s’en alla en sa voie.

Quant au prince Ali, devenu de la sorte le possesseur du tapis enchanté, il fut à la limite de la satisfaction et de la joie, en songeant qu’il avait trouvé une rareté si extraordinaire dès son arrivée dans cette ville et ce royaume de Bischangar. Et il s’écria : « Maschallah ! Ahhamdou lillah ! Voici que j’ai atteint sans peine le but de mon voyage ; et je ne doute pas maintenant du gain sur mes frères ! Et c’est moi qui deviendrai l’époux de la fille de mon oncle, la princesse Nourennahar ! Et puis, qu’elle ne sera pas la joie de mon père et l’étonnement de mes frères, quand je leur aurai fait constater ce que peut faire d’extraordinaire ce tapis vertueux ! Car il est impossible que mes frères, quelque favorable que soit leur destin, réussissent à trouver un objet qui de près ou de loin puisse être comparé à celui-ci ! » Et, pensant ainsi, il se dit : « Mais, au fait, si je partais tout de suite pour mon pays, maintenant que pour moi la distance ne compte pas ? » Puis, réflexion faite, il se souvint du délai d’un an dont il avait convenu avec ses-frères, et comprit que s’il partait à l’instant il risquerait de les attendre trop longtemps dans le khân des trois chemins, lieu du rendez-vous. Et il se dit : « Attendre pour attendre, je préfère passer le temps ici que dans le khân désert des trois chemins. Je vais donc me distraire dans ce pays admirable, et en même temps m’instruire de ce que je ne connais pas. » Et, dès le lendemain, il reprit ses visites aux souks et ses promenades à travers la ville de Bischangar.

Et il put, de la sorte, admirer les curiosités véritablement singulières de ce pays de l’Inde. Entre autres choses remarquables, il vit, en effet, un temple d’idoles tout en airain, avec un dôme, posé sur une terrasse, haut de cinquante coudées, et gravé, et coloré de trois rangs de peintures fort vives, et d’un goût délicat ; et tout le temple était orné de bas-reliefs, d’un travail exquis, et de dessins entrelacés ; et il était situé au milieu d’un vaste jardin planté de roses et d’autres fleurs belles à sentir et à regarder. Mais ce qui faisait le principal attrait de ce temple d’idoles — qu’elles soient confondues et brisées ! — c’était une statue d’or massif, de la hauteur d’un homme, dont les yeux étaient deux rubis mobiles et arrangés avec tant d’art qu’ils semblaient des yeux vivants et qu’ils regardaient celui qui était devant eux, en suivant tous ses mouvements. Et, le matin et le soir, les prêtres des idoles célébraient dans le temple les cérémonies de leur culte mécréant, et les faisaient suivre de jeux, de concerts d’instruments, de tours de baladins, de chants d’almées, de danses de ballerines et de festins. Et ces prêtres ne subsistaient d’ailleurs que par les offrandes que la foule des pèlerins leur apportait continuellement du fond des pays les plus éloignés.

Et le prince Ali, durant son séjour à Bischangar, put encore être spectateur d’une grande fête qui se célébrait tous les ans, dans ce pays, et à laquelle assistaient les walis de toutes les provinces, les chefs de l’armée, les brahmes, qui sont les prêtres des idoles et les chefs du culte mécréant, et une foule innombrable de peuple. Et toute cette assemblée se tenait dans une plaine immense, dominée par un bâtiment d’une hauteur prodigieuse, qui abritait le roi et sa cour, soutenu par quatre-vingts colonnes et peint au dehors de paysages, d’animaux, d’oiseaux, d’insectes et même de mouches et de moucherons, et le tout au naturel. Et, à côté de ce grand bâtiment, il y avait trois ou quatre estrades d’une étendue considérable, où était assis le peuple. Et tous ces bâtiments avaient cela de singulier qu’ils étaient mobiles et qu’on les transformait d’heure en heure, en les changeant de face et de décoration. Et le spectacle commença par des tours de jongleurs, d’une ingéniosité extrême, et par des jeux d’escamoteurs et des danses de fakirs. Puis on vit s’avancer, en ordre de bataille, rangés à peu de distance les uns des autres, mille éléphants harnachés somptueusement et chargés chacun d’une tour carrée en bois doré, avec des baladins et des joueuses d’instruments dans chaque tour. Et la trompe de ces éléphants et leurs oreilles étaient peintes de vermillon et de cinabre, leurs défenses étaient entièrement dorées, et sur leurs corps étaient dessinées, en couleurs vives, des figures chargées de milliers de jambes et de bras, dans des contorsions effrayantes ou grotesques. Et lorsque cette troupe formidable fut arrivée devant les spectateurs, deux éléphants, qui n’étaient point chargés de tours, et qui étaient les plus gros du millier, sortirent des rangs et s’avancèrent jusqu’au milieu du cercle formé par les estrades. Et l’un d’eux, au son des instruments, se mit à danser en se tenant debout tantôt sur ses deux pieds et tantôt sur ses deux mains. Puis il grimpa avec dextérité jusqu’au sommet d’un poteau enfoncé perpendiculairement, et, y posant sur l’extrémité ses pieds et ses mains à la fois, se mit à battre l’air de sa trompe et à faire sauter ses oreilles et à mouvoir sa tête en tous sens, au rythme des instruments, tandis que le second éléphant, juché sur l’extrémité d’une autre poutre, posée horizontalement par son milieu sur un support, et son poids contrebalancé par une pierre d’une grosseur prodigieuse placée sur l’extrémité opposée, était en train de se balancer tantôt en s’élevant et tantôt en descendant, alors qu’avec sa tête il marquait la cadence de la musique.

Et le prince Ali fut émerveillé de tout cela, et de bien d’autres choses encore. Aussi, ce fut avec un intérêt croissant qu’il se mit à étudier les habitudes de ces Indiens, si différents des gens de son pays, et qu’il continua ses promenades et ses visites aux marchands et aux notables du royaume. Mais bientôt, comme il était continuellement tourmenté par son amour pour sa cousine Nourennahar, et quoique l’année ne fût pas écoulée, il ne put rester plus longtemps éloigné de son pays, et résolut de quitter l’Inde pour se rapprocher de l’objet de ses pensées, persuadé qu’il serait plus heureux en ne se sentant pas séparé de lui par une si grande distance. Et, après que son esclave eut réglé au portier le prix de la chambre, il s’assit avec lui sur le tapis enchanté, et se recueillit en lui-même, souhaitant sérieusement d’être transporté au khân des trois chemins. Et, comme il ouvrait les yeux qu’il avait fermés un instant pour réfléchir, il s’aperçut qu’il était arrivé au khân en question. Et il se leva du tapis, et entra dans le khân, sous ses habits de marchand, et se disposa à y attendre tranquillement le retour de ses frères. Et voilà pour lui !

Quant au prince Hassân, le second des trois frères, voici !

Dès qu’il se fut mis en route, il rencontra une caravane qui se rendait en Perse. Et il se joignit à cette caravane et, après un long voyage à travers les plaines et les montagnes, les déserts et les prairies, il arriva avec elle dans la capitale du royaume de Perse, qui était la ville de Schiraz. Et il descendit, sur l’indication des marchands de la caravane avec lesquels il s’était lié d’amitié, dans le grand khân de la ville. Et, dès le lendemain de son arrivée, pendant que ses anciens compagnons de route ouvraient leurs ballots et étalaient leurs marchandises, il se hâta de sortir pour voir ce qu’il y avait à voir. Et il se fit conduire au souk que, dans ce pays-là, on appelle le Bazistân, et où l’on vendait les joyaux, les pierreries, les brocarts, les belles étoffes de soie, les toiles fines et toutes les marchandises précieuses. Et il se mit à se promener à travers le Bazistân, en s’émerveillant de la quantité prodigieuse de belles choses qu’il découvrait dans les boutiques. Et partout il voyait des courtiers et des crieurs qui allaient et venaient en tous sens, en étalant de belles pièces d’étoffes, de beaux tapis et d’autres belles choses qu’ils criaient à l’encan.

Or, parmi tous ces hommes si affairés, le prince Hassân en vit un qui tenait à la main un tuyau d’ivoire, long d’environ un pied et de la grosseur du pouce. Et cet homme, au lieu d’avoir l’air avide et pressé des autres crieurs et courtiers, se promenait avec lenteur et gravité, en tenant ce tuyau d’ivoire comme un roi tient le sceptre de son empire, et plus majestueusement encore…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et cet homme, au lieu d’avoir l’air avide et pressé des autres crieurs et courtiers, se promenait avec lenteur et gravité, en tenant ce tuyau d’ivoire comme un roi tient le sceptre de son empire, et plus majestueusement encore. Et le prince Hassân se dit : « Voilà un courtier qui m’inspire confiance ! » Et déjà il allait se diriger de son côté, pour le prier de lui montrer le tuyau qu’il tenait d’une façon si respectueuse, quand il l’entendit crier, mais d’une voix empreinte d’une grande fierté et d’une magnifique emphase : « Ô acheteurs ! qui achètera ne perdra pas ! À trente mille dinars d’or le tuyau d’ivoire ! Celui qui l’a fait est mort, et jamais plus ne se fera voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! Il fait voir ce qu’il fait voir ! Qui l’achètera ne perdra pas ! Qui veut voir, pourra voir ! Il fait voir ce qu’il fait voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! »

En entendant ce cri, le prince Hassân, qui avait déjà fait un pas en avant, recula d’étonnement et, se tournant vers le marchand contre la boutique duquel il était adossé, il lui dit : « Par Allah sur toi ! ô mon maître, dis-moi si cet homme qui crie ce petit tuyau d’ivoire, à un prix si exorbitant, à l’esprit sain ou s’il a perdu tout bon sens, ou s’il agit de la sorte par jeu seulement ? » Et le maître de la boutique répondit ; « Par Allah, ô mon maître, je puis te certifier que cet homme est le plus honnête et le plus sage de nos crieurs ; et c’est lui que les marchands emploient le plus souvent, à cause de la confiance qu’il leur inspire, et parce qu’il est le plus ancien dans le métier ! Et je réponds de son bon sens, à moins qu’il ne l’ait perdu depuis ce matin ; mais je ne crois pas ! Il faut donc que ce tuyau vaille les trente mille dinars et même davantage, pour qu’il le crie à ce prix-là ! Et il doit les valoir par quelque endroit qui ne parait pas ! D’ailleurs, si tu le désires, je vais l’appeler ; et tu l’interrogeras toi-même ! Je te prie donc de monter t’asseoir dans ma boutique, et de te reposer un moment. »

Et le prince Hassân accepta l’offre obligeante du marchand ; et, dès qu’il se fut assis, le crieur s’approcha de la boutique, ayant été appelé par son nom. Et le marchand lui dit : « Ô crieur un tel, le seigneur marchand que voici est bien étonné de t’entendre crier à trois mille bourses ce petit tuyau d’ivoire ; et moi-même j’en serais tout aussi étonné, si je ne te connaissais pour un homme doué d’une exacte probité. Réponds donc à ce seigneur, afin qu’il n’ait plus de toi une opinion désavantageuse ! » Et le crieur se tourna vers le prince Hassân et lui dit : « En vérité, ô mon maître, le doute est permis à qui n’a pas vu ! Mais quand tu auras vu, tu ne douteras plus ! Quant à ce qui est du prix du tuyau, il est non pas de trente mille dinars, qui est le prix de mise en vente, mais de quarante mille. Et j’ai ordre de ne pas le laisser à moins, et de ne le céder qu’à celui qui le paiera au comptant ! » Et le prince Hassân dit : « Je veux bien te croire sur parole, ô crieur, mais encore faut-il que je sache par quel endroit ce tuyau mérite une telle considération, et par quelle singularité il se recommande à l’attention ! » Et le crieur dit : « Sache, ô mon maître, que si tu regardes dans ce tuyau par l’extrémité qui est garnie de ce cristal, quoi que tu puisses souhaiter de voir, tu es satisfait sur l’heure, et tu vois ! » Et le prince Hassân dit : « Si tu dis vrai, ô crieur de bénédiction, non seulement je te paierai le prix que tu demandes, mais encore mille dinars de courtage pour toi ! » Et il ajouta : « Hâte-toi de me montrer l’extrémité que je dois appliquer sur mon œil ! » Et le crieur la lui montra. Et le prince regarda à travers, en souhaitant de voir la princesse Nourennahar. Et soudain il la vit, assise dans la baignoire de son hammam, entre les mains de ses esclaves qui procédaient à sa toilette. Et elle riait, en jouant avec l’eau, et se regardait dans son miroir. Et de la voir si belle et si proche de lui, le prince Hassân, à la limite de l’émotion, ne put s’empêcher de jeter un grand cri, et faillit laisser tomber le tuyau de sa main.

Et, ayant ainsi acquis la preuve que ce tuyau était la chose la plus merveilleuse qu’il y eût au monde, il n’hésita pas un instant à l’acheter, persuadé qu’il ne rencontrerait jamais une pareille rareté à rapporter de son voyage, dût ce voyage durer dix années, et dût-il parcourir tout l’univers. Et il fit signe au crieur de le suivre. Et, après avoir pris congé du marchand, il alla au khân où il logeait, et fit compter au crieur, par son esclave, les quarante bourses, en y ajoutant une autre pour le courtage. Et il devint le possesseur du tuyau d’ivoire.

Et lorsque le prince Hassân eut fait cette précieuse acquisition, il ne douta pas de sa prééminence sur ses frères, et de sa victoire sur eux, et de la conquête de sa cousine Nourennahar. Et, plein de joie, il songea, comme il avait du temps devant lui, à prendre connaissance des coutumes et des mœurs des Persans, et à voir les curiosités de la ville de Schiraz. Et il passa ses journées à se promener, en regardant et en écoutant. Et, comme il avait l’esprit bien doué et l’âme sensible, il fréquenta les hommes instruits et les poètes, et apprit par cœur les poèmes, persans les plus beaux. Et c’est alors seulement qu’il résolut de retourner vers son pays ; et, profitant du départ de la même caravane, il se joignit aux marchands qui la composaient, et se mit en chemin. Et Allah lui écrivit la sécurité, et il arriva sans accident au khân des trois chemins, lieu du rendez-vous. Et il y trouva son frère, le prince Ali. Et il resta là, avec lui, en attendant le retour de leur troisième frère. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du prince Hôssein, qui était le plus jeune des trois princes, je te prie, ô Roi fortuné, d’incliner vers moi ton ouïe, car voici !

Après un long voyage, qui n’eut rien de vraiment extraordinaire, il arriva à une ville qu’on lui dit être Samarcande. Et c’était, en effet, Samarcande al-Ajam, la ville même où règne maintenant ton glorieux frère Schahzaman, ô Roi du temps. Et, dès le lendemain de son arrivée, le prince Hôssein se rendit au souk qu’on appelle, dans la langue du pays, le Bazar. Et il trouva que ce bazar-là était fort beau. Et comme il était très occupé à s’y promener en regardant de tous côtés avec ses deux yeux, soudain, à deux pas devant lui, il vit un crieur qui tenait à la main une pomme. Et cette pomme était si admirable, rouge d’un côté et dorée de l’autre, et grosse comme une pastèque, que le prince Hôssein désira aussitôt l’acheter, et demanda à celui qui la portait : « À combien cette pomme, ô crieur ? » Et le crieur dit : « À trente mille dinars d’or, ô mon maître, comme mise à prix. Mais j’ai ordre de ne la céder qu’à quarante mille, et au comptant ! » Et le prince Hôssein s’écria : « Par Allah, ô homme, cette pomme est fort belle, et je n’ai jamais vu la pareille de ma vie ! Mais, sans doute, tu veux rire en en demandant un prix si exorbitant ! » Et le crieur répondit : « Non, par Allah ! ô mon seigneur, ce prix que je demande n’est rien en comparaison de la valeur réelle de cette pomme. Car, quelque belle et admirable que soit sa vue, elle n’est rien en comparaison de son odeur. Et son odeur, ô mon maître, quelque bonne et délicieuse qu’elle soit, n’est rien en comparaison de ses vertus ! Et ses vertus, ô couronne de ma tête, ô mon beau seigneur, quelque merveilleuses qu’elles soient, ne sont rien en comparaison des effets et des usages qu’on en retire pour le bien des hommes ! » Et le prince Hussein dit : « Ô crieur, hâte-toi, puisqu’il en est ainsi, de m’en faire sentir d’abord l’odeur. Et tu me diras ensuite quels en sont les vertus, les usages et les effets ! » Et le crieur, avançant la main, mit la pomme sous le nez du prince, qui la respira. Et il en trouva l’odeur si pénétrante et si suave, qu’il s’écria : « Ya Allah ! toute ma fatigue du voyage est oubliée, et c’est comme si je venais de sortir du sein de ma mère ! Ah ! quelle odeur ineffable ! » Et le crieur dit : Eh bien, seigneur, sache, puisque tu viens d’éprouver sur toi-même, en sentant l’odeur de cette pomme, des effets si inattendus, que cette pomme n’est pas naturelle mais fabriquée par la main de l’homme ; et elle n’est pas le fruit d’un arbre aveugle et insensible, mais le fruit de l’étude et des veilles d’un grand savant, d’un philosophe très célèbre, qui a passé toute sa vie dans les recherches et les expériences sur les vertus des plantes et des minéraux. Et il a abouti à la composition de cette pomme, qui renferme en elle la quintessence de tous les simples, de toutes les plantes utiles et de tous les minéraux curatifs. En effet, il n’y a pas de malade affligé de quelque calamité que ce soit, fut-ce de la peste, de la fièvre pourprée ou de la lèpre, qui, même moribond, ne recouvre la santé, rien qu’en la flairant. Et, d’ailleurs, tu viens de ressentir toi-même un peu de son effet, puisque tes fatigues du voyage, se sont évanouies à son odeur. Mais je veux, pour que la chose soit mieux avérée, qu’un malade atteint d’un mal incurable soit guéri devant tes yeux, afin que tu sois fixé sur ses vertus et ses propriétés, comme le sont tous les habitants de cette ville. Tu n’as, en effet, qu’à interroger les marchands qui sont ici rassemblés, et la plupart d’entre eux te diront que s’ils sont encore en vie, c’est uniquement grâce à cette pomme que tu vois ! »

Or, pendant que le crieur parlait ainsi, plusieurs personnes s’étaient arrêtées et l’avaient environné, en disant : « Oui, par Allah ! tout cela est vrai ! Cette pomme est la reine des pommes, et le plus excellent des remèdes ! Et elle fait revenir les malades les plus désespérés des portes de la mort ! » Et, comme pour confirmer tout le bien qu’ils en disaient, un pauvre homme, aveugle et paralytique, vint à passer porté dans une hotte sur le dos d’un porteur. Et le crieur s’avança vivement de son côté et lui mit la pomme sous le nez. Et soudain l’infirme se souleva dans la hotte et, sautant par-dessus la tête de son porteur, comme un jeune chat, livra ses jambes au vent, en ouvrant des yeux comme des tisons. Et tout le monde le vit, et en rendit témoignage.

Alors le prince Hôssein, convaincu de l’efficacité de cette pomme merveilleuse, dit au crieur : « Ô visage de bon augure, je te prie de me suivre à mon khân ! » Et il le mena au khân où il logeait, et lui paya les quarante mille dinars, et lui donna une bourse de mille dinars comme cadeau de courtage. Et, devenu possesseur de la pomme merveilleuse, il attendit avec patience le départ de quelque caravane, pour retourner à son pays. Car il était persuadé qu’avec cette pomme il triompherait aisément de ses deux frères et deviendrait l’époux de la princesse Nourennahar. Et, lorsque la caravane fut prête, il partit de Samarcande, et, malgré les fatigues d’un long voyage, il arriva, avec la permission d’Allah, en sécurité au khân des trois chemins, où l’attendaient ses deux frères Ali et Hassân.

Et les trois princes, après s’être embrassés avec beaucoup de tendresse, et félicités mutuellement de leur bonne arrivée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et les trois princes, après s’être embrassés avec beaucoup de tendresse, et félicités mutuellement de leur bonne arrivée, s’assirent pour manger en commun. Et, après le repas, le prince Ali, qui était l’aîné, prit la parole et dit : « Ô mes frères, nous avons devant nous toute la vie pour nous entretenir des particularités de notre voyage. Maintenant il s’agit de nous montrer les uns aux autres la rareté rapportée, qui est le but et le fruit de notre entreprise, afin que nous puissions nous faire justice par avance, et voir à peu près en faveur de qui le sultan, notre père, donnera la préférence au sujet de notre cousine, la princesse Nourennahar ! »

Et il se tut un moment, et ajouta : « Pour ma part, comme je suis votre aîné, je vais vous révéler ma trouvaille. Sachez donc que mon voyage s’est fait dans l’Inde maritime, au royaume de Bischangar. Et tout ce que j’en ai rapporté est ce tapis de prière sur lequel vous me voyez assis, et qui est d’une laine commune et d’une apparence sans éclat. Mais c’est grâce à ce tapis que j’espère conquérir notre cousine ! » Et il raconta à ses frères toute l’histoire du tapis volant, et ses vertus, et comment il s’en était servi pour revenir en un clin d’œil du royaume de Bischangar. Et, pour donner plus de valeur à ses paroles, il pria ses frères de s’asseoir sur le tapis à côté de lui, et leur fit faire en l’air un voyage de la durée d’un clin d’œil, qu’avec d’autres véhicules il eût fallu plusieurs mois pour mener à bien. Puis il ajouta : « J’attends maintenant que vous m’appreniez si ce que vous avez apporté peut être comparé à mon tapis ! » Et, ayant fini de la sorte d’exalter l’excellence de l’objet qu’il possédait, il se tut.

Et le prince Hassân, à son tour, prit la parole et dit :

« En vérité, ô mon frère, ce tapis volant est une chose prodigieuse, et de ma vie je n’en ai vu de semblable. Mais, quelque admirable qu’il soit, vous conviendrez tous deux avec moi qu’il peut y avoir d’autres choses dans le monde qui soient dignes d’attention, et, pour vous en donner la preuve, voici ce tuyau d’ivoire qui, à première vue, ne parait pas une rareté si extraordinaire. Croyez cependant qu’il m’a coûté ce qu’il m’a coûté, et, qu’en dépit de son apparence modeste, c’est un objet tout à fait merveilleux. Et vous n’hésiterez pas à me croire, lorsque vous aurez appliqué votre œil sur l’extrémité de ce tuyau, où vous voyez ce cristal. Tenez ! faites comme je vais vous montrer ! »

Et il appliqua le tuyau d’ivoire sur son œil droit, en fermant son œil gauche, et en disant : « Ô tuyau d’ivoire, fais-moi tout de suite voir la princesse Nourennahar : » Et il regarda à travers le cristal. Et ses deux frères, qui avaient les yeux sur lui, furent à la limite de l’étonnement de le voir soudain, changer de visage et devenir bien jaune de teint, comme sous le coup d’une grande affliction ! Et, avant qu’ils aient eu le temps de l’interroger, il s’écria : « Il n’y a de force et de recours qu’en Allah ! Ô mes frères, c’est en vain que tous trois nous avons entrepris un voyage si pénible, dans l’espoir du bonheur ! Hélas ! dans quelques instants notre cousine ne sera plus en vie, car je viens de la voir dans son lit, entourée par ses femmes en pleurs, et par les eunuques désespérés. Vous allez d’ailleurs juger par vous-mêmes de l’état pitoyable où elle se trouve réduite, ô notre calamité ! » Et, parlant ainsi, il remit le tuyau d’ivoire au prince Ali, en lui disant de formuler en son esprit le souhait de voir la princesse. Et le prince Ali regarda à travers le cristal et recula, aussi affligé que son frère. Et le prince Hôssein prit le tuyau de ses mains, et vit le même spectacle attristant. Mais, loin de se montrer aussi affligé que ses frères, il se prit à rire et dit : « Ô mes frères, rafraîchissez vos yeux et calmez votre âme, car bien que la maladie de notre cousine soit d’une grande gravité, par ce qui nous apparaît, elle ne saurait résister à la vertu de cette pomme que voici, et dont la seule odeur ramène les morts du fond de leurs tombeaux ! » Et il leur raconta, en peu de mots, l’histoire de la pomme et ses vertus, et les effets de ses vertus, et les assura qu’elle guérirait sans faute leur cousine.

En entendant ces paroles, le prince Ali s’écria : « Dans ce cas, ô mon frère, nous n’avons qu’à nous transporter en toute diligence à notre palais, par le moyen de mon tapis. Et tu expérimenteras sur notre bien-aimée cousine la vertu salvatrice de cette pomme-là. »

Et les trois princes donnèrent l’ordre à leurs esclaves d’aller les rejoindre à cheval, et les congédièrent. Puis, s’étant assis sur le tapis, ils formulèrent ensemble le même souhait d’être transportés dans la chambre de la princesse Nourennahar. Et, en un clin d’œil, ils se trouvèrent, assis sur le tapis, au milieu de la chambre de la princesse.

Aussi, lorsque les femmes et les eunuques de Nourennahar eurent aperçu soudain les trois princes dans la chambre, sans comprendre comment ils y étaient arrivés, ils furent saisis d’effroi et d’étonnement. Et les eunuques, les méconnaissant d’abord et les prenant pour des étrangers, étaient sur le point de se jeter sur eux, quand ils revinrent de leur méprise. Et les trois frères se levèrent aussitôt de dessus le tapis ; et le prince Hôssein s’approcha vivement du lit où était étendue Nourennahar à l’agonie, et lui mit la pomme merveilleuse sous les narines. Et la princesse ouvrit les yeux, tourna la tête de côté et d’autre, en regardant avec des yeux étonnés les personnes qui l’environnaient, et se mit sur son séant. Et elle sourit à ses cousins et leur donna sa main à baiser, en leur souhaitant la bonne arrivée, et s’informa de leur voyage. Et ils lui apprirent combien ils étaient heureux d’être arrivés assez à temps pour contribuer à sa guérison, avec l’aide d’Allah. Et ses femmes lui dirent comment ils étaient arrivés, et comment le prince Hôssein l’avait ramenée à la vie, en lui faisant respirer l’odeur de la pomme. Et Nourennahar les remercia tous ensemble, et le prince Hôssein en particulier. Puis, comme elle demandait à s’habiller, ses cousins prirent congé d’elle, en faisant des vœux pour la longue durée de sa vie, et se retirèrent.

Et, laissant leur cousine aux soins de ses femmes, les trois frères allèrent se jeter aux pieds du sultan, leur père, et lui présentèrent leurs respects. Et le sultan, qui avait déjà été prévenu par les eunuques de leur arrivée et de la guérison de la princesse, les releva et les embrassa et se réjouit avec eux de les voir revenus en bonne santé. Et, après qu’ils eurent épanché de la sorte leur mutuelle affection, les trois princes présentèrent au sultan la rareté que chacun d’eux avait rapportée. Et, après qu’ils lui eurent expliqué ce qu’ils avaient à lui expliquer à ce sujet, ils le supplièrent de donner son avis et de marquer sa préférence.

Lorsque le sultan eut entendu tout ce que ses fils voulurent lui représenter à l’avantage de ce qu’ils avaient apporté, et que, sans les interrompre, il eut écouté ce qu’ils lui racontaient au sujet de la guérison de leur cousine, il demeura quelque temps silencieux, en réfléchissant profondément. Après quoi il releva la tête et leur dit : « Ô mes fils, l’affaire est bien délicate, et elle est encore bien plus difficile à résoudre qu’avant votre départ. Car d’un côté je trouve que les raretés que vous apportez se valent, en toute justice, et que, d’autre part, elles ont contribué, chacune pour sa part, à la guérison de votre cousine. En effet, c’est le tuyau d’ivoire qui, le premier, vous a éclairés sur le cas de la princesse ; et c’est le tapis qui vous a transportés en toute diligence auprès d’elle ; et c’est la pomme qui l’a guérie. Mais ce merveilleux résultat ne se serait pas produit, avec l’assentiment d’Allah, si l’une de ces raretés avait fait défaut. Aussi vous voyez votre père encore plus embarrassé qu’auparavant pour marquer son choix. Et vous-mêmes, doués du sens de la justice comme vous l’êtes, vous devez être aussi embarrassés et aussi perplexes que je le suis ! »

Et, ayant parlé de la sorte avec sagesse et impartialité, le sultan se remit à réfléchir sur la situation. Et, au bout d’une heure de temps, il s’écria : « Ô mes fils, un seul moyen me reste pour sortir d’embarras. Et je vais vous l’indiquer. Voici, ô mes enfants : Comme vous avez encore du temps jusqu’à la nuit, prenez chacun un arc et une flèche, et rendez-vous hors de la ville, au meidân qui sert pour les joutes des cavaliers, et je m’y rendrai avec vous. Et je déclare que je donnerai la princesse Nourennahar pour épouse à celui de vous qui aura tiré le plus loin ! » Et les trois princes répondirent par l’ouïe et l’obéissance. Et tous ensemble, suivis des nombreux officiers du palais, se rendirent au meidân.

Et le prince Ali, étant l’aîné, prit son arc et une flèche et tira le premier ; et le prince Hassan tira le second, et sa flèche alla tomber plus loin que celle de son aîné. Et le troisième qui tira, fut le prince Hôssein ; mais aucun des officiers placés de distance en distance, sur un très long parcours, ne vit tomber sa flèche, qui traversa les airs en ligne droite et se perdit dans le loin. Et on courut et on chercha ; mais malgré toutes les recherches, et quelque attention que l’on y apportât, il ne fut pas possible de retrouver la flèche.

Alors le sultan, devant tous ses officiers réunis, dit aux trois princes : « Ô mes fils, vous le voyez, le sort se prononce ! Bien qu’il apparaisse que c’est toi, ô Hôssein, qui aies tiré le plus loin, néanmoins tu n’es point le vainqueur, puisqu’il est nécessaire que la flèche soit trouvée, pour rendre la victoire évidente et certaine. Et je me vois dans l’obligation de déclarer vainqueur mon second fils Hassân, dont la flèche est tombée plus loin que celle de son aîné. Alors donc, ô mon fils Hassân, c’est toi, sans conteste, qui deviens l’époux de la fille de ton oncle, la princesse Nourennahar. Car telle est sa destinée ! »

Et, ayant décidé de la sorte, le sultan donna aussitôt les ordres pour les préparatifs et les cérémonies des noces de son fils Hassân avec la princesse Nourennahar. Et, peu de jours après, on célébra les noces avec une grande magnificence. Et voilà pour le prince Hassân et son épouse Nourennahar !

Quant au prince Ali, l’aîné, il ne voulut pas assister aux cérémonies du mariage, et, comme sa passion pour sa cousine était très vive et désormais sans aboutissant, il ne put se résoudre à vivre au palais, et, en séance publique, il renonça de son plein gré à la succession au trône de son père. Et il revêtit l’habit de derviche, et alla se placer sous la direction spirituelle d’un cheikh réputé pour sa sainteté, sa science et sa vie exemplaire, au fond de la plus retirée des solitudes. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du prince Hôssein, dont la flèche s’était perdue dans le loin, voici…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Pour ce qui est du prince Hôssein, dont la flèche s’était perdue dans le loin, voici !

De même que son frère Ali s’était abstenu d’assister aux noces du prince Hassân et de la princesse Nourennahar, de même il s’abstint, lui aussi, d’y prendre part. Mais il ne revêtit point comme lui l’habit de derviche et, loin de renoncer à la vie du monde, il résolut de prouver qu’il avait été frustré de son dû, et se mit, dans ce but, à la recherche de la flèche qu’il ne croyait pas irrémédiablement disparue. Et, sans tarder, pendant que les fêtes continuaient au palais à l’occasion des noces, il se déroba à ses gens et se rendit à l’endroit du meidân où l’expérience avait eu lieu. Et là il se mit à marcher droit devant lui, dans la direction suivie par la flèche, en regardant avec attention à droite et à gauche, à chaque pas. Et il alla de la sorte extrêmement loin, sans rien découvrir. Mais, loin de se décourager, il continua à marcher encore et encore, toujours en ligne droite, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un amas de rochers qui barrait complètement l’horizon. Et il se dit que si la flèche devait se trouver quelque part, elle ne pouvait être ailleurs que là, vu qu’elle n’aurait pu percer cet amas de rochers. Et il avait à peine fini de formuler en lui-même cette pensée, qu’il aperçut par terre, couchée avec la pointe en avant et non point enfoncée dans le sol, la flèche marquée à son nom, celle-là même qu’il avait lancée de sa propre main. Et il se dit : « Ô prodige ! Ouallahi ! ni moi ni personne au monde nous ne pourrions, par nos propres forces, tirer une flèche si loin. Et, voici que non seulement elle est arrivée à cette distance inouïe, mais encore qu’elle a dû donner avec vigueur contre le rocher pour avoir été ainsi renvoyée par sa résistance. Voilà une chose extraordinaire ! Et qui sait quel mystère il y a dans tout cela ? »

Et, ayant ramassé la flèche, comme il était en train tantôt de la considérer et tantôt de regarder le rocher où elle avait frappé, il remarqua dans ce rocher un enfoncement taillé en forme de porte. Et il s’en approcha et vit que c’était réellement une porte masquée, sans cadenas ni serrure, taillée à même le rocher, et apparente seulement par la légère séparation qui en faisait le tour. Et, par un mouvement tout naturel en pareil cas, il la poussa, sans trop penser qu’elle allait s’ouvrir sous la pression. Et il fut bien étonné en constatant qu’elle cédait sous sa main et tournait sur elle-même, tout comme si elle reposait sur des gonds fraîchement graissés. Et, sans trop réfléchir à ce qu’il faisait, il entra, sa flèche à la main, dans la galerie en pente douce à laquelle cette porte donnait accès. Mais dès qu’il en eut franchi, le seuil, la porte, comme mue par ses propres forces, revint sur elle-même et boucha complètement l’entrée de la galerie. Et il se trouva dans les épaisses ténèbres. Et il eut beau essayer de rouvrir la porte, il ne réussit qu’à s’endolorir les mains et à s’écorcher les ongles.

Alors, comme il n’y avait plus à songer à sortir, et comme il était doué d’un cœur courageux, il n’hésita pas à s’enfoncer en avant à travers les ténèbres en suivant la pente douce de la galerie. Et bientôt il vit poindre une lumière vers laquelle il se hâta ; et il se trouva à la sortie de la galerie. Et il se vit soudain sous le ciel nu, en face d’une plaine verdoyante au milieu de laquelle s’élevait un magnifique palais. Et, avant qu’il eût le temps d’admirer l’architecture de ce palais, une dame en sortit qui s’avança vers lui, entourée d’une troupe d’autres dames, et dont, à n’en pas douter, elle était la maîtresse, à en juger seulement par sa beauté miraculeuse et son port majestueux. Et elle était vêtue d’étoffes qui n’avaient rien de réel, et portait ses cheveux dénoués qui flottaient jusqu’à ses pieds. Et elle s’avança d’un pas léger jusqu’à l’entrée de la galerie, et, étendant la main d’un geste plein de cordialité, elle dit : « Sois ici le bienvenu, ô prince Hôssein ! »

Et le jeune prince, qui s’était profondément incliné en la voyant, fut à la limite de l’étonnement de s’entendre ainsi appeler de son nom, par une dame qu’il n’avait jamais vue, et qui vivait dans un pays dont il n’avait jamais ouï parler, bien qu’il fût si proche de la capitale de leur royaume ! Et comme déjà il ouvrait la bouche pour exprimer sa surprise, la merveilleuse jouvencelle lui dit : « Ne m’interroge pas ! Je satisferai moi-même ta légitime curiosité, lorsque nous serons dans mon palais ! » Et, souriante, elle lui prit la main et le conduisit, à travers les allées, vers la salle de réception qui s’ouvrait par un portique de marbre sur le jardin. Et elle le fit asseoir à côté d’elle sur le sofa, au milieu de cette salle splendide. Et, lui tenant, la main dans les deux siennes, elle lui dit ; « Ô charmant prince Hôssein, ta surprise cessera quand tu sauras que je te connais depuis ta naissance, et que j’ai souri sur ton berceau. Je suis, en effet, une gennia princesse, fille du roi des genn. Et ma destinée est écrite sur toi. Et c’est moi qui ait fait mettre en vente à Samarcande la pomme miraculeuse que tu as achetée, et à Bischangar le tapis de prière que ton frère Ali en a rapporté, et à Schiraz le tuyau d’ivoire que ton frère Hassân y a trouvé. Et cela doit suffire pour te faire comprendre que je n’ignore rien de ce qui te concerne. Et j’ai jugé, puisque ma destinée est attachée à la tienne, que tu étais digne d’un bonheur plus grand que celui d’être l’époux de ta cousine Nourennahar. Et c’est pourquoi j’ai fait disparaître ta flèche et l’ai conduite jusqu’ici, afin de t’y acheminer toi-même. Et il ne tient maintenant qu’à toi de ne point laisser de tes doigts échapper le bonheur ! »

Et, ayant prononcé ces dernières paroles d’un ton empreint d’une grande tendresse, la belle princesse gennia baissa les yeux en rougissant beaucoup. Et sa jeune beauté n’en devint que plus exquise. Et le prince Hôssein, qui savait bien que sa cousine Nourennahar ne pouvait plus lui appartenir, et voyant de combien la princesse gennia lui était supérieure en beauté, en appas, en agréments, en esprit et en richesses, autant du moins qu’il le pouvait conjecturer par ce qu’il venait de voir et par la magnificence du palais où il se trouvait, ne put que bénir sa destinée qui l’avait conduit, comme par la main, jusqu’à ces lieux si proches et si ignorés ; et, s’inclinant devant la belle gennia, il lui dit : « Ô princesse des genn, ô dame de la beauté, ô souveraine ! que le bonheur d’être l’esclave de tes yeux et l’enchaîné de tes perfections me soit venu sans mérites de ma part, voilà qui est fait pour ravir la raison de l’être humain que je suis ! Ah ! comment une fille des genn peut-elle jeter ses regards sur un adamite inférieur, et le préférer aux rois invisibles qui gouvernent les pays de l’air et les contrées souterraines ? Mais peut-être, ô princesse, que tu es fâchée avec tes parents, et que tu es venue, par bouderie, habiter ce palais où tu me reçois sans le consentement du roi des genn, ton père, et de la reine des genn ta mère, et de tes autres parents ? Et peut-être que, dans ce cas, je vais être pour toi une cause de tracas et un objet de gêne et d’ennui ! » Et, parlant ainsi, le prince Hôssein s’inclina jusqu’à terre et baisa le bas de la robe de la gennia princesse qui lui dit, en le relevant et en lui prenant la main : « Sache, ô prince Hôssein, que je suis ma seule maîtresse et que j’agis toujours à ma guise, ne souffrant jamais que personne parmi les genn se mêle de ce que je fais ou compte faire. Tu peux donc être tranquille à ce sujet ; et rien ne nous arrivera que d’heureux ! » Et elle ajouta : « Veux-tu devenir mon époux et m’aimer beaucoup ? » Et le prince Hôssein s’écria : « Ya Allah ! si je le veux ? Mais je donnerais ma vie entière pour passer un jour non seulement comme ton époux mais comme le dernier de tes esclaves ! » Et, ayant ainsi parlé, il se jeta aux pieds de la belle gennia, qui le releva et dit : « Puisqu’il en est ainsi, je t’accepte comme époux, et je suis désormais ton épouse ! » Et elle ajouta : « Et maintenant, comme tu dois avoir faim, allons prendre ensemble notre premier repas ! »

Et elle le conduisit dans une seconde salle, encore plus splendide que la première, illuminée d’une infinité de bougies parfumées d’ambre, placées dans une symétrie qui faisait plaisir à voir. Et elle s’assit avec lui devant un admirable plateau d’or chargé de mets d’un aspect réjouissant pour le cœur. Et aussitôt se fit entendre, au son des instruments d’harmonie, un chœur de voix de femmes qui semblait descendre du ciel même. Et la belle gennia se mit à servir de ses propres mains son nouvel époux, en lui offrant les morceaux les plus délicats des mets qu’elle lui nommait à mesure. Et le prince trouvait exquis ces mets dont il n’avait jamais entendu parler, ainsi que les vins, les fruits, les pâtisseries et les confitures, toutes choses dont jamais il n’avait goûté les pareilles dans les fêtes et les noces des êtres humains.

Et lorsque le repas fut terminé, la belle gennia princesse et son époux allèrent s’asseoir dans une troisième salle, creusée en dôme, et plus belle que la précédente. Et ils avaient le dos appuyé à des coussins de soie à grands fleurons de différentes couleurs, ouvragés à l’aiguille avec une délicatesse merveilleuse. Et aussitôt un grand nombre de ballerines, filles de genn, entrèrent dans la salle, et dansèrent un pas ravissant, avec la légèreté des oiseaux. Et une musique se faisait en même temps entendre, invisible mais présente, et tombant de haut. Et la danse continua jusqu’à ce que la belle gennia se fût levée, ainsi que son époux. Et les ballerines, sur un rythme de pas harmonieux, sortirent de la salle comme un vol d’écharpes, et marchèrent devant les nouveaux mariés jusqu’à la porte de la chambre où était préparé le lit nuptial. Et elles se rangèrent en haie pour qu’ils entrassent, et se retirèrent ensuite, les laissant libres de se coucher ou de dormir.

Et les deux jeunes époux se couchèrent dans le lit parfumé, et ce fut non point pour dormir mais pour se réjouir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et les deux jeunes époux se couchèrent dans le lit parfumé, et ce fut non point pour dormir mais pour se réjouir. Et le prince Hôssein put de la sorte goûter et comparer. Et il trouva dans cette gennia vierge une excellence dont n’avaient jamais approché, ni de près ni de loin, les plus merveilleuses adolescentes filles des humains. Et, quand il voulut de nouveau goûter à ses appas incomparables, il trouva la place aussi intacte que s’il n’y avait pas touché. Et il comprit alors que la virginité chez les filles des genn se reconstituait au fur et à mesure. Et il se délecta de cette trouvaille-là à la limite de la délectation. Et il se loua de plus en plus de sa destinée qui l’avait conduit par la main vers cette histoire inespérée. Et il passa cette nuit-là, et bien d’autres nuits et d’autres journées, dans les délices des prédestinés. Et son amour, loin de diminuer par la possession, ne faisait qu’augmenter par ce qu’il découvrait sans cesse de nouveau en sa belle gennia princesse, aussi bien dans les charmes de son esprit que dans les perfections de sa personne.

Or, au bout de six mois de cette vie heureuse, le prince Hôssein, qui avait toujours eu une grande affection filiale pour son père, songea que son absence prolongée devait l’avoir plongé dans une douleur sans bornes, d’autant plus qu’elle était inexplicable, et il éprouva l’ardent désir de le revoir. Et il s’en ouvrit sans détours à son épouse la gennia, qui fut d’abord fort alarmée de cette résolution, tant elle craignait que ce fût un prétexte pour l’abandonner. Mais le prince Hôssein lui avait donné et continuait à lui donner tant de preuves d’attachement et tant de marques de violente passion, et il lui parla de son vieux père avec une telle tendresse et une telle éloquence, qu’elle ne voulut pas s’opposer à son penchant filial. Et elle lui dit, en l’embrassant : « Ô mon bien-aimé, certes ! si je n’écoutais que mon cœur, je ne pourrais me résoudre à te voir t’éloigner de nos demeures, ne fût-ce que pour une journée ou moins encore. Mais je suis maintenant tellement convaincue de ton attachement pour moi, et j’ai une si grande confiance en la fermeté de ton amour et en la vérité de tes paroles, que je ne veux pas te refuser la permission d’aller voir le sultan, ton père. Mais c’est à condition que ton absence ne sera pas de longue durée, et que tu m’en fasses le serment, dans le but de me tranquilliser ! » Et le prince Hôssein se jeta aux pieds de son épouse la gennia, pour lui marquer combien il était pénétré de reconnaissance pour sa bonté à son égard, et lui dit : « Ô ma souveraine, ô dame de la beauté, je connais tout le prix de la grâce que tu m’accordes, et quoi que je puisse t’en dire pour te remercier, sois persuadée que j’en pense encore davantage. Et je te fais le serment, sur ma tête, que mon absence sera de courte durée. Et d’ailleurs pourrais-je, t’aimant comme je t’aime, la prolonger au delà du temps nécessaire pour aller chez mon père et revenir ? Tranquillise donc ton âme et rafraîchis tes yeux, car je penserai tout le temps à toi ; et rien de désagréable ne m’arrivera, inschallah ! »

Et ces paroles du prince Hôssein achevèrent de calmer l’émoi de la charmante gennia, qui répondit, en embrassant de nouveau son époux : « Pars donc, ô mon bien-aimé, sous la sauvegarde d’Allah, et reviens-moi en bonne santé. Mais, auparavant, je te prie de ne point trouver mauvais que je te donne quelques avis sur la manière dont il faut que tu te comportes durant l’absence, au palais de ton père. Et, d’abord, je pense qu’il faut bien te garder de parler de notre mariage au sultan, ton père, ou à tes frères, ni de ma qualité de fille du roi des genn, ni du lieu où nous habitons, ni du chemin qui y conduit. Mais dis-leur seulement à tous de se contenter d’apprendre que tu es parfaitement heureux, que tous tes désirs sont satisfaits, que tu ne souhaites rien davantage que de vivre dans le bonheur où tu vis, et que le seul motif qui te ramène auprès d’eux est celui de faire simplement cesser les inquiétudes où ils pouvaient être au sujet de ta destinée ! »

Et, ayant ainsi parlé, la gennia donna à son époux vingt cavaliers genn bien armés, bien montés et bien équipés, et lui fit amener un cheval si beau que nul dans le palais et le royaume de son père ne possédait le pareil. Et le prince Hôssein, quand tout fut prêt, prit congé de son épouse la gennia princesse, en l’embrassant et en renouvelant la promesse qu’il lui avait faite de revenir incessamment. Puis il s’approcha du beau cheval frémissant, le flatta de la main, lui parla à l’oreille, le baisa et sauta en selle avec grâce. Et son épouse le vit et l’admira. Et, après qu’ils se furent fait le dernier adieu, il partit à la tête de ses cavaliers.

Et comme le chemin qui conduisait à la capitale de son père n’était pas long, le prince Hôssein ne tarda pas à arriver à l’entrée de la ville. Et le peuple, qui le reconnut, fut heureux de le revoir, et le reçut avec acclamations et l’accompagna, avec des cris de joie, jusqu’au palais du sultan. Et son père, en le voyant, fut dans le bonheur et le reçut dans ses bras, en pleurant et en se plaignant, dans sa tendresse paternelle, de la douleur et de l’affliction où l’avaient jeté une si longue et inexplicable absence. Et il lui dit : « Ah ! mon fils, je croyais bien n’avoir plus la consolation de te revoir ! J’avais, en effet, lieu de craindre qu’à la suite de la décision du sort, à l’avantage de ton frère Hassân, tu ne te fusses porté à quelque acte de désespoir ! » Et le prince Hôssein répondit : « Certes, ô mon père, la perte me fut cruelle de la princesse Nourennahar, ma cousine, dont la conquête avait été l’unique objet de mes souhaits. Et l’amour est une passion qu’on n’abandonne pas quand on le veut, surtout lorsque c’est un sentiment qui vous domine, vous maîtrise et ne vous donne pas le temps de recourir aux conseils de la raison. Mais, ô mon père, tu n’as sans doute pas oublié qu’en tirant ma flèche, lors du concours avec mes frères dans le meidân, il m’arriva cette chose extraordinaire et inexplicable que ma flèche, tirée dans une plaine unie et dégagée, devant toi et devant les autres assistants, ne put être retrouvée, malgré toutes les recherches. Or, moi, vaincu de la sorte par la destinée contraire, je ne voulus point perdre le temps en plaintes, avant d’avoir complètement satisfait mon esprit inquiet sur cette aventure que je ne comprenais pas. Et je m’éloignai, pendant les cérémonies des noces de mon frère, sans que personne s’en fût aperçu, et je retournai seul au meidân pour essayer de retrouver ma flèche. Et je me mis à la chercher en marchant en ligne droite, dans la direction présumée qu’elle avait dû suivre, et en regardant de tous côtés, en deçà et au delà, à ma droite et à ma gauche. Mais toutes mes recherches furent inutiles, sans toutefois me rebuter. Et je poursuivis ma marche en avant, toujours en jetant les yeux de côté et d’autre, et en prenant la peine de reconnaître et d’examiner la moindre chose qui de près ou de loin pouvait ressembler à une flèche. Et je parcourus de la sorte une très longue distance, et je finis par réfléchir qu’il n’était pas possible qu’une flèche, fût-elle lancée par un bras mille fois plus fort que le mien, pût arriver si loin, et par me demander si j’avais perdu, en même temps que ma flèche, tout mon bon sens. Et déjà je me disposais à abandonner mon entreprise, surtout en me voyant arrivé à une ligne de rochers qui barrait complètement l’horizon, quand soudain, au pied même de l’un de ces rochers, j’aperçus ma propre flèche, non point enfoncée dans le sol par la pointe, mais couchée à une certaine distance de l’endroit où elle avait dû frapper. Et cette découverte me jeta dans une grande perplexité, au lieu de me réjouir. Car raisonnablement je ne pouvais m’imaginer que j’étais capable de lancer si loin une flèche. Et c’est alors, à mon père, que j’eus l’explication de ce mystère, et de tout ce qui m’était arrivé dans mon voyage à Samarcande. Mais c’est là un secret que je ne puis hélas ! te révéler sans manquer à mon serment. Et tout ce que je puis t’en dire, ô mon père, est que, depuis ce moment, j’oubliai et ma cousine et ma défaite et tous mes ennuis, et j’entrai dans la voie plane du bonheur. Et pour moi commença une vie de délices, qui n’était troublée que par l’éloignement où je me trouvais d’un père que j’affectionne par-dessus tout au monde, et par le sentiment que j’avais qu’il devait être dans l’inquiétude à mon sujet. Et je crus alors de mon devoir de fils de venir te voir et te tranquilliser. Et tel est, ô mon père, l’unique motif de ma venue ! »

Lorsque le sultan eut entendu ces paroles de son fils, et compris de la sorte qu’il possédait le bonheur, et rien de plus, il répondit : « Ô mon fils, que peut souhaiter de plus pour son enfant un père affectueux ? Certes ! j’eusse beaucoup mieux aimé te voir vivre dans ce bonheur, auprès de moi, lors de mes vieilles années, plutôt que dans un endroit dont j’ignore la situation et même l’existence. Mais au moins, mon fils, ne peux-tu m’apprendre où il faut que je m’adresse désormais pour avoir fréquemment de tes nouvelles, et n’être plus dans l’état d’inquiétude où m’avait plongé ton absence ? » Et le prince Hôssein répondit : « Pour ce qui est de ta tranquillité, ô mon père, sache que j’y veillerai moi-même, en me rendant si fréquemment auprès de toi que je craindrai presque de me rendre importun. Mais pour ce qui est de t’indiquer l’endroit où l’on peut avoir de mes nouvelles, je te supplie de me dispenser de te le révéler, car c’est là un mystère de la foi que j’ai jurée et du serment que je tiens à tenir. » Et le sultan, ne voulant pas insister davantage à ce sujet, dit au prince Hôssein : « Ô mon fils, qu’Allah me garde de pénétrer plus avant, contre ton gré, dans le secret. Tu peux, quand tu veux, retourner à ce séjour de délices où tu habites. Seulement je veux te demander de me faire également, à moi, ton père, une promesse, et c’est de revenir me voir une fois tous les mois, sans crainte de m’importuner, comme tu dis, ou de me déranger. Car quelle occupation plus chère peut avoir un père aimant, sinon de se réchauffer le cœur de l’approche de ses enfants et de se rafraîchir l’âme de leur présence, et de se réjouir les yeux de leur vue ? » Et le prince Hôssein répondit par l’ouïe et l’obéissance, et, ayant fait le serment demandé, resta au palais trois jours entiers, au bout desquels il prit congé de son père, et partit le matin du quatrième jour, à l’aube, à la tête de ses cavaliers, fils des genn, comme il était venu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le prince Hôssein répondit par l’ouïe et l’obéissance, et, ayant fait le serment demandé, resta au palais trois jours entiers, au bout desquels il prit congé de son père, et partit le matin du quatrième jour, à l’aube, à la tête de ses cavaliers, fils des genn, comme il était venu.

Et ce fut avec infiniment de joie que le reçut son épouse la belle gennia, et avec un plaisir d’autant plus vif qu’elle ne s’attendait pas à le voir revenir si promptement. Et ils célébrèrent ensemble cet heureux retour, en s’aimant beaucoup, sur les modes les plus agréables et les plus divers.

Et la belle gennia n’épargna rien, à partir de ce jour, pour rendre le plus attrayant possible à son époux le séjour de la demeure enchantée. Et ce furent des variations continuelles dans la façon de respirer l’air, de se promener, de manger, de boire, de s’amuser, de voir danser les ballerines, d’entendre chanter les almées, d’écouler les instruments d’harmonie, de réciter des poésies, de sentir le parfum des roses, de se parer avec les fleurs du jardin, de cueillir les beaux fruits mûrs à même les branches, et de jouer à l’incomparable jeu des amants, qui est le jeu d’échecs sur le lit, en tenant compte de toutes les savantes combinaisons dont est susceptible ce jeu délicat.

Et au bout d’un mois de cette délicieuse vie-là, le prince Hôssein, qui avait déjà mis son épouse au courant de la promesse qu’il avait faite au sultan, son père, fut bien obligé d’interrompre leurs plaisirs, et de prendre congé de l’attristée gennia. Et équipé et habillé plus magnifiquement que la première fois, il monta sur son beau cheval, et se mit à la tête des fils des genn, ses cavaliers, pour aller rendre visite au sultan, son père.

Or, pendant son absence, lorsqu’il était parti la première fois du palais de son père, les conseillers favoris du sultan, qui jugeaient de la puissance du prince Hôssein et de ses richesses inconnues par les échantillons qu’il en avait fait paraître durant les trois jours qu’il avait passés au palais, ne manquèrent pas d’abuser de la liberté que le sultan leur donnait de lui parler, et de l’ascendant qu’ils avaient acquis sur son esprit, pour essayer de faire naître en lui des soupçons contre son fils, et lui faire croire, que le prince lui portait ombrage. Et ils lui représentèrent que la prudence la plus élémentaire lui commandait de savoir au moins en quel lieu se trouvait la retraite de son fils, et où il puisait tout l’or nécessaire pour des dépenses semblables à celles qu’il avait faites durant son séjour, et pour le faste dont il s’était plu à faire parade, uniquement dans l’intention, disaient-ils, de braver son père et de montrer qu’il n’avait pas besoin de ses libéralités ou de sa tutelle pour vivre en prince. Et ils lui dirent qu’il était à craindre qu’il ne se rendît populaire et ne soulevât les fidèles sujets contre leur souverain, pour le détrôner et se mettre à sa place.

Mais le sultan, bien que ces paroles l’eussent déjà quelque peu ému, ne voulut point croire que son fils Hôssein, son préféré, fût capable de comploter contre lui, en formant un dessein aussi perfide que celui-là. Et il répondit à ses conseillers favoris : « Ô vous dont la langue secrète le doute et la suspicion, ignorez-vous donc que mon fils Hôssein m’aime, et que je suis d’autant plus sûr de sa tendresse et de sa fidélité que je ne lui ai jamais donné le moindre sujet d’être mécontent de moi ? » Mais le plus écouté des favoris reprit : « Ô roi du temps, qu’Allah t’accorde une longue vie ! Mais crois-tu que le prince Hôssein ait si vite oublié ce qu’il croit être une injustice de ta part, en ce qui concerne la décision du sort au sujet de la princesse Nourennahar ? Et ne penses-tu pas, par ce qui en parait clairement, que le prince Hôssein n’a pas eu le bon esprit d’accepter avec soumission le décret du destin, au lieu d’imiter l’exemple de son frère aîné qui, plutôt que de se révolter contre la chose écrite, a préféré revêtir l’habit de derviche et aller se mettre sous la direction spirituelle d’un saint cheikh versé dans la connaissance du Livre ? Et puis, ô notre maître, n’as-tu pas déjà observé, avant nous, que, lors de l’arrivée du prince Hôssein, lui et ses gens sont frais, et leurs habits et les ornements et les housses de leurs chevaux ont le même éclat que s’ils ne faisaient que de sortir de la main de l’ouvrier ? Et n’as-tu pas remarqué que les chevaux eux-mêmes ont le poil sec et luisant, et ne sont pas plus harassés que s’ils ne venaient que d’une simple promenade ? Or tout cela, ô roi du temps, est pour te prouver que le prince Hôssein a établi sa résidence secrète tout près de ta capitale, pour être plus à même d’exécuter ses plans pernicieux et de fomenter les troubles parmi le peuple et de se livrer à ses menées subversives ! Nous aurions donc manqué à notre devoir, ô grand roi, si nous n’avions pris sur nous la cruelle obligation d’éveiller ton attention sur une affaire qui est aussi délicate qu’elle est importante et grave, afin que tu te décides à veiller sur ta propre conservation et sur le bien de tes sujets fidèles ! »

Lorsque le favori eut achevé ce discours plein de malice et de suspicion, le sultan lui dit : « Je ne sais, en vérité, ce que je dois croire ou ne pas croire de ces choses surprenantes. En tout cas, je vous suis obligé à tous de votre avis ; et j’ouvrirai mieux les yeux à l’avenir ! » Et il les congédia, sans trop leur montrer combien, en son âme, il était impressionné et alarmé de leurs paroles. Et il résolut, afin de pouvoir un jour soit les confondre, soit les remercier de leur conseil bien intentionné, de surveiller les actes et les démarches de son fils Hôssein, lors de son prochain retour.

Or, le prince Hôssein ne tarda pas à arriver, selon sa promesse. Et le sultan, son père, le reçut avec la même joie et la même satisfaction que la première fois, se gardant bien de lui faire part des soupçons qu’avaient éveillés en son esprit les vizirs intéressés à sa perte. Mais, le lendemain, il appela une vieille, fameuse dans le palais pour sa sorcellerie et sa malice, et qui était capable de débrouiller, sans les briser, les fils d’une toile d’araignée. Et lorsqu’elle fut entre ses mains, il lui dit : « Ô vieille de bénédiction, voici le jour où tu vas pouvoir faire preuve de ton dévouement aux intérêts de ton roi. Sache donc que, depuis j’ai retrouvé mon fils Hôssein, je n’ai pu obtenir de lui qu’il m’apprenne en quel lieu il est établi. Et je n’ai pas voulu, pour ne pas le gêner, user de mon autorité et lui faire révéler son secret malgré lui. Aussi t’ai-je fait appeler, ô reine des sorcières, parce que je te crois assez habile pour faire en sorte que ma curiosité soit satisfaite, sans que ni mon fils ni personne au palais puisse se douter de quoi que ce soit. Je te demande donc d’user de toute ta finesse et de ton intelligence, qui n’a pas d’égale, pour observer mon fils lors de son départ, qui aura lieu demain matin à l’aube. Ou peut-être encore feras-tu mieux de t’en aller dès aujourd’hui, sans perdre de temps, à l’endroit où il a trouvé sa flèche, près de la ligne de rochers qui barré la plaine vers l’orient. Car c’est là qu’il a trouvé, en même temps que la flèche, sa destinée ! » Et la vieille sorcière répondit par l’ouïe et l’obéissance et sortit pour se rendre près des rochers, et s’y cacher de façon à tout voir sans être vue.

Or, le lendemain, le prince Hôssein partit du palais avec ses cavaliers, dès la pointe du jour, pour ne pas éveiller l’attention des officiers et des passants. Et, arrivé devant l’excavation où était la porte de pierre, il y disparut avec tous ceux qui l’accompagnaient. Et la vieille sorcière vit tout cela, et fut étonnée à l’extrême limite de l’étonnement.

Et lorsqu’elle fut revenue de son émotion, elle sortit de sa cachette, et alla droit à l’enfoncement où elle avait vu disparaître gens et chevaux. Mais, malgré sa diligence, et bien qu’elle regardât de tous les côtés, en allant et en revenant plusieurs fois sur ses pas, elle n’aperçut aucune ouverture ni aucune entrée. Car la porte de pierre, qui avait été visible pour le prince Hôssein lors de son arrivée première, n’était apparente que pour certains hommes seulement dont la présence était agréable à la belle gennia, mais jamais, et en, aucun cas, cette porte n’était apparente pour les femmes, et surtout pour les vieilles laides et horribles à regarder. Et, dans sa rage de ne pouvoir pousser plus loin ses investigations, elle ne put se soulager autrement qu’en lançant un pet qui fit sauter les cailloux et lever un nuage de poussière. Et, le nez allongé jusqu’à ses pieds, elle s’en revint chez le sultan, et lui rendit compté de tout ce qu’elle avait vu, en ajoutant : « Ô roi du temps, j’ai tout espoir de mieux réussir la prochaine fois. Et je te demande seulement de me faire crédit de quelque patience et de ne point t’informer des moyens dont j’ai dessein de me servir ! » Et le sultan, qui était déjà assez satisfait de ce premier résultat, répondit à la vieille : « Tu as toute liberté d’agir comme tu l’entends ! Va, sous la protection d’Allah, et moi j’attendrai ici avec patience l’effet de tes promesses ! » Et, comme encouragement à bien faire, il lui donna en cadeau un merveilleux diamant, et lui dit : « Accepte ceci comme une marque de ma satisfaction. Mais sache que ce n’est rien en comparaison de ce dont je pense récompenser ta réussite ! » Et la vieille embrassa la terre entre les mains du roi, et s’en alla en sa voie.

Or, un mois après cet événement, le prince Hôssein sortit comme la dernière fois par la porte de pierre, avec sa suite de vingt cavaliers superbement équipés. Et comme il côtoyait les rochers, il aperçut une pauvre vieille qui était couchée sur le sol, et geignait d’une façon lamentable, comme une personne atteinte de quelque mal violent. Et elle était vêtue de haillons et pleurait. Et le prince Hôssein, saisi de compassion, arrêta son cheval et demanda doucement à la vieille quel était son mal, et ce qu’il pouvait faire pour la soulager. Et la vieille artificieuse, qui était précisément venue se poster là pour parvenir au but qu’elle se proposait, répondit, sans lever la tête, d’une voix entrecoupée de gémissements et d’arrêts de respiration : « Ô mon secourable seigneur, c’est Allah qui t’envoie pour faire creuser ma tombe, car je vais mourir ! Ah ! mon âme va sortir ! Ô mon seigneur, j’étais partie de mon village pour aller à la ville, et, en route, j’ai été prise d’une fièvre rouge qui m’a jetée ici sans forces, loin de tout être humain et sans espérance d’être secourue ! » Et le prince Hôssein, dont le cœur était pitoyable, dit à la vieille : « Ma bonne tante, permets à deux de mes hommes de te soulever et de te porter à l’endroit où je vais retourner moi-même, pour t’y faire soigner ! » Et il fit signe à deux de ses gens de soulever la vieille. Et ils le firent ; et l’un d’eux ensuite la mit en croupe derrière lui. Et le prince rebroussa chemin, et arriva avec ses cavaliers à la

porte de pierre, qui s’ouvrit et les laissa entrer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le prince rebroussa chemin, et arriva avec ses cavaliers à la porte de pierre, qui s’ouvrit et les laissa entrer.

Et la princesse gennia, les voyant tous revenir de la sorte sur leurs pas, et ne comprenant point le motif qui les y avait obligés, se hâta de venir à la rencontre du prince Hôssein, son époux, qui, sans descendre de cheval, lui montra du doigt la vieille qui avait l’air d’une agonisante, et que deux cavaliers venaient de mettre à terre en la soutenant par-dessous les bras, et lui dit : « Ô ma souveraine, cette pauvre vieille a été mise par Allah sur notre chemin, dans l’état pitoyable où tu la vois, et il faut que nous lui portions secours et assistance. Je la recommande donc à ta compassion, en te priant de lui faire donner tous les soins que tu jugeras nécessaires ! » Et la gennia princesse, qui tenait ses regards attachés sur la vieille, donna l’ordre à ses femmes de la prendre d’entre les mains des cavaliers et de la mener dans un appartement réservé, en la traitant avec les mêmes égards et la même attention qu’elles auraient pour sa propre personne. Et lorsque les femmes se furent éloignées avec la vieille, la belle gennia dit à son époux, en baissant la voix : « Qu’Allah te rende ta compassion, qui part d’un cœur généreux ! Mais tu peux dès à présent être tranquille au sujet de cette vieille, car elle n’est pas plus malade que mon œil, et je sais la cause qui l’a amenée ici, et quelles sont les personnes qui l’y ont poussée, et le but qu’elle s’est proposé en s’apostant sur ton chemin. Mais sois sans crainte à cet égard, et persuade-toi bien que quoi que l’on puisse tramer contre toi, dans l’intention de te mortifier et de te faire du mal, je saurai te défendre, en rendant vaines toutes les embûches que l’on dressera contre toi ! » Et, l’ayant embrassé de nouveau, elle lui dit : « Pars sous la protection d’Allah ! » Et le prince Hôssein, habitué déjà à ne pas trop demander d’explications à son épouse la gennia, prit congé d’elle et reprit son chemin vers la capitale de son père, où il ne tarda pas à arriver avec sa suite. Et le sultan le reçut comme à l’ordinaire, en ne faisant rien paraître, devant lui et devant ses conseillers, des sentiments qui l’agitaient.

Quant à la vieille sorcière, les deux suivantes de la belle gennia la conduisirent donc dans un bel appartement réservé, et l’aidèrent à se coucher sur un lit dont les matelas étaient de satin brodé, les draps de soie fine et les couvertures de drap d’or. Et l’une d’elles lui offrit une tasse remplie de l’eau de la Fontaine des Lions, en lui disant : « Voici une tasse d’eau de la Fontaine des Lions, qui guérit les maladies les plus tenaces et rend la santé aux moribonds ! » Et la vieille but la tasse, et, quelques instants après, s’écria : « Ô liqueur admirable ! Voici que je suis guérie, comme si on avait extrait mon mal avec des tenailles ! De grâce, hâtez-vous de me conduire à votre maîtresse, afin que je la remercie de sa bonté et que je lui marque ma gratitude ! » Et elle se leva sur son séant, en feignant d’être rétablie d’un mal dont elle n’avait jamais souffert. Et les deux suivantes la menèrent, à travers plusieurs appartements, tous plus magnifiques les uns que les autres, jusque dans la salle où se tenait leur maîtresse.

Or, la belle gennia était assise sur un trône d’or massif, enrichi de pierreries, et entourée d’un grand nombre de ses dames d’honneur, qui étaient toutes charmantes et habillées d’une façon aussi merveilleuse que leur maîtresse. Et la vieille sorcière, éblouie de tout ce qu’elle voyait, se prosterna au pied du trône, en balbutiant des remercîments. Et la gennia lui dit : « Je suis bien aise, ô bonne femme, que tu sois guérie. Et tu es libre maintenant de rester dans mon palais tout le temps que tu voudras. Et mes femmes vont se mettre à ta disposition pour te montrer mon palais ! » Et la vieille, après avoir embrassé la terre une seconde fois, se releva et se laissa emmener par les deux jeunes femmes, qui se mirent à lui faire visiter le palais, dans tous ses détails merveilleux. Et, lorsqu’elles eurent fini de la promener, elle se dit qu’il valait mieux pour elle se retirer, maintenant qu’elle avait vu ce qu’elle voulait voir. Et elle en exprima le désir aux deux jeunes femmes, après les avoir remerciées de leur obligeance. Et elles la firent sortir par la porte de pierre, en lui souhaitant un heureux voyage. Et dès qu’elle fut au milieu des rochers, elle se retourna pour bien observer l’emplacement de la porte et pouvoir la reconnaître ; mais, comme la porte était invisible pour les femmes de son espèce, elle la chercha en vain ; et elle fut obligée de s’en retourner sans pouvoir réussir à en trouver le chemin.

Et, lorsqu’elle fut arrivée en présence du sultan, elle lui rendit compte de tout ce qu’elle avait fait, de tout ce qu’elle avait vu, et de l’impossibilité où elle avait été de retrouver l’entrée du palais. Et le sultan, assez satisfait de ses explications, convoqua ses vizirs et ses favoris et les mit au courant de la situation, en leur demandant leur avis. Et les uns lui conseillèrent de mettre à mort le prince Hôssein, en lui représentant qu’il complotait contre son trône, et les autres furent d’avis qu’il valait mieux peut-être se saisir de lui et l’enfermer pour le restant de ses jours. Et le sultan se tourna vers la vieille et lui demanda : « Et toi, qu’en penses-tu ? » Elle dit : « Ô roi du temps, moi, je pense qu’il vaut mieux utiliser les relations que ton fils entretient avec cette gennia, pour faire demander et obtenir d’elle des merveilles comme il s’en trouve dans son palais. Et s’il refuse ou si elle lui refuse, alors seulement il faudra songer au moyen violent que viennent de t’indiquer les vizirs ! » Et le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et il fit venir son fils et lui dit : « Ô mon fils, puisque te voici devenu plus riche et plus puissant que ton père, ne peux-tu pas m’apporter, la prochaine fois, quelque chose qui me fasse plaisir, par exemple une belle tente qui puisse me servir à la chasse ou à la guerre ? » Et le prince Hôssein fit la réponse qu’il fallait, en assurant son père de la joie qu’il aurait de le satisfaire à ce sujet.

Et lorsqu’il fut de retour auprès de son épouse la gennia, il lui fit part du désir de son père ; et elle répondit : « Par Allah ! cette chose que le sultan nous demande est une bagatelle ! » Et elle appela sa trésorière et lui dit : « Va prendre le pavillon le plus grand qui soit dans mon trésor ! Et dis à votre gardien Schaïbar de me l’apporter ! » Et la trésorière se hâta d’exécuter l’ordre. Et, quelques instants après, elle revint accompagnée du gardien du trésor qui était un genni d’une espèce toute particulière. Il était, en effet, haut d’un pied et demi, avait une barbe de trente pieds, une moustache épaisse et retroussée jusqu’aux oreilles, et des yeux comme les yeux du cochon, enfoncés profondément dans sa tête qui était aussi grosse que son corps ; et il portait sur son épaule une barre de fer pesant cinq fois plus que lui, et dans son autre main il portait un petit paquet plié. Et la gennia lui dit : « Ô Schaïbar, tu vas accompagner tout de suite mon époux, le prince Hôssein, auprès du sultan, son père. Et tu feras ce que tu dois faire ! » Et Schaïbar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et demanda : « Et faut-il aussi, ô ma maîtresse, que j’y porte le pavillon que je tiens dans-ma main ? » Elle dit : « Certes ! mais auparavant déploie-le ici, afin que le prince Hôssein puisse le voir ! » Et Schaïbar alla au jardin, et déplia le paquet qu’il tenait. Et il en sortit un pavillon qui pouvait, déployé entièrement, abriter toute une armée, et qui avait la propriété de s’agrandir et de se rapetisser en proportion de ce qu’il devait couvrir. Et, l’ayant exposé de la sorte, il le replia et en fit un paquet qui tenait au fond de sa main. Et il dit au prince Hôssein : « Allons-nous-en chez le sultan ! »

Or, lorsque le prince Hussein, précédé de Schaïbar à pied, fut arrivé dans la capitale de son père, tous les passants, saisis d’épouvante à la vue du genni nain qui s’avançait avec sa lame de fer sur l’épaule, coururent se cacher dans les maisons et dans les boutiques dont ils se hâtèrent de fermer les portes. Et, à leur arrivée au palais, les portiers, les eunuques et les gardes se sauvèrent en poussant des cris de terreur. Et tous deux entrèrent au palais et se présentèrent devant le sultan qui était entouré de ses vizirs et de ses favoris, et s’entretenait avec la vieille sorcière. Et Schaïbar, s’avançant jusqu’au pied du trône, attendit que le prince Hôssein eût salué son père, et dit : « Ô roi du temps ! je t’apporte le pavillon ! » Et il le déploya au milieu de la salle et se mit à l’agrandir et à le rapetisser, en se tenant à une certaine distance. Puis soudain il brandit la barre de fer, et la déchargea sur la tête du grand-vizir et l’assomma du coup. Puis il assomma de la même manière les autres vizirs et tous les favoris, tandis qu’immobilisés par l’épouvante ils n’avaient pas la force de lever un bras pour se détendre. Et il assomma ensuite la vieille sorcière, en lui disant : « C’est pour t’apprendre à faire l’agonisante ! » Et lorsqu’il eut assommé de la sorte tout le monde, il remit la barre de fer sur son épaule et dit au roi : « Je les ai châtiés pour les punir de leurs mauvais conseils ! Quant à toi, ô roi, comme tu as l’esprit faible, et que tu n’as songé à tuer ou à emprisonner le prince Hôssein que parce que tu y étais poussé par ceux-là, je t’épargne le même sort. Mais je te destitue de ta royauté. Et si quelqu’un dans la ville songe à protester, je l’assommerai ! Et j’assommerai même toute la ville, si elle refuse de reconnaître le prince Hôssein pour son roi ! Et, maintenant, descends et va-t’en, ou je t’assomme ! » Et le roi se hâta d’obéir et, descendant de son trône, sortit de son palais et s’en alla vivre dans la solitude, auprès de son fils Ali, sous l’obédience du saint derviche.

Quant au prince Hassan et à son épouse Nourennahar, comme ils n’avaient pris aucune part à la conspiration, le prince Hôssein, devenu roi, leur assigna pour apanage la plus belle province du royaume, et continua à être avec eux dans les meilleurs termes. Et le prince Hôssein vécut avec son épouse la belle gennia, dans les délices et la prospérité. Et ils laissèrent tous deux une nombreuse postérité, qui régna après leur mort, durant des années et des années. Mais Allah est plus savant !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et sa sœur Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et délectables ! » Et Schahrazade sourit et dit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai encore, si le Roi me le permet ! » Et le roi Schahriar se dit : « Que peut-elle me raconter encore que je ne connaisse pas ? » Et il dit à Schahrazade : « Tu as la permission ! »

Et Schahrazade dit :


FIN DU DOUZIÈME VOLUME



TABLE DES MATIÈRES




où sont :
 
 219-230
 241-249


MELLOTTÉE, IMPRIMEUR
À CHÂTEAUROUX, INDRE



  1. En d’autres termes : Je demande : « Quel est ton nom ? » Il me répond : « Perle ! » Je m’écrie : « À moi ! À moi ! » Mais il me dit : « Ah ! mais non ! »