Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Histoire de la princesse Nourennahar

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 265-320).


HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOURENNAHAR
ET DE LA BELLE GENNIA


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des âges et des moments, un roi valeureux et puissant qui avait été doté par Allah le Généreux de trois fils comme des lunes et qui s’appelaient ; l’aîné Ali, le second Hassân et le petit Hôssein. Et ces trois princes avaient été élevés, dans le palais de leur père, avec la fille de leur oncle, la princesse Nourennahar, qui était orpheline de père et de mère, et qui n’avait pas sa pareille en beauté, en esprit, en charmes et en perfections parmi les filles des hommes, étant semblable par les yeux à la gazelle effarée, par la bouche aux corolles des roses et aux perles, par les joues aux narcisses et aux anémones, et par la taille au flexible rameau de l’arbre bân. Et elle avait grandi avec les trois jeunes princes, fils de son oncle, en toutes joies et félicités, jouant avec eux, mangeant avec eux et dormant avec eux.

Or le sultan, oncle de Nourennahar, s’était toujours dit en son esprit que, lorsqu’elle serait devenue pubère, il la donnerait en mariage à quelque fils de roi d’entre ses voisins. Mais, quand elle eut mis le voile de la puberté, il ne tarda pas à s’apercevoir que les trois princes, ses fils, l’aimaient passionnément d’un égal amour, et désiraient en leur cœur la conquérir et la posséder. Et il fut bien troublé en son âme et bien perplexe, et il se dit ; « Si je donne la princesse Nourennahar à l’un de ses cousins, de préférence aux deux autres, ceux-ci ne seront pas contents et murmureront contre ma décision ; et mon cœur ne pourra pas endurer de les voir attristés et blessés ; et si je la marie à quelque prince étranger, mes trois fils en.seront à la limite du chagrin et de la détresse, et leur âme en sera noircie et endolorie ; et qui sait, dans ce cas, s’ils ne se tueront pas de désespoir ou s’ils ne fuiront pas notre demeure pour quelque guerre dans un pays lointain ! En vérité, l’affaire est pleine de trouble et de périls, et elle est loin d’être facile à résoudre ! » Et le sultan se mit à réfléchir un long temps sur la question, et soudain il releva la tête et s’écria : « Par Allah ! l’affaire est résolue ! » Et il appela sur-le-champ les trois princes Ali, Hassân et Hôssein, et leur dit : « Ô mes fils, vous avez à mes yeux les mêmes mérites, exactement, et je ne puis me résoudre à préférer l’un de vous, au détriment de ses frères, en lui accordant en mariage la princesse Nourennahar ; et je ne puis non plus la marier à vous trois à la fois. Aussi ai-je trouvé un moyen propre à vous satisfaire également, sans léser l’un de vous, et à maintenir entre vous la concorde et l’affection. À vous donc de m’écouter attentivement, et d’exécuter ce que vous allez entendre. Or, voici le plan auquel mon esprit s’est arrêté ; que chacun de vous aille voyager dans un pays différent, et qu’il, m’en rapporte la rareté qu’il jugera la plus singulière et la plus extraordinaire. Et moi je donnerai la princesse, fille de votre oncle, à celui qui sera revenu avec la plus étonnante merveille ! Aussi, si vous consentez à exécuter ce plan que je vous soumets, je suis prêt à vous donner autant d’or qu’il sera nécessaire pour votre voyage et pour l’achat de l’objet de votre choix ! »

Or les trois princes, qui avaient toujours été des fils soumis et respectueux, adhérèrent d’un commun accord à ce projet de leur père, chacun d’eux étant persuadé qu’il rapporterait la rareté la plus merveilleuse, et qu’il deviendrait l’époux de sa cousine Nourennahar. Et le sultan, les voyant dans cette disposition, les amena au trésor, et leur donna autant de sacs d’or qu’ils voulurent. Et, après leur avoir recommandé de ne pas trop prolonger leur séjour dans les pays étrangers, il leur fit ses adieux en les embrassant et en appelant sur leur tête les bénédictions. Et, déguisés en marchands voyageurs, et suivis d’un seul esclave chacun, ils sortirent de leur demeure dans la paix d’Allah, et montés sur des chevaux de noble race.

Et ils commencèrent ensemble leur voyage, en se rendant à un khân situé à un endroit où le chemin se partageait en trois. Et là, après s’être régalés d’un repas que les esclaves leur avaient préparé, ils convinrent que leur absence durerait un an, pas un jour de plus, pas un jour de moins. Et ils se donnèrent rendez-vous au même khân, pour le retour, à la condition que le premier qui arriverait attendrait ses frères, afin qu’ils pussent tous trois se présenter ensemble devant le sultan, leur père. Et, leur repas terminé, ils se lavèrent les mains ; et, après s’être embrassés et souhaité réciproquement un heureux retour, ils remontèrent à cheval, et chacun d’eux prit un chemin différent.

Or le prince Ali, qui était l’aîné des trois frères, après trois mois de voyage à travers les plaines et les montagnes, les prairies et les déserts, arriva dans un pays de l’Inde maritime, qui était le royaume de Bischangar. Et il alla se loger dans le grand khân des marchands, et retint la plus vaste et la plus propre des pièces, pour lui et pour son esclave. Et, dès qu’il se fut reposé des fatigues du voyage, il sortit pour examiner la ville qui avait trois enceintes, et qui était large de deux parasanges en tous sens. Et il se dirigea sans retard vers le souk, qu’il trouva admirable, formé qu’il était de plusieurs grandes rues qui aboutissaient à une place centrale, avec un beau bassin de marbre au milieu. Et toutes ces rues étaient voûtées et fraîches et bien éclairées par les ouvertures percées dans leur haut. Et chaque rue était occultée par des marchands d’une espèce différente, mais chacune d’elles réunissait le même corps de métiers. Car dans l’une on ne voyait que les toiles fines des Indes, les étoffes peintes de couleurs vives et pures avec des dessins représentant des animaux, des paysages, des forêts, des jardins et des fleurs, les brocarts de la Perse et les soies de la Chine ; tandis que dans une autre on voyait les belles porcelaines, les faïences brillantes, les vases aux belles formes, les plateaux ouvragés et les tasses de toutes grandeurs ; alors que dans celle d’à côté on voyait les grands châles du Cachemire qui, une fois pliés, pouvaient tenir dans le creux de la main, tant leur étoffe était fine et délicate ; les tapis de prière, et d’autres tapis de toutes les tailles ; et, plus vers la gauche, fermée des deux côtés par des portes d’acier, la rue des joailliers et des bijoutiers, étincelante de pierreries, de diamants, et d’ouvrages en or et en argent, d’une prodigieuse profusion. Et, en se promenant à travers ces souks éblouissants, il remarqua avec surprise que dans cette foule d’Indiens et d’Indiennes, qui se pressaient aux devantures des boutiques, les femmes du peuple elles-mêmes portaient des colliers, des bracelets et des ornements aux jambes, aux pieds, aux oreilles et même au nez ; et que plus le teint des femmes était blanc, plus leur rang était élevé et plus leurs bijoux étaient précieux et splendides, bien que le teint noir des autres eût cet avantage de faire mieux ressortir l’éclat des joyaux et la blancheur des perles.

Mais ce qui surtout charma le prince Ali, ce fut le grand nombre de jeunes garçons qui vendaient des roses et des jasmins, et l’air engageant avec lequel ils offraient ces fleurs, et la fluidité avec laquelle ils traversaient la foule toujours compacte dans les rues. Et il admira la prédilection singulière des Indiens pour les fleurs, qui allait si loin que non seulement ils en avaient partout sur eux, aussi bien dans les cheveux qu’à la main, mais encore sur les oreilles et dans les narines. Et d’ailleurs toutes les boutiques étaient garnies de vases pleins de ces roses et de ces jasmins ; et le souk en était embaumé, et l’on s’y promenait comme dans un jardin suspendu.

Lorsque le prince Ali se fut ainsi réjoui les yeux de la vue de toutes ces belles choses, il voulut se reposer un peu, et accepta l’invitation d’un marchand qui, assis à la devanture de sa boutique, l’engageait du geste et du sourire à entrer s’asseoir. Et, des qu’il fut entré, le marchand lui donna la place d’honneur, et lui offrit des rafraîchissements, et ne lui posa aucune question oiseuse ou indiscrète, et ne le poussa à aucun achat, tant il était plein de civilité et doué de belles manières. Et le prince Ali apprécia extrêmement tout cela, et se dit : « Quel pays charmant ! Et quels habitants délicieux ! » Et il voulut sur l’heure, tant il était séduit par la politesse et le savoir-vivre du marchand, lui acheter tout ce qu’il avait dans sa boutique. Puis il réfléchit qu’il ne saurait que faire ensuite de toutes ces marchandises, et se contenta pour le moment de lier plus ample connaissance avec le marchand.

Or, pendant qu’il causait avec lui et l’interrogeait sur les coutumes et les mœurs des Indiens, il vit passer devant la boutique un crieur qui tenait sur son bras un petit tapis de six pieds carrés. Et soudain le crieur, s’arrêtant, tourna sa tête à droite et à gauche, et cria : « Ô gens du souk, ô acheteurs ! qui achètera ne perdra pas ! À trente mille dinars d’or le tapis ! Le tapis de prière, ô acheteurs, à trente mille dinars d’or ! Qui achètera ne perdra pas ! »

En entendant cette criée, te prince Ali se dit : « Quel pays prodigieux ! un tapis de prière à trente mille dinars d’or, voilà une chose dont je n’avais jamais entendu parler ! Mais peut-être que ce crieur veut plaisanter ? » Puis voyant que le crieur répétait son cri, en se tournant de son côté d’un air convaincu, il lui fit signe d’approcher et lui dit de lui montrer le tapis de plus près. Et le crieur étala le tapis, sans dire un mot ; et le prince Ali l’examina longuement, et finit par dire : « Ô crieur, par Allah ! je ne vois point en quoi ce tapis de prière peut valoir le prix exorbitant auquel tu le cries ! » Et le crieur sourit et dit : « Ô mon maître, ne te hâte point de t’étonner de ce prix, qui n’est point excessif en comparaison du prix réel qu’il vaut ! Et, d’ailleurs, ton étonnement sera bien plus grand lorsque je t’aurai dit que j’ai ordre de faire monter ce prix jusqu’à quarante mille dinars d’or, et de ne livrer le tapis qu’à celui qui me paiera cette somme au comptant ! » Et le prince Ali s’écria ; « Certes, ô crieur, il faut, par Allah ! que ce tapis, pour valoir un tel prix, soit admirable par quelque endroit que j’ignore ou que je ne distingue pas…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes, ô crieur, il faut, par Allah ! que ce tapis, pour valoir un tel prix, soit admirable par quelque endroit que j’ignore ou que je ne distingue pas ! » Et le crieur dit : « Tu l’as dit, seigneur ! Sache, en effet, que ce tapis est doué d’une vertu invisible qui fait qu’en s’y asseyant on est aussitôt transporté où l’on souhaite aller, et avec une rapidité telle qu’on n’a pas le temps de fermer un œil et d’ouvrir l’autre ! Et aucun obstacle n’est capable d’arrêter sa marche, car devant lui la tempête s’éloigne, l’orage fuit, les montagnes et les murailles s’entr’ouvrent, et les cadenas les plus solides deviennent par là même inutiles et vains. Et telle est, ô mon seigneur, la vertu invisible de ce tapis de prière ! »

Et le crieur, ayant ainsi parlé, sans ajouter un mot de plus commença à plier le tapis comme pour s’en aller, quand le prince Ali, à la limite de la joie, s’écria : « Ô crieur de bénédiction, si vraiment ce tapis est aussi vertueux que tes paroles me le font entendre, je suis prêt à te payer non seulement les quarante mille dinars d’or que tu demandes, mais mille autres encore en cadeau pour toi, comme courtage ! Seulement, il faut que je voie avec mon œil et que je touche avec ma main ! » Et le crieur, sans s’émouvoir, répondit : « Où sont les quarante mille dinars d’or, ô mon maître ? Et où sont les mille autres que tu me promets dans ta générosité ? » Et le prince Ali répondit : « Ils sont au grand khân des marchands, où je suis logé avec mon esclave ! Et je vais y aller avec toi, pour te les compter, une fois que j’aurai vu et touché ! » Et le crieur répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! Mais le grand khân des marchands est assez éloigné, et nous y serons bien plus vite rendus sur ce tapis que sur nos pieds ! » Et, se tournant vers le maître de la boutique, il lui dit : « Avec ta permission ! » Et il alla à l’arrière-fond de la boutique, et, y étendant le tapis, il pria le prince de s’y asseoir. Et s’étant assis à côté de lui, il lui dit : « Ô mon seigneur, forme en ton esprit le souhait d’être transporté à ton khân, dans ton propre logement ! » Et le prince Ali formula en son âme le souhait. Et, avant qu’il eût le temps de prendre congé du maître de la boutique, qui l’avait reçu si civilement, il se vit transporté dans son propre appartement, sans secousse et sans malaise, dans la situation même qu’il occupait, et sans pouvoir se rendre compte s’il avait traversé les airs ou s’il avait passé par-dessous terre. Et le crieur était toujours à côté de lui, souriant et satisfait. Et son esclave était déjà accouru entre ses mains pour se mettre à ses ordres.

En acquérant cette certitude de la vertu merveilleuse du tapis, le prince Ali dit à son esclave : « Compte à l’instant à cet homme béni quarante bourses de mille dinars, et remets-lui, dans son autre main, une bourse de mille dinars ! » Et l’esclave exécuta l’ordre. Et le crieur, laissant le tapis au prince Ali, lui dit : « Bonne acquisition, ô mon maître ! » et s’en alla en sa voie.

Quant au prince Ali, devenu de la sorte le possesseur du tapis enchanté, il fut à la limite de la satisfaction et de la joie, en songeant qu’il avait trouvé une rareté si extraordinaire dès son arrivée dans cette ville et ce royaume de Bischangar. Et il s’écria : « Maschallah ! Ahhamdou lillah ! Voici que j’ai atteint sans peine le but de mon voyage ; et je ne doute pas maintenant du gain sur mes frères ! Et c’est moi qui deviendrai l’époux de la fille de mon oncle, la princesse Nourennahar ! Et puis, qu’elle ne sera pas la joie de mon père et l’étonnement de mes frères, quand je leur aurai fait constater ce que peut faire d’extraordinaire ce tapis vertueux ! Car il est impossible que mes frères, quelque favorable que soit leur destin, réussissent à trouver un objet qui de près ou de loin puisse être comparé à celui-ci ! » Et, pensant ainsi, il se dit : « Mais, au fait, si je partais tout de suite pour mon pays, maintenant que pour moi la distance ne compte pas ? » Puis, réflexion faite, il se souvint du délai d’un an dont il avait convenu avec ses-frères, et comprit que s’il partait à l’instant il risquerait de les attendre trop longtemps dans le khân des trois chemins, lieu du rendez-vous. Et il se dit : « Attendre pour attendre, je préfère passer le temps ici que dans le khân désert des trois chemins. Je vais donc me distraire dans ce pays admirable, et en même temps m’instruire de ce que je ne connais pas. » Et, dès le lendemain, il reprit ses visites aux souks et ses promenades à travers la ville de Bischangar.

Et il put, de la sorte, admirer les curiosités véritablement singulières de ce pays de l’Inde. Entre autres choses remarquables, il vit, en effet, un temple d’idoles tout en airain, avec un dôme, posé sur une terrasse, haut de cinquante coudées, et gravé, et coloré de trois rangs de peintures fort vives, et d’un goût délicat ; et tout le temple était orné de bas-reliefs, d’un travail exquis, et de dessins entrelacés ; et il était situé au milieu d’un vaste jardin planté de roses et d’autres fleurs belles à sentir et à regarder. Mais ce qui faisait le principal attrait de ce temple d’idoles — qu’elles soient confondues et brisées ! — c’était une statue d’or massif, de la hauteur d’un homme, dont les yeux étaient deux rubis mobiles et arrangés avec tant d’art qu’ils semblaient des yeux vivants et qu’ils regardaient celui qui était devant eux, en suivant tous ses mouvements. Et, le matin et le soir, les prêtres des idoles célébraient dans le temple les cérémonies de leur culte mécréant, et les faisaient suivre de jeux, de concerts d’instruments, de tours de baladins, de chants d’almées, de danses de ballerines et de festins. Et ces prêtres ne subsistaient d’ailleurs que par les offrandes que la foule des pèlerins leur apportait continuellement du fond des pays les plus éloignés.

Et le prince Ali, durant son séjour à Bischangar, put encore être spectateur d’une grande fête qui se célébrait tous les ans, dans ce pays, et à laquelle assistaient les walis de toutes les provinces, les chefs de l’armée, les brahmes, qui sont les prêtres des idoles et les chefs du culte mécréant, et une foule innombrable de peuple. Et toute cette assemblée se tenait dans une plaine immense, dominée par un bâtiment d’une hauteur prodigieuse, qui abritait le roi et sa cour, soutenu par quatre-vingts colonnes et peint au dehors de paysages, d’animaux, d’oiseaux, d’insectes et même de mouches et de moucherons, et le tout au naturel. Et, à côté de ce grand bâtiment, il y avait trois ou quatre estrades d’une étendue considérable, où était assis le peuple. Et tous ces bâtiments avaient cela de singulier qu’ils étaient mobiles et qu’on les transformait d’heure en heure, en les changeant de face et de décoration. Et le spectacle commença par des tours de jongleurs, d’une ingéniosité extrême, et par des jeux d’escamoteurs et des danses de fakirs. Puis on vit s’avancer, en ordre de bataille, rangés à peu de distance les uns des autres, mille éléphants harnachés somptueusement et chargés chacun d’une tour carrée en bois doré, avec des baladins et des joueuses d’instruments dans chaque tour. Et la trompe de ces éléphants et leurs oreilles étaient peintes de vermillon et de cinabre, leurs défenses étaient entièrement dorées, et sur leurs corps étaient dessinées, en couleurs vives, des figures chargées de milliers de jambes et de bras, dans des contorsions effrayantes ou grotesques. Et lorsque cette troupe formidable fut arrivée devant les spectateurs, deux éléphants, qui n’étaient point chargés de tours, et qui étaient les plus gros du millier, sortirent des rangs et s’avancèrent jusqu’au milieu du cercle formé par les estrades. Et l’un d’eux, au son des instruments, se mit à danser en se tenant debout tantôt sur ses deux pieds et tantôt sur ses deux mains. Puis il grimpa avec dextérité jusqu’au sommet d’un poteau enfoncé perpendiculairement, et, y posant sur l’extrémité ses pieds et ses mains à la fois, se mit à battre l’air de sa trompe et à faire sauter ses oreilles et à mouvoir sa tête en tous sens, au rythme des instruments, tandis que le second éléphant, juché sur l’extrémité d’une autre poutre, posée horizontalement par son milieu sur un support, et son poids contrebalancé par une pierre d’une grosseur prodigieuse placée sur l’extrémité opposée, était en train de se balancer tantôt en s’élevant et tantôt en descendant, alors qu’avec sa tête il marquait la cadence de la musique.

Et le prince Ali fut émerveillé de tout cela, et de bien d’autres choses encore. Aussi, ce fut avec un intérêt croissant qu’il se mit à étudier les habitudes de ces Indiens, si différents des gens de son pays, et qu’il continua ses promenades et ses visites aux marchands et aux notables du royaume. Mais bientôt, comme il était continuellement tourmenté par son amour pour sa cousine Nourennahar, et quoique l’année ne fût pas écoulée, il ne put rester plus longtemps éloigné de son pays, et résolut de quitter l’Inde pour se rapprocher de l’objet de ses pensées, persuadé qu’il serait plus heureux en ne se sentant pas séparé de lui par une si grande distance. Et, après que son esclave eut réglé au portier le prix de la chambre, il s’assit avec lui sur le tapis enchanté, et se recueillit en lui-même, souhaitant sérieusement d’être transporté au khân des trois chemins. Et, comme il ouvrait les yeux qu’il avait fermés un instant pour réfléchir, il s’aperçut qu’il était arrivé au khân en question. Et il se leva du tapis, et entra dans le khân, sous ses habits de marchand, et se disposa à y attendre tranquillement le retour de ses frères. Et voilà pour lui !

Quant au prince Hassân, le second des trois frères, voici !

Dès qu’il se fut mis en route, il rencontra une caravane qui se rendait en Perse. Et il se joignit à cette caravane et, après un long voyage à travers les plaines et les montagnes, les déserts et les prairies, il arriva avec elle dans la capitale du royaume de Perse, qui était la ville de Schiraz. Et il descendit, sur l’indication des marchands de la caravane avec lesquels il s’était lié d’amitié, dans le grand khân de la ville. Et, dès le lendemain de son arrivée, pendant que ses anciens compagnons de route ouvraient leurs ballots et étalaient leurs marchandises, il se hâta de sortir pour voir ce qu’il y avait à voir. Et il se fit conduire au souk que, dans ce pays-là, on appelle le Bazistân, et où l’on vendait les joyaux, les pierreries, les brocarts, les belles étoffes de soie, les toiles fines et toutes les marchandises précieuses. Et il se mit à se promener à travers le Bazistân, en s’émerveillant de la quantité prodigieuse de belles choses qu’il découvrait dans les boutiques. Et partout il voyait des courtiers et des crieurs qui allaient et venaient en tous sens, en étalant de belles pièces d’étoffes, de beaux tapis et d’autres belles choses qu’ils criaient à l’encan.

Or, parmi tous ces hommes si affairés, le prince Hassân en vit un qui tenait à la main un tuyau d’ivoire, long d’environ un pied et de la grosseur du pouce. Et cet homme, au lieu d’avoir l’air avide et pressé des autres crieurs et courtiers, se promenait avec lenteur et gravité, en tenant ce tuyau d’ivoire comme un roi tient le sceptre de son empire, et plus majestueusement encore…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et cet homme, au lieu d’avoir l’air avide et pressé des autres crieurs et courtiers, se promenait avec lenteur et gravité, en tenant ce tuyau d’ivoire comme un roi tient le sceptre de son empire, et plus majestueusement encore. Et le prince Hassân se dit : « Voilà un courtier qui m’inspire confiance ! » Et déjà il allait se diriger de son côté, pour le prier de lui montrer le tuyau qu’il tenait d’une façon si respectueuse, quand il l’entendit crier, mais d’une voix empreinte d’une grande fierté et d’une magnifique emphase : « Ô acheteurs ! qui achètera ne perdra pas ! À trente mille dinars d’or le tuyau d’ivoire ! Celui qui l’a fait est mort, et jamais plus ne se fera voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! Il fait voir ce qu’il fait voir ! Qui l’achètera ne perdra pas ! Qui veut voir, pourra voir ! Il fait voir ce qu’il fait voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! »

En entendant ce cri, le prince Hassân, qui avait déjà fait un pas en avant, recula d’étonnement et, se tournant vers le marchand contre la boutique duquel il était adossé, il lui dit : « Par Allah sur toi ! ô mon maître, dis-moi si cet homme qui crie ce petit tuyau d’ivoire, à un prix si exorbitant, à l’esprit sain ou s’il a perdu tout bon sens, ou s’il agit de la sorte par jeu seulement ? » Et le maître de la boutique répondit ; « Par Allah, ô mon maître, je puis te certifier que cet homme est le plus honnête et le plus sage de nos crieurs ; et c’est lui que les marchands emploient le plus souvent, à cause de la confiance qu’il leur inspire, et parce qu’il est le plus ancien dans le métier ! Et je réponds de son bon sens, à moins qu’il ne l’ait perdu depuis ce matin ; mais je ne crois pas ! Il faut donc que ce tuyau vaille les trente mille dinars et même davantage, pour qu’il le crie à ce prix-là ! Et il doit les valoir par quelque endroit qui ne parait pas ! D’ailleurs, si tu le désires, je vais l’appeler ; et tu l’interrogeras toi-même ! Je te prie donc de monter t’asseoir dans ma boutique, et de te reposer un moment. »

Et le prince Hassân accepta l’offre obligeante du marchand ; et, dès qu’il se fut assis, le crieur s’approcha de la boutique, ayant été appelé par son nom. Et le marchand lui dit : « Ô crieur un tel, le seigneur marchand que voici est bien étonné de t’entendre crier à trois mille bourses ce petit tuyau d’ivoire ; et moi-même j’en serais tout aussi étonné, si je ne te connaissais pour un homme doué d’une exacte probité. Réponds donc à ce seigneur, afin qu’il n’ait plus de toi une opinion désavantageuse ! » Et le crieur se tourna vers le prince Hassân et lui dit : « En vérité, ô mon maître, le doute est permis à qui n’a pas vu ! Mais quand tu auras vu, tu ne douteras plus ! Quant à ce qui est du prix du tuyau, il est non pas de trente mille dinars, qui est le prix de mise en vente, mais de quarante mille. Et j’ai ordre de ne pas le laisser à moins, et de ne le céder qu’à celui qui le paiera au comptant ! » Et le prince Hassân dit : « Je veux bien te croire sur parole, ô crieur, mais encore faut-il que je sache par quel endroit ce tuyau mérite une telle considération, et par quelle singularité il se recommande à l’attention ! » Et le crieur dit : « Sache, ô mon maître, que si tu regardes dans ce tuyau par l’extrémité qui est garnie de ce cristal, quoi que tu puisses souhaiter de voir, tu es satisfait sur l’heure, et tu vois ! » Et le prince Hassân dit : « Si tu dis vrai, ô crieur de bénédiction, non seulement je te paierai le prix que tu demandes, mais encore mille dinars de courtage pour toi ! » Et il ajouta : « Hâte-toi de me montrer l’extrémité que je dois appliquer sur mon œil ! » Et le crieur la lui montra. Et le prince regarda à travers, en souhaitant de voir la princesse Nourennahar. Et soudain il la vit, assise dans la baignoire de son hammam, entre les mains de ses esclaves qui procédaient à sa toilette. Et elle riait, en jouant avec l’eau, et se regardait dans son miroir. Et de la voir si belle et si proche de lui, le prince Hassân, à la limite de l’émotion, ne put s’empêcher de jeter un grand cri, et faillit laisser tomber le tuyau de sa main.

Et, ayant ainsi acquis la preuve que ce tuyau était la chose la plus merveilleuse qu’il y eût au monde, il n’hésita pas un instant à l’acheter, persuadé qu’il ne rencontrerait jamais une pareille rareté à rapporter de son voyage, dût ce voyage durer dix années, et dût-il parcourir tout l’univers. Et il fit signe au crieur de le suivre. Et, après avoir pris congé du marchand, il alla au khân où il logeait, et fit compter au crieur, par son esclave, les quarante bourses, en y ajoutant une autre pour le courtage. Et il devint le possesseur du tuyau d’ivoire.

Et lorsque le prince Hassân eut fait cette précieuse acquisition, il ne douta pas de sa prééminence sur ses frères, et de sa victoire sur eux, et de la conquête de sa cousine Nourennahar. Et, plein de joie, il songea, comme il avait du temps devant lui, à prendre connaissance des coutumes et des mœurs des Persans, et à voir les curiosités de la ville de Schiraz. Et il passa ses journées à se promener, en regardant et en écoutant. Et, comme il avait l’esprit bien doué et l’âme sensible, il fréquenta les hommes instruits et les poètes, et apprit par cœur les poèmes, persans les plus beaux. Et c’est alors seulement qu’il résolut de retourner vers son pays ; et, profitant du départ de la même caravane, il se joignit aux marchands qui la composaient, et se mit en chemin. Et Allah lui écrivit la sécurité, et il arriva sans accident au khân des trois chemins, lieu du rendez-vous. Et il y trouva son frère, le prince Ali. Et il resta là, avec lui, en attendant le retour de leur troisième frère. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du prince Hôssein, qui était le plus jeune des trois princes, je te prie, ô Roi fortuné, d’incliner vers moi ton ouïe, car voici !

Après un long voyage, qui n’eut rien de vraiment extraordinaire, il arriva à une ville qu’on lui dit être Samarcande. Et c’était, en effet, Samarcande al-Ajam, la ville même où règne maintenant ton glorieux frère Schahzaman, ô Roi du temps. Et, dès le lendemain de son arrivée, le prince Hôssein se rendit au souk qu’on appelle, dans la langue du pays, le Bazar. Et il trouva que ce bazar-là était fort beau. Et comme il était très occupé à s’y promener en regardant de tous côtés avec ses deux yeux, soudain, à deux pas devant lui, il vit un crieur qui tenait à la main une pomme. Et cette pomme était si admirable, rouge d’un côté et dorée de l’autre, et grosse comme une pastèque, que le prince Hôssein désira aussitôt l’acheter, et demanda à celui qui la portait : « À combien cette pomme, ô crieur ? » Et le crieur dit : « À trente mille dinars d’or, ô mon maître, comme mise à prix. Mais j’ai ordre de ne la céder qu’à quarante mille, et au comptant ! » Et le prince Hôssein s’écria : « Par Allah, ô homme, cette pomme est fort belle, et je n’ai jamais vu la pareille de ma vie ! Mais, sans doute, tu veux rire en en demandant un prix si exorbitant ! » Et le crieur répondit : « Non, par Allah ! ô mon seigneur, ce prix que je demande n’est rien en comparaison de la valeur réelle de cette pomme. Car, quelque belle et admirable que soit sa vue, elle n’est rien en comparaison de son odeur. Et son odeur, ô mon maître, quelque bonne et délicieuse qu’elle soit, n’est rien en comparaison de ses vertus ! Et ses vertus, ô couronne de ma tête, ô mon beau seigneur, quelque merveilleuses qu’elles soient, ne sont rien en comparaison des effets et des usages qu’on en retire pour le bien des hommes ! » Et le prince Hussein dit : « Ô crieur, hâte-toi, puisqu’il en est ainsi, de m’en faire sentir d’abord l’odeur. Et tu me diras ensuite quels en sont les vertus, les usages et les effets ! » Et le crieur, avançant la main, mit la pomme sous le nez du prince, qui la respira. Et il en trouva l’odeur si pénétrante et si suave, qu’il s’écria : « Ya Allah ! toute ma fatigue du voyage est oubliée, et c’est comme si je venais de sortir du sein de ma mère ! Ah ! quelle odeur ineffable ! » Et le crieur dit : Eh bien, seigneur, sache, puisque tu viens d’éprouver sur toi-même, en sentant l’odeur de cette pomme, des effets si inattendus, que cette pomme n’est pas naturelle mais fabriquée par la main de l’homme ; et elle n’est pas le fruit d’un arbre aveugle et insensible, mais le fruit de l’étude et des veilles d’un grand savant, d’un philosophe très célèbre, qui a passé toute sa vie dans les recherches et les expériences sur les vertus des plantes et des minéraux. Et il a abouti à la composition de cette pomme, qui renferme en elle la quintessence de tous les simples, de toutes les plantes utiles et de tous les minéraux curatifs. En effet, il n’y a pas de malade affligé de quelque calamité que ce soit, fut-ce de la peste, de la fièvre pourprée ou de la lèpre, qui, même moribond, ne recouvre la santé, rien qu’en la flairant. Et, d’ailleurs, tu viens de ressentir toi-même un peu de son effet, puisque tes fatigues du voyage, se sont évanouies à son odeur. Mais je veux, pour que la chose soit mieux avérée, qu’un malade atteint d’un mal incurable soit guéri devant tes yeux, afin que tu sois fixé sur ses vertus et ses propriétés, comme le sont tous les habitants de cette ville. Tu n’as, en effet, qu’à interroger les marchands qui sont ici rassemblés, et la plupart d’entre eux te diront que s’ils sont encore en vie, c’est uniquement grâce à cette pomme que tu vois ! »

Or, pendant que le crieur parlait ainsi, plusieurs personnes s’étaient arrêtées et l’avaient environné, en disant : « Oui, par Allah ! tout cela est vrai ! Cette pomme est la reine des pommes, et le plus excellent des remèdes ! Et elle fait revenir les malades les plus désespérés des portes de la mort ! » Et, comme pour confirmer tout le bien qu’ils en disaient, un pauvre homme, aveugle et paralytique, vint à passer porté dans une hotte sur le dos d’un porteur. Et le crieur s’avança vivement de son côté et lui mit la pomme sous le nez. Et soudain l’infirme se souleva dans la hotte et, sautant par-dessus la tête de son porteur, comme un jeune chat, livra ses jambes au vent, en ouvrant des yeux comme des tisons. Et tout le monde le vit, et en rendit témoignage.

Alors le prince Hôssein, convaincu de l’efficacité de cette pomme merveilleuse, dit au crieur : « Ô visage de bon augure, je te prie de me suivre à mon khân ! » Et il le mena au khân où il logeait, et lui paya les quarante mille dinars, et lui donna une bourse de mille dinars comme cadeau de courtage. Et, devenu possesseur de la pomme merveilleuse, il attendit avec patience le départ de quelque caravane, pour retourner à son pays. Car il était persuadé qu’avec cette pomme il triompherait aisément de ses deux frères et deviendrait l’époux de la princesse Nourennahar. Et, lorsque la caravane fut prête, il partit de Samarcande, et, malgré les fatigues d’un long voyage, il arriva, avec la permission d’Allah, en sécurité au khân des trois chemins, où l’attendaient ses deux frères Ali et Hassân.

Et les trois princes, après s’être embrassés avec beaucoup de tendresse, et félicités mutuellement de leur bonne arrivée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et les trois princes, après s’être embrassés avec beaucoup de tendresse, et félicités mutuellement de leur bonne arrivée, s’assirent pour manger en commun. Et, après le repas, le prince Ali, qui était l’aîné, prit la parole et dit : « Ô mes frères, nous avons devant nous toute la vie pour nous entretenir des particularités de notre voyage. Maintenant il s’agit de nous montrer les uns aux autres la rareté rapportée, qui est le but et le fruit de notre entreprise, afin que nous puissions nous faire justice par avance, et voir à peu près en faveur de qui le sultan, notre père, donnera la préférence au sujet de notre cousine, la princesse Nourennahar ! »

Et il se tut un moment, et ajouta : « Pour ma part, comme je suis votre aîné, je vais vous révéler ma trouvaille. Sachez donc que mon voyage s’est fait dans l’Inde maritime, au royaume de Bischangar. Et tout ce que j’en ai rapporté est ce tapis de prière sur lequel vous me voyez assis, et qui est d’une laine commune et d’une apparence sans éclat. Mais c’est grâce à ce tapis que j’espère conquérir notre cousine ! » Et il raconta à ses frères toute l’histoire du tapis volant, et ses vertus, et comment il s’en était servi pour revenir en un clin d’œil du royaume de Bischangar. Et, pour donner plus de valeur à ses paroles, il pria ses frères de s’asseoir sur le tapis à côté de lui, et leur fit faire en l’air un voyage de la durée d’un clin d’œil, qu’avec d’autres véhicules il eût fallu plusieurs mois pour mener à bien. Puis il ajouta : « J’attends maintenant que vous m’appreniez si ce que vous avez apporté peut être comparé à mon tapis ! » Et, ayant fini de la sorte d’exalter l’excellence de l’objet qu’il possédait, il se tut.

Et le prince Hassân, à son tour, prit la parole et dit :

« En vérité, ô mon frère, ce tapis volant est une chose prodigieuse, et de ma vie je n’en ai vu de semblable. Mais, quelque admirable qu’il soit, vous conviendrez tous deux avec moi qu’il peut y avoir d’autres choses dans le monde qui soient dignes d’attention, et, pour vous en donner la preuve, voici ce tuyau d’ivoire qui, à première vue, ne parait pas une rareté si extraordinaire. Croyez cependant qu’il m’a coûté ce qu’il m’a coûté, et, qu’en dépit de son apparence modeste, c’est un objet tout à fait merveilleux. Et vous n’hésiterez pas à me croire, lorsque vous aurez appliqué votre œil sur l’extrémité de ce tuyau, où vous voyez ce cristal. Tenez ! faites comme je vais vous montrer ! »

Et il appliqua le tuyau d’ivoire sur son œil droit, en fermant son œil gauche, et en disant : « Ô tuyau d’ivoire, fais-moi tout de suite voir la princesse Nourennahar : » Et il regarda à travers le cristal. Et ses deux frères, qui avaient les yeux sur lui, furent à la limite de l’étonnement de le voir soudain, changer de visage et devenir bien jaune de teint, comme sous le coup d’une grande affliction ! Et, avant qu’ils aient eu le temps de l’interroger, il s’écria : « Il n’y a de force et de recours qu’en Allah ! Ô mes frères, c’est en vain que tous trois nous avons entrepris un voyage si pénible, dans l’espoir du bonheur ! Hélas ! dans quelques instants notre cousine ne sera plus en vie, car je viens de la voir dans son lit, entourée par ses femmes en pleurs, et par les eunuques désespérés. Vous allez d’ailleurs juger par vous-mêmes de l’état pitoyable où elle se trouve réduite, ô notre calamité ! » Et, parlant ainsi, il remit le tuyau d’ivoire au prince Ali, en lui disant de formuler en son esprit le souhait de voir la princesse. Et le prince Ali regarda à travers le cristal et recula, aussi affligé que son frère. Et le prince Hôssein prit le tuyau de ses mains, et vit le même spectacle attristant. Mais, loin de se montrer aussi affligé que ses frères, il se prit à rire et dit : « Ô mes frères, rafraîchissez vos yeux et calmez votre âme, car bien que la maladie de notre cousine soit d’une grande gravité, par ce qui nous apparaît, elle ne saurait résister à la vertu de cette pomme que voici, et dont la seule odeur ramène les morts du fond de leurs tombeaux ! » Et il leur raconta, en peu de mots, l’histoire de la pomme et ses vertus, et les effets de ses vertus, et les assura qu’elle guérirait sans faute leur cousine.

En entendant ces paroles, le prince Ali s’écria : « Dans ce cas, ô mon frère, nous n’avons qu’à nous transporter en toute diligence à notre palais, par le moyen de mon tapis. Et tu expérimenteras sur notre bien-aimée cousine la vertu salvatrice de cette pomme-là. »

Et les trois princes donnèrent l’ordre à leurs esclaves d’aller les rejoindre à cheval, et les congédièrent. Puis, s’étant assis sur le tapis, ils formulèrent ensemble le même souhait d’être transportés dans la chambre de la princesse Nourennahar. Et, en un clin d’œil, ils se trouvèrent, assis sur le tapis, au milieu de la chambre de la princesse.

Aussi, lorsque les femmes et les eunuques de Nourennahar eurent aperçu soudain les trois princes dans la chambre, sans comprendre comment ils y étaient arrivés, ils furent saisis d’effroi et d’étonnement. Et les eunuques, les méconnaissant d’abord et les prenant pour des étrangers, étaient sur le point de se jeter sur eux, quand ils revinrent de leur méprise. Et les trois frères se levèrent aussitôt de dessus le tapis ; et le prince Hôssein s’approcha vivement du lit où était étendue Nourennahar à l’agonie, et lui mit la pomme merveilleuse sous les narines. Et la princesse ouvrit les yeux, tourna la tête de côté et d’autre, en regardant avec des yeux étonnés les personnes qui l’environnaient, et se mit sur son séant. Et elle sourit à ses cousins et leur donna sa main à baiser, en leur souhaitant la bonne arrivée, et s’informa de leur voyage. Et ils lui apprirent combien ils étaient heureux d’être arrivés assez à temps pour contribuer à sa guérison, avec l’aide d’Allah. Et ses femmes lui dirent comment ils étaient arrivés, et comment le prince Hôssein l’avait ramenée à la vie, en lui faisant respirer l’odeur de la pomme. Et Nourennahar les remercia tous ensemble, et le prince Hôssein en particulier. Puis, comme elle demandait à s’habiller, ses cousins prirent congé d’elle, en faisant des vœux pour la longue durée de sa vie, et se retirèrent.

Et, laissant leur cousine aux soins de ses femmes, les trois frères allèrent se jeter aux pieds du sultan, leur père, et lui présentèrent leurs respects. Et le sultan, qui avait déjà été prévenu par les eunuques de leur arrivée et de la guérison de la princesse, les releva et les embrassa et se réjouit avec eux de les voir revenus en bonne santé. Et, après qu’ils eurent épanché de la sorte leur mutuelle affection, les trois princes présentèrent au sultan la rareté que chacun d’eux avait rapportée. Et, après qu’ils lui eurent expliqué ce qu’ils avaient à lui expliquer à ce sujet, ils le supplièrent de donner son avis et de marquer sa préférence.

Lorsque le sultan eut entendu tout ce que ses fils voulurent lui représenter à l’avantage de ce qu’ils avaient apporté, et que, sans les interrompre, il eut écouté ce qu’ils lui racontaient au sujet de la guérison de leur cousine, il demeura quelque temps silencieux, en réfléchissant profondément. Après quoi il releva la tête et leur dit : « Ô mes fils, l’affaire est bien délicate, et elle est encore bien plus difficile à résoudre qu’avant votre départ. Car d’un côté je trouve que les raretés que vous apportez se valent, en toute justice, et que, d’autre part, elles ont contribué, chacune pour sa part, à la guérison de votre cousine. En effet, c’est le tuyau d’ivoire qui, le premier, vous a éclairés sur le cas de la princesse ; et c’est le tapis qui vous a transportés en toute diligence auprès d’elle ; et c’est la pomme qui l’a guérie. Mais ce merveilleux résultat ne se serait pas produit, avec l’assentiment d’Allah, si l’une de ces raretés avait fait défaut. Aussi vous voyez votre père encore plus embarrassé qu’auparavant pour marquer son choix. Et vous-mêmes, doués du sens de la justice comme vous l’êtes, vous devez être aussi embarrassés et aussi perplexes que je le suis ! »

Et, ayant parlé de la sorte avec sagesse et impartialité, le sultan se remit à réfléchir sur la situation. Et, au bout d’une heure de temps, il s’écria : « Ô mes fils, un seul moyen me reste pour sortir d’embarras. Et je vais vous l’indiquer. Voici, ô mes enfants : Comme vous avez encore du temps jusqu’à la nuit, prenez chacun un arc et une flèche, et rendez-vous hors de la ville, au meidân qui sert pour les joutes des cavaliers, et je m’y rendrai avec vous. Et je déclare que je donnerai la princesse Nourennahar pour épouse à celui de vous qui aura tiré le plus loin ! » Et les trois princes répondirent par l’ouïe et l’obéissance. Et tous ensemble, suivis des nombreux officiers du palais, se rendirent au meidân.

Et le prince Ali, étant l’aîné, prit son arc et une flèche et tira le premier ; et le prince Hassan tira le second, et sa flèche alla tomber plus loin que celle de son aîné. Et le troisième qui tira, fut le prince Hôssein ; mais aucun des officiers placés de distance en distance, sur un très long parcours, ne vit tomber sa flèche, qui traversa les airs en ligne droite et se perdit dans le loin. Et on courut et on chercha ; mais malgré toutes les recherches, et quelque attention que l’on y apportât, il ne fut pas possible de retrouver la flèche.

Alors le sultan, devant tous ses officiers réunis, dit aux trois princes : « Ô mes fils, vous le voyez, le sort se prononce ! Bien qu’il apparaisse que c’est toi, ô Hôssein, qui aies tiré le plus loin, néanmoins tu n’es point le vainqueur, puisqu’il est nécessaire que la flèche soit trouvée, pour rendre la victoire évidente et certaine. Et je me vois dans l’obligation de déclarer vainqueur mon second fils Hassân, dont la flèche est tombée plus loin que celle de son aîné. Alors donc, ô mon fils Hassân, c’est toi, sans conteste, qui deviens l’époux de la fille de ton oncle, la princesse Nourennahar. Car telle est sa destinée ! »

Et, ayant décidé de la sorte, le sultan donna aussitôt les ordres pour les préparatifs et les cérémonies des noces de son fils Hassân avec la princesse Nourennahar. Et, peu de jours après, on célébra les noces avec une grande magnificence. Et voilà pour le prince Hassân et son épouse Nourennahar !

Quant au prince Ali, l’aîné, il ne voulut pas assister aux cérémonies du mariage, et, comme sa passion pour sa cousine était très vive et désormais sans aboutissant, il ne put se résoudre à vivre au palais, et, en séance publique, il renonça de son plein gré à la succession au trône de son père. Et il revêtit l’habit de derviche, et alla se placer sous la direction spirituelle d’un cheikh réputé pour sa sainteté, sa science et sa vie exemplaire, au fond de la plus retirée des solitudes. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du prince Hôssein, dont la flèche s’était perdue dans le loin, voici…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Pour ce qui est du prince Hôssein, dont la flèche s’était perdue dans le loin, voici !

De même que son frère Ali s’était abstenu d’assister aux noces du prince Hassân et de la princesse Nourennahar, de même il s’abstint, lui aussi, d’y prendre part. Mais il ne revêtit point comme lui l’habit de derviche et, loin de renoncer à la vie du monde, il résolut de prouver qu’il avait été frustré de son dû, et se mit, dans ce but, à la recherche de la flèche qu’il ne croyait pas irrémédiablement disparue. Et, sans tarder, pendant que les fêtes continuaient au palais à l’occasion des noces, il se déroba à ses gens et se rendit à l’endroit du meidân où l’expérience avait eu lieu. Et là il se mit à marcher droit devant lui, dans la direction suivie par la flèche, en regardant avec attention à droite et à gauche, à chaque pas. Et il alla de la sorte extrêmement loin, sans rien découvrir. Mais, loin de se décourager, il continua à marcher encore et encore, toujours en ligne droite, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un amas de rochers qui barrait complètement l’horizon. Et il se dit que si la flèche devait se trouver quelque part, elle ne pouvait être ailleurs que là, vu qu’elle n’aurait pu percer cet amas de rochers. Et il avait à peine fini de formuler en lui-même cette pensée, qu’il aperçut par terre, couchée avec la pointe en avant et non point enfoncée dans le sol, la flèche marquée à son nom, celle-là même qu’il avait lancée de sa propre main. Et il se dit : « Ô prodige ! Ouallahi ! ni moi ni personne au monde nous ne pourrions, par nos propres forces, tirer une flèche si loin. Et, voici que non seulement elle est arrivée à cette distance inouïe, mais encore qu’elle a dû donner avec vigueur contre le rocher pour avoir été ainsi renvoyée par sa résistance. Voilà une chose extraordinaire ! Et qui sait quel mystère il y a dans tout cela ? »

Et, ayant ramassé la flèche, comme il était en train tantôt de la considérer et tantôt de regarder le rocher où elle avait frappé, il remarqua dans ce rocher un enfoncement taillé en forme de porte. Et il s’en approcha et vit que c’était réellement une porte masquée, sans cadenas ni serrure, taillée à même le rocher, et apparente seulement par la légère séparation qui en faisait le tour. Et, par un mouvement tout naturel en pareil cas, il la poussa, sans trop penser qu’elle allait s’ouvrir sous la pression. Et il fut bien étonné en constatant qu’elle cédait sous sa main et tournait sur elle-même, tout comme si elle reposait sur des gonds fraîchement graissés. Et, sans trop réfléchir à ce qu’il faisait, il entra, sa flèche à la main, dans la galerie en pente douce à laquelle cette porte donnait accès. Mais dès qu’il en eut franchi, le seuil, la porte, comme mue par ses propres forces, revint sur elle-même et boucha complètement l’entrée de la galerie. Et il se trouva dans les épaisses ténèbres. Et il eut beau essayer de rouvrir la porte, il ne réussit qu’à s’endolorir les mains et à s’écorcher les ongles.

Alors, comme il n’y avait plus à songer à sortir, et comme il était doué d’un cœur courageux, il n’hésita pas à s’enfoncer en avant à travers les ténèbres en suivant la pente douce de la galerie. Et bientôt il vit poindre une lumière vers laquelle il se hâta ; et il se trouva à la sortie de la galerie. Et il se vit soudain sous le ciel nu, en face d’une plaine verdoyante au milieu de laquelle s’élevait un magnifique palais. Et, avant qu’il eût le temps d’admirer l’architecture de ce palais, une dame en sortit qui s’avança vers lui, entourée d’une troupe d’autres dames, et dont, à n’en pas douter, elle était la maîtresse, à en juger seulement par sa beauté miraculeuse et son port majestueux. Et elle était vêtue d’étoffes qui n’avaient rien de réel, et portait ses cheveux dénoués qui flottaient jusqu’à ses pieds. Et elle s’avança d’un pas léger jusqu’à l’entrée de la galerie, et, étendant la main d’un geste plein de cordialité, elle dit : « Sois ici le bienvenu, ô prince Hôssein ! »

Et le jeune prince, qui s’était profondément incliné en la voyant, fut à la limite de l’étonnement de s’entendre ainsi appeler de son nom, par une dame qu’il n’avait jamais vue, et qui vivait dans un pays dont il n’avait jamais ouï parler, bien qu’il fût si proche de la capitale de leur royaume ! Et comme déjà il ouvrait la bouche pour exprimer sa surprise, la merveilleuse jouvencelle lui dit : « Ne m’interroge pas ! Je satisferai moi-même ta légitime curiosité, lorsque nous serons dans mon palais ! » Et, souriante, elle lui prit la main et le conduisit, à travers les allées, vers la salle de réception qui s’ouvrait par un portique de marbre sur le jardin. Et elle le fit asseoir à côté d’elle sur le sofa, au milieu de cette salle splendide. Et, lui tenant, la main dans les deux siennes, elle lui dit ; « Ô charmant prince Hôssein, ta surprise cessera quand tu sauras que je te connais depuis ta naissance, et que j’ai souri sur ton berceau. Je suis, en effet, une gennia princesse, fille du roi des genn. Et ma destinée est écrite sur toi. Et c’est moi qui ait fait mettre en vente à Samarcande la pomme miraculeuse que tu as achetée, et à Bischangar le tapis de prière que ton frère Ali en a rapporté, et à Schiraz le tuyau d’ivoire que ton frère Hassân y a trouvé. Et cela doit suffire pour te faire comprendre que je n’ignore rien de ce qui te concerne. Et j’ai jugé, puisque ma destinée est attachée à la tienne, que tu étais digne d’un bonheur plus grand que celui d’être l’époux de ta cousine Nourennahar. Et c’est pourquoi j’ai fait disparaître ta flèche et l’ai conduite jusqu’ici, afin de t’y acheminer toi-même. Et il ne tient maintenant qu’à toi de ne point laisser de tes doigts échapper le bonheur ! »

Et, ayant prononcé ces dernières paroles d’un ton empreint d’une grande tendresse, la belle princesse gennia baissa les yeux en rougissant beaucoup. Et sa jeune beauté n’en devint que plus exquise. Et le prince Hôssein, qui savait bien que sa cousine Nourennahar ne pouvait plus lui appartenir, et voyant de combien la princesse gennia lui était supérieure en beauté, en appas, en agréments, en esprit et en richesses, autant du moins qu’il le pouvait conjecturer par ce qu’il venait de voir et par la magnificence du palais où il se trouvait, ne put que bénir sa destinée qui l’avait conduit, comme par la main, jusqu’à ces lieux si proches et si ignorés ; et, s’inclinant devant la belle gennia, il lui dit : « Ô princesse des genn, ô dame de la beauté, ô souveraine ! que le bonheur d’être l’esclave de tes yeux et l’enchaîné de tes perfections me soit venu sans mérites de ma part, voilà qui est fait pour ravir la raison de l’être humain que je suis ! Ah ! comment une fille des genn peut-elle jeter ses regards sur un adamite inférieur, et le préférer aux rois invisibles qui gouvernent les pays de l’air et les contrées souterraines ? Mais peut-être, ô princesse, que tu es fâchée avec tes parents, et que tu es venue, par bouderie, habiter ce palais où tu me reçois sans le consentement du roi des genn, ton père, et de la reine des genn ta mère, et de tes autres parents ? Et peut-être que, dans ce cas, je vais être pour toi une cause de tracas et un objet de gêne et d’ennui ! » Et, parlant ainsi, le prince Hôssein s’inclina jusqu’à terre et baisa le bas de la robe de la gennia princesse qui lui dit, en le relevant et en lui prenant la main : « Sache, ô prince Hôssein, que je suis ma seule maîtresse et que j’agis toujours à ma guise, ne souffrant jamais que personne parmi les genn se mêle de ce que je fais ou compte faire. Tu peux donc être tranquille à ce sujet ; et rien ne nous arrivera que d’heureux ! » Et elle ajouta : « Veux-tu devenir mon époux et m’aimer beaucoup ? » Et le prince Hôssein s’écria : « Ya Allah ! si je le veux ? Mais je donnerais ma vie entière pour passer un jour non seulement comme ton époux mais comme le dernier de tes esclaves ! » Et, ayant ainsi parlé, il se jeta aux pieds de la belle gennia, qui le releva et dit : « Puisqu’il en est ainsi, je t’accepte comme époux, et je suis désormais ton épouse ! » Et elle ajouta : « Et maintenant, comme tu dois avoir faim, allons prendre ensemble notre premier repas ! »

Et elle le conduisit dans une seconde salle, encore plus splendide que la première, illuminée d’une infinité de bougies parfumées d’ambre, placées dans une symétrie qui faisait plaisir à voir. Et elle s’assit avec lui devant un admirable plateau d’or chargé de mets d’un aspect réjouissant pour le cœur. Et aussitôt se fit entendre, au son des instruments d’harmonie, un chœur de voix de femmes qui semblait descendre du ciel même. Et la belle gennia se mit à servir de ses propres mains son nouvel époux, en lui offrant les morceaux les plus délicats des mets qu’elle lui nommait à mesure. Et le prince trouvait exquis ces mets dont il n’avait jamais entendu parler, ainsi que les vins, les fruits, les pâtisseries et les confitures, toutes choses dont jamais il n’avait goûté les pareilles dans les fêtes et les noces des êtres humains.

Et lorsque le repas fut terminé, la belle gennia princesse et son époux allèrent s’asseoir dans une troisième salle, creusée en dôme, et plus belle que la précédente. Et ils avaient le dos appuyé à des coussins de soie à grands fleurons de différentes couleurs, ouvragés à l’aiguille avec une délicatesse merveilleuse. Et aussitôt un grand nombre de ballerines, filles de genn, entrèrent dans la salle, et dansèrent un pas ravissant, avec la légèreté des oiseaux. Et une musique se faisait en même temps entendre, invisible mais présente, et tombant de haut. Et la danse continua jusqu’à ce que la belle gennia se fût levée, ainsi que son époux. Et les ballerines, sur un rythme de pas harmonieux, sortirent de la salle comme un vol d’écharpes, et marchèrent devant les nouveaux mariés jusqu’à la porte de la chambre où était préparé le lit nuptial. Et elles se rangèrent en haie pour qu’ils entrassent, et se retirèrent ensuite, les laissant libres de se coucher ou de dormir.

Et les deux jeunes époux se couchèrent dans le lit parfumé, et ce fut non point pour dormir mais pour se réjouir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et les deux jeunes époux se couchèrent dans le lit parfumé, et ce fut non point pour dormir mais pour se réjouir. Et le prince Hôssein put de la sorte goûter et comparer. Et il trouva dans cette gennia vierge une excellence dont n’avaient jamais approché, ni de près ni de loin, les plus merveilleuses adolescentes filles des humains. Et, quand il voulut de nouveau goûter à ses appas incomparables, il trouva la place aussi intacte que s’il n’y avait pas touché. Et il comprit alors que la virginité chez les filles des genn se reconstituait au fur et à mesure. Et il se délecta de cette trouvaille-là à la limite de la délectation. Et il se loua de plus en plus de sa destinée qui l’avait conduit par la main vers cette histoire inespérée. Et il passa cette nuit-là, et bien d’autres nuits et d’autres journées, dans les délices des prédestinés. Et son amour, loin de diminuer par la possession, ne faisait qu’augmenter par ce qu’il découvrait sans cesse de nouveau en sa belle gennia princesse, aussi bien dans les charmes de son esprit que dans les perfections de sa personne.

Or, au bout de six mois de cette vie heureuse, le prince Hôssein, qui avait toujours eu une grande affection filiale pour son père, songea que son absence prolongée devait l’avoir plongé dans une douleur sans bornes, d’autant plus qu’elle était inexplicable, et il éprouva l’ardent désir de le revoir. Et il s’en ouvrit sans détours à son épouse la gennia, qui fut d’abord fort alarmée de cette résolution, tant elle craignait que ce fût un prétexte pour l’abandonner. Mais le prince Hôssein lui avait donné et continuait à lui donner tant de preuves d’attachement et tant de marques de violente passion, et il lui parla de son vieux père avec une telle tendresse et une telle éloquence, qu’elle ne voulut pas s’opposer à son penchant filial. Et elle lui dit, en l’embrassant : « Ô mon bien-aimé, certes ! si je n’écoutais que mon cœur, je ne pourrais me résoudre à te voir t’éloigner de nos demeures, ne fût-ce que pour une journée ou moins encore. Mais je suis maintenant tellement convaincue de ton attachement pour moi, et j’ai une si grande confiance en la fermeté de ton amour et en la vérité de tes paroles, que je ne veux pas te refuser la permission d’aller voir le sultan, ton père. Mais c’est à condition que ton absence ne sera pas de longue durée, et que tu m’en fasses le serment, dans le but de me tranquilliser ! » Et le prince Hôssein se jeta aux pieds de son épouse la gennia, pour lui marquer combien il était pénétré de reconnaissance pour sa bonté à son égard, et lui dit : « Ô ma souveraine, ô dame de la beauté, je connais tout le prix de la grâce que tu m’accordes, et quoi que je puisse t’en dire pour te remercier, sois persuadée que j’en pense encore davantage. Et je te fais le serment, sur ma tête, que mon absence sera de courte durée. Et d’ailleurs pourrais-je, t’aimant comme je t’aime, la prolonger au delà du temps nécessaire pour aller chez mon père et revenir ? Tranquillise donc ton âme et rafraîchis tes yeux, car je penserai tout le temps à toi ; et rien de désagréable ne m’arrivera, inschallah ! »

Et ces paroles du prince Hôssein achevèrent de calmer l’émoi de la charmante gennia, qui répondit, en embrassant de nouveau son époux : « Pars donc, ô mon bien-aimé, sous la sauvegarde d’Allah, et reviens-moi en bonne santé. Mais, auparavant, je te prie de ne point trouver mauvais que je te donne quelques avis sur la manière dont il faut que tu te comportes durant l’absence, au palais de ton père. Et, d’abord, je pense qu’il faut bien te garder de parler de notre mariage au sultan, ton père, ou à tes frères, ni de ma qualité de fille du roi des genn, ni du lieu où nous habitons, ni du chemin qui y conduit. Mais dis-leur seulement à tous de se contenter d’apprendre que tu es parfaitement heureux, que tous tes désirs sont satisfaits, que tu ne souhaites rien davantage que de vivre dans le bonheur où tu vis, et que le seul motif qui te ramène auprès d’eux est celui de faire simplement cesser les inquiétudes où ils pouvaient être au sujet de ta destinée ! »

Et, ayant ainsi parlé, la gennia donna à son époux vingt cavaliers genn bien armés, bien montés et bien équipés, et lui fit amener un cheval si beau que nul dans le palais et le royaume de son père ne possédait le pareil. Et le prince Hôssein, quand tout fut prêt, prit congé de son épouse la gennia princesse, en l’embrassant et en renouvelant la promesse qu’il lui avait faite de revenir incessamment. Puis il s’approcha du beau cheval frémissant, le flatta de la main, lui parla à l’oreille, le baisa et sauta en selle avec grâce. Et son épouse le vit et l’admira. Et, après qu’ils se furent fait le dernier adieu, il partit à la tête de ses cavaliers.

Et comme le chemin qui conduisait à la capitale de son père n’était pas long, le prince Hôssein ne tarda pas à arriver à l’entrée de la ville. Et le peuple, qui le reconnut, fut heureux de le revoir, et le reçut avec acclamations et l’accompagna, avec des cris de joie, jusqu’au palais du sultan. Et son père, en le voyant, fut dans le bonheur et le reçut dans ses bras, en pleurant et en se plaignant, dans sa tendresse paternelle, de la douleur et de l’affliction où l’avaient jeté une si longue et inexplicable absence. Et il lui dit : « Ah ! mon fils, je croyais bien n’avoir plus la consolation de te revoir ! J’avais, en effet, lieu de craindre qu’à la suite de la décision du sort, à l’avantage de ton frère Hassân, tu ne te fusses porté à quelque acte de désespoir ! » Et le prince Hôssein répondit : « Certes, ô mon père, la perte me fut cruelle de la princesse Nourennahar, ma cousine, dont la conquête avait été l’unique objet de mes souhaits. Et l’amour est une passion qu’on n’abandonne pas quand on le veut, surtout lorsque c’est un sentiment qui vous domine, vous maîtrise et ne vous donne pas le temps de recourir aux conseils de la raison. Mais, ô mon père, tu n’as sans doute pas oublié qu’en tirant ma flèche, lors du concours avec mes frères dans le meidân, il m’arriva cette chose extraordinaire et inexplicable que ma flèche, tirée dans une plaine unie et dégagée, devant toi et devant les autres assistants, ne put être retrouvée, malgré toutes les recherches. Or, moi, vaincu de la sorte par la destinée contraire, je ne voulus point perdre le temps en plaintes, avant d’avoir complètement satisfait mon esprit inquiet sur cette aventure que je ne comprenais pas. Et je m’éloignai, pendant les cérémonies des noces de mon frère, sans que personne s’en fût aperçu, et je retournai seul au meidân pour essayer de retrouver ma flèche. Et je me mis à la chercher en marchant en ligne droite, dans la direction présumée qu’elle avait dû suivre, et en regardant de tous côtés, en deçà et au delà, à ma droite et à ma gauche. Mais toutes mes recherches furent inutiles, sans toutefois me rebuter. Et je poursuivis ma marche en avant, toujours en jetant les yeux de côté et d’autre, et en prenant la peine de reconnaître et d’examiner la moindre chose qui de près ou de loin pouvait ressembler à une flèche. Et je parcourus de la sorte une très longue distance, et je finis par réfléchir qu’il n’était pas possible qu’une flèche, fût-elle lancée par un bras mille fois plus fort que le mien, pût arriver si loin, et par me demander si j’avais perdu, en même temps que ma flèche, tout mon bon sens. Et déjà je me disposais à abandonner mon entreprise, surtout en me voyant arrivé à une ligne de rochers qui barrait complètement l’horizon, quand soudain, au pied même de l’un de ces rochers, j’aperçus ma propre flèche, non point enfoncée dans le sol par la pointe, mais couchée à une certaine distance de l’endroit où elle avait dû frapper. Et cette découverte me jeta dans une grande perplexité, au lieu de me réjouir. Car raisonnablement je ne pouvais m’imaginer que j’étais capable de lancer si loin une flèche. Et c’est alors, à mon père, que j’eus l’explication de ce mystère, et de tout ce qui m’était arrivé dans mon voyage à Samarcande. Mais c’est là un secret que je ne puis hélas ! te révéler sans manquer à mon serment. Et tout ce que je puis t’en dire, ô mon père, est que, depuis ce moment, j’oubliai et ma cousine et ma défaite et tous mes ennuis, et j’entrai dans la voie plane du bonheur. Et pour moi commença une vie de délices, qui n’était troublée que par l’éloignement où je me trouvais d’un père que j’affectionne par-dessus tout au monde, et par le sentiment que j’avais qu’il devait être dans l’inquiétude à mon sujet. Et je crus alors de mon devoir de fils de venir te voir et te tranquilliser. Et tel est, ô mon père, l’unique motif de ma venue ! »

Lorsque le sultan eut entendu ces paroles de son fils, et compris de la sorte qu’il possédait le bonheur, et rien de plus, il répondit : « Ô mon fils, que peut souhaiter de plus pour son enfant un père affectueux ? Certes ! j’eusse beaucoup mieux aimé te voir vivre dans ce bonheur, auprès de moi, lors de mes vieilles années, plutôt que dans un endroit dont j’ignore la situation et même l’existence. Mais au moins, mon fils, ne peux-tu m’apprendre où il faut que je m’adresse désormais pour avoir fréquemment de tes nouvelles, et n’être plus dans l’état d’inquiétude où m’avait plongé ton absence ? » Et le prince Hôssein répondit : « Pour ce qui est de ta tranquillité, ô mon père, sache que j’y veillerai moi-même, en me rendant si fréquemment auprès de toi que je craindrai presque de me rendre importun. Mais pour ce qui est de t’indiquer l’endroit où l’on peut avoir de mes nouvelles, je te supplie de me dispenser de te le révéler, car c’est là un mystère de la foi que j’ai jurée et du serment que je tiens à tenir. » Et le sultan, ne voulant pas insister davantage à ce sujet, dit au prince Hôssein : « Ô mon fils, qu’Allah me garde de pénétrer plus avant, contre ton gré, dans le secret. Tu peux, quand tu veux, retourner à ce séjour de délices où tu habites. Seulement je veux te demander de me faire également, à moi, ton père, une promesse, et c’est de revenir me voir une fois tous les mois, sans crainte de m’importuner, comme tu dis, ou de me déranger. Car quelle occupation plus chère peut avoir un père aimant, sinon de se réchauffer le cœur de l’approche de ses enfants et de se rafraîchir l’âme de leur présence, et de se réjouir les yeux de leur vue ? » Et le prince Hôssein répondit par l’ouïe et l’obéissance, et, ayant fait le serment demandé, resta au palais trois jours entiers, au bout desquels il prit congé de son père, et partit le matin du quatrième jour, à l’aube, à la tête de ses cavaliers, fils des genn, comme il était venu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le prince Hôssein répondit par l’ouïe et l’obéissance, et, ayant fait le serment demandé, resta au palais trois jours entiers, au bout desquels il prit congé de son père, et partit le matin du quatrième jour, à l’aube, à la tête de ses cavaliers, fils des genn, comme il était venu.

Et ce fut avec infiniment de joie que le reçut son épouse la belle gennia, et avec un plaisir d’autant plus vif qu’elle ne s’attendait pas à le voir revenir si promptement. Et ils célébrèrent ensemble cet heureux retour, en s’aimant beaucoup, sur les modes les plus agréables et les plus divers.

Et la belle gennia n’épargna rien, à partir de ce jour, pour rendre le plus attrayant possible à son époux le séjour de la demeure enchantée. Et ce furent des variations continuelles dans la façon de respirer l’air, de se promener, de manger, de boire, de s’amuser, de voir danser les ballerines, d’entendre chanter les almées, d’écouler les instruments d’harmonie, de réciter des poésies, de sentir le parfum des roses, de se parer avec les fleurs du jardin, de cueillir les beaux fruits mûrs à même les branches, et de jouer à l’incomparable jeu des amants, qui est le jeu d’échecs sur le lit, en tenant compte de toutes les savantes combinaisons dont est susceptible ce jeu délicat.

Et au bout d’un mois de cette délicieuse vie-là, le prince Hôssein, qui avait déjà mis son épouse au courant de la promesse qu’il avait faite au sultan, son père, fut bien obligé d’interrompre leurs plaisirs, et de prendre congé de l’attristée gennia. Et équipé et habillé plus magnifiquement que la première fois, il monta sur son beau cheval, et se mit à la tête des fils des genn, ses cavaliers, pour aller rendre visite au sultan, son père.

Or, pendant son absence, lorsqu’il était parti la première fois du palais de son père, les conseillers favoris du sultan, qui jugeaient de la puissance du prince Hôssein et de ses richesses inconnues par les échantillons qu’il en avait fait paraître durant les trois jours qu’il avait passés au palais, ne manquèrent pas d’abuser de la liberté que le sultan leur donnait de lui parler, et de l’ascendant qu’ils avaient acquis sur son esprit, pour essayer de faire naître en lui des soupçons contre son fils, et lui faire croire, que le prince lui portait ombrage. Et ils lui représentèrent que la prudence la plus élémentaire lui commandait de savoir au moins en quel lieu se trouvait la retraite de son fils, et où il puisait tout l’or nécessaire pour des dépenses semblables à celles qu’il avait faites durant son séjour, et pour le faste dont il s’était plu à faire parade, uniquement dans l’intention, disaient-ils, de braver son père et de montrer qu’il n’avait pas besoin de ses libéralités ou de sa tutelle pour vivre en prince. Et ils lui dirent qu’il était à craindre qu’il ne se rendît populaire et ne soulevât les fidèles sujets contre leur souverain, pour le détrôner et se mettre à sa place.

Mais le sultan, bien que ces paroles l’eussent déjà quelque peu ému, ne voulut point croire que son fils Hôssein, son préféré, fût capable de comploter contre lui, en formant un dessein aussi perfide que celui-là. Et il répondit à ses conseillers favoris : « Ô vous dont la langue secrète le doute et la suspicion, ignorez-vous donc que mon fils Hôssein m’aime, et que je suis d’autant plus sûr de sa tendresse et de sa fidélité que je ne lui ai jamais donné le moindre sujet d’être mécontent de moi ? » Mais le plus écouté des favoris reprit : « Ô roi du temps, qu’Allah t’accorde une longue vie ! Mais crois-tu que le prince Hôssein ait si vite oublié ce qu’il croit être une injustice de ta part, en ce qui concerne la décision du sort au sujet de la princesse Nourennahar ? Et ne penses-tu pas, par ce qui en parait clairement, que le prince Hôssein n’a pas eu le bon esprit d’accepter avec soumission le décret du destin, au lieu d’imiter l’exemple de son frère aîné qui, plutôt que de se révolter contre la chose écrite, a préféré revêtir l’habit de derviche et aller se mettre sous la direction spirituelle d’un saint cheikh versé dans la connaissance du Livre ? Et puis, ô notre maître, n’as-tu pas déjà observé, avant nous, que, lors de l’arrivée du prince Hôssein, lui et ses gens sont frais, et leurs habits et les ornements et les housses de leurs chevaux ont le même éclat que s’ils ne faisaient que de sortir de la main de l’ouvrier ? Et n’as-tu pas remarqué que les chevaux eux-mêmes ont le poil sec et luisant, et ne sont pas plus harassés que s’ils ne venaient que d’une simple promenade ? Or tout cela, ô roi du temps, est pour te prouver que le prince Hôssein a établi sa résidence secrète tout près de ta capitale, pour être plus à même d’exécuter ses plans pernicieux et de fomenter les troubles parmi le peuple et de se livrer à ses menées subversives ! Nous aurions donc manqué à notre devoir, ô grand roi, si nous n’avions pris sur nous la cruelle obligation d’éveiller ton attention sur une affaire qui est aussi délicate qu’elle est importante et grave, afin que tu te décides à veiller sur ta propre conservation et sur le bien de tes sujets fidèles ! »

Lorsque le favori eut achevé ce discours plein de malice et de suspicion, le sultan lui dit : « Je ne sais, en vérité, ce que je dois croire ou ne pas croire de ces choses surprenantes. En tout cas, je vous suis obligé à tous de votre avis ; et j’ouvrirai mieux les yeux à l’avenir ! » Et il les congédia, sans trop leur montrer combien, en son âme, il était impressionné et alarmé de leurs paroles. Et il résolut, afin de pouvoir un jour soit les confondre, soit les remercier de leur conseil bien intentionné, de surveiller les actes et les démarches de son fils Hôssein, lors de son prochain retour.

Or, le prince Hôssein ne tarda pas à arriver, selon sa promesse. Et le sultan, son père, le reçut avec la même joie et la même satisfaction que la première fois, se gardant bien de lui faire part des soupçons qu’avaient éveillés en son esprit les vizirs intéressés à sa perte. Mais, le lendemain, il appela une vieille, fameuse dans le palais pour sa sorcellerie et sa malice, et qui était capable de débrouiller, sans les briser, les fils d’une toile d’araignée. Et lorsqu’elle fut entre ses mains, il lui dit : « Ô vieille de bénédiction, voici le jour où tu vas pouvoir faire preuve de ton dévouement aux intérêts de ton roi. Sache donc que, depuis j’ai retrouvé mon fils Hôssein, je n’ai pu obtenir de lui qu’il m’apprenne en quel lieu il est établi. Et je n’ai pas voulu, pour ne pas le gêner, user de mon autorité et lui faire révéler son secret malgré lui. Aussi t’ai-je fait appeler, ô reine des sorcières, parce que je te crois assez habile pour faire en sorte que ma curiosité soit satisfaite, sans que ni mon fils ni personne au palais puisse se douter de quoi que ce soit. Je te demande donc d’user de toute ta finesse et de ton intelligence, qui n’a pas d’égale, pour observer mon fils lors de son départ, qui aura lieu demain matin à l’aube. Ou peut-être encore feras-tu mieux de t’en aller dès aujourd’hui, sans perdre de temps, à l’endroit où il a trouvé sa flèche, près de la ligne de rochers qui barré la plaine vers l’orient. Car c’est là qu’il a trouvé, en même temps que la flèche, sa destinée ! » Et la vieille sorcière répondit par l’ouïe et l’obéissance et sortit pour se rendre près des rochers, et s’y cacher de façon à tout voir sans être vue.

Or, le lendemain, le prince Hôssein partit du palais avec ses cavaliers, dès la pointe du jour, pour ne pas éveiller l’attention des officiers et des passants. Et, arrivé devant l’excavation où était la porte de pierre, il y disparut avec tous ceux qui l’accompagnaient. Et la vieille sorcière vit tout cela, et fut étonnée à l’extrême limite de l’étonnement.

Et lorsqu’elle fut revenue de son émotion, elle sortit de sa cachette, et alla droit à l’enfoncement où elle avait vu disparaître gens et chevaux. Mais, malgré sa diligence, et bien qu’elle regardât de tous les côtés, en allant et en revenant plusieurs fois sur ses pas, elle n’aperçut aucune ouverture ni aucune entrée. Car la porte de pierre, qui avait été visible pour le prince Hôssein lors de son arrivée première, n’était apparente que pour certains hommes seulement dont la présence était agréable à la belle gennia, mais jamais, et en, aucun cas, cette porte n’était apparente pour les femmes, et surtout pour les vieilles laides et horribles à regarder. Et, dans sa rage de ne pouvoir pousser plus loin ses investigations, elle ne put se soulager autrement qu’en lançant un pet qui fit sauter les cailloux et lever un nuage de poussière. Et, le nez allongé jusqu’à ses pieds, elle s’en revint chez le sultan, et lui rendit compté de tout ce qu’elle avait vu, en ajoutant : « Ô roi du temps, j’ai tout espoir de mieux réussir la prochaine fois. Et je te demande seulement de me faire crédit de quelque patience et de ne point t’informer des moyens dont j’ai dessein de me servir ! » Et le sultan, qui était déjà assez satisfait de ce premier résultat, répondit à la vieille : « Tu as toute liberté d’agir comme tu l’entends ! Va, sous la protection d’Allah, et moi j’attendrai ici avec patience l’effet de tes promesses ! » Et, comme encouragement à bien faire, il lui donna en cadeau un merveilleux diamant, et lui dit : « Accepte ceci comme une marque de ma satisfaction. Mais sache que ce n’est rien en comparaison de ce dont je pense récompenser ta réussite ! » Et la vieille embrassa la terre entre les mains du roi, et s’en alla en sa voie.

Or, un mois après cet événement, le prince Hôssein sortit comme la dernière fois par la porte de pierre, avec sa suite de vingt cavaliers superbement équipés. Et comme il côtoyait les rochers, il aperçut une pauvre vieille qui était couchée sur le sol, et geignait d’une façon lamentable, comme une personne atteinte de quelque mal violent. Et elle était vêtue de haillons et pleurait. Et le prince Hôssein, saisi de compassion, arrêta son cheval et demanda doucement à la vieille quel était son mal, et ce qu’il pouvait faire pour la soulager. Et la vieille artificieuse, qui était précisément venue se poster là pour parvenir au but qu’elle se proposait, répondit, sans lever la tête, d’une voix entrecoupée de gémissements et d’arrêts de respiration : « Ô mon secourable seigneur, c’est Allah qui t’envoie pour faire creuser ma tombe, car je vais mourir ! Ah ! mon âme va sortir ! Ô mon seigneur, j’étais partie de mon village pour aller à la ville, et, en route, j’ai été prise d’une fièvre rouge qui m’a jetée ici sans forces, loin de tout être humain et sans espérance d’être secourue ! » Et le prince Hôssein, dont le cœur était pitoyable, dit à la vieille : « Ma bonne tante, permets à deux de mes hommes de te soulever et de te porter à l’endroit où je vais retourner moi-même, pour t’y faire soigner ! » Et il fit signe à deux de ses gens de soulever la vieille. Et ils le firent ; et l’un d’eux ensuite la mit en croupe derrière lui. Et le prince rebroussa chemin, et arriva avec ses cavaliers à la

porte de pierre, qui s’ouvrit et les laissa entrer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le prince rebroussa chemin, et arriva avec ses cavaliers à la porte de pierre, qui s’ouvrit et les laissa entrer.

Et la princesse gennia, les voyant tous revenir de la sorte sur leurs pas, et ne comprenant point le motif qui les y avait obligés, se hâta de venir à la rencontre du prince Hôssein, son époux, qui, sans descendre de cheval, lui montra du doigt la vieille qui avait l’air d’une agonisante, et que deux cavaliers venaient de mettre à terre en la soutenant par-dessous les bras, et lui dit : « Ô ma souveraine, cette pauvre vieille a été mise par Allah sur notre chemin, dans l’état pitoyable où tu la vois, et il faut que nous lui portions secours et assistance. Je la recommande donc à ta compassion, en te priant de lui faire donner tous les soins que tu jugeras nécessaires ! » Et la gennia princesse, qui tenait ses regards attachés sur la vieille, donna l’ordre à ses femmes de la prendre d’entre les mains des cavaliers et de la mener dans un appartement réservé, en la traitant avec les mêmes égards et la même attention qu’elles auraient pour sa propre personne. Et lorsque les femmes se furent éloignées avec la vieille, la belle gennia dit à son époux, en baissant la voix : « Qu’Allah te rende ta compassion, qui part d’un cœur généreux ! Mais tu peux dès à présent être tranquille au sujet de cette vieille, car elle n’est pas plus malade que mon œil, et je sais la cause qui l’a amenée ici, et quelles sont les personnes qui l’y ont poussée, et le but qu’elle s’est proposé en s’apostant sur ton chemin. Mais sois sans crainte à cet égard, et persuade-toi bien que quoi que l’on puisse tramer contre toi, dans l’intention de te mortifier et de te faire du mal, je saurai te défendre, en rendant vaines toutes les embûches que l’on dressera contre toi ! » Et, l’ayant embrassé de nouveau, elle lui dit : « Pars sous la protection d’Allah ! » Et le prince Hôssein, habitué déjà à ne pas trop demander d’explications à son épouse la gennia, prit congé d’elle et reprit son chemin vers la capitale de son père, où il ne tarda pas à arriver avec sa suite. Et le sultan le reçut comme à l’ordinaire, en ne faisant rien paraître, devant lui et devant ses conseillers, des sentiments qui l’agitaient.

Quant à la vieille sorcière, les deux suivantes de la belle gennia la conduisirent donc dans un bel appartement réservé, et l’aidèrent à se coucher sur un lit dont les matelas étaient de satin brodé, les draps de soie fine et les couvertures de drap d’or. Et l’une d’elles lui offrit une tasse remplie de l’eau de la Fontaine des Lions, en lui disant : « Voici une tasse d’eau de la Fontaine des Lions, qui guérit les maladies les plus tenaces et rend la santé aux moribonds ! » Et la vieille but la tasse, et, quelques instants après, s’écria : « Ô liqueur admirable ! Voici que je suis guérie, comme si on avait extrait mon mal avec des tenailles ! De grâce, hâtez-vous de me conduire à votre maîtresse, afin que je la remercie de sa bonté et que je lui marque ma gratitude ! » Et elle se leva sur son séant, en feignant d’être rétablie d’un mal dont elle n’avait jamais souffert. Et les deux suivantes la menèrent, à travers plusieurs appartements, tous plus magnifiques les uns que les autres, jusque dans la salle où se tenait leur maîtresse.

Or, la belle gennia était assise sur un trône d’or massif, enrichi de pierreries, et entourée d’un grand nombre de ses dames d’honneur, qui étaient toutes charmantes et habillées d’une façon aussi merveilleuse que leur maîtresse. Et la vieille sorcière, éblouie de tout ce qu’elle voyait, se prosterna au pied du trône, en balbutiant des remercîments. Et la gennia lui dit : « Je suis bien aise, ô bonne femme, que tu sois guérie. Et tu es libre maintenant de rester dans mon palais tout le temps que tu voudras. Et mes femmes vont se mettre à ta disposition pour te montrer mon palais ! » Et la vieille, après avoir embrassé la terre une seconde fois, se releva et se laissa emmener par les deux jeunes femmes, qui se mirent à lui faire visiter le palais, dans tous ses détails merveilleux. Et, lorsqu’elles eurent fini de la promener, elle se dit qu’il valait mieux pour elle se retirer, maintenant qu’elle avait vu ce qu’elle voulait voir. Et elle en exprima le désir aux deux jeunes femmes, après les avoir remerciées de leur obligeance. Et elles la firent sortir par la porte de pierre, en lui souhaitant un heureux voyage. Et dès qu’elle fut au milieu des rochers, elle se retourna pour bien observer l’emplacement de la porte et pouvoir la reconnaître ; mais, comme la porte était invisible pour les femmes de son espèce, elle la chercha en vain ; et elle fut obligée de s’en retourner sans pouvoir réussir à en trouver le chemin.

Et, lorsqu’elle fut arrivée en présence du sultan, elle lui rendit compte de tout ce qu’elle avait fait, de tout ce qu’elle avait vu, et de l’impossibilité où elle avait été de retrouver l’entrée du palais. Et le sultan, assez satisfait de ses explications, convoqua ses vizirs et ses favoris et les mit au courant de la situation, en leur demandant leur avis. Et les uns lui conseillèrent de mettre à mort le prince Hôssein, en lui représentant qu’il complotait contre son trône, et les autres furent d’avis qu’il valait mieux peut-être se saisir de lui et l’enfermer pour le restant de ses jours. Et le sultan se tourna vers la vieille et lui demanda : « Et toi, qu’en penses-tu ? » Elle dit : « Ô roi du temps, moi, je pense qu’il vaut mieux utiliser les relations que ton fils entretient avec cette gennia, pour faire demander et obtenir d’elle des merveilles comme il s’en trouve dans son palais. Et s’il refuse ou si elle lui refuse, alors seulement il faudra songer au moyen violent que viennent de t’indiquer les vizirs ! » Et le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et il fit venir son fils et lui dit : « Ô mon fils, puisque te voici devenu plus riche et plus puissant que ton père, ne peux-tu pas m’apporter, la prochaine fois, quelque chose qui me fasse plaisir, par exemple une belle tente qui puisse me servir à la chasse ou à la guerre ? » Et le prince Hôssein fit la réponse qu’il fallait, en assurant son père de la joie qu’il aurait de le satisfaire à ce sujet.

Et lorsqu’il fut de retour auprès de son épouse la gennia, il lui fit part du désir de son père ; et elle répondit : « Par Allah ! cette chose que le sultan nous demande est une bagatelle ! » Et elle appela sa trésorière et lui dit : « Va prendre le pavillon le plus grand qui soit dans mon trésor ! Et dis à votre gardien Schaïbar de me l’apporter ! » Et la trésorière se hâta d’exécuter l’ordre. Et, quelques instants après, elle revint accompagnée du gardien du trésor qui était un genni d’une espèce toute particulière. Il était, en effet, haut d’un pied et demi, avait une barbe de trente pieds, une moustache épaisse et retroussée jusqu’aux oreilles, et des yeux comme les yeux du cochon, enfoncés profondément dans sa tête qui était aussi grosse que son corps ; et il portait sur son épaule une barre de fer pesant cinq fois plus que lui, et dans son autre main il portait un petit paquet plié. Et la gennia lui dit : « Ô Schaïbar, tu vas accompagner tout de suite mon époux, le prince Hôssein, auprès du sultan, son père. Et tu feras ce que tu dois faire ! » Et Schaïbar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et demanda : « Et faut-il aussi, ô ma maîtresse, que j’y porte le pavillon que je tiens dans-ma main ? » Elle dit : « Certes ! mais auparavant déploie-le ici, afin que le prince Hôssein puisse le voir ! » Et Schaïbar alla au jardin, et déplia le paquet qu’il tenait. Et il en sortit un pavillon qui pouvait, déployé entièrement, abriter toute une armée, et qui avait la propriété de s’agrandir et de se rapetisser en proportion de ce qu’il devait couvrir. Et, l’ayant exposé de la sorte, il le replia et en fit un paquet qui tenait au fond de sa main. Et il dit au prince Hôssein : « Allons-nous-en chez le sultan ! »

Or, lorsque le prince Hussein, précédé de Schaïbar à pied, fut arrivé dans la capitale de son père, tous les passants, saisis d’épouvante à la vue du genni nain qui s’avançait avec sa lame de fer sur l’épaule, coururent se cacher dans les maisons et dans les boutiques dont ils se hâtèrent de fermer les portes. Et, à leur arrivée au palais, les portiers, les eunuques et les gardes se sauvèrent en poussant des cris de terreur. Et tous deux entrèrent au palais et se présentèrent devant le sultan qui était entouré de ses vizirs et de ses favoris, et s’entretenait avec la vieille sorcière. Et Schaïbar, s’avançant jusqu’au pied du trône, attendit que le prince Hôssein eût salué son père, et dit : « Ô roi du temps ! je t’apporte le pavillon ! » Et il le déploya au milieu de la salle et se mit à l’agrandir et à le rapetisser, en se tenant à une certaine distance. Puis soudain il brandit la barre de fer, et la déchargea sur la tête du grand-vizir et l’assomma du coup. Puis il assomma de la même manière les autres vizirs et tous les favoris, tandis qu’immobilisés par l’épouvante ils n’avaient pas la force de lever un bras pour se détendre. Et il assomma ensuite la vieille sorcière, en lui disant : « C’est pour t’apprendre à faire l’agonisante ! » Et lorsqu’il eut assommé de la sorte tout le monde, il remit la barre de fer sur son épaule et dit au roi : « Je les ai châtiés pour les punir de leurs mauvais conseils ! Quant à toi, ô roi, comme tu as l’esprit faible, et que tu n’as songé à tuer ou à emprisonner le prince Hôssein que parce que tu y étais poussé par ceux-là, je t’épargne le même sort. Mais je te destitue de ta royauté. Et si quelqu’un dans la ville songe à protester, je l’assommerai ! Et j’assommerai même toute la ville, si elle refuse de reconnaître le prince Hôssein pour son roi ! Et, maintenant, descends et va-t’en, ou je t’assomme ! » Et le roi se hâta d’obéir et, descendant de son trône, sortit de son palais et s’en alla vivre dans la solitude, auprès de son fils Ali, sous l’obédience du saint derviche.

Quant au prince Hassan et à son épouse Nourennahar, comme ils n’avaient pris aucune part à la conspiration, le prince Hôssein, devenu roi, leur assigna pour apanage la plus belle province du royaume, et continua à être avec eux dans les meilleurs termes. Et le prince Hôssein vécut avec son épouse la belle gennia, dans les délices et la prospérité. Et ils laissèrent tous deux une nombreuse postérité, qui régna après leur mort, durant des années et des années. Mais Allah est plus savant !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et sa sœur Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et délectables ! » Et Schahrazade sourit et dit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai encore, si le Roi me le permet ! » Et le roi Schahriar se dit : « Que peut-elle me raconter encore que je ne connaisse pas ? » Et il dit à Schahrazade : « Tu as la permission ! »

Et Schahrazade dit :