Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Les Babouches inusables

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 169-176).


LES BABOUCHES INUSABLES


On raconte qu’il y avait au Caire un droguiste nommé Abou-Cassem Et-Tambouri, qui était fort célèbre pour son avarice. Or, bien qu’Allah lui octroyât la richesse et la prospérité dans ses affaires de vente et d’achat, il vivait et s’habillait comme le plus pauvre des mendiants ; et les vêtements qu’il portait sur lui n’étaient que pièces et morceaux ; et son turban était si vieux et si sale que l’on ne pouvait plus en distinguer la couleur ; mais de tout son habillement ses babouches étaient encore ce qui distinguait sa ladrerie ; car non seulement elles étaient armées de gros clous, et résistantes comme une machine de guerre, avec des semelles plus épaisses que la tête de l’hippopotame, et mille fois raccommodées, mais les empeignes en étaient tellement rapiécetées, que depuis vingt ans que les babouches étaient babouches, les plus habiles savetiers et corroyeurs du Caire avaient épuisé leur art pour en rapprocher les débris. Et, de tout cela, les babouches d’Abou-Cassem étaient devenues si pesantes, que depuis longtemps elles avaient passé en proverbe par toute l’Égypte ; car lorsque l’on voulait exprimer quelque chose de lourd, elles étaient toujours l’objet de comparaison. Ainsi, qu’un invité s’attardât trop dans la maison de son hôte, on disait de lui : « Il a le sang lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un maître d’école, de l’espèce des maîtres d’école affligés de pédantisme, voulût faire montre d’esprit, on disait de lui : « Éloigné soit le Malin ! Il a l’esprit lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un portefaix fût accablé sous le poids de sa charge, il soupirait en disant : « Qu’Allah maudisse le propriétaire de cette charge ! Elle est lourde comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’une vieille matrone, dans un harem, de l’espèce maudite des vieilles renfrognées, voulût empêcher les jeunes épouses de son maître de s’amuser entre elles, on disait : « Qu’Allah éborgné la calamiteuse ! Elle est lourde comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un mets trop indigeste bouchât les intestins et créât une tempête dans l’intérieur du ventre, on disait : « Allah me délivre ! Ce mets maudit est lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et, ainsi de suite, dans toutes les circonstances où la lourdeur faisait sentir son poids.

Or, un jour, Abou-Cassem ayant fait une affaire de vente et d’achat plus avantageuse encore qu’à l’ordinaire, fut mis de très belle humeur. Aussi, au lieu de donner quelque festin, grand ou petit, selon l’usage des marchands qu’Allah a favorisés d’une réussite dans un marché, il trouva plus expédient d’aller prendre un bain au hammam, où, de mémoire d’homme, il n’avait mis le pied. Et, ayant fermé sa boutique, il se dirigea vers le hammam, en chargeant ses babouches sur son dos, au lieu de s’en chausser ; car il agissait ainsi depuis longtemps, pour économiser leur usure. Et arrivé au hammam, il déposa ses babouches sur le seuil, avec toutes les chaussures qui s’y trouvaient rangées, selon l’usage. Et il entra prendre son bain.

Or, Abou-Cassem avait une peau tellement infiltrée de crasse, que les frotteurs et les masseurs eurent une peine extrême pour en venir à bout ; et ils n’y réussirent que vers la fin de la journée, quand tous les baigneurs étaient déjà partis. Et Abou-Cassem put enfin sortir du hammam, et chercha ses babouches ; mais elles n’étaient plus là, et, à leur place, il y avait une paire de belles pantoufles en cuir jaune citron. Et Abou-Cassem se dit : « Sans doute, c’est Allah qui me les envoie, sachant que je songe depuis longtemps à en acheter de semblables. Ou c’est peut-être quelqu’un qui les a troquées contre les miennes, par inadvertance ! » Et, plein de joie de se voir épargner le chagrin d’en acheter d’autres, il les prit et s’en alla.

Or, les pantoufles en cuir jaune citron appartenaient au kâdi, qui se trouvait encore au hammam. Et quant aux babouches d’Abou-Cassem, l’homme préposé à la garde des chaussures ayant vu cette horreur qui puait et empestait l’entrée du hammam, s’était hâté de les ramasser et de les cacher dans un coin. Puis, comme la journée était écoulée et que l’heure de sa garde était passée, il était parti, sans songer à les remettre à leur place.

Aussi, quand le kâdi se fut baigné, les serviteurs du hammam, qui s’empressaient à ses ordres, cherchèrent en vain ses pantoufles ; et ils finirent par trouver, dans un coin, les fabuleuses babouches qu’ils reconnurent aussitôt pour celles d’Abou-Cassem. Et ils s’élancèrent à sa poursuite, et, l’ayant rattrapé, le ramenèrent au hammam, avec, sur ses épaules, le corps du délit. Et le kâdi, après avoir pris ce qui lui appartenait, lui fit rendre ses babouches, et, malgré ses protestations, l’envoya en prison. Et Abou-Cassem, pour ne pas mourir en prison, dut, bien à contre-cœur, se montrer généreux de bakchiches aux gardiens et aux officiers de police ; car, comme on savait qu’il était aussi farci d’argent que pourri d’avarice, on ne l’en tint pas quitte à bon marché.

Et Abou-Cassem put, de la sorte, sortir de prison ; mais affligé et dépité à l’extrême, et, attribuant son malheur à ses babouches, il courut les jeter au Nil, pour s’en débarrasser.

Or, quelques jours après, des pêcheurs, retirant à grand’peine leur filet plus lourd que de coutume, y trouvèrent les babouches, qu’ils reconnurent aussitôt pour celles d’Abou-Cassem. Et ils constatèrent, pleins de fureur, que les clous dont elles étaient garnies, avaient endommagé les mailles de leur filet. Et ils coururent à la boutique d’Abou-Cassem, et jetèrent violemment les babouches à l’intérieur, en maudissant leur propriétaire. Et les babouches, lancées avec force, atteignirent les flacons d’eau de rose et d’autres eaux qui étaient sur les étagères, et les renversèrent en les fracassant en mille morceaux.

À cette vue, la douleur d’Abou-Cassem fut à sa limite extrême, et il s’écria : « Ah ! babouches maudites, filles de mon cul, vous ne me causerez plus de dommage ! » Et il les ramassa, et s’en alla dans son jardin et se mit à creuser un trou pour les y enfouir. Mais un de ses voisins, qui avait à se plaindre de lui, saisit l’occasion de se venger, et courut aussitôt avertir le wali qu’Abou-Cassem était en train de déterrer un trésor dans son jardin. Et le wali, connaissant la richesse et l’avarice du droguiste, ne douta pas de la réalité de cette nouvelle, et envoya aussitôt les gardes se saisir d’Abou-Cassem et l’amener en sa présence. Et le malheureux Abou-Cassem eut beau jurer qu’il n’avait point trouvé de trésor, mais qu’il avait seulement voulu enterrer ses babouches, le wali ne voulut point croire à une chose si étrange et si contraire à l’avarice légendaire du prévenu ; et comme il comptait, de n’importe quelle façon, sur de l’argent, il força l’affligé Abou-Cassem, pour obtenir sa liberté, de lui verser une fort grosse somme d’argent.

Et Abou-Cassem, relâché après cette douloureuse formalité…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Abou-Cassem, relâché après cette douloureuse formalité, se mit à s’arracher la barbe de désespoir, et, prenant ses babouches, il jura de s’en débarrasser coûte que coûte. Et il erra longtemps, en réfléchissant au meilleur moyen de réussite, et finit par se décider à aller les jeter dans un canal situé loin dans la campagne. Et il crut que cette fois il n’en entendrait plus parler. Mais le sort voulut que l’eau du canal entraînât les babouches jusqu’à l’entrée d’un moulin, dont ce canal faisait tourner les roues. Et les babouches s’engagèrent dans les roues, et les firent sauter, en dérangeant leur jeu. Et les maîtres du moulin accoururent pour réparer le dommage, et trouvèrent que la cause en était due aux énormes babouches qu’ils trouvèrent engagées dans l’engrenage, et qu’ils reconnurent aussitôt pour les babouches d’Abou-Cassem. Et le malheureux droguiste fut de nouveau jeté en prison et condamné cette fois à payer une très grosse amende aux propriétaires du moulin, pour le dommage qu’il leur avait causé. Et, en outre, il dut payer de très forts bakchiches pour recouvrer sa liberté. Mais, en même temps, on lui rendit ses babouches.

Alors, à la limite de la perplexité, il se rendit à sa maison et, montant sur sa terrasse, il s’accouda et se mit à réfléchir profondément sur ce qui lui restait à faire. Et il avait déposé les babouches non loin de lui, sur la terrasse ; mais il leur tournait le dos, afin de ne pas les voir. Et, précisément à ce moment, un chien des voisins aperçut les babouches, et, s’élançant de la terrasse de ses maîtres sur celle d’Abou-Cassem, il prit dans sa gueule une des babouches, et se mit à en jouer. Et, dans ce jeu du chien avec la babouche, celle-ci fut soudain lancée au loin ; et le destin funeste la fit tomber de la terrasse sur la tête d’une vieille qui passait dans la rue. Et le poids formidable de la babouche bardée de fer écrasa la vieille, en faisant entrer sa longueur dans sa largeur. Et les parents de la vieille reconnurent la babouche d’Abou-Cassem, et allèrent porter plainte au kâdi, en réclamant le prix du sang de leur parente, ou la mort d’Abou-Cassem. Et l’infortuné fut obligé de payer le prix du sang, selon la loi. Et, en outre, pour échapper à la prison, il dut payer de gros bakchiches aux gardes et aux officiers de police.

Mais, cette fois, sa résolution était arrêtée. Il retourna donc à sa maison, prit les deux babouches fatales, et, revenant chez le kâdi, il éleva les deux babouches au-dessus de sa tête, et s’écria avec une véhémence qui fit rire le kâdi, les témoins et tous les assistants : « Ô seigneur kâdi, voilà la cause de mes tribulations ! Et bientôt je vais être réduit à mendier dans la cour des mosquées. Je te supplie donc de daigner rendre un arrêt qui déclare qu’Abou-Cassem n’est plus le propriétaire des babouches, qu’il les lègue à qui veut les prendre, et qu’il n’est plus responsable des malheurs qu’elles occasionneront dans l’avenir ! » Et, ayant ainsi parlé, il jeta les babouches au milieu de la salle des séances, et s’enfuit pieds nus, tandis que tous les assistants, à force de rire, tombaient sur leurs derrières. — Mais Allah est plus savant !

— Et Schahrazade, sans s’arrêter, raconta encore :