La Plus Heureuse Femme du monde/Texte entier

LA PLUS
HEUREUSE FEMME DU MONDE.
LA PLUS


HEUREUSE FEMME


DU MONDE,


Par Charlotte de Sor.


BRUXELLES ET LEIPZIG.
C. MUQUARDT.




1844


LA PLUS
HEUREUSE FEMME DU MONDE.




I


C’était au commencement du printemps de 1829, par une de ces tièdes et riantes matinées de soleil, où tout Paris, le Paris élégant, semble s’être donné rendez-vous au bois de Boulogne. À propos, mon Dieu !… notre pauvre bois, à cette heure !… tout bouleversé, rasé, saccagé, c’est désolant !… Brisons là.

Mais, le jour dont je parle, notre beau bois avait encore de beaux ombrages, de belles pelouses, et vers trois heures la grande avenue de Longchamps, couverte de monde, de voitures, présentait le plus pittoresque, le plus magnifique coup d’œil. Dans ses contre allées, qui déjà formaient des dômes de verdure, se développait en longues files onduleuses une foule parée, parfumée, rieuse, coquette, se retrouvant là dans ses vaporeuses toilettes du matin, sous les arbres, comme elle l’était la veille aux Italiens, comme elle le sera le soir à l’Opéra, toujours empressée de voir et d’être vue… Et sur la chaussée, dans un indescriptible pêle-mêle, se croisaient en tous sens de nombreuses et bruyantes cavalcades, une multitude de voitures.

Entre les plus élégantes se faisait remarquer un charmant coupé gros bleu, doublé de satin blanc, attelé de deux délicieux chevaux isabelle, pleins de feu et d’ardeur, aux crins nattés entremêlés de rubans bleus, menés à la Daumont, et suivi de deux grooms en tenue parfaite, riche et de bon goût, montés sur des chevaux de prix.

Ce leste et brillant équipage, d’une irréprochable élégance dans tous ses détails, aurait attiré les regards, quand bien même le cortége d’élite qui se pressait aux portières de la voiture n’eût pas appelé l’attention sur la jeune femme qui l’occupait seule : sa ravissante figure, ses manières pleines d’aisance et de distinction, justifiaient, du reste, l’ovation incessante dont elle était l’objet, et l’empressement de ses nombreux admirateurs.

Et à tous indistinctement, elle accordait avec une inimitable grâce l’aumône si ardemment sollicitée d’un regard, d’un mot… Chacun avait part à la faveur fugitive d’un sourire, d’un témoignage bienveillant… et quelques-uns peut-être pouvaient emporter la douce espérance d’avoir été personnellement distingués et comptés…

D’ailleurs les mille saluts gracieusement et familièrement échangés entre la jolie dame du coupé et les femmes qui occupaient les voitures armoriées, indiquaient suffisamment son rang et sa position dans le monde.

De toutes parts un murmure flatteur accompagnait sa marche triomphale. Les regards des hommes exprimaient une admiration passionnée, la suivant à perte de vue… Le long et méditatif regard des femmes attaché sur elle, traduisait la pensée que leurs lèvres ne proféraient pas : L’heureuse ! l’heureuse femme !…

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Cette même après-midi aussi, il y avait comme de coutume affluence au cercle de madame la comtesse de Rivers, dont le salon, de trois à six heures, était le point central où venait aboutir, donner ou chercher des nouvelles, une partie de la haute société de Paris. Il était de mode de faire une pause chez madame de Rivers avant de rentrer chez soi : on appelait cela terminer sa matinée. Et comme on y rencontrait tout le monde, tout le monde voulait s’y montrer.

À ce moment, la plupart des visiteurs revenaient en droite ligne du bois ; et dans une conversation rapide, se reproduisait, toute palpitante d’actualité, la chronique du jour qu’on venait d’y recueillir au vol.

Les on dit politiques, les nouvelles confidentielles données par les familiers du château sur le renversement médité du ministère Martignac, occupèrent bien quelques instants ; mais à qui, dans ce salon, importait la chute du ministère bourgeois ? Les impressions, les scènes épisodiques de la promenade, étaient d’un bien autre intérêt vraiment ! Il y avait un bien autre charme dans la revue passée en commun des célébrités de tous genres, des sommités élégantes dont l’apparition ou la rencontre avaient complété les jouissances de la matinée de tout ce monde d’heureux désœuvrés, pour qui le bois et l’Opéra sont les seules affaires sérieuses de la vie !

Parmi les femmes citées pour avoir fixé l’attention, madame la duchesse de G ***, en possession d’imposer la mode et le goût, fut tout d’abord nommée : elle montait avec une grâce et une hardiesse fort remarquables un cheval arabe pur sang, aux allures vives et impatientes, d’une beauté, d’une valeur idéales, l’un de ceux, assurait-on, envoyés dernièrement de Constantinople en présent à M. le dauphin.

La façon nouvelle de l’habillement de cheval qu’elle portait, sa coiffure, qualifiée d’innovation heureuse, furent approuvées par acclamation. Et, à la prière d’une curieuse jeune femme, M. le prince de B***, qui avait eu l’honneur, dit-il, d’accompagner madame la duchesse de G***, décrivit d’une manière très-satisfaisante la coupe de son habit, couleur pensée des Alpes ; la forme un peu excentrique, mais d’une grande distinction, de son chapeau de pluche blanche à passe fermée sous le menton, à calotte ronde, entourée d’une Fernand-Cortès de petites têtes de plumes blanches :

— Elle était charmante ! charmante ! s’écria-t-il.

— Pauvre femme comme cette horrible petite vérole l’a changée ! fit observer charitablement une des amies intimes de la duchesse…

— Mais elle est encore très-belle ! répliqua vivement le prince de B ***.

— Hélas ! ce n’est plus que la pâle copie d’un ravissant portrait !… Je ne puis encore me faire à cet affreux changement ! dit-elle d’un accent pénétré.

— Incontestablement, dit M. de L***, ce type merveilleux de l’éternel jeune homme, de l’élégance, des manières aristocratiques, et, à soixante ans, resté quand même une autorité consultée ; incontestablement les honneurs de la matinée appartiennent à la jolie madame Duval, elle a eu un succès fou ! Son coupé anglais, son attelage isabelle, qui sortaient pour la première fois, sont du meilleur goût, et…

— Dites donc fabuleusement beau ! interrompit le duc de D *** avec l’aplomb d’un homme accoutumé à imposer son opinion, Savez-vous ce qu’a coûté à Londres cette paire de chevaux ?… Cinq cents livres sterling !

— Quel faste ! Quel luxe princier ! C’est inimaginable ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Eh ! messieurs, jadis cela se passait exactement ainsi ; ce ne sont là que les us et coutumes traditionnels de l’ancienne finance ! M. Duval a un splendide état de maison, le meilleur cuisinier, la meilleure cave de Paris : de quoi vous plaignez-vous ? dit M. de L*** d’un ton de finesse moqueuse ; quant à moi, je trouve que, pour un financier déguisé en pair de France, il tranche fort agréablement du grand seigneur !

— Ne plaisantez pas sur ce sujet, M. de L *** ; je ne vois pas là le plus petit mot pour rire ! repartit avec humeur la vieille marquise de Monl***. Jadis, jadis, ne vous en déplaise, cela ne se passait pas de la sorte : le roi faisait quelquefois de messieurs de la finance ses hommes d’affaires, des ministres, mais non pas des pairs de France ! C’est à donner des nausées, de voir jeter la première dignité du royaume à la tête de gens de ce calibre !

— Qu’est-ce donc que ces Duval ? demanda à demi voix le vieux chevalier d’Ursel au commandeur de Neyrac, placé auprès de lui.

— Rien du tout, répondit-il tout haut. Ce sont des paysans de ma province, dont le nom est Thibaut : le grand-père de celui-ci tenait à ferme les terres de notre baronnie du Val, en Dauphiné, et, pour le désigner entre ses frères, on l’appelait dans le pays Thibaut du Val. Il était en même temps maitre Jacques au château, pendant les séjours accidentels qu’y faisait ma famille lors de l’assemblée des états.

Mon père s’intéressa à son fils qui était un garçon assez intelligent, le fit placer commis aux gabelles, d’où il est parti, la révolution aidant, pour faire une fortune scandaleuse dans les fournitures des armées de la république.

Voilà l’origine du Duval et de ses deux cent mille livres de rente, qui, l’un portant l’autre, siégent au jourd’hui sur les bancs de la pairie !

Tout le monde se mit à rire.

C’est véritablement la fin du monde ! s’écria la marquise de Monl***.

— N’était-il pas député ? demanda quelqu’un.

– Eh, sans doute ! Il s’est fait nommer député pour faciliter l’ascension… Comme tant d’autres de l’espèce, le sieur Duval avait bien entendu que la députation serait pour lui un moyen, un marche-pied pour l’aider à grimper… Du reste, les précédents ne lui manquaient pas ! De concession en concession, nous tombons dans l’absurde ! dit en levant les épaules monsieur de Neyrac.

— Mais enfin, à quel titre l’a-t-on élevé à la dignité de pair de France ? demanda encore le vieux chevalier qui, lui, s’il avait beaucoup oublié, en revanche, n’avait rien appris non plus.

— Ah ! quant à cela, il est certain qu’on ne lui connait d’autre titre que sa qualité de millionnaire, dit en riant le prince de B***.

— Aussi l’affaire cependant n’a-t-elle pas été toute seule… reprit M. de Neyrac. Il a fallu toute la ténacité, tout le savoir-faire de la marquise de Lestanges, alliée à tous les gens qui ont l’honneur d’être dans l’intimité du roi et de madame la dauphine, pour de haute lutte emporter cette ridicule nomination ! Elle y a pris peines et soins, je vous le garantis…

— Oui, oui, je le sais de bonne source, ajouta la marquise de Moni***, madame de Lestanges, en son nom, comme en celui de son mari, de bonne maison, ma foi ! a convoqué le ban et l’arrière-ban des grands et petits parents, pour leur persuader qu’ils devaient l’aider à faire de monsieur son gendre quelque chose d’avouable

Un éclat de rire général accueillit le coup de boutoir assené par la maligne vieille femme, qui, du coin du feu où elle était tapie, écoutait avec un balancement de tête approbatif et railleur les communications officieuses du commandeur son ami.

— Si c’est là, ainsi qu’on l’assure, une des conditions du contrat, la voilà remplie… Et il est fort supposable que tout ce luxe d’ostentation a été le programme arrêté à l’avance entre la belle-mère et le gendre, ajouta M. de Neyrac.

— C’est bien l’homme le plus vaniteux de France ! s’écria quelqu’un.

— Et le plus prodigieusement présomptueux ! Il a un aplomb, une assurance incroyables, véritablement ajouta-t-on.

C’est un de ces types de Mondor, très-curieux à observer… dit en souriant le commandeur de Neyrac.

— Mais madame Duval est restée, elle, la simple et charmante femme que nous aimons tous… fit entendre une douce voix.

M. de L***, qui saisit la bonne intention de la maitresse de la maison, s’empressa de ramener la conversation au ton léger de son début.

— Mon Dieu ! reprit-il, qu’elle était jolie ce matin dans son délicieux négligé tout de dentelle et de mousseline blanche !

— Elle était ravissante ! s’écrièrent avec exaltation quelques jeunes hommes.

— Et puis, il y a dans sa manière un mélange de mélancolie et de frivolité, de candeur et de coquetterie à incendier tous les cœurs, n’est-il pas vrai ? reprit en riant M. de L***. Il est de fait qu’elle a eu un succès prodigieux ! et elle jouissait ingénument de ses triomphes avec une gentillesse, une gaieté adorables !

— Ah ! c’est que la vie est bien facile, bien belle à madame Duval !…

— Qu’a-t-elle à désirer sur la terre ?…

— Son existence n’est qu’un long enchantement !…

— C’est bien la plus heureuse femme du monde ! exclamèrent à la fois plusieurs femmes.

Et dans l’accent avec lequel ces mots furent prononcés il у avait toute une révélation du sentiment qu’inspirait ce bonheur…

— Mais elle le mérite ! Hélène est si naturellement bonne, gracieuse, constamment obligeante pour tous !… dit madame de Rivers.

— Eh ! mon Dieu, madame, personne, il me semble, ne conteste les qualités de madame Duval. Son éloge est tout à fait de luxe ici ! fut-il répondu d’un ton aigre-doux.

— Madame de Rivers est toujours parfaite pour ses amis, dit M. de L *** en interrompant poliment ce picotage ; mais d’ailleurs madame Duval, dont l’aimable caractère et les excellentes façons nous rendent si agréables sa société et sa maison, ne compte parmi nous tous que des admirateurs sincères.



II


Un peu plus tard, dans ce même salon tout à l’heure si bruyant, si animé, régnait un silence profond. Madame de Rivers, seule, étendue dans une moelleuse ganache, le coude appuyé sur un guéridon chargé de brochures, d’albums, de revues, se disposait à passer solitairement une bonne soirée.

Madame de Rivers est jeune encore, elle possède la considération que donnent une conduite et une mesure parfaites, la naissance et la fortune. Restée veuve de bonne heure, elle a arrangé sa vie pour en jouir à sa manière. Sa maison est le rendez-vous de la meilleure compagnie de Paris, et elle trouve du charme à ce tableau mouvant qui passe chaque jour sous ses yeux ; il lui plaît, mais ne l’éblouit pas… Le monde n’est pour elle qu’une distraction, non pas un besoin : elle l’a jugé… Elle sait ce que valent les démonstrations, les amitiés à fleur d’eau de la foule !

À cette heure de recueillement, il y a dans son âme de la tristesse et du dégoût… Elle s’indigne à huis clos en repassant dans ses souvenirs la conversation de l’après-midi, où à chaque mot, à chaque syllabe, se décelaient la malveillance et l’envie… L’envie ! cette lèpre hideuse qui s’attache à toutes les prospérités, à toutes les supériorités !… Oh ! que l’étude du cœur humain est chose repoussante !… murmura-t-elle en laissant échapper sa pensée par ses lèvres.

Le fracas d’une voiture qui entrait rapidement dans la cour de l’hôtel interrompit la rêverie de madame de Rivers :

— Une visite ! fit-elle avec un geste contrarié.

Le moment était mal choisi…

— C’est moi, Aline, dit en passant prestement devant le domestique qui se disposait à l’annoncer, une svelte et gracieuse jeune femme, à la taille flexible comme un roseau, couronnée de fleurs, dans une ravissante toilette du soir, et dont les pas légers effleuraient à peine la terre.

— Soyez la bienvenue, chère Hélène ! dit affectueusement madame de Rivers ; vous semblez une vaporeuse apparition dans ce salon désert… Mais où donc allez-vous si belle, si resplendissante ?

— Aux Italiens d’abord, et je viens vous demander si vous voulez m’accompagner.

— Ma bonne Hélène, j’avais disposé autrement de ma soirée…

Tancredi… madame Malibran… c’est irrésistible cela, chère !…

— C’est bien tentant !… mais…

— Mais… vous ne vous en souciez pas ! dit la jeune femme en faisant une petite moue moqueuse.

— J’irai, si cela vous est bien agréable, chère Hélène…

— Ce qui m’est agréable, répondit-elle avec vivacité, c’est d’être avec vous, et si au moins vous voulez de moi… je resterai, nous causerons, ou nous ferons de la musique ensemble.

— Et vous une sacrifieriez sans regret votre soirée, Hélène ?… Votre jolie toilette serait pour moi seule ?…

— Je vous ferai cet immense sacrifice, Aline ! répondit en riant aux éclats l’élégante jeune femme.

Et elle s’installa résolûment sur une chauffeuse bien basse, en arrondissant autour d’elle avec une complaisance enfantine, sa robe de gaze rose garnie de trois bauts volants.

— Quel charmant caractère vous avez, ma gentille Hélène ! dit madame de Rivers en lui tendant affectueusement la main.

Une de ces bonnes causeries intimes du coin du feu, s’établit aussitôt entre les deux femmes.

— J’avais déjà eu de vos nouvelles ce matin, reprit madame de Rivers.

— Vous avez vu ma mère ?

— Non, par plusieurs de vos admirateurs du bois…

— Ils y étaient tous !… répondit-elle avec une malicieuse gaieté.

— Il n’est bruit que de vos triomphes…

— Qui donc a médit de moi ?… Dites, dites vite, Aline !

— Vous avez été suivie, entourée, et… impitoyablement coquette… Est-ce la vérité ?

L’étourdie partit d’un de ces joyeux rires d’enfant enchanté d’avoir fait une bonne espiègerie.

— Oui, oui, c’est vrai ! s’écria-t-elle.

— Mais cela est fort mal ! fit avec un petit geste de menace madame de Rivers.

— Ne me grondez pas, Aline, cela m’amuse, me distrait quelquefois un moment !… dit-elle en passant négligemment ses doigts effilés dans les longs tire-bouchons qui encadraient sa délicieuse figure ; et cependant, ajouta-t-elle avec une gravité comique, cependant, si vous saviez à quel point le monde, ses hommages ou ses blâmes me sont indifférents !

— Je n’en crois pas un mot, Hélène ! dit en riant madame de Rivers.

— Et vous aussi, vous me croyez légère, frivole ?

Madame de Rivers fit en souriant un geste affirmatif.

— Heureuse peut-être… ajouta-t-elle avec une inflexion stridente.

— Mais sans doute, Hélène, à moins que tout ce qui constitue une agréable existence, une heureuse vie de femme, ne soit qu’une déception pour vous !… Dites, ma chère, qu’y a-t-il eu de commun jusqu’à ce jour entre vous et le malheur, et la souffrance !…

— Ah !

Et sur ce visage si animé, si gai quelques instants auparavant, se répandit une expression d’indicible tristesse.

— Il n’y a bien souvent d’exactement vrai dans les jugements du monde que leur fausseté ! ajouta-t-elle avec amertume.

Madame de Rivers attacha sur la jeune femme un long et pénétrant regard… Son air exprimait à la fois un doux intérêt, une vive curiosité : était-ce bien là cette Hélène si frivole, l’insoucieuse Hélène ?…

— Mais enfin, reprit-elle, tout ce qui peut contribuer au bonheur, vous le possédez…

— Et pourtant ! fit-elle en balançant tristement sa jolie tête, pourtant je suis malheureuse !…

— Oh ! cela est impossible, Hélène ! s’écria madame de Rivers.

— Si, si !…

Et comme irrésistiblement entraînée, elle ajouta :

— Écoutez ceci : J’ai vingt-deux ans, on me dit jolie, je suis riche, recherchée, admirée… Tout ce qu’on est convenu d’appeler les jouissances d’une vie brillante et parée, je le possède : j’ai un magnifique hôtel, les plus beaux chevaux, les plus beaux diamants, les plus beaux cachemires ; je donne des fêtes somptueuses ! Oui, oui, tout cela est vrai !… Et sous ces lambris dorés, je dors mal… sous mes beaux cachemires bat un cœur brisé… Dans mes salons resplendissants d’élégance, aux feux étincelants des lustres, tout est sombre, décoloré à ma vue… Ce qui en faisait le charme et l’intérêt en a disparu à jamais !… Et, ajouta-elle avec une intraduisible expression, et j’ai la mort dans l’âme… en grimaçant la folie et la gaieté au milieu de la foule, qui me proclame la plus heureuse femme du monde !

— Ma pauvre Hélène ! s’écria madame de Rivers.

Et, par un de ces bons mouvements qui partent du cœur, elle se rapprocha tout près de son amie.

— Oui, vous dites vrai, Aline, pauvre, misérable Hélène, sacrifiée à la fortune, à la vanité !… Avec vous, je le sais bien, chère ! dit-elle avec une inflexion caressante, je puis penser tout haut… eh bien ! vous allez pénétrer avec moi dans mon intérieur de famille… dans les réalités de ce bonheur si envié. Après, après vous me plaindrez, vous ne direz plus, vous, que je suis une heureuse femme !



III


— Et d’abord, en remontant aux jours de mon enfance, ces jours, les seuls heureux bien souvent que nous accorde la parcimonie du sort, je chercherais en vain du bonheur, de riants souvenirs !

Le caractère froid, tout positif de ma mère, les traditions qu’elle avait conservées de son éducation, de sa jeunesse, excluaient chez elle ces adorables faiblesses maternelles qui rendent si douce aux enfants leur entrée dans la vie : les dorloteries, les gâteries, les caresses surtout, que j’appelais instinctivement, je ne les ai pas connues !…

Ma mère m’élevait comme elle avait été élevée, peut-être même avec plus de soin, moins d’indifférence : s’occuper de moi plus qu’elle ne le faisait, ne lui tombait pas à l’esprit.

Elle m’aimait à sa manière, non à la mienne… La nature m’a faite aimante, expansive, exaltée ; je n’avais ni sœur, ni frère, personne sur qui éparpiller mes affections, et j’adorais ma mère : j’aurais voulu me réfugier sur son cœur, lui dire ce qu’il y avait dans le mien de tendresse pour elle, lui raconter mes joies et mes tristesses, mes petites tribulations d’enfant, en être plainte, consolée, approuvée, et je ne l’osais… Jamais un regard d’amour, un moment d’expansion d’elle à moi n’autorisait ces hardiesses !…

Oh ! que cette cruelle roideur m’a fait souffrir ! et que de fois, jeune fille, dans le vide qui m’entourait, il m’a semblé que je pleurais ma mère morte !

Je vous l’ai dit, Aline, je vais vous poser à mes côtés, chez mes parents, chez mon mari ; autrement les choses, car je n’ai pas d’événements à raconter, moi, la plupart de ces choses qui ont empoisonné toute ma vie, vous seraient incompréhensibles…

À sept ans j’entrai au couvent du Sacré-Cœur, où j’ai été élevée. Ma mère venait me voir régulièrement tous les mois, s’informait de mes progrès, me recommandait d’apprendre à saluer plus posément, d’avoir à mieux soigner mes ongles affreusement faits, mes cheveux toujours ridiculement ébouriffés, et en général ma toilette beaucoup trop négligée ; cela dit, elle appuyait le bord de ses lèvres sur mon front, et sa visite était terminée.

Quelquefois mon père l’accompagnait. Lui, qui n’avait pas comme ma mère un joli chapeau, un voile, une collerette, que sais-je, à garer de la pétulance de mes caresses, de mes maladresses, me laissait volontiers me pendre à son cou, et ne me grondait pas, et pourtant je préférais ma mère… Je la trouvais si belle, noble, imposante ! ce qui était vrai ; j’étais fière de ma mère.

Pendant les huit années que j’ai passées au couvent, je suis sortie huit fois. Le premier de l’an, Saint-Jean (je vous reparlerai de mon vieux Saint-Jean), muni d’une lettre de ma mère, venait me chercher.

C’était un événement dont l’attente seule me causait des semaines à l’avance, des vertiges de joie : la nuit qui précédait le grand jour, je comptais toutes les heures, et quand enfin, ma toilette faite, la messe entendue, notre congé commençait, moi, je m’échappais, je courais à une fenêtre que j’avais découverte, à laquelle je ne parvenais que par des stratagèmes inouïs, et d’où je plongeais dans la cour extérieure ; je pouvais apercevoir dans la rue… C’était déjà du bonheur !

Je me vois encore le visage collé contre le sale grillage qui la garnissait, guettant avec une impatience fiévreuse tout ce qui se passait. À dix heures sonnantes, une voiture franchissait la grille : une tête blanche, souriante, se montrait à la portière, les yeux fixés vers mon observatoire… Je poussais un cri délirant, et, légère comme un oiseau, je reprenais ma course à travers les corridors et les escaliers, et je me retrouvais assise dans la classe, au moment où la sœur tourière venait me chercher pour me remettre aux mains de l’envoyé de ma mère : Saint-Jean m’installait dans la voiture dont les glaces étaient levées, refermait la portière, et montait derrière.

Tous les plaisirs de cette journée si longuement attendue, si ardemment désirée, se bornaient après le déjeuner, à aller, conduite par ma mère, rendre mes devoirs à ma grand’tante la duchesse de Nozan qui, en échange des souhaits que je lui adressais du meilleur de mon cœur, me donnait invariablement une petite boîte renfermant un joli bijou, et un gros sac de pistaches pralinées, lesquels présents me ravissaient.

Je dînais ensuite avec mes parents, dont la porte était toujours hermétiquement close ce jour-là, et le soir à huit heures je rentrais au couvent dans le même ordre que j’en étais sortie, à l’exception qu’au retour Saint-Jean occupait la banquette du devant, parce que, le soir, c’était un fiacre qui me reconduisait.

J’avais le cœur bien gros ; des larmes qu’il s’efforçait de me cacher roulaient dans les yeux du vieillard, pendant que pour la millième fois je lui répétais : « Tu viendras bien souvent me voir, m’apporter des nouvelles, n’est-ce pas ?… n’oublie pas !… » Ces nouvelles, il faut bien vous dire que c’étaient des joujoux, quand j’étais enfant, de petits objets qui satisfaisaient mes fantaisies, quand je fus jeune fille, et que l’excellent homme m’apportait comme venant de la part de ma mère… tandis que c’était de son argent qu’il me les achetait, je l’ai découvert depuis !

Toute, la route se passait ainsi, et au moment où, descendue de voiture, la porte de ma cage allait se refermer sur moi pour toute une année, je me jetais en sanglotant au cou du bon vieux serviteur qui m’avait vue naître ; et lui, ne manquait jamais de s’écrier avec une indicible expression de respect et de bonheur : « Oh ! mademoiselle, mademoiselle ! »

Ainsi se sont écoulées, Aline, les seize premières années de ma vie… Six semaines après ma rentrée dans la maison paternelle j’étais mariée, j’étais à jamais misérable !

— Ma chère Hélène, n’avez-vous donc pas été consultée ?… demanda madame de Rivers émue.

— Non, non. Chez nous cela ne se passait pas ainsi. Ma mère me considérait comme un objet à elle appartenant, dont elle disposait suivant sa conscience, suivant les convenances de famille. C’était ainsi qu’elle avait été mariée, et il ne lui venait pas à l’idée qu’il dût en être autrement à mon égard : mon trousseau était acheté, que je ne savais pas encore, à qui de ma mère ou de moi, étaient destinées toutes ces belles choses qui passaient en me ravissant sous mes yeux, qui encombraient tous les meubles de son boudoir, et que j’allais admirer en cachette…


IV


— Depuis mon retour, je surprenais quelquefois les regards de mon père fixés sur moi avec une expression de tendresse que sa manière d’être habituelle me rendait inexplicable : il ne s’était jamais occupé de moi ni de mon éducation, et d’ailleurs de quoi que ce fût dans sa maison, où il était la personne qu’on y rencontrait le moins souvent. Plus tard, j’en ai connu la raison…

Il passait ses matinées, jusqu’à quatre heures, dans son appartement ; ses soirées invariablement dehors ; rarement il dînait avec nous, mais toujours à cinq heures et demie précises mon père entrait au salon, s’informait de la santé de ma mère, me donnait un baiser sur le front, s’asseyait, prenait le journal, le parcourait sans le lire, j’en suis sûre, jusqu’au moment où l’on venait avertir que le dîner était servi : alors il passait avec nous dans la salle à manger, ou bien il prenait son chapeau et s’en allait.

Du reste, l’attitude froide et réservée de mes parents entre eux n’excluait ni la politesse ni les égards dans leurs relations, et du moins les scènes d’aigreur et de reproches étaient épargnées…

Mais, ma chère, quel désolant réveil succédait à mes beaux songes dorés ! Mon imagination m’avait créé hors des murs de mon couvent tous les bonheurs, une vie bariolée de plaisirs, de fêtes non interrompues. On ne peut se faire une idée de tout ce qui se passe dans une tête de jeune fille !… Vous vous le rappelez bien ? J’aurais donné dix années de l’avenir, pour racheter une heure du temps qui me séparait du malheureux jour de ma sortie de pension ! Et, ce monde chatoyant que j’avais rêvé, que je désirais tant connaitre, je n’avais pu encore l’apercevoir même à travers une porte entre-bâillée ! Quel mécompte, mon Dieu !

Je m’ennuyais à mourir entre mon père et ma mère qui paraissaient s’apercevoir à peine de ma présence ; dans mon isolement, j’en étais presque à regretter mes heures occupées avec mes compagnes ; l’animation, le papillonnage auxquels j’étais habituée. Rien, rien n’était plus monotone, plus triste, que notre maison.

Il n’en avait pas toujours été ainsi ; mes ressouvenirs de petite fille me reportaient au temps où ma mère, toujours très-parée, très-élégante, allait sans cesse dans le monde, en recevait beaucoup, donnait des fêtes. Bien des changements s’étaient successivement opérés dans les neuf années de mon absence. Nous n’habitions plus un hôtel à nous seuls, ma mère n’avait plus de voiture, elle sortait rarement et ne recevait plus ; de notre nombreux domestique il ne restait que Saint-Jean, Angélique la vieille femme de chambre de ma mère, et une cuisinière.

Malgré tout, la position de mes parents paraissait encore très convenable ; l’appartement qu’ils occupaient rue de Grenelle, près la place des Invalides, au premier, était vaste ; l’ameublement ancien, mais riche et confortable ; et, quand Saint-Jean, vêtu de noir, et qui avait conservé les us et coutumes des domestiques de bonne maison, la poudre, les culottes courtes, les souliers à boucles, annonçait en ouvrant la porte du salon à deux battants, pour les visiteurs, tout cela avait encore bon air. Les apparences étaient sauvées !…

Mais pour ma mère, je l’ai compris depuis, cet état de choses, c’était l’infortune. Tout est relatif. Pour des gens accoutumés, comme elle l’avait été toute sa vie, à une grande existence, le malaise, c’est la pauvreté, presque la misère… Ma pauvre mère ! Oh ! bien certainement le malheur a desséché son cœur, a aigri son caractère… J’ai tant besoin de lui trouver des excuses !…

Un soir, je faisais tristement seule de la musique au salon, en attendant ma mère qui était allée au château faire sa cour à madame la dauphine, dont elle a toc jours été traitée avec bonté. J’entends ouvrir la porte à petit bruit, je me retourne vivement tout heureuse que quelque chose vint rompre la solitude qui régnait autour de moi. C’était Saint-Jean s’avançant d’un air solennel et tenant à la main un énorme bouquet de belles fleurs toutes blanches, artistement nouées avec un ruban blanc à longs bouts.

— Oh ! le joli bouquet, le joli bouquet ! m’écriai-je.

— C’est demain la fête de mademoiselle, dit-il en souriant, et aussi la veille de son jour de naissance…

— Ma fête ?

— Mademoiselle se nomme Marie-Hélène, et elle est née le 15 août 1807 à huit heures du soir, dit-il en portant les yeux sur la pendule qui tinta huit coups. Mademoiselle a maintenant seize ans !

C’était la première fois qu’on me souhaitait la fête, j’étais ravie, je pris une fleur que je plaçai dans mes cheveux, une autre à mon côté, et, toute joyeuse de me voir si belle, je me mis à figurer un pas d’avant-deux devant la glace. Le brave homme me regardait d’un air heureux.

— Saint-Jean, pourquoi donc ma mère ne donne-t-elle plus de beaux bals comme autrefois ? lui demandai-je.

— Mademoiselle, c’est que… c’est que… madame la marquise n’est plus aussi jeune, et qu’elle n’aime plus de bal, je pense…

— Quel malheur ! moi qui l’aimerais tant !… Pour quoi donc aussi n’avons-nous plus de voiture ? demandai-je encore.

Il baissa la tête, toussa et répondit en hésitant :

— Mademoiselle, les chevaux sont morts de vieillesse… et madame la marquise n’a pas voulu en racheter, peut-être…

— Nous pourrions nous aller promener, au moins.

Comme c’est triste à présent chez mes parents !… Notre hôtel rue de Varennes était bien plus gai, il y avait un beau jardin ; pourquoi donc l’avons-nous quitté ?

Pendant toutes ces questions, la physionomie du vieux serviteur de la famille exprimait la contrainte, la peine…

— Est-ce que nous sommes devenus pauvres ? ajoutai-je, frappée d’une idée subite.

— Pauvres ? répéta à voix basse Saint-Jean, en regardant autour de lui avec inquiétude, comme s’il eût craint que ce mot ne dépassât les murs.

— Oh ! non, mademoiselle, reprit-il, M. le marquis peut avoir éprouvé des pertes de fortune… mais la noble famille de Lestanges est à l’abri d’inspirer au dehors la commisération ; Dieu merci, tout est encore convenable… dit-il en jetant un regard satisfait sur ces restes assez bien conservés d’un somptueux mobilier, dont il soignait l’arrangement avec un soin et une propreté luxueuse, bon Saint-Jean !

Le bruit de la voiture qui ramenait ma mère interrompit le cours de mes questions et soulagea Saint-Jean d’un grand poids… Il sortit précipitamment pour aller lui ouvrir la portière.

Elle rentra tout d’abord chez elle, se déshabilla et me fit appeler.

Sa figure était rayonnante :

— Hélène, assieds-toi.

Et elle me désigoait la place auprès d’elle sur le divan.

Ma mère me tutoyait rarement, et quand cela arrivait, j’en éprouvais un contentement, un bonheur !… J’avais bien de la peine à m’empêcher de me jeter dans ses bras en lui disant : Tu m’aimes donc ?…

— Ma fille, reprit-elle, dans quinze jours tu seras mariée. Ton père et moi nous avons donné notre parole.

Je tombais des nues, mon cœur battait à se rompre… mais ma mère m’imposait trop pour que j’osasse articuler la question qui brûlait mes lèvres ; A qui ?… je me mourais de le savoir.

Mon regard peut-être traduisit ma curiosité, et ma mère, qui ne voulait être ni interrompue ni interrogée, reprit brièvement :

— Le mari qui vous est destiné, ma fille, est immensément riche ; cette considération a dominé toutes les autres… La fortune, pour des personnes de notre rang, est une des conditions essentielles de bonheur, et vous n’en avez pas… La protection que madame a daigné me promettre pour votre mari est la seule dot que vous lui apporterez : ne l’oubliez pas.

Du reste, M. Duval… sembla-t-elle articuler avec effort, est bien de sa personne, il a trente-deux ans, des manières convenables : demain à trois heures M. Duval… vous sera présenté.

Cela dit, ma mère se leva, me donna un baiser sur le front, me congédia, et je me retirai toute tremblante.



V


C’était de l’étonnement d’abord, sans plaisir ni peine. L’intérieur glacé, déshérité de tendresse de mes parents, ne m’avait pas préparée à espérer d’ineffables jouissances dans cette communauté d’intérêts ; sous le même toit, à mes yeux, constituait toutes les obligations contractées par le mariage, tous les liens qui existaient entre les époux : un mari, une femme, c’était mon père, c’était ma mère, et pour être ce qu’ils me paraissaient l’un vis-à-vis de l’autre, il n’était pas nécessaire de s’aimer, de se connaître.

J’étais trop bien ignorante de toutes choses, pour que ce nom bourgeois de Duval sonnât désagréablement dans ma mémoire ; ma pensée ne s’arrêta pas davantage sur les rapports d’âge, de caractère, de goûts, de sympathies qui, bien autrement que la fortune, sont des conditions essentielles de bonheur réel, dans cette vie à deux de toutes les heures, de toutes les secondes… Je n’y songeai même pas.

Au contraire, mes idées, confuses d’abord, prirent bientôt une teinte décidément rose. J’entrevis dans ma nouvelle position la réalisation des chatoyants rêves un moment suspendus : j’aurais une loge aux Italiens, à l’Opéra, partout ! J’aurais une voiture à moi, j’irais dans le monde, au bal tous les jours !… Et je m’endormis doucement bercée dans mes délicieux projets d’avenir.

Toute la matinée du lendemain je les repassai avec ravissement. Que n’aurais-je pas donné à cet instant pour avoir une compagne de mon âge, à qui je pusse communiquer tout ce qu’il y avait en moi de trouble, de sensations, d’impatiences de mille choses !

Je voulus bien comme à l’ordinaire m’occuper, et je me mis à dessiner dans le petit coin de ma chambre, où à l’aide d’un paravent, je m’étais installée ce que j’appelais, pompeusement mon cabinet d’étude ; mais je ne faisais que gribouiller, ma main tremblait, l’oreille au guet, j’écoutais tous les bruits ; je suivais toutes les heures qui sonnaient à l’horloge de Sainte-Valère.

Une chose m’étonnait beaucoup, et j’éprouvais la fièvre d’attente à mesure que le temps s’écoulait, c’était qu’Angélique ne vînt pas me faire une seconde toilette… Je regardais avec une sorte d’inquiétude ma robe de guingan à mille raies lilas, passablement chiffonnée, mon petit tablier de taffetas vert assez fané… Et puis aussi, comme à l’ordinaire, coiffée depuis le matin, mon agitation, la chaleur, avaient fait retomber mes cheveux en longs tire-bouchons défrisés, et je trouvais qu’ils me seyaient mal ainsi… Comme nous toutes ma chère, j’avais l’instinct de la coquetterie bien avant de savoir à quel usage elle nous sert. Enfin, il était entré dans mes raisonnements qu’on devait me faire belle pour l’entrevue qui m’avait été solennellement annoncée la veille.

Mais l’idée de me faire parer n’était pas venue à ma mère. Vous comprenez qu’il ne tombait pas dans la pensée de la marquise de Lestanges, que sa fille, fût-elle laide et bossue, ne dût pas plaire à M. Duval…

C’était à trois heures que devait avoir lieu l’entrevue annoncée… la demie de deux heures était sonnée depuis longtemps, Angélique arriva enfin… pour me me prévenir que ma mère me demandait au salon.

D’un saut je me trouvai devant ma petite glace…

— J’y vais, ma bonne, répondis-je avec indécision et toute rouge, toute tremblante.

Elle me considérait en souriant, et dans ce regard, se mêlait à beaucoup de bienveillance comme du regret… La bonne créature avait-elle écouté aux portes ? je ne sais.

Lorsque j’entrai au salon, ma mère, placée sur le large canapé de damas rouge à bois doré, un tabouret sous les pieds, travaillait à sa tapisserie. Mon père, l’air soucieux, se promenait à grands pas, les bras croisés, la tête inclinée sur sa poitrine, et comme je m’avançais vers lui pour recevoir le baiser qu’il me donnait toujours à notre première vue, ma mère me dit :

— Viens t’asseoir près de moi, Hélène, tu m’aideras à dévider mes soies.

Pauvre père ! j’ai compris depuis ce qu’il devait éprouver à ce moment…

Dix minutes s’écoulèrent entre nous trois dans le plus profond silence : une voiture arrêta à notre porte… Mon père tressaillit, ma mère pâlit, les battements de mon cæur suspendirent ma respiration…

Les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent : M. Duval, annonça Saint-Jean, d’une voix, d’un air… Cela ne peut se rendre…

Mon père, d’un mouvement heurté, s’avança à la rencontre de M. Duval, lui prit avec dignité la main, le conduisit à ma mère, debout, et moi, droite à ses côtés : « M. Duval, » répéta-t-il avec une expression courtoise.

La présentation était faite…

Ma mère et moi nous nous rassîmes, et, avec l’aisance parfaite que possède la marquise de Lestanges, elle soutint une conversation gracieuse, légère (à laquelle mon père ne prenait point de parl), en interrogeant et faisant causer M. Duval sur les sujets qui devaient lui être familiers.

Quant à moi, vous le pensez bien, je ne disais mot : les yeux fixés sur mon peloton de soie que je faisais semblant de démêler, je ne les relevais que quand je me croyais bien sûre qu’on ne me regardait pas.

La première impression cependant avait été favorable : M. Duval, vous le savez, est mieux que mal, et j’étais tout étonnée de lui trouver l’air presque d’un jeune homme, quoiqu’il eût trente-deux ans… parce qu’à seize ans, vous vous rappelez bien encore cela, trente ans vous semblent le point d’arrêt entre la jeunesse et la vieillesse !

Pendant les quinze jours qui, à partir de ce moment, précédèrent notre mariage, M. Duval vint tous les soirs faire la cour à ma mère ; ceci est la lettre du fait, Aline, toutes ses grâces, tous ses soins s’adressaient à ma mère. Mais comme personne ne s’était jamais occupé de moi, et que non plus je n’avais aucune idée alors que les choses se passassent quelquefois autrement… je trouvais cela tout simple.

Je ne vous ferai pas la description des magnificences de la corbeille, des pompes de la cérémonie, tout cela fut matériellement fort beau… vous le pensez bien ; mais rien de tout cela n’intéresse plus mes souvenirs.

Une seule circonstance est restée profondément gravée dans ma mémoire : sans qu’il me soit possible encore de m’expliquer comment cela se fit, je perdis mon anneau de mariage dans le court trajet de l’autel où je venais de le recevoir chez ma mère. On le fit chercher, il ne se retrouva pas !

En rentrant de l’église, on me débarrassa de mon attirail de mariée et aussitôt on se mit à table, tout à fait en famille, pour déjeuner. Ce fut alors en ôtant mon gant que je m’aperçus que je n’avais plus mon anneau. Je ne puis vous exprimer l’effet que j’en éprouvai. Cette impression fut si vive, qu’elle l’emporta sur ma timidité, sur la crainte d’être grondée :

— Mon Dieu ! m’écriai-je, j’aimerais mieux avoir perdu mon écrin.

— Qu’est-ce donc ? demanda vivement ma mère.

— J’ai perdu mon anneau ! répondis-je consternée.

— L’un serait aussi facile que l’autre à remplacer, dit courtoisement M. Duval, mais demain, cette grande perte sera réparée, ne vous en occupez pas.

— Oh ! ce ne sera plus celui-là, dis-je timidement.

Du reste, la grande perte ne fut pas réparée. Mon écrin eût été remplacé… mon anneau… mon mari n’y songea plus… il n’attachait pas d’importance à de semblables choses. Et moi, chagrine qu’il eût oublié sa promesse, je ne la lui rappelai pas. D’ailleurs, c’était mon anneau bénit, consacré, poétisé dans mon imagination, que je regrettais. Un autre, je ne m’en souciais pas.



VI


C’est ainsi que je me mariai, ma chère. Je n’ai pas été tyrannisée, je n’ai pas été contrainte ; j’ai accepté, sans savoir ce que je faisais, il est vrai, mais aucune répugnance, l’époux qui m’a été donné par mes parents : j’apportais dans cette union du bon vouloir, toutes les belles et généreuses illusions de la jeunesse, toutes les qualités, tous les défauts de l’inexpérience : le mal, je ne le connaissais pas, le bien était dans mon cœur. De mon mari dépendait le sort de notre intérieur !

Mais il avait bien autre chose à faire vraiment, que de m’étudier, que de me guider, que de m’aimer ! Ce n’était pas dans ma tendresse, dans ma confiance qu’il avait placé, lui, ses espérances de bonheur…

Mon mari m’avait prise sans amour : j’avais un nom, des alliances ; lui, de l’argent, beaucoup d’argent, de l’ambition… Il avait épousé la jeune fille pour lui servir de marchepied et parvenir… Tout ce qu’il voulait d’elle, c’était qu’elle l’aidât au succès de l’entreprise… tout ce qu’il lui demandait, c’était d’être infatigable, d’aller tous les jours dans le monde, d’en recevoir, de rendre sa maison la plus brillante, la plus agréable de Paris pour y attirer la ville et la cour : ces conditions tacites du contrat remplies, il n’exigeait rien de plus ; et le succès obtenu, il se trouverait suffisamment heureux.

Avant que ces tristes vérités ne se fussent déroulées fatalement à mes yeux, je ne voyais que le côté poétique de ma position… je me crus heureuse… Lancée dans cet étourdissant tourbillon du monde, j’en éprouvai toutes les fascinations, tous les enchantements, tous les enivrements factices, jusqu’au jour où je rencontrai celui que Dieu devait avoir créé pour être le compagnon de ma vie !… J’avais dix-huit ans… et alors je découvris que j’avais une âme, que j’avais un cœur… Je connus ce sentiment qui complète l’existence d’une femme !…

Je n’ai pas été séduite, Aline, j’ai été entraînée tout naturellement à répondre à un amour passionné tel que je l’éprouvais moi-même bien avant d’avoir interrogé mon cœur ! Je n’ai pas réfléchi, je n’ai rien calculé… Je m’élançais avec ivresse dans une existence nouvelle… Pendant deux années j’ai vécu dans le ciel !…

Elle s’arrêta émue, et sur sa physionomie mobile se reflétait l’ineffable bonheur attaché à ce souvenir…

Madame de Rivers, silencieuse, considérait la jeune femme avec tristesse…

— Il possédait tout ce qui plaît et attire, reprit-elle avec entraînement.

Il était bien, très-bien de sa personne, je n’y songeais pas… Ses manières parfaites et réservées, l’expression de bonheur qui animait sa physionomie en m’approchant, en me parlant, m’avaient seules frappée…

Bien des mois s’écoulèrent sans que je me fusse rendu compte de ce que j’éprouvais, du charme qui nous entraînait l’un vers l’autre, sans que nous nous fussions expliqué pourquoi dans ces relations si superficielles qui existaient entre nous, il nous semblait cependant que nous n’étions pas des étrangers l’un pour l’autre ! Nous nous aimions bien avant d’en avoir échangé l’aveu !

Dans la simplicité de mon cœur, Aline, je ne désirais rien de plus que ce bonheur de l’apercevoir, de causer avec lui un moment au milieu de cent personnes, de danser avec lui quelques contredanses… de répondre à la douce pression de sa main, quand nous en fûmes là !…

J’aurais voulu qu’il fût mon frère, pour le recevoir à toute heure, pour le faire asseoir chaque jour à ma table, pour prendre son bras et lui dire : « Viens, Albert, tu m’accompagneras à la promenade, au spectacle, au bal, » pour lui raconter tout ce que je faisais, oh ! je ne rêvais que de nobles et pures jouissances ! Ce fut à cette époque que je perdis mon père ; et à cet événement se rattachent des circonstances qui ont décidé du sort du reste de ma vie…

Mon père, dont la santé était depuis quelque temps altérée, tomba sérieusement malade. Ma présence, mes soins semblaient lui être particulièrement agréables : heureuse de l’affection qu’il me témoignait, je m’établis auprès de lui et ne le quittai plus un moment. Un soir, nous étions seuls, la journée avait été assez bonne, il était étendu sur un lit de repos, et moi, ainsi qu’il aimait à me voir, j’étais assise sur un petit tabouret, à ses pieds : il y avait dans son regard fixé sur moi une expression indéfinissable d’indécision et d’embarras…

— Hélène, me dit-il enfin, et sans aucune préparation, il existe de par le monde une personne âgée de quelques années de plus que toi, de laquelle j’ai pris soin depuis son enfance… Avec moi cessera la protection et le secours que je me croyais engagé d’honneur à lui donner…

Il s’arrêta, l’hésitation se peignait sur son visage altéré.

— Mon père, n’ayez pas de ces tristes prévisions ! m’écriai-je tout émue en saisissant sa main ; mais, avant comme après, comptez sur votre fille, ce que vous lui indiquerez sera religieusement rempli : mon mari me donne douze mille francs par an pour ma toilette ; en grâce, mon père, disposez de ce qui m’appartient.

— Il s’agirait seulement, reprit-il, de continuer une pension annuelle de douze cents francs, que dans mes plus mauvais jours de fortune je n’ai jamais cessé d’acquitter fidèlement…

— Mais moi, je suis riche, dis-je en souriant, je n’ai pas grand mérite à être généreuse, je puis facilement doubler la somme.

— Non, non. Le chiffre que j’ai fixé est convenable : ne le dépasse pas. Cette personne est accoutumée à vivre simplement… je me suis toujours gardé de déplacer les conditions… Les choses doivent rester sur le pied que j’ai établi.

Ne fais pas de cela une affaire de sentiment, ajouta-t-il d’un ton léger en remarquant mon émotion, mais seulement un acquittement à l’honneur de notre nom, rien de plus : c’est une vieille histoire, le résultat d’une amourette de jeune homme, tout à fait sans conséquence : Saint-Jean sera ton intermédiaire.

Cela dit, mon père ferma les yeux et parut s’endormir…

Ce que j’éprouvais est inexprimable. Jusqu’ici considérée comme une enfant par tout ce qui m’entourait, laissée en dehors de toutes les affaires sérieuses, de toutes les réalités de la vie, la confiance de mon père m’allait au cœur : pour la première fois j’étais comptée pour quelque chose par les miens… Je pouvais être utile à quelqu’un… Les intérêts, le sort d’un autre étaient commis à ma foi ! je me sentis grandie de dix coudées !

La spontanéité singulière, le ton, la sécheresse des formes qui accompagnaient cette confidence, ne purent la dépoétiser entièrement à mes yeux. Ce legs, je l’acceptais avec bonheur… non pas seulement comme un acquittement à l’honneur de notre nom, mais comme un devoir sacré, pour l’accomplissement duquel nuls sacrifices ne me coûteraient !

Et je promis à Dieu du fond de mon âme d’aimer, de protéger, d’assister de tous mes moyens celle que la nature avait faite mon égale, et que sans doute avaient déshéritée de ses droits l’orgueil et les impitoyables convenances du monde !

Cet engagement, je le pris en silence, mon pauvre père n’en entendit pas la consolante expression, il ne l’avait pas voulu !… Dans cet entretien moi seule étais émue… lui, avait réglé cette affaire, comme dans notre intérieur de famille se réglaient toutes choses : par le sentiment inné des bienséances du rang, à l’exclusion complète du cœur…

Bien peu de jours après, mon père succomba ! Je pleurai sincèrement mon père. Il était bon pour moi, il m’aimait, comme ma mère m’aimait, aussi ! Leur manière n’était pas la mienne, voilà tout !…

Peut-être suis-je injuste envers les miens, Aline. Quelquefois, je le crains : la sensibilité exaltée qui est en moi n’existe pas en eux ; nous ne voyons pas, nous ne sentons pas de même. Là est tout le mal, la source pour moi de mille souffrances intimes qu’ils ne soupçonnent même pas. Est-ce leur faute, est-ce la mienne, si nous ne pouvons nous entendre ?…

D’après les dispositions habituelles de mon âme, la confidence que j’avais reçue de mon père était devenue mon idée fixe de tous les instants. Il me semblait qu’un avenir nouveau s’ouvrait devant moi… Vous n’avez pas l’idée de tout ce que mon imagination me fournit de plans, de projets pour parvenir à rapprocher de moi, à replacer indirectement, dans le rang qui lui appartenait, la pauvre rejetée… Entre elle et moi, il existait des liens naturels ; jusqu’ici ces doux liens de la famille avaient été pour moi lettre morte ; jamais non plus je n’avais eu d’amie de mon âge. Oh ! si son cœur répondait à mon cœur, si elle voulait m’aimer, elle serait la compagne, la seur… que j’avais appelée toute ma vie !…

Je devais recevoir de Saint-Jean les renseignements qui me manquaient pour exécuter les engagements que j’avais contractés ; peut-être aussi pourrait-il m’apprendre bien des choses que je brûlais de savoir… Trois jours après la mort de mon père, je le fis appeler.



VII


Saint-Jean, né dans la maison de mon grand-père, depuis soixante ans avait été le fidèle et muet témoin de tout ce qui s’était passé dans la famille, il en faisait comme partie ; son dévouement avait passé de génération en génération. Il avait partagé les prospérités de la maison de Lestanges ; et, dans ses mauvais jours, il avait redoublé de zèle : tant que ses services pourraient y être utiles, il ne lui était pas venu à l’idée qu’il pût se reposer !

En l’apercevant tout vêtu de noir de la tête aux pieds, mes larmes coulèrent ; j’avais produit sur lui la même impression… Nous restâmes quelques instants en silence. La première je le rompis :

— Assieds-toi, mon bon Saint-Jean, lui dis-je, assieds-toi… Je le veux… j’ai à te parler longuement.

Saint-Jean, repris-je, mon père en mourant m’a chargée du pieux devoir d’acquitter une dette envers une personne qui m’est encore inconnue. Il m’a dit seulement que je devais m’adresser à toi.

L’étonnement, une satisfaction profonde, se peignirent sur son visage vénérable.

— Oh ! s’écria-t-il en élevant ses bras vers le ciel, c’est l’ange qui est là-haut qui lui a inspiré cette bonne pensée ! Dieu vous bénira, madame ! ajouta-t-il en fixant son regard sur moi avec une inexprimable tendresse.

— Mon bon Saint-Jean, repris-je, cette personne que mon père a voulu désigner, où habite-t-elle ?

— À Paris, madame.

— Comment se nomme-t-elle ?

— Marie.

— Quel âge a-t-elle ?

— Vingt-trois ans.

— Comment est-elle ?… Est-elle bien ?…

— Elle est jolie, madame, et l’air noble, ah !

— A-t-elle été bien élevée ?

— Oh ! oui madame. Sa mère était la plus digne des femmes !

Et ces réponses, qui concordaient avec mes désirs secrets, me faisaient un bien !

— Comment vit-elle ? demandai-je encore.

— En travaillant.

— En travaillant !

— Oui, madame, elle est ouvrière, et elle a épousé un ouvrier, dit-il avec un inexprimable accent.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je involontairement.

Alors, alors mon beau rêve était évanoui !… je ne trouvais plus le courage de questionner Saint-Jean, qui me considérait avec surprise.

Mais bientôt je me reprochai ce mauvais mouvement d’égoïsme… Quoi qu’il en fût, j’avais des devoirs à remplir envers la pauvre Marie, et je voulus connaître tout ce qui la concernait.

— Saint-Jean, repris-je, je ne suis plus une enfant, il est temps enfin que j’apprenne les choses de ma famille, que je sache nos affaires intérieures, et quels devoirs elles m’imposent… Je désire connaître tous les détails qui se rattachent aux obligations dont la mort de mon père m’a faite l’héritière.

La physionomie du vieillard exprima une peine profonde.

— Madame, répondit-il, la tombe recouvre les erreurs de mon maître… j’aurais voulu en effacer de ma mémoire jusqu’au souvenir… Ce sera pour la première et la dernière fois qu’âme au monde en entendra de ma bouche la révélation… J’obéis aux ordres de sa fille.

Ce n’est pas une affaire de votre famille, madame, que celle-ci ; dans la circonstance que vous voulez connaitre, ses intérêts, sa considération, son bonheur, son repos, n’ont été ni compromis, ni troublés… C’est un simple fait, à peine compté par elle, qui s’est passé dans l’intérieur du château de madame votre grand’mère paternelle, et dont le secret a été enseveli à jamais dans les murs d’une mansarde à Paris…

Le récit de ce fait, le voici :

Thérèse Hubert était la fille d’un des fermiers de M. le marquis de Lestanges, votre grand-père, et sœur de lait de madame la chanoinesse Hélène, votre tante, madame.

Thérèse, toute petite fille, fut prise au château pour amuser mademoiselle d’abord ; elle y resta ensuite pour lui servir d’émule dans ses études : douce, studieuse, appliquée, Thérèse profita avec fruit des leçons qu’elle recevait en commun avec mademoiselle, d’une gouvernante instruite, que madame la marquise avait fait venir de Paris.

Ceci se passait pendant la révolution.

M. le marquis avait émigré en 1793, en emmenant avec lui le comte son fils, M. votre père, madame, alors âgé de vingt ans. Les biens du chef de M. le marquis furent saisis révolutionnairement. Madame la marquise, pour pouvoir conserver sa fortune personnelle, un toit et du pain à ses enfants, à son mari aussi, demanda et fit prononcer contre lui le divorce. Madame, tout cela se passait ainsi en ce temps-là !

La terre de madame votre grand’mère était située dans les montagnes du Beaujolais, les paysans n’y étaient pas trop mauvais ; c’est là qu’elle se réfugia et habita paisiblement tout le temps de la révolution.

M. le marquis périt à Quiberon ; M. le comte qui l’accompagnait échappa par miracle à cette boucherie, se jeta dans la Vendée, et plus tard parvint à repasser en Angleterre, où il resta jusqu’à l’amnistie accordée sous le consulat.

Madame la marquise sollicita la radiation de son fils, l’obtint, et il arriva aux Tremblayes le 1er avril 1802. Je vois encore cette scène ; en entendant le bruit de la chaise de poste qui entrait dans la cour du château, madame la marquise, suivie de madame Hélène, de tous ses domestiques, s’avança jusque sur le perron pour recevoir son fils, devenu par la mort de son père le chef de sa noble maison !

En entrant dans le salon, M. le marquis aperçut Thérèse, debout, auprès d’un métier à tapisserie, à laquelle elle travaillait avec la gouvernante : il fit un mouvement de surprise, et la salua respectueusement : C’est Thérèse Hubert… lui dit en riant madame Hélène, tu ne reconnais pas ma petite sœur de lait ?…

Neuf années s’étaient écoulées depuis son départ, son retour excitait des transports universels ; sa mère et sa sœur, ivres de joie, ne pouvaient se lasser d’admirer son grand air, sa belle taille, ses nobles façons, car il avait tout cela ! Et nous, tous anciens serviteurs de la famille, nous en étions fiers aussi, nous partagions le bonheur de nos maîtres !

À cette époque, Thérèse venait d’atteindre sa dix-septième année. Elle n’avait jamais été considérée comme faisant partie de la domesticité de la maison : elle mangeait avec la gouvernante et la vieille femme de charge qui avait nourri madame la marquise ; et lorsqu’il n’y avait pas d’étrangers au salon, elle y travaillait à de petits ouvrages avec mademoiselle, qu’elle ne quittait guère.

Au premier abord, Thérèse n’était remarquable que par le contraste qu’offrait l’extrême simplicité de sa mise (celle d’une demoiselle, néanmoins), avec l’air de dignité et de distinction naturelle répandu sur toute sa personne.

En examinant son pâle et doux visage, ses traits fins et corrects, sa taille frêle, élancée, légèrement courbée, ses manières, ses gestes, auxquels l’habitude de la dépendance avait imprimé une retenue, une timidité extrême, on la trouvait plus que jolie : c’était un vif intéret, presque du respect, qu’inspirait l’humble jeune fille.

Nous la chérissions tous. Sa modestie, sa douceur dans la bonne fortune, ne s’étaient jamais démenties ; et il semblait que chacun de nous s’enorgueillît, en la voyant si parfaite, si sage, si digne enfin des bontés dont elle avait été l’objet ; et sans qu’on nous l’eût jamais prescrit, nous ne l’appelions que mademoiselle Thérèse !

Dix mois s’élaient écoulés depuis l’arrivée de M. le marquis aux Tremblayes, pendant lesquels des démarches avaient été faites auprès du nouveau gouvernement, pour obtenir la restitution d’une forêt en Franche-Comté, rapportant à peu près trente mille livres de rente, provenant de la succession paternelle, et confisquée au profit de la nation en 1793. Sur l’avis qu’il reçut de ses gens d’affaires, de venir suivre lui même cette importante affaire, M. le marquis partit pour Paris.

Deux mois après, une lettre lui fut adressée des Tremblayes, elle ne contenait que ces mots :

« Sauvez-moi de la honte et du désespoir !… Je vous écris à genoux… ayez pitié de moi ! »

— Oh ! pauvre jeune fille ! m’écriai-je consternée.



VIII


M. le marquis, reprit Saint-Jean d’un ton glacé, en réponse à cet appel, écrivit à madame sa mère, lui fit l’aveu de ce qui s’était passé, la pria d’en agréer personnellement ses excuses ; et ajouta, que quant à Thérèse Hubert, il savait ce que son devoir de gentil homme lui imposait de faire : qu’en conséquence, il mettait dès à présent à sa disposition, la seule réparation qu’il fût en son pouvoir de lui offrir : une dot. de mille louis, pour lui procurer un établissement convenable.

Il ne vint pas plus à l’esprit de madame la marquise, qu’il n’était venu à celui de M. son fils, qu’une autre réparation fût possible… À ses yeux, comme aux siens, l’évaluation du préjudice causé était large et généreuse, telle qu’il convenait à un homme de son nom de la faire ; il subissait noblement les conséquences de sa légèreté, condamnable sans doute, mais excusable à son âge : dans tout cela, il y avait eu du malheur… Si Thérèse Hubert fût restée à la ferme de son père, ces conséquences désagréables eussent été épargnées à tout le monde ! pensait madame la marquise.

Après la réception de la lettre de M. son fils, ce fut moi qu’elle chargea de lui envoyer Thérèse dans son oratoire, où elle allait l’attendre.

Thérèse arriva empressée, comme toujours, de se rendre aux ordres de madame la marquise.

— Thérèse, lui dit-elle avec sévérité, j’aurais pensé que les principes qui vous ont été inculqués depuis votre enfance vous auraient préservée de tomber dans le vice…

— Oh ! mon Dieu… mon Dieu ! s’écria la jeune fille avec égarement en élevant son regard désolé vers le ciel.

— De tomber dans une pareille faute ! reprit madame la marquise en remarquant la pâleur mortelle répandue sur le visage si jeune, si candide de la pauvre créature qui, tremblante comme une feuille, se soutenait à peine.

Votre conduite est très-blâmable… ajouta-t-elle, mais enfin je laisse à votre conscience le soin de la juger… Venons au fait : le marquis de Lestanges répare noblement vis-à-vis de vous le tort causé… Il vous donne une dot de vingt-quatre mille livres : jetez les yeux autour de vous, voyez parmi les hommes de votre condition qui vous voulez choisir pour être votre mari.

— Personne… répondit-elle d’une voix brisée.

— Hé ! que prétendez-vous faire ?

À cette demande, elle ne répondit pas, les paroles ne pouvaient sortir de ses lèvres mourantes…

— Parlez !… répondez !… ajouta avec autorité madame la marquise.

À cette voix toujours si respectée, la jeune fille tomba à genoux, et les mains jointes, frémissante, folle de douleur :

— Grâce ! madame la marquise, grâce… vous, au moins, ayez pitié de moi ! s’écria-t-elle à travers les sanglots.

— Je ne veux pas vous abandonner, Thérèse… mais soyez raisonnable, conformez-vous à mes avis.

— Pour dernier bienfait, continua la malheureuse enfant d’un ton suppliant, donnez-moi les moyens d’aller à Paris cacher ma honte et mon malheur !…

– Pourquoi à Paris ?… quels sont vos projets ? demanda sévèrement madame la marquise.

— Parce que là je trouverai les moyens de travailler pour vivre… d’élever loin de tous les regards mon…

Elle ne put achever… Mais il y avait tant de candeur, tant de vérité dans le ton de cette réponse faite avec des flots de larmes, que tout soupçon injurieux dut s’évanouir.

— Ce qui s’est passé me chagrine beaucoup, mon enfant, reprit madame la marquise, mon fils n’est pas non plus exempt de reproches… mais enfin il fait tout ce qu’il peut faire !… et avec la dot…

— Madame la marquise, interrompit la jeune fille avec dignité, je n’accepterai pas le prix de mon déshonneur… À vous, la protectrice de mon enfance, je demande appui et secours pour m’éloigner d’ici… et après… après, vous n’entendrez plus jamais parler de moi… mais, votre nom… je le prononcerai tout bas, chaque jour, dans mes prières !…

— Aline, dit en s’interrompant avec émotion la jeune femme, à ce moment la fille du marquis de Lestanges baissa ses yeux, rougis de larmes, devant le domestique de son père…

L’altération de la voix du vieillard en rappelant dans des termes si convenables, si mesurés surtout, ces tristes détails, témoignait assez ce que son cœur honnête souffrait de me les révéler !… Il reprit :

— Madame la marquise me confia la mission de conduire Thérèse à Paris. Elle me remit cent louis, et me donna ses instructions à cet égard. Après, en terminant, elle me dit : « Saint-Jean, je me prive de tes services en faveur de mon fils. » Un mouvement m’échappa que je réprimai aussitôt, car j’avais reçu le jour dans la maison de madame la marquise ; et elle avait le droit de compter sur ma soumission à ses volontés. « C’est une affaire arrangée entre le marquis et moi, continua-t-elle, tu seras attaché à sa personne en qualité de premier valet de chambre. L’envoi en possession de sa forêt qu’il vient d’obtenir définitivement, lui permet de monter sa maison sur un pied convenable ; tu en prendras la direction, et par ton âge (j’avais alors trente-six ans) et l’ancienneté de ton rang, tu auras la haute main sur ses gens.

Ensuite elle ajouta d’un ton pensif et peiné : « Tout ceci a mal tourné !… J’avais eu d’autres vues sur toi, mon garçon… Enfin… je te recommande Thérèse…

— Madame la marquise, dis-je, Thérèse Hubert trouvera en moi un père…

Nous arrivâmes à Paris le 1er avril 1803, un an après, jour pour jour, de l’arrivée de M. le marquis aux Tremblayes. Je trouvai, au quatrième étage d’une honnête maison de la rue Saint-Dominique, au coin de celle d’Enfer, un petit logement de trois pièces, des fenêtres duquel la pauvre fille des champs pouvait, du moins, respirer l’air et jouir de la vue des beaux ombrages du jardin du Luxembourg. Je le garnis du nécessaire, et j’y installai Thérèse.

C’est là que durant dix-huit années, elle a pleuré et expié sa faute, dans la pratique de toutes les vertus… là, d’où elle est partie pour monter au ciel !… là, qu’est née Marie, placée en naissant par sa pieuse mère sous la protection de la Vierge. C’est là enfin que demeure encore la personne sur laquelle vous m’avez interrogé, madame.

La touchante histoire de la pauvre Thérèse m’avait trop vivement intéressée pour que je ne désirasse pas savoir tout ce qui avait rapport à l’enfance, à l’éducation de sa fille, à ce mariage aussi qui me désespérait… que je ne comprenais plus du tout !

— Saint-Jean, repris-je, un meilleur sentiment encore que celui de la curiosité me pousse à vouloir connaître tout ce qui concerne Marie : Thérèse a tout mon intérêt… je voudrais réparer, moi… je voudrais, mon bon Saint-Jean, donner à sa fille toute mon amitié !

— Oh ! madame ! madame ! que vous me rendez heureux ! s’écria-t-il avec joie. Comme sa vénérée mère, Marie mérite votre noble intérêt, madame.

— Dis-moi donc tout… Je veux tout savoir.

— Je vous dirai tout, madame, désormais tout sera glorieux pour la mémoire de l’une, et tout est pur et honorable dans la conduite de l’autre.

Il reprit : Après que Thérèse fut établie dans son petit logement, je me présentai, comme arrivant des Tremblayes, chez M. le marquis, auquel je remis une lettre de madame sa mère, et j’entrai à son service.

Thérèse avait appris de la femme de chambre de madame la marquise, à raccommoder la dentelle ; elle excellait, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, à tous les travaux d’aiguille ; elle me pria de lui procurer de l’ouvrage chez les marchands ; j’y réussis, et ne voulant devoir son existence qu’à elle-même, elle passait ses jours et une partie des nuits au travail.

Mes visites rares ou fréquentes, suivant que mon devoir me le permettait, interrompaient seules pendant les premiers mois l’isolement affreux, la profonde retraite où vivait, reléguée sous les combles, la jeune fille accoutumée dès l’enfance aux distractions, au mouvement, à l’espace d’une grande maison !

Que de larmes ont coulé en silence ! car elle ne se plaignait jamais, n’accusait jamais personne ; jamais un mot, une question… L’altération de ses traits, l’abbattement de ses regards accusaient ses souffrances intérieures ; mais sa bouche ne les révélait pas.

Pendant les cinq mortels premiers mois qui s’écoulèrent depuis son arrivée à Paris, elle ne sortit pas une seule fois… Elle avait honte d’elle, de tous regards humains, des miens même. Qu’elle a souffert, mon Dieu, jusqu’à la naissance de sa fille ! Et elle n’avait pas encore dix-huit ans !

De ce moment, elle fut sauvée du désespoir, la vie lui était rendue désormais supportable : « Je serais bien ingrate envers Dieu ! me disait-elle avec un céleste sourire en me montrant sa petite Marie endormie sur ses genoux, tandis que sans perdre un instant elle cousait… Je mériterais qu’il m’abandonnât si je me trouvais encore malheureuse ! »

Ces quelques mots peignent Thérèse tout entière.

Elle devait encore être troublée, cependant !…

Trois ans après, par une brûlante matinée d’été, une jeune femme travaillait, assise sous les épais ombrages d’une des allées les plus désertes du Luxembourg ; une forêt de boucles de cheveux d’un beau châtain clair recouvrait presque entièrement sa figure, penchée attentivement sur un ouvrage de broderie ; son simple chapeau de paille était suspendu au dos de la chaise placée sous ses pieds, et sur laquelle une délicieuse petite fille au visage d’ange, encadré de soyeuses boucles blondes, toute vêtue et chaussée de blanc, plantait dans un monceau de sable, en poussant des exclamations de triomphe, des pâquerettes qu’elle allait en sautant cueillir dans l’herbe.

Depuis quelques instants un homme jeune encore, d’un élégant et noble extérieur, considérait, arrêté près d’un arbre, ce frais et riant tableau : l’enfant était charmante, la mère devait être jolie, il voulut la voir…


IX


Au bruit qu’il fit en s’approchant, la jeune femme leva la tête, leurs regards se heurtèrent… Elle sentit le mouvement de son cœur s’arrêter… lui, baissa les yeux et s’éloigna lentement. La jeune femme fondit en larmes, saisit son enfant dans ses bras et regagna à pas précipités sa demeure.

Elle avait oublié son mouchoir. Le soir il fut renvoyé… Une lettre se trouvait dans le nœud fait à l’un des coins.

Elle n’y répondit pas. Une seconde arriva qui eut le même sort. Puis une troisième ; au bas de celle-ci elle écrivit :

La mère de votre fille ne sera pas votre maitresse.

Puis elle mit sous enveloppe cette lettre et les deux précédentes, et les fit parvenir à l’adresse indiquée.

À cette époque, Thérèse tomba dangereusement malade. Durant quarante jours elle fut entre la vie et la mort. Je crus devoir instruire de son état madame la marquise. Elle me répondit courrier par courrier que l’intention de son fils avait toujours été de pourvoir aux besoins de la fille de Thérèse Hubert ; qu’elle savait d’une manière certaine que la proposition lui en avait été faite dernièrement, et refusée.

Quant à la circonstance présente : qu’au cas de ce qui pourrait arriver de fâcheux, je recevrais ultérieurement des ordres de sa part à l’égard de l’enfant ; que dans l’hypothèse contraire, elle me chargeait spécialement de dire à Thérèse Hubert qu’elle méconnaissait ses obligations de mère, en refusant pour sa fille les avantages de bien-être et d’instruction que par son travail elle ne pouvait lui procurer, et dont elle trouverait les moyens dans la pension offerte dans cette vue.

Il s’écoula bien du temps avant que l’état de la pauvre malade me permît de lui faire la communication ordonnée par madame la marquise. Sa lettre fait mention d’un fait dont je n’avais pas eu connaissance… Je vous l’ai dit, madame, Thérèse était muette sur le sujet qui brisait son cœur. Avec un courage héroïque, elle refoulait au fond de son âme l’amertume de ses pensées. C’était le secret réservé à Dieu seul… et il me semblait que ce serait presque commettre un sacrilége, que de chercher à pénétrer, contre sa volonté, dans ce qu’elle avait voulu me cacher.

Il le fallait cependant, son propre intérêt aussi m’en faisait la loi. Thérèse s’épuisait dans les fatigues d’un travail forcé, dont le produit n’était pas proportionné avec les dépenses qu’en grandissant allait occasionner l’éducation de Marie. Thérèse était assez instruite pour élever sa fille, mais alors elle ne pourrait plus travailler autant !

L’explication eut lieu. La glace une fois rompue… j’appris alors de Thérèse tous les détails que j’avais ignorés, et que je viens d’avoir l’honneur de vous rapporter, madame.

Pendant la lecture que je lui fis de la lettre des Tremblayes, les larmes couvraient son angélique visage. Et quand elle crut comprendre qu’au cas de sa mort, madame la marquise se serait chargée de la petite Marie, elle posa sa main convulsivement sur mon bras, et me dit :

— Mon ami, si je meurs avant d’avoir remis ma pauvre enfant entre les bras d’un protecteur naturel, d’un mari… promettez-moi que vous ne souffrirez pas qu’elle soit élevée comme je l’ai été… Ô Vierge sainte ! sauvez ma pauvre Marie de la protection des grands !… Mon digne ami, reprit-elle comme égarée, jurez-moi que vous la cacherez, que vous la soustrairez à tous les regards… que vous ne permettrez jamais qu’elle sorte de l’humble condition où Dieu avait marqué sa place… Jurez-le-moi, mon ami, si vous ne voulez pas que je meure désespérée !…

J’engageai ma parole à la malheureuse mère, et j’aurais tenu mon serment, madame, quoi qu’il dût m’en arriver !

Lorsque Thérèse fut plus calme, j’abordai le sujet que j’étais chargé par madame la marquise de traiter : le refus de la pension.

— Voici, me dit-elle, ce qui s’est passé à ce sujet : Après la réponse que je fis aux trois premières lettres qui suivirent la rencontre au Luxembourg, et dont je viens de vous rapporter les termes, quelques jours après, il m’en arriva une quatrième, renfermée dans un petit sac contenant en outre un billet de mille francs et deux cents francs en or. C’était, m’écrivait-on, la première année du revenu de ma dot

Cet argent qui me brûlait les doigts… je l’ai remis sous enveloppe, je l’ai renvoyé sans explication : j’ai fait ce que je devais faire, ajouta-t-elle simplement.

Et pour la décider, il me fallut longtemps combattre ses répugnances, les motifs qui lui faisaient repousser ce don de la main qui le dispensait… et que je com prenais bien du reste ! mais enfin, elle accepta l’humiliation… elle céda à la considération, toute-puissante sur son cœur, que je fis valoir obstinément : l’intérêt de sa fille. Je rendis compte du succès de ma mission à madame la marquise.

Dès lors jusqu’au moment de sa mort, M. le marquis, invariablement tous les trois mois, me remettait un rouleau renfermant quinze pièces d’or… sans désignation, sans explication.

— C’est singulier ! m’écriai-je.

— Jamais, madame, le nom de Thérèse Hubert n’a été prononcé entre monsieur votre père et moi.

Quelques mois plus tard, poursuivit Saint-Jean, M. le marquis de Lestanges conduisit à l’autel mademoiselle de Château-Briars, fille d’illustre maison… madame votre mère, madame.

Le mariage fut célébré à Saint-Sulpice, à midi, en grande pompe. Au moment où le cortége nuptial, en se rendant à la sacristie, passa devant la chapelle de la Vierge, une jeune femme d’une mise très-simple et une petite fille toute vêtue de blanc, y étaient agenouillées ; au bruit prolongé des pas, la jeune femme retourna la tête… puis, par un mouvement rapide, elle se trouva droite, debout, l’œil fixe… poussa un cri étouffé… et retomba roide sur les dalles de l’église.

Les cris déchirants de l’enfant, qui se tordait dans les sanglots sur le corps inanimé de sa mère, amena du monde : auprès du triste groupe, on trouva un petit paquet échappé de la main défaillante de l’infortunée ; on l’ouvrit, il contenait du canevas, des laines à tapisserie, un dessin de broderie doublé avec une enveloppe de lettre ; à l’adresse qu’elle indiquait, on rapporta sur un brancard la femme sans qu’elle eût recouvré connaissance, suivie de l’enfant qui pleurait, la tête appuyée sur l’épaule d’un jeune garçon en veste de travail, qui s’en était charitablement chargé !

Cette femme, c’était Thérèse Hubert, avec Marie alors âgée de trois ans et demi…

— Aucune douleur ne m’a été épargnée ! me disait-elle avec une angélique résignation, le lendemain, étendue, brisée, dans son lit, en proie à une fièvre ardente.

C’était sa première sortie depuis sa maladie occasionnée par l’entrevue du Luxembourg… Pendant sa longue convalescence, elle travaillait, il le fallait bien ! mais trop faible pour descendre et remonter ses quatre étages, elle ne sortait pas. C’était moi qui allais chercher et reporter son ouyrage ; se trouvant mieux, elle était allée rendre à Dieu ses actions de grâces de l’avoir conservée à sa chère petite fille, et en même temps acheter des objets nécessaires à ses travaux d’aiguille.

Ce jour elle a reçu le coup mortel. Une petite toux sèche, continue, ne la quitta plus. Les symptômes de la maladie de poitrine, à laquelle elle a succombé à trente-quatre ans, ne disparurent plus que par intervalles. Elle n’eut plus que des intermittences de santé, qui d’année en année devenaient plus rares.

Je suis convaincu que c’est la tendresse exaltée qu’elle portait à sa fille qui l’a soutenue autant de temps : Il faut que je vive… et je vivrai, Dieu le voudra… jusqu’à ce que ma fille n’ait plus besoin de moi, » disait-elle. Et cette foi vive, cette pieuse confiance, opéraient un miracle !

Marie, qui ne la quitta jamais une heure, ni le jour, ni la nuit, était une charmante enfant, douce, soumise, appliquée, tout ce que, dans son enfance, avait été sa pauvre mère ! Elle a reçu une bonne éducation, madame, bien simple, mais assez d’instruction pour développer son intelligence, et lui faire trouver quelques distractions dans les délassements de l’esprit, les seules qu’elle ait jamais goûtées !

Marie possède une jolie écriture, parfaitement le français, l’histoire et la géographie ; et elle tient de sa mère le ton, le langage, les excellentes manières que celle-ci avait prises avec ses premières protectrices… Combien de fois, dans la bouche de la fille de Thérèse, je retrouve encore des termes familiers à madame votre grand’mère, à madame Hélène votre tante !…

Mais, instruite par sa cruelle expérience, Thérèse voulut que sa fille, qui n’avait aucune fortune, trouvât des ressources indépendantes dans son travail. Dans l’état même des choses, la pension faite à Marie eût été insuffisante à toutes les nécessités que lui créait la délicatesse des habitudes qui résultaient de son éducation, de sa manière d’être, et qui, n’étant pas celles des gens de son humble condition, lui créaient aussi plus de besoins. Sa prévoyante mère lui apprit l’état de raccommodeuse de dentelle, dans lequel plus particulièrement elle-même avait trouvé de constantes ressources depuis son arrivée à Paris.

À douze ans, Marie était déjà une habile ouvrière ; et à quinze ans, la courageuse enfant dut porter seule le fardeau jusqu’ici supporté par deux !

Thérèse, minée intérieurement par les peines de l’âme, exténuée par un travail forcé et la lente maladie qui la consumait, s’inclinait rapidement vers la tombe.

Ce fut à cette époque qu’elle maria sa fille.



X


Dans la même maison que Thérèse, continua Saint-Jean, habitait sur le même carré, dans un petit logement en face du sien, une femme veuve avec son fils.

Longtemps elles étaient demeurées complétement étrangères l’une à l’autre. Leur connaissance datait du jour où on l’avait rapportée comme morte de Saint-Sulpice. Entre pauvres gens on s’assiste, madame. La voisine de Thérèse s’empressa de la secourir, la soigna, la veilla, et souvent, hélas ! depuis, elle avait eu l’occasion de continuer officieusement ses charitables fonctions de garde-malade.

Le hasard, qui dispose de tant de choses dans ce monde, avait voulu aussi que ce même jour le fils de madame Thibaut (c’était le nom de cette bonne voisine), alors apprenti dans une imprimerie, passant sur la place couverte d’élégantes voitures et de monde, entrât curieusement dans l’église pour voir le grand mariage qui s’y célébrait ; témoin de la scène de la chapelle de la Vierge, le bon cœur du jeune ouvrier lui avait fait abandonner la belle noce pour accompagner, avec la pauvre petite fille éplorée dans ses bras, le triste convoi qui, à sa grande surprise, était venu aboutir à sa propre demeure ; car il ne connaissait non plus ni la mère ni l’enfant, quoique habitant la même maison.

Dans les années qui succédèrent à cet événement, j’avais quelquefois rencontré la bonne et serviable voisine de Thérèse chez elle : son extérieur, ses manières, son langage étaient ceux d’une bourgeoise, mais non pas vulgaires absolument. Je ne connaissais pas son fils, que Thérèse, à cause de sa fille, ne recevait point…

Le mari de madame Thibaut, prote à l’imprimerie des frères Didot, était mort jeune. Il n’avait laissé à sa veuve d’autre patrimoine que le fruit de ses économies, une faible somme laborieusement amassée avec laquelle, à l’aide de son travail, elle avait élevé son fils, et lui avait fait donner de l’instruction.

Ce fils, à l’époque où j’arrive, avait vingt-cinq ans : il était compositeur et gagnait cinq francs par jour dans la maison où son père avait laissé d’honorables souvenirs. Julien Thibaut était un excellent sujet, estimé de ses supérieurs, aimé de ses camarades, et par sa bonne conduite, ses habitudes douces et rangées, il faisait l’orgueil et le bonheur de sa mère.

Tels furent les détails que me donna Thérèse, qui déjà ne quittait presque plus son non lit, pas en me faisant part de son projet, mais en m’annonçant le mariage arrêté de sa fille avec Julien Thibaut…

Madame, me dit Saint-Jean, je demeurai terrifié… je sentis mon front se couvrir d’une vive rougeur, la sueur mouiller mes cheveux. Pour comprendre cette impression, il faut se reporter à l’ancien temps ; tout cela n’existe plus aujourd’hui. Oh ! c’est que, voyez-vous, madame, jadis le foyer de vos nobles maisons était de père en fils le foyer de leurs serviteurs ; là ils naissaient et mouraient, et, en retour, ils s’identifiaient corps et âme avec les intérêts, l’honneur, la considération, la dignité, la gloire de leurs maîtres ; confondaient dans un même sentiment leur orgueil, leur amour-propre, avec celui de leurs maîtres ; les belles actions de leurs maîtres, ils s’en glorifiaient ; leurs erreurs, ils les couvraient du silence ; leurs querelles, ils les épousaient ; leurs injures, ils les vengeaient. Ces sentiments, ces principes avaient été inoculés en moi avec la vie : l’union de Marie… avec un ouvrier me froissait dans des croyances, dans des idées aussi vieilles que moi.

À cette conclusion, je ne puis exprimer ce qui se passa en moi : il me semblait voir frapper d’un outrageux revers de main sur le vieil écusson des Lestanges… Je croyais ouïr une insulte jetée à la face de leur lignée :

— C’est impossible ! m’écriai-je.

Thérèse, les yeux attachés sur moi, avait tout vu, tout deviné, tout saisi… Elle reprit avec sa douce voix, d’un ton incisif et profondément triste :

— Julien Thibaut a fait l’honneur à la fille de Thérèse Hubert… de la demander en mariage… Plus heureuse que sa mère, elle ne connaîtra pas les dédains de l’orgueil… la honte… Elle sera la femme honorée d’un honnête homme…

Il ne m’a pas demandé si elle était riche ; il m’a dit qu’il savait qu’elle était sage et laborieuse… il m’a juré qu’il la rendrait heureuse… que toute sa vie il s’efforcerait de se rendre digne du trésor qu’il devrait à ma confiance.

J’ai foi dans le cœur du bon fils, en la parole de l’humble ouvrier… Dieu ne permettra pas que celui-là me trompe.

Thérèse avait pénétré dans mes plus secrètes pensées, et avec une admirable simplicité elle venait de les combattre une à une. En quelques mots tout était résumé, discuté, réfuté.

Elle ne s’excusa point de ne m’avoir point consulté, mais elle me tendit sa main amaigrie, et dans le regard affectueux, l’inflexion touchante avec laquelle elle ajouta : N’est-ce pas, mon ami, mon père, que j’ai raison ? ce qu’elle ne prononça pas fut exprimé.

— Oui, Thérèse, vous avez raison… j’avais tort, répondis-je.

Tout était expliqué, tout était entendu entre nous.

— Et, poursuivit-elle du même ton, vous voudrez bien remplir auprès de la pauvre enfant abandonnée l’office de père.

— Ce droit m’appartient, Thérèse. Je ne céderai à personne l’honneur de conduire ma filleule à l’autel ! dis-je vivement.

— Oh ! je le savais bien, reprit-elle avec son doux et déchirant sourire.

Six semaines après, en sortant de Saint-Sulpice, je reconduisais auprès du lit de sa mère mourante la pure et gracieuse jeune fille qu’une heure auparavant elle m’avait confiée, et qui venait, pour la première fois de sa vie, de la quitter. En l’apercevant, elle se redressa par un mouvement fébrile sur son oreiller, et, en lui tendant les bras : Viens, viens sur mon cœur, Marie Thibaut !… s’écria-t-elle ; toi aussi, Julien, mon bien-aimé fils, le mari de ma fille ! Et, succombant à ses émotions, elle s’évanouit de bonheur.

Deux mois encore après, appuyé sur le bras du bon, de l’honnête Julien, lui et moi nous suivions en sanglotant le modeste corbillard qui portait au cimetière du Mont-Parnasse les restes vénérés de la sainte mère.

Mon récit est terminé, madame, ajouta simplement Saint-Jean.

Et ces détails que j’avais voulu connaitre, me désespéraient, Aline…

Les réflexions dont avec tant de délicatesse s’était abstenu le fidèle et dévoué serviteur de ma famille, je les faisais, moi, toutes… Il me fallait m’incliner devant cette noble Thérèse, la fille du fermier… rougir !… Il me fallait encore, en tout ce qui dépendrait de moi, réparer les torts de quelqu’un ici bas… racheter son pardon là-baut… De cette heure je comprenais l’étendue des devoirs que j’avais à remplir.

— Quelle est la position actuelle de Marie, quelles sont les ressources de son ménage ? A-t-elle des enfants ? demandai-je à Saint-Jean.

— Elle a deux charmants enfants. La position de Marie est bien modeste, madame, mais elle est heureuse… Julien est le meilleur des maris et des pères, il a bien tenu sa parole, le brave garçon.

Leurs ressources se composent du travail de Julien qui, en redoublant d’activité, parvient à gagner à la tâche, ainsi qu’il est d’usage dans les imprimeries, de six à sept francs par jour. En déduisant les jours de chômage et de fêtes, il se fait de seize à dix-sept cents francs par année : en y joignant la pension de douze cents francs que Marie a reçue jusqu’à présent, leur revenu se monte à 2, 900 francs environ. Cette somme serait insuffisante pour subvenir à tous les besoins d’un ménage de cinq personnes, leur vieille mère comprise, si Marie de son côté ne travaillait assidûment de son état de raccommodeuse de dentelle.

— Si peu, pour cinq personnes… c’est affreux !… m’écriai-je.

Pauvre Marie !… mais grâce à Dieu, son sort allait changer, j’avais la libre disposition de douze mille francs que je recevais par an pour ma toilette, pour acheter des futilités ; je résolus de partager moitié par moitié intégralement avec la fille de Thérèse.

— Bien, Hélène, bien ! s’écria madame de Rivers, qui était organisée pour comprendre une noble pensée.

— Mais ce n’est que de l’honneur, que de l’équité !… dit la jeune femme avec l’accent d’une profonde conviction.

Marie, demandai-je à Saint-Jean, sait-elle à qui elle appartient ?…

— Oui, madame, Il y a quatre ans qu’elle l’a appris.

— Quatre ans seulement ! Et comment l’a-t-elle appris ?

— Le voici :

La petite chambre où Thérèse avait tant souffert, où elle avait rendu le dernier soupir, fut conservée intacte dans l’état où elle se trouvait à sa mort. Les meubles ne furent ni ouverts, ni fouillés ; rien ne fut déplacé, dérangé ; sa fille l’avait désiré.

C’était le sanctuaire où Marie venait prier et pleurer. Sa belle-mère et son mari, qui la chérissent et vénèrent la mémoire de sa mère, respectèrent religieusement les pieuses exigences de sa douleur.

Trois années s’étaient écoulées ainsi, pendant lesquelles Marie devint mère. Un soir du rigoureux hiver de 1823), j’étais allé la voir ; je la trouvai seule, son mari était retenu à son atelier, sa belle-mère sortie. Son fils, qu’elle nourrissait, reposait dans son berceau.

Une plainte de l’enfant interrompit notre causerie et la fit tressaillir. Elle alla vers lui, le berca doucement, le calma : Il a de la fièvre, me dit-elle avec inquiétude en se rasseyant. Elle reprit son ouvrage, mais distraite ; ses yeux fréquemment tournés vers le berceau accusaient ses alarmes. Je cherchai à la tranquilliser ; elle restait agitée, silencieuse ; enfin elle se décida à s’ouvrir sur la cause qui la préoccupait, et après que ! que hésitation :

— Mon parrain, me dit-elle, depuis que mon cher petit garçon est souffrant, je désire ardemment avoir en ma possession un petit reliquaire d’argent en forme de croix, que ma pauvre mère ne manquait jamais de suspendre à mon cou dans mes maladies d’enfant. Il est dans un petit coffret qu’elle n’ouvrait que seule, jamais en ma présence… et… je crains de faire mal… de désobéir à sa volonté… Conseillez-moi, vous qu’elle respectait tant. Si vous me dites de l’ouvrir, j’en serai bien heureuse à cause de mon fils… Si vous me dites de ne pas le faire, jamais je n’y porterai une main sacrilége. Votre voix sera la voix de ma mère que je croirai entendre.

Je lui conseillai d’ouvrir le coffret.

— Eh bien ! alors, tout de suite ; ce qu’elle dérobait à tous les regards ne doit être vu que de son ami et de sa fille, dit-elle en se levant.

Ele passa dans la chambre de Thérèse et en revint tout émue, la petite boîte à la main : la clé passée dans un ruban noir était renfermée dans un papier cacheté, et attachée à la poignée de dessus.

Je vois encore la pieuse fille, tenant sur ses genoux le coffret, tremblante, indécise, m’interrogeant encore du regard… Elle prit la clé, en brisa l’enveloppe et l’ouvrit.



XI


Il contenait une petite bonbonnière d’écaille blonde, renfermant deux bagues et une paire de boucles d’oreilles de nulle valeur, qui devaient être des dons que Thérèse avait reçus dans son enfance… et puis un portefeuille en soie rose piquée et fanée.

Dans ce portefeuille il y avait un pli dont l’usure du papier témoignait qu’il avait été souvent touché… Marie le déploya, il contenait une lettre, et dans un petit sac de taffetas noir une miniature sans aucun en tourage, représentant un très-jeune homme, d’une belle et noble figure, revêtu de l’éclatant uniforme d’officier au régiment des chevau-légers de la reine.

Ce portrait, c’était celui du comte de Lestanges à vingt ans, au moment où, partant pour Coblentz, sa mère le fit peindre. Je le reconnus parfaitement pour l’avoir vu, monté en bracelet au bras de madame la marquise ; ensuite madame Hélène, votre tante, l’obtint ; elle voulut l’avoir en médaillon, comme c’était la mode alors, et c’était moi qui avais été envoyé à Lyon pour faire changer la forme de la monture.

Maintenant il se retrouvait là, dépouillé de tout ornement, rien que l’ivoire sous verre, doublé de peau ; comment était-il tombé entre les mains de Thérèse ?… Je ne le sais.

Les yeux de Marie fixés sur ce portrait ne pouvaient s’en détacher. Une vive rougeur couvrait son visage, sa physionomie exprimait la surprise, le bonheur aussi… Elle saisit la lettre qui y était jointe, l’ouvrit, la lut… jeta un cri douloureux en joignant les mains, et resta la tête inclinée, abîmée dans ses réflexions.

Je pris la lettre de ses doigts crispés. Il ne pouvait y avoir de secrets pour moi, hélas ! ils m’étaient tous connus, je la lus. Il était évident que c’était une des lettres qui suivirent la rencontre du Luxembourg, que c’était cette troisième lettre à laquelle Thérèse fit cette réponse si digne, que je vous ai rapportée, madame. En voici le contenu :

« Je n’ai d’autres droits à faire valoir sur vous que ceux que m’avait donnés votre cæur… vous m’en bannissez, je reste désarmé devant votre rigueur, vous le savez bien, et vous en abusez…

» Mais vous ne pouvez refuser au moins que les intérêts de votre dot soient affectés à l’entretien de votre fille. » Je joins ici la première année de la pension annuelle, que je prends l’engagement d’honneur de servir exactement à dater de ce jour.

 » Le marquis de Lestanges.

» 11 août 1806. »


Au bas de la lettre était écrit, d’une petite écriture pressée, détrempée par les larmes :

Ô mon Dieu ! je le méprise !… donnez-moi donc la force de l’oublier !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous savez, madame, reprit Saint-Jean, après un moment de pénible silence, que cette somme fut alors repoussée et renvoyée, et comment plus tard la pension fut acceptée pour Marie. Et si j’ai rapporté ici le mot à mot de cette lettre, madame, c’est pour obéir à votre désir de savoir comment Marie avait appris à qui elle appartenait !

Les trois lettres ont été renvoyées, poursuivit-il. La faible femme a obtenu de Dieu le courage de ce sacrifice… La conservation de celle-ci avait-elle été, de la part de la mère, un acte de vague prévision pour l’avenir si incertain de sa pauvre enfant ?… Elle a emporté le secret de sa pensée dans la tombe !

La scène muette qui suivit cette découverte ne peut se dépeindre, madame… moi, je comprenais tout !…

Marie était là, devant moi, pâle maintenant, anéantie : ses regards erraient sur les murs lambrissés de cette chambre… s’arrêtaient, fixes et profonds, d’un meuble à un autre… se reportaient de la cheminée de pierre où brûlaient soigneusement enterrés deux tisons… à la petite table recouverte d’une toile cirée sur laquelle, près d’une lampe de cuivre, était posée la dentelle qu’elle raccommodait… autour d’elle, l’abaissement, la pauvreté. Et sa main serrait convulsivement le portrait de son père… le marquis de Lestanges…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle avec une expression déchirante en élevant ses yeux noyés de pleurs vers le ciel… Elle y fut entendue.

Son regard, en retombant, rencontra le berceau de son fils endormi… Elle se leva, se jeta à genoux devant le portrait de sa mère, dessiné par Julien :

— Pardon ! pardon, ma vénérée mère ! s’écria-t-elle. Mon bon, mon cher mari ! mon enfant bien-aimé ! Oh ! le sort que lu m’as fait, ma sainte mère, je ne l’échangerais pas pour celui d’une reine !

Puis, d’un mouvement heurté, elle se releva, prit la lettre, le titre aussi… l’éleva au-dessus du tube de la lampe, le réduisit en cendres… saisit le portrait, en arracha le verre, imprima ses lèvres sur l’ivoire… et par un dernier effort désespéré, en effaça l’empreinte avec sou mouchoir trempé de larmes.

Et maintenant, dit-elle avec une céleste expression… le secret de ma pauvre mère est à jamais enseveli au fond de mon cœur… Maintenant aussi… l’heureuse femme de l’ouvrier ne se souviendra avec orgueil que d’une chose : c’est qu’il a choisi la fille sans nom, sans famille, pour en faire sa compagne, la mère honorée de ses enfants !

Enfin elle retira le petit reliquaire qui se trouvait au fond du coffret, courut le déposer sur le berceau de son fils, près duquel elle resta agenouillée priant et pleurant doucement.

Tout ceci se passa en bien moins de temps que je n’ai mis à vous le raconter, madame.

Après, elle remit, en étouffant un soupir, l’ivoire décoloré… dans le coffret, le ferma, le reporta à sa place, revint vers moi, et me dit avec un naïf embarras en penchant sa tête sur mon épaule :

« Ai-je fait mon devoir ?… »

Je la serrai dans mes bras en l’appelant la digne fille de sa mère !

Elle se rassit, reprit son ouvrage… mais je lisais sur son expressive physionomie sa souffrance intérieure. Ni elle, ni moi, nous n’aurions pu causer de lieux communs, je sentais d’ailleurs que le meilleur moyen d’user sa préoccupation était de l’aider à s’épancher :

Marie, lui dis-je, ta mère ne t’avait-elle donc jamais parlé de ton père ?

— Jamais ma mère ne m’en a parlé, répondit-elle.

— Et toi, tu ne l’as jamais questionnée à ce sujet ?

— Une fois seulement. Et voici à quelle occasion :

J’étais encore tout enfant, j’avais six ans, je crois ; ma pauvre bonne mère me conduisait le plus souvent qu’elle le pouvait au jardin du Luxembourg, pour me faire prendre de la distraction et de l’exercice. C’était un dimanche après le dîner, elle se promenait avec moi, nous rencontrâmes une petite fille accompagnée de sa bonne ; elle m’accosta, et toutes deux nous nous mîmes à courir, à sauter à la corde, devant ma mère qui nous suivait.

Une jeune femme, l’air heureux, souriant, appuyée sur le bras d’un jeune homme, parut au bout de l’allée ; ma petite compagne s’élança au-devant d’eux en criant : Maman ! papa ! en se jetant des bras de l’un dans ceux de l’autre.

Je m’étais arrêtée et la regardais faire… Je me retournai… ma mère venait seule, triste… je courus à elle, mes idées étaient confuses… Je venais pour la première fois de voir une place vide à ses côtés… de m’apercevoir qu’il manquait quelqu’un entre nous !

Les impressions de l’enfance restent ineffaçables ; je sens encore la pression de sa main tremblante en m’entraînant dans une autre allée, pour fuir cette vue qui, à elle, brisait son cœur !…

Et moi, ignorante enfant, j’y retournai le fer !

Maman, où donc est mon papa à moi ? lui demandai-je.

Elle ne me répondait pas.

— Est-ce que je n’ai pas de papa, moi ?… dis, maman, je t’en prie ? repris-je.

Il n’existe plus, ma fille, articula-t-elle avec effort.

Je ne comprenais pas bien… et j’ouvrais la bouche pour l’interroger encore, « Chut ! Marie… fit-elle. Prie Dieu tous les jours pour ton père, chère enfant… » dit-elle avec tendresse tout bas, en cachant sur mon front, qu’elle baisait frénétiquement, son visage inondé de larmes.

Ces larmes entrèrent profondément dans mon cœur ! Je fus bien longtemps à me pardonner le chagrin que j’avais causé à ma mère, si bonne, si douce. Et quoique, en grandissant, ma pensée se soit souvent arrêtée sur ce sujet, jamais, jamais plus je ne l’ai questionnée !

Le retour de Julien mit fin à cette conversation, et jamais non plus il n’a été question entre Marie et moi de cette soirée… Dans son intérieur, elle est restée la simple et laborieuse jeune femme, tendre, aimante pour son mari ; affectueuse, prévenante pour sa bonne belle-mère ; elle adore ses enfants ; depuis, une jolie petite fille, qu’elle a également nourrie, lui est née : rien n’est changé dans sa manière de faire la joie et le bonheur de son intérieur.

J’ai remarqué seulement que ce que la jeune femme avait conservé, avant cette époque, de la vive et naive jeune fille, a été remplacé par quelque chose de plus posé, de plus réfléchi.

— Merci, mon bon Saint-Jean, lui dis-je, maintenant je connais Marie !… je veux la voir.

— Madame !… s’écria-t-il en faisant un geste de dénégation.

— Pourquoi cela ? Je veux la voir… te dis-je.

— Madame, dit-il avec affection, vous êtes bien jeune… je suis bien vieux, permettez à votre serviteur dévoué d’oser vous donner un avis : vous ne devez pas chercher à rapprocher Marie de vous, madame.

— J’ai des projets, Saint-Jean.

— Madame… je crois vous comprendre… mais… que voulez-vous faire ?… Le sort de Marie est irrévocablement fixé… à quel titre interviendriez-vous dans ses affaires, pénétreriez-vous dans les recoins cachés de son humble intérieur ? Et lui faire connaître ce titre serait une cruauté, madame ! Il est des distances infranchissables… Vous ne pouvez élever Marie jusqu’à vous, madame, et vous ne pouvez descendre jusqu’à elle !

— Je n’ai pas encore réfléchi à tout, dis-je, mais je puis toujours aller la voir ! Je saurai bien trouver un prétexte à mes visites, je…

— Madame, interrompit-il, vous n’avez pas réfléchi à cela non plus, pardon… Une fois sans doute vous pourrez aller voir madame Thibaut, mais vos visites ne peuvent pas se renouveler… les personnes de votre rang sont sous le coup de toutes les suspicions, dans la dépendance de toutes les investigations, de tous les regards fixés sur leurs démarches.

Entre mille autres objections que j’aurais à vous présenter, poursuivit-il avec fermeté, il est un obstacle invincible à vos visites : vous ne sortez jamais seule, madame… jamais qu’accompagnée de vos gens. Oserez-vous les mettre dans la confidence des démarches que vous ne devez pas… que vous ne pouvez avouer ni à madame votre mère, ni à monsieur votre mari ?

— À force de prudence je surmonterai les obstacles ! dis-je, pensive cependant.

— Madame, vous les braverez… et ce sera tout ! repartit fermement Saint-Jean ; veuillez, de grâce, réfléchir à ce que pourraient penser votre cocher et votre domestique qui vous déposeraient souvent à la porte d’une allée !… les personnes qui pourraient vous y voir entrer, celles qui vous rencontreraient dans l’escalier, montant les quatre étages de Marie, dans votre toilette habituelle, madame !

Quels rapports possibles, aux yeux de tous, peuvent exister entre la femme du grand monde et une ouvrière ?… avec le ménage d’un ouvrier imprimeur ?… Vous n’êtes pas dame de charité, madame, et la famille Thibaut n’est pas inscrite au bureau des pauvres : ce seraient là cependant les deux seuls cas qui pourraient expliquer le motif de vos visites chez elle.

Tout cela était vrai ! Je sentais bien qu’il y avait raison et sens dans les paroles de l’honnête Saint-Jean… Je n’avais pas grand’chose à lui répondre, mais il ajouta :

– Daignez en croire ma vieille expérience ! les convenances, madame, ne vous le permettent pas.

— Ah ! encore les convenances ! Et toi aussi, Saint-Jean ?… m’écriai-je avec impatience ; mais ce sont ces abominables convenances qui ont tué cette noble Thérèse !… les convenances encore qui ont étendu sur moi leur manteau de plomb !

— Madame, répondit Saint-Jean avec une inflexion grave et triste, tout fléchit sous leur puissance : nul n’est assez fort pour les braver impunément !…

Au nom de votre propre intérêt, ajouta-t-il du ton de la prière, de celui d’une autre encore, de Marie… je vous en conjure, madame, abandonnez votre projet !

Mais, Aline, un précipice ouvert devant moi ne m’aurait pas fait renoncer à son exécution.

Le récit que je venais d’entendre avait fait résonner en moi toutes les cordes généreuses du cœur, éveillé la ferveur du beau, du bien, Serai-je donc, moi aussi, au-dessous de Thérèse et de sa fille ?… D’un côté, y aurait-il donc éternellement grandeur et noblesse, de l’autre égoïsme et insensibilité ?… Cette Marie, si simplement héroïque, je m’en enorgueillissais ! j’aurais voulu pouvoir la proclamer mienne à la face de l’univers !… Pauvre Marie ! je voulais la voir, l’aider, l’aimer. Rien, rien au monde ne pouvait changer ma résolution : il était dix heures du soir, je ne remis qu’au lendemain à midi ma visite à Marie.



XII


L’année qui s’écoula après cet entretien occupe une place immense dans ma vie, Aline, reprit la jeune femme. Jusqu’ici elle n’avait été remplie que par les soins de ma toilette, de mes plaisirs ; je n’avais été occupée que de futilités, de frivolités ; le moment était venu où j’allais prendre ma part d’action dans le mouvement commun, faire connaissance avec les embarras, les tourments, les agitations de la vie réelle, avec ses vulgarités ; faire l’apprentissage de l’ordre, de l’économie, régler mes dépenses et calculer… m’utiliser enfin, moi jusqu’alors si inutile !

De cette époque date mon émancipation intellectuelle et matérielle aussi : j’eus des affaires, des secrets à moi… Je connus les tracas, les difficultés, les obstacles imprévus qui semblent être le cortége obligé du mystère ; les ruses, les détours, la duplicité quelque fois… qu’il faut employer pour les dérober aux regards. Et jusqu’à ce jour j’avais ignoré ces vilaines choses ! jamais encore mon front ne s’était abaissé devant l’humiliation d’un mensonge.

Les yeux fixés vers un noble but, je me suis précipitée aveuglément dans une route nouvelle, sans en mesurer ni la longueur, ni les dangers, ni les fatigues… Mon ignorance de tout, mon inexpérience sur tout, devaient m’y faire trouver bien des écueils, m’y faire commettre bien des imprudences. Une consolation me reste : j’ai fait un peu de bien… et je n’ai fait de mal qu’à moi !

Ma première visite à Marie est mon point de départ, j’y reviens.

Je ne mis pas mon bon Saint-Jean dans la confidence de mon projet, comme vous le pensez bien, et après l’avoir congédié, je me couchai pour avoir le droit de verrouiller ma porte sur mes émotions et sur mes pensées. Elles me débordaient de toutes parts.

La tête et le cœur pleins des récits de la soirée, toute la nuit je fus sur le chemin de la rue Saint-Dominique-d’Enfer… Du château des Tremblayes, splendide et vaste demeure, que je connaissais très-bien pour y avoir séjourné dans mon enfance avec mes parents, mon imagination me ramenait à Paris, me faisait pénétrer dans la mansarde où la protégée de ma grand’mère avait expié pendant tant d’années ses bienfaits !…

Je voyais l’infortunée, patiente et résignée martyre, travaillant près d’une des petites fenêtres donnant sur le Luxembourg, élevant de temps à autre son regard désolé vers le ciel, implorant force et courage pour accomplir la rude tâche de la journée… Pauvre, pauvre Thérèse !

Je recomposais, d’après le portrait que m’en avait tracé Saint-Jean, son doux et pâle visage, son attitude gracieusement penchée… Ses touchantes paroles, gravées dans ma mémoire, vibraient à mon oreille comme un lugubre tintement… et toute frissonnante, je m’éveillais à demi… pour retomber dans le chaos des mille plans que je formais pour réparer les torts de ma famille, des mille moyens que j’imaginais pour y parvenir, pour amener d’abord mon introduction chez Marie.

Rien ne me paraissait plus facile, plus simple que d’arriver à tout cela… et si, semblables à des papillons noirs, les prudentes observations de Saint-Jean venaient voltiger autour de mes beaux rêves, je les chassais avec impatience… elles ne m’inspiraient que de la pitié pour cette malheureuse disposition d’esprit qu’ont tous les vieillards à ne voir que le mauvais côté des choses, à trouver des obstacles, des difficultés à tout, à se forger des craintes, des dangers chimériques !

Et lorsque je me réveillai tout à fait à sept heures du matin, ma visite à Marie, ce que je lui dirais était si heureusement combiné, ses réponses, ses questions même prévues… tout enfin était si parfaitement arrêté dans ma tête, que j’aurais voulu franchir d’un seul bond les cinq mortelles heures qui me séparaient de ma course projetée à la rue Saint-Dominique d’Enfer !

Mes matinées ne sont pas coupées par l’heure du déjeuner en commun. M. Duval déjeune de son côté, moi du mien ; nous rentrons habituellement si tard l’un et l’autre, que nous avons adopté cet usage. Rien donc n’entravait mes dispositions.

J’avais demandé ma voiture pour midi ; dès onze heures, j’étais tout habillée, et, les yeux fixés sur la pendule, je me promenais par ma chambre, agitée, préoccupée…

C’est qu’au moment de l’exécution, mille petites difficultés de détail auxquelles je n’avais pas songé, surgissaient devant moi : et d’abord j’avisai que j’avais oublié de me trouver un prétexte spécieux pour me présenter chez Marie… Mais presque en même temps, une idée lumineuse me fit courir à l’armoire à glaces où étaient renfermées mes dentelles… Je pris dans ma corbeille le voile d’Angleterre qui ne m’avait jamais servi qu’une fois, le jour de mon mariage, j’y fis un grand accroc, je le roulai et je le mis dans ma poche en sautant de joie ! J’avais trouvé tout à la fois une mine à exploiter pour l’avenir ! Ah ! ah ! m’écriai-je triomphante, Saint-Jean n’aura plus rien à dire, j’espère, et à présent rien n’est positivement plus simple, plus facile !

Vous allez voir, Aline, que je me trompais cependant !

Au moment où, légère, joyeuse, dans mon impatience de partir, j’allongeais le bras pour saisir le cordon de la sonnette, M, Duval entra chez moi…

— Où allez-vous donc si matin, Hélène ? me demanda-t-il.

Il ne s’informait jamais où j’allais, de ce que je faisais ; et toute troublée par cette question bien simple cependant, je répondis bêtement :

— Mais… nulle part…

— Comment ! c’est pour aller nulle part que vous avez demandé vos chevaux à midi ?

— Je vais me promener au Luxembourg, dis-je encore plus sotlement ?

— Ah bien ! vous m’y conduirez. C’est jour de rapport des pétitions chez nous, il y a de quoi avaler sa langue ! j’irai faire un tour à la chambre des pairs ! dit-il en s’installant dans un fauteuil à la Voltaire. Il est bien que j’aie l’air d’en suivre avec intérêt les discussions… votre mère tient à ce que je m’y fasse voir de temps en temps… Dans le fait, cela cadre assez avec nos projets !

Mais il est de trop bonne heure, ajouta-t-il en me voyant restée debout, vous n’êtes pas si pressée de sortir ?

— Non… dis-je fort désappointée, mais, c’est qu’il faut que j’aille chez ma marchande de modes… et au Page… et chez…

— Et certes, interrompit-il, je ne vous suivrai pas chez vos marchands de chiffons ! Ainsi, chacun de son côté ; au revoir, Hélène.

Il me quitta, et je montai toute tremblante dans ma voiture.

— Les ordres de madame demanda mon domestique en refermant la portière.

— Au Luxembourg, répondis-je étourdiment.

— Au Luxembourg, répéta-t-il à haute voix au cocher.

— À quelle grille madame veut-elle descendre ? revint Pierre me demander.

— Mais, mon Dieu ! allez toujours ! fis-je avec un geste d’impatience en me rejetant en arrière.

— Au Luxembourg ! cria-t-il encore.

Les maudites gens ! pensai-je, et tandis que la voiture sortait de la cour, involontairement je promenais un regard inquiet sur les fenêtres de l’appartement de mon mari… s’il m’avait entendue… qu’allait-il penser ?… Saisie de cette crainte, à quelques pas de l’hôtel, je donnai l’ordre de me conduire aux magasins du Page.

En sortant, j’avais eu le temps de réfléchir : À la grille de la rue de Vaugirard, dis-je.

Laquelle ? demanda le cocher à Pierre qui lui transmettait l’ordre ; mais n’osant plus cette fois revenir à la charge, il grommela en contenant un mouvement d’épaules : À la grille de la chambre de pairs probablement !

— À l’autre, à l’autre ! m’écriai-je, avec vivacité, rappelée à l’idée de M. Duval.

— À la grille de la rue d’Enfer, cria Pierre.

— Mais non ! non ! m’écriai-je avec impatience.

— Alors… je ne sais pas ce que madame… Ah !… c’est donc à la petite grille du côté de la rue Cassette, que madame veut dire ?

Je fis un signe d’assentiment.

Je connaissais à peine le Luxembourg… Ces gens me faisaient mourir ! Jamais je ne les avais vus si maladroits, si ridicules ! mais ce n’était pas là tout…

En descendant de voiture je dis à Pierre : Vous ne me suivrez pas ; et Pierre, accoutumé à me suivre partout dehors, comme mon ombre, me regarda d’un air si profondément stupéfait, que je faillis éclater de rire. Vous resterez avec la voiture, Pierre, repris-je.

— Mais, madame ne peut cependant pas aller seule, répliqua-t-il d’un ton parfaitement convaincu.

Et en effet, à la frayeur que me causa l’idée que sa naïve réflexion venait de me faire naître, je reconnus que cela me serait bien impossible ! D’ailleurs, je n’aurais jamais su m’orienter pour aller trouver la grille de la rue d’Enfer, par laquelle je voulais sortir. Je n’avais pas non plus songé à cela !


XIII


Tout en suivant Pierre, qui marchait un peu en avant, de côté, pour m’indiquer le chemin, je rêvais au moyen de me débarrasser de lui… Arrivée près de la grille, j’aperçus de l’autre côté de la rue, à quelque distance, une mercière chez laquelle j’envoyai Pierre demander l’adresse d’une couturière imaginaire, et tandis qu’il exécutait mon ordre, je franchis prestement la rue d’Enfer, et me jetai dans la première allée à droite de la rue Saint-Dominique. Au fond il y avait un petit jardinet, la loge dn portier. Dieu avait eu pitié de moi ! c’était là : Madame Thibaut ? demandai-je hors d’haleine.

— Est-ce à madame Julienne, que madame a affaire ?

— Oui.

— Au quatrième, tout en haut de l’escalier, la porte…

— Mais je n’entendis pas le reste, déjà j’étais au premier étage que la femme parlait encore, et je ne m’arrêtai que lorsqu’il n’y eut plus de marches à monter. Le carré partageait un long corridor où se trouvaient à gauche et à droite des portes… Je perdais la tête… À l’une d’elles, peinte proprement en gris, il y avait un paillasson, à côté était suspendu un cordon de laine verte, auquel pendait un pied de biche ; et sur un petit écriteau de carton blanc entouré d’une bordure bleue, cloué sur la porte, je lus en m’approchant :

MADAME JULIEN,


OUVRIÈRE EN DENTELLE.

C’était tout simple… et cela cependant m’alla au cœur !…

Les yeux pleins de larmes, mes jambes se dérobant sous moi, je demeurais là, cramponnée au bouton de cette porte que je n’osais pas franchir ; éperdue, ayant oublié tout ce que j’avais préparé… ne sachant plus que faire.

À ce moment, des pas retentirent dans l’escalier…

Je me jetai après le cordon de la sonnette…

La porte s’ouvrit aussitôt :

— Je voudrais parler à madame Julien, dis-je d’une voix à peine intelligible à un beau petit garçon qui, après avoir fixé sur moi ses grands yeux étonnés, fit une gambade, et disparut en me laissant refermer la porte à laquelle je m’adossai, prête à tomber.

Et pendant l’instant qui s’écoula, mon regard inventoriait tristement cette pièce : dans le renfoncement de la fenêtre lambrissée, il y avait une table de bois blanc sur laquelle se trouvaient un grand portefeuille, des crayons, une étude, que l’enfant était occupé à copier ; autour des chaises de paille, une armoire de noyer, une fontaine ; et, attachés aux murs, des dessins collés sur des cartons encadrés d’un filet noir ; à terre, de petits carreaux peints en rouge et cirés : partout, une exquise propreté… mais jamais, jamais une telle médiocrité n’avait encore frappé mes yeux. J’étais navrée !

Une jeune femme se présenta :

— Oh ! madame, je vous demande mille pardons, dit-elle en m’introduisant dans une grande chambre à coucher.

Je tombai plutôt que je ne m’assis sur le siége qu’elle me présenta ; j’étais hors d’état d’articuler un mot, j’éprouvais des vertiges, je me sentais défaillir…

— Madame voudrait-elle me permettre de lui offrir quelque chose ? reprit-elle avec empressement.

Je fis un geste négatif.

— Je vous en prie, madame ; de grâce acceptez un un verre d’eau sucrée, avec de la fleur d’orange.

— Merci… Je suis montée trop vite, m’efforçai-je d’articuler en souriant.

— Et puis, nous demeurons bien haut, aussi. Pourquoi madame ne m’a-t-elle pas fait l’honneur de m’écrire, au lieu de prendre la peine de venir chez moi ?

Et tout cela, dit et fait d’une voix, avec un ton, avec de douces façons, des manières comme il faut, beaucoup plus comme il faut que n’aurait dû les avoir l’humble ouvrière, qui indiquait ingénument qu’elle ne pouvait présumer que je vinsse chez elle pour autre chose que pour lui apporter de l’ouvrage…

Cet état d’infériorité où Marie se plaçait si naturellement à mon égard, me faisait un mal affreux !

Pour conserver la force de me taire, de résister à lui ouvrir mes bras… je n’osais la regarder. Et quand mon émotion fut un peu calmée, que mes regards abaissés se relevèrent sur Marie, assise un peu de côté en face de moi : son charmant et gracieux visage ne m’était pas inconnu… ses traits, le contraste si remarquable surtout de ses yeux d’un noir velouté, avec la couleur châtain doré des cheveux, m’étaient familiers… Où donc l’avais-je déjà vue ?… Mais bientôt mes ressouvenirs d’abord vagues et confus se reportèrent à un beau portrait de grandeur naturelle, fait par la célèbre madame Lebrun, placé au-dessus du bureau de mon père dans son cabinet.

C’était celui de sa sœur bien-aimée, la chanoinesse Hélène, peinte à seize ans, morte à dix-huit…

Hélas ! des deux jeunes filles élevées ensemble au château des Tremblayes, l’une, comblée des dons de la naissance et de la fortune, belle, parfaite, adorée, à dix-huit ans était allée ensevelir son bonheur dans la tombe… L’autre, belle aussi, parfaite aussi, mais pauvre… avait expié jusqu’à trente-quatre, le malheur d’avoir été belle et pauvre… mon Dieu !

Jamais, Aline, il n’a existé de ressemblance plus frappante que celle de la fille de Thérèse, avec ma tante Hélène !

Et mes yeux pleins de larmes, en se détournant de Marie tombèrent sur le gracieux groupe que formaient à quelques pas d’elle ses deux enfants : le petit garçon, debout, une jambe relevée sur l’autre, avait le bras passé autour du cou d’une jolie petite fille dont les boucles blondes couvraient les épaules, et tous deux immobiles, silencieux, me considéraient curieusement.

— Les charmants enfants ! m’écriai-je avec effusion. Que vous êtes heureuse ! ajoutai-je involontairement en songeant que cet immense bonheur m’était refusé à moi !

— Ce sont de bons enfants, dit modestement la mère en leur jetant un regard d’amour, et en leur faisant à la fois un petit signe d’intelligence.

Mais ils ne bougèrent pas de place : mon trouble, ma pâleur, que faisait encore ressortir mon costume de grand deuil, les frappaient profondément ; et la surprise qu’occasionnait ma visite, déguisée discrètement par leur mère, se peignait naïvement dans la ténacité de leurs regards fixés sur moi.

Elle se leva, se pencha vers eux en disant à voix basse :

Jean, emmène Thérèse… va, mon amour… amuse ta petite sœur… et tout doucement, pas de bruit… fit elle en posant le doigt sur ses lèvres.

Les chers enfants se retirèrent docilement dans la première pièce, nous restâmes seules.

Je sentis bien qu’il fallait enfin faire usage de mon prétexte… Je retirai le voile de ma poche et le lui présentai ; elle le déploya :

— Ah ! quel dommage !… s’écria-t-elle. Enfin, je tâcherai de le réparer de mon mieux. Et… vous en êtes bien pressée, madame ?

Pas du tout… répondis-je vivement, ne vous occupez de ce voile que lorsque vous n’aurez rien à faire, je vous prie.

Madame est trop obligeante ; mais je n’en abuserai pas. Veut-elle bien me donner son adresse, je le lui renverrai.

— C’est inutile… en me promenant au Luxembourg, je viendrai le prendre, dis-je.

— Mais il m’est impossible de souffrir que madame prenne la peine de monter nos quatre étages !

— Si, si… je reviendrai, Mar… madame, dis-je en me levant prête à suffoquer…

Chacune des paroles de la pauvre Marie me faisait l’effet d’un sanglant reproche adressé à tous les Lestanges… Oh ! mon père, mon père !…

En traversant la chambre où jouaient les enfants, je les pressai tous deux dans mes bras en leur donnant un baiser, et je m’enfuis précipitamment en abaissant mon voile sur mon visage.

Une demi-heure s’était écoulée ; en sortant de la maison, j’aperçus à la grille du Luxembourg, droit comme un piquet, les yeux braqués devant lui, mon domestique, que la curiosité, ou peut-être aussi l’idée de son devoir, je ne sais lequel, retenait cloué à la même place où il m’avait laissée… Les avertissements dédaignés de Saint-Jean me revinrent à l’esprit… En effet, tout cela n’était pas aussi facile que je l’avais imaginé !

Et quand renfermée dans ma belle voiture, qui me ramenait avec la rapidité de l’éclair à mon somptueux hôtel, je me pris, dans l’amertume des souvenirs que je remportais de ma visite, à comparer mon sort à celui de Marie… de ma sœur enfin !… son petit logement mansardé, carrelé, sa chambre à coucher (son salon tout à la fois) garnie de rideaux de calicot blanc, de pauvres meubles de noyer, avec les riches tentures, les épais tapis, le luxueux ameublement, la magnificence de mes vastes appartements… sa vie humble et laborieuse… avec ma vie parée, toute bariolée de plaisirs et de fêtes… en songeant à tout cela, mon cœur se brisait…

Pour la première fois de ma vie je venais de pénétrer dans l’intérieur d’un ménage d’artisans ! Et à mes yeux, si ce n’était pas là la misère hideuse et repoussante, c’était la pauvreté propre et rangée, rien de plus… le dénûment le plus complet du confortable, de tout ce dont je n’aurais jamais imaginé qu’on pût se passer !

Et comme pour me torturer à plaisir, en regard de ce que je renais de voir là, j’inventoriais aussi : la pendule dorée, les meubles d’acajou, les bons grands fauteuils bien rembourrés, le luxe de la loge de mon suisse…

C’était affreux, Aline, ce que j’éprouvais !



XIV


La pensée de sortir Marie de cette intolérable situation ne me quitta plus. Par quels moyens, je ne le savais pas encore, mais il était bien impossible que je ne les trouvasse pas… Son bonheur importait à mon bonheur, à mon repos : désormais, je le sentais, je ne pourrais plus jouir du bien-être, des superfluités, des fastueuses distractions attachées à ma position, sans que l’idée de celle de la pauvre Marie n’empoisonnât tout !

Qu’alors, mon Dieu, j’aurais eu besoin d’une amie avec laquelle je pusse m’épancher, et qui, plus éclairée, plus sensée que moi, m’eût conseillée et dirigée !

Je vous ai retrouvée trop tard, chère Aline ! dit, en tendant affectueusement la main à madame de Rivers, la charmante jeune femme. Ce n’est que plus d’une année après ceci qu’un soir, assises par hasard l’une près de l’autre chez le duc de L***, nous causâmes, et découvrimes à notre mutuelle joie que nous nous connaissions de vieille date… que vous, jeune fille de quatorze ans, et moi enfant de sept ans alors, nous avions habité un an sous le même toit au Sacré-Cœur.

Dans mon isolement de toute autre bonne amitié, je m’adressai à mon seul confident. D’ailleurs Saint-Jean, si je ne lui disais pas tout, de peur qu’il ne me chapitrât… pouvait m’aider au moins à améliorer le sort de Marie ; je lui demandai si elle était instruite de la mort de mon père.

— Oui, madame, me dit-il. Je lui ai donné connaissance de la mort de M. le marquis, parce que j’avais des raisons de supposer… de craindre que la pension pourrait cesser avec lui, et… si ce malheur était arrivé, il fallait bien que peu à peu j’y préparasse Marie… J’en perdais la tête d’inquiétude !…

— Eh bien, lui dis-je en souriant, tu porteras ce soir mille francs à Marie. C’est le premier quartier de la pension que lui a laissée le marquis de Lestanges.

— Oh ! madame… je comprends… Mais c’est trop ! c’est trop ! s’écria-t-il.

— Pas un mot de plus, mon bon Saint-Jean… Je le puis… et ne fais strictement que mon devoir… Tu le sais bien !

Mais, en serrant dans ses mains tremblantes de joie le petit rouleau que je lui avais remis :

– Madame, me dit-il avec un air, un accent intraduisibles, votre généreux cœur le voudra toujours, ah ! je n’en doute pas ! mais… pardonnez à ma hardiesse, le pourrez-vous toujours ?… Et s’il arrivait que non… vous auriez fait des malheureux !… Réfléchissez avant, madame… je vous en conjure.

— Mon pauvre Saint-Jean, tu ne vois jamais en rose, toi ! m’écriai-je en riant. Sois tranquille… j’ai bien calculé mes moyens : c’est une chose parfaitement assurée.

Avec sa triste expérience de vieillard, lui doutait de tout ; et moi, avec toute l’imprévoyance de la jeunesse, je ne doutais de rien ! Plus tard, j’ai dû reconnaître cependant que toutes ses observations étaient en réalité de sages prévisions.

Cette affaire réglée, je respirai plus librement. J’espérais bien avec les deux autres mille francs que je gardais par-devers moi, sur la part que je destinais à Marie, parvenir avec le temps à l’entourer du confortable, de mille choses, dans ma pensée indispensables, dont je me désespérais de la voir privée !

Vous savez tout ce que mon imagination m’avait créé de bonheur dans le rapprochement que je méditais avant même d’avoir vu Marie, et maintenant que je l’en trouvais si digne, sa réalisation était devenue mon idée fixe de tous les instants… les distractions, les plaisirs du monde qui avaient encore tant de charmes à mes yeux alors, n’occupèrent plus que la seconde place dans mes jouissances. Jamais bals ni fêtes ne m’ont causé les émotions, n’ont été désirés par moi aussi ardemment qu’une visite à la rue Saint-Dominique.

La première fois que je revis Marie, heureuse de la pensée que sa position était déjà améliorée, le cœur moins triste, je fus moins troublée, plus naturelle ; je n’effrayais plus les enfants… j’apportais au petit Jean une boîte à dessiner bien garnie, à la gentille petite Thérèse des joujoux et des bonbons, et depuis lors, mon arrivée était toujours saluée par des cris de joie.

Car j’y allais souvent. Ma bienheureuse idée des dentelles m’en fournissait d’inépuisables et spécieuses occasions. Je trouvais toujours Marie seule ; comme sa pauvre mère, elle vivait tout à fait retirée dans son intérieur, uniquement occupée de son travail et de ses enfants : quelquefois j’entrevoyais sa belle-mère, qui par discrétion se retirait aussitôt, et son mari était tout le jour à son atelier.

Après les premières visites, l’habitude de me voir amena moins de gêne de la part de Marie vis-à-vis de moi, qui, d’ailleurs, faisais tout ce que je pouvais pour effacer la distance qu’elle établissait, bien contre mon gré, entre nous… Mais à chaque instant surgissaient tout naturellement, de l’étrangeté de nos rapports, des embarras pour moi.

Une fois elle me demanda mon nom pour inscrire les objets de prix, me dit-elle, que je lui confiais.

— Hélène, répondis-je.

Elle contint un mouvement de surprise, et écrivit le nom ; après, elle ajouta avec sa gracieuse manière :

— Que je serais heureuse de connaître la personne à qui je suis redevable de la confiance dont vous m’honorez, madame !

— C’est quelqu’un qui vous estime tout ce que vous valez… lui dis-je en souriant.

— Je voudrais bien pouvoir le remercier du bonheur qu’elle m’a procuré… reprit-elle de sa douce voix.

Mais je ne répondis pas, et elle était trop bien élevée pour insister : elle rougit timidement, craignant d’avoir commis une indiscrétion… Pauvre Marie !

Ma position était vraiment bien extraordinaire, dans les commencements surtout ! Je le sentais… mais je commençais à réfléchir… Je ne m’illusionnais plus à cette heure sur les obstacles presque insurmontables qui résultaient des liens mêmes qu’avait formés Marie… Ces choses, n’est-ce pas ? se sentent mieux qu’elles ne peuvent se traduire… Quant à elle, touchée de l’intérêt que je lui témoignais, de ce qu’elle appelait mes bontés pour ses enfants, la simple jeune femme ne soupçonnait rien au delà. Mes visites, dont elle m’exprimait naïvement sa joie, pouvaient lui paraître singulières ; mais mystérieuses ! l’idée ne lui en arrivait pas.

Peu à peu j’en prolongeai la durée ; chaque jour je m’attachais davantage à elle, elle à moi, et peu à peu aussi le laisser aller et la confiance, de son côté, s’établirent. Le frottement du monde n’avait pas altéré chez elle cette bonne candeur d’expansion qui rend si attachante une causerie à deux ; et Marie en causant livrait son âme ! Bientôt je fus initiée à ses douleurs en songeant à sa mère, objet de sa vénération et de ses éternels regrets ; à tous ses bonheurs, en parlant de son intérieur de famille.

La pensée de sa mère lui était toujours présente ; sans cesse son nom revenait sur ses lèvres, son souvenir dans la conversation ; et comme pour s’excuser de cette continuelle préoccupation, elle me disait un jour avec son adorable simplicité :

— Le temps a passé en vain sur notre cruelle séparation… Ma mère repose dans mon cœur vivante et animée : le jour elle ne me quitte pas, le soir elle a ma dernière pensée, le matin ma première prière…. Ab ! si toutes mes croyances ne sont pas que de consolantes déceptions, ma mère me voit, elle m’entend, elle veille sur ses enfants… Mon Dieu ! me l’avoir enlevée si jeune ! si heureuse !… Car après avoir tant souffert à cause de moi…, elle était heureuse depuis que j’étais mariée… Pauvre, pauvre mère !… Cette idée me désespère, madame !

Et moi aussi cette idée me désespérait, Aline. Il y a dans le sentiment de l’irréparable quelque chose qui dévaste, qui tenaille le cour ! Envers la victime je ne pouvais plus rien réparer… et involontairement nies yeux pleins de larmes allèrent chercher la douce et mélancolique figure de Thérèse, dessinée par Julien, placée en face de moi comme un muet reproche…

— Ce n’est plus là que l’ombre d’elle-même ! ajouta-t-elle en balançant tristement la tête. Elle était bien belle, madame, ma pauvre mère ! Quand j’étais enfant et que nous sortions, je l’entendais dire par tout le monde.

Mais sur ce sujet, Marie avec un admirable tact gardait par devers elle une part : elle me disait les angéliques vertus de sa mère ; ses malheurs, jamais…

Sur tout le reste, sincère et naturelle, elle me faisait sans défiance pénétrer chaque jour plus avant dans son modeste intérieur ; elle arriva à me confier qu’une circonstance inattendue venait de les rendre riches

— Ah ! madame, si vous saviez tous les bonheurs qu’apporte à la fois dans ma vie cette fortune que Dieu n’a envoyée ! me disait-elle avec une céleste expression de joie. Pour tout ce que j’aime, c’est l’aisance qu’ils n’avaient jamais connue ! c’est le bien-être de mille petites superfluités après lesquelles j’avais tant soupiré pour eux, et dont ils jouissent à présent.

Ensuite, nous pourrons donner de l’éducation à nos chers enfants, faire des économies pour leur avenir, et sans que pour subvenir à toutes ces charges mon pauvre Julien s’épuise par un travail forcé… Des journées de quinze heures de travail, bien souvent, madame !… Ô bénie, bénie soit la main généreuse à qui je dois tant de bonheur !

Que Marie me faisait de bien ! Pour si peu, donner et partager de si pares jouissances… J’étais trop payée ! Et cependant je désirais plus… quelque chose encore : il y avait pour moi dans le fait de Marie ouvrière, travaillant pour des étrangers, une souffrance de cœur… il faut bien l’avouer, une souffrance d’orgueil aussi… Cette idée me révoltait ! Dans nos meilleures actions il se mêle à notre insu bien souvent une misérable personnalité !… et le but de mes secrets désirs n’était pas atteint. Jusqu’ici je n’avais pu toucher cette corde vis-à-vis de Marie, ses confidences m’en fournissaient l’occasion, je la saisis.

— Mais vous aussi, lui dis-je, vous ne vous fatiguerez plus à travailler, n’est-ce pas ?

— Oh ! madame, comment ne le ferais-je pas ? Mon mari travaille toujours ; ma bonne belle-mère a bien voulu se charger de tous les soins du ménage ; et tandis qu’eux prendraient toute la peine, moi je me reposerais ?… Non, non !…

— Eh bien ! écoutez, répliquai-je, faisant l’office de l’ange tentateur, j’ai une quantité de broderies, d’ouvrages en tapisserie à faire, obligez-moi de vous en charger. Ne travaillez plus que pour moi, le voulez-vous ?… Ça me ferait tant de plaisir ! ajoutai-je.

— Et à moi aussi ! s’écria-t-elle, mais c’est impossible, madame.

— Pourquoi ?

— L’occupation que vous avez la bonté de m’offrir ne peut durer toujours… Si j’abandonne mon état à présent, plus tard la clientèle que j’ai formée aura disparu, et cependant il faut que je travaille comme par le passé ; l’aisance, les bonnes jouissances que vous savez… n’existent qu’à cette condition ; autrement, moi seule aurais profité de l’augmentation de notre petite fortune, et ce serait bien mal, madame !

À ce simple et noble exposé, quelles objections, dont je ne dusse rougir, pouvaient sortir de ma bouche ?… Marie valait cent fois mieux que moi ! je ne sus que presser tendrement sa main dans les miennes.

— Mais, madame, reprit-elle en souriant, ne me plaignez pas, je suis la plus heureuse des femmes ! À présent, il ne manque rien à mon bonheur… que ma mère !… dit-elle en jetant un regard vers le ciel. Vous connaissez mes chers enfants, et j’ai le plus parfait, le meilleur des maris !

Que je regrette, ajouta-t-elle ingénument, que le hasard n’ait pas encore favorisé mon bon Julien ! il désire tant vous voir, madame.

Et moi, Aline, je ne désirais pas voir Julien… je cherchais à oublier qu’il existât… Le cœur humain renferme de honteux recoins, allez ! Sans me rendre compte de ma mauvaise pensée, je séparais orgueilleusement ce que Dieu avait joint !…

Assise près de Marie, aux manières parfaites, au langage pur et élevé, ses charmants enfants sur mes genoux, ils en étaient venus là, j’étais dans mon atmosphère, à ma place… tout cela m’appartenait, était mien… mais l’ouvrier imprimeur, lui, ne m’appartenait pas… je le repoussais, je n’en voulais pas…



ХV


Un jour je le vis cependant ! et je rougis jusqu’au fond de l’âme de mon misérable orgueil…

Ce bon Julien, que je me représentais vulgaire, gauche, mal vêtu, les mains et le visage noircis comme un serrurier, était un jeune homme d’une physionomie distinguée et spirituelle, d’une jolie tournure, d’une mise, d’une tenue tout à fait convenables ; avec des manières aisées, sans être familières ; bien, très-bien. Telle fut la première impression qu’il me fit éprouver.

Et puis après, lorsque je le connus mieux, il m’arriva bien d’aller quelquefois chez Marie le dimanche, jour de chômage pour Julien, il en était si heureux ! et je me repentais tant de mes petites lâchetés à son endroit…

Julien parlait bien, en bons termes. Sans doute dans un salon il eût été timide, embarrassé, mais non pas déplacé. L’instruction première qu’il avait reçue s’était complétée par le genre même de son travail, qui mettait sans cesse son esprit en contact avec les meilleurs auteurs ; et soit sur des sujets graves, soit qu’il s’abandonnât aux inspirations de son imagination vive et exaltée, sa manière incisive et pittoresque rendait sa causerie très-agréable.

Je prenais plaisir à l’écouter, à admirer les jolis dessins que, dans ses rares instants de repos, il exécutait avec un véritable talent. J’étais tout heureuse de le trouver si bien ; et Marie et lui si flattés, si reconnaissants de mes visites !

Combien de fois, le soir, dans le vide d’un cercle brillant, m’est-il arrivé de donner un souvenir de regret à ma matinée si doucement remplie, avec mes humbles amis !

Et combien d’autres comparaisons encore se faisaient jour peu à peu dans mon âme !… Dans leur heureuse union, à eux, il y avait autre chose, pour l’un, que le droit inscrit sur le registre de l’état civil ; pour l’autre, que l’obéissance jurée au pied de l’autel… Il y avait encore des deux côtés, amour, dévouement, confiance… non pas seulement communauté d’intérêts, mais aussi communauté de cœur !… À deux, la joie ; à deux, la douleur… Dans ce ménage, la sainteté des liens du mariage m’était révélée !… Et je m’inclinais devant le bonheur de la femme de l’ouvrier…

Julien adorait sa femme. Le culte intérieur qu’il lui avait voué se décelait dans ses regards qui la suivaient avec amour, dans le son de sa voix en lui parlant, et, à son insu, dans l’imitation de ses gestes, de ses manières, dans l’adoption de ses termes favoris… Sans cesse il était occupé d’elle… aimante aussi, pleine d’une douce prévenance, d’égards, de soins aussi ; et autour d’eux se groupaient deux anges, leurs bien-aimés enfants !…

Aline, le pauvre logement de la rue Saint-Dominique ne me semblait plus si vide, si dénué… Jamais je n’avais possédé, moi, de tels trésors !

Six mois s’étaient écoulés ainsi,

Quelques traits encore, et j’en aurai fini avec l’esquisse de celle existence poétique que me créait dans l’ombre l’accomplissement d’un devoir !

Depuis que je connaissais Marie, j’avais remarqué qu’elle et ses enfants étaient constamment habillés en gris : c’était l’été ; le petit Jean portait une blouse de toile écrue, un pantalon pareil, une ceinture de cuir noir ; la petite Thérèse, une robe de mousseline de laine grise, un col d’organdi à large ourlet, un tablier noir ; la mère était exactement vêtue de même, et tout cela bien fait, de bon goût, d’une propreté éclatante.

Je demandai un jour en riant à Marie si elle et ses enfants étaient voués au gris ? Elle rougit beaucoup, et après un instant d’hésitation elle répondit en s’efforçant de sourire :

— J’ai profité d’une bonne occasion sur le prix de cette étoffe, et j’ai acheté tout ce qu’il y en avait pour habiller ma petite fille et moi.

Mais avant qu’elle eût achevé, sa rougeur, son embarras, avaient fait jaillir la lumière à mes yeux… Tout m’était révélé ; noble Marie ! Elle et ses enfants portaient aussi le deuil… mais un deuil inavoué, dérobé à tous les regards, à ceux même de son mari chéri… Dieu seul connaissait la pieuse fraude ! c’était le secret de sa mère, et il restait enseveli dans les profondeurs de son âme !…

Pauvre Marie !… son cœur lui avait inspiré ce tribut filial… ce muet et modeste témoignage de respect !… Marie était pour moi une étude pleine d’intérêt. Où donc la simple jeune femme, si étrangère aux usages du monde, avait-elle appris ces délicatesses exquises des convenances ?… Possédait-elle donc, avec les obscures mais sublimes vertus qui se rencontrent quelquefois dans les classes inférieures, vous le voyez, Marie possédait-elle donc aussi tous les instincts d’une haute origine ?…

Je ne puis vous exprimer ce que sa pieuse intention me fit éprouver de bonheur, et de peine aussi…

Dès le lendemain je retournai chez ma chère Marie. Voyez, lui dis-je en posant sur ses genoux un petit rouleau, il n’y a pas que vous qui fassiez de bons marchés ; j’ai eu pour rien une coupe d’étoffe où il se trouve précisément une robe pour moi, et une robe pour vous : n’est-ce pas, vous la porterez pour l’amour de moi ?

— Oh ! madame…

Et elle s’inclina toute confuse en me remerciant du regard.

En déployant le papier qui contenait du pou-de-soie noir… une exclamation de surprise lui échappa ; puis, comme frappée tout à coup d’une de ces idées subites dont l’esprit accepte et repousse à la fois la vraisemblance, elle resta immobile, silencieuse, les yeux fixés à terre.

— Nous serons habillées de même, Marie… lui dis-je en la nommant ainsi familièrement pour la première fois.

Elle releva la tête… et comme sortant d’un songe :

— Mon Dieu ! si c’est une illusion, elle est bien bonne ! murmura-t-elle en laissant échapper sa pensée intérieure.

Mais se reprenant aussitôt :

— Oh oui, toujours ! appelez-moi toujours Marie… je vous en prie ! ajouta-t-elle en joignant ses mains tremblantes.

Et j’eus le courage, Aline, de ne pas la presser sur mon cœur, de ne pas prononcer le doux mot… qui devait la faire tomber dans mes bras.

Ah ! c’est que depuis que j’avais pénétré plus avant dans le bonheur de Marie, je me demandais ce que je pouvais y ajouter !… Qu’il me prenait des méfiances de toucher à sa paisible et heureuse vie ! c’est que maintenant son humble intérieur avait un tout autre aspect à mes yeux, sa médiocrité une tout autre signification dans ma pensée… à ce point que mes projets de la faire changer de logement, de l’entourer de mieux que de ce strict nécessaire qu’elle avait possédé jusqu’ici, étaient abandonnés : ce n’était plus à des choses de luxe que je voulais employer les deux mille francs que je retenais sur la part annuelle destinée à Marie ! Non, non, ce n’était plus dans les jouissances du luxe que je plaçais la félicité, je commençais à les apprécier à leur valeur… à présent j’aurais échangé sans regret, avec joie, mon sort brillant contre ce lui de Marie Thibaut, l’heureuse femme, l’heureuse mère !…

Et voilà pourquoi je trouvai le courage de ne pas prononcer le mot qui pouvait apporter du trouble peut-être dans tant de calme, dans tant de bonheur.

Aucune explication n’avait eu lieu, et cependant, depuis ce moment, elle me témoigna discrètement une tendresse infinie, me dit tout avec un entier abandon ; et moi, je ne lui cachai plus tout… Elle sut mon nom et ma demeure, et ce que les exigences de ma position apportaient de contrainte et de gêne dans mes relations avec elle…

Elle comprit tout cela, et avec un tact, une mesure admirables, elle ne dépassa jamais la limite où je m’arrêtais…

À partir de cet instant aussi, il me sembla que ma position personnelle était moins fausse chez Marie, mes rapports vis-à-vis d’elle et des siens plus naturels. Depuis, quelquefois, à la grande joie des chers enfants, je les emmenais avec leur mère dans ma voiture promener quelques heures sur les boulevards extérieurs, ou loin des murs de Paris, qu’ils n’avaient jamais dépassés de leur vie. Dans leurs habitudes si retirées, c’étaient là des distractions, des fêtes sans pareilles que j’aurais voulu renouveler souvent, et dont je partageais les joies ; ils en éprouvaient tant de bonheur !

Mais moi, par combien de craintes, de battements de cœur, tout le temps de la promenade, je rachetais ce plaisir pris à la dérobée !… Si j’eusse été rencontrée par mon mari, ou par ma mère !… Certainement, Marie et ses enfants étaient si bien, avaient l’air si comme il faut de toutes manières, qu’ils ne pouvaient paraître déplacés à mes côtés, mais cela ne suffisait pas ; que répondre si j’eusse été interrogée sur leur compte ? Comment expliquer ces relations établies en dehors de celles qui m’étaient communes avec ma famille ? Je ne sais en vérité où je prenais la force de ces hardiesses, ni comment je pouvais m’étourdir sur leurs conséquences !

Et d’autre part encore, que de circonstances bien autrement compromettantes résultaient du mystère dont mes démarches étaient enveloppées !

C’est à ne pas croire, Aline, tout ce que le hasard, cet impitoyable hasard, réserve de contrariétés, de coups d’épingles, de tortures, c’est le mot, à une pauvre femme qui a le malheur d’avoir quelque chose à cacher… même pour faire le bien !

À propos de mes tribulations de ce temps-là, dit en riant la bonne et charmante jeune femme, entre autres incroyables rencontres que je faisais toujours à point nommé de quelque fâcheux au moment où j’aurais voulu le voir à cent lieues… il me revient en souvenance la plus ridicule aventure du monde ! Vous allez voir.

Si vous vous rappelez les détails de ma première course à la rue Saint-Dominique, vous savez comment après avoir traversé le jardin avec mon domestique, m’être débarrassée de lui, je le retrouvai de planton à la grille de la rue d’Enfer, où il m’avait quittée ? Eh bien ! depuis lors, sans qu’un mot ait été prononcé de part et d’autre, les choses, comme par une convention tacite, étaient établies invariablement sur le même pied : il m’accompagnait jusqu’à la grille, et ne la dépassait pas… Je sais bien aujourd’hui tout ce que cela avait d’inconséquent, mais alors je n’y songeais pas !

Une fois donc en traversant en courant la rue d’Enfer, comme je faisais toujours, je me trouve nez à nez de l’autre côté avec un homme de ma connaissance, de la vôtre aussi, M. de Noireterre…

À l’air de profond étonnement qu’exprimait sa physionomie, et d’indécision tout à la fois en portant la main à son chapeau, je devinai qu’il n’avait vue venir de loin avec mon domestique, que le reste ne lui était pas échappé, qu’il le trouvait singulier… Et à cette idée, perdant toute présence d’esprit, sans lui rendre son salut, je m’esquivai en me jetant dans la rue Saint Dominique.

J’arrivai chez Marie tout émue, très-inquiète d’abord de ce qu’il pensait de moi ; puis, avec une merveilleuse facilité à croire ce que nous désirons, je ne tardai pas à me rassurer, à me persuader même que je n’avais pas été reconnue, et je ne m’en occupai plus.

Cette rencontre cependant devait avoir des suites : quelque temps après, à ma grande consternation, en descendant de chez Marie, au moment où j’arrivais sur le carré du deuxième étage, une porte s’ouvre… C’est M. de Noireterre qui en sort… et nous voilà tous deux en face, lui, jouant la surprise, moi, confondue… Permettez-moi, madame, d’avoir l’honneur de vous offrir la main jusqu’à votre voiture, me dit-il d’un ton dégagé et ironiquement respectueux. Puis, tout en descendant l’escalier, il se récriait sur le bonheur qui le favorisait… et ajouta qu’il était loin de l’espérer en venant dans ce quartier perdu donner une séance au peintre qui faisait en ce moment son portrait…

Et moi je répondis en balbutiant que ma raccommodeuse de dentelle demeurait aussi dans cette maison, et je m’embrouillai dans sa proximité avec le Luxembourg, dans l’attrait que m’offrait cette course, comme un but de promenade agréable. Au quatrième étage !… devait-il penser… C’était stupide !

Je le sentais, je le lisais dans le sourire narquois de cet insupportable homme, avec lequel, mon bras passé sous le sien, je dus sortir de l’allée… traverser la rue, et, rouge, déconcertée, arriver à la grille où, les yeux fixés sur nous avec l’expression de la curiosité satisfaite, m’attendait mon domestique…

Là, M. de Noireterre, avec un sourire charmant, me fit un salut profond, et se retira précipitamment en prenant une direction opposée à la mienne : je sentais la terre manquer sous mes pieds : Avez-vous une idée, ma chère, de quelque chose de semblable ?…

— L’abominable homme ! Mais cela était désolant, ma pauvre Hélène ! s’écria madame de Rivers.

— N’est-ce pas que c’était à en pleurer de dépit ? Vis-à-vis de mon domestique, vis-à-vis de cet homme, j’étais également compromise ! Il en a cruellement tiré parti par la suite pour me poursuivre dans le monde de ses soins empressés ; et quand enfin il dut se convaincre qu’ils ne seraient jamais acceptés, il s’en vengea en se posant de lui à moi en victime discrète et généreuse… attitude qu’il conserve audacieusement encore. J’en rirais bien quelquefois si à ces ridiculités ne se mêlait dans ma pensée le souvenir de tristes choses !

Mais, mon Dieu ! ce n’est là qu’un des mille épisodes tout aussi ennuyeux, tout aussi compromettants, qui marquèrent mes pas dans les voies mystérieuses où, enthousiaste et dévouée, je poursuivais la réalisation d’une idée généreuse, sans m’embarrasser des épines du chemin. Les contrariétés, les dangers, les périls jetés à la traverse de ces relations, me les rendaient plus chères !

Nous sommes ainsi faites, les peines, les soins, les sacrifices nous attachent… Nous autres femmes, nous ne comptons jamais avec notre faiblesse en face du péril ; à l’heure du dévouement, nous ne faillissons pas.



XVI


Le moment allait venir où je ferais l’épreuve de ce que nous trouvons de forces et de courage dans l’exaltation du cœur !

Vous avez vu, Aline, par quels ménagements, par quels patients degrés, quelles peines, j’étais arrivée à établir entre moi et Marie, si digne de toute ma sollicitude, des rapports de bonne intimité ; à opérer le bien-être de la fille de la pauvre Thérèse… et, comment, en accomplissant ce devoir sacré, j’avais trouvé d’autres satisfactions encore : de bons et simples cœurs qui s’étaient donnés à moi, dont l’attachement si vrai, si expansif, comblait le vide de ma vie si tristement déshéritée de la douceur des liens de famille.

Chaque jour je m’attachais davantage à Marie et à Julien, et eux m’aimaient, m’étaient dévoués, non par un vil calcul d’intérêt, ils ignoraient mes bienfaits, mais parce que, moi riche, j’étais venue les chercher, eux pauvres, m’asseoir à leur modeste foyer ; parce que moi, grande dame, eux petits, je les nommais mes amis, je leur rendais affection pour affection. Et à cause de si peu, en retour de ce peu, leur reconnaissance, leur dévouement passionné pour moi, n’auraient eu d’autres bornes que l’impossible !

Dans notre monde, Aline, il ne faut pas se faire illusion, on ne trouve pas cela.

Eh bien ! à peine cette noble récompense m’était acquise, à peine ces douces jouissances je les possédais, que de ce beau ciel serein surgit tout à coup l’ouragan qui dispersa, qui faucha tout autour de moi, et me laissa seule au milieu des ruines de mon bonheur, de mon repos… pour pleurer toujours !… La fatalité est inexorable !

Peu avant ce malheureux événement, un bien singulier incident était venu ajouter encore à l’étrangeté des circonstances dans lesquelles je me trouvais jetée depuis six mois.

Un jour, je causais avec Marie, le coude appuyé sur sa petite table à ouvrage où, avec d’autres objets, se trouvait posée une lettre sur laquelle par hasard mon regard s’arrêta : elle était adressée à M. Julien Thibaut, et portait le timbre de Grenoble.

Rien n’est plus simple en apparence que cela ; et cependant le rapprochement du nom de la personne, de celui de la ville d’où cette lettre était partie, en frappant ensemble mes yeux, produisit sur moi l’effet d’une commotion électrique… Mon intelligence reçut une impulsion soudaine, une idée subite s’y fit jour… et, irrésistiblement entraînée, je demandai avec un vif sentiment de curiosité à Marie :

— Est-ce que Julien est de Grenoble ?

— Il est né à Paris, mais sa famille est originaire du Dauphiné et l’habite encore, me répondit-elle.

Eh ! mon Dieu, ajouta-t-elle avec son adorable candeur, le père de Julien était les fils d’un pauvre cultivateur chargé d’enfants ; celui-là, gentil et intelligent, fut pris en affection par le curé de son village, qui commença à lui donner quelque instruction, et plus tard obtint de l’évêque de Grenoble, pour son petit protégé, une bourse gratuite au séminaire de cette ville. Ses études terminées, le jeune homme ne se trouvant pas de vocation pour l’état ecclésiastique, sa province, vint à Paris où il embrassa la profession d’imprimeur, et s’y maria par la suite.

Julien a-t-il des parents à Paris ? repris-je.

— Ma belle-mère a entendu dire par son mari qu’un des frères de son père était venu à Paris et y avait fait une grande fortune, dit-elle.

— Et le père de Julien n’a pas cherché à se rapprocher de cet oncle qui pouvait l’aider, lui être utile ?

— Je crois que si ! qu’il alla le voir en arrivant à Paris, mais que rebuté de la froideur de son accueil, il se le tint pour dit, et chercha alors des ressources dans un travail manuel. Au reste, je ne sais pas bien tout cela ; ce qui est certain au moins, c’est que je ne connais à mon mari aucun parent à Paris,

Et moi je lui en connaissais un !… je venais, ma chère, de faire la plus incroyable découverte du monde ! dit Hélène en riant. Tout à l’heure vous allez l’apprendre.

Mais avant, pour que vous puissiez vous expliquer ma candeur, que vous ne me jugiez pas par trop obtuse, à l’encontre d’une certaine similitude qui aurait dû fixer plus tôt mon attention, il faut que vous sachiez d’abord que j’avais été tenue dans l’ignorance la plus complète que le nom de Thibaut fût le nom de famille de la personne qui va entrer en scène… Je croyais sincèrement que ce n’était qu’un de ses prénoms, ce qui du reste est très-supposable ; et comme d’ailleurs ce nom n’est jamais accolé à celui que porte, et sous lequel est seulement connue cette personne, que rien ne me le rappelle habituellement, je l’avais même oublié.

Mais ce que je savais au moins, c’est qu’elle aussi est originaire du Dauphiné, et ce fut là le premier jet de lumière qui traversa mes souvenirs confus… Ensuite des détails que me donnait Marie il ressortit à mes yeux l’évidence palpable que jusqu’ici j’avais été dupe, avec tout le monde, d’une petite escobarderie…

Je ne vis d’abord que le côté plaisant de ma découverte, et m’en amusai malignement ; mais ensuite, en y regardant de plus près, j’en fus ravie ; elle prit à mes yeux une couleur providentielle, en songeant au parti que j’en pourrais tirer dans les grandes occasions ! Et, en effet, si le secret de mes chères relations venait à être connu, que je fusse inquiétée et grondée à leur sujet, avec un mot… je faisais composer… j’obtenais le silence vis-à-vis de ma mère qui, je le savais bien, aurait jeté les hauts cris à l’endroit de leur inconvenance… et ne m’eût pas pardonné ce crime !

Et d’autre part encore, ma précieuse découverte ne pouvait-elle pas me servir à faire sortir Julien de la position précaire où il végétait, à le faire aider efficacement dans les moyens de former un établissement convenable ? Et avec mon exaltation accoutumée, mon imagination allait, allait !… Je n’en dormis pas de joie.

Que de plans je bâtis, que de chimères je caressai sur mon thème favori, pendant les quelques semaines qui s’écoulèrent jusqu’à l’heure où, quand je voulus faire usage de l’arme que je tenais en réserve au service de mes amis, elle se brisa impuissante dans ma main !…

Un matin du mois de novembre, vers onze heures, je venais de terminer ma toilette de matin ; ma femme de chambre rôdait encore autour de moi. Un domestique l’appelle, elle sort ; un chuchotage s’établit à la porte en dehors ; et, rentrant, elle me dit d’un ton dont j’essayerais en vain de vous rendre l’expression tout ensemble leste et mystérieuse : C’est une dame Julien, qui veut parler à madame ; Pierre l’a fait asseoir dans l’antichambre, en attendant les ordres de madame.

Pierre a eu tort… c’était dans le salon qu’il devait faire entrer cette dame. À l’instant introduisez-la, répliquai-je sèchement.

Je courus, sur les pas de cette sotte fille, au-devant de Marie, lui pris la main, et l’entraînai dans ma chambre, dont je refermai la porte sur nous.

Jamais Marie n’était venue chez moi. Cette visite si inopinée, le bouleversement de ses traits, le tremblement qui lui ôtait le pouvoir de s’exprimer, tout me fit pressentir un malheur :

— Marie, qu’est-il arrivé ? m’écriai-je.

— Mon mari… Julien est en prison !… articula-t-elle convulsivement.

— Julien ! Julien est en prison !… Qu’a-t-il donc fait, mon Dieu ? demandai-je terrifiée.

— Oh rien !… rien de mal, madame ! Et à travers les sanglots elle me raconta :

Qu’au petit jour un commissaire de police, accompagné de plusieurs hommes, avait envahi sa demeure, visité partout, fouillé tous les meubles, s’était emparé de papiers imprimés qui se trouvaient sur une table, et qu’après un long interrogatoire, après avoir beaucoup écrit, ces impitoyables gens, malgré ses larmes et ses prières, avaient entraîné son mari en prison !

Jugez de ce que j’éprouvai à cette nouvelle. Qu’était ce donc que ces malheureux papiers qui compromettaient tant Julien ?…

Je le demandai avec anxiété à Marie.

— Je ne le sais pas au juste, me répondit-elle, mais voici ce qu’il en est : Il paraît (car moi je ne puis juger, et ne m’occupe pas de ces choses-là) que le gouvernement ne fait pas le bonheur de la France, que tout le monde regrette à présent celui de l’empereur, et qu’on voudrait replacer son fils sur le trône.

Et d’après ce que j’ai compris ce matin, ces papiers saisis par le commissaire de police sont quelques feuilles d’une brochure qui signale les torts qu’on se croit en droit de reprocher aux Bourbons, en même temps qu’elle fait un appel aux partisans du duc de Reichstadt qu’on voudrait mettre à leur place. Julien avait rapporté chez lui deux ou trois épreuves de ce livre à la composition et au tirage duquel il a travaillé bien avant dans la nuit, et ailleurs qu’à son imprimerie ordinaire.

— Mon Dieu ! dis-je désolée de tout ceci, puisqu’à présent Julien n’est plus obligé de se tuer à travailler autant pour gagner un peu plus peut-être, comment prend-il en dehors de ses occupations journalières un travail qui l’expose ?

— Mais ce n’est pas du tout pour de l’argent que lui et ses amis travaillent à cela ! s’écria-t-elle, c’est de cœur, c’est avec la conscience qu’ils font bien ! Chacun d’eux contribue gratuitement, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, à l’œuvre dont le but est le bien général, ainsi que l’assurent les hommes éminents et honorables qui les dirigent.

Cette opinion, madame, c’est celle de Julien. Tant que le fils de Napoléon existera, il ne reconnaîtra que lui pour son souverain : son exaltation à ce sujet tient du délire ; Julien, âgé de seize ans à peine, en 1814, malgré les larmes de sa mère, s’est porté avec tous ses camarades sur les hauteurs de Montmartre, a combattu de toutes ses forces pour empêcher l’ennemi d’entrer dans Paris ; et, bien qu’il ait été blessé d’un coup de feu à l’épaule, dont il souffrait encore, cela ne l’empêcha pas de se trouver dans les rangs des fédérés, que l’empereur en 1815 passa en revue, quelques jours après son retour de l’ile d’Elbe.

Ce que Julien pensait alors, il le pense encore aujourd’hui… Il peut se tromper, mais c’est de bonne foi ! Oh ! j’en suis sûre, si ces convictions n’étaient pas nobles et généreuses, ce ne seraient pas celles de Julien, mon Dieu ! Lui qui ne veut faire que le bien, être emprisonné ! mon cher mari en prison ! Madame, madame ! au nom du ciel ne l’abandonnez pas !

Et, délirante de douleur, elle fit le mouvement de se jeter à mes genoux.

Dans mes bras donc, Marie ! m’écriai-je en la pressant sur mon cœur. Moi, je t’abandonnerais, ma chère Marie… ma sœur !… disais-je tout bas en couvrant de baisers son charmant visage décoloré, affaissé sur mon épaule.

Mais que faire ? que faire ?… moi-même je perdais la tête !

Enfin une idée distincte, lucide, se présenta à mon esprit… je la saisis comme une inspiration du ciel.

— Calme-toi, Marie, nous sommes sauvées !… Attends-moi là, lui dis-je en la déposant presque évanouie sur un fauteuil.

Puis, je poussai le verrou de ma chambre du côté du salon, et par les communications intérieures je courus chez mon mari.



XVII


Le souvenir de cette scène ne s’effacera jamais de ma mémoire !… Tout, tout, autour de moi a conspiré ma perte… dit Hélène avec amertume ; je cherchais dans les miens amour et protection, et je ne trouvais que des cæurs glacés… Ils n’ont pas voulu de moi.

Lorsque j’entrai chez M. Duval, il était étendu sur une causeuse près du feu, vêtu d’ane élégante robe de chambre à fleurs éclatantes ouvrées d’or et de soie ; il avait sur la tête un bonnet grec entouré d’une riche fourrure, à ses pieds des babouches en cuir de Russie brodé ; d’une main il soutenait avec une pince d’or un cigare qu’il fumait, de l’autre il tenait le journal qu’il lisait.

Ces détails ne sont pas oiseux, Aline ; ils colorent le tableau si tristement caractéristique que je vais essayer de placer sous vos yeux.

— Mon Dieu, Hélène ! fit en n’apercevant M. Duval en se soulevant à moitié d’un air contrarié, vous arrivez dans un mauvais moment… l’odeur du tabac vous incommode…

— Non, non, rien ne m’incommode, ne vous dérangez pas, m’empressai-je de dire en m’accoudant debout sur le dossier de la causeuse, de manière à n’être pas sous le vent de la fumée… et j’ajoutai en m’efforçant de sourire : Je viens vous demander un service, mon ami… de faire une chose à laquelle j’attache un vif intérêt…

— De quoi s’agit-t-il ? demanda-t-il en continuant de parcourir son journal.

D’avoir la bonté de faire tout de suite une démarche auprès du ministre de la justice en faveur d’un pauvre jeune homme qui a été arrêté ce matin… Mais si vous lisez toujours…

— Eh bien ! voyons ! Qu’a-t-il fait ? dit-il en lançant avec humeur le journal sur la cheminée. Premièrement on ne met pas les gens en prison sans motif, et si on l’a arrêté, c’est qu’il l’a mérité, apparemment.

— Du tout ; je vous en prie, écoutez-moi… Voici ce que c’est : ce jeune homme est un compositeur d’imprimerie, chez qui on a trouvé des épreuves (je me servais du même terme que Marie sans savoir ce que c’était), une ou deux épreuves, pas davantage, d’un écrit bonapartiste, et rien que pour cela le commissaire de police l’a inhumainement traîné en prison…

— Le commissaire de police a fort bien fait ! Il est bien là, qu’il y reste : je ne lèverais pas le doigt pour l’en faire sortir.

— Oh ! mon ami… vous ne pensez pas à ce que vous dites, repris-je avec douceur. Ce jeune homme est un père de famille, un excellent sujet, un…

— Un excellent sujet de bonapartiste, interrompit-il avec un rire sardonique, c’est-à-dire un tapageur, un mauvais garnement…

— Mais vous êtes complétement dans l’erreur, m’écriai-je vivement, c’est l’homme le plus doux du monde ; rangé, laborieux, bon fils, bon mari, bon père ; il est digne de tout votre intérêt, Eugène, croyez-le, je vous réponds de lui.

— Je veux bien mourir si j’y comprends un mot, dit-il en haussant à demi les épaules.

— Je me serai mal expliquée alors… Je vais…

— Dispensez-vous-en… Ce qui n’entre pas dans ma tête, c’est pourquoi vous vous occupez de cela. Que vous fait que cet homme soit ou non en prison ?… je vous le demande, dit-il à travers les petits nuages de fumée qu’il chassait avec une lente complaisance devant lui.

— Comment ! ce qu’il me fait que Julien soit enlevé à sa femme et à ses enfants ? répliquai-je inconsidérément.

— Eh ! d’où connaissez-vous donc ces gens-là, pour leur porter un si vif intérêt ? demanda M. Duval d’un air narquois.

Je sentis ma faute… mais aussi qu’il est difficile de peser toutes ses paroles ! Troublée, je ne savais plus que répondre.

— Oui, où diable avez-vous été les pécher ? ajouta-t-il.

— Mais, mon Dieu… c’est très-simple… madame Julien… est ma raccommodeuse de dentelle… elle est venue ce matin me raconter son affreux malheur, et je lui ai promis de m’intéresser à son mari. Je vous en conjure, Eugène ! ajoutai-je du ton de la prière, pour l’amour de moi, mon ami, faites une démarche en sa faveur. Il n’a pas commis de crime ; son opinion lui a fait commettre une imprudence.

— Eh ! que voulez-vous que j’y fasse, moi ? interrompit-il ; il n’avait qu’à se tenir tranquille, on ne l’aurait pas mis en prison. Voilà qui est bien intéressant, n’est ce pas ? Ça ne fait-il pas pitié ! Un ouvrier avoir une opinion, se mêler de faire de la politique ?

— Eh bien ! oui, il a eu très-tort. Mais il ne recommencera plus, j’en suis sûre. La leçon lui profitera.

— Voyons, mon ami, continuai-je instamment, soyez bon pour moi qui vous en prie ; habillez-vous, vite, allez chez le ministre, dites-lui que vous connaissez ce jeune homme pour un bonnête père de famille ; qu’il a été entraîné à faire une chose répréhensible peut-être, mais dont il ne pouvait connaître toute la portée. Et soyez-en sûr, quand le ministre verra que vous vous intéressez à cette affaire, il ne voudra pas vous désobliger en poursuivant avec la dernière rigueur votre protégé ; un député (M. Duval était déjà député alors), un député est compté pour quelque chose enfin… sa protection est beaucoup pour un pauvre ouvrier ; en répondant de sa bonne conduite à venir, vous pouvez lui ouvrir les portes de sa prison… Oh ! faites cette bonne action, Eugène, je vous en supplie, mon ami.

Je disais tout ce que je pouvais pour flatter sa vanité et intéresser son cœur.

— Ah ça ! ma chère, vous perdez la tête ! me répondit-il ironiquement. Comment ! vous imaginez… qu’un homme comme moi… ira se rendre caution, auprès d’un ministre, d’un chenapan, d’un misérable conspirateur de taverne ?… Vous déraisonnez, en vérité. Mais, ce que vous dites là, n’est-ce pas, est injuste aussi, Eugène ? m’écriai-je. Ce malheureux jeune homme ne mérite pas qu’on le traite ainsi, et ensuite, accorder assistance et pitié au malheur ne compromet jamais personne…

— Vous n’avez pas le sens commun, vous dis-je.

— Pardonnez-moi, j’ai le sens commun… répliquai-je révoltée de ce ton de sarcasme mis en regard de mes prières. C’est la raison et l’équité qui me font le devoir de m’intéresser à Julien et à sa femme, et le vôtre est de me seconder.

— Allons donc, vous êtes réellement divertissante.

— Je le serai moins tout à l’heure… répondis-je froidement. Et d’abord, cet homme pour lequel j’intercède auprès de vous… c’est le mari de ma sœur.

— Vous devenez folle !… votre ouvrière en dentelle est… comment dites-vous ?

— La fille de mon père, continuai-je avec calme. Sa naissance est une mauvaise action de la jeunesse du marquis de Lestanges…

— Charmant ! charmant ! s’écria M. Duval en partant de rires forcés et moqueurs. Ah ! par ma foi, s’il me fallait m’affubler de toutes les mauvaises actions de ce genre que peut avoir commises mon père, nous serions au grand complet vous et moi, ma chère ; c’est trop bouffon, parole d’honneur.

— Et, ce n’est pas tout encore… repris-je, impitoyable aussi à mon tour. Le mari de ma sœur… Julien Thibaut, l’ouvrier imprimeur… est votre cousin germain, monsieur… Voyez à présent si vous voulez le laisser en prison.

Mes pauvres amis étaient vengés, Aline… Jamais, jamais je ne pourrai vous rendre l’effet produit par cette découverte sur le visage de M. Duval. L’expression d’insouciance, de gaieté railleuse qui animait sa physionomie depuis le commencement de notre conversation, se décomposa subitement en stupéfaction furieuse…

Il resta un moment abasourdi, et ensuite s’élançant de la causeuse où il était resté indolemment couché :

— Vous en avez menti ! s’écria-t-il d’un ton foudroyant.

— Oh !… oh ! monsieur !… fis-je en sentant mes jambes fléchir. Je m’assis.

— Vous me poussez à bout aussi… cela est faux, vous dis-je… de toute fausseté.

— Rien de plus vrai, répliquai-je avec fermeté. Julien Thibaut est votre cousin germain, monsieur. Sa famille est du Dauphiné, votre grand-père paternel et le sien étaient frères.

— Qui le prouve ?… Ce drôle est un intrigant qui vous a fait des contes à dormir debout, répondit-il en arpentant la chambre à grands pas et en gesticulant.

— Non, monsieur, ce ne sont pas des contes, c’est un fait : et d’ailleurs, vérifiez-en les preuves, si vous en doutez, Votre père a fait fortune à Paris… et vous êtes riche… Le père de Julien est resté, lui, un honnête ouvrier ; et son fils est pauvre… c’est la seule distance qui existe entre vous et lui.

— Eh bien ! après… après, qu’en concluez-vous ? s’écria-t-il d’une voix stridente.

— Que, par humanité autant que par devoir, vous devez tendre à votre parent malheureux une main secourable, que vous devez user enfin…

— Qu’à cela ne tienne, interrompit-il en tournant brusquement la clé de son secrétaire dont il retira quelques billets de banque qu’il jeta à la volée sur mes genoux. À présent, peut-être, vous me laisserez en repos ?…

— Ce n’est pas de l’argent qu’on vous demande, monsieur ; ma sœur et son mari trouvent dans leur travail des ressources honorables, et ils n’ont que faire de vos charités, dis-je exaspérée en repoussant les billets.

— Mais, au nom de Dieu ! que voulez-vous donc que je fasse ?… C’est une abominable persécution cela ! s’écria-t-il en frappant du pied avec violence.

— Oh ! de grâce… écoutez-moi avec calme, dis-je toute tremblante, cette scène me fait un mal affreux.

— Mais qui fait des scènes ?… qui ?… si ce n’est vous ! s’écria-t-il, les yeux flamboyants.

— Hélas ! ce n’est pas moi… je venais à vous, confiante…

Et les larmes que depuis une demi-heure je refoulais, me gagnèrent, et je ne pus achever.

— Allons, des pleurs à présent… véritablement c’est à faire perdre la patience à un saint… Mais à qui en avez-vous ce matin ?… Comment ! je suis tranquille chez moi, et vous partez de votre repos pour venir me tracasser, me larder, me dire les choses les plus désagréables… Et puis vous prétendez que je doive écouter vos extravagances avec calme ?

— Ce ne sont pas des extravagances, Eugène… Mais, s’il m’est échappé quelques paroles qui aient pu vous blesser, j’en suis au regret… je vous en demande sincèrement pardon… En grâce, mon ami, expliquons-nous doucement…

Je ne veux rien de vous qui ne soit équitable… rien qui puisse froisser votre amour-propre : je vous de mande, qu’à titre de protecteur seulement, vous ayez l’air, auprès de ceux dont son sort dépend, de vous intéresser à un malheureux… Mais que sincèrement, noblement, par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, vous employiez votre crédit, vous usiez de toute l’influence de votre position, pour retirer ce pauvre jeune homme du mauvais pas où il est en gagé : c’est là tout ce que je vous demande ! Et après qu’il sera sorti de prison, je vous engage ma parole, mon ami, que vous n’en entendrez plus jamais parler.

— Je vous dis que vous extravaguez ! s’écria M. Duval avec emportement. Vous voulez que j’aille intervenir, moi… moi… dans les sales démêlés d’un garçon imprimeur avec la police ?… Allons donc, c’est absurde. Finissons-en ; je vous déclare une fois comme en mille… que s’il n’y a que moi qui le fasse sortir de prison, il y restera bien toute sa vie.

— Il n’y restera pas !… répliquai-je indignée en me levant. Les démarches que vous refusez inbumaine ment de faire, je les ferai, moi.

— Vous !

— Moi.

— Je vous le défends, madame ! s’écria M. Duval en s’avançant vers moi, les traits contractés, le regard fixe, menaçant.



XVIII


Je ne conçois plus mon audace, Aline ; avant, comme depuis, les emportements de M. Duval m’ont toujours trouvée sans défense, m’ont toujours inspiré un effroi involontaire ; à ce moment, la peur ne m’atteignit pas.

Jetée dans cette discussion, en dehors de mes habitudes, de mon caractère naturellement craintif et soumis, en même temps que froissée dans mes meilleurs sentiments, dans mes sympathies, j’éprouvais tout ce que l’indignation inspire de force et de résolution aux âmes les plus timides : ces gens que depuis une demi-heure on foulait outrageusement aux pieds, je les aimais, je les honorais… Marie était la personnification des plus nobles vertus ; la faute même du pauvre Julien puisait sa source dans de généreuses illusions. Et, quand je les savais dans leur détresse, sans appui, sans protection dans le monde, j’aurais déserté leur cause… oh ! cela ne se pouvait pas. Et pour la première fois je trouvai le courage de la résistance.

— Monsieur, répondis-je froidement, il y a quelque chose de plus sacré à mes yeux que votre défense : c’est ma conscience qui me crie de vous désobéir ; c’est l’honneur aussi… et je me mépriserais moi-même si j’avais la lâcheté de renier un parent à l’heure désespérée où la valeur de nos liens est sa dernière ancre de salut !

J’ai imploré en vain votre pitié… Maintenant, entre de misérables considérations d’amour-propre et la vie d’un homme peut-être, mais bien certainement le désespoir de toute une famille, je n’hésiterai pas ; j’a vouerai ma soeur et Julien Thibaut son mari pour miens, auprès de tous ceux qui m’accorderont intérêt et assistance pour les sauver !

Et je me dirigeai vers la porte.

Mais M, Duval se plaça devant moi, ses yeux dardant fixement dans les miens avec l’horrible expression de la colère à froid, calme, réfléchie…

— C’est… votre dernier mot ?… articula-t-il lentement.

Je fis un signe d’assentiment ; mais je me sentais dé. faillir…

— C’est votre dernier mot ?… répéta-t-il d’une voix étranglée en étreignant de ses deux mains contractées mes poignets à les broyer. À présent, voici le mien : Si vous dites un seul mot à votre mère de toute cette ridicule histoire… si vous avez le malheur… le malheur, entendez-vous ! d’accoler mon nom à celui de votre protégé, je pars pour un voyage illimité, je ferme ma maison, je vous laisse à Paris, et vous y brillerezavec le revenu de votre dot… Vous savez ce que cela veut dire ?…

Et en me lâchant les bras, il me repoussa rudement sur la causeuse.

Les paroles sont impuissantes à retracer de telles impressions, ma chère !

À ce vil reproche je sentis le sang des Lestanges frémir dans mes veines… Je me redressai de toute ma hauteur, éperdue… J’allais lui dire qu’une fille de ma sorte n’épouse un homme de la sienne… que parce qu’elle est pauvre et qu’il est riche… j’allais lui donner quittance à toujours de la pension qu’il me faisait, de cet or qui désormais en passant par ses mains sali rait les miennes… Tout cela Aline, frémissait dans mon cœur, sur mes lèvres…

Dieu ne permit pas que la révolte de mon orgueil coûtât la ruine de toute une famille…

L’image de Marie et de ses enfants se dressa imposante entre l’insulte et la vengeance… Je baissai la tête, et j’acceptai l’humiliation… Jamais, jamais je ne leur donnerai une plus grande preuve de dévoue. ment ; dans ce seul instant, j’ai racheté les torts de mon père !

— Vous m’avez entendu ?… maintenant faites ce qui vous conviendra, ajouta M. Duval en disparaissant par une porte dérobée, qu’il referma sur lui avec une telle force que le tableau qui y était suspendu se dé tacha, et se brisa en mille éclats.

Je m’enfuis épouvantée, la tête perdue. Moi, accou tumée au langage, aux formes qui, dans un certain monde, s’arrêtent invinciblement à l’impolitesse, à la brutalité… moi, l’objet de menaces, de scènes violentes ! maltraitée… presque frappée !… Il y avait de quoi devenir folle.

J’arrivai chez moi comme égarée. Marie effrayée de ma longue absence, se précipita à ma rencontre. Je tombai dans ses bras en poussant des gémissements étouffés.

— Qu’avez-vous ? Ô ciel ! qu’avez-vous ? me demanda-t-elle avec tendresse.

Et moi je répondis en sanglotant.

— Marie, Marie ! je suis la plus malheureuse des femmes !

— Vous ! vous ! s’écria-t-elle en parcourant du regard les somptuosités princières qui m’entouraient…

— Tout cela ne fait pas le bonheur ! murmurai-je. Mais dans ce regard, j’avais saisi la pensée de Marie, ce retour involontaire sur le positif de son malheur à elle !… Devais-je donc, en présence de sa douleur, me plaindre, moi ? Et, m’efforçant de surmonter mon émotion, je lui donnai des consolations, des espérances, quand intérieurement j’étais démoralisée, je ne savais que faire, que résoudre ! À qui m’adresser à présent ? Quel moyen au monde employer ?

Ni elle, ni moi, nous n’en savions pas le premier mot ! Et le temps passait… Deux heures s’étaient écoulées de puis son arrivée, déjà deux heures de perdues… Elle se mourait d’inquiétude de son pauvre mari dont elle espérait trouver chez elle des nouvelles : ses enfants aussi qu’elle avait laissés seuls… Tout cela me déchirait le cœur.

Et il fallut pourtant la laisser partir seule, hélas ! je n’osai pas la reconduire dans ma voiture… J’envoyai chercher un fiacre, et elle me quitta en emportant ma promesse que dans une heure je la rejoindrais.

Après son départ tout mon courage s’évanouit.

En présence des nécessités de la position de mes malheureux amis, et de mon impuissance à y suffire, j’eus un moment de désespoir à me briser la tête contre les murs. En vain j’invoquais mes souvenirs : j’avais de nombreuses connaissances, des admirateurs, je n’avais pas un ami… pas un être à qui je pusse dire : Aidez-moi !

En vain je regardais autour de moi… personne, personne ! Mon protecteur naturel, mon conseil, mon soutien dans la vie me manquait… Je venais de perdre la dernière illusion sur l’homme auquel mon sort était lié… Je me sentais seule sur la terre !

Mon regard désolé s’éleva plus haut… Je demandai à celui qui ne laisse jamais aucune prière sans consolation, sans espérance, d’avoir pitié de nous… Et lorsque je rejoignis Marie, j’avais retrouvé confiance et courage !

Là, j’appris de sa bonne belle-mère, qui avait suivi à pied, jusqu’à la préfecture de police, le fiacre qui entraînait son malheureux fils… ( je vous dis que tout cela était déchirant) que Julien avait été mis immédiatement au secret. Nous ne savions ce que c’était, et quand elle nous l’eût expliqué, nous fondîmes en larmes.

Mais madame Thibaut avait plus d’expérience que nous, elle pleurait moins et agissait. Déjà elle était allée consulter un avocat, et elle devait le revoir le lendemain pour savoir ce qu’il aurait pu apprendre de l’affaire de Julien.

Hélas ! elle était très-grave. En même temps que lui, onze personnes avaient été arrêtées et traitées avec la même rigueur.

Cet avocat, Me Ch***, était un jeune homme, un de ces nobles cœurs qui ne comptent ni avec la pesanteur de la lâche, ni avec les difficultés du succès ; et avec la généreuse exaltation de la jeunesse, il se dévoua corps et âme à notre cause ; il nous fut bon, consolant, nous guida, nous indiqua les démarches que de notre côté nous devions faire pour venir en aide à son zèle ; car à la défense de l’accusé se borne la part active accordée à l’avocat !

Six semaines s’écoulèrent, six siècles !… dans un si lence de mort de la part du pauvre prisonnier, à qui toute communication était interdite avec sa famille ; dans d’affreuses alternatives pour nous qui les passames à implorer indulgence pour lui, à intercéder, à demander quelque adoucissement à l’horreur de sa position.

Je dis nous, parce que ces cruelles démarches, je les faisais avec la pauvre Marie qui, seule, aurait succombé aux terreurs, aux tortures réservées à la femme d’un prisonnier politique !

Toutes deux vêtues de noir, le visage recouvert d’un voile qui cachait notre rougeur et nos larmes, accompagnées de Saint-Jean, qu’il m’avait bien fallu alors mettre dans ma confiderice… ensemble, nous avons parcouru bien des fois les sombres et sales corridors du palais de justice ; nous nous sommes assises tremblantes, épouvantées, sur le même banc que des figures hideuses, gardées à vue par des gendarmes, en attendant des heures entières la faveur d’une audience, dans le bouge infect qui précède le cabinet d’un juge d’instruction…

Non, non, à moins d’avoir passé par là, on ne peut se faire une idée de pareilles épreuves… C’est un songe pour d’avoir pu les supporter un moment. Mais je le savais, l’avotat me l’avait dit : mon assistance, mon concours dans les sollicitations de l’humble femme de l’ouvrier auprès du juge chargé d’établir la culpabilité de son mari, auprès de tous ceux qui de vaient prononcer sur son sort, étaient d’une portée morale immense. Cela se conçoit bien !…

Des miracles ont été opérés dans cette affaire. Je puis le dire parce qu’à un autre encore… en revient la meilleure part ! Je dois aussi rendre justice à qui la mérite, et après le bienfait obtenu, ne pas renier le bienfaiteur : nous avons trouvé dans le juge d’instruction un homme équitable, humain, qui ne faisait pas l’office de tortureur à l’égard du patient… qui, dans les sévérités de son ministère, comprenait l’indulgence, et dignement il excusa tout ce qui pouvait être excusé…

Julien était horriblement compromis. Il avait été trouvé en possession de fragments de ce pamphlet, et refusait noblement de faire connaître la presse clandestine d’où il était sorti… Et à cet aveu pourtant était attaché son salut !

À force de supplications et de prières nous étions parvenues à faire adoucir pour notre pauvre prisonnier les rigueurs du secret, c’est-à-dire que nous obtînmes qu’il pût communiquer avec son avocat, et quelquefois avec sa femme à travers une grille…

Nous la conduisions et l’attendions, moi et Saint-Jean, dans un fiacre à la porte de la Force… Elle revenait dans un état pitoyable de ces tristes entrevues… Ses larmes, ses instances ne pouvaient obtenir de Julien qu’il en fît la révélation au prix de laquelle on lui avait laissé entrevoir la possibilité de l’absolution de son cher mari ; et elle ne comprenait pas qu’elle et ses enfants ne passassent pas dans son cœur avant ce que nous appelions ces maudites affaires politiques !

C’est que, nous autres, nous sentons ainsi ! Dans une circonstance donnée, une femme sait mourir courageusement pour une noble cause, mais c’est tout… Elle ne sait pas lai sacrifier les objets de ses affections !

En effet, si Julien indiquait cette presse, avec un peu de bon vouloir de la part de ceux chargés d’apprécier la moralité de sa coopération dans cette affaire, il pouvait être considéré comme un instrument qui aurait fonctionné passivement, et la gravité des charges qui pesaient sur lui disparaissait… Si au contraire il se taisait, c’était avouer sa complicité intentionnelle avec ceux qui l’avaient employé. Mais parler eût été une lâcheté, et Julien en était incapable… Et garder le silence était un crime qui ne pouvait trouver grâce aux yeux de la loi.

La résistance de Julien l’honorait et nous désolait… L’instruction se poursuivait avec vigueur. Me Ch ***, très —inquiet, convaincu que dans cet état de choses, si Julien comparaissait avec ses coaccusés devant la cour d’assises, sa condamnation à une peine sévère était imminente, ne nous dissimula pas le danger de sa position. Il nous dit que de hautes influences auprès des juges de la chambre des mises en accusation pourraient seules obtenir que Julien, considéré comme un manœuvre ayant agi sans discernement, fût mis hors de cause.

Mais où trouver ces protecteurs puissants ? À qui nous adresser, mon Dieu ? Nous étions désespérées !

Ce fut alors, dans ces affreuses perplexités, qu’un hasard providentiel amena sur mes pas un ange secourable !

Albert s’aperçut de ma préoccupation, de ma tristesse, que révélait malgré mes efforts l’altération de mes traits… Personne autour de moi ne songeait à s’en inquiéter… Lui la remarqua, m’en demanda avec instance la cause, je la lui confiai… et mes amis furent sauvés !



XIX


Jusqu’ici, je vous l’ai dit, je vous le jure, Aline, mes relations avec M. Albert Morrans s’étaient bornées à nous rencontrer dans le monde, à échanger quelques regards, quelques paroles ; nous avions deviné notre secret ; mais il était encore resté inavoué entre nous…

Il m’en souvient ! ce jour-là c’était chez l’ambassadrice d’Angleterre, à une de ses matinées dansantes ; j’avais été forcée d’assister à cette fête pour obéir à mon mari qui m’y accompagnait.

On se pressait dans les salons, je les quittai. Ce monde, ces joies allaient mal à la disposition de mon âme… mes pensées erraient vers la rue Saint-Dominique… où l’on pleurait… où une infortunée m’attendait !

À l’écart de la foule j’étais assise au fond d’une des allées de ce féerique jardin, tout tapissé de suaves et belles fleurs ; les accords d’une musique délicieuse m’arrivaient doux et brisés, mêlés aux retentissements des pas, des éclats joyeux des danseurs, de tout l’entrain, toute l’animation d’une ravissante fête !

Ici… pensais-je, un palais enchanté, des heureux, la joie, le plaisir, tous les enivrements, toutes les jouissances… là-bas… les sombres murs d’un cachot, un malheureux, les mortelles angoisses de l’incertitude, de l’attente ; l’isolement dans les fers… cette torture sans nom !…

Et des larmes brûlantes retombaient de mes joues sur mon joli bouquet de bal, qu’étreignaient convulsivement mes mains.

À ce moment Albert parut : je manquais dans les salons… Il m’avait cherchée… Il venait m’engager à danser, me dit-il.

— Oh ! non !… cela me serait impossible, répondis-je.

Le trouble, la tristesse qu’imprimaient sur ma physionomie les cruelles préoccupations auxquelles j’étais en proie depuis quelque temps, ne lui avaient pas échappé ; je vous l’ai dit, pour la première fois nous nous rencontrions sans témoins…

— Vous souffrez… et je donnerais ma vie pour vous épargner une souffrance !… dit-il à voix basse, timidement, avec cet accent sympathique qui part du cœur…

Et moi, je répondis en élevant vers lui mes yeux rougis de larmes :

— Je suis au désespoir !

Il se rapprocha tout près, et, très-vite, très-bas :

— Que puis-je ?… Dites un mot : les dangers, je les braverai ; les obstacles, je les vaincrai ; l’impossible, je le tenterai… Oh ! si je suis compté pour quelque chose dans votre estime, ne me repoussez pas !… En grâce, parlez, parlez !… disait-il d’un ton suppliant.

— Pas ici… répondis-je irrésistiblement entraînée.

Aline, n’oubliez pas dans quelle extrémité j’ai accepté ce secours, qui me sembla nous être envoyé par Dieu même, dans notre profonde détresse !

J’indiquai à Albert l’adresse de Marie…

Je n’avais pas le choix des moyens ; il ne venait pas chez moi, même en visite : M. Albert Morrans, comme beaucoup d’autres jeunes hommes, simplement admis à nos grandes soirées, était porté sur nos listes de bal, et je recevais ses cartes.

Fils d’un général mort au champ d’honneur dans la terrible campagne de Russie, Albert suivait avec distinction la carrière où son père avait laissé de glorieux souvenirs. À vingt-sept ans qu’il avait à l’époque dont je parle, il était déjà capitaine attaché au corps royal du génie à Paris, et fort répandu dans le monde, où ses excellentes manières, sa réserve et sa modestie naturelles lui avaient acquis beaucoup de sympathies. Il possédait quelque fortune, je crois, au moins en avait-il les apparences aisées dans son existence de jeune homme.

Et le lendemain de cette fête, à trois heures, dans le pauvre logement lambrissé de la rue Saint-Dominique, se passait une de ces scènes intimes dont les impressions ne s’effacent jamais.

Ce que j’éprouvais en arrivant chez Marie ne peut se traduire : c’était du bonheur, et comme de la honte… au fond de mon âme était la conscience d’une bonne action, et la rougeur couvrait mon front… Les expressions me manquaient pour apprendre à Marie comment un jeune homme qui n’était ni mon mari, ni mon parent, allait venir me trouver chez elle… Et cependant, mes yeux brillaient de joie quand je me jetai dans ses bras en lui disant :

— Ne pleure pas, Marie, aie confiance, il va venir quelqu’un qui sauvera Julien.

Et, avec moi, elle crut, elle espéra… parce que quand on en est à son premier malheur, l’espoir, c’est la certitude.

Le coup de sonnette qui annonça Albert retentit dans mon cœur… Je m’avançai vers lui, entourée de Marie, de ses charmants enfants, de sa vieille mère… Tous ces regards le saluaient comme un libérateur… Avant qu’un mot eût été prononcé, Albert avait tout saisi, tout compris… et dans ses yeux attachés sur moi, je lisais l’admiration et le respect : la reconnaissance aussi de l’avoir jugé digne de partager une bonne action.

Rassurée alors, heureuse du bonheur des anges, toute gêne disparut dans mon attitude. Nous lui racontâmes nos chagrins, nos cruels embarras. L’avocat, que nous avions fait prévenir, vint en sortant du palais, et expliqua, mieux que nous n’aurions pu le faire, le reste.

Ce reste, c’étaient des difficultés inouïes qu’il y avait à surmonter. Dans cette affaire, dit en terminant Me Ch *** avec une gravité triste, des recommandations ordinaires, de tièdes démarches ne suffisent pas : l’intervention immédiate, directe, de personnages en crédit à la cour, de hautes protections, en un mot, sont indispensables pour enlever le succès dans cette affaire. Les heures, les moments nous sont comptés… Pour obtenir la mise hors de cause de Julien Thibaut ; pour arriver à ce résultat presque inespéré, ne vous abusez pas, monsieur… il faut des prodiges de zèle et de dévouement.

Albert se leva, tendit la main à Me Ch*** et ne dit que ce mot : J’espère.

Mais l’intraduisible expression avec laquelle fut prononcé ce simple mot, lui donna la valeur d’une sainte promesse, de si consolantes assurances, que tous, la main sur le cœur, nous nous écriâmes en l’entendant : Espérons !

Et ces prodiges de zèle et de dévouement ont été opérés. Albert consacra toutes ses forces, toute son énergie, employa toutes les ressources de son crédit personnel à cette œuvre d’humanité : parmi ses amis, ses connaissances et les leurs, il chercha des protecteurs à la malheureuse et intéressante famille du prisonnier. De nobles cœurs répondirent à son appel, et de onze compagnons d’infortune de Julien, qui tous furent ensuite condamnés à des peines plus ou moins fortes, dans ce procès qui eut un grand retentissement, à l’égard de Julien seul, la chambre des mises en accusation déclara qu’il n’y avait pas lieu

Ne soyez pas étonnée, ma chère, que j’aie retenu littéralement tous ces mots que je ne comprends pas bien encore, mais c’est qu’ils sont entrés là avec les émotions poignantes qu’ils m’ont causées, et ils n’en sont plus ressortis.

Mais pour arriver à ce succès presque inespéré, que d’activité, d’insistance il fallut employer, mon Dieu ! Mais à cette indulgence extraordinaire, le ministre avait posé une condition absolue : Julien Thibaut devait se faire oublier, quitter immédiatement Paris, et cela, sous la garantie personnelle d’un homme honorable ; à ce prix seulement la clémence était possible… Tel fut l’ultimatum donné…

Et vis-à-vis des protecteurs qui l’avaient aidé, et vis-à-vis du ministre, le généreux Albert assuma sur lui toute responsabilité, et s’engagea sur l’honneur à l’exécution de la mesure exigée : Le fils du général Morrans se rendit caution de l’ouvrier imprimeur

Mais éloigner Julien de Paris ne suffisait pas… Une conviction forte et sincère, soit religieuse, soit politique, produit toujours des fanatiques et des martyrs, et la persécution n’avait ébranlé ni la foi ni le dévouement de Julien à une cause qu’il croyait sainte ! Partout, en France, où il porterait ses pas, il trouverait des frères en religion ; renierait-il son drapeau ? Dans une circonstance donnée résisterait-il à s’unir à eux, à concourir à leurs actes ?… Et cependant, si son nom se trouvait de nouveau compromis, quelles en seraient les conséquences pour le noble jeune homme qui l’avait cautionné ?… La perte de son emploi peut-être, la ruine de toute sa carrière !

Il n’avait rien calculé pour sauver un malheureux ! Qui donc aurait répondu de lui… se serait porté garant de sa conduite ?… Mais l’avocat, que pénétrait d’admiration la généreuse intervention d’Albert, y songea pour lui. Il désira que Julien quittât la France pendant quelque temps.

Ce sacrifice importait à sa sûreté, au bonheur des siens, à notre tranquillité à nous, ses amis.

Ce fut une grande résolution à prendre que celle de l’expatriation de toute une famille ; car l’idée de séparer le mari de sa femme et de ses enfants bien aimés ne nous vint pas. Devions-nous donc l’avoir se couru pour lui faire expier nos bienfaits par un supplice, l’affreux abandon dans l’exil ?… Mais il nous eût redemandé son cachot, près des siens !

C’était impossible. La pauvre Marie non plus n’aurait pas supporté cette séparation. Par reconnaissance, je le savais bien, elle se serait immolée à nos volontés, et elle en serait morte de chagrin !

Si j’eusse été seule à décider, à me débattre, au milieu de ces inextricables embarras, je serais devenue folle, ma chère, vous le comprenez ?… Ce fut encore à l’activité infatigable, au zèle intelligent de notre bon ange, que nous dûmes les moyens d’en sortir avec une célérité miraculeuse… Hélas ! les instants étaient comptés, et le temps passe si vite, quand nous le prions à maintes jointes de s’arrêter !

Albert avait un parent établi à Lausanne, il lui écrivit, le chargea de louer une petite maison pour y établir une famille, et lui demanda, pour les pauvres, exilés, assistance morale et intérêt. La réponse fut satisfaisante, et notre parti définitivement arrêté.

Avec les six mille francs de la pension que je pouvais faire passer à ma chère Marie, l’existence au moins aisée de sa famille était assurée : Julien s’occuperait de l’éducation de ses enfants, pourrait encore avec quelque avantage tirer parti de son charmant talent pour le dessin ; et pour eux l’avenir avait encore des promesses !

Tout cela était décidé forcément en dehors du concours de celui dont nous disposions ainsi du sort. Il fallait cependant qu’il y consentît, et par l’effet des bonnes dispositions inspirées au procureur général, la permission me fut accordée d’accompagner Marie à la Force. Je ne vous parlerai pas de ce que j’éprouvai en entrant la première fois dans cet horrible lieu… j’étais la moins à plaindre.

Pauvre, pauvre Julien, comme il était changé !… Mon Dieu ! sur ce front si jeune, des rides précoces… Cette physionomie que j’avais vue animée de tant de vivacité intelligente, du feu de l’inspiration, exprimait le désespoir, l’affaiblissement… Dans sa taille voûtée, dans la langueur de ses mouvements, sur tout lui, étaient les terribles stigmates des soucis rongeurs, des mortelles anxiétés de la dévorante solitude du cachot, de la séquestration… cette mort anticipée ! Trois mois à peine s’étaient écoulés… dix années semblaient avoir passé sur la tête du prisonnier.

En me voyant entrer, l’ardent, l’énergique jeune homme d’autrefois pleura… Et, une main posée sur son cœur, l’autre étendue avec un geste passionné vers le petit point bleu du ciel qu’on apercevait à travers les épais barreaux d’une ouverture d’un pied carré :

— Il n’y a que Dieu qui puisse vous récompenser ! me dit-il avec une expression profonde.

Les démarches tentées pour le sauver, nos espérances, il les connaissait par son avocat avec lequel dans ces derniers temps il lui avait été accordé la faveur de communiquer ; mais notre plan arrêté, il l’ignorait encore.

Il l’apprit ; nous avions craint de la résistance… maintenant nous craignions qu’il ne succombât à la joie ! la force de volonté seule avait résisté… les forces physiques étaient réduites… De l’air, de l’espace, sa femme, ses enfants, sa mère ! Mais, pour revoir tout cela, il eût consenti à tout, à tout, excepté à une lâcheté, à une trahison,

Il ne pouvait croire à tant de félicité !

— De ma prison être transplanté en Suisse, disait-il avec exaltation ; dans cette belle Suisse après laquelle j’ai tant soupiré, sans espérer jamais l’atteindre ! où mon imagination d’artiste me fait rêver de si poétiques jouissances !… Vous voulez donc que votre souvenir soit dans mon cæur une éternelle action de grâces ?… ajouta-t-il en attachant sur moi son regard humide et brillant.

J’ai compté de bons moments, Aline, dans cette triste épreuve…

À présent que tout était expliqué, accepté, Julien et Marie déliraient de joie. Et avec cette mobilité d’impressions qui appartient à la jeunesse, la physionomie tout à l’heure si dévastée du pauvre prisonnier avait repris de l’animation, l’expression du bonheur.

Déjà les peines étaient derrière… devant lui, la vie encore belle, encore bonne… il retrouvait ses illu sions perdues ! Et ces affreux murs de la Force ren fermaient trois heureux.




XX


Nous ne perdîmes plus un moment pour terminer les préparatifs de départ : les meubles furent vendus, et nous résolûmes de faire partir immédiatement madame Thibaut et les chers enfants pour Lausanne, afin d’appuyer par l’autorité d’un fait accompli l’engagement d’honneur pris par Albert, en retour de la libération promise du prisonnier.

Des passe-ports pour la Suisse furent officiellement demandés et accordés, la mère et les enfants de Julien quittèrent Paris : la condition posée… était largement remplie.

Enfin l’heure de la délivrance sonna ! mais tout s’achète au cachot ! et ce fut là, sur ce théâtre, que s’accomplit le dernier acte de ce cruel drame de famille !

Il était trois heures ; Marie et moi réunies à Julien, nous attendions sous les verrous le bienheureux ordre qui devait briser ses fers…

Ce que furent ces derniers moments est inexprimable : chaque minute avait la durée de l’éternité… Chaque retentissement de pas dans les corridors nous martelait le cour, la tête… De telles émotions brisent. Enfin, ce sont eux… la lourde porte bardée de fer crie sur ses gonds, s’ouvre : deux hommes paraissent…

Le prisonnier, éperdu de joie, de crainte encore, se précipite dans les bras de son avocat, de son ami :

— Vous êtes libre ! s’écrie Me Ch*** en l’étreignant sur sa poitrine : remerciez votre noble libérateur !… ajoute-t-il.

Pour la première fois, le protégé et le protecteur se trouvent en présence ; Julien avance… hésite… Albert lui tend les bras… cette scène ne peut se décrire, Une calèche de voyage attelée de trois chevaux de poste attendait à la porte de la Force : Julien et Marie y montèrent, Albert après eux :

— Dans dix jours je vous rapporterai de leurs nouvelles ! nous cria-t-il en même temps que les chevaux enlevaient la voiture…

Et quand mes yeux l’eurent perdue de vue, que le bruit des roues cessa de se faire entendre, que tout se fut évanoui… je me sentis mourir : ils partaient… et moi je restais seule… seule.

Soutenue par M. Ch***, lui-même ému, silencieux, je gagnai le fiacre, près de la porte duquel se tenait Saint-Jean, la tête inclinée, le visage couvert de larmes. Pour moi, c’étaient des amis de quelques mois, mais que rattachaient à moi des liens désormais indestructibles, qui m’échappaient… pour lui, c’étaient des enfants, une famille d’adoption de toute sa vie qui lui manquaient.

Nous les pleurâmes ensemble, avec mon bon Saint Jean pour qui je n’avais plus de secrets ; maintenant je pouvais parler d’eux, lui lire les lettres, que, sous son couvert, je recevais de nos chers voyageurs de toutes les villes sur leur passage.

Ce départ que j’avais voulu, auquel j’avais contribué par tous les moyens qui étaient en mon pouvoir, me surprenait comme un malheur imprévu ! À présent que le sacrifice était consommé, je ne concevais pas que j’eusse eu le courage de l’accomplir : tant que le danger de mes amis avait duré, le moi, ce honteux sentiment d’égoïsme qui se mêle, à notre insu, à toutes nos affections, avait sommeillé… je me réveillais désespérée ! Ils étaient sauvés, ils étaient heureux et je pleurais… et je me demandais comment j’avais pu consentir à leur éloignement, ce que je ferais désormais de ces heures que j’avais pris la douce habitude de leur consacrer, comment j’avais pu me priver volontairement de cet intérêt si puissant dans ma vie ? Je regrettais jusqu’à ces jours d’alarmes, de souffrances partagées avec eux !… Cet isolement, ce calme qui succédaient tout à coup à l’agitation, à des émotions si vives, si multipliées, ce n’était pas le repos, c’était autour de moi l’affreux silence de la mort.

Quand Albert le généreux Albert, revint de Lausanne, j’étais insensée de regret, de chagrin.

Oh ! voyez-vous, rentrer désormais à son égard dans les mêmes conditions qu’avec un étranger, m’était impossible !… Ces deux derniers mois, chaque jour nous nous étions rencontrés, entendus… A cette heure c’était un frère, un ami que je retrouvais avec transport ! vers lequel je me sentais entraînée par une admiration, une reconnaissance passionnées… Et c’est ainsi, Aline, que quand je croyais, dans la sincérité de mon âme, n’éprouver pour lui qu’une pure et fraternelle affection, je me suis trouvée l’aimer d’amour, l’aimer à en perdre la raison !

Ce n’est pas lui, le noble jeune homme, qui, s’autorisant des éternelles obligations que j’avais contractées envers lui, en réclama le prix ! Il n’exigea rien, ne demanda rien : nous ne pouvions plus nous retrouver comme avant ce cruel départ, c’était impossible… nous nous écrivîmes… et tous les jours du mois, nous nous apercevions, ne fût-ce qu’une minute ! Quelque. fois, bien rarement, nous parvenions à nous rejoindre, à nous dérober aux regards importuns, dans une des allées isolées du bois de Boulogne ; lui à cheval, moi en voiture, nous causions quelques instants de nos amis, nous nous communiquions les lettres que nous en recevions. Il les aimait à cause de moi, et moi, je crois que je les aimais encore mieux à cause de lui : c’était le lien qui nous réunissait !

Ces lettres me faisaient du bien et du mal à la fois ! Dans toutes, Marie m’entretenait de ses ineffables jouissances : « Si vous ne nous manquiez pas, vous, notre chère et tant regrettée Hélène, nous oublierions ici que le malheur, que les peines existent sur la terre, » m’écrivait-elle six mois après son départ ; « je suis effrayée de mon bonheur !… qu’ai-je fait ? Comment ai-je mérité les biens dont Dieu me comble ?… Vous connaissez les délices de mon intérieur de famille, joignez à cette pure félicité intime la position inespérée de bien-être dont je vois jouir mon cher mari, nos enfants chéris, dont ensemble nous jouissons dans le plus admirable pays du monde, et voyez, chère bien-aimée, si je ne suis pas une heureuse créature, la privilégiée de Dieu ! »

Et involontairement, en regard du suave et riant tableau tracé par l’heureuse Marie, j’opposais mon isolement au milieu des miens… le bonheur mensonger, des félicités mensongères que m’avait procurés la fortune à moi… « Moi aussi, m’écriai-je en pleurant avec amertume, moi aussi dans la médiocrité, sur la terre d’exil, par delà les mers, partout, partout, mais unie à l’homme de mon choix, mais abritée avec mes enfants dans son amour, et je me proclamerais la privilégiée de Dieu ! » J’avais alors des heures de désespoir à briser tout mon courage, toute ma résignation ; car jamais, et vous le comprendrez bien, Aline, je ne m’étais sentie si isolée que depuis le départ de mes amis, ma famille d’adoption, comme aussi plus désaffectionnée de mon intérieur…

La triste scène entre mon mari et moi devait avoir un long retentissement… Je sais pardonner une injure, l’effacer de mon souvenir je ne le puis… J’avais beau chercher à oublier son insensibilité dans cette circonstance, ses violences à mon égard, vouloir chasser de ma pensée la comparaison qui y revenait sans cesse de sa désolante conduite avec la noblesse de celle d’un autre… je ne le pouvais, je ne le pouvais !… Lui, de son côté, ne me pardonnait pas ses torts… et de ces dispositions réciproques résultait de ma part une froide contrainte, de la sienne une irritabilité d’humeur qui s’attachait à tous les prétextes pour rendre amères les heures de l’intimité.

Depuis ce jour, un seul mot n’avait plus été prononcé entre mon mari et moi au sujet de cette scène, et pourtant à chaque instant elle se reproduisait palpitante malgré moi dans mon attitude… comme de sa part, dans les mille petites persécutions d’un ressentiment inavoué…

Il ne faut pas être injuste cependant ! Je suis convaincue que M. Duval n’a ni l’intention ni la conscience du mal qu’il me fait, et qu’il rirait au nez de quelqu’un qui lui dirait : Vous rendez votre femme malheureuse !

Il ne s’en doute pas, il ne croit pas avoir un mauvais caractère. Et en effet, M. Duval n’est pas un homme méchant : en disant le mal il faut dire aussi le bien. Je l’ai vu quelquefois ému au récit d’une belle action ; il est libéral et généreux dans l’emploi de sa grande fortune ; je ne sache aucune circonstance où il ait méconnu les obligations qu’elle impose, où il ait re fusé un service d’argent ; et si elle lui est réclamée, il fait largement l’aumône.

Après cela, il a les défauts d’un homme de peu, riche et mal élevé. Enfant, il a été gâté par ses parents, gens vulgaires, qui pensaient que leurs immenses richesses constituaient de reste, au profit de leur unique héritier, toutes les vertus, tous les genres de mérite et de supériorité ! Jeune homme, tout d’abord en entrant dans le monde il a trouvé des flatteurs, des admirateurs, des courtisans à la suite de ses deux cent mille livres de rente… Et c’est de la meilleure foi du monde qu’il se croit un bon mari, parce qu’il est riche… un homme supérieur, parce qu’il est riche… Et enfin il est impérieux, égoïste, fantasque, en croyant fermement, ce qu’on lui a persuadé, qu’il possède toutes les qualités qui correspondent à ces vilains défauts !

Aussi je vous l’assure, ma chère, malgré tout il n’y a au fond de mon cœur ni inimitié, ni mauvais vouloir contre mon mari, mais bien plutôt le regret sincère des torts que j’ai pu avoir envers lui… Je pleure et ne l’accuse pas. Ce n’est pas de lui que me sont venus mes plus cruels chagrins !

Mais à cette époque je n’avais encore aucuns reproches à me faire, rien à expier. L’heure de la résignation n’était pas arrivée… et je m’indignais de tant souffrir. Dans tout ceci qu’avais-je donc fait ? Pas de mal, un peu de bien ! Julien Thibaut était sauvé, Dieu mercil mais sans que j’eusse révélé à quel titre je m’intéressais si vivement à lui et à sa famille, sans qu’enfin il en coûtât un sacrifice aux orgueilleuses susceptibilités de M. Duval. Son injustice me révoltait !



XXI


Malheureuse, isolée dans mon intérieur, je me rejetais encore une fois avec frénésie dans le tour. billon du monde. D’ailleurs, là je me retrouvais avec celui dont l’affection, le tendre intérêt étaient devenus mes seuls biens, qui sans cesse se trouvait sous mes pas pour m’apercevoir un instant, danser quelques contredanses avec moi, sentir ma main trembler dans la sienne, et me demander bien bas ; Où irez-vous ? que ferez-vous demain ?

Nos bons jours étaient ceux où nous parvenions à nous rejoindre à la promenade : le voir, lui parler à la dérobée, échanger nos pensées dans nos lettres, ce bonheur me consolait de tout, je ne désirais rien de plus. L’idée de trahir mes devoirs, de former une liaison coupable, ne m’était pas venue, Oh ! non, il y a de la candeur, de la pureté dans un premier amour !

Mais le cæur garde mal ses secrets ! le mien fut pénétré…

Mon Dieu ! quelle persécution amena la découverte que j’étais autre chose qu’une machine à projets, à ambition… que je pourrais avoir une volonté, une préférence, un attachement qu’on ne m’avait pas imposé ?… C’était un événement tout à fait inattendu, une énormité dont ma mère ne comprenait pas l’audace. Par la douceur et la persuasion, elle aurait tout obtenu de moi, l’idée ne lui en vint pas : cette manière n’était pas la sienne.

Un matin, épuisée par la fatigue des veilles, de ces dévorantes distractions dans lesquelles je cherchais l’oubli de mes tourments, j’étais retirée au fond de mon appartement, dans ce délicieux recoin à moi toute seule, que vous connaissez,

Là je rêvais tristement… Ma pensée soucieuse remontait aux jours de mon enfance écoulés sans joies, sans bonheur… Je parcourais les jours passés depuis dans ces brillantes prospérités tant enviées, où, pour fuir mon malheur, je me sauvais chez moi… Puis, comme pour me torturer à plaisir, je retournais le fer dans la plaie : j’interrogeais l’avenir… cet avenir froid et décoloré qui s’ouvre devant moi dans cette longue vie sans poésie, sans illusions, sans amour, que m’avaient faite les convenances, qu’il me fallait parcourir côte à côte avec cet homme qu’on appelait mon mari, et qui n’était cependant ni mon soutien, ni mon guide, ni mon ami… avec ce maître, rien qu’un maitre, dont j’étais alternativement ou le jouet ou l’esclave,

Et je me prenais en pitié ! Ma tête s’égarait… Il me semblait que cette chaîne d’or qui m’enlaçait, meurtrissait mes membres ; qu’elle avait des pointes aiguës qui m’entraient dans le cœur… Mes yeux chargés de pleurs se détournaient avec horreur de toutes ces fastueuses inutilités, de toute cette magnificence qui m’environnait… Tout cela insultait à ma douleur ! tout cela était trop payé, trop chèrement acquis !…

Perdue dans mes tristes réflexions, immobile, les mains jointes, retombées sur mes genoux, des larmes amères coulaient silencieusement sur mes joues… Un léger frôlement, le mouvement imprimé à la portière de velours, m’annonça que quelqu’un entrait ; j’essuyai promptement mes yeux : c’était ma mère. À ce moment sa vue me fit mal…

— Hélène, j’ai à vous parler, me dit-elle, je ne veux pas être interrompue, faites fermer votre porte, je vous prie.

Je sonnai et je donnai mes ordres.

Le début solennel de cet entretien me fit pressentir quelque grave explication… Ma mère était évidemment agitée… et moi, pour la première fois vis — à — vis d’elle je me sentais au cœur le courage de la résistance… Elle m’avait surprise dans un de ces moments d’irritation et de désespoir qui vont mal à la soumission.

— Ma fille, me dit-elle, comme mère je vous dois des avis et des conseils ; puis-je compter sur votre bon esprit pour vous y conformer ?

Je m’inclinai.

— Eh bien ! reprit-elle, je me vois forcée de vous dire que par l’inconséquence de votre conduite, vous commencez à attirer sur vous l’attention et le blâme du monde ; vous me comprenez, je pense ?…

— Non, ma mère.

— Comment ! vous ne comprenez pas que les assiduités d’un jeune homme compromettent une jeune femme ?…

— Pardonnez-moi, ma mère ; je comprendrais cette susceptibilité du monde si je me faisais accompagner par M. Albert Morrans, si je le recevais chez moi à des heures privilégiées, si…

— Le monde, interrompit-elle avec impatience, ne se donne pas la peine d’approfondir ; il juge sur les apparences, et ce sont avant tout les apparences qu’il faut ménager. Ensuite, ce M. Laurent…

— Ce n’est pas Laurent qu’il se nomme, c’est Morrans.

— J’en donnerais le choix pour une épingle ! Toujours est-il que ce monsieur-là est un homme sans consistance, sans attenances, qu’on ne sait d’où ça vient, d’où ça sort !

— Vous vous trompez, ma mère ; on sait fort bien que M. Albert Morrans est le fils d’un général qui a servi avec distinction sous l’empire.

— Qu’est-ce que cela signifie, je vous prie ?… Et d’abord il faut éviter de jamais vous compromettre ; mais si vous aviez ce malheur, qui en est toujours un très-grand pour une femme, il ne faut pas y ajouter le ridicule de faire du sentiment en faveur de M. Morrans

— Il est certain, répliquai-je, révoltée de ce ton de dédain envers un jeune homme honorable, et dont l’origine me semblait un titre de noblesse suffisant, est certain que madame Duval, la femme d’un bourgeois enrichi…

— Oh !… ce que vous dites là est impitoyable, ma dame !… Croyez-vous donc que c’est de gaieté de cœur que je me le suis donné pour gendre ?… interrompit avec hauteur la marquise de Lestanges. Cette dure, cette blessante nécessité… je l’ai subie, sachez-le : la fille d’un joueur ruiné ne trouve pas de mari parmi les gens de notre condition… et voilà ce qu’était votre père ! Vous êtes la seule dans Paris qui ignoriez cela !

Je l’ignorais en effet ! Dans aucun temps ma mère ne m’avait accordé sa confiance. J’étais toujours restée étrangère à nos affaires de famille. Pour la première fois cette triste circonstance n’était révélée. Maintenant aussi, le trouble, la préoccupation profonde de mon pauvre père le jour de ma première entrevue avec mon futur mari, m’étaient expliqués… Ah ! oui, il y avait dans le fait de ce mariage, pour le marquis de Lestanges, un remords, une terrible expiation !… Lui qui n’avait pas cru qu’il lui fût possible d’élever jusqu’à lui Thérèse Hubert, sa victime… vingt ans plus tard, le front humilié… faisait descendre sa fille jusqu’à M. Duval !…

— La fortune de votre père, continua-t-elle, a été engloutie au jeu ; et la mienne presque entièrement absorbée par les sacrifices qui, à plusieurs reprises, m’ont été arrachés pour sauver l’honneur de notre maison. Noblesse oblige, madame. On ne compose pas avec les créanciers de bonne compagnie ; les dettes de jeu contractées envers ses égaux, sont réputées des dettes d’honneur, qu’il faut acquitter sous peine du mépris, de la déconsidération générale !

Lorsque je vous mariai à M. Duval… nous étions ruinés de fond en comble ! Il ne me restait plus au monde que le revenu de ma ferme de Brie qui, bon an mal an, rapporte dix mille francs à peine !… Pour des gens de notre rang, c’est là, je crois, la misère relative ?

Oh ! que ce calcul me fit mal, Aline !… Nous étions encore assez riches pour vivre heureuses l’une près de l’autre, si ma mère m’eût aimée… Je ne lui demandais que son amour… Pourquoi cet empressement à m’éloigner d’elle ?… J’avais donc été considérée comme une charge dont il fallait se débarrasser à tout prix !

— Dans ce mariage que vous semblez me reprocher, ajouta-t-elle, tous les avantages ont été pour vous, tous les dégoûts pour moi ! Pour vous sauver de la pauvreté qui eût été votre partage, j’ai fait abnégation des principes, des préjugés, si vous le voulez, de toute ma vie… J’ai fait taire toutes mes répugnances, pour…

— Pour m’imposer un mari qui me rendit riche, d’abord… heureuse, par hasard ! m’écriai-je avec amertume ; cela importe si peu, en effet, dans une union de tous les jours, de tous les instants !…

Et involontairement je me levai comme pour fuir cette idée qui venait de me ressaisir au cœur.

— Une union éternelle ! éternellement malheureuse ! dis-je désespérée en me rejetant dans mon fauteuil.

— Mais en vérité vous perdez la tête ! s’écria ma mère ; que vous manque-t-il donc pour être heureuse, s’il vous plaît ?

— Ce qui me manque, ma mère ?… c’est de pouvoir aimer mon mari… c’est de trouver dans cet être lié corps à corps, âme à âme avec moi, les mêmes goûts, les mêmes instincts, les mêmes sympathies… c’est de pouvoir, ma main posée dans la sienne, trouver le bonheur, non pas dans le bruit, dans les agitations de la foule où l’on m’a jetée, sans s’embarrasser de ce qu’y deviendraient mon cœur et mon repos ! mais de pouvoir trouver le bonheur dans mon intérieur !… Un intérieur… je n’en ai jamais connu !

— Vous me confondez… s’écria ma mère. Mais où donc, bon Dieu ! avez-vous appris toutes ces belles choses ?… De grâce, gardez-vous de débiter de pareilles niaiseries dans notre monde ; vous vous feriez moquer de vous ! Toute cette romanesquerie est passée de mode, je vous en avertis… Par le temps qui court, on fait assez d’estime du bien-être matériel, pour le faire entrer en ligne de compte dans ses rêveries de bonheur. Vous déraisonnez, ma fille.

Je ne répondis pas ; à quoi bon ?…

— Voyons, Hélène, reprit-elle en prenant ma main qu’elle garda dans les siennes, parlons sérieusement : décidément, ma fille, il faut que tu pries M. Morrans… de mettre ses œillades et ses soupirs dans sa poche… ce qui n’est que de l’inconvenance encore de sa part deviendrait de l’impertinence s’il persistait… Mais aussi, de ton côté, cesse tes coquetteries avec ce jeune homme… Tu as voulu t’amuser un moment, je veux le croire…

— Je n’ai jamais voulu m’amuser aux dépens de M. Morrans, dis-je.

— Non ! eh ! qu’en prétendais-tu donc faire ?

— Hélas ! je n’y ai pas réfléchi !… Je voudrais qu’il fût mon frère, mon parent… un ami qui m’aimât sur cette terre où je végète, entourée d’égoïstes et d’indifférents !

— C’est n’en pas revenir !… s’écria ma mère. Vous êtes absurde, ma chère, absurde ou folle ! Finissons-en. Avez-vous quelquefois réfléchi aux dangers qui pourraient résulter de vos douces rêveries ?… Et si votre mari venait à découvrir cette belle pastorale ?

— Mon mari, dis-je vivement, n’a rien à découvrir, parce qu’il n’existe rien que je ne puissé avouer, je suis pure, ma mère !

— Tout cela est bel et bon, mais vous ne convaincrez personne et n’en serez pas moins compromise, ruinée… Un homme de bonne compagnie ne met pas le public dans la confidence des torts de sa femme ; il se venge à bas bruit dans son intérieur… Mais M. Duval fera bourgeoisement du bruit tout haut, de l’éclat, du scandale, il vous perdra… Il tuera peut-être votre soupirant… Vous pâlissez… Eh oui ! c’est presque toujours ainsi que se terminent ces innocents romans de salon !

Au reste, en voilà trop de dit sur ce ridicule sujet ! ajouta madame de Lestanges d’un ton impératif ; en dernière analyse je vous déclare que je ne souffrirai pas que ceci aille plus loin ; j’ai les moyens de l’empêcher et je les emploierai : vous m’avez entendue ?

— Ma mère, répondis-je exaspérée, j’ai acheté trop cher mon émancipation pour rester toute ma vie en tutelle ! Je ne reconnais qu’à M. Duval le droit de me tourmenter, de me torturer !…

— Voilà qui est tout à fait poli… parfaitement respectueux… Ah ! vous prétendez, ma fille, lutter avec moi ?… Toutefois sachez, ajouta-t-elle impérieusement, que ce que j’ai bien voulu condescendre devoir à votre soumission, je l’obtiendrai autrement… quand je le voudrai bien.

Ma mère se leva et sortit aussitôt.



XXII


Je demeurai terrifiée… Je compris à l’instant quels dangers menaçaient ce malheureux jeune homme contre lequel je venais d’exciter le courroux de la marquise de Lestanges… Je courus après elle pour lui promettre tout ce qu’elle voudrait, tout ce qu’elle exigerait, car j’avais peur pour lui… En traversant le salon je me trouvai arrêtée par M. Duval.

Qu’avez-vous eu avec votre mère, Hélène ? me demanda-t-il.

— Mais, rien… répondis-je.

— Allons donc ! Elle sort de votre appartement, elle paraît tout agitée et m’a dit à peine deux mots sous le vestibule, où nous nous sommes rencontrés ; de quoi s’agit-il donc entre vous ?

— Ma mère, répondis-je embarrassée, veut dominer toujours, et sur toutes choses… et enfin je ne suis plus un enfant…

— Vous êtes encore d’âge à recevoir des conseils, et vous avez très-tort d’indisposer votre mère ; elle m’est utile, fort utile.

— Cela n’est pas une raison pour tout souffrir…

— À vos yeux, peut-être interrompit-il avec humeur ; mes intérêts ne vous touchent guère, je le sais bien ! Mais si vous ne m’êtes bonne à rien dans les démarches que je fais pour conquérir l’importance sociale à laquelle ma grande fortune me donne des droits, au moins ne devriez-vous pas dégoûter les gens qui s’en occupent !

— Je ne sais en vérité sur quoi portent vos reproches ! dis-je, en retenant à grand’peine mes larmes.

— Ah bah ! vous ne sentez, vous ne comprenez rien ! La marquise de Lestanges a beaucoup de crédit, elle l’emploie à mon profit, et je vous répète que vous avez tort, mille fois tort de contrarier votre mère, entendez-vous ?… Hier encore elle est allée au château, elle a été chez tous les ministres ; elle a remué ciel et terre pour obtenir que je sois compris dans la promotion de pairs qui aura lieu pour la fête du roi ! Et c’est précisément le moment que vous choisissez pour la contrarier, pour faire de l’opposition à ses volontés ?… C’est abominable ! Vous avez un détestable caractère, Hélène, vous me forcez à vous le dire !

Et M. Duval disparut en refermant la porte avec violence.

— Oh ! oui, bien certainement, je suis la plus malheureuse des femmes ! m’écriai-je en sanglotant ; entre ma mère et mon mari, je suis seule et sans ami dans le monde.

C’est ainsi, Aline, que sans cesse froissée, rebutée par ceux que j’aurais voulu aimer, j’ai été entraînée à chercher ailleurs l’indulgente tendresse qu’ils me refusaient ! Qui, autour de moi, partageait mes douleurs et mes joies ?… Dans quel coeur pouvais-je me réfugier ?… Hélas ! le seul coeur qui répondit au mien n’était ni celui de ma mère, ni celui de mon mari ! Et en dehors de ces saintes et naturelles affections cependant, tout n’est que malheur, que misères dans la vie d’une femme !…

Je le sentais confusément, toujours j’avais voulu me rattacher à eux, et eux me repoussaient… Jamais, jamais nous ne pouvions nous entendre !

Avant l’explication que je venais d’avoir avec ma mère, je ne m’étais pas rendu compte de la nature de l’attachement que je portais à Albert. Cette scène répandit la lumière dans mon âme… Aux déchirements de mon coeur, je connus qu’il existait un sentiment plus fort que la raison, que la crainte… que j’aimerais toujours Albert malgré les défenses de ma mère… que ne plus le voir, ne plus m’occuper de lui, rompre l’échange de nos pensées, de nos affections, c’était la ruine de mes seules joies, c’était le néant…

En cherchant à m’humilier dans l’objet de ma préférence, en employant la rudesse et la raillerie pour m’en détacher, ma mère avait eu tort ; j’étais irritée, mais non persuadée… Il me semblait que, d’à présent seulement, j’appréciais à sa valeur celui dont on voulait m’éloigner, et je ne trouvais ni la force ni le vouloir du sacrifice exigé !…

Elle cessa de parler. Et comme perdue dans ses souvenirs, sa tête s’inclina sur sa poitrine, de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues rosées. Pau vre femme couverte de gaze, de fleurs, de diamants… si jolie, si brillante, si misérable !

Les regards de madame de Rivers, en la considérant, exprimaient une peine profonde… Entrée malgré elle dans la confidence d’un amour qu’elle ne pouvait approuver, elle gardait le silence ; il eût été cruel de la blâmer, et elle ne voulait pas la plaindre.

Mais au fond de son âme elle lui trouvait des excuses… Les révélations d’Hélène ajoutaient une désolante page à ce grand livre de famille ou s’inscrivent à huis clos de si tristes mystères, tant d’intimes misères…

Aline, reprit-elle d’une voix brève et saccadée, ce qui me reste à vous dire est affreux… Oh ! le sort et ma mère, tous deux ont été impitoyables !

L’effet a suivi la menace… Quelques mois plus tard, Albert Morrans a reçu un ordre de départ pour la Martinique…

C’était une disgrâce éclatante ; c’était tuer toutes les espérances de fortune de ce pauvre jeune homme ; car il n’avait pas mérité d’être éloigné de Paris où il était aimé et estimé de es chefs. Et pourtant sans avancement on l’expatriait, sans jugement on le frappait d’une condamnation… Il demanda une audience au ministre, elle lui fut refusée… et l’ordre de partir dans les vingt-quatre heures, pour rejoindre le vaisseau qui devait le transporter à sa destination, lui fut signifié.

Un billet tracé à la hâte m’annonça cette foudroyante nouvelle, et son départ dans la soirée du lendemain…

— Oh ! non, il ne partira pas ! il ne partira pas, mon Dieu !… m’écriai-je en tombant à genoux, éperdue, folle de douleur…

À ce moment, ce cruel moment, M. Duval entra chez moi…

Je ne sais comment je me retrouvai sur mes pieds, dressée devant lui… mes yeux rencontrèrent une glace placée devant moi, je me fis peur…

Lui ne s’aperçut de rien, il tenait une lettre à la main ; sa figure était radieuse.

— Victoire ! victoire ! s’écria-t-il triomphant, ivre de joie. Cette lettre est du ministre, elle m’annonce que ma nomination est à la signature du roi… Enfin je suis pair de France.

Demain, continua-t-il sans remarquer ma pâleur et mon abattement, la liste des nouveaux pairs paraîtra dans le Moniteur, j’aurai cent visites dans la matinée, je vous le parie ! Hélène, donnez les ordres pour vingt cinq couverts, je retiendrai quelques personnes à dîiner. Qu’avez-vous donc ? vous n’avez pas l’air de m’entendre ?… dit-il d’un ton piqué.

— Je vous fais mon compliment, monsieur… répondis-je machinalement.

— Il faut convenir que vous y avez mis le temps… Mais, poursuivit-il tout à son idée, le soir probablement nous aurons tout Paris… assurez-vous de Tolbecque, et si l’on veut danser, il se trouvera là… prévenez aussi qu’on se tienne en mesure à l’office. Nous ferons au moins passer agréablement la soirée à nos amis rassemblés pour me féliciter.

Ma chère, ce que j’éprouvai en entendant le programme du supplice qui m’était imposé, ne peut s’exprimer. En quoi ! le cœur déchiré, il me fallait m’occuper des préparatifs d’une fête… en faire les honneurs, à l’heure même où un autre partait pour l’exil… c’en était trop !

J’avais des vertiges, tout tournoyait autour de moi, je me sentais défaillir…

— Vous avez l’air d’une mater dolorosa, Hélène, aujourd’hui ! s’écria en riant M. Duval. Qu’y a-t-il donc encore ?

— Je suis souffrante… répondis-je en portant la main à mon front brûlant.

— Ah ! pour Dieu ! ne soyez pas malade demain, toujours ! Avant et après, tout à votre aise… dit-il en me tendant la main, et il sortit en fredonnant joyeusement.

Et le lendemain à onze heures du soir, cent personnes aux félicitations desquelles j’avais dû répondre… dansaient dans mes salons… Ce monde, ces lumières étincelantes, cette suave musique, ce bal… moi-même, revêtue d’habits de fête… Oh ! cette lutte était au-dessus de mes forces.

Frissonnante, la respiration courte, saccadée, les yeux fixés sur la pendule, je suivais avec angoisse la marche lente de l’aiguille : minuit sonna… Le roulement d’une voiture se fit entendre, les claquements criards d’un postillon bruirent à mes oreilles, dans mon cœur… Je franchis la foule, je me précipitai sur le balcon, une chaise de poste traversait la rue… nous échangeâmes un dernier adieu… le dernier à toujours ! Je tombai évanouie.

Et elle reprit à travers les sanglots : Il est mort, Aline, mort, pour expier le crime d’avoir été aimé par la fille de la marquise de Lestanges !… Ce climat meurtrier l’a tué… Il dort glacé sous le ciel brûlant où sa fosse avait été marquée à l’avance !  !  !

— Pauvre, pauvre Hélène ! s’écria madame de Rivers en lui tendant les bras.

Elle s’y jeta et pleura longtemps sur ce cœur où elle trouvait enfin pitié et sympathie !

— Et depuis, reprit-elle, je n’ai plus compté une heure heureuse dans ma vie !… je n’ai plus rien aimé… Ce monde vain, impitoyable, dont les odieuses exigences me coûtaient si cher, je l’avais en horreur. Combien de fois, succombant sous la charge, n’ai-je pas, les yeux en pleurs, les mains jointes, supplié M. Duval de me laisser reposer un instant, reprendre haleine… qu’il me permit d’aller passer quelque temps dans une de ses terres, seule, toute seule !…

— Et qui donc ferait les honneurs de ma maison pendant que vous vous livreriez à vos fantaisies champêtres ? Vous déraisonnez, ma chère ! m’était-il répondu avec ce rire cruel qui retombe au cœur de l’affligé.

En effet, ce n’est que pour cela qu’il m’a épousée. Il a entendu faire l’acquisition d’un meuble indispensable dans ses salons ; dans sa pensée, c’est la lettre du marché conclu, du contrat passé entre le bourgeois millionnaire et la fille de qualité pauvre… Oh ! ma mère ! ma mère !…

J’ai cru mourir de douleur… mes larmes ne sont pas toutes taries… mais après de longs mois de désespoir, j’ai retrouvé une espérance… j’ai entrevu une fin à cette existence misérable, et je la subis !

— Et pourtant, chère Hélène, dit avec un triste sourire madame de Rivers, vous avez l’air de jouer en enfant gâté avec la vie.

— Avec la mort… répondit-elle avec une expression sardonique ; ne voyez-vous pas que, forcée de prendre un masque, je l’ai choisi gracieux ? Ces couleurs qui donnent de l’animation à mes joues, à mes yeux, sont artificielles, Aline… cette force qui me fait soutenir la fatigue d’une représentation continuelle, des veilles dévorantes, cette force est factice, est puisée dans une surexcitation nerveuse…

Mais quand ma journée de ce rude travail est finie ; quand, mes portes closes, je puis être chez moi, je tombe sur ma couche, épuisée, agonisante… alors je tâte mes meurtrissures, j’interroge les pulsations désordonnées et rapides de mon pouls, je calcule les jours, les heures qui me restent encore à vivre… à souffrir… Là, là… dit-elle avec un horrible mouvement de satisfaction en appuyant la main sur son cœur, je sens là une douleur aiguë, incessante : je mourrai en dansant, Aline.

— Taisez-vous, Hélène, taisez-vous ! s’écria madame de Rivers en interrogeant d’un regard inquiet ce visage toujours rosé, et sur lequel à cette heure elle reconnaissait une altération effrayante ; Hélène ! pitié pour vous… vous offensez Dieu aussi !

— Ils n’ont pas eu pitié de moi, eux ! dit-elle avec amertume. Et Dieu me pardonnera ; j’ai pardonné… je ne suis pas la femme frivole, superficielle que vous croyiez, Aline ; mes dispositions dernières sont faites. L’avocat de Julien, resté notre ami à tous, m’a guidée ; mon mari, dans notre contrat de mariage, m’a reconnu en toute propriété trois cent mille francs, pour en disposer, après moi suivant ma volonté… et j’ai également partagé entre ma sœur bien-aimée… et ma mère…

— Bonne ! admirable Hélène ! s’écria madame de Rivers avec une expression d’indicible tendresse.

— Et maintenant, reprit-elle en tendant la main à son amie, vous, ma bien chère Aline, vous ne pensez pas que je suis la plus heureuse femme du monde ?… Vous ne les répéterez plus avec la foule ces mots jetés comme une amère dérision à la face de mon malheur… ces mots qui se mêleront encore aux vibrations de mon glas de mort… ces mots, ces mots odieux qui, comme une dernière insulte à ma triste destinée, me poursuivront encore jusque sous la pierre qui recouvrira mes douleurs.

La pendule tinta un coup.

— Minuit et demi ? mon Dieu ! s’écria Hélène en se levant.

Madame de Rivers, avec un mouvement plein d’affection, passa son bras sous celui de son amie, posa sa bouche sur sa joue en lui disant avec une douce insistance :

— Hélène, vous viendrez quelquefois causer avec moi ?… je vous aiderai à porter le fardeau… Promettez moi courage et résignation, chère Hélène.

— Oh ! répondit-elle avec un de ces sourires à faire pleurer, et en saisissant convulsivement son éventail posé sur la cheminée, j’ai du courage et de la résignation… à ce point, voyez… que je vais passer le reste de la nuit au bal, chez le prince de Polignac.

Et remarquant la surprise de madame de Rivers :

— Il le faut, Aline, il le faut ! ajouta-t-elle avec une inflexion ironique : j’ai reçu l’ordre d’aller, en sortant des Bouffes, y joindre ma mère et mon mari. Le prince de Polignac est sur le point de devenir le dispensateur de toutes les grâces, de toutes les faveurs… ne le savez-vous donc pas ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




XXIII


Un an après, le 26 juillet 1830, vers quatre heures, la réunion était encore plus nombreuse que de coutume dans les salons de madame de Rivers. Toute la société élégante se retrouvait encore là, mais non plus cette fois rieuse, frondeuse, moqueuse ; de graves préoccupations assombrissaient tous les fronts ; chacun était accouru pour recueillir des renseignements, communiquer ses inquiétudes sur la fermentation, l’agitation hostile qui commençaient à se faire remarquer dans Paris…

Déjà sous ce ciel serein, sous ce soleil resplendissant, les grondements de la rue… ces sinistres avant-coureurs des grandes tempêtes populaires, semblaient à ce moment faire osciller la terre sous les pas légers de tout ce monde d’heureux imprévoyants.

Le fameux manifeste, au retentissement duquel devait s’écrouler un trône… donnait lieu à une controverse brûlante qui captivait toutes les attentions, en même temps que tous les regards, anxieusement fixés sur la porte d’entrée du salon, accusaient le besoin d’apprendre quelque chose du dehors…

Un nouvel arrivant, ordinairement bien informé, survint.

— Apportez-vous des nouvelles ? lui demanda-t-on avec empressement.

— Je viens d’en apprendre une fort tristel répondit-il.

— Qu’est-ce donc ? qu’est-ce donc ?

— La mort de madame Duval… l’air balsamique de la Suisse a été impuissant !… Elle a succombé à Lausanne, d’une maladie au cœur ; les médecins se sont trompés !

— Quel malheur !

— Sitôt ! à peine la croyait-on malade !

— C’est affreux !

— Voilà une des plus agréables maisons de Paris fermée…

— Mourir si jeune ! — si charmante ! — si riche ! si parfaitement heureuse ! — exclama-t-on de toutes parts.

— Pauvre femme ! dit en joignant les mains madame de Rivers avec une expression déchirante, ce bonheur si envié l’a tuée.


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)