Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Le Kadi père-au-pet

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 200-219).


HISTOIRE DU KÂDI PÈRE-AU-PET


On raconte qu’il y avait dans la ville de Trablous de Syrie, du temps du khalifat Haroun al-Rachid, un kâdi qui exerçait les fonctions de sa charge avec une sévérité et une rigueur extrêmes. Et cela était notoire parmi les hommes.

Or, ce kâdi de malheur avait, pour le servir, une vieille négresse à la peau rude et épaisse comme le cuir d’un buffle du Nil. Et c’était tout ce qu’il possédait comme femme dans son harem. Qu’Allah le repousse de Sa miséricorde ! Car ce kâdi était d’une ladrerie extrême qui ne pouvait être égalée que par sa rigueur dans les jugements qu’il rendait. Qu’Allah le maudisse ! Et bien qu’il fût riche, il ne vivait que de pain rassis et d’oignons. Et, avec cela, il était plein d’ostentation, et avait l’avarice honteuse ; car il voulait toujours faire preuve de faste et de générosité, alors qu’il vivait avec la parcimonie d’un chamelier à bout de provisions. Et, pour faire croire à un luxe que sa maison ignorait, il avait l’habitude de couvrir le tabouret des repas d’une nappe garnie de franges d’or. Et, de la sorte, lorsque quelqu’un, par hasard, entrait pour affaire à l’heure des repas, le kâdi ne manquait pas d’appeler sa négresse et de lui dire à haute voix : « Mets la nappe à franges d’or ! » Et il pensait ainsi donner à croire aux gens que sa table était somptueuse et que des mets équivalaient en bonté et en quantité à la beauté de la nappe à franges d’or. Mais jamais personne n’avait été invité à l’un de ces repas servis sur la nappe splendide ; et personne n’ignorait, par contre, la vérité sur l’avarice sordide du kâdi. Si bien que l’on disait communément, quand on avait mal mangé à un festin : « Il était servi sur la nappe du kâdi ! » Et ainsi cet homme, qu’Allah avait doté de richesses et d’honneurs, vivait d’une vie dont ne se seraient pas contentés les chiens de la rue. Qu’il soit à jamais confondu !

Or, un jour, quelques personnes qui voulaient se le rendre favorable dans un jugement, lui dirent : « Ô notre maître le kâdi, pourquoi ne prends-tu pas épouse ? Car la vieille négresse que tu as dans ta maison n’est pas digne de tes mérites ! » Et il répondit : « Est-il quelqu’un de vous qui veuille me trouver une femme ? » Et l’un des assistants répondit : « Ô notre maître, j’ai une fille très belle, et tu honorerais ton esclave si tu voulais la prendre pour épouse. » Et le kâdi accepta l’offre ; et on célébra promptement le mariage ; et la jeune fille fut conduite le soir même dans la maison de son époux. Et l’adolescente était fort étonnée qu’on ne lui préparât point de repas, et qu’il n’en fût pas même question ; mais, comme elle était discrète et avait beaucoup de réserve, elle ne fit aucune réclamation, et, voulant se conformer aux usages de son époux, elle essaya de se distraire. Quant aux témoins du mariage et aux invités, ils présumaient que cette union du kâdi allait donner lieu à quelque fête ou du moins à un repas ; mais leurs espoirs et leur attente furent vains, et tes heures se passèrent sans que le kâdi eût fait d’invitation. Et chacun se retira en maudissant le ladre.

Mais pour ce qui est de la jeune épouse, après avoir souffert cruellement d’un jeûne aussi rigoureux et aussi prolongé, elle entendit enfin son époux appeler la négresse à peau de buffle, et lui ordonner de dresser le tabouret des repas, en y mettant la nappe à franges d’or et les plus beaux ornements. Et l’infortunée espéra alors pouvoir enfin se dédommager du jeûne pénible auquel elle venait d’être condamnée, elle qui avait toujours vécu, dans la maison de son père, au milieu de l’abondance, du luxe et du bien-être. Mais hélas sur elle ! que devint-elle lorsque la négresse eut apporté, pour tout plateau de mets, un bassin dans lequel étaient trois morceaux de pain bis et trois oignons ? Et, comme elle n’osait faire un mouvement et ne comprenait rien, le kâdi prit avec componction un morceau de pain et un oignon, donna une part égale à la négresse, et invita sa jeune épouse à faire honneur au festin, en lui disant : « Ne crains point d’abuser des dons d’Allah ! » Et il commença lui-même par en manger avec un empressement qui démontrait combien il goûtait l’excellence de ce repas. Et la négresse également ne fit qu’une bouchée de l’oignon, vu que c’était l’unique repas de la journée. Et la pauvre épouse abusée voulut essayer de faire comme eux; mais, habituée qu’elle était aux mets les plus délicats, elle ne put avaler une bouchée. Et elle finit par se lever de table, à jeun, maudissant en son âme la noirceur de son destin. Et trois jours se passèrent de la sorte dans l’abstinence, avec le même appel à l’heure du repas, les mêmes beaux ornements sur la table, la même nappe à franges d’or, le pain bis et les tristes oignons. Mais le quatrième jour, le kâdi entendit des cris affreux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais le quatrième jour, le kâdi entendit des cris affreux partir du harem. Et la négresse vint lui annoncer, en levant les bras au ciel, que sa maîtresse s’était révoltée contre tout le monde, à la maison, et qu’elle venait d’envoyer chercher son père. Et le kâdi, furieux, entra chez elle avec des yeux flamboyants, lui cria toutes sortes d’injures, et, l’accusant de s’être livrée à toutes les variétés de débauches, lui coupa les cheveux de force, et la répudia, en lui disant : « Tu es divorcée par trois fois ! » Et il la chassa violemment et referma la porte derrière elle. Qu’Allah le maudisse ! Il mérite la malédiction.

Or, peu de jours après son divorce, le ladre fils de ladre trouva, à cause de ses fonctions qui le rendaient indispensable à beaucoup de gens, un autre client qui lui proposa sa fille en mariage. Et il épousa la jeune fille, qui fut servie de la même manière, et qui, n’ayant pu endurer au delà de trois jours le régime des oignons, se révolta et fut également répudiée. Mais cela ne servit pas de leçon aux autres personnes ; car le kâdi trouva encore plusieurs jeunes filles à marier, et les épousa successivement, pour les répudier au bout d’un jour ou deux, à cause de leur rébellion contre le pain bis et les oignons.

Mais, quand les divorces se furent multipliés d’une façon si exagérée, le bruit de la ladrerie du kâdi arriva aux oreilles qui n’avaient pas jusque-là entendu, et sa conduite à l’égard de ses femmes devint le sujet de toutes les conversations dans les harems. Et il perdit tous les crédits possibles auprès des entremetteuses, et cessa tout à fait d’être mariable.

Or, un soir, le kâdi, tourmenté par l’héritage de son père, vu qu’aucune femme n’en voulait plus, se promenait hors de la ville, quand il vit venir une dame montée sur une mule couleur étourneau. Et il fut frappé par sa tournure élégante et ses riches vêtements. Aussi, ayant relevé le bout de ses moustaches, il s’avança vers elle avec une galante courtoisie, lui fit une profonde révérence et, après les salams, lui dit : « Ô toi, noble dame, d’où viens-tu ? » Elle répondit : « De la route qui est derrière moi ! » Et le kâdi sourit et dit : « Oui certes ! oui certes ! je sais cela, mais de quelle ville ? » Elle répondit : « De Mossoul ! » Il demanda : « Es-tu célibataire ou mariée ? » Elle dit : « Je suis encore célibataire. » Il demanda : « Veux-tu, en ce cas, me servir d’épouse désormais, et que moi, en retour, je devienne pour toi l’homme ? » Elle répondit : « Dis-moi où tu habites, et je te ferai parvenir ma réponse dès demain. » Et le kâdi lui expliqua qui il était et où il habitait. Mais elle le savait ! Et elle le quitta en lui coulant le plus engageant des sourires, du coin de l’œil.

Or, le lendemain matin, l’adolescente envoya un message au kâdi, pour l’informer qu’elle consentait à l’épouser, moyennant un douaire de cinquante dinars. Et le ladre, faisant un violent effort sur son avarice, à cause de la passion qu’il éprouvait pour la jeune fille, lui fit compter et remettre les cinquante dinars, et chargea la négresse d’aller la chercher. Et l’adolescente, ne manquant pas à ses engagements, vint, en effet, dans la maison du kâdi ; et le mariage fut promptement conclu devant les témoins qui s’en allèrent aussitôt après, sans avoir été autrement régalés.

Et le kâdi, fidèle à son régime, dit à la négresse, d’un ton emphatique : « Étends la nappe à franges d’or ! » Et, comme à l’ordinaire, sur la table somptueusement ornée, furent servis, pour tous mets, les trois pains secs et les trois oignons. Et la jeune épouse prit la troisième portion, d’un air fort content, et, lorsqu’elle eut fini, elle dit : « Alhamdou lillah ! Louange à Allah ! Quel excellent repas je viens de faire ! » Et elle accompagna cette exclamation d’un sourire d’extrême satisfaction. Et le kâdi, entendant et voyant cela, s’écria : « Glorifié soit le Très-Haut qui m’a enfin octroyé, dans Sa générosité, une épouse qui réunit en elle toutes les perfections, et sait se contenter du présent, en remerciant son Créateur pour le beaucoup et pour le peu ! » Mais l’aveugle ladre, le cochon, — qu’Allah le confonde ! — ne savait pas ce que le sort avait décrété pour lui, dans la cervelle maligne de sa jeune épouse.

Or, le lendemain matin, le kâdi fut au diwân, et l’adolescente, pendant son absence, se mit à visiter, l’une après l’autre, toutes les chambres de la maison. Et elle arriva de la sorte à un cabinet dont la porte soigneusement fermée, et cadenassée par trois énormes cadenas, et consolidée par trois fortes barres de fer, lui inspira une vive curiosité. Et, après avoir longtemps tourné tout autour et bien examiné ce qu’il y avait à examiner, elle finit par apercevoir une fente dans une des moulures, de la largeur d’à peu près un doigt. Et elle regarda par cette fente, et fut extrêmement surprise et joyeuse de voir que le trésor du kâdi était accumulé là-dedans, en or et en argent, dans de larges vases de cuivre posés sur le sol. Et aussitôt l’idée lui vint de profiter sans retard de cette découverte inespérée ; et elle courut chercher une longue baguette, une tige de palmier, en enduisit l’extrémité de pâte gluante et l’insinua à travers la fente de la moulure. Et, à force de tourner la baguette, plusieurs pièces d’or s’y attachèrent, qu’elle retira aussitôt. Et elle s’en alla en son appartement et appela la négresse et lui dit, en lui tendant les pièces d’or : « Va promptement au souk, et rapporte-nous-en des galettes toutes chaudes du four, avec du sésame dessus, du riz au safran, de la viande délicate d’agneau, et tout ce que tu peux trouver de meilleur en fait de fruits et de pâtisseries ! » Et la négresse, étonnée, répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta d’exécuter les ordres de sa maîtresse qui, à son retour du souk, lui fit dresser les plateaux, et partagea avec elle les succulentes choses apportées. Et la négresse qui, pour la première fois de sa vie, faisait un si excellent repas, s’écria : « Qu’Allah t’entretienne, ô ma maîtresse, et te fasse acquérir en graisse de bonne qualité les délicieuses choses dont tu viens de me nourrir. Par ta vie ! tu m’as fait manger, en ce seul repas dû à la générosité de ta paume, des succulences que je n’ai jamais goûtées pendant toute durée de mon service chez le kâdi ! » Et l’adolescente lui dit : « Eh bien, si tu désires tous les jours une nourriture semblable et même supérieure à celle d’aujourd’hui, tu n’as qu’à obéir à tout ce que je te dirai, et à garder ta langue enfermée dans ta bouche en présence du kâdi ! » Et la négresse appela sur elle les bénédictions, et la remercia, et lui baisa la main, lui promettant obéissance et dévouement. Car il n’y avait pas à hésiter un instant dans le choix entre largesse et bonne chère d’un côté, et, de l’autre, privation et sordide parcimonie.

Et lorsque, vers midi, le kâdi fut rentré à la maison, il cria à la négresse : « Ô esclave, étends la nappe à franges d’or ! » Et lorsqu’il se fut assis, sa femme se leva et lui servit elle-même les restes de l’excellent repas. Et il mangea de grand appétit et se réjouit d’une si bonne chère et demanda : « D’où viennent ces provisions ? » Et elle répondit : « Ô mon maître, j’ai dans cette ville un grand nombre de parentes, et c’est l’une d’elles qui m’a envoyé aujourd’hui ce régal auquel je n’ai attaché de prix que dans l’idée de le partager avec mon maître ! » Et le kâdi se loua, en son âme, d’avoir épousé une femme qui avait des parents si précieux.

Or, le lendemain, la baguette en tige de palmier œuvra comme la première fois, et amena du trésor du kâdi quelques pièces d’or avec lesquelles l’épouse du kâdi fit acheter des provisions admirables, dont un agneau farci de pistaches, et invita quelques-unes de ses voisines à partager avec elle l’excellent repas. Et elles passèrent le temps entre elles de la manière la plus agréable, jusqu’à l’heure du retour du kâdi. Et les femmes se séparèrent alors, sur la promesse que cette journée de bénédiction se renouvellerait en toute amabilité. Et le kâdi, dès son entrée, cria à la négresse : « Étends la nappe à franges d’or ! » Et, lorsque le repas fut servi, le ladre — qu’Allah le maudisse ! — fut bien étonné de voir, sur les plateaux, des viandes et des provisions plus délicates et plus recherchées encore que celles de la veille. Et, plein d’inquiétude, il demanda : « Par ma tête ! d’où viennent ces choses si coûteuses ? » Et l’adolescente, qui le servait elle-même, répondit : « Ô maître, tranquillise ton âme et rafraîchis tes yeux, et, sans te tourmenter davantage au sujet des biens qu’Allah nous envoie, ne pense qu’à bien manger et à te réjouir l’intérieur. Car c’est une de mes tantes qui m’a envoyé ces plateaux de mets, et je me tiens heureuse si mon maître est satisfait ! » Et le kâdi, à la limite de la joie d’avoir une épouse si bien apparentée et si aimable et si attentionnée, ne pensa plus qu’à profiter le plus qu’il pouvait de tant de bonheur gratuit. Aussi, au bout d’une année de ce régime, il fit tant de graisse, et son ventre se développa d’une façon si notoire, que les habitants de la ville, quand ils voulaient établir un point de comparaison pour une chose énorme, disaient : « C’est gros comme le ventre du kâdi ! » Mais le ladre — éloigné soit le Malin ! — ne savait pas ce qui l’attendait, et que sa femme avait fait le serment de venger toutes les pauvres femmes qu’il avait épousées pour les faire presque mourir d’inanition et les chasser, après leur avoir coupé les cheveux et les avoir répudiées par le divorce définitif des trois. Et voici comment l’adolescente s’y prit pour atteindre son but et jouer son tour.

Parmi les voisines qu’elle nourrissait tous les jours, se trouvait une pauvre femme enceinte, déjà mère de cinq enfants, et dont le mari était un portefaix qui gagnait à peine de quoi subvenir aux nécessités urgentes de la maison. Et l’épouse du kâdi lui dit un jour : « Ô ma voisine, Allah t’a donné une nombreuse famille, et l’homme n’a pas de quoi la nourrir. Et te voici de nouveau enceinte de par la volonté du Très-Haut ! Veux-tu donc, lorsque tu auras accouché de ton prochain nouveau-né, me le donner, afin que je le soigne et l’élève comme mon propre enfant, moi qu’Allah ne favorise pas de la fécondité ? Et je te promets, en retour, que tu ne manqueras jamais de rien, et que la prospérité favorisera ta maison ! Mais je te demande seulement de ne parler de la chose à personne, et de me remettre l’enfant en cachette, afin que personne dans le quartier ne se doute de la vérité ! » Et la femme du portefaix accepta l’offre, et promit le secret. Et le jour de son accouchement, qui eut lieu en grand secret, elle remit à l’épouse du kâdi l’enfant nouveau-né qui était un garçon aussi gros que deux garçons de son espèce.

Or, ce jour-là, l’adolescente prépara elle-même, pour l’heure du repas, un plat composé d’un mélange de fèves, de pois, de haricots blancs, de choux, de lentilles, d’oignons, de gousses d’ail, de farines diverses et de toutes sortes de graines lourdes et d’épices pilées. Et quand le kâdi fut rentré, bien affamé à cause de son gros ventre qui était complètement vide, elle lui servit ce ragoût bien assaisonné, qu’il trouva délicieux et dont il mangea goulûment. Et il en reprit plusieurs fois, et finit par dévorer tout le plat, en disant : « Je n’ai jamais mangé de mets aussi facile à glisser dans le gosier ! Je désire, ô femme, que tu m’en prépares tous les jours un plat plus grand que celui-ci ! Car j’espère bien que tes parents ne vont pas s’arrêter dans leur générosité ! » Et l’adolescente répondit : « Que cela te soit délicieux et de facile digestion ! » Et le kâdi la remercia pour son souhait, et se loua une fois de plus d’avoir une épouse si parfaite et si soigneuse de ses plaisirs.

Mais une heure s’était à peine écoulée depuis le repas, que le ventre du kâdi se mit à enfler et à grossir à vue d’œil ; et un grand vacarme, comme un bruit de tempête, se fit entendre dans son intérieur ; et de sourds grondements, comme un tonnerre menaçant, ébranlèrent ses parois, bientôt accompagnés de terribles coliques, de spasmes et de douleurs. Et il devint bien jaune de teint, et se mit à geindre et à rouler par terre comme une jarre. en se tenant le ventre à deux mains, et en s’écriant : « Ya Allah ! une tempête est dans mon ventre ! Ah ! qui me délivrera ! » Et bientôt il ne put s’empêcher de pousser des hurlements, sous la poussée des crises plus fortes de son ventre, devenu plus gonflé qu’une outre pleine. Et aux cris qu’il faisait, son épouse accourut et, cherchant à le soulager, lui fit avaler une poignée de poudre d’anis et de fenouil, qui devaient bientôt produire leur effet. Et, en même temps, pour le consoler et l’encourager, elle se mit à le caresser partout comme on caresse un enfant malade, et à lui masser doucement sa partie affligée, en y passant la main avec régularité. Et tout d’un coup elle s’arrêta dans son massage, en jetant un cri perçant, suivi d’exclamations répétées de surprise et d’effarement, disant : « Youh ! youh ! le miracle ! le prodige ! ô mon maître ! ô mon maître ! » Et le kâdi, malgré les violentes douleurs qui le faisaient se contorsionner, demanda : « Qu’as-tu ? Et de quel miracle s’agit-il ? » Elle dit : « Youh ! youh ! ô mon maître, ô mon maître ! » Il demanda : « Qu’as-tu, dis-le-moi ! » Et elle répondit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! » Et elle passa de nouveau la main sur son ventre tempétueux, en ajoutant : « Que le Très-Haut soit exalté ! Il peut et fait tout ce qu’il veut ! Que Ses secrets soient accomplis, ô mon maître ! » Et le kâdi, entre deux hurlements, demanda : « Qu’as-tu, ô femme ? Parle ! Qu’Allah te maudisse, pour me torturer de la sorte ! » Elle dit : « Ô mon maître, ô mon maître, que Sa volonté s’accomplisse ! Tu es enceinte ! Et l’accouchement est proche de la sortie ! »

À ces paroles de son épouse, le kâdi se releva, malgré les coliques et les spasmes, et s’écria : « Es-tu folle, ô femme ? Et depuis quand les hommes deviennent-ils enceintes ? » Elle dit : « Par Allah, je ne sais ! Mais l’enfant se mouvemente dans ton ventre. Et j’en sens les coups de pied, et j’en touche la tête avec mes mains ! » Et elle ajouta : « Allah jette les grains de la fécondité où Il veut ! Qu’Il soit exalté ! Prie sur le Prophète, ô homme ! » Et le kâdi, en proie aux convulsions, dit : « Sur lui les bénédictions et toutes les grâces ! » Et, ses douleurs augmentant, il recommença à se rouler, en hurlant de travers ; et il se tordait les mains, et ne pouvait plus respirer, tant était violent le combat qui se livrait dans son ventre. Et soudain voici le soulagement ! Long et résonnant, un pet épouvantable se délivra de son intérieur, et fit trembler toute la maison, et évanouir le kâdi sous la violente poussée de son choc. Et une série nombreuse d’autres pets, en gradation atténuée, continua à rouler à travers l’air troublé de la maison. Puis, sur un dernier vacarme, semblable au bruit du tonnerre, le silence rentra dans la demeure. Et peu à peu le kâdi revint à lui-même, et aperçut, étendu sur un petit matelas, devant lui, un nouveau-né entouré de langes, qui piaillait en faisant des grimaces. Et il vit son épouse qui disait : « Louanges à Allah et à Son Prophète pour cette heureuse délivrance ! Alhamdou lillah, ô homme ! » Et elle se mit à marmonner tous les noms sacrés sur la couche du petit et sur la tête de son époux. Et le kâdi ne savait s’il dormait, s’il veillait, ou si les douleurs qu’il avait ressenties avaient détruit ses facultés intellectuelles. Cependant il ne pouvait démentir le témoignage de ses sens ; et la vue de cet enfant nouveau-né, et la cessation de ses douleurs, et le souvenir de la tempête qui s’était dégagée de son ventre le forçaient de croire à son étonnante délivrance. Et l’amour maternel fut le plus fort et lui fit accepter l’enfant, et dire : « Allah jette les grains et crée où Il veut ! Et même les hommes, s’ils y sont prédestinés, peuvent devenir enceintes et accoucher à terme ! » Puis il se tourna vers son épouse, et lui dit : « Ô femme, il faut que tu te charges de procurer une nourrice à cet enfant ! Car, moi, je ne puis l’allaiter ! » Et elle répondit : « J’y ai déjà songé. Et la nourrice est là qui attend, dans le harem ! Mais es-tu sûr, ô mon maître, que tes seins ne se sont pas développés et que tu ne peux allaiter cet enfant ? Car, tu sais bien, rien n’est meilleur que le lait de la mère ! » Et le kâdi, de plus en plus ahuri, se tâta la poitrine avec anxiété et répondit : « Non, par Allah ! ils sont comme ils étaient, sans rien dedans ! »

Tout cela ! Et la maligne jeune femme se réjouissait en son âme de la réussite de son stratagème. Puis, voulant pousser sa ruse jusqu’au bout, elle obligea le kâdi à se mettre au lit, et à y rester, comme les femmes en couches, quarante jours et quarante nuits, sans en sortir. Et elle se mit à lui faire les boissons que l’on donne d’ordinaire aux accouchées, et à le soigner et à le dorloter de toutes manières. Et le kâdi, extrêmement fatigué des douloureuses coliques qu’il avait éprouvées et de tout le bouleversement de son intérieur, ne tarda pas à s’endormir profondément, pour ne s’éveiller que longtemps après, sain de corps mais bien malade d’esprit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… pour ne s’éveiller que longtemps après, sain de corps mais bien malade d’esprit. Et son premier soin fut de prier son épouse de garder soigneusement le secret sur cette aventure, lui disant : « Ô notre calamité, si les gens venaient à savoir que le kâdi a accouché d’un enfant viable ! » Et la maligne, loin de le tranquilliser à ce sujet, se plut à augmenter son inquiétude en lui disant : « Ô mon maître, nous ne sommes pas les seuls à connaître cet événement merveilleux et béni ! Car toutes nos voisines le savent déjà par la nourrice qui est allée, malgré mes recommandations, révéler le miracle et babiller à droite et à gauche ; et il est bien difficile d’empêcher une nourrice de bavarder, comme aussi d’arrêter maintenant l’extension de cette nouvelle à travers la ville ! »

Et le kâdi, extrêmement mortifié de se savoir le sujet de toutes les conversations, et un objet de commentaires plus ou moins désobligeants, passa les quarante jours des couches immobile dans le lit, n’osant pas bouger par crainte des complications et des saignements, et réfléchissant, avec les sourcils contractés, à sa triste situation. Et il se disait : « Pour sûr ! la malignité de mes ennemis, qui sont nombreux, doit m’accuser de choses plus ou moins ridicules, par exemple de m’être laissé enculer d’une extraordinaire manière, en disant : « Le kâdi est un enculé ! Certainement le kâdi n’est qu’un enculé ! Ah ! c’était bien la peine vraiment de se montrer si sévère dans ses jugements, s’il devait aboutir à l’enculage et à l’accouchement ! Par Allah ! notre kâdi est un étrange enculé ! » Or, moi, par Allah ! il y a bien longtemps que je ne connais plus cette chose-là, et ce n’est pas à mon âge que je puis tenter les amateurs ! »

Ainsi pensait le kâdi, ne sachant pas que c’était seule sa ladrerie qui lui attirait ce retour des choses. Et plus il réfléchissait, plus le monde noircissait devant son visage, et plus sa position lui paraissait risible et pitoyable. Aussi, dès que son épouse eut jugé qu’il pouvait se lever sans craindre les complications d’après les couches, il se hâta de sortir du lit et de se laver, mais sans oser quitter sa maison pour aller au hammam. Et, pour éviter les moqueries et les allusions qu’il ne devait pas manquer d’entendre désormais, s’il continuait à habiter la ville, il résolut de quitter Trablous, et s’ouvrit de ce projet à son épouse qui, tout en feignant un grand chagrin de le voir s’éloigner de sa maison et de quitter sa situation de kâdi, ne manqua pas d’abonder dans son sens et de l’encourager à s’en aller, lui disant : « Certes ! ô mon maître, tu as raison de quitter cette ville maudite habitée par les mauvaises langues, mais pour un temps seulement, jusqu’à ce que cette aventure soit oubliée. Et tu reviendras alors, pour élever cet enfant dont tu es à la fois le père et la mère, et que nous appellerons, si tu le veux, pour nous rappeler sa merveilleuse naissance, Source-des-Miracles ! » Et le kâdi répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et, pendant la nuit, il se glissa hors de sa maison, en y laissant sa femme pour prendre soin de Source-des-Miracles et des effets et des meubles de la maison. Et il sortit de la ville, en évitant les rues fréquentées, et partit dans la direction de Damas.

Et il arriva à Damas, après un voyage fatigant, mais en se consolant à la pensée que, dans cette ville, personne ne le connaissait ni ne connaissait son histoire. Mais il eut la malechance d’y entendre raconter son histoire dans tous les endroits publics, par les conteurs aux oreilles de qui elle était déjà arrivée. Et, comme il le craignait, les conteurs de la ville ne manquaient pas, chaque fois qu’ils la racontaient, d’y ajouter un détail nouveau et, pour faire rire leurs écouteurs, d’attribuer au kâdi des organes extraordinaires, et de les charger de tous les outils des muletiers de Trablous, et de lui donner le nom qu’il redoutait tant, en l’appelant fils, petit-fils et arrière-petit-fils du nom qu’il ne se prononçait pas à lui-même. Mais, heureusement pour lui, personne ne connaissait sa figure, et il put de la sorte passer inaperçu. Et, le soir, quand il traversait les endroits où stationnaient les conteurs, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour écouter son histoire, qui, dans leur bouche, était devenue prodigieuse ; car ce n’était plus un enfant qu’il avait eu, mais une potée d’enfants à la file les uns des autres ; et il finissait lui-même, tant l’hilarité était grande au milieu de l’assistance, par rire de sa propre histoire avec les autres, heureux de n’être pas reconnu, et se disant : « Par Allah ! qu’on me traite de tout ce que l’on voudra, mais qu’on ne me reconnaisse pas ! » Et il vécut de la sorte, très retiré, dans une parcimonie plus grande encore que par le passé. Et, malgré tout, il finit par épuiser la provision d’argent qu’il avait emportée avec lui, et finit par vendre, pour vivre, ses vêtements ; car il ne voulait pas se résoudre à demander, par un courrier, de l’argent à sa femme, pour ne pas se voir obligé de lui révéler le lieu où se trouvait son trésor. Car il ne se doutait guère, le pauvre ! que ce trésor était découvert depuis longtemps. Et il s’imaginait que son épouse continuait à vivre sur le dos de ses parentes et de ses voisines, comme elle le lui avait fait croire. Et son état de misère arriva à un tel degré qu’il fut obligé, lui, l’ancien kâdi, de se louer à un maçon, à la journée, comme porteur de mortier.

Et quelques années s’écoulèrent de la sorte. Et le malheureux, qui supportait le poids de toutes les malédictions lancées contre lui par les victimes de ses jugements et les victimes de sa ladrerie, était devenu maigre comme un chat oublié dans un grenier. Et il songea alors à retourner à Trablous, espérant que les années avaient effacé le souvenir de son aventure. Et il partit de Damas et, après un voyage fort dur pour son corps affaibli, il arriva à l’entrée de Trablous, sa ville. Et, au moment où il en franchissait la porte, il vit des enfants qui jouaient entre eux, et entendit l’un d’eux qui disait à l’autre ; « Comment veux-tu gagner au jeu, toi qui es né en l’année néfaste du kâdi Père-au-pet ? » Et l’infortuné fut heureux d’entendre cela, en pensant : « Par Allah ! ton aventure est oubliée, puisque c’est un autre kâdi que toi qui sert maintenant de proverbe aux enfants ! » Et il s’approcha de celui qui avait parlé de l’année du kâdi père-aux-pets, et lui demanda : « Quel est ce kâdi dont tu parles, et pourquoi l’appelle-t’on Père-au-pet ? » Et l’enfant raconta toute l’histoire de la malice de l’épouse du kâdi, dans tous ses détails, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque le vieux ladre eut entendu le récit de l’enfant, il ne douta plus de son malheur, et comprit qu’il avait été le jouet et la risée de la malice de son épouse. Et, quittant les enfants qui continuaient leur jeu, il se précipita dans la direction de sa maison, voulant, dans sa fureur, châtier l’audacieuse qui s’était moquée de lui si cruellement. Mais, en arrivant à sa maison, il la trouva les portes ouvertes à tous les vents, le plafond effondré, les murs à moitié écroulés, et dévastée de fond en comble ; et il courut au trésor, mais il n’y avait plus ni trésor, ni trace de trésor, ni odeur de trésor, plus rien du tout. Et les voisins, accourus en le voyant arriver, lui apprirent, au milieu de l’hilarité générale, qu’il y avait longtemps que son épouse était partie, le croyant mort, et qu’elle avait emporté avec elle, on ne savait dans quel pays lointain, tout ce qui se trouvait dans la maison. Et, en apprenant ainsi la totalité de son malheur, et en se voyant le centre de la risée publique, le vieux ladre se hâta de quitter sa ville, sans tourner la tête. Et l’on n’entendit jamais plus parler de lui.

« Et telle est, ô roi du temps, continua le mangeur de haschisch, l’histoire du kâdi Père-au-pet, qui est parvenue jusqu’à moi. Mais Allah est plus savant ! »

Et le sultan, en entendant cette histoire, se trémoussa d’aise et de contentement, et fit don au pêcheur d’une robe d’honneur, et lui dit : « Par Allah sur toi, ô bouche de sucre, raconte-moi encore une histoire d’entre les histoires que tu connais ! » Et le mangeur de haschisch répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il raconta :