Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Les Clefs du destin

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 123-168).


LES CLEFS DU DESTIN


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le khalifat Môhammad ben-Theiloun, sultan d’Égypte, était un souverain aussi sage et bon que son père Theiloun était cruel et oppresseur. Car, loin d’agir comme lui, en torturant ses sujets pour leur faire payer trois et quatre fois les mêmes impôts, et en leur faisant administrer la bastonnade pour les forcer à déterrer les quelques drachmes qu’ils enfouissaient dans la terre par crainte des percepteurs, il se hâta de faire renaître la tranquillité et de ramener la justice parmi son peuple. Et il employait les trésors que son père Theiloun avait amassés par la violence, à protéger les poètes et les savants, à récompenser les vaillants, et à venir en aide aux pauvres et aux malheureux. Aussi le Rétributeur fit tout réussir sous son règne béni : car jamais les crues du Nil ne furent aussi régulières et abondantes, jamais les moissons ne furent aussi riches et multipliées, jamais les champs de luzerne et de lupin ne furent aussi verts, et jamais les marchands ne virent affluer autant d’or dans leurs boutiques.

Or, un jour d’entre les jours, le sultan Môhammad fit venir en sa présence tous les dignitaires de son palais pour les interroger, chacun à tour de rôle, sur leurs fonctions, leurs services passés, et la paie qu’ils recevaient du trésor. Car il voulait, de la sorte, contrôler par lui-même leur conduite et leurs moyens d’existence, en se disant : « Si je trouve quelqu’un avec un emploi pénible et une paie légère, je diminuerai sa charge et j’augmenterai ses appointements ; mais si j’en trouve un avec une paie considérable et un emploi facile, je diminuerai ses appointements et j’augmenterai son travail. »

Et les premiers qui se présentèrent entre ses mains furent ses vizirs, qui étaient au nombre de quarante, tous des vieillards vénérables, avec de longues barbes blanches et un visage marqué par la sagesse. Et ils portaient sur la tête des tiares enturbannées, enrichies de pierres précieuses ; et ils s’appuyaient sur de longues verges à bout d’ambre, signe de leur pouvoir. Puis vinrent les walis des provinces, les chefs de l’armée, et tous ceux qui, de près ou de loin, avaient à maintenir la tranquillité et à rendre la justice. Et, les uns après les autres, ils s’agenouillèrent et embrassèrent la terre entre les mains du khalifat, qui les interrogea longuement, et les rétribua ou les destitua, selon ce qu’il lui apparaissait de leurs mérites.

Et le dernier qui se présenta fut l’eunuque porte-glaive, exécuteur de la justice. Et bien qu’il fût gras, comme un homme bien nourri qui n’a rien à faire, il était bien triste d’aspect, et, au lieu de marcher fièrement, avec son glaive nu sur l’épaule, il avait la tête baissée et tenait son glaive dans le fourreau. Et quand il fut entre les mains du sultan Môhammad ben-Theiloun, il embrassa la terre et dit : « Ô notre maître et la couronne sur notre tête, voici que le jour de la justice va luire enfin pour l’esclave exécuteur de ta justice ! Ô mon seigneur, ô roi du temps, depuis la mort de ton défunt père, le sultan Theiloun — qu’Allah l’ait en Sa miséricorde — j’ai vu chaque jour diminuer les occupations de ma charge et disparaître les profits que j’en tirais. Et ma vie, qui était jadis heureuse, s’écoule maintenant morne et inutile. Et si l’Égypte continue de la sorte à jouir de la tranquillité et de l’abondance, je cours grand risque de mourir de faim, en ne laissant même pas de quoi m’acheter un linceul — qu’Allah prolonge la vie de notre maître ! »

Lorsque le sultan Môhammad ben-Theiloun eut entendu ces paroles de son porte-glaive, il réfléchit pendant un bon moment, et reconnut que ses plaintes étaient justifiées, car les plus gros profits de sa charge lui venaient, non de sa paie qui était peu considérable, mais de ce qu’il tirait, en dons ou en héritages, de ceux qu’il exécutait. Et il s’écria ; « Nous venons d’Allah et vers Lui nous retournerons ! Il est donc bien vrai que le bonheur de tous est une illusion, et que ce qui fait la joie de l’un peut faire couler les larmes de l’autre ! Ô porte-glaive, tranquillise ton âme et rafraîchis tes yeux, car désormais, pour t’aider à vivre, maintenant que tes fonctions ne sont guère rétribuées, tu recevras chaque année deux cents dinars d’émoluments ! Et fasse Allah que, durant tout mon règne, ton glaive reste aussi inutile qu’il l’est en ce moment, et se couvre de la rouille pacifique du repos ! » Et le porte-glaive baisa le pan de la robe du khalifat et rentra dans le rang. Or, tout cela est pour prouver quel souverain juste et clément était le sultan Môhammad.

Et, comme la séance allait être levée, le sultan aperçut, derrière les rangs des dignitaires, un cheikh d’âge, au visage chargé de rides et au dos voûté, qu’il n’avait pas encore interrogé. Et il lui fit signe de s’approcher, et lui demanda quel était son emploi dans le palais. Et le cheikh répondit : « Ô roi du temps, mon emploi consiste, en tout et pour tout, à veiller simplement sur un coffret qui m’a été remis en garde par le défunt sultan, ton père. Et, pour cet emploi, il m’est alloué, sur le trésor, dix dinars d’or tous les mois ! » Et le $ultan Môhammad s’étonna de cela, et dit : « Ô cheikh, c’est une bien grosse paie pour un emploi si aisé ! Mais qu’y a-t-il dans le coffret ? » Il répondit : « Par Allah, ô notre maître, il y a quarante ans déjà que je l’ai en garde, et j’ignore ce qu’il contient ! » Et le sultan dit : « Va et l’apporte au plus vite ! » Et le cheikh se hâta d’exécuter l’ordre.

Or, le coffret que le cheikh apporta devant le sultan était en or massif et richement ouvragé. Et le cheikh, sur l’ordre du sultan, l’ouvrit pour la première fois. Or, il ne contenait qu’un manuscrit tracé en lettres brillantes sur de la peau de gazelle teinte en pourpre. Et il y avait, tout au fond, une petite quantité de terre rouge.

Et le sultan prit le manuscrit en peau de gazelle, qui était écrit en caractères brillants, et voulut lire ce qu’il disait. Mais, bien qu’il fût fort versé dans l’écriture et dans les sciences, il ne put déchiffrer un seul mot des caractères inconnus dont il était tracé. Et ni les vizirs ni les ulémas qui étaient présents ne réussirent guère davantage. Et le sultan fit venir, les uns après les autres, tous les savants renommés de l’Égypte, de la Syrie, de la Perse et des Indes ; mais aucun d’eux ne put seulement dire en quelle langue était écrit ce manuscrit. Car les savants ne sont d’ordinaire que de pauvres ignorants affublés de gros turbans, pour tout acquis.

Et le sultan Môhammad fît alors publier par tout l’empire, qu’il accorderait la plus grande des récompenses à celui qui pourrait seulement lui indiquer l’homme assez instruit pour déchiffrer les caractères inconnus.

Or, peu de temps après la publication de cet avis, un vieillard à turban blanc se présenta à l’audience du sultan, et dit, après avoir obtenu la permission de parler : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maître le sultan ! L’esclave qui est entre tes mains est un ancien serviteur de ton père, le défunt sultan Theiloun, et vient aujourd’hui même de rentrer de l’exil auquel il avait été condamné ! Qu’Allah ait le défunt en sa compassion, qui m’a condamné à cette relégation ! Or, je me présente entre tes mains, ô notre maître souverain, pour te dire qu’un seul homme peut lire le manuscrit en peau de gazelle ! Et c’est son maître légitime le cheikh Hassân Abdallah, fils d’El-Aschar, qui, il y a quarante ans, a été jeté dans un cachot, par ordre du défunt sultan. Et Allah sait s’il y gémit encore ou s’il est mort ! » Et le sultan demanda : « Et pour quel motif le cheikh Hassân Abdallah a-t-il été enfermé dans un cachot ? » Il répondit : « Parce que le défunt sultan voulait obliger par la force le cheikh à lui lire le manuscrit, après qu’il l’en eut dépossédé ! »

Et le sultan Mohammad, à ces paroles, envoya aussitôt les chefs des gardes visiter toutes les prisons, dans l’espoir d’y trouver le cheikh Hassân Abdallah encore en vie, et de l’en faire sortir. Et le sort voulut que le cheikh fût encore vivant. Et les chefs des gardes, d’après l’ordre du sultan, le revêtirent d’une robe d’honneur, et l’amenèrent entre les mains de leur maître. Et le sultan Môhammad vit que c’était un homme d’aspect vénérable et au visage ravagé par les souffrances. Et il se leva en son honneur, et le pria de pardonner l’injuste traitement que lui avait fait subir le khalifat Theiloun, son père. Puis il le fit asseoir près de lui, et, lui remettant le manuscrit en peau de gazelle, il lui dit : « Ô vénérable cheikh, je ne voudrais point garder plus longtemps cet objet qui ne m’appartient pas, dût-il me faire posséder tous les trésors de la terre ! »

En entendant ces paroles du sultan, le cheikh Hassân Abdallah versa d’abondantes larmes, et, tournant ses paumes vers le ciel, il s’écria : « Seigneur, Tu es la source de toute sagesse, Toi qui fais produire au même sol et le poison et la plante salutaire ! Voici quarante ans de ma vie passés au fond d’un cachot ! et c’est au fils de mon oppresseur que je dois maintenant de mourir au soleil ! Seigneur, louanges et gloire à Toi, dont les décrets sont insondables ! » Puis il se tourna vers le sultan, et dit : « Ô notre maître souverain, ce que j’ai refusé à la violence, je l’accorde à la bonté ! Ce manuscrit, pour la possession duquel j’ai risqué plusieurs fois ma vie, t’appartient désormais en propriété légitime ! Il est le commencement, et la fin de toute science, et il est le seul bien que j’aie rapporté de la ville de Scheddad ben-Aâd, la cité mystérieuse où nul humain ne peut pénétrer, Aram-aux-colonnes ! »

Et le khalifat embrassa le vieillard, et lui dit : « Ô mon père, hâte-toi de grâce ! de me dire ce que tu sais au sujet de ce manuscrit en peau de gazelle, et de la cité de Scheddad ben-Aâd, Aram-aux-colonnes ! » Et le cheikh Hassân Abdallah répondit : « Ô roi, l’histoire de ce manuscrit est l’histoire de toute ma vie. Et si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon à qui la lirait avec respect ! » Et il raconta :

« Sache, ô roi du temps, que mon père était l’un des marchands les plus riches et les plus respectés du Caire. Et je suis son fils unique. Et mon père n’épargna rien pour mon instruction, et me donna les meilleurs maîtres de l’Égypte. Aussi, à vingt ans, j’étais déjà renommé, parmi les ulémas, pour mon savoir et mes connaissances dans les livres des anciens. Et mon père et ma mère, voulant se réjouir de mes noces, me donnèrent comme épouse une jeune vierge aux yeux pleins d’étoiles, à la taille flexible et gracieuse, et gazelle pour l’élégance et la légèreté. Et mes noces furent magnifiques. Et je coulai avec mon épouse des jours d’épanouissement et des nuits de bonheur. Et je vécus de la sorte dix années, aussi belles que la première nuit nuptiale.

Mais, ô mon maître, qui peut savoir ce que lui réserve le sort du lendemain ? Or, moi, au bout de ces dix années, qui passèrent comme le songe d’une nuit tranquille, je devins la proie de la destinée, et tous les fléaux à la fois s’abattirent sur le bonheur de ma maison. Car, en l’espace de quelques jours, la peste fit périr mon père, le feu dévora ma maison, et les eaux de la mer engloutirent les navires qui trafiquaient au loin de mes richesses. Et pauvre, et nu comme l’enfant au sortir du sein de sa mère, je n’eus, pour toute ressource, que la miséricorde d’Allah et la pitié des Croyants. Et je me mis à fréquenter la cour des mosquées, avec les mendiants d’Allah ; et je vivais dans la compagnie des santons aux belles paroles. Et il m’arrivait souvent, dans les plus mauvais jours, de rentrer au gîte sans un morceau de pain, et, après avoir jeûné toute la journée, de n’avoir rien à manger pour la nuit. Et je souffrais à l’extrême de ma propre misère et de celle de ma mère, de mon épouse et de mes enfants.

Or, un jour qu’Allah n’avait envoyé aucune aumône à son mendiant, mon épouse ôta son dernier vêtement et me le remit en pleurant, et me dit ; « Va essayer de le vendre au souk, afin d’acheter à nos enfants un morceau de pain. » Et moi je pris le vêtement de la femme, et sortis pour aller le vendre, sur la chance de nos enfants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et moi je pris le vêtement de la femme, et sortis pour aller le vendre, sur la chance de nos enfants. Et, comme je me dirigeais vers le souk, je rencontrai un Bédouin monté sur une chamelle rouge. Et le Bédouin arrêta soudain sa chamelle, en m’apercevant, la fit s’agenouiller, et me dit : « Le salam sur toi, ô mon frère ! Ne pourrais-tu pas m’indiquer la maison d’un riche marchand qui s’appelle le cheikh Hassân Abdallah, fils d’Al-Achar ? » Et moi, ô mon maître, j’eus honte de ma pauvreté, bien que la pauvreté, comme la richesse, nous vienne d’Allah, et je répondis, en baissant la tête : « Et sur toi le salam et la bénédiction d’Allah, ô père des Arabes ! Mais il n’y a point, que je sache, au Caire, d’homme du nom que tu viens de prononcer ! » Et je voulus continuer mon chemin. Mais le Bédouin sauta du dos de sa chamelle, et, prenant mes mains dans les siennes, me dit, sur le ton du reproche : « Allah est grand et généreux, ô mon frère ! Mais n’es-tu point le cheikh Hassân Abdallah, fils d’Al-Achar ? Et se peut-il que tu renvoies l’hôte qu’Allah t’envoie, en cachant ton nom ? » Alors, moi, à la limite de la confusion, je ne pus retenir mes larmes, et, tout en le priant de me pardonner, je lui pris les mains pour les baiser ; mais il ne voulut pas me laisser faire, et me serra dans ses bras, comme un frère fait pour son frère. Et je le conduisis vers ma maison.

Et, marchant ainsi avec le Bédouin, qui conduisait sa chamelle par le licou, mon cœur et mon esprit étaient torturés par l’idée que je n’avais rien pour traiter l’hôte. Et quand j’arrivai, je me hâtai d’apprendre à la fille de mon oncle la rencontre que je venais de faire ; et elle me dit : « L’étranger est l’hôte d’Allah, et le pain même des enfants est à lui ! Retourne donc vendre la robe que je t’ai donnée, et, avec l’argent que tu en tireras, achète de quoi nourrir notre hôte. Et s’il laisse des restes, nous en vivrons ! » Et moi, pour sortir, je dus passer par le vestibule où j’avais laissé le Bédouin. Et comme je cachais la robe, il me dit : « Mon frère, qu’as-tu donc sous ton habit ? » Et je répondis, en baissant la tête de confusion : « Ce n’est rien ! » Mais il insista, disant : « Par Allah sur toi, ô mon frère, je te supplie de me dire ce que tu portes sous ton vêtement ? » Et moi, bien embarrassé, je répondis : « C’est la robe de la fille de mon oncle, que je porte chez notre voisine, dont le métier est de raccommoder les robes ! » Et le Bédouin insista encore, et me dit : « Fais voir cette robe, ô mon frère ! » Et moi, rougissant, je lui montrai la robe ; et il s’écria : « Allah est clément et généreux, ô mon frère ! Voici que tu vas aller vendre à la criée la robe de ton épouse, la mère de tes enfants, pour accomplir envers l’étranger les devoirs de l’hospitalité ! » Et il m’embrassa et me dit : « Tiens, ya Hassân Abdallah, voici dix dinars d’or, de chez Allah, afin que tu les dépenses et nous en achètes ce qui est nécessaire à nos besoins et à ceux de ta maison ! » Et moi je ne pus refuser l’offre de l’hôte, et je pris les pièces d’or. Et l’abondance et le bien-être rentrèrent dans ma maison.

Or, chaque jour, le Bédouin, mon hôte, me remettait la même somme et, d’après ses ordres, je la dépensais de la même façon. Et cela dura quinze jours. Et je glorifiais le Rétributeur pour ses bienfaits.

Or, au matin du seizième jour, le Bédouin, mon hôte, me dit, après les salams : « Ya Hassân Abdallah, veux-tu te vendre à moi ? » Et moi je répondis : « Ô mon maître, je suis déjà ton esclave, et je t’appartiens par la reconnaissance ! » Mais il me dit : « Non, Hassân Abdallah, ce n’est pas ainsi, que je l’entends ! Si je te demande de te vendre à moi, c’est que je désire t’acheter réellement : Ainsi, je ne veux point marchander ta vente, et je te laisse le soin de fixer toi-même le prix auquel tu veux être vendu ! » Et moi je ne doutai pas un instant qu’il ne parlât ainsi pour plaisanter, et je répondis, par manière de rire : « Le prix d’un homme libre, ô mon maître, est fixé par le Livre à mille dinars, s’il est tué d’un seul coup. Mais si on le tue en s’y prenant à plusieurs fois, en lui faisant deux ou trois ou quatre blessures, ou si on le coupe en plusieurs parts, alors son prix revient à mille cinq cents dinars ! » Et le Bédouin me dit : « Il n’y a point d’inconvénient, Hassân Abdallah ! je te paierai cette dernière somme, si tu veux consentir à ta vente ! » Et moi, comprenant alors que mon hôte ne plaisantait pas, mais qu’il était sérieusement décidé à m’acheter, je pensai en mon âme : « C’est Allah qui t’envoie ce Bédouin pour sauver tes enfants de la faim et de la misère, ya cheikh Hassân ! Si ta destinée est d’être coupé en morceaux, tu ne peux lui échapper ! » Et je répondis : « Ô frère Arabe, j’agrée ma vente ! Mais permets-moi seulement de consulter ma famille à ce sujet ! » Et il me répondit : « Fais-le ! » Et il me quitta et sortit pour aller à ses affaires.

Or moi, ô roi du temps, j’allai trouver ma mère, mon épouse et mes enfants, et je leur dis : « Allah vous sauve de la misère ! » Et je leur racontai la proposition du Bédouin. Et, en entendant mes paroles, ma mère et mon épouse, se meurtrirent le visage et la poitrine en s’écriant : « Ô calamité sur notre tête ! Que veut te faire ce Bédouin ? » Et les enfants coururent à moi, et s’attachèrent à mes vêtements. Et tous pleuraient. Et mon épouse, qui était sage et de bon conseil, reprit : « Qui sait si ce Bédouin maudit ne va pas, si tu t’opposes à ta vente, réclamer ce qu’il a dépensé ici. Aussi, pour n’être pas pris au dépourvu, il faut que tu ailles au plus vite trouver quelqu’un qui consente à acheter cette chétive maison, le dernier bien qui te reste, et, avec l’argent qu’elle te rapportera, tu t’acquitteras envers ce Bédouin. Et de la sorte tu ne lui devras rien, et tu restes libre de ta personne. » Et elle éclata en sanglots, pensant voir déjà nos enfants sans asile, dans la rue. Et, moi, je me mis à réfléchir sur la situation, et j’étais à la limite de la perplexité. Et je pensais sans cesse : « Ô Hassân Abdallah, ne dédaigne pas l’occasion qu’Allah t’envoie ! Avec la somme que t’offre le Bédouin pour ta vente, tu assures le pain de ta maison ! » Puis je pensais : « Certes ! certes ! mais pourquoi veut-il t’acheter ? Et que veut-il faire de toi ? Si encore tu étais jeune et imberbe ! Mais ta barbe est comme la traîne d’Agar ! et tu ne tenterais même pas un indigène de la Haute-Égypte ! C’est donc qu’il veut ta mort en plusieurs fois, puisqu’il te paie suivant la seconde condition ! »

Pourtant, quand le Bédouin, vers le soir, fut rentré à la maison, mon parti était pris et ma décision arrêtée. Et je le reçus d’un visage souriant, et, après les salams, je lui dis : « Je t’appartiens ! » Alors il défit sa ceinture, en tira mille cinq cents dinars d’or, et me les compta, en disant : « Prie sur le Prophète, ya Hassân Abdallah ! » Et je répondis ; « Sur lui la prière, la paix et les bénédictions d’Allah ! » Et il me dit : « Eh bien, mon frère, maintenant que tu es vendu, tu peux être sans crainte, car ta vie sera sauve et ta liberté entière. J’ai seulement désiré, en faisant ton acquisition, avoir un compagnon agréable et fidèle pour le long voyage que je veux entreprendre. Car tu sais que le Prophète — qu’Allah l’ait en Sa grâce — a dit : « Un compagnon est la meilleure provision pour la route ! »

Alors moi, bien joyeux, j’entrai dans la chambre où se tenaient ma mère et mon épouse, et je mis devant elles, sur la natte, les mille cinq cents dinars de ma vente. Et elles, à cette vue, sans vouloir écouter mes explications, se mirent à jeter les hauts cris, en s’arrachant les cheveux et en se lamentant, comme on fait sur le cercueil des morts. Et elles s’écriaient : « C’est le prix du sang ! Ô malheur ! ô malheur ! Jamais nous ne toucherons au prix de ton sang ! Et plutôt mourir de faim, avec les enfants ! » Et moi, voyant l’inutilité de mes efforts à les calmer, je les laissai quelque temps épancher leur douleur. Puis je me mis à les raisonner, en leur jurant que le Bédouin était un homme de bien, aux intentions excellentes ; et je finis par faire diminuer un peu leurs lamentations. Et je profitai de cette accalmie pour les embrasser, ainsi que les enfants, et leur faire mes adieux. Et, le cœur meurtri, je les laissai dans les larmes de la désolation. Et je quittai la maison, en compagnie du Bédouin, mon maître.

Et, dès que nous fûmes au souk des bestiaux, j’achetai, sur ses indications, une chamelle renommée pour sa vitesse. Et, sur l’ordre de mon maître, je remplis les sacs des provisions nécessaires pour un long voyage, et, tous nos préparatifs terminés, j’aidai mon maître à monter sur sa chamelle, je montai sur la mienne, et, après avoir invoqué le nom d’Allah, nous nous mîmes en route.

Et nous voyageâmes sans discontinuer, et gagnâmes bientôt le désert, où, pour toute présence, il n’y avait que celle d’Allah, et où aucune trace ne se voyait de voyageurs sur le sable mobile. Et mon maître le Bédouin se guidait, dans ces vastitudes, par des indications connues de lui seul et de sa monture. Et nous marchâmes ainsi, sous un soleil brûlant, pendant dix jours, dont chacun me parut plus long qu’une nuit de cauchemars.

Or, le onzième jour au matin, nous arrivâmes à l’entrée d’une plaine immense, dont le sol brillant semblait formé de paillettes d’argent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le onzième jour au matin, nous arrivâmes à l’entrée d’une plaine immense, dont le sol brillant semblait formé de paillettes d’argent. Et au milieu de cette plaine s’élevait une très haute colonne de granit. Et sur le sommet de la colonne était debout un jeune homme en cuivre rouge, dont la main droite, tendue et ouverte, laissait pendre, de chacun de ses cinq doigts, une clef. Et la première clef était d’or, la seconde d’argent, la troisième de cuivre chinois, la quatrième de fer et la cinquième de plomb. Et chacune de ces clefs était un talisman. Et l’homme qui pouvait devenir le maître de l’une de ces clefs, devait subir le sort qui y avait été attaché. Car elles étaient les clefs du destin : la clef d’or était la clef des misères, la clef d’argent celle des souffrances, la clef de cuivre chinois celle de la mort, la clef de fer celle de la gloire, et la clef de plomb celle de la sagesse et du bonheur.

Mais moi, ô mon seigneur, en ce temps-là j’ignorais ces choses que mon maître était seul à connaître. Et mon ignorance fut la cause de tous mes malheurs. Mais les malheurs, comme les bonheurs, nous viennent d’Allah le Rétributeur. Et la créature doit les accepter avec humilité.

Donc, ô roi du temps, lorsque nous fûmes arrivés au pied de la colonne, mon maître le Bédouin fit agenouiller sa chamelle et mit pied à terre. Et je fis comme lui. Et là, mon maître tira de son étui un arc d’une forme étrangère, et y plaça une flèche. Et il banda l’arc et lança la flèche vers le jeune homme en cuivre rouge. Mais, soit par maladresse réelle, soit par maladresse feinte, la flèche n’atteignit pas à la hauteur du but. Et le Bédouin me dit alors : « Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu peux t’acquitter envers moi, et, si tu le veux, racheter ta liberté. Je sais, en effet, que tu es fort et adroit, et toi seul peux atteindre le but. Prends donc cet arc et fais en sorte d’abattre ces clefs ! »

Alors moi, ô mon seigneur, heureux de pouvoir m’acquitter de ma dette et racheter ma liberté à ce prix, je n’hésitai pas à obéir à mon maître. Et je pris l’arc et, l’ayant examiné, je reconnus qu’il était de fabrique indienne et sorti des mains d’un ouvrier habile. Et, désireux de montrer à mon maître mon savoir et mon adresse, je bandai l’arc avec force et visai la main du jeune homme de la colonne. Et de ma première flèche je fis tomber une clef : et c’était la clef d’or. Et, bien fier et joyeux, je la ramassai et la présentai à mon maître. Mais il ne voulut point la prendre et, se récusant, me dit : « Garde-la pour toi, ô pauvre ! c’est le prix de ton adresse ! » Et moi je le remerciai, et mis la clef d’or dans ma ceinture. Et je ne savais pas qu’elle était la clef des misères.

Ensuite, d’un second coup, je fis tomber encore une clef, qui était la clef d’argent. Et le Bédouin ne voulut point la toucher, et je la mis dans ma ceinture auprès de la première. Et je ne savais pas qu’elle était la clef des souffrances.

Après quoi, de deux autres flèches, je fis encore se décrocher deux clefs : la clef de fer et la clef de plomb. Et l’une était celle de la gloire, et l’autre celle de la sagesse et du bonheur. Mais je ne le savais pas. Et mon maître, sans me donner le temps de les lui ramasser, s’en empara en poussant des exclamations de joie, et en s’écriant : « Béni soit le sein qui t’a porté, ô Hassân Abdallah ! Béni soit celui qui a dressé ton bras et exercé ton coup d’œil ! » Et il me serra dans ses bras, et me dit : « Désormais tu es ton propre maître ! » Et je lui baisai la main, et voulus de nouveau lui rendre la clef d’or et la clef d’argent. Mais il refusa, en disant : « Elles sont à toi ! »

Alors, moi, je tirai de l’étui une cinquième flèche, et m’apprêtai à abattre la dernière clef, celle en cuivre chinois, que je ne savais pas être la clef de la mort. Mais mon maître s’opposa vivement à-mon dessein, en m’arrêtant le bras et s’écriant : « Que vas-tu faire, malheureux ? » Et moi, tout saisi, je laissai par inadvertance tomber la flèche à terre. Et précisément elle atteignit mon pied gauche et me le perça en y faisant une douloureuse blessure. Et ce fut le début de la série de mes malheurs !

Lorsque mon maître, affligé de mon accident, eut pansé le mieux qu’il pût ma blessure, il m’aida à remonter sur ma chamelle. Et nous continuâmes notre route.

Or, après trois jours et trois nuits d’une marche fort pénible pour mon pied blessé, nous arrivâmes à une prairie, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit. Et dans cette prairie il y avait des arbres d’une espèce que je n’avais jamais vue. Et ces arbres portaient de beaux fruits mûrs, dont l’apparence fraîche et charmante excitait la main à les cueillir. Et moi, pressé par la soif, je me traînai vers l’un de ces arbres, et me hâtai de cueillir un de ces fruits. Et il était d’une couleur rouge doré, et d’un parfum délicieux. Et je le portai à ma bouche et y mordis. Et là ! Voici que mes dents s’y attachèrent avec tant de force, que mes mâchoires ne purent se desserrer. Et je voulus crier, mais il ne sortit de ma bouche qu’un son inarticulé et sourd. Et j’étouffais horriblement. Et je me mis à courir de côté et d’autre, avec ma jambe boiteuse et le fruit dans mes mâchoires serrées, et à gesticuler comme un fou. Puis je me roulai par terre, avec les yeux hors de la tête.

Alors mon maître le Bédouin, me voyant dans cet état, eut d’abord bien peur. Et lorsqu’il comprit la cause de mon tourment, il s’approcha de moi et essaya de délivrer mes mâchoires. Mais ses efforts ne servirent qu’à augmenter mon mal. Et, voyant cela, il me laissa et alla ramasser, au pied des arbres, quelques-uns des fruits qui y étaient tombés. Et il les considéra attentivement, et finit par en choisir un et jeter les autres. Et il revint vers moi et me dit : « Regarde ce fruit, Hassân Abdallah ! Tu vois les insectes qui le rongent et le minent ! Eh bien ce sont ces insectes qui vont être le remède à ton mal. Mais il faut du calme et de la patience ! » Et il ajouta : « J’ai, en effet, calculé qu’en posant sur le fruit qui ferme ta bouche quelques-uns de ces insectes, ils se mettront à le ronger et, dans deux ou trois jours au plus, tu seras délivré ! » Et, comme c’était un homme d’expérience, je le laissai faire, tout en pensant : « Ya Allah ! trois jours et trois nuits d’un pareil supplice ! Ô ! que la mort est préférable ! » Et mon maître, s’étant assis près de moi, à l’ombre, fit ce qu’il avait dit, en posant sur le fruit maudit les insectes secourables.

Et, pendant que les insectes rongeurs commençaient leur œuvre, mon maître tira du sac à provisions des dattes et du pain sec, et se mit à manger. Et il s’interrompait de temps en temps, pour m’engager à la patience, me disant : « Tu vois, ya Hassân Abdallah, comme ta gourmandise m’arrête en chemin et retarde l’exécution de mes projets. Mais je suis sage et ne me tourmente pas outre mesure de ce contre-temps ! Fais comme moi ! » Et il s’arrangea pour dormir, et me conseilla d’en faire autant.

Mais moi, hélas ! je passai la nuit et le jour suivant dans la torture. Et, outre les douleurs de mes mâchoires et de mon pied, j’étais torturé par la soif et par la faim. Et le Bédouin, pour me consoler, m’assurait que le travail des insectes avançait. Et, de la sorte, il me fit prendre patience jusqu’au troisième jour. Et, au matin de ce troisième jour, je sentis enfin mes mâchoires se desserrer. Et, en invoquant et bénissant le nom d’Allah, je rejetai le fruit maudit avec les insectes sauveurs.

Alors, délivré de la sorte, mon premier soin fut de fouiller le sac aux provisions, et de palper l’outre qui contenait l’eau. Mais je constatai que mon maître les avait épuisés pendant les trois jours de mon supplice, et je me mis à pleurer, en l’accusant de mes souffrances. Mais, sans s’émouvoir, il me dit avec douceur : « Es-tu juste, Hassân Abdallah ? Et devais-je moi aussi me laisser mourir de faim et de soif ? Mets donc plutôt ta confiance en Allah et en Son Prophète, et lève-toi à la recherche d’une source où te désaltérer ! »

Et moi je me levai alors et me mis à chercher de l’eau ou quelque fruit qui me fût connu. Mais, en fait de fruits, il n’y avait là que l’espèce pernicieuse dont j’avais éprouvé les effets. Enfin, à force de recherches, je finis par découvrir, dans le creux d’un rocher, une petite source dont l’eau brillante et fraîche invitait à se désaltérer. Et je me mis à genoux, et j’en bus, et j’en bus, et j’en bus ! Et je m’arrêtai un instant, et j’en bus de nouveau.

Après quoi, un peu calmé, je consentis à me mettre en route, et suivis mon maître qui déjà s’était éloigné sur sa chamelle rouge. Mais ma monture n’avait pas fait cent pas, que je me sentis l’intérieur pris de coliques si violentes que je crus avoir tous les feux de l’enfer dans les entrailles. Et je me mis à crier : « Ô ma mère ! Ya Allah ! Ô ma mère ! » Et j’essayai, mais en vain, de modérer l’allure de ma chamelle, qui, à grandes enjambées, courait de toute sa vitesse derrière sa rapide compagne. Et, des sauts qu’elle faisait, et de tout ce cahotage, mon supplice devint si grand, que je me mis à pousser des hurlements épouvantables, et à lancer de telles imprécations contre ma chamelle, contre moi-même et contre tout, que le Bédouin finit par m’entendre et, revenant vers moi, il m’aida à arrêter ma chamelle, et à mettre pied à terre. Et je m’accroupis sur le sable et — daigne excuser la privauté de ton esclave, ô roi du temps ! — je donnai libre cours à la poussée de mon dedans. Et je sentis comme si toutes mes entrailles s’écroulaient. Et toute une tempête se mouvementa dans mon pauvre ventre, avec tous les tonnerres de la création, tandis que mon maître le Bédouin me disait : « Ya Hassân Abdallah, sois patient ! » Et moi, de tout cela, je tombai sur le sol, évanoui.

Et je ne sais combien de temps dura mon évanouissement. Mais lorsque je revins à moi, je me vis de nouveau sur le dos de la chamelle qui suivait sa compagne. Et c’était le soir. Et le soleil se couchait derrière une haute montagne, au pied de laquelle nous arrivions. Et nous nous arrêtâmes pour le repos. Et mon maître me dit : « Allah soit loué qui ne permet pas que nous restions à jeun aujourd’hui ! Mais toi, ne te préoccupe de rien, et reste tranquille, car mon expérience du désert et des voyages me fera trouver une nourriture saine et rafraîchissante là où tu ne pourrais recueillir que des poisons ! » Et, ayant ainsi parlé, il alla vers un buisson formé de plantes aux feuilles épaisses, charnues et couvertes d’épines, dont il se mit à couper quelques-unes avec son sabre. Et il les dépouilla de leurs enveloppes, et en retira une chair jaune et sucrée semblable, par le goût, à celle des figues. Et il m’en donna tant que je voulus ; et j’en mangeai jusqu’à ce que je fusse rassasié et rafraîchi.

Alors je commençai un peu à oublier mes souffrances ; et j’espérai pouvoir enfin passer tranquillement la nuit dans un sommeil dont j’avais depuis si longtemps oublié le goût. Et, au lever de la lune, j’étendis à terre mon manteau en poils de chameau, et m’apprêtais déjà à dormir, quand le Bédouin, mon maître, me dit : « Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu vas pouvoir me prouver si réellement tu m’as quelque gratitude…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu vas pouvoir me prouver si réellement tu m’as quelque gratitude ! Je désire, en effet, que cette nuit tu fasses l’ascension de cette montagne, et que, parvenu à son sommet, tu y attendes le lever du soleil. Alors, te tenant debout vers l’orient, tu réciteras la prière du matin ; puis tu descendras. Et c’est là le service que je te demande ! Mais prends bien garde, ô fils d’El-Aschar, de te laisser surprendre par le sommeil. Car les émanations de cette terre sont malfaisantes à l’extrême, et ta santé en serait détériorée sans recours ! »

Alors moi, ô mon seigneur, malgré mon état de fatigue excessive et mes souffrances de toute espèce, je répondis par l’ouïe et l’obéissance, car je n’oubliai pas que le Bédouin avait donné du pain aux enfants, à l’épouse et à la mère ; et je pensai aussi que peut-être, si je refusais de lui rendre cet étrange service, il m’abandonnerait dans ces lieux sauvages.

Mettant donc ma confiance en Allah, je gravis la montagne, et, malgré l’état de mon pied et de mon ventre, j’arrivai au sommet vers le milieu de la nuit. Et le sol en était blanc et dénudé, sans un arbuste ni le moindre brin d’herbe. Et le vent glacé qui soufflait violemment sur ce sommet, et la fatigue de tous ces jours calamiteux, me jetèrent dans un engourdissement tel, que je ne pus m’empêcher de me laisser tomber à terre et, malgré les efforts de toute ma volonté, de m’endormir jusqu’au matin.

Lorsque je me réveillai, le soleil venait d’apparaître à l’horizon. Et je voulus aussitôt remplir les instructions du Bédouin. Je fis donc un effort pour sauter sur mes deux pieds, mais je retombai aussitôt, inerte, sur le sol ; car mes jambes, devenues grosses comme les jambes d’un éléphant, étaient flasques et douloureuses, et refusaient absolument de soutenir mon corps et mon ventre qui étaient enflés comme une outre. Et ma tête me pesait plus sur mes épaules que si elle était tout en plomb ; et je ne pouvais soulever mes bras paralysés.

Alors, dans ma crainte de déplaire au Bédouin, j’obligeai mon corps à obéir à l’effort de ma volonté et, malgré les souffrances horribles que j’éprouvais, je réussis à me tenir debout. Et je me tournai vers l’orient, et récitai la prière du matin. Et le soleil levant éclairait mon pauvre corps, et étendait son ombre démesurée vers l’occident.

Or, mon devoir accompli de la sorte, je songeai à descendre de la montagne. Mais sa pente était si rapide et j’étais si faible, qu’au premier pas que j’essayai, mes jambes fléchirent sous mon poids, et je tombai et roulai, comme une boule, avec une rapidité effrayante. Et les pierres et les épines, auxquelles désespérément j’essayais de m’accrocher, loin d’arrêter ma course, ne faisaient qu’arracher des lambeaux de ma chair et de mes vêtements. Et je ne cessai de rouler de la sorte, arrosant le sol de mon sang, que tout au bas de la montagne, à l’endroit où se trouvait mon maître le Bédouin.

Or, il était penché vers la terre et traçait des lignes sur le sable avec une si grande attention, qu’il ne s’aperçut guère de ma présence et ne vit point de quelle manière j’arrivais. Et lorsque mes gémissements répétés l’eurent arraché au travail où il était absorbé, il s’écria, sans se retourner vers moi et sans me regarder : « Al hamdou lillah ! Nous sommes nés sous une heureuse influence, et tout nous réussit ! Voici que grâce à toi, ya Hassân Abdallah, j’ai enfin pu découvrir ce que je cherchais depuis de longues années, en mesurant l’ombre que projetait ta tête du haut de la montagne ! »

Puis il ajouta, toujours sans relever la tête : « Hâte-toi de venir m’aider à creuser le sol, là où j’ai planté ma lance ! » Mais comme je ne répondais que par un silence entrecoupé de lamentables gémissements, il finit par lever la tête, et se tourner de mon côté. Et il vit en quel état j’étais, immobile par terre et ramassé sur moi-même comme une boule. Et il s’avança vers moi, et me cria : « Imprudent Hassân Abdallah, voilà que tu as désobéi, et que tu as dormi sur la montagne. Et les vapeurs malfaisantes sont passées dans ton sang et t’ont empoisonné ! » Et, comme je claquais des dents et que j’étais pitoyable à voir, il se calma et me dit : « Oui ! mais ne désespère pourtant pas de ma sollicitude ! Je vais te guérir ! » Et, parlant ainsi, il tira de sa ceinture un couteau à la lame mince et tranchante, et, avant que j’eusse pu m’opposer à ses desseins, il m’incisa profondément, en plusieurs endroits, le ventre, les bras, les cuisses et les jambes. Et aussitôt il en sortit de l’eau en abondance ; et je désenflai comme une outre vidée. Et ma peau devint flottante sur mes os, comme un vêtement trop large acheté à l’encan. Mais aussi je ne tardai pas à être quelque peu soulagé ; et je pus, malgré ma faiblesse, me lever et aider mon maître dans le travail qu’il me réclamait.

Nous nous mimes donc à creuser la terre à l’endroit précis où était enfoncée la lance du Bédouin. Et nous ne tardâmes pas à découvrir un cercueil de marbre blanc. Et le Bédouin souleva le couvercle du cercueil, et y trouva quelques ossements humains et le manuscrit en peau de gazelle teinte en pourpre, que tu as entre les mains, ô roi du temps, et sur lequel étaient tracés des caractères d’or qui brillaient.

Et mon maître prit, en tremblant, le manuscrit, et, bien qu’il fût écrit en une langue inconnue, il se mit à le lire avec attention. Et, au fur et à mesure qu’il le lisait, son front pâle se colorait de plaisir et ses yeux étincelaient de joie. Et, il finit par s’écrier : « Je connais maintenant le chemin de la cité mystérieuse ! Ô Hassân Abdallah, réjouis-toi ! bientôt nous entrerons dans Aram-aux-Colonnes, où nul Adamite n’est jamais entré. Et c’est là que nous trouverons le principe des richesses de la terre, germe de tous les métaux précieux, le soufre rouge ! »

Or moi, que cette idée de voyager encore effrayait à la limite extrême de la frayeur, je m’écriai, en entendant ces paroles : « Ah ! seigneur, pardonne à ton esclave ! Car, bien qu’il partage ta joie, il trouve que les trésors lui sont peu profitables, et il aime mieux être pauvre et en bonne santé au Caire, que riche et souffrant toutes les misères dans Aram-aux-Colonnes ! » Et mon maître, à ces paroles, me regarda avec pitié, et me dit : « Ô pauvre ! Je travaille aussi bien pour ton bonheur que pour le mien ! Et jusqu’à présent, j’ai toujours fait ainsi ! » Et je m’écriai : « Cela est vrai, par Allah ! Mais, hélas ! c’est moi seul qui ai eu la mauvaise part ! et le destin est déchaîné contre moi ! »

Et mon maître, sans davantage prêter attention à mes doléances et à mes récriminations, fit une grande provision de la plante à la chair semblable, pour le goût, à la chair des figues. Puis il monta sur sa chamelle. Et je fus bien obligé de faire comme lui. Et nous continuâmes notre route du côté de l’orient, en contournant les flancs de la montagne.

Et nous voyageâmes encore pendant trois jours et trois nuits. Et le quatrième jour, au matin, nous aperçûmes devant nous, à l’horizon, comme un large miroir qui reflétait le soleil. Et, en approchant, nous vîmes que c’était un fleuve de mercure qui nous barrait la route. Et il était traversé par un pont de cristal sans balustrade, si étroit, si rapide et si glissant, qu’un homme doué de raison ne pouvait essayer d’y passer.

Mais mon maître le Bédouin, sans hésiter un moment, mit pied à terre et m’ordonna de faire de même, et de desseller les chamelles pour les laisser brouter l’herbe en liberté. Puis il prit, dans la besace, des babouches de laine, dont il se chaussa, et m’en donna une paire, m’ordonnant de l’imiter. Et il me dit de le suivre, sans regarder à droite ni à gauche. Et, d’un pas ferme, il passa le pont de cristal. Et moi, tout tremblant, je fus bien obligé de le suivre. Et Allah, cette fois, ne m’écrivit pas la mort par noyade dans le mercure. Et j’arrivai avec moi-même en entier sur l’autre bord.

Or, après quelques heures de marche dans le silence, nous arrivâmes à l’entrée d’une vallée noire, environnée de tous côtés de rochers noirs, et où ne croissaient que des arbres noirs. Et, à travers le feuillage noir, je vis glisser d’épouvantables gros serpents noirs couverts d’écailles noires. Et, saisi de terreur, je tournai le dos pour fuir ce lieu d’horreur. Mais je ne pus découvrir le côté par où j’étais entré, car partout autour de moi les rochers noirs s’élevaient comme les parois d’un puits.

À cette vue, je me laissai tomber par terre, en pleurant, et je criai à mon maître : « Ô fils des gens de bien, pourquoi m’as-tu conduit à la mort par la route des souffrances et des misères ? Hélas sur moi ! jamais je ne reverrai les enfants et leur mère et ma mère ! Ah ! pourquoi m’as-tu enlevé à ma vie pauvre, mais si tranquille ? Je n’étais, il est vrai, qu’un mendiant sur le chemin d’Allah, mais je fréquentais la cour des mosquées, et j’entendais les belles sentences des santons…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … et j’entendais les belles sentences des santons ! » Et mon maître, sans se fâcher, me dit : « Sois un homme, Hassân Abdallah, et reprends courage. Car tu ne mourras pas ici, et bientôt tu retourneras au Caire, non plus pauvre parmi les pauvres, mais riche comme le plus riche des rois ! »

Et, ayant ainsi parlé, mon maître s’assit par terre, ouvrit le manuscrit en peau de gazelle, et se mit à le feuilleter en se mouillant le pouce, et à y lire, aussi tranquillement que s’il eut été au milieu de son harem. Puis, au bout d’une heure de temps, il leva la tête, m’appela et me dit : « Veux-tu, ya Hassân Abdallah, que nous sortions d’ici au plus tôt et que nous soyons au but de notre voyage ? » Et je m’écriai : « Ya Allah ! si je le veux ! Mais certainement ! » Et j’ajoutai : « Dis-moi seulement, de grâce ! ce qu’il faut que je fasse pour cela. Faut-il que je récite tous les chapitres du korân ? Ou bien faut-il que je répète tous les noms et tous les attributs sacrés d’Allah ? Ou bien faut-il que je fasse vœu d’aller en pèlerin, dix années de suite, à la Mecque et à Médine ? Parle, ô mon maître, je suis prêt à tout, et à plus que tout ! »

Alors mon maître, me regardant toujours avec bonté, me dit : « Non, Hassân Abdallah, non ! Ce que je veux te demander est bien plus aisé que tout cela. Tu n’as seulement qu’à prendre cet arc et cette flèche que voici, et à parcourir cette vallée jusqu’à ce que tu rencontres un grand serpent à cornes noires. Et, comme tu es adroit, tu le tueras d’un seul coup, et tu m’en apporteras la tête et le cœur ! Et c’est tout ce qu’il faut que tu fasses, si tu veux sortir de ces lieux de désolation ! » Et moi, à ces paroles, je m’écriai : « Haï ! Haï ! Est-ce là cette chose si facile ? Pourquoi alors, ô mon maître, ne fais-tu cela toi-même ? Pour ma part, je déclare que je vais me laisser mourir à ma place, sans plus bouger de ma misérable vie ! » Mais le Bédouin me toucha l’épaule et me dit ; « Souviens-toi, ô Hassân Abdallah, de la robe de ton épouse et du pain de ta maison ! » Et moi, à ce souvenir, je fondis en larmes, et reconnus en mon âme que je n’avais rien à refuser à l’homme qui avait sauvé ma maison et ceux de ma maison. Et je pris en tremblant l’arc et la flèche, et je me dirigeai vers les rochers noirs où je voyais rouler les reptiles terrifiants. Et je ne fus pas longtemps sans découvrir celui que je cherchais, et que je reconnus aux cornes qui surmontaient sa tête noire et hideuse. Et, invoquant le nom d’Allah, je l’ajustai et lançai la flèche. Et le serpent bondit sous la blessure, s’agita en se tortillant d’une manière terrible, et se détendit, pour tomber ensuite immobile sur le sol. Et quand j’eus la certitude qu’il était bien mort, je lui coupai la tête avec mon couteau, et, lui ouvrant le ventre, j’en tirai le cœur. Et je portai les deux morceaux à mon maître le Bédouin.

Et mon maître me reçut avec affabilité, prit les deux morceaux du serpent ; et me dit : « Maintenant, viens m’aider à faire du feu ! » Et, moi, je rassemblai des herbes sèches et de menues branches, que je lui portai. Et il en forma un gros tas. Puis il tira de sa poitrine un diamant, le tourna vers le soleil, qui était au plus haut point du ciel, et en fit jaillir un rayon de lumière qui mit aussitôt le feu au tas de bois sec.

Or, le feu allumé, le Bédouin tira de dessous sa robe un petit vase de fer, et une fiole qui était taillée dans un seul morceau de rubis, et qui contenait une matière rouge. Et il me dit : « Tu vois cette fiole de rubis, Hassân Abdallah ! mais tu ne sais ce qu’elle contient ! » Et il s’arrêta un moment et ajouta : « C’est le sang du Phénix ! » Et, parlant ainsi, il déboucha la fiole, en versa le contenu dans le vase de fer, et y joignit le cœur et la cervelle du serpent à cornes. Et il mit le vase sur le feu, et, ouvrant le manuscrit en peau de gazelle, il lut des paroles inintelligibles pour mon entendement.

Et soudain il se leva sur ses deux pieds, se dépouilla les épaules comme le font les pèlerins de la Mecque au départ, et, trempant un bout de sa ceinture dans le sang du Phénix mélangé à la cervelle et au cœur du serpent, il m’ordonna de lui en frotter le dos et les épaules. Et je me mis en devoir d’exécuter l’ordre. Et, au fur et à mesure que je le frottais, je vis la peau de son dos et de ses épaules se gonfler et éclater, pour en laisser lentement sortir des ailes qui, grandissant à vue d’œil, descendirent bientôt jusqu’à terre. Et le Bédouin les agita avec force, à même le sol, et tout d’un coup, prenant son élan, il s’éleva dans les airs. Et moi, préférant mille morts plutôt que d’être abandonné en ces lieux sinistres, je fis appel à ce qui me restait de force et de courage, et je me cramponnai fortement à la ceinture de mon maître, dont le bout pendait par bonheur. Et je fus emporté avec lui hors de cette vallée noire d’où je n’espérais plus sortir. Et nous arrivâmes dans la région des nuages.

Or je ne puis te dire, ô mon seigneur, combien de temps dura notre course aérienne. Mais je sais que nous nous trouvâmes bientôt au-dessus d’une plaine immense dont l’horizon était au loin fermé par une enceinte de cristal bleu. Et le sol de cette plaine semblait formé de poudre d’or, et ses cailloux de pierres précieuses. Et au milieu de cette plaine s’élevait une ville remplie de palais et de jardins.

Et mon maître s’écria : « Voici Aram-aux-Colonnes ! » Et, cessant de mouvoir ses ailes, et les étendant largement immobiles, il se laissa descendre, et moi avec lui. Et nous touchâmes le sol, au pied même des murailles de la cité de Scheddad, fils d’Aâd. Et les ailes de mon maître diminuèrent peu à peu et disparurent.

Or, ces murailles étaient construites de briques d’or alternées de briques d’argent, et huit portes s’y ouvraient, semblables aux portes du Paradis. La première était de rubis, la deuxième d’émeraude, la troisième d’agate, la quatrième de corail, la cinquième de jaspe, la sixième d’argent et la septième d’or.

Et nous pénétrâmes dans la cité par la porte d’or, et nous avançâmes en invoquant le nom d’Allah. Et nous traversâmes des rues bordées de palais à colonnades d’albâtre et des jardins où l’air respiré était de lait et les ruisseaux d’eaux embaumées. Et nous arrivâmes à un palais qui dominait la ville, et qui était construit avec un art et une magnificence inimaginables, et dont les terrasses étaient soutenues par mille colonnes d’or, avec des balustrades formées de cristaux de couleur et des murs incrustés d’émeraudes et de saphirs. Et au centre du palais se glorifiait un jardin enchanté, dont la terre, odorante comme le musc, était arrosée par trois rivières de vin pur, d’eau de rose et de miel. Et au milieu du jardin s’élevait un pavillon dont la voûte, formée d’une seule émeraude, abritait un trône d’or rouge incrusté de rubis et de perles. Et sur le trône il y avait un petit coffret d’or.

Or, c’est précisément ce coffret, ô roi du temps, qui est maintenant entre tes mains.

Et le Bédouin, mon maître, prit le coffret et l’ouvrit. Et il y trouva une poudre rouge, et s’écria : « Voici le Soufre rouge, ya Hassân Abdallah ! C’est la Kimia des savants et des philosophes, qui sont tous morts sans la trouver ! » Et moi je dis : « Jette cette vile poussière, ô mon maître, et remplissons plutôt ce coffret avec les pierreries dont regorge ce palais ! » Et mon maître me regarda avec commisération et me dit : « Ô pauvre ! Cette poussière-là est la source même de toutes les richesses de la terre ! Et un seul grain de cette poussière suffit pour transmuer en or les plus vils métaux. C’est la Kimia ! C’est le Soufre rouge, ô pauvre ignorant ! Avec cette poudre, si je veux, je construirai des palais plus beaux que celui-ci, je fondrai des villes plus magnifiques que celle-ci, j’achèterai la vie des hommes et la conscience des purs, je séduirai la vertu elle-même, et je me ferai roi fils de roi ! » Et je lui dis : « Et peux-tu, ô mon maître, avec cette poudre-là, prolonger ta vie d’un seul jour, où effacer une heure de ton existence passée ? » Et il me répondit : « Allah seul est grand ! »

Et moi, n’étant pas certain de l’efficacité des vertus de ce Soufre rouge-là, je préférai plutôt ramasser les pierres précieuses et les perles. Et j’en avais déjà rempli ma ceinture, mes poches et mon turban, quand mon maître me cria : « Malheur sur toi, homme à l’esprit grossier ! Que fais-tu là ? Ignores-tu que si nous dérobions une seule des pierres de ce palais et de cette terre, nous serions à l’instant frappés de mort ? » Et il sortit à grands pas du palais, en emportant le coffret. Et moi, bien à regret, je vidai mes poches, ma ceinture et mon turban, et suivis mon maître, non sans tourner bien des fois la tête vers ces richesses incalculables. Et je rejoignis dans le jardin mon maître qui me prit par la main, pour traverser la ville, de peur que je ne me laissasse tenter par tout ce qui s’offrait à ma vue et était à la portée de mes doigts. Et nous sortîmes de la ville par la porte de rubis.

Et quand nous approchâmes de l’horizon de cristal bleu, il s’ouvrit devant nous et nous laissa passer. Et lorsque nous l’eûmes franchi, nous nous retournâmes pour regarder une dernière fois la plaine miraculeuse et la cité d’Aram ; mais plaine et cité avaient disparu. Et nous nous trouvâmes au bord du fleuve de mercure que nous traversâmes, comme la première fois, sur le pont de cristal.

Et nous trouvâmes, sur l’autre bord, nos chamelles qui broutaient l’herbe de compagnie. Et j’allai vers la mienne comme vers un vieil ami. Et, après que j’eus resserré les courroies de nos selles, nous montâmes sur nos bêtes ; et mon maître me dit : « Nous retournons en Égypte ! » Et je levai les bras, en remerciant Allah pour cette bonne nouvelle.

Mais, ô mon seigneur, la clef d’or et la clef d’argent étaient toujours dans ma ceinture, et je ne savais pas qu’elles étaient les clefs des misères et des souffrances…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et je ne savais pas qu’elles étaient les clefs des misères et des souffrances.

Aussi durant tout le voyage, jusqu’à notre arrivée au Caire, je subis bien des misères et bien des privations, et je souffris tous les maux que m’occasionnait ma santé détruite. Mais, par une fatalité dont j’ignorais toujours la cause, moi seul j’étais en butte aux accidents du voyage, tandis que mon maître, tranquille, épanoui et à la limite de la dilatation, semblait prospérer de tous les maux qui m’éprouvaient. Et il passait à travers les périls et les fléaux en souriant, et marchait dans la vie comme sur un tapis de soie.

Et nous arrivâmes de la sorte au Caire, et mon premier soin fut de courir aussitôt vers ma maison. Et j’en trouvai la porte brisée et ouverte ; et les chiens errants avaient fait leur asile de ma demeure. Et nul n’était là pour me recevoir. Et je ne vis point de trace de ma mère, de mon épouse et de mes enfants. Et un voisin, qui m’avait vu entrer et qui entendait les cris de mon désespoir, ouvrit sa porte et me dit ; « Ya Hassân Abdallah, que tes jours soient prolongés des jours qu’ils ont perdus ! Tout le monde est mort dans ta maison ! » Et moi, à cette nouvelle, je tombai sur le sol, inanimé.

Or, quand je revins de mon évanouissement, je vis près de moi mon maître le Bédouin qui me soignait et me jetait de l’eau de rose sur le visage. Et moi, étouffant de mes larmes et de mes sanglots, je ne pus, cette fois, m’empêcher de faire des imprécations contre lui et de l’accuser d’être la cause de tous mes malheurs. Et longtemps je le chargeai de toutes les injures, le rendant responsable des maux qui s’appesantissaient et s’acharnaient contre moi. Mais lui, sans rien perdre de sa sérénité et sans se départir de son calme, me toucha l’épaule et me dit : « Tout nous vient d’Allah et vers Allah tout s’en va ! » Et, me prenant par la main, il m’entraîna hors de ma maison.

Et il me conduisit dans un palais magnifique, sur les bords du Nil, et me força d’y habiter avec lui. Et, comme il voyait que rien ne réussissait à distraire mon âme de ses maux et de ses peines, il voulut, dans l’espoir de me consoler, partager avec moi tout ce qu’il possédait. Et, poussant la générosité jusqu’à ses limites extrêmes, il se mit à m’enseigner les sciences mystérieuses, et m’apprit à lire dans les livres d’alchimie et à déchiffrer les manuscrits cabalistiques. Et souvent il faisait apporter devant moi des quintaux de plomb qu’il mettait en fusion, et, y jetant alors une parcelle du soufre rouge du coffret, il transmuait le vil métal en l’or le plus pur.

Mais moi, au milieu des trésors, et entouré par la joie et les fêtes que donnait tous les jours mon maître, j’avais le corps affligé de douleurs et l’âme malheureuse. Et je n’arrivais même pas à supporter le poids ni le contact des riches habits et des étoffes précieuses dont il me forçait à me couvrir. Et l’on me servait les mets les plus délicats et les boissons les plus délicieuses, mais c’était bien en vain, car je n’éprouvais que du dégoût et de la répugnance pour tout. Et j’avais des appartements superbes, et des lits de bois odorant, et des divans de pourpre, mais le sommeil ne fermait pas mes yeux. Et les jardins de notre palais, rafraîchis par la brise du Nil, étaient plantés des arbres les plus rares amenés à grands frais de l’Inde, de la Perse, de la Chine et des Iles ; et des machines construites avec art élevaient l’eau du Nil et la faisaient retomber en gerbes rafraîchissantes dans des bassins de marbre et de porphyre ; mais je ne goûtais aucun charme à toutes ces choses, car un poison sans antidote avait saturé ma chair et mon esprit.

Quant à mon maître le Bédouin, ses jours coulaient au sein des plaisirs et des voluptés, et ses nuits étaient une anticipation des joies du Paradis. Et il habitait, non loin de moi, dans un pavillon tendu d’étoffes de soie brochées d’or, où la lumière était douce comme celle de la lune. Et ce pavillon était au milieu des bosquets d’orangers et de citronniers auxquels se mêlaient les jasmins et les roses. Et c’est là que chaque nuit il recevait de nouveaux convives qu’il traitait magnifiquement. Et quand leurs cœurs et leurs sens étaient préparés à la volupté, par les vins exquis et par la musique et les chants, il faisait passer devant leurs yeux des adolescentes, belles comme les houris, achetées au poids de l’or dans les marchés de l’Égypte, de la Perse et de la Syrie. Et quand l’un des convives jetait un regard de désir sur l’une d’elles, mon maître la prenait par la main et, la présentant à celui qui la désirait, il lui disait : « Ô mon seigneur, oblige-moi en conduisant cette esclave dans ta maison ! » Et de la sorte, tous ceux qui l’approchaient devenaient ses amis. Et on ne l’appelait plus que l’Émir Magnifique.

Or un jour, mon maître, qui venait souvent me visiter dans le pavillon où mes souffrances me forçaient à vivre solitaire, arriva à l’improviste, amenant avec lui une jeune fille nouvelle. Et il avait une figure éclairée par l’ivresse et le plaisir, et des yeux exaltés qui brillaient d’un feu extraordinaire. Et il vint s’asseoir tout près de moi, prit la jeune fille sur ses genoux, et me dit : « Ya Hassân Abdallah, je vais chanter ! Tu n’as pas encore entendu ma voix. Écoute ! » Et, me prenant la main, il se mit à chanter ces vers d’une voix extatique, en dodelinant de la tête :

« Jeune fille, viens ! Le sage est celui qui laisse la joie seule occuper sa vie.

Que les gens religieux gardent l’eau pour la prière,

Toi, verse-moi de ce vin qui rendra plus exquise la rougeur de tes joues.

J’en veux boire jusqu’à perdre la raison !

Mais bois d’abord, bois sans crainte, et donne-moi la coupe que tes lèvres parfument,

Nous n’avons pour témoins que les orangers qui jettent leurs parfums aux vents, et les ruisseaux rieurs qui s’enfuient.

Que ta voix me chante des choses passionnées, et les rossignols jaloux seront muets.

Mais chante sans crainte, chante-moi des choses passionnées, je suis seul à t’écouter.

Et tu n’entendras d’autre bruit que celui des roses qui s’ouvrent, et le battement de mon cœur.

Je suis seul à t’écouter, je suis seul à te voir, ô ! laisse tomber ton voile.

Nous n’avons pour témoins de nos plaisirs que la lune et ses compagnes,

Et penche-toi, et laisse-moi baiser ton front ! Laisse-moi baiser ta bouche et tes yeux, et ton sein blanc comme la neige.

Ah ! penche-toi sans crainte, nous n’avons pour témoins que les jasmins et les roses.

Viens dans mes bras, l’amour m’embrase, je n’en peux plus !

Mais avant tout, baisse ton voile, car Allah, s’il nous voyait, serait jaloux. »

Et, ayant ainsi chanté, le Bédouin, mon maître, poussa un grand soupir de bonheur, pencha la tête sur sa poitrine et parut s’endormir. Et l’adolescente qui était sur ses genoux se désenlaça de ses bras, pour ne pas troubler son repos, et s’esquiva légèrement. Et moi, je m’approchai de lui pour le couvrir et soutenir sa tête d’un coussin, et je m’aperçus que son souffle avait cessé ; et je me penchai vers lui, à la limite de l’anxiété, et je constatai qu’il avait trépassé comme les prédestinés, en souriant à la vie ! Qu’Allah l’ait en sa compassion.

Alors, moi, le cœur serré de la disparition de mon maître qui, malgré tout, avait toujours été pour moi plein de sérénité et de bienveillance, et oubliant que tous les malheurs s’étaient appesantis sur ma tête du jour où je l’avais rencontré, j’ordonnai qu’on lui fit des funérailles magnifiques. Je lavai moi-même son corps dans les eaux odoriférantes, je fermai soigneusement avec du coton parfumé toutes ses ouvertures naturelles, je l’épilai, je peignis avec soin sa barbe, je teignis ses sourcils, je noircis ses cils, et je rasai sa tête. Puis je le recouvris, en guise de linceul, d’un tissu merveilleux qui avait été ouvragé pour un roi de la Perse, et je le mis dans un cercueil de bois d’aloès incrusté d’or.

Après quoi, je convoquai les nombreux amis que mon maître s’était faits par sa générosité ; et j’ordonnai à cinquante esclaves, tous revêtus d’habits de circonstance, de porter tour à tour le cercueil sur leurs épaules. Et, le convoi formé, nous sortîmes vers le cimetière. Et un nombre considérable de pleureuses, que j’avais payées à cet effet, suivaient le convoi, en jetant des cris plaintifs et agitant leurs mouchoirs au-dessus de leurs têtes, tandis que les lecteurs du korân ouvraient la marche en chantant les versets sacrés, auxquels la foule répondait, en répétant ; « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! Et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! » Et tous les musulmans qui passaient s’empressaient de venir aider à porter le cercueil, ne fût-ce qu’en le touchant de la main. Et nous l’ensevelîmes au milieu des lamentations de tout un peuple. Et je fis égorger sur son tombeau un troupeau entier de moutons et de jeunes chameaux.

Or, ayant rempli de la sorte mon devoir à l’égard de mon défunt maître, et fini de présider au festin des funérailles, je m’isolai dans le palais pour commencer à mettre en ordre les affaires de la succession. Et mon premier soin fut de commencer par ouvrir le coffret d’or, pour voir s’il renfermait encore de la poudre de Soufre rouge. Mais je n’y trouvai que le peu qui y reste maintenant, et que tu as sous les yeux, ô roi du temps. Car mon maître avait déjà, grâce à ses prodigalités inouïes, tout épuisé pour transmuer en or des quintaux et des quintaux de plomb. Mais le peu qui se trouvait encore dans le coffret pouvait suffire à enrichir le plus puissant des rois. Et je n’étais point inquiet à ce sujet. Et d’ailleurs je ne me souciais plus guère des richesses, dans l’état pitoyable où je me trouvais. Toutefois, je voulus savoir ce que contenait le manuscrit mystérieux en peau de gazelle, que mon maître n’avait jamais voulu me laisser lire, bien qu’il m’eût enseigné à déchiffrer les caractères talismaniques. Et je l’ouvris et le parcourus. Et c’est alors seulement, ô mon seigneur, que j’appris, entre autres choses extraordinaires que je te dirai un jour, les vertus fastes et néfastes des cinq clefs du destin. Et je compris que le Bédouin ne m’avait acheté et emmené avec lui que pour se soustraire aux tristes propriétés des deux clefs d’or et d’argent, en usant sur moi leurs mauvaises influences. Et je dus appeler à mon aide toutes les belles pensées du Prophète — sur Lui la prière et la paix — pour ne pas maudire le Bédouin et cracher sur son tombeau.

Aussi, je me hâtai de tirer de ma ceinture les deux clefs fatales, et, pour m’en débarrasser à jamais, je les jetai dans un creuset, et j’allumai le feu pour les faire dissoudre et volatiliser. Et, en même temps, je me mis à la recherche des deux clefs de la gloire, de la sagesse et du bonheur. Mais j’eus beau fouiller tout le palais dans ses moindres recoins, je ne les trouvai pas. Et je m’en revins vers le creuset, et sur- veillai la fusion des deux clefs maudites.

Or, pendant que j’étais occupé à ce travail…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, pendant que j’étais occupé à ce travail, et que j’espérais, grâce à l’anéantissement des deux clefs néfastes, être à jamais débarrassé de mon mauvais destin, et, tandis que j’activais le feu pour aider à cette destruction qui ne se faisait pas trop vite à mon gré, je vis soudain le palais envahi par les gardes du khalifat qui se précipitèrent sur moi, et me traînèrent entre les mains de leur maître.

Et le khalifat Theiloun, ton père, ô mon seigneur, me dit avec sévérité qu’il savait que je possédais le secret de l’alchimie, et qu’il fallait que, sur l’heure, je le lui révélasse et l’en fisse profiter. Mais moi, sachant, hélas ! que le khalifat Theiloun, oppresseur du peuple, emploierait la science contre la justice et pour le mal, je refusai de parler. Et le khalifat, à la limite de la colère, me fit charger de chaînes et jeter dans le plus noir des cachots. Et, en même temps, il fit saccager et détruire notre palais, de fond en comble, et s’empara du coffret d’or qui contenait le manuscrit en peau de gazelle et les quelques parcelles de la poudre rouge. Et il chargea de la garde du coffret, ce vénérable cheikh qui l’a apporté entre tes mains, ô roi du temps. Et tous les jours il me faisait mettre à la torture, espérant ainsi obtenir de la faiblesse de ma chair, l’aveu de mon secret. Mais Allah me donnait la vertu de patience. Et pendant des années et des années j’ai vécu de la sorte, attendant de la mort ma délivrance.

Et maintenant, ô mon seigneur, je mourrai consolé, puisque mon persécuteur est allé rendre compte à Allah de ses actions, et que j’ai pu approcher aujourd’hui du plus juste et du plus grand des rois ! »

Lorsque le sultan Môhammad ben-Theiloun eut entendu ce récit du vénérable Hassân Abdallah, il se leva de son trône et embrassa le vieillard, en s’écriant : « Louanges à Allah qui permet à son serviteur de réparer l’injustice et de calmer les maux ! » Et il nomma sur-le-champ Hassân Abdallah grand-vizir, et le revêtit de son propre manteau royal. Et il le confia aux soins des médecins les plus experts du royaume, afin qu’ils aidassent à sa guérison. Et il ordonna aux scribes les plus habiles du palais d’écrire soigneusement, en lettres d’or, cette histoire extraordinaire, et de la conserver dans l’armoire du règne.

Après quoi, le khalifat, ne doutant pas de la vertu du Soufre rouge, voulut sans retard en expérimenter l’effet. Et il fit jeter et mettre en fusion dans de vastes chaudières en terre cuite, mille quintaux de plomb ; et il y mêla les quelques parcelles de Soufre rouge qui restaient au fond du coffret, en prononçant les paroles magiques que lui dicta le vénérable Hassân Abdallah. Et aussitôt tout le plomb se transmua en l’or le plus pur.

Alors le sultan, ne voulant pas que tout ce trésor fût dépensé en choses futiles, résolut de l’employer à une œuvre qui fût agréable au Très-Haut. Et il décida la construction d’une mosquée qui n’eût pas sa pareille dans tous les pays musulmans. Et il fit venir les architectes les plus renommés de son empire, et leur ordonna de tracer, sur ses indications, les plans de cette mosquée, sans s’arrêter aux difficultés de l’exécution, ni à l’idée des sommes d’argent qu’elle pourrait coûter. Et les architectes tracèrent, au pied de la colline qui domine la ville, un carré immense dont chaque face était tournée vers l’un des quatre points principaux du ciel. Et dans chaque angle ils placèrent une tour d’une proportion admirable, dont le sommet était orné d’une galerie et couronné d’un dôme d’or. Et sur chaque face de la mosquée, ils élevèrent mille pilastres qui supportaient des arceaux d’une courbe élégante et solide, et y établirent une terrasse dont la balustrade était d’or merveilleusement ajouré. Et, au centre de l’édifice, ils élevèrent une coupole immense dont la construction était si légère et aérienne, qu’elle semblait posée sans appui entre le ciel et la terre. Et la voûte de la coupole fut recouverte d’émail couleur d’azur, et parsemée d’étoiles d’or. Et des marbres rares formèrent le pavé. Et la mosaïque des murs fut faite de jaspe, de porphyre, d’agates, de nacre perlée et de gemmes précieuses. Et les piliers et les arceaux furent couverts de versets du korân entrelacés, sculptés et peints de couleurs pures. Et, pour que ce merveilleux édifice fût à l’abri du feu, nul bois ne fut employé dans sa construction. Et sept années entières et sept mille hommes et sept mille quintaux de dinars d’or furent employés, pour l’achèvement de cette mosquée. Et on l’appela la Mosquée du sultan Môhammad ben-Theiloun. Et, sous ce nom, elle est encore connue de nos jours.

Quant au vénérable Hassân Abdallah, il ne tarda pas à recouvrer sa santé et ses forces, et vécut, honoré et respecté, jusqu’à l’âge de cent vingt années, qui fut le terme marqué par son destin. Mais Allah est plus savant ! Il est le seul vivant !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar dit : « Certes ! nul ne peut fuir sa destinée ! Mais, ô Schahrazade, comme cette histoire m’a attristé ! » Et Schahrazade dit : « Que le Roi me pardonne, mais c’est pour cette raison que je vais tout de suite raconter l’histoire des Babouches inusables, tirée du Diwân des faciles facéties et de la gaie sagesse du cheikh Magid-Eddin Abou-Taher Môhammad, — qu’Allah, le couvre de Sa Miséricorde et l’ait en Ses bonnes grâces ! »

Et Schahrazade dit :