Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/L’Invitation à la paix universelle

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 180-187).


L’INVITATION À LA PAIX UNIVERSELLE


Il est raconté qu’un vénérable cheikh de village avait, dans sa ferme, une belle basse-cour à laquelle il donnait tous ses soins, et qui était bien pourvue de volailles mâles et de volailles femelles qui lui produisaient de beaux œufs et de superbes poulets bons à manger. Or, parmi ses volailles mâles, il possédait un grand et merveilleux Coq à la voix claire, au plumage brillant et doré, et qui, avec toutes les qualités de la beauté extérieure, était doué de vigilance, de sagesse et d’expérience dans les affaires du monde, les changements du temps et les revers de la vie. Et il était plein de justice et d’attention pour ses épouses, et remplissait ses devoirs auprès d’elles avec autant de zèle que d’impartialité, pour ne pas laisser la jalousie entrer dans leurs cœurs et l’animosité dans leurs regards. Et il était cité, parmi tous les sujets de la basse-cour, comme le modèle des maris, pour la puissance et la bonté. Et son maître l’avait appelé Voix-de-l’Aurore.

Or, un jour, Voix-de-l’Aurore, pendant que ses épouses vaquaient aux soins de leurs petits et se faisaient les plumes, sortit visiter les terres de la ferme. Et, tout en s’émerveillant de ce qu’il voyait, il piquait et becquetait à même le sol, à mesure qu’il rencontrait sur son passage des grains de froment ou d’orge ou de maïs ou de sésame ou de sarrasin ou de millet. Et, entraîné plus loin qu’il ne l’eût voulu, par ses trouvailles et ses recherches, il se vit à on moment donné hors de portée du village et de la ferme, et tout à fait isolé dans un endroit sauvage qu’il n’avait jamais vu. Et il eut beau regarder à droite et à gauche, il n’aperçut aucun visage ami ni aucun être familier. Et il commença à être perplexe, et fit entendre quelques cris brefs d’inquiétude. Et, pendant qu’il prenait ses dispositions pour retourner sur ses pas…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, pendant qu’il prenait ses dispositions pour retourner sur ses pas, voici que son regard tomba sur un Renard qui, de loin, venait vers lui à grandes enjambées. Et, voyant cela, il trembla pour sa vie et, tournant le dos à son ennemi, il prit son élan, de toute la force de ses ailes étendues, et gagna le sommet d’un mur en ruines, où il n’y avait que juste la place pour se percher, et où le Renard ne pouvait l’atteindre d’aucune manière.

Et le Renard arriva essoufflé au pied du mur, en reniflant et en jappant. Mais, voyant qu’il n’y avait pas moyen de grimper jusqu’au volatile de son désir, il leva la tête vers lui et lui dit : « La paix sur toi, ô visage de bon augure, ô mon frère, ô charmant camarade ! » Mais Voix-de-l’Aurore ne lui rendit pas son salam et ne voulut même pas le regarder. Et le Renard, voyant cela, lui dit : « Ô mon ami, ô tendre, ô beau, pourquoi ne veux-tu point me favoriser d’un salut ou d’un regard, alors que je désire tellement t’annoncer une grande nouvelle ? » Mais le Coq déclina par son silence toute avance et toute courtoisie, et le Renard reprit : « Ah ! mon frère, si tu savais seulement ce que je suis chargé de t’annoncer, tu descendrais au plus vite m’embrasser et me baiser sur la bouche ! » Mais le Coq continuait à feindre l’indifférence et la distraction ; et, sans rien répondre, il regardait au loin avec des yeux ronds et fixes. Et le Renard reprit : « Sache donc, ô mon frère, que le sultan des animaux, qui est le seigneur Lion, et le sultan des oiseaux, qui est le seigneur Aigle, viennent de se donner rendez-vous au milieu d’une verdoyante prairie, agrémentée de fleurs et de ruisseaux, et ont rassemblé autour d’eux les représentants de toutes les bêtes de la création, les tigres, les hyènes, les léopards, les lynx, les panthères, les chacals, les antilopes, les loups, les lièvres, les animaux domestiques, les vautours, les éperviers, les corbeaux, les pigeons, les tourterelles, les cailles, les perdrix, les volailles et tous les oiseaux. Et nos deux suzerains, quand les représentants de tous leurs sujets furent entre leurs mains, proclamèrent, par décret seigneurial, que désormais, sur toute l’étendue de la terre habitable, la sécurité, la fraternité et la paix devaient régner en maîtresses ; que l’affection, la sympathie, la camaraderie et l’amour devaient être les seuls sentiments permis entre les tribus des bêtes sauvages, des animaux domestiques et des oiseaux ; que l’oubli devait effacer les vieilles inimitiés et les haines de races ; et que le bonheur général et individuel était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts. Et ils décidèrent que quiconque transgresserait cet état de choses, serait traduit sans retard devant le tribunal suprême, et jugé et condamné sans recours. Et ils me nommèrent comme héraut du présent décret, et me chargèrent d’aller proclamer, par toute la terre, la décision de l’assemblée, avec ordre de leur rapporter les noms des récalcitrants, afin qu’ils fussent punis suivant la gravité de leur rébellion. Et c’est pourquoi, ô mon frère Coq, tu me vois présentement au pied de ce mur où tu es perché, car c’est moi, en vérité, moi avec mon propre œil, moi et non pas un autre, qui suis le représentant, le commissionnaire, le héraut et le chargé de pouvoirs de nos seigneurs et suzerains. Et c’est pourquoi, tout à l’heure, je t’ai abordé avec le souhait de paix et les paroles de l’amitié, ô mon frère ! »

Tout cela ! Mais le Coq, sans plus guère prêter attention à toute cette éloquence que s’il ne l’entendait pas, continuait à regarder au loin d’un air indifférent et avec des yeux arrondis et vagues qu’il fermait de temps en temps, en dodelinant de la tête. Et le Renard, dont le cœur brûlait du désir de broyer délicieusement cette proie, reprit : « Ô frère mien, pourquoi ne veux-tu pas m’honorer d’une réponse ou condescendre à m’adresser un mot ou seulement abaisser ton regard vers moi qui suis l’émissaire de notre sultan le Lion, souverain des animaux, et de notre sultan l’Aigle, souverain des oiseaux ? Or, permets-moi de te rappeler que si tu persistes dans ton silence à mon égard, je serai obligé de rapporter la chose au conseil ; et il serait beaucoup à craindre que tu tombasses sous le coup de la nouvelle loi qui est inexorable dans son désir d’établir la paix universelle, au risque même de faire égorger la moitié des vivants. Je te prie donc une dernière fois, ô mon frère charmant, de me dire seulement pourquoi tu ne me réponds pas ! »

Alors le Coq, qui jusque-là s’était cantonné dans sa hautaine indifférence, tendit le cou, et, inclinant la tête de côté, abaissa le regard de son œil droit vers le Renard, et lui dit : « En vérité, ô mon frère, tes paroles sont sur ma tête et sur mes yeux, et je t’honore en mon cœur comme l’envoyé et le commissaire et le messager et le chargé de pouvoirs et l’ambassadeur de notre sultan l’Aigle. Mais, si je ne te répondais pas, ne va pas croire que ce fût par arrogance ou par rébellion ou par tout autre sentiment répréhensible, non ! par ta vie, non ! c’était seulement parce que j’étais fort troublé par ce que je voyais et continue à voir au loin, là-bas, devant moi ! » Et le Renard demanda : « Par Allah sur toi, ô mon frère, et que voyais-tu et continues-tu à voir comme ça ? Éloigné soit le Malin ! Rien de grave, j’espère, ni de calamiteux ? » Et le Coq tendit encore plus fort le cou et dit : « Comment ! ô mon frère, n’aperçois-tu donc pas ce que j’aperçois, alors qu’Allah t’a mis au-dessus de ton honorable nez deux yeux perçants bien qu’un peu louches — soit dit sans t’offenser ! » Et le Renard demanda avec inquiétude : « Mais enfin qu’aperçois-tu, dis-le-moi, de grâce ! Car moi j’ai un peu mal aux yeux aujourd’hui, bien que je ne me sache pas louche en aucun degré — soit dit sans te contrarier ! » Et le Coq Voix-de-l’Aurore dit : « En vérité, je vois un nuage de poussière s’élevant, et dans l’air une bande de faucons de chasse en cercle tournoyant ! » Et le Renard, à ces paroles, commença à trembler et demanda, à la limite de l’anxiété : « Est-ce là tout ce que tu aperçois, ô visage de bon augure ? Et sur le sol ne vois-tu rien courir ? » Et le Coq fixa longuement son regard sur l’horizon, en imprimant à sa tête un mouvement de droite et de gauche, et finit par dire : « Oui ! je vois quelque chose qui court à quatre jambes sur le sol, haut sur pattes, long, mince, avec une tête fine et pointue et de longues oreilles rabattues. Et ce quelque chose-là s’approche rapidement de notre côté ! » Et le Renard, tremblant de tous ses membres, demanda ; « N’est-ce point un chien lévrier que tu vois, ô mon frère ? Qu’Allah nous protège ! » Et le Coq dit : « Je ne sais si c’est un lévrier, car je n’en ai pas encore vu de cette espèce, et Allah seul le sait ! Mais je crois bien, en tout cas, que c’est un chien, ô beau visage ! »

Lorsque le Renard eut entendu ces mots, il s’écria : « Je suis obligé, ô mon frère, de prendre congé de toi ! » Et, parlant ainsi, il tourna le dos et livra ses jambes au vent, se fiant à la Mère-de-la-Sûreté. Et le Coq lui cria : « Hé, là ! hé, là ! mon frère, je descends, je descends ! Pourquoi ne m’attends-tu pas ! » Et le Renard dit : « C’est que, vois-tu, j’ai une grande antipathie pour le chien lévrier, qui n’est ni de mes amis ni de mes relations ! » Et le Coq reprit : « Mais, ô visage de bénédiction, ne m’as-tu pas dit à l’instant que tu venais en commissaire et en héraut de la part de nos souverains, pour proclamer le décret de la paix universelle, décidée dans l’assemblée plénière des représentants de nos tribus ? » Et le Renard répondit de fort loin : « Oui, certes ! oui, certes ! ô mon frère Coq, seulement ce lévrier entremetteur — qu’Allah le maudisse ! — s’était abstenu d’aller au congrès, et sa race n’y avait point envoyé de représentant, et son nom n’a point été prononcé lors de la proclamation des tribus adhérentes à la paix universelle. Et c’est pourquoi, ô Coq plein de tendreté, il y a toujours inimitié entre ma race et la sienne, et aversion entre mon individu et le sien ! Et Qu’Allah te conserve en bonne santé, jusqu’à mon retour ! »

Et le Renard, ayant ainsi parlé, disparut au loin. Et le Coq échappa de la sorte aux dents de son ennemi, grâce à sa finesse et à sa sagacité. Et il se hâta de descendre du haut du mur et de regagner la ferme, en glorifiant Allah qui le ramenait en sécurité dans sa basse-cour. Et il s’empressa de raconter à ses épouses et à ses voisins le bon tour qu’il venait de jouer à leur ennemi héréditaire. Et tous les coqs de la basse-cour lancèrent dans l’air l’appel sonore de leur joie pour célébrer le triomphe de Voix-de-l’Aurore.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :