Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Le Baudet kadi

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 219-230).


LE BAUDET KÂDI


Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait, dans une ville du pays d’Égypte, un homme qui était collecteur des taxes, de sa profession, et qui était obligé, par conséquent, de s’absenter souvent de sa maison. Et, comme il n’était point doué de vaillance, quant à ce qu’on appelle le vaillant compagnon, son épouse ne manquait pas de profiter de ses absences pour recevoir son amoureux, qui était un jouvenceau comme la lune et toujours prêt à satisfaire ses désirs. Aussi l’aimait-elle à l’extrême, et, en retour des plaisirs qu’il lui donnait, elle ne se contentait pas de lui faire goûter à tout ce qui était bon dans son jardin, mais, comme il n’était pas riche et ne savait pas encore gagner de l’argent dans les affaires de vente et d’achat, elle dépensait sur lui tout ce qui était nécessaire, ne lui demandant jamais de la rembourser autrement qu’en caresses, foutreries et autres choses semblables. Et ils vivaient ainsi tous deux de la vie la plus délicieuse, se gavant et s’entr’aimant selon leurs capacités. Gloire à Allah qui donne aux uns la puissance et afflige les autres d’impotence ! Ses décrets sont insondables.

Or, un jour, le collecteur des taxes, époux de l’adolescente, devant partir pour son service, prépara son baudet, remplit sa besace de papiers d’affaires et de vêtements, et dit à son épouse de lui remplir l’autre œil de la besace de provisions pour la route. Et l’adolescente, heureuse de se débarrasser de lui, se hâta de lui donner tout ce qu’il désirait, mais ne put lui trouver du pain ; car la provision de la semaine était épuisée, et la négresse était précisément en train d’en pétrir pour une nouvelle semaine. Alors le collecteur des taxes, ne pouvant attendre que le pain de la maison fût cuit, s’en alla au souk pour s’en procurer. Et il laissa, pour le moment, tout bâté dans l’écurie, devant sa mangeoire, le baudet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il laissa, pour le moment, tout bâté dans l’écurie, devant sa mangeoire, le baudet. Et son épouse resta dans la cour, pour être là à son retour, et soudain elle vit entrer son amoureux qui croyait déjà parti le collecteur des taxes. Et il dit à l’adolescente : « J’ai un pressant besoin d’argent. Et il faut que tu me donnes tout de suite trois cents drachmes ! » Et elle répondit : « Par le Prophète ! Je ne les ai pas aujourd’hui, et je ne sais où les prendre ! » Et le jouvenceau dit : « Il y a le baudet, ô ma sœur ! Tu peux bien me donner le baudet de ton mari, que je vois là tout bâté, devant sa mangeoire, afin que je le vende. Et il me rapportera, pour sûr, les trois cents drachmes qui me sont nécessaires, absolument nécessaires ! » Et l’adolescente, fort surprise, s’écria : « Par le Prophète ! tu ne sais ce que tu dis ! Et mon mari qui va rentrer et qui ne trouvera plus son baudet ? Tu n’y songes pas ! Il m’accusera certainement d’avoir perdu le baudet, puisqu’il m’a chargée de rester là, et il me battra ! » Mais le jouvenceau prit un air si malheureux et la pria avec tant d’éloquence de lui donner le baudet, qu’elle ne put résister à ses prières, et, malgré toute la terreur que lui inspirait son époux le collecteur, elle le laissa emmener le baudet, mais après qu’il l’eût débarrassé de son harnachement.

Or, quelques instants après, le mari rentra avec les galettes de pain sous le bras, et alla à l’étable pour les mettre dans la besace et prendre le baudet. Et il vit la têtière de l’animal pendue à un clou, et le bât et la besace déposés sur la paille, mais pas de baudet, ni trace de baudet, ni odeur de baudet. Et, extrêmement surpris, il revint vers son épouse et lui dit ; « Ô femme, qu’est devenu le baudet ? » Et son épouse, sans se troubler, répondit d’une voix tranquille ; « Ô fils de l’oncle, le baudet vient de sortir, et, sur le pas de la porte, il se tourna vers moi et me dit qu’il allait tenir audience dans le diwân de justice de la ville ! » En entendant ces paroles, le collecteur, plein de colère, leva le poing contre son épouse et lui cria : « Ô dévergondée, tu oses te moquer de moi ! ne sais-tu que d’un seul coup je puis faire entrer ta longueur dans ta largeur ? » Et elle dit, sans rien perdre de sa tranquillité : « Le nom d’Allah sur toi et sur moi, et autour de toi et autour de moi ! Pourquoi me moquerais-je de toi, ô fils de l’oncle ? Et depuis quand suis-je capable de te tromper en quoi que ce soit ? Et, d’ailleurs, voudrais-je l’oser, que ta perspicacité et ta finesse d’esprit auraient tôt fait de déjouer mes grossières et lourdes inventions. Mais, avec ta permission, ô fils de l’oncle, il faut que je te dise enfin une chose que jusqu’ici je n’ai pas osé te raconter, craignant que sa révélation attirât sur nous quelque malheur sans recours ! Sache, en effet, que ton baudet est ensorcelé, et que, de temps à autre, il se transforme en kâdi ! » Et le collecteur, entendant cela, s’écria : « Ya Allah ! » Mais la jeune femme, sans lui laisser le temps de pousser d’autres exclamations, ni de réfléchir, ni de parler, continua sur le même ton d’assurance tranquille : « En effet, la première fois que je vis tout d’un coup sortir de l’étable un homme inconnu que je n’avais point vu y entrer, et que je n’avais jamais aperçu auparavant, j’ai eu une peur effroyable et, lui tournant le dos et me couvrant vivement le visage du bas de ma robe que je relevai, n’ayant point de voile à ce moment sur la tête, je voulus livrer mes jambes au vent et chercher la sécurité dans la fuite, puisque tu étais absent de la maison. Mais l’homme s’approcha de moi, et me dit d’une voix pleine de gravité et de bonté, sans lever ses yeux vers moi, par crainte d’offusquer ma pudeur : « Tranquillise ton âme, ma fille, et rafraîchis tes yeux ! Je ne suis point pour toi un inconnu, puisque je suis le baudet du fils de ton oncle ! Mais, de ma nature réelle, je suis un être humain, kâdi de ma profession. Et j’ai été transformé en baudet par des ennemis que j’ai, qui sont versés dans la sorcellerie et les enchantements. Et, comme je ne connais pas leurs sciences occultes, je me trouve sans recours et sans armes contre eux. Mais comme ils sont tout de même des Croyants, ils permettent que de temps en temps, aux jours des séances de justice, je reprenne ma forme humaine, de baudet que j’étais, pour aller tenir audience dans le diwân. Et je dois vivre de la sorte, tantôt baudet et tantôt kâdi, jusqu’à ce qu’Allah Très-Haut veuille bien me délivrer des incantations de mes ennemis, et briser la sorcellerie qu’ils m’ont écrite ! Mais de grâce ! ô secourable, je te supplie par ton père, par ta mère et par tous les tiens, de ne point parler à personne de mon état, même pas au fils de ton oncle, mon maître, le collecteur des taxes. Car s’il connaissait mon secret, il serait capable, parce qu’il est un homme d’une foi éclairée et un observateur rigoureux de la religion, de se débarrasser de moi, pour ne plus avoir dans sa maison un être qui est sous la puissance des sorciers ; et il me vendrait à quelque fellah qui me maltraiterait du matin au soir, et me donnerait à manger des fèves pourries, alors qu’ici je suis si bien sous tous les rapports ! » Puis il ajouta : « J’ai encore une chose à te demander, ô ma maîtresse ! ô bonne ! ô secourable ! c’est de prier mon maître le collecteur, le fils de ton oncle, de ne pas m’aiguillonner trop fort le cul, quand il est pressé, car j’ai cette partie de mon individu affligée, pour mon malheur, d’une extrême sensibilité et d’une délicatesse inimaginable ! »

« Et, ayant ainsi parlé, notre baudet, devenu kâdi, me laissa dans une grande perplexité et s’en alla présider le diwân. Et c’est là que tu le trouveras, si tu veux.

« Or moi, ô fils de l’oncle, je ne pouvais garder plus longtemps pour moi seule ce lourd secret, surtout maintenant que je suis en cause, et que je risque d’encourir ta colère et ta disgrâce ! Et je demande pardon à Allah de manquer de la sorte à la promesse que j’ai faite au pauvre kâdi de ne jamais parler à personne de son état de baudet ! Et, du moment que la chose est faite, permets-moi, ô mon maître, de te donner un conseil, et c’est de ne point te défaire de ce baudet, qui, non seulement est un excellent animal plein de zèle, sobre, ne pétant jamais, plein de décence, ne montrant que fort rarement son outil quand on le regarde, mais qui, le cas échéant, pourrait te donner de fort bons conseils sur les questions délicates de la jurisprudence et sur la légalité de telle ou de telle procédure ! »

Lorsque le collecteur des taxes eut entendu ces paroles de son épouse, qu’il avait écoutée avec un air de plus en plus ébahi, il fut à la limite de la perplexité, et dit : « Oui, par Allah ! cette affaire est étonnante ! Mais que dois-je faire maintenant que je n’ai plus de baudet sous la main, et qu’il faut que je m’en aille collecter les taxes de tel et de tel village des environs ? Mais sais-tu du moins à quelle heure il va revenir ? Ou bien ne t’a-t-il rien dit à ce sujet ? » Et l’adolescente répondit ; « Non, il ne m’a pas précisé l’heure. Il m’a seulement dit qu’il allait tenir audience dans le diwân ! Or, moi, je sais bien ce que je ferais si j’étais à ta place ! Mais je n’ai guère besoin de donner des conseils à plus intelligent et à plus incontestablement fin et perspicace que moi ! » Et le bon homme dit : « Sors toujours ce que tu as. Je verrai bien si tu n’es pas tout à fait sotte ! » Elle dit : « Eh bien ! moi, à ta place, j’irais tout droit au diwân où siège le kâdi, je prendrais dans ma main une poignée de fèves, et, lorsque je serais en présence du malheureux ensorcelé qui préside le diwân, je lui montrerais de loin les fèves que j’ai à la main, et je lui ferais comprendre, par signes, que j’ai besoin de ses services en tant que baudet. Et il me comprendrait, et, comme il a le sens du devoir, il sortirait du diwân et me suivrait, d’autant plus qu’il verrait les fèves, sa nourriture favorite, et ne pourrait s’empêcher de marcher derrière moi ! »

Or, le collecteur des taxes, en entendant ces paroles, trouva fort raisonnable l’idée de son épouse, et dit : « Je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire. Décidément tu es une femme de bon conseil. » Et il sortit de la maison, après avoir pris une poignée de fèves, afin que s’il ne pouvait amener le baudet par la persuasion, il pût du moins s’en rendre maître par l’attrait de la gourmandise, son vice principal. Et, comme il s’en allait, sa femme lui cria encore : « Et surtout, ô fils de l’oncle, garde-toi bien, dans tous les cas, de t’emporter contre lui et de le maltraiter ; car tu sais bien qu’il est susceptible et, en outre, il est, en tant que baudet et kâdi, doublement têtu et vindicatif ! » Et, sur ce dernier conseil de son épouse, le collecteur des taxes s’en alla dans la direction du diwân, et entra dans la salle d’audience où, sur son estrade, siégeait le kâdi.

Et il s’arrêta tout au bout de la salle, derrière les assistants, et élevant sa main qui tenait la poignée de fèves, il se mit à faire au kâdi, avec l’autre main, des signes d’invitation pressante qui voulaient signifier clairement : « Viens vite ! J’ai besoin de te parler ! Viens ! » Et le kâdi finit par apercevoir ces signaux, et reconnaissant en l’homme qui les faisait un collecteur principal des taxes, il crut qu’il voulait lui dire en particulier des choses importantes ou lui faire quelque communication urgente de la part du wali. Et il se leva à l’instant, en suspendant la séance de justice, et suivit, dans le vestibule, le collecteur qui, pour mieux l’amorcer, marchait devant, en lui montrant les fèves et en l’encourageant du geste et de la voix, comme on fait pour les baudets.

Or, dès qu’ils furent tous deux dans le vestibule, le collecteur se pencha à l’oreille du kâdi et lui dit : « Par Allah, ô mon ami, je suis bien contrarié et bien peiné et bien fâché de la sorcellerie qui te tient enchanté. Et, certes, ce n’est pas pour te contrarier que je viens ici te chercher, mais il faut absolument que je parte tout de suite pour mon service, et je ne puis attendre que tu finisses ta journée ici. Je te prie donc de te transformer sans retard en baudet, et de me laisser monter sur ton dos ! » Et, voyant que le kâdi reculait avec effroi à mesure qu’il l’entendait, le collecteur prit un ton de grande commisération, et ajouta : « Je te jure par le Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — que si tu veux me suivre tout de suite, jamais plus je ne te piquerai le derrière avec l’aiguillon, car je sais que tu es fort sensible et fort délicat quant à cette partie-là de ta personne ! Allons, viens, mon cher baudet, mon bon ami ! Et tu auras, ce soir, une double ration de fèves et de luzerne fraîche ! »

Tout cela ! Et le kâdi, croyant avoir affaire à quelque fou échappé du maristân reculait de plus en plus vers l’entrée de la salle, au comble de la stupéfaction et de la terreur, et devenu plus jaune que le safran. Mais le collecteur, voyant qu’il allait lui échapper, exécuta une volte rapide et se mit entre lui et la porte du diwân, bouchant ainsi l’issue. Et le kâdi, ne voyant aucun garde ni personne à appeler à son secours, prit le parti d’user de douceur, de prudence et de ménagement, et dit au collecteur ; « Tu parais, ô mon maître, avoir perdu ton baudet, je crois, et désireux de le remplacer. Or, rien n’est plus juste, à mon avis. Voici donc, de ma part, trois cents drachmes, que je te donne afin que tu puisses en acheter un autre. Et, comme c’est aujourd’hui jour de marché au souk des bestiaux, il te sera facile de choisir, pour ce prix, le plus beau des ânes ; Ouassalam ! » Et, ce disant, il tira de sa ceinture les trois cents drachmes, les remit au collecteur, qui accepta l’offre, et rentra dans la salle d’audience, en prenant un air grave et réfléchi, comme s’il venait d’avoir communication d’une affaire de grande importance. Et il se disait en lui-même : « Par Allah ! c’est de ma faute, si j’ai perdu de la sorte les trois cents drachmes ! Mais cela vaut mieux que si j’avais provoqué un scandale devant mes justiciables. Et, d’ailleurs, je saurai bien rentrer dans mon argent, en exploitant mes plaideurs ! » Et il s’assit à sa place, et continua la séance de justice. Et voilà pour lui.

Quant au collecteur, voici ! Lorsqu’il fut arrivé au souk des bestiaux, pour acheter un baudet, il se mit à examiner avec attention, et, en prenant son temps, toutes les bêtes l’une après l’autre. Et il finit par apercevoir un fort bon baudet qui lui parut remplir toutes les conditions requises, et il s’en approcha pour l’examiner de près, et soudain il reconnut que c’était son propre baudet. Et le baudet le reconnut également et, ramenant ses oreilles en arrière, i] se mit à renifler et à braire de joie. Mais le collecteur, fort offusqué de son outrecuidance, après tout ce qui était arrivé, recula en secouant ses mains, et s’écria : « Non, par Allah !. ce ne sera pas toi que j’achèterai, si j’ai besoin d’un baudet fidèle, car tantôt kâdi et tantôt baudet, tu ne peux vraiment faire mon affaire ! » Et il s’éloigna outré de l’audace de son baudet, qui osait l’inviter à l’emmener. Et il alla en acheter un autre, et se hâta de rentrer à sa maison pour le harnacher et le monter, après avoir raconté à son épouse tout ce qui venait de lui arriver.

Et, de la sorte, grâce à l’esprit plein de ressources de l’adolescente, épouse du collecteur, tout le monde fut satisfait, et nul ne fut lésé. Car si l’amoureux avait eu l’argent dont il avait besoin, le mari s’était procuré un meilleur baudet sans dépenser un drachme de sa poche, et le kâdi n’avait pas tardé à rentrer dans son argent en gagnant honnêtement, sur ses justiciables reconnaissants, le double de ce qu’il avait donné au collecteur.

Et c’est là, ô roi fortuné, tout ce que je sais au sujet du baudet kâdi. Mais Allah est plus savant !

Lorsque le sultan eut entendu cette histoire, il s’écria : « Ô bouche de sucre, ô le plus délicieux des compagnons, je te nomme mon grand-chambellan ! » Et il le fit revêtir sur l’heure des insignes de sa charge, et le fit asseoir plus près de lui, et lui dit ; « Par ma vie sur toi, ô mon grand-chambellan, tu dois certainement connaître encore une histoire. Et j’aimerais bien t’entendre me la raconter ! » Et le pêcheur, mangeur de haschisch, devenu chambellan du palais par le décret de destin, répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! » Et, dodelinant la tête, il raconta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le pêcheur, mangeur de haschisch, devenu chambellan du palais par le décret du destin, répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! » Et, dodelinant de la tête, il raconta :