Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Histoire de Kamar

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 57-108).


HISTOIRE DE KAMAR ET DE
L’EXPERTE HALIMA


Il est raconté qu’il y avait, en l’antiquité du temps, — mais Allah est plus savant ! — un marchand fort estimé, nommé Abd el-Rahmân, qu’Allah le Généreux avait favorisé d’une fille et d’un fils. Il avait donné le nom d’Étoile-du-Matin à la fille, à cause de sa parfaite beauté, et de Kamar au garçon à cause qu’il était comme la lune, tout à fait. Mais lorsqu’ils eurent grandi, le marchand Abd el-Rahmân, voyant tout ce qu’Allah leur avait octroyé en charme et en perfection, eut infiniment peur pour eux du mauvais œil des envieux et des ruses des corrompus, et les tint renfermés dans sa maison jusqu’à l’âge de quatorze ans, ne permettant de les voir à personne d’autre qu’à la vieille esclave qui les avait soignés enfants. Mais, un jour que le marchand Abd el-Rahmân était, contre sa coutume, en humeur d’épanchement, son épouse, mère des enfants, lui dit : « Ô père de Kamar, voici que notre fils Kamar vient d’atteindre sa nubilité et peut désormais se comporter comme les hommes. Mais, toi, qu’en penses-tu ? Est-il une fille ou un garçon, dis-le-moi ! » Et le marchand Abd el-Rahmân, extrêmement étonné, lui répondit : « Un garçon ! » Elle dit : « Dans ce cas, pourquoi t’obstines-tu à le tenir caché, comme une fille, aux yeux de tout le monde, et ne le mènes-tu avec toi au souk, et ne le fais-tu asseoir près de toi dans la boutique, pour qu’il fasse la connaissance du monde et que le monde le connaisse et sache au moins, de la sorte, que tu as un fils capable de te succéder et de mener à bien les affaires de la vente et de l’achat ? Sinon, après la longue vie (puisse Allah te l’octroyer sans fin !), nul ne se sera douté de l’existence de ton héritier, qui aura beau dire aux gens : « Je suis le fils du marchand Abd el-Rahmân ! » ; il ne s’entendra répondre qu’avec une incrédulité indignée, et à bon droit : « Nous ne t’avons jamais vu ! Et nous n’avons jamais entendu dire que le marchand Abd el-Rahmân ait laissé de fils ou quelque chose qui, de loin ou de près, ait ressemblé à un fils ! » Et alors, ô calamité sur notre tête ! le gouvernement viendra mettre la main sur tes biens et frustrera ton fils de son dû ! » Et, ayant ainsi parlé avec beaucoup d’animation, elle continua sur le même ton : « Et de même pour notre fille Étoile-du-Matin ! Je voudrais la faire connaître à nos relations, dans l’espoir qu’elle sera demandée en mariage par la mère de quelque jeune homme de sa condition, et que nous puissions, à notre tour, nous réjouir de ses noces ! Car le monde, ô père de Kamar, est fait de vie et de mort, et nous ignorons le jour de notre destin ! »

À ces paroles de son épouse, le marchand Abd el-Rahmân réfléchit une heure de temps, puis releva la tête et répondit : « Ô fille de l’oncle, certes ! nul ne peut fuir la destinée attachée à son cou. Mais tu sais bien que je n’ai ainsi gardé les enfants à la maison, que parce que je redoutais pour eux le mauvais œil ! Pourquoi donc me reprocher ma prudence et oublier ma sollicitude ? » Elle dit : « Éloigné soit le Malin, le Maléfique ! Prie sur le Prophète, ô cheikh ! » Il dit : « Que la bénédiction d’Allah soit sur Lui et sur tous les siens ! » Elle reprit : « Et maintenant, mets ta confiance en Allah qui saura sauvegarder notre enfant des mauvaises influences et de l’œil néfaste. Et, d’ailleurs, voici le turban en soie blanche de Mossoul que j’ai confectionné pour Kamar, et dans lequel j’ai pris soin de coudre l’étui d’argent où se trouve renfermé le rouleau de versets saints, préservatif de tout maléfice ! Tu peux donc, en toute sécurité, emmener aujourd’hui Kamar, pour lui faire visiter le souk et lui montrer enfin la boutique de son père ! » Et, sans attendre l’assentiment de son époux, elle alla chercher le jeune garçon qu’elle avait déjà pris soin de vêtir de ses plus beaux effets, et le conduisit entre les mains de son père qui se dilata et s’épanouit à sa vue, et murmura : « Maschallah ! Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ya Kamar ! » Puis, persuadé par son épouse, il se leva, le prit par la main, et sortit avec lui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… il se leva, le prit par la main, et sortit avec lui.

Or, dès qu’ils eurent franchi le seuil de leur maison et fait quelques pas dans la rue, ils se virent entourés par les allants et les venants, qui s’arrêtaient sur leur passage, troublés, à l’extrême limite du trouble, par l’adolescent et par sa beauté pleine de damnation pour les âmes. Mais ce fut bien autre chose quand ils arrivèrent à la porte du souk. Là, les passants cessèrent entièrement de circuler, et les uns s’approchaient pour baiser les mains de Kamar, après les salams au père, et les autres s’écriaient : « Ya Allah ! Le soleil se lève une seconde fois, ce matin ! Le jeune croissant de Ramadân brille sur les créatures d’Allah ! La nouvelle lune apparaît sur le souk, aujourd’hui ! » Et ils s’exclamaient ainsi de toutes parts, ravis d’admiration, et faisaient des vœux pour l’adolescent, en se pressant en foule autour de lui. Et le père, plein de colère concentrée et de confusion, avait beau les apostropher et les rudoyer, ils n’en faisaient cas, tout à la contemplation de la beauté extraordinaire qui faisait sa miraculeuse entrée dans le souk, en ce jour de bénédiction. Et ils donnaient ainsi raison au poète, en s’appliquant à eux-mêmes ses paroles :

Seigneur, Tu as créé la Beauté pour nous enlever la raison, et Tu nous dis : « Craignez ma réprobation ! »

Seigneur, Tu es la source de toute beauté, et Tu aimes ce qui est beau ! Comment feraient tes créatures pour s’empêcher d’aimer la beauté ou réprimer leur désir devant ce qui est beau ?

Lorsque le marchand Abd el-Rahmân se vit ainsi au milieu des rangs serrés des hommes et des femmes debout entre ses mains et immobiles à contempler son enfant, il fut à la limite de la perplexité, et se mit, en son âme, à charger son épouse de malédictions et à l’injurier de toutes les injures qu’il eût voulu lancer à ces importuns, la rendant responsable de ce qui lui arrivait de si notoirement contrariant. Puis, à bout d’arguments, il repoussa avec rudesse ceux qui l’entouraient et gagna en hâte sa boutique, qu’il ouvrit pour, aussitôt, y installer Kamar, mais de façon à ce que les importunités des passants ne pussent l’atteindre que de loin. Et la boutique devint le point d’arrêt de tout le souk ; et l’attroupement des grands et des petits devint plus intense d’heure en heure : car ceux qui avaient vu voulaient voir davantage, et ceux qui n’avaient pas vu s’appliquaient de toutes leurs forces à voir quelque chose.

Et voici que, sur ces entrefaites, s’avança du côté de la boutique un derviche au regard extatique qui, sitôt qu’il eut aperçu le beau Kamar assis près de son père, et si beau, s’arrêta en poussant de profonds soupirs et, d’une voix extrêmement émue, récita cette strophe :

« Je vois le rameau de l’arbre bân qui se balance sur une tige de safrân, où luit la lune de Ramadân.

Et je lui demande : « Quel est ton nom ? quel est ton nom ? » Il me répond : « Lou-lou ! » Et je m’écrie : « Li ! li ! » Mais il me dit : « La ! la ! »[1]

Après quoi le vieux derviche, tout en se caressant la barbe, qu’il avait longue et blanche, s’approcha de la devanture, entre les rangs des assistants qui se rangeaient sur son passage, par respect pour son grand âge. Et il regarda le jeune garçon avec des yeux pleins de larmes et lui offrit une branche de basilic doux. Puis il s’assit sur le banc de la devanture, à la place la plus proche du jeune garçon. Et l’on pouvait en toute conscience, le voyant dans un tel état, lui appliquer ces paroles du poète :

Tandis que le garçon au beau visage se tenait dans la place, et que son beau visage était la lune apparue aux jeûneurs de Ramadân.

Eh là, voyez ! À pas lents s’avance un cheikh d’aspect vénérable et ascétique.

Longuement il étudia l’amour, le travaillant de nuit et de jour ; et il acquit un singulier savoir dans le licite et l’illicite.

Il cultiva à la fois jouvenceaux et jouvencelles, qui le rendirent plus maigre qu’un cure-dent. Vieux os sous une vieille peau !

Cheikh pédéraste comme un Maghrébin, toujours suivi par son mignon ;

Mais pour les femmes, plutôt superficiel, à ce que l’on dit, bien que versé dans l’étude du sexe acide et du sexe doux ; car, à un moment donné, entre le jeune Zeid et la jeune Zeinab il ne voit point la différence.

Le cœur tendre et le reste dur comme le granit, qu’il est prodigieux ! Pour le bouc et pour la chèvre, pour l’imberbe et le barbu, toujours debout !

Pédéraste le cheikh comme un Maghrébin !

Lorsque les gens, qui se pressaient émerveillés devant la boutique, virent l’état d’extase du derviche, ils se firent part de leurs réflexions les uns aux autres, disant : « Ouallah ! tous les derviches se ressemblent ! Ils sont comme le couteau du marchand de colocases : ils ne différencient pas le mâle d’avec la femelle ! » Et d’autres s’exclamaient : « Éloigné soit le Malin ! Le derviche brûle pour le joli garçon ! Qu’Allah confonde les derviches de son espèce ! »

Quant au marchand Abd el-Rahmân, père du jeune Kamar, il se dit, en voyant tout cela : « Le plus sensé est de nous en retourner à la maison plus tôt qu’à l’ordinaire. » Et, pour décider le derviche à s’en aller, il tira de sa ceinture quelque monnaie et la lui offrit en disant : « Prends ta chance d’aujourd’hui, ô derviche ! » Et il se tourna, en même temps, vers son fils Kamar et lui dit : « Ah ! mon fils, qu’Allah traite ta mère comme elle le mérite, qui nous cause tant de désagréments, aujourd’hui ! » Mais comme le derviche ne bougeait pas de sa place et ne tendait pas la main pour prendre la monnaie offerte, il lui dit ; « Lève-toi, l’oncle, que nous fermions notre boutique et nous en allions en notre voie ! » Et, parlant ainsi, il se tint debout sur ses deux pieds, et se mit en devoir de fermer les deux battants. Alors le derviche fut bien obligé de se lever du banc sur lequel il s’était cloué, et descendit dans la rue, mais sans pouvoir détacher un instant ses regards du jeune Kamar. Et lorsque le marchand et son fils, après avoir fermé la boutique, eurent fendu la foule et se furent dirigés du côté de la sortie, il les suivit hors du souk et marcha, ses pieds derrière les leurs, et son bâton rythmant ses pas, jusqu’à la porte de leur maison. Et le marchand, voyant la ténacité du derviche et n’osant pas l’injurier, par respect pour la religion, et à cause aussi des gens qui les regardaient, se tourna vers lui et lui demanda : « Que veux-tu, ô derviche ? » Il répondit : » Ô mon maître, je désire fort être ton invité, cette nuit, et tu sais que l’invité est l’hôte d’Allah — qu’Il soit exalté ! » Et le père de Kamar dit : « Bienvenu soit l’hôte d’Allah ! Entre donc, ô derviche ! » Mais il se dit, à part lui : « Par Allah ! je vais bien voir ce qu’il en est. Si ce derviche est mal intentionné au sujet de mon fils, et si son mauvais destin le pousse à tenter quelque chose, en gestes ou en paroles, pour sûr je le tuerai et l’enterrerai dans le jardin, en crachant sur sa tombe ! Quoi qu’il en soit, je vais commencer par lui faire donner à manger, ce qui est la chance de tout hôte trouvé sur la voie d’Allah ! » Et il l’introduisit dans la maison et lui fit porter par la négresse l’aiguière et le bassin pour les ablutions, et de quoi manger et boire. Et le derviche, une fois ses ablutions faites en invoquant le nom d’Allah, se mit dans l’attitude de la prière, et n’en sortit que pour réciter tout le « chapitre de la Vache », qu’il fit suivre du chapitre de « la Table » et de celui de « l’Immunité ». Après quoi il formula le « Bismillah » et toucha aux aliments servis dans le plateau, mais avec discrétion et dignité. Et il remercia Allah pour ses bienfaits.

Lorsque le marchand Abd el-Rahmân eut appris par la négresse que le derviche avait terminé son repas, il se dit : « C’est le moment d’éclaircir l’affaire ! » Et il se tourna vers son fils et lui dit : « Ô Kamar, va trouver notre hôte le derviche, et demande-lui s’il a tout ce qu’il lui faut, et entretiens-toi quelque temps avec lui, car les paroles des derviches qui parcourent la terre en large et en long, sont souvent agréables à écouter, et leurs histoires profitables à l’esprit de l’écouteur. Assieds-toi donc tout près de lui, et s’il te prend la main, ne la lui retire pas, car celui qui enseigne aime sentir entre lui et son disciple un lien direct, qui aide à mieux transmettre l’enseignement. Et, en toutes choses, aie pour lui les égards et l’obéissance que t’imposent sa qualité d’hôte et son grand âge ! » Et, ayant ainsi prêché son fils, il l’envoya près du derviche, et se hâta d’aller se poster à l’étage supérieur, à un en- droit d’où il pouvait, sans être remarqué, tout voir et tout écouter dans la salle où se tenait le derviche.

Or, dès que sur le seuil apparut le bel adolescent, le derviche fut en proie à une telle émotion que les larmes lui jaillirent des yeux et qu’il se prit à soupirer comme une mère qui a perdu et retrouvé son enfant. Et Kamar s’approcha de lui et, d’une voix douce à changer en miel l’amertume de la myrrhe, il lui demanda s’il ne manquait de rien et s’il avait eu sa part des biens d’Allah sur Ses créatures. Et il vint s’asseoir tout près de lui, avec grâce et élégance, et, en s’asseyant, il découvrit, sans le faire exprès, sa cuisse qui était blanche et tendre comme une pâte d’amandes. Et c’est alors que le poète aurait pu dire en toute vérité, sans crainte d’être démenti :

Une cuisse, ô Croyants, toute de perles et d’amandes ! Ne vous étonnez donc pas si c’est aujourd’hui la Résurrection, car on ne surgit jamais mieux que lorsque les cuisses sont à jour !

Mais le derviche, en se voyant seul avec le jouvenceau, loin de se laisser aller vis-à-vis de lui à des privautés de quelque ordre que ce fût, recula de quelques pas de l’endroit où il était, pour aller s’asseoir un peu plus loin sur la natte, dans une attitude incontestable de décence et de respect de soi-même. Et là il continua à le regarder en silence, avec des larmes pleins les yeux, et en proie à la même émotion qui l’avait immobilisé sur le banc de la boutique. Et Kamar fut bien surpris de cette façon d’agir du derviche ; et il lui demanda pourquoi il l’évitait et s’il avait à se plaindre de lui, ou de l’hospitalité de leur maison. Et le derviche, pour toute réponse, récita d’une manière très sentie ces belles paroles du poète :

« Mon cœur est épris de la Beauté, car c’est par l’amour de la Beauté qu’on atteint au sommet de la perfection.

Mais mon amour est sans désir et libre de tout ce qui tient aux sens. Et j’abhorre tous ceux qui aiment d’une autre manière. »

Tout cela ! Et le père de Kamar voyait et entendait, et était à la limite de la perplexité. Et il se disait : « Je m’humilie devant Allah que j’ai offensé, en soupçonnant d’intentions perverses ce sage derviche ! Qu’Allah confonde le Tentateur qui suggère à l’homme de telles pensées sur ses semblables ! » Et, édifié sur le compte du derviche, il descendit en toute hâte et entra dans la salle. Et il fit ses salams et ses souhaits à l’hôte d’Allah, et il finit par lui dire : « Par Allah sur toi, ô mon frère, je t’adjure de me raconter la cause de ton émotion et de tes larmes, et pourquoi la vue de mon fils te fait pousser de si profonds soupirs. Car un tel effet doit certainement avoir une cause ! » Le derviche dit : « Tu dis vrai, ô père de l’hospitalité ! » Il dit : « En ce cas, ne me fais pas tarder davantage à apprendre de toi cette cause ! » Il dit : « Ô mon maître, pourquoi me forcer à aviver une blessure qui se ferme, et à retourner le couteau dans ma chair ? » Il dit : « Par les droits acquis de l’hospitalité, je te prie, ô mon frère, de satisfaire ma curiosité ! » Alors le derviche dit : « Sache donc, ô mon maître…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors le derviche dit :

« Sache donc, ô mon maître, que je suis un pauvre derviche qui pérégrine continuellement sur les terres et les contrées d’Allah, en s’émerveillant de l’œuvre du Créateur du jour et de la nuit.

« Or un jour de vendredi, au matin, je fus conduit par ma destinée dans la ville de Bassra. Et, en y entrant, je constatai, que les souks et les boutiques et les magasins étaient ouverts, avec toutes les marchandises exposées aux étalages ainsi que toutes les victuailles et, d’une manière générale, tout ce qui se vend et s’achète, tout ce qui se mange et se boit ; mais je constatai également que ni dans les souks, ni dans les boutiques, ne se voyait trace de marchand ou d’acheteur, de femme ou de fillette, d’allant ou de venant ; et tout était si abandonné et si désert qu’il n’y avait, dans aucune rue, pas même un chien ou un chat ou quelque jeu d’enfants ; mais partout la solitude et le silence, et rien que la seule présence d’Allah. Et moi je m’étonnai de tout cela, et je dis en mon âme : « Qui sait en quel endroit ont bien pu aller les habitants de cette ville, avec leurs chats et leurs chiens, pour ainsi abandonner, sur les étalages, toutes ces marchandises ! » Mais, comme une grande faim me torturait l’intérieur, je ne m’attardai pas longtemps en ces réflexions et, avisant le plus bel étalage de pâtissier, j’en mangeai ce qui était ma chance et la satisfaction de mon désir sur les pâtisseries. Après quoi, je me dirigeai vers l’étalage d’un rôtisseur, et je mangeai deux ou trois ou quatre brochettes d’agneau gras, et un ou deux poulets rôtis tout chauds encore du four, avec quelques galettes soufflées, comme de ma vie de derviche pèlerin ma langue n’en avait goûté ni n’en avaient mes narines senti ; et je remerciai Allah pour Ses dons sur la tête de Ses pauvres. Puis je montai dans la boutique d’un marchand de sorbets, et je bus une ou deux gargoulettes d’un sorbet parfumé au nadd et au benjoin, de quoi seulement apaiser les sollicitations premières de mon gosier depuis si longtemps déshabitué des boissons des riches citadins. Et je rendis grâces au Bienfaiteur qui n’oublie pas Ses Croyants et leur donne sur terre un avant-goût de la fontaine Salsabil.

« Lorsque j’eus ainsi mis quelque tranquillité dans mon intérieur, je me remis à réfléchir sur l’étrange situation de cette ville qui, à n’en pas douter, ne devait avoir été que d’il y a quelques instants à peine abandonnée par ses habitants. Et ma perplexité augmentait avec mes réflexions ; et je commençai à avoir grand peur de l’écho de mes pas dans cette solitude, quand j’entendis résonner un bruit d’instruments de musique qui, à bien l’écouter, s’avançait précisément de mon côté.

« Alors moi, l’esprit un peu troublé par les choses étonnantes dont j’étais le seul témoin, je ne doutai pas que je ne fusse là dans une ville ensorcelée, et que le concert que j’entendais ne fût donné par les éfrits et les genn malfaisants — qu’Allah les confonde ! Et, pris d’une peur affreuse, je me précipitai tout au fond d’un magasin de grainetier, et je me cachai derrière un sac de fèves. Mais comme de ma nature, ô mon maître, j’étais sous la domination du vice de la curiosité — qu’Allah me pardonne ! — je me plaçai tout de même de façon à pouvoir regarder dans la rue, de derrière mon sac, et voir sans être vu. Et j’avais à peine fini de me tasser dans la position la moins fatigante, que je vis s’avancer dans la rue un cortège éblouissant, non pas de genn ou d’éfrits, mais certainement de hourias du Paradis. Elles étaient là quarante adolescentes, au visage de lune, qui s’avançaient dans leur beauté sans voile, sur deux rangs, d’un pas qui à lui seul était une musique. Et elles étaient précédées d’un groupe de joueuses d’instruments et de danseuses qui rythmaient sur la musique leurs mouvements d’oiseaux. Car oiseaux elles étaient, en toute vérité, et plus blanches que les colombes et plus légères, certainement. Car les filles des hommes pouvaient-elles être si harmonieuses et aériennes ? Et n’étaient-elles pas plutôt quelques variétés venues du palais d’Iram-aux-Colonnes, ou des jardins d’Éden, pour enchanter de leur séjour la terre ?

« Quoi qu’il en soit, ô mon maître, leur dernier couple avait à peine dépassé la boutique, où j’étais caché derrière le sac de fèves, que je vis s’avancer, sur une jument au front étoilé, dont la bride était tenue par deux jeunes négresses, une dame parée de tant de jeunesse et de tant de beauté que sa vue acheva de me disloquer la raison, et que j’en perdis la respiration et faillis tomber sur le dos, derrière le sac des fèves, ô mon maître ! Et elle était d’autant plus éblouissante que ses vêtements étaient semés de pierreries, et que ses cheveux, son cou, ses poignets et ses chevilles disparaissaient sous l’éclat des diamants et sous les colliers et les bracelets de perles et de gemmes précieuses. Et à sa droite marchait une esclave qui tenait à la main un sabre nu dont la poignée était faite d’une seule émeraude. Et la jument qui la portait s’avançait comme une reine fière de la couronne qu’elle porte sur la tête. Et la vision de splendeur s’éloigna, en cadence, me laissant un cœur poignardé par la passion, une âme à jamais réduite en esclavage, et des yeux qui se souviennent et disent à toute beauté : « Qu’es-tu en comparaison ? »

« Lorsque le cortège fut tout à fait hors de vue, et que la musique des joueuses d’instruments ne parvint plus qu’en sons lointains jusqu’à moi, je me décidai à sortir de derrière le sac de fèves, et de la boutique dans la rue. Et bien m’en prit, car au même moment, à ma surprise extrême, je vis les souks s’animer et tous les marchands sortir comme de dessous terre, pour venir reprendre leurs places respectives à leurs étalages, et le propriétaire de la boutique où je m’étais caché, le grainetier, apparaître, surgi de je ne sais où, et s’occuper de vendre ses grains aux nourrisseurs de volailles et autres acheteurs. Et moi, de plus en plus perplexe, je me décidai à aborder l’un des passants et à lui demander ce que signifiait le spectacle dont j’avais été le témoin, et le nom de la dame merveilleuse qui montait la jument au front étoilé. Mais, à mon grand étonnement, l’homme me jeta un regard affolé, devint bien jaune de teint et, relevant les pans de sa robe, il me tourna le dos et livra ses jambes au vent, en une course plus rapide que s’il était poursuivi par l’heure de son destin. Et moi j’abordai un second passant, et lui posai la même question. Mais au lieu de me répondre, il fit semblant de ne m’avoir ni vu ni entendu, et continua son chemin, en regardant du côté opposé. Et j’interrogeai encore une quantité d’autres personnes : mais pas une ne voulut répondre à mes questions ; et tout le monde me fuyait comme si je sortais d’une fosse d’excréments ou comme si je brandissais une épée coupeuse de têtes. Alors moi, je dis à moi-même : « Ô derviche un tel, il ne te reste plus, pour éclaircir l’affaire, qu’à entrer dans la boutique d’un barbier, pour te faire raser la tête, et en même temps interroger le barbier. Car, tu le sais, les gens qui exercent ce métier ont la langue chatouilleuse, et la parole toujours sur le bout de la langue. Et lui seul peut-être t’apprendra ce que tu cherches à savoir ! » Et, ayant réfléchi de la sorte, j’entrai chez un barbier et, après l’avoir généreusement payé avec tout ce que je possédais, je lui parlai de ce que j’avais tant à cœur de savoir, et lui demandai quelle était la dame à la beauté surnaturelle. Et le barbier, assez terrifié, roula des yeux à droite et à gauche, et finit par répondre : « Par Allah, ô mon oncle le derviche, si tu tiens à garder ta tête sur ton cou, et ton cou sain et sauf, garde-toi bien de parler à qui que ce soit de ce que tu as eu la malechance de voir. Et même tu feras bien, pour plus de sûreté, de quitter sur-le-champ notre ville, ou tu es perdu sans recours ! Et c’est là tout ce que je puis te dire à ce sujet ; car c’est un mystère qui met à la torture toute la ville de Bassra, où les gens meurent comme des sauterelles, s’ils ont le malheur de ne point se cacher avant l’arrivée du cortège. L’esclave, en effet, qui tient le glaive nu, tranche la tête des indiscrets qui ont la curiosité de regarder passer le cortège, ou qui ne se cachent pas sur son passage. Et voilà tout ce que je puis t’en dire ! »

« Alors moi, ô mon maître, dès que le barbier eut fini de me raser la tête, je quittai la boutique et me hâtai de sortir de la ville, et n’eus de tranquillité que lorsque je fus hors des murs. Et je voyageai, par les terres et les déserts, jusqu’à ce que je fusse arrivé dans votre ville. Et j’avais toujours l’âme habitée par la beauté entrevue, et j’y pensais le jour et la nuit, tant que j’en oubliais souvent le manger et le boire. Et c’est dans ces dispositions que j’arrivai aujourd’hui devant la boutique de ta seigneurie, et que j’aperçus ton fils Kamar, dont la beauté me rappela d’une façon précise celle de l’adolescente surnaturelle de Bassra, à qui il ressemble comme un frère ressemble à son frère. Et je fus tellement ému de cette ressemblance que je n’ai pu retenir mes larmes, ce qui est, sans doute, le fait d’un insensé ! Et telle est, ô mon maître, la cause de mes soupirs et de mon émotion ! »

Et lorsque le derviche eut terminé de la sorte son récit, il fondit de nouveau en larmes, en regardant le jeune Kamar ; et il ajouta, au milieu de ses sanglots : « Par Allah sur toi, ô mon maître, maintenant que je t’ai raconté ce que j’avais à te raconter, et comme je ne veux pas abuser de l’hospitalité que tu as accordée à un serviteur d’Allah, ouvre-moi la porte de sortie et laisse-moi m’en aller en l’état de ma voie. Et, si j’ai un souhait à formuler sur la tête de mes bienfaiteurs, puisse Allah, qui a créé deux créatures aussi parfaites que ton fils et l’adolescente de Bassra, achever Son ouvrage en permettant leur réunion ! »

Et, ayant ainsi parlé, le derviche se leva, malgré la prière du père de Kamar qui le pressait de rester, et appela encore une fois la bénédiction sur ses hôtes, et s’en alla, en soupirant, comme il était venu. Et voilà pour lui.

Quant au jeune Kamar, il ne put fermer l’œil toute cette nuit-là, tant il était préoccupé par le récit du derviche, et tant la description de l’adolescente l’avait impressionné. Et, dès le lendemain, à l’aube, il entra chez sa mère et la réveilla, et lui dit : « Ô mère, fais-moi un paquet d’effets, car il faut que je parte à l’instant pour la ville de Bassra, où m’attend ma destinée ! » Et sa mère, à ces paroles, se mit à se lamenter, en pleurant, et appela son époux et lui fit part de cette nouvelle si étonnante et si inattendue. Et le père de Kamar essaya, mais en vain, de raisonner son fils qui ne voulut écouter aucun raisonnement, et qui, en manière de conclusion, dit : « Si je ne pars pas tout de suite pour Bassra, je mourrai certainement ! » Et le père et la mère de Kamar, devant ce langage péremptoire et une résolution si arrêtée, ne purent que soupirer en acceptant ce qui était écrit par la destinée. Et le père de Kamar ne manqua pas de rejeter sur son épouse tout ce qui leur arrivait de contrariant depuis l’heure où il avait écouté ses conseils et avait conduit Kamar au souk. Et il se disait : « Voilà à quoi ont abouti tes soins et ta prudence, ya Abd el-Rahmân ! Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Tout-Puissant ! Ce qui est écrit doit courir, et nul ne peut lutter contre les arrêts du sort ! » Et la mère de Kamar, doublement attristée, et pour être ainsi en butte aux reproches de son époux et à cause de la douleur que lui occasionnait le projet de son fils, fut bien obligée de lui faire ses préparatifs de départ. Et elle lui donna un petit sac dans lequel elle avait enfermé quarante grosses pierres précieuses, telles que rubis, diamants et émeraudes, en lui disant : « Garde bien soigneusement sur toi ce petit sac, ô mon fils. Il pourra te servir, si tu viens à manquer d’argent. » Et son père lui donna quatre-vingt-dix mille dinars d’or pour ses frais de voyage et son séjour à l’étranger. Et tous deux l’embrassèrent, en pleurant, et lui firent leurs adieux. Et son père le recommanda au chef de la caravane qui partait pour l’Irak. Et Kamar, après avoir baisé la main de son père et de sa mère, s’en alla vers Bassra, accompagné par les vœux de ses parents. Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il arriva sans encombre dans cette ville-là…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… et il arriva sans encombre dans cette ville-là.

Or, il advint que précisément ce jour de son arrivée était un vendredi matin ; et Kamar put constater que tout ce que lui avait raconté le derviche était l’exacte vérité. Il vit, en effet, que les souks étaient vides, les rues désertes, et les boutiques ouvertes mais sans vendeurs ni acheteurs. Et, comme il avait faim, il mangea et but de ce qui lui convenait, jusqu’à satiété. Et il avait à peine fini son repas qu’il entendit la musique, et se hâta de se cacher comme avait fait le derviche. Et il vit bientôt apparaître la dame adolescente avec ses quarante suivantes. Et il fut saisi, à la vue de sa beauté, d’une émotion si forte qu’il tomba évanoui dans son coin.

Lorsqu’il eut repris ses sens, il vit que les souks étaient animés et remplis d’allants et de venants, tout comme si jamais la vie des affaires ne se fût interrompue. Et, tout en détaillant dans son esprit les charmes surnaturels de l’adolescente, il commença par aller s’acheter des habits magnifiques, tout ce qu’il put trouver de plus riche et de plus somptueux chez les principaux marchands. Et il se rendit ensuite au hammam d’où, après un bain prolongé et minutieux, il sortit brillant comme un jeune roi. Et alors seulement il se mit à la recherche de la boutique du barbier qui avait autrefois rasé la tête du derviche, et ne tarda pas à la trouver. Et il entra dans la boutique et, après les salams de part et d’autre, il dit au barbier : « Ô père des mains légères, je désire t’entretenir en secret. Je te prie donc de fermer ta boutique aux clients que tu as l’habitude de recevoir, et voici de quoi te dédommager de la perte de ton temps ! » Et il lui remit une bourse remplie de dinars d’or que le barbier se hâta, après l’avoir soupesée d’un léger mouvement de main, de serrer dans sa ceinture. Et, lorsqu’ils furent tous deux seuls dans la boutique, il lui dit : « Ô père des mains légères, je suis étranger à cette ville. Et je désire seulement apprendre de toi le motif de l’abandon matinal des souks, en ce jour de vendredi ! » Et le barbier, gagné par la générosité du jeune homme et par son air d’émir, lui répondit : « Ô mon maître, c’est là un secret que je n’ai jamais cherché à pénétrer, bien que moi aussi je fasse comme tout le monde et prenne soin de me cacher tous les vendredis matin. Mais puisque cette affaire te tient à cœur, je veux faire pour toi ce que je ne ferais pas pour mon frère. Je te mettrai donc en rapport avec ma femme qui connaît tout ce qui se passe dans la ville, car c’est elle qui est la marchande de parfums de tous les harems de Bassra et des palais des grands et du sultan. Et comme je vois, à ton air, que tu es impatient d’être éclairé sur l’affaire et que, d’autre part, ma proposition t’agrée, je cours à l’instant trouver la fille de mon oncle, et lui soumettre le cas. Attends-moi donc tranquillement dans la boutique jusqu’à mon retour ! »

Et le barbier laissa Kamar dans la boutique et se hâta d’aller trouver sa femme à qui il expliqua le motif qui l’amenait ; et il lui remit en même temps la bourse pleine de dinars d’or. Et l’épouse du barbier, qui avait l’esprit fertile et le cœur serviable, répondit : « Qu’il soit le bienvenu dans notre ville. Me voici prête à le servir avec ma tête et mes yeux ! Va le retrouver et conduis-le-moi ici pour que je le mette au courant de ce qu’il cherche à savoir ! » Et le barbier retourna à sa boutique, où il trouva Kamar assis à l’attendre, et lui dit : « Ô mon fils, lève-toi et viens-t’en avec moi auprès de ta mère, la fille de mon oncle, qui me charge de te dire : « L’affaire est faisable ! » Et il le prit par la main et le conduisit à sa maison, où son épouse lui souhaita la bienvenue d’un air affable et engageant, et le fit asseoir à la place d’honneur, sur le divan, et lui dit : « Famille et aisance à l’hôte charmant ! La maison est ta maison, et tes esclaves, les maîtres de la maison ! Tu es sur notre tête et sur nos yeux, ordonne ! Ouïr c’est obéir ! » Et elle se hâta de lui offrir, sur un plateau de cuivre, les rafraîchissements et les confitures de l’hospitalité, et l’obligea à prendre une cuillerée de chaque espèce, disant chaque fois le souhait de circonstance : « Délices et réconfort sur le cœur de notre hôte ! »

Alors Kamar prit une grosse poignée de dinars d’or et la mit sur les genoux de l’épouse du barbier, disant : « Excuse-moi pour le peu ! Mais, inschallah ! je saurai mieux reconnaître tes bontés ! » Puis il lui dit : « Maintenant, ma mère, raconte-moi tout ce que tu sais au sujet de ce que tu sais ! » Et l’épouse du barbier dit :

« Sache, ô mon fils, ô lumière de l’œil et couronne de la tête, que le sultan de Bassra reçut un jour en cadeau, du sultan de l’Inde, une perle si belle qu’elle devait être née d’un rayon de soleil figé sur quelque œuf miraculeux de la mer. Elle était blanche à la fois et dorée, selon la façon de la regarder, et semblait mouvoir en son sein un incendie dans du lait. Et le roi la contempla toute une journée durant, et désira, pour ne s’en jamais séparer, la porter attachée à son cou par un ruban de soie. Mais comme elle était vierge et imperforée, il fit venir tous les joailliers de Bassra et leur dit : « Je désire que vous perciez adroitement cette perle souveraine. Et celui qui saura le faire sans endommager la merveilleuse substance, celui-là pourra me demander tout ce qu’il peut souhaiter ; et il sera exaucé et au delà ! Mais s’il ne réussit pas parfaitement ou si son mauvais destin la lui fait endommager le moins du monde, il peut s’attendre à la pire des morts ; car je lui ferai couper la tête, après lui avoir fait endurer tous les supplices que lui aura mérité sa maladresse sacrilège ! Qu’en dites-vous, ô joailliers ! »

« En entendant ces paroles du sultan, et en voyant à quoi ils exposaient leurs âmes, les joailliers furent émus d’une peur extrême et répondirent : « Ô roi du temps, c’est une chose bien délicate qu’une perle comme celle-là ! Et nous savons que déjà pour percer les perles ordinaires il faut une habileté et un doigté bien rares, et que peu de maîtres joailliers arrivent à un bon résultat sans quelques accidents inévitables. Nous te supplions donc de ne point nous imposer ce que nos faibles moyens ne peuvent supporter, car nous reconnaissons qu’une habileté telle que celle qu’il nous faudra déployer ne pourra jamais sortir de nos mains. Toutefois nous pouvons t’indiquer quelqu’un qui saura accomplir ce prodige d’art, et c’est notre cheikh ! » Et le roi demanda : « Et qui est votre cheikh ? » Ils répondirent : « C’est le maître joaillier Obeid ! Il est infiniment plus habile que nous, et il a un œil au bout de chaque doigt, et une délicatesse extrême dans chaque œil ! » Et le roi dit : « Allez me le chercher, et ne tardez pas ! » Et les joailliers se hâtèrent d’obéir et revinrent avec leur cheikh, le maître Obeid, qui, après avoir embrassé la terre entre les mains du roi, se tint debout dans l’attente des ordres. Et le roi lui raconta quel travail il exigeait de lui et quelle récompense ou quel châtiment l’attendait selon la réussite ou la non-réussite. Et, en même temps, il lui montra la perle. Et le joaillier Obeid prit la merveilleuse perle et l’examina une heure de temps, et répondit : « Je veux bien mourir si je ne la perce pas ! » Et, séance tenante, il s’accroupit, avec la permission du roi, et, tirant de sa ceinture quelques fins outils, il mit la perle entre les deux orteils de ses pieds rapprochés, et, avec une habileté et une légèreté incroyables, il manœuvra ses outils comme un enfant ferait d’une toupie, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour percer un œuf, il perfora la perle de part en part, sans une bavure ni le moindre éclat, en deux trous égaux et symétriques. Puis il l’essuya du revers de sa manche et la tendit au roi, qui se dilata et se trémoussa d’aise et de contentement. Et il la passa à son cou, au moyen d’un cordon de soie, et monta s’asseoir sur son trône. Et il regardait de tous côtés avec des yeux illuminés de joie, tandis que la perle était comme un soleil pendu à son cou.

« Après quoi, il se tourna vers le joaillier Obeid et lui dit : « Ô maître Obeid, à toi maintenant le souhait ! » Et le joaillier réfléchit une heure de temps et répondit : « Qu’Allah prolonge les jours du roi ! mais l’esclave, dont les mains percluses ont eu l’honneur insigne de toucher la perle merveilleuse et de la remettre à notre maître, perforée selon son désir, possède une épouse toute jeune qu’il est obligé de ménager beaucoup, vu qu’il est bien vieux et que les hommes sur le retour, qui ne veulent pas se rendre défavorables à leurs épouses, doivent les traiter avec toutes sortes d’égards et ne rien faire sans les consulter. Or, tel est précisément le cas de ton esclave, ô roi du temps. Il voudrait aller prendre l’avis de son épouse, au sujet de la demande que lui permet de faire notre maître magnanime, et voir si elle n’a pas elle-même un souhait à formuler préférable à celui que je pourrais imaginer. Car Allah l’a douée non seulement de jeunesse et de charme, mais d’un esprit fertile et perspicace et d’un jugement à toute épreuve ! » Et le roi dit : « Hâte-toi, Osta-Obeid, d’aller consulter ton épouse et de revenir m’apporter la réponse ; car je n’aurai de repos d’esprit que lorsque j’aurai rempli ma promesse ! » Et le joaillier sortit du palais et alla trouver son épouse et lui soumit le cas. Et la femme adolescente s’écria : « Glorifié soit Allah qui fait arriver mon jour avant son temps ! J’ai, en effet, un souhait à formuler et une idée, singulière il est vrai, à mettre à exécution ! Nous sommes déjà, grâce aux bienfaits d’Allah et à la prospérité de tes affaires, riches et à l’abri du besoin pour le reste de nos jours. Nous n’avons donc rien à désirer de ce côté-là, et le souhait que je veux satisfaire ne coûtera pas un drachme au trésor du règne. Voici ! Va demander au roi qu’il m’accorde simplement la permission de me promener tous les vendredis, avec un cortège semblable à celui des filles des rois, à travers les souks et les rues de Bassra, sans que personne ose se montrer alors dans les rues, sous peine de perdre la tête ! Et voilà tout ce que je souhaite du roi en récompense de ton travail au sujet de la perle perforée ! »

« En entendant ces paroles de sa jeune épouse, le joaillier fut à la limite de l’étonnement, et il se dit : « Allah karim ! Est bien fin celui qui peut se vanter de savoir ce qui se passe dans la cervelle d’une femme ! » Mais comme il aimait son épouse, et qu’il était vieux et d’ailleurs fort laid, il ne voulut pas la contrarier et se contenta de répondre : « Ô fille de l’oncle, ton désir est sur la tête et sur l’œil. Mais si les marchands des souks abandonnent leurs boutiques pour aller se cacher, lors du passage du cortège, les chiens et les chats dévasteront les devantures et commettront des dégâts qui alourdiront notre conscience ! » Elle dit : « Qu’à cela ne tienne, on donnera l’ordre à tous les habitants et aux gardiens des souks d’enfermer ce jour-là tous les chiens et tous les chats. Car je désire que les boutiques restent ouvertes lors du passage de mon cortège ! Et tout le monde, grands et petits, ira se cacher dans les mosquées dont on refermera les portes, afin que personne ne puisse passer sa tête et regarder ! »

» Alors le joaillier Obeid alla trouver le roi et, extrêmement confus, lui fit part du souhait de son épouse. Et le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et il fit aussitôt proclamer par les crieurs publics, à travers toute la ville, l’ordre aux habitants de laisser leurs boutiques ouvertes, tous les vendredis, deux heures avant la prière, et d’aller se cacher dans les mosquées et de se bien garder de montrer dans les rues leurs têtes, sous peine de les voir sauter de leurs épaules. Et il leur fit signifier qu’ils eussent à enfermer les chiens et les chats, les ânes et les chameaux, et toutes les bêtes de somme qui pourraient circuler dans les souks.

» Et depuis ce temps-là, l’épouse du joaillier se promène ainsi tous les vendredis, deux heures avant la prière de midi, sans que ni homme, ni chien, ni chat ose se montrer dans les rues. Et c’est elle-même, précisément, ya sidi Kamar, que tu as vue ce matin, dans sa beauté surnaturelle, vraiment, au milieu de son cortège d’adolescentes, précédée de la jeune esclave tenant le sabre nu pour trancher la tête de quiconque aurait osé la regarder passer ! »

Et l’épouse du barbier, ayant ainsi raconté à Kamar ce qu’il voulait savoir, se tut un moment, l’observa en souriant et ajouta : « Mais je vois bien, ô propriétaire du visage charmant, ô mon maître béni, que ce récit ne te suffit pas, et que tu désires de moi autre chose encore, par exemple que je t’indique quelque moyen de revoir la merveilleuse adolescente, épouse du vieux joaillier ! » Et Kamar répondit : « Ô ma mère, tel est, en effet, le désir intime de mon cœur. Car c’est pour la voir que je suis venu de mon pays, après avoir quitté la demeure où mon absence laisse dans les pleurs un père et une mère qui m’aiment bien. » Et l’épouse du barbier dit : « Dans ce cas, mon fils, dis-moi un peu ce que tu possèdes en fait de choses précieuses et de valeur ! » Il dit : « Ô ma mère, j’ai avec moi, entre autres belles choses, des pierres précieuses de quatre sortes : les pierres de la première sorte valent, chacune, cinq cents dinars d’or ; celles de la seconde sorte valent, chacune, sept cents dinars d’or ; celles de la troisième, huit cent cinquante, et celles de la quatrième, mille dinars d’or, pour le moins, chacune ! » Elle demanda : « Et ton âme est-elle prête à céder quatre de ces pierres, chacune d’une sorte différente ? » Il répondit ; « Mon âme est volontiers prête à céder toutes les pierres que je possède et tout ce que j’ai sous la main ! » Elle dit : « Eh bien, lève-toi, ô fils, ô couronne sur la tête des plus généreux, et va trouver, dans le souk des bijoutiers et des orfèvres, le joaillier Osta-Obeid, et fais exactement ce que je vais te dire ! »

Et elle lui indiqua tout ce qu’elle voulait lui indiquer pour le faire arriver au but désiré, et ajouta : « En toutes choses, il faut de la prudence et de la patience, mon fils. Mais, toi, après avoir fait ce que je viens de t’indiquer, n’oublie pas de venir m’en rendre compte, et d’apporter avec toi cent dinars d’or pour le barbier, mon époux, qui est un pauvre homme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

— Elle dit :

« … et d’apporter avec toi cent dinars d’or pour le barbier, mon époux, qui est un pauvre homme ! » Et Kamar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et sortit de la maison du barbier en se répétant, pour les bien graver dans sa mémoire, les instructions de la vendeuse de parfums, épouse du barbier. Et il bénissait Allah qui avait mis sur sa route, comme pierre indicatrice, cette femme de bien.

Et il arriva de la sorte au souk des bijoutiers et orfèvres, où tout le monde se hâta de lui indiquer la boutique du cheikh des joailliers, Osta-Obeid. Et il entra dans la boutique et vit, au milieu de ses apprentis, le joaillier qu’il salua avec la plus grande déférence, en portant la main sur son cœur, sur ses lèvres et sur sa tête, et disant : « La paix sur toi ! » Et Osta-Obeid lui rendit son salam et le reçut avec empressement et le pria de s’asseoir. Et Kamar sortit alors de sa bourse une gemme choisie, mais de l’espèce la moins belle des quatre qu’il possédait, et lui dit : « Ô maître, je souhaite vivement que tu me fasses, pour cette gemme, une monture digne de tes capacités, mais de la manière la plus simple et du poids d’un miskal, sans plus ! » Et il lui remit en même temps vingt pièces d’or, en disant : « Ceci, ô maître, n’est qu’une faible avance sur ce dont je compte rémunérer le travail que tu me feras ! » Et il remit également une pièce d’or à chacun des nombreux apprentis, en guise d’entrée, et aussi à chacun des nombreux mendiants qui avaient fait leur apparition dans la rue dès qu’ils avaient vu entrer dans la boutique le jeune étranger somptueusement habillé. Et, s’étant comporté de cette façon-là, il se retira en laissant tout ce monde émerveillé de sa libéralité, de sa beauté et de ses manières distinguées.

Quant à Osta-Obeid, il ne voulut point apporter le moindre retard à la confection de la bague, et, comme il était doué d’une dextérité extraordinaire, et qu’il avait à sa disposition des moyens que nul autre joaillier au monde ne possédait, il la commença et la termina, toute ciselée et nettoyée, à la fin de sa journée. Et, comme le jeune Kamar ne devait revenir que le lendemain, il la prit avec lui, le soir, pour la montrer à son épouse, l’adolescente en question, tant il en trouvait merveilleuse la pierre, et d’une eau limpide à donner envie de s’en mouiller la bouche.

Lorsque l’adolescente, épouse d’Osta-Obeid, eut vu la bague, elle la trouva bien belle et demanda : « Pour qui ? » Il répondit : « Pour un jeune homme étranger qui est plus éblouissant, et de beaucoup, que cette merveilleuse gemme. Sache, en effet, que le maître de cette bague, qui m’a déjà été payée d’avance comme jamais travail ne m’a été payé, est beau et charmant, avec des yeux qui blessent de désir, des joues comme les pétales de l’anémone sur un parterre jonché de jasmins, une bouche comme le sceau de Soleimân, des lèvres trempées dans le sang des cornalines, et un cou tel le cou de l’antilope, qui porte gracieusement sa tête fine comme une tige porte sa corolle. Et, pour résumer ce qui est au-dessus de toute louange, il est beau, vraiment beau, et charmant autant qu’il est beau, ce qui fait qu’il te ressemble non seulement par ses perfections, mais aussi par son âge tendre et les traits de son visage. »

Ainsi le joaillier dépeignit à son épouse le jeune Kamar, sans voir que ses paroles venaient d’allumer dans le cœur de l’adolescente une passion soudaine et d’autant plus vive que son objet était invisible. Et il oubliait, ce propriétaire d’un front où, comme des concombres sur un terrain fumé, allaient pousser les cornes, qu’il n’existe point de pire entremettage, ni de plus certain de la réussite, que celui d’un mari qui vante devant son épouse, sans prendre garde aux conséquences, les mérites et la beauté d’un inconnu. C’est ainsi que lorsqu’Allah Très-Haut veut faire marcher les décrets arrêtés au sujet de ses créatures, il les fait tâtonner dans les ténèbres de l’aveuglement.

Or, la jeune épouse du joaillier entendit ces paroles et les retint au fond de son esprit, mais sans rien montrer des sentiments qui l’agitaient. Et elle dit à son époux d’un ton indifférent : « Fais voir cette bague-là ! » Et Osta-Obeid la lui remit, et elle la regarda d’un air détaché et la passa nonchalamment à son doigt. Puis elle dit : « On dirait qu’elle a été faite pour mon doigt ! Regarde comme elle me va bien ! » Et le joaillier répondit : « Vivent les doigts des houris ! Par Allah, ô ma maîtresse, le propriétaire de cette bague est doué de générosité et de prévenance, et dès demain je le prierai de me la vendre à n’importe quel prix, et je te l’apporterai ! »

Pendant ce temps-là, Kamar était allé rendre compte à l’épouse du barbier de la manière dont il avait agi, selon ses instructions ; et il lui remit cent pièces d’or en cadeau pour le barbier, ce pauvre ! Et il demanda à sa protectrice ce qui lui restait à faire. Et elle lui dit : « Voici ! Lorsque tu verras le joaillier, ne prends pas la bague qu’il t’aura faite. Mais feins qu’elle est trop étroite pour ton doigt et fais-en lui cadeau ; et présente-lui une autre gemme beaucoup plus belle que la première, de celles qui valent sept cents dinars pièce, et dis-lui de te la monter d’une façon soignée. En même temps, donne-lui soixante dinars d’or pour lui, et deux pour chacun de ses ouvriers, comme gratification. Et n’oublie pas non plus les mendiants de la porte. Et, ce faisant, les choses tourneront à ta satisfaction. Et n’oublie pas, ô fils, de revenir me rendre compte de l’affaire, et d’apporter avec toi quelque chose pour mon époux le barbier, ce pauvre ! » Et Kamar répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Il sortit donc de chez la femme du barbier, et, le lendemain, il ne manqua pas d’aller trouver au souk le joaillier Osta-Obeid qui, sitôt qu’il l’eut aperçu, se leva en son honneur et, après les salams et compliments, lui présenta la bague. Et Kamar fit semblant de l’essayer, et dit ensuite : « Par Allah, ô maître Obeid, la bague est fort bien faite, mais elle est un peu étroite pour mon doigt. Tiens ! je te la donne afin que tu en fasses présent à n’importe laquelle des nombreuses esclaves de ton harem ! Et maintenant voici une autre gemme, que je préfère à la précédente et qui sera bien plus belle, montée simplement. ». Et, parlant ainsi, il lui remit une gemme de sept cents dinars d’or ; et, en même temps, il lui donna soixante dinars d’or pour lui, et deux pour chacun de ses apprentis, en disant : « Simplement pour vous rafraîchir d’un sorbet ! mais j’espère que, si le travail est promptement achevé, vous serez tous satisfaits de la manière dont il sera rémunéré ! » Et il sortit en distribuant, à droite et à gauche, des pièces d’or aux mendiants assemblés devant la porte de la boutique.

Lorsque le joaillier vit tant de libéralité chez son jeune client, il fut extrêmement surpris. Et, le soir, une fois rentré dans sa maison, il ne pouvait assez louer, devant son épouse, ce généreux étranger, dont il disait : « Par Allah ! il ne se contente pas d’être beau, comme ne le furent jamais les plus beaux, mais il a la paume ouverte des fils des rois ! » Et plus il parlait, plus il faisait davantage s’incruster dans le cœur de sa femme l’amour ressenti pour le jeune Kamar. Et lorsqu’il lui eut remis la bague, don de son client, elle la passa à son doigt lentement, et demanda : « Et ne t’en a-t-il pas commandé une seconde ? » Il dit : « Mais oui ! Et j’y ai travaillé tout le jour, tant, que la voici achevée. » Elle dit : « Fais voir ! » Et elle la prit, la regarda en souriant et dit ; « Je voudrais bien la garder ! » Il dit : « Qui sait ? Il est bien capable de me la laisser, comme il a fait pour sa sœur ! »

Pendant ce temps, Kamar étant allé se concerter avec l’épouse du barbier sur ce qui s’était passé et ce qu’il y avait à faire. Et il lui remit quatre cents dinars d’or pour son époux le barbier, ce pauvre ! Et elle lui dit : « Mon fils, ton affaire est dans la meilleure voie. Lorsque tu verras le joaillier, ne reprends point la bague commandée ; mais plutôt feins qu’elle est trop grande et laisse-la lui en cadeau. Puis remets-lui une autre pierre précieuse, de celles qui valent près de neuf cents dinars pièce ; et, en attendant que le travail soit achevé, donne cent dinars pour le maître et trois pour chacun des apprentis. Et n’oublie pas mon fils, en revenant me rendre compte de la marche de l’affaire, d’apporter à mon époux le barbier, ce pauvre ! de quoi s’acheter un morceau de pain ! Et qu’Allah te garde et prolonge tes jours précieux, ô fils de la générosité ! »

Or, Kamar suivit ponctuellement le conseil de la vendeuse de parfums. Et le joaillier ne trouva plus de mots ou d’expression pour peindre à sa femme la libéralité du bel étranger. Et elle lui dit, en essayant la nouvelle bague : « N’es-tu pas honteux, ô fils de l’oncle, de n’avoir pas encore invité dans ta maison un homme qui s’est montré si généreux envers toi ? Et pourtant tu n’es, grâce aux bienfaits d’Allah, ni avare ni issu d’une ascendance d’avares ; mais il me semble bien que tu manques quelquefois aux convenances ! Ainsi, il est absolument de ton devoir de prier cet étranger de venir demain goûter le sel de ton hospitalité ! »

De son côté, Kamar, après avoir consulté la femme du barbier, à laquelle il remit huit cents dinars de gratification pour le barbier, ce pauvre ! de quoi seulement s’acheter un morceau de pain, ne manqua pas de se rendre à la boutique du joaillier pour essayer la troisième bague. Aussi, après l’avoir passée à son doigt, il l’en retira, la regarda un instant avec quelque dédain et dit : « Elle va assez bien ; mais cette pierre ne me plait pas du tout. Garde-la donc pour une de tes esclaves, et monte-moi cette autre gemme, comme il sied ! Et voici pour toi une avance de deux cents dinars, et quatre pour chacun de tes apprentis. Et pardonne-moi tout l’embarras que je te cause ! » Et, ce disant, il lui remit une gemme blanche et merveilleuse, qui valait mille dinars d’or. Et le joaillier, à la limite de la confusion, lui dit : « Ô mon maître, voudrais-tu honorer ma maison de ton approche, et m’accorder la grâce de venir ce soir souper avec moi ? Car tes bienfaits sont sur moi, et mon cœur s’est attaché à ta main généreuse ! » Et Kamar répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! » Et il lui donna son adresse au khân où il était descendu.

Or, le soir venu, le joaillier se rendit au khân en question, pour prendre son invité. Et il le conduisit à sa maison…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut :

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il le conduisit à sa maison, où il le fêta par une réception somptueuse et un splendide festin. Et, après la levée des plateaux des mets et des boissons, une esclave leur servit les sorbets qu’avait préparés de ses propres mains l’hôtesse adolescente. Toutefois, malgré le désir qu’elle en avait, elle ne voulut point enfreindre les usages des réceptions où les femmes ne prennent jamais part aux repas, et resta dans le harem. Et il lui fallut attendra là que sa ruse produisît son effet.

Or, à peine Kamar et son hôte avaient-ils goûté au délicieux sorbet, qu’ils tombèrent tous deux dans un profond sommeil : car l’adolescente avait pris soin de jeter dans les coupes une poudre somnifère. Et l’esclave qui les servait se retira aussitôt qu’elle les vit étendus sans mouvement.

Alors l’adolescente, vêtue de sa chemise seulement, et préparée tout entière comme pour la première entrée nuptiale, souleva la portière et pénétra dans la salle du festin. Et quiconque eût vu cette adolescente dans sa beauté, avec ses yeux chargés d’assassinats, se serait senti le cœur émietté et la raison envolée. Elle s’avança donc jusqu’à Kamar, qu’elle n’avait jusqu’alors qu’entrevu par la fenêtre, comme il entrait dans la maison, et se mit à le contempler. Et elle vit qu’il était tout à fait à sa convenance. Et elle commença par s’asseoir tout contre lui, et se mit à lui caresser doucement le visage avec la main. Et soudain cette poulette affamée se jeta goulûment sur le jouvenceau et se mit à lui becqueter les lèvres et les joues si violemment que le sang en jaillissait. Et ces becquées cruelles durèrent un certain temps et furent remplacées par de tels mouvements qu’Allah seul pouvait savoir ce qui pouvait bien se passer sous toute cette agitation de la poulette à califourchon sur le jeune coq endormi.

Et la nuit entière s’écoula dans ce jeu. Mais lorsqu’apparut le matin, cette chaude jouvencelle se décida à se lever ; et elle tira de son sein quatre osselets d’agneau et les mit dans la poche de Kamar. Et, cela fait, elle le quitta et rentra dans le harem. Et elle dépêcha vers lui l’esclave confidente qui exécutait d’ordinaire ses ordres, celle-là même qui tenait le glaive nu lors de la marche du cortège à travers les souks de Bassra. Et l’esclave, pour dissiper le sommeil du jeune Kamar et du vieux joaillier, leur souffla dans les narines une poudre qui était un puissant antidote. Et l’effet de cette poudre ne tarda pas à se produire ; car les deux endormis se réveillèrent, aussitôt après avoir éternué. Et la jeune esclave dit au joaillier : « Ô notre maître, notre maîtresse Halima m’envoie te réveiller et te dit : « C’est l’heure de la prière du matin, et voici le muezzin qui fait l’appel aux Croyants, sur le minaret. Et voici, en outre, le bassin et l’eau pour les ablutions ! » Et le vieux, encore étourdi, s’écria : « Par Allah ! comme on dort lourdement dans cette pièce ! Chaque fois que je couche ici, je ne me réveille qu’au grand jour ! » Et Kamar ne sut que répondre. Mais, s’étant levé pour faire ses ablutions, il sentit qu’il avait les lèvres et le visage, sans compter ce qui ne se voyait pas, brûlants comme du feu. Et il s’en étonna à l’extrême, et il dit au joaillier : « Je ne sais pas, mais je sens que mes lèvres et mon visage sont brûlants comme du feu, et me cuisent comme des charbons ardents. Qu’est-ce donc que cela ? » Et le vieux répondit : « Oh ! ce n’est rien du tout. De simples piqûres de moustiques ! Car nous avons commis l’imprudence de dormir sans moustiquaire ! » Et Kamar dit : « Oui, mais comment se fait-il que je ne voie point trace de piqûres de moustiques sur ton visage, alors que tu as dormi à côté de moi ! » Il répondit : « Par Allah, c’est vrai ! Seulement il faut que tu saches, ô beau visage, que les moustiques aiment les jeunes joues vierges de poil, et détestent les visages barbus. Et tu vois bien quel sang délicat circule sous ton beau visage, et quelle longueur de barbe descend de mes deux joues. Cela dit, ils firent leurs ablutions, s’acquittèrent de la prière et déjeunèrent ensemble. Après quoi, Kamar prit congé de son hôte, et sortit pour aller trouver la femme du barbier.

Or, il la trouva qui l’attendait. Et elle l’accueillit en riant, et lui dit : « Allons, ô fils, raconte-moi l’aventure de cette nuit, bien que je la voie écrite par mille signes sur ton visage ! » Il dit : « Pour ce qui est de ces signes, ce sont de simples piqûres de moustiques, ma mère, et rien de plus ! » Et la femme du barbier, à ces paroles, rit encore plus fort et dit : « Vraiment, des piqûres de moustiques ? Et ta visite dans la maison de celle que tu aimes n’a pas eu d’autres résultats ? » Il répondit : « Non, par Allah ! si ce n’est ces quatre osselets, avec lesquels jouent les enfants, et que j’ai trouvés dans ma poche, sans savoir de quelle façon ils y sont entrés ! » Elle dit : « Montre-les moi ! » Et elle les prit, les considéra un moment, et continua, disant : « Tu es bien simple, mon fils, de n’avoir pas deviné que tu portes encore sur ta figure la trace, non de piqûres de moustiques, mais des baisers passionnés de celle que tu aimes. Quant à ces osselets, qu’elle-même t’a mis dans la poche, ils sont un reproche qu’elle t’adresse d’avoir passé ton temps à dormir, tandis que tu pouvais mieux l’employer avec elle. Elle a voulu te dire par là : « Tu es un enfant qui passe son temps à dormir. Voici des osselets comme il convient à des enfants qui ne savent point s’amuser à d’autre jeu. » Or, c’est bien là l’explication des ces osselets, mon fils. Et c’est parler assez clairement, pour une première fois. Et tu n’as d’ailleurs qu’à en faire l’épreuve ce soir même. Tu profiteras en effet de l’invitation du joaillier, qui, je n’en doute pas, t’engagera encore une fois à souper, et tu n’oublieras pas, j’espère, de te comporter de manière à te satisfaire, à la satisfaire, et à rendre heureuse ta mère qui t’aime, mon enfant ! Et songe, ô prunelle de l’œil, lors de ton retour chez moi, à la misérable condition de mon époux le barbier, ce très pauvre ! » Et Kamar répondit : « Sur la tête et sur l’œil ! » et s’en retourna au khân où il logeait. Et voilà pour lui.

Quant à la jeune Halima, elle demanda à son époux, le vieux joaillier, quand il alla la trouver au harem : « Comment t’es-tu comporté à l’égard du jeune étranger, ton hôte ? » Il répondit : « Avec toutes les prévenances et tous les égards, ô une telle ! Mais il a dû passer une fort mauvaise nuit, car les moustiques l’ont piqué avec acharnement ! » Elle dit : « C’est bien de ta faute, puisque tu ne l’as pas fait dormir sous la moustiquaire. Mais la nuit prochaine il sera, sans doute, moins incommodé. Car j’espère bien que tu vas l’inviter encore une fois. Et c’est le moins que tu puisses faire envers lui pour reconnaître toutes les marques de générosité dont il t’a comblé ! » Et le joaillier ne put répondre que par l’ouïe et l’obéissance, d’autant plus que, lui également, il ressentait une grande affection pour l’adolescent.

Aussi, lorsque Kamar vint à la boutique, il ne manqua pas de l’inviter, et tout se passa cette nuit-là comme la précédente, malgré la moustiquaire. Car toute la nuit, une fois que la boisson assoupissante eut produit son effet, la jeune Halima, plus chaude que jamais, ne cessa de s’agiter et de se mouvoir, à califourchon sur le jeune coq endormi, d’une manière encore plus extraordinaire que la première fois. Et lorsque le jeune Kamar, au matin, grâce à la poudre soufflée dans ses narines, fut sorti de son lourd sommeil, il se sentit le visage brûlant et le corps tout meurtri des succions, des morsures et autres choses semblables de son ardente amoureuse. Mais il n’en laissa rien voir au joaillier qui l’interrogeait sur la manière dont il avait dormi, et, après avoir pris congé de lui, il sortit pour aller rendre compte à la femme du barbier de ce qui s’était passé. Et, en regardant dans sa poche, il trouva un couteau qu’on y avait mis. Et il montra ce couteau à sa protectrice, en lui mettant cinq cents dinars d’or de gratification, pour son époux le barbier, ce pauvre ! Et la vieille, après lui avoir baisé la main, s’écria en voyant le couteau ; « Qu’Allah vous garde du malheur, ô mon enfant. Voici que ta bien-aimée est irritée et qu’elle te menace de te tuer, si elle te trouve encore endormi. Car c’est là l’explication de ce couteau-là trouvé dans ta poche ! » Et Kamar, fort perplexe, demanda : « Mais comment pourrais-je faire pour ne pas m’endormir ? Déjà j’avais bien résolu de veiller coûte que coûte, la nuit dernière, mais sans y avoir réussi ! » Elle répondit : » Eh bien, pour cela, tu n’auras qu’à laisser boire le joaillier seul ; et, feignant d’avoir vidé la coupe de sorbet dont tu auras jeté le contenu derrière toi, tu feras semblant de dormir en présence de l’esclave. Et de la sorte tu attendras le but désiré ! » Et Kamar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et ne manqua pas de suivre exactement cet excellent avis.

Or, les choses se passèrent de la manière prévue par la vieille. Car le joaillier, sur le conseil de son épouse, invita Kamar pour le troisième souper, selon l’usage qui veut que l’hôte soit invité trois nuits de suite. Et lorsque l’esclave qui avait apporté les sorbets vit les deux hommes endormis, elle se retira pour annoncer à sa maîtresse que l’effet était produit.

À cette nouvelle, l’ardente Halima, furieuse de voir que le jeune homme n’avait rien compris à ses avertissements, entra dans la salle du festin, le couteau à la main, prête à l’enfoncer dans le cœur de l’imprudent. Mais tout à coup Kamar, rieur, se leva sur ses pieds et s’inclina jusqu’à terre devant l’adolescente qui lui demanda : « Ah ! et qui t’a enseigné une semblable ruse ? » Et Kamar ne lui cacha point qu’il avait agi d’après les conseils de la femme du barbier. Et elle sourit et dit : « Elle a excellé, la vieille ! Mais désormais tu n’auras affaire qu’à moi seule. Et tu ne t’en plaindras pas ! » Et, ce disant, elle attira à elle le jouvenceau à la chair vierge encore de tout contact de femme, et le manipula d’une si experte manière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… et le manipula d’une si experte manière que du coup il apprit à décliner tous les cas sans hésitation, à placer le régime passif à l’accusatif, et à ériger le régime direct dans son rôle actif. Et il se comporta, dans cette bataille des jambes et des cuisses, avec une telle vaillance et un tel agencement de chocs en aller et de chocs en retour, que cette nuit-là fut par excellence la nuit du coq ! Louanges à Allah qui donne les ailes au premier vol des oiseaux, qui fait danser le chevreau dès sa naissance, qui fait se développer le cou du jeune lion, qui fait bondir le fleuve à sa sortie du rocher, et qui met dans le cœur de Ses Croyants un instinct invincible et beau comme le chant du coq dans l’aurore !

Lorsque l’experte Halima eut, au moyen de ce vaillant jouteur frais éclos de l’œuf, apaisé l’ardeur qui la consumait, elle lui dit, entre mille caresses : « Sache, ô fruit de mon cœur, que je ne saurais plus me passer de toi. C’est pourquoi il ne faut pas croire qu’une ou deux nuits, une ou deux semaines, un ou deux mois, une ou deux années me suffiront ! Je veux passer ma vie tout entière avec toi, en abandonnant le vieil époux si laid, et en te suivant dans ta patrie. Écoute-moi donc, et, si tu m’aimes et si l’expérience de cette nuit te convient, fais ce que je vais te dire. Voici ! Si mon vieil époux t’invite encore une fois, réponds-lui : « Par Allah, mon oncle, Ibn-Adam est fort pesant de sa nature, et il a le sang bien lourd ! Et quand il réitère les visites chez autrui, il fait se dégoûter de lui les riches aussi bien que les pauvres ! Excuse-moi donc de ne pouvoir accepter ta gracieuse offre, car je craindrais de commettre une indiscrétion en te retenant ainsi trois ou quatre nuits de suite hors de ton harem ! » Et, lui ayant ainsi parlé, tu le prieras de te louer une maison dans le voisinage de la nôtre, sous prétexte que vous pourrez ainsi tous les deux vous voir commodément et passer tour à tour une partie de la nuit ensemble, sans qu’il en résulte d’incommodité ni pour l’un ni pour l’autre. Or mon mari, je le sais, viendra me consulter là-dessus, et je le confirmerai dans ce projet. Et lorsque nous en serons là, Allah se chargera du reste ! » Et le jeune Kamar répondit : « Ouïr c’est obéir ! » Et il lui jura de se conformer à tous ses désirs, et, pour sceller son serment, il fit avec elle une répétition, en fait de régimes, encore plus détaillée que la première. Et certes ! cette nuit-là, le bâton du pèlerin fonctionna avec zèle sur le chemin aplani déjà par la première marche du cavalier.

Cela fait, Kamar, sur le conseil de son amoureuse, alla s’étendre auprès du joaillier, comme si rien ne se fût passé. Et le matin, lorsque le joaillier fut réveillé par la poudre antidote, Kamar voulut prendre congé de lui, selon sa coutume. Mais il le retint de force, et l’invita à revenir encore partager avec lui le repas du soir. Et Kamar n’oublia pas la recommandation de son amoureuse, et ne voulut point accepter l’invitation du joaillier ; mais il lui fit part du plan qui avait été concerté, et lui dit que c’était le seul moyen de ne point se déranger l’un l’autre désormais. Et le vieux joaillier répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et, sans plus tarder, il se leva et alla louer la maison contiguë à la sienne, la meubla richement et y installa son jeune ami. Et, de son côté, l’experte Halima prit soin, en grand secret, de faire pratiquer dans le mur de séparation une ouverture qui se trouvait cachée des deux côtés par une armoire.

Aussi, le lendemain, Kamar fut extrêmement étonné en voyant, comme si elle sortait de l’invisible, son amoureuse entrer dans sa chambre. Mais elle, après l’avoir comblé de caresses, lui découvrit le mystère de l’armoire, et, séance tenante, lui fit signe de remplir son office de coq. Et Kamar s’exécuta avec empressement et célérité, et mania sept fois de suite le bâton du pèlerinage. Après quoi, la jeune Halina, moite d’ardeur satisfaite, tira de son sein un poignard splendide appartenant à son époux le joaillier, qui l’avait travaillé lui-même avec le plus grand soin, et dont il avait orné la poignée de belles pierres précieuses ; et elle le remit à Kamar, en lui disant : « Mets ce poignard à ta ceinture, et rends-toi à la boutique d’Osta-Obeid, mon mari ; montre-lui le poignard et demande-lui s’il le trouve à sa convenance, et combien il vaut. Et il te demandera de qui tu le tiens ; alors dis-lui qu’en passant par le souk des armuriers, tu as entendu deux hommes qui parlaient ensemble, et dont l’un disait à l’autre : « Vois le présent que m’a fait mon amoureuse, qui me donne les objets appartenant à son vieux mari, le plus laid et le plus dégoûtant des vieux maris ! » Et ajoute que, l’homme qui parlait ainsi s’étant approché, tu as acheté le poignard. Quitte ensuite la boutique, et reviens en toute hâte à la maison, où tu me retrouveras dans l’armoire pour reprendre le poignard ! » Et Kamar, ayant pris le poignard, se rendit à la boutique du joaillier, où il joua le rôle que son amoureuse lui avait indiqué.

Lorsque le joaillier vit le poignard et entendit les paroles de Kamar, il fut dans un grand trouble, et il répondit par des mots entrecoupés comme un homme dont l’esprit est égaré. Et Kamar, voyant l’état du joaillier, sortit de la boutique et courut rapporter le poignard à son amoureuse qui l’attendait déjà dans l’armoire. Et il lui peignit l’état cruel et l’égarement où il avait laissé le joaillier, son mari.

Quant au malheureux Osta-Obeid, il courut, de son côté, à la maison, en proie aux tourments de la jalousie, et sifflant comme un serpent en fureur. Et il entra, avec les yeux hors de la tête, en s’écriant : « Où est mon poignard ? » Et Halima, de l’air le plus innocent, répondit avec de grands yeux interloqués : « Il est à sa place dans la cassette. Mais par Allah ! ô fils de l’oncle, je vois que tu as l’esprit égaré, et je me garderai bien de te le donner, de peur que tu ne veuilles en frapper quelqu’un ! » Et le joaillier insiste, jurant qu’il ne voulait en frapper personne. Alors, ouvrant la cassette, elle lui présenta le poignard. Et il s’écria : « Ô prodige ! » Elle demanda : « Qu’y a-t-il donc de surprenant ? » Il dit : « Je croyais avoir vu à l’instant ce poignard à la ceinture de mon jeune ami ! » Elle dit : « Par ma vie ! aurais-tu pu avoir quelques faux soupçons sur ton épouse, ô le plus indigne des hommes ! » Et le joaillier lui demanda pardon, et fit tous ses efforts pour apaiser sa colère.

Or, le lendemain, Halima, après avoir joué avec son amoureux une partie d’échecs en sept divisions, songea aux moyens d’amener le vieux joaillier à divorcer d’avec elle, et dit à Kamar ! « Tu vois que le premier moyen ne nous a pas réussi. Or, je vais m’habiller en esclave, et tu me conduiras à la boutique de mon mari. Et tu lèveras mon voile en lui disant que tu viens de m’acheter au marché. Et nous verrons bien si cela lui ouvrira les yeux ! » Et elle se leva et s’habilla effectivement en esclave, et accompagna son amoureux à la boutique de son mari. Et Kamar dit au vieux joaillier : « Voici une esclave que je viens d’acheter mille dinars d’or. Vois si elle te plaît ! » Et, parlant ainsi, il leva son voile. Et le joaillier faillit s’évanouir en reconnaissant sa femme, ornée des magnifiques pierreries qu’il avait travaillées lui-même, et portant au doigt les bagues dont Kamar lui avait fait présent. Et il s’écria : « Comment s’appelle cette esclave ? » Et Kamar répondit : « Halima ! » Et le joaillier, à ces paroles, sentit sa gorge se dessécher, et tomba à la renverse. Et Kamar et l’adolescente profitèrent de son évanouissement pour se retirer.

Lorsqu’Osta-Obeid fut revenu de son évanouissement, il courut chez lui de toutes ses forces, et il faillit cette fois mourir de surprise et d’effroi en trouvant son épouse avec la même parure qu’il venait de lui voir, et il s’écria : « Il n’y a de force et de protection qu’en Allah l’Omniscient ! » Et elle lui dit : « Eh bien, ô fils de l’oncle, de quoi t’étonnes-tu donc ? » Il dit ; « Qu’Allah confonde le Malin ! Je viens de voir une esclave qu’a achetée mon jeune ami, et qui paraît être une autre toi-même, tant elle te ressemble ! » Et Halima, comme suffoquée d’indignation, s’écria : « Comment, ô calamiteux à barbe blanche ! tu oses m’outrager par des soupçons si honteux ? Va te convaincre par tes propres yeux, et cours chez ton voisin pour voir si tu ne vas pas y trouver l’esclave ! » Il dit : « Tu as raison ! Il n’y a aucun soupçon qui ne cède à une telle preuve ! » Et il descendit l’escalier, et sortit de sa maison pour se rendre chez son ami Kamar.

Or Halima, ayant passé par l’armoire, se trouvait déjà là lorsque entra son époux. Et l’infortuné, confondu par une ressemblance si grande, ne sut que murmurer : « Allah est grand ! Il crée les jeux de la nature, et tout ce qui lui plaît ! » Et il s’en revint chez lui, à la limite du trouble et de la perplexité ; et, trouvant sa femme comme il l’avait laissée, il ne put que la combler d’éloges et lui demander pardon. Puis il s’en retourna à sa boutique.

Quant à Halima, passant par l’armoire, elle vint rejoindre Kamar, et, lui dit : « Tu vois qu’il n’y a pas moyen d’ouvrir les yeux à ce père de la barbe honteuse ! Il ne nous reste donc plus qu’à nous en aller d’ici sans retard. Mes mesures sont déjà prises, et les chameaux chargés sont prêts ainsi que les chevaux ; et la caravane n’attend que nous pour partir ! » Et elle se leva, et, s’enveloppant de ses voiles, elle le décida à l’emmener vers le lieu où se tenait la caravane. Et tous deux montèrent sur les chevaux qui les attendaient, et ils partirent. Et Allah leur écrivit la sécurité et ils arrivèrent en Égypte sans aucun accident fâcheux.

Lorsqu’ils furent arrivés à la maison du père de Kamar, et que le vénérable marchand eut appris le retour de son fils, la joie dilata tous les cœurs, et Kamar fut reçu au milieu des larmes du bonheur. Et lorsque Halima fut entrée dans la maison, tous les yeux furent éblouis de sa beauté. Et le père de Kamar demanda à son fils ; « Ô mon fils, est-ce que c’est une princesse ? » Il répondit : « Ce n’est pas une princesse, mais c’est celle dont la beauté a été la cause de mon voyage. Car c’est d’elle que nous avait parlé le derviche. Et je me propose maintenant de l’épouser d’après la Sunnah et la loi ! » Et il raconta à son père toute son histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a pas d’utilité à la répéter.

En apprenant cette aventure de son fils, le vénérable marchand Abd el-Rahmân s’écria : « Ô mon fils, que ma malédiction soit sur toi dans ce monde-ci et dans l’autre, si tu persistes à vouloir épouser cette femme sortie de l’enfer ! Ah ! crains, ô mon enfant, qu’elle ne se conduise un jour envers toi d’une manière aussi éhontée qu’envers son premier mari ! Laisse-moi plutôt te chercher ici une épouse parmi les jeunes filles de bonne famille ! » Et il l’admonesta longuement et lui parla si sagement que Kamar répondit : « Je ferai ce que tu désires, ô mon père ! » Et le vénérable marchand embrassa son fils, à ces paroles, et ordonna aussitôt d’enfermer Halima dans un pavillon retiré, en attendant qu’il prît une décision à son sujet.

Après quoi, il s’occupa de chercher dans toute la ville une épouse convenable pour son fils. Et, après des démarches nombreuses de la mère de Kamar auprès des femmes des notables et des riches marchands, on célébra les fiançailles de Kamar avec la fille du kâdi, qui était certainement la plus belle jouvencelle du Caire. Et à cette occasion, pendant quarante jours entiers, on n’épargna ni les festins, ni les illuminations, ni les danses, ni les jeux. Et le dernier jour fut une fête spécialement réservée pour les pauvres, qu’on prit soin de convier à prendre place autour des plateaux servis pour eux, en toute générosité.

Or, Kamar, qui surveillait lui-même les serviteurs pendant ce festin, remarqua parmi les pauvres un homme plus mal vêtu que les plus pauvres et brûlé par le soleil, avec, sur sa figure, les traces de longues fatigues et de cuisants chagrins. Et, arrêtant sur lui ses regards pour l’appeler, il reconnut le joaillier Osta-Obeid. Et il courut faire part de sa découverte à son père qui lui dit : « C’est le moment de réparer, autant qu’il est en notre pouvoir, le mal que tu as commis à l’instigation de la dévergondée que j’ai enfermée ! » Et il s’avança du côté du vieux joaillier qui était sur le point de s’éloigner, et, l’appelant par son nom, il l’embrassa tendrement et l’interrogea sur le motif qui l’avait réduit à un tel état de pauvreté. Et Osta-Obeid lui raconta qu’il était parti de Bassra, afin que son aventure ne fût pas ébruitée et ne pût fournir à ses ennemis l’occasion de se moquer de lui, mais qu’il était tombé, dans le désert, entre les mains des Arabes pilleurs qui l’avaient dépouillé de tout ce qu’il possédait ! » Et le vénérable Abd el-Rahmân se hâta de le faire conduire au hammam et, après le bain, de le faire vêtir de riches habits ; puis il lui dit : « Tu es mon hôte, et je te dois la vérité ! Sache donc que ton épouse Halima est ici, enfermée par mes ordres dans un pavillon retiré. Et je pensais te la renvoyer sous escorte à Bassra ; mais puisqu’Allah t’a conduit jusqu’ici, c’est que le sort de cette femme était marqué d’avance. Je vais donc te conduire chez elle, et tu lui pardonneras ou tu la traiteras comme elle le mérite. Car je ne dois pas te cacher que je connais toute la pénible aventure, où ta femme est seule coupable ; car l’homme qui se laisse séduire par une femme n’a rien à se reprocher, vu qu’il ne peut résister à l’instinct qu’Allah a mis en lui ; mais la femme n’est point constituée de la même manière, et si elle ne repousse pas l’approche et l’attaque des hommes, elle est toujours coupable. Ah ! mon frère, il faut une grande réserve de sagesse et de patience à l’homme qui possède une femme ! » Et le joaillier dit : « Tu as raison, mon frère ! Ma femme est seule coupable en cette affaire-là. Mais où est-elle ? » Et le père de Kamar dit : « Dans ce pavillon que tu vois devant toi, et dont voici les clefs ! » Et le joaillier prit les clefs avec une grande joie et alla au pavillon dont il ouvrit les portes, et entra chez sa femme. Et il s’avança sur elle sans dire un mot, et de ses deux mains, soudain abattues sur son cou, il l’étrangla, en s’écriant : « Ainsi meurent les dévergondées de ton espèce…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit ;

… il l’étrangla, en s’écriant : « Ainsi meurent les dévergondées de ton espèce ! »

Et le marchand Abd el-Rahmân, pour achever de réparer les torts de son fils Kamar à l’égard du joaillier, trouva équitable et méritoire devant Allah Très-Haut de marier, le jour même des noces de Kamar, sa fille Étoile-du-Matin avec Osta-Obeid. Mais Allah est plus grand et plus généreux !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar s’écria : « Fasse Allah, ô Schahrazade, que toutes les femmes dévergondées subissent le sort de l’épouse du joaillier. Car c’est ainsi qu’auraient dû se terminer plusieurs histoires parmi celles que tu m’as racontées ! Souvent, en effet, j’ai été irrité en mon âme, Schahrazade, de voir que certaines femmes avaient eu une fin contraire à mes idées et à mon penchant. Car, pour ma part, tu sais bien comment j’ai traité l’épouse éhontée et si maligne — qu’Allah ne l’ait point en Sa compassion — ainsi que toutes ses esclaves infidèles ! » Mais Schahrazade, ne voulant pas que le Roi s’arrêtât longtemps sur de telles pensées, se garda bien de répondre à ce sujet, et se hâta de commencer, comme suit, l’Histoire de la jambe de mouton.

  1. En d’autres termes : Je demande : « Quel est ton nom ? » Il me répond : « Perle ! » Je m’écrie : « À moi ! À moi ! » Mais il me dit : « Ah ! mais non ! »