Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Le Jugement du vendeur de haschisch

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 260-264).


LE JUGEMENT DU MANGEUR DE HASCHISCH


Lorsque, ô roi fortuné, — continua le cultivateur qui avait apporté les concombres — le nouveau grand-vizir eut ordonné aux deux plaignants de parler, le premier dit : « Ô mon seigneur, j’ai une plainte contre cet homme ! » Et le vizir demanda : « Et quelle est ta plainte ? » Il dit : « Ô mon seigneur, j’ai là, en bas, à l’entrée du diwân, une vache avec son veau. Or, ce matin, j’allais avec eux à mon champ de luzerne pour les faire paître ; et ma vache marchait devant moi, et son veau la suivait en gambadant, lorsque je vis arriver de notre côté cet homme que voici, monté sur une jument qui était accompagnée de sa fille, une petite pouliche contrefaite et pitoyable, un avorton.

Or, mon petit veau, en voyant la pouliche, courut faire connaissance avec elle, et se mit à sauter autour d’elle et à la caresser sous le ventre avec son museau, à la renifler, à jouer avec elle de mille manières, tantôt en s’en éloignant pour ruer gentiment, et tantôt en lançant en l’air, avec ses petits sabots, les cailloux de la route.

Et soudain, ô mon seigneur, cet homme que voici, qui est un brutal, ce propriétaire de la jument, descendit de sa bête et s’approcha de mon veau le frétillant, le joli, et lui passa une corde autour du cou, en me disant : « Je l’emmène ! Car je ne veux pas que mon veau se pervertisse en jouant avec cette misérable petite pouliche, fille de ta vache et sa postérité ! » Et il se tourna vers mon veau et lui dit : « Viens, ô fils de ma jument et sa descendance ! » Et, malgré mes cris d’étonnement et mes protestations, il emmena mon veau, me laissant la misérable petite pouliche qui est là, en bas, avec sa mère, et me menaçant de m’assommer si je tentais de reprendre ce qui est mon bien et ma propriété devant Allah qui nous voit, et devant les hommes ! »

Alors le nouveau grand-vizir, qui était le pêcheur mangeur de haschisch, se tourna vers l’autre plaideur et lui dit : « Et toi, ô homme, qu’as-tu à dire au sujet des paroles que tu viens d’entendre ? » Et l’homme répondit : « Ô mon seigneur, il est notoire, en vérité, que le veau est le produit de ma jument, et que la pouliche est la descendance de la vache de cet homme ! » Et le vizir dit : « Est-il donc bien certain que maintenant les vaches peuvent mettre bas des pouliches, et que les chevaux peuvent enfanter des veaux ? Car c’est là une chose qui jusqu’aujourd’hui ne pouvait guère être admise par un homme doué de bon sens ! » Et l’homme répondit : « Ô mon seigneur, ne sais-tu que rien n’est impossible à Allah qui créé ce qu’Il veut et sème où Il veut, et que la créature n’a qu’à s’incliner, à le louer et à le glorifier ? » Et le vizir dit : « Certes ! certes ! tu dis vrai, ô homme, rien n’est impossible à la puissance du Très-Haut, qui peut faire descendre les veaux des juments, et les poulains des vaches ! » Puis il ajouta : « Mais, avant de te laisser le veau, fils de ta jument, et de rendre à ton plaignant ce qui lui appartient, je veux également vous rendre tous deux témoins d’un autre effet de la toute-puissance du Très-Haut ! »

Et le vizir ordonna qu’on lui apportât une souris et un gros sac de blé. Et il dit aux deux plaideurs : « Regardez attentivement ce qui va arriver, et ne prononcez plus un mot ! » Puis il se tourna vers le second plaideur et lui dit : « Toi, ô maître du veau fils de la jument, prends ce sac de blé et charge-le sur le dos de cette souris ! » Et l’homme s’écria : « Ô mon seigneur, comment pourrais-je faire tenir ce gros sac de blé sur cette souris sans qu’elle soit écrasée ? » Et le vizir lui dit : « Ô homme de peu de foi, comment oses-tu douter de la toute-puissance du Très-Haut qui a fait naître le veau de la jument ? » Et il ordonna aux gardes de se saisir de l’homme, à cause de son ignorance et de son impiété, et de lui appliquer la bastonnade. Et il fit rendre au premier plaideur le veau avec sa mère, et lui donna également la pouliche avec sa mère !

Et telle est, ô roi du temps, continua le cultivateur qui avait apporté le panier de fruits, l’histoire complète du pêcheur mangeur de haschisch, devenu le grand-vizir du sultan. Et ce dernier trait est pour prouver combien sa sagesse était grande, comment il savait produire la vérité par la réduction à l’absurde, et combien le sultan avait eu raison en le nommant grand-vizir et en le prenant pour commensal, et en le comblant d’honneurs et de prérogatives. Mais Allah est plus généreux et plus sage et plus magnanime et plus bienfaisant !

Lorsque le sultan eut entendu de la bouche du fruitier cette série d’anecdotes, il se leva sur ses deux pieds, à la limite de la jubilation, et s’écria : « Ô cheikh des hommes délicieux, ô langue de sucre et de miel, qui donc plus que toi mérite d’être grand-vizir, toi qui sais penser avec justesse, parler avec harmonie et conter avec saveur, délices et perfection ? » Et il le nomma sur l’heure grand-vizir, et en fit son commensal intime, et ne s’en sépara plus, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis et de la Destructrice des sociétés.

— Et voilà, continua Schahrazade en parlant au roi Schahriar, tout ce que j’ai lu, ô Roi fortuné, dans « Le Diwân des faciles facéties et de la gaie sagesse » ! Et sa sœur Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et savoureuses et délectables et réjouissantes et délicieuses en leur fraîcheur ! » Et Schahrazade dit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je raconterai demain, au sujet de La belle princesse Nourennahar, si toutefois je suis en vie, et que me le permette notre maître le Roi ! » Et le roi Schahriar se dit : « Certes ! je veux bien entendre cette histoire que je ne connais pas ! »

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SEPTIÈME NUIT

La petite Doniazade dit à sa sœur : « Ô ma sœur, de grâce ! hâte-toi de nous commencer l’histoire promise, puisque te le permet notre maître, ce Roi doué de bonnes manières ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur amical et comme hommages dus à ce Roi bien élevé ! » Et elle raconta :