Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/La Parabole de la vraie science de la vie

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 9-12).


LA PARABOLE DE LA VRAIE
SCIENCE DE LA VIE


On raconte que dans une ville d’entre les villes, où l'on enseignait toutes les sciences, un jeune homme vivait qui était beau et studieux. Et bien que rien ne manquât à la félicité de sa vie, il était possédé du désir de toujours apprendre davantage. Or, il lui fut un jour révélé, grâce au récit d’un marchand voyageur, qu’il existait, dans un pays fort éloigné, un savant qui était l'homme le plus saint de l'islam et qui possédait à lui seul autant de science, de sagesse et de vertu que tous les savants réunis du siècle. Et il apprit que ce savant, malgré sa renommée, exerçait simplement le métier de forgeron qu’avant lui avaient exercé son père et son grand-père. Et, ayant entendu ces paroles, il rentra à sa maison, prit ses sandales, sa besace et son bâton, et quitta sur-le-champ sa ville et ses amis. Et il se dirigea vers le pays lointain où vivait le saint maître, dans le but de se mettre sous sa direction et d’acquérir un peu de sa science et de sa sagesse. Et il marcha pendant quarante jours et quarante nuits, et, après bien des dangers et des fatigues, il arriva, grâce à la sécurité que lui écrivit Allah, dans la ville du forgeron. Et il alla aussitôt au souk des forgerons et se présenta à celui dont tous les passants lui avaient indiqué la boutique. Et, après avoir baisé le pan de sa robe, il se tint debout devant lui dans l’attitude de la déférence. Et le forgeron, qui était un homme d’âge, au visage marqué par la bénédiction, lui demanda : « Que désires-tu, mon fils ? » Il répondit : « Apprendre la science ! » Et le forgeron, pour toute réponse, lui mit entre les mains la corde du soufflet de forge et lui dit de tirer. Et le nouveau disciple répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se mit aussitôt à tirer et à relâcher la corde du soufflet, sans discontinuer, depuis le moment de son arrivée jusqu’au coucher du soleil. Et le lendemain il s’acquitta du même travail, ainsi que les jours suivants, pendant des semaines, des mois et toute une année, sans que personne dans la forge, pas plus le maître que les nombreux disciples qui avaient chacun une besogne aussi rude que lui-même, lui adressât une seule fois la parole, et sans que personne se plaignit ou seulement murmurât de ce dur travail silencieux. Et cinq années passèrent de la sorte. Et le disciple, un jour, bien timidement se hasarda à ouvrir la bouche, et dit : « Maître ! » Et le forgeron s’arrêta dans son travail. Et tous les disciples, à la limite de l’anxiété, firent de même. Et, dans le silence de la forge, il se tourna vers le jeune homme, et lui demanda : « Que veux-tu ? » Il dit : « La science ! » Et le forgeron dit : « Tire la corde ! » Et, sans un mot de plus, il reprit le travail de la forge. Et cinq autres années s’écoulèrent, durant lesquelles, du matin au soir, le disciple tira la corde du soufflet, sans répit, et sans que personne lui adressât une seule fois la parole. Mais si quelqu’un d’entre les disciples avait besoin d’être éclairé sur une question de n’importe quel domaine, il lui était loisible d’écrire la demande et de la présenter au maître, le matin, en entrant dans la forge. Et le maître, sans jamais lire l’écrit, le jetait au feu de la forge ou bien le mettait dans les plis de son turban. S’il jetait l’écrit au feu, c’est, sans doute, que la demande ne valait pas une réponse. Mais si le papier était placé dans le turban, le disciple qui l’avait présenté trouvait, le soir, la réponse du maître écrite en caractères d’or sur le mur de sa cellule.

Lorsque les dix années furent écoulées, le vieux forgeron s’approcha du jeune homme et lui toucha l’épaule. Et le jeune homme, pour la première fois depuis dix années, lâcha la corde du soufflet de forge. Et une grande joie descendit en lui. Et le maître lui parla, disant : « Mon fils ! tu peux retourner vers ton pays et ta demeure, avec toute la science du monde et de la vie dans ton cœur. Car tout cela tu l’as acquis en acquérant la vertu de patience ! »

Et il lui donna le baiser de paix. Et le disciple s’en retourna illuminé dans son pays, au milieu de ses amis ; et il vit clair dans la vie.


— Et le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, que cette parabole est admirable ! Et comme elle me donne à réfléchir ! » Et il resta an instant plongé dans ses pensées. Puis il ajouta : « Hâte-toi maintenant, ô Schahrazade, de me raconter l’histoire de Kamar et de l’experte Halima ! » Mais Schahrazade dit : « Permets-moi, ô Roi, de différer encore le récit de cette histoire-là ; car mon esprit, ce soir, n’est point incliné vers elle, et permets-moi plutôt de te commencer l’histoire la plus aimable, la plus fraîche et la plus pure que je connaisse ! » Et le roi dit : « Certes ! ô Schahrazade, je suis disposé à t’écouter, car, moi aussi, mon esprit est tourné ce soir vers les choses aimables. Et puis, cette attente me permettra de faire mon profit de la parabole sur la patience ! » Alors Schahrazade dit :