XIII


Tout en suivant Pierre, qui marchait un peu en avant, de côté, pour m’indiquer le chemin, je rêvais au moyen de me débarrasser de lui… Arrivée près de la grille, j’aperçus de l’autre côté de la rue, à quelque distance, une mercière chez laquelle j’envoyai Pierre demander l’adresse d’une couturière imaginaire, et tandis qu’il exécutait mon ordre, je franchis prestement la rue d’Enfer, et me jetai dans la première allée à droite de la rue Saint-Dominique. Au fond il y avait un petit jardinet, la loge dn portier. Dieu avait eu pitié de moi ! c’était là : Madame Thibaut ? demandai-je hors d’haleine.

— Est-ce à madame Julienne, que madame a affaire ?

— Oui.

— Au quatrième, tout en haut de l’escalier, la porte…

— Mais je n’entendis pas le reste, déjà j’étais au premier étage que la femme parlait encore, et je ne m’arrêtai que lorsqu’il n’y eut plus de marches à monter. Le carré partageait un long corridor où se trouvaient à gauche et à droite des portes… Je perdais la tête… À l’une d’elles, peinte proprement en gris, il y avait un paillasson, à côté était suspendu un cordon de laine verte, auquel pendait un pied de biche ; et sur un petit écriteau de carton blanc entouré d’une bordure bleue, cloué sur la porte, je lus en m’approchant :

MADAME JULIEN,


OUVRIÈRE EN DENTELLE.

C’était tout simple… et cela cependant m’alla au cœur !…

Les yeux pleins de larmes, mes jambes se dérobant sous moi, je demeurais là, cramponnée au bouton de cette porte que je n’osais pas franchir ; éperdue, ayant oublié tout ce que j’avais préparé… ne sachant plus que faire.

À ce moment, des pas retentirent dans l’escalier…

Je me jetai après le cordon de la sonnette…

La porte s’ouvrit aussitôt :

— Je voudrais parler à madame Julien, dis-je d’une voix à peine intelligible à un beau petit garçon qui, après avoir fixé sur moi ses grands yeux étonnés, fit une gambade, et disparut en me laissant refermer la porte à laquelle je m’adossai, prête à tomber.

Et pendant l’instant qui s’écoula, mon regard inventoriait tristement cette pièce : dans le renfoncement de la fenêtre lambrissée, il y avait une table de bois blanc sur laquelle se trouvaient un grand portefeuille, des crayons, une étude, que l’enfant était occupé à copier ; autour des chaises de paille, une armoire de noyer, une fontaine ; et, attachés aux murs, des dessins collés sur des cartons encadrés d’un filet noir ; à terre, de petits carreaux peints en rouge et cirés : partout, une exquise propreté… mais jamais, jamais une telle médiocrité n’avait encore frappé mes yeux. J’étais navrée !

Une jeune femme se présenta :

— Oh ! madame, je vous demande mille pardons, dit-elle en m’introduisant dans une grande chambre à coucher.

Je tombai plutôt que je ne m’assis sur le siége qu’elle me présenta ; j’étais hors d’état d’articuler un mot, j’éprouvais des vertiges, je me sentais défaillir…

— Madame voudrait-elle me permettre de lui offrir quelque chose ? reprit-elle avec empressement.

Je fis un geste négatif.

— Je vous en prie, madame ; de grâce acceptez un un verre d’eau sucrée, avec de la fleur d’orange.

— Merci… Je suis montée trop vite, m’efforçai-je d’articuler en souriant.

— Et puis, nous demeurons bien haut, aussi. Pourquoi madame ne m’a-t-elle pas fait l’honneur de m’écrire, au lieu de prendre la peine de venir chez moi ?

Et tout cela, dit et fait d’une voix, avec un ton, avec de douces façons, des manières comme il faut, beaucoup plus comme il faut que n’aurait dû les avoir l’humble ouvrière, qui indiquait ingénument qu’elle ne pouvait présumer que je vinsse chez elle pour autre chose que pour lui apporter de l’ouvrage…

Cet état d’infériorité où Marie se plaçait si naturellement à mon égard, me faisait un mal affreux !

Pour conserver la force de me taire, de résister à lui ouvrir mes bras… je n’osais la regarder. Et quand mon émotion fut un peu calmée, que mes regards abaissés se relevèrent sur Marie, assise un peu de côté en face de moi : son charmant et gracieux visage ne m’était pas inconnu… ses traits, le contraste si remarquable surtout de ses yeux d’un noir velouté, avec la couleur châtain doré des cheveux, m’étaient familiers… Où donc l’avais-je déjà vue ?… Mais bientôt mes ressouvenirs d’abord vagues et confus se reportèrent à un beau portrait de grandeur naturelle, fait par la célèbre madame Lebrun, placé au-dessus du bureau de mon père dans son cabinet.

C’était celui de sa sœur bien-aimée, la chanoinesse Hélène, peinte à seize ans, morte à dix-huit…

Hélas ! des deux jeunes filles élevées ensemble au château des Tremblayes, l’une, comblée des dons de la naissance et de la fortune, belle, parfaite, adorée, à dix-huit ans était allée ensevelir son bonheur dans la tombe… L’autre, belle aussi, parfaite aussi, mais pauvre… avait expié jusqu’à trente-quatre, le malheur d’avoir été belle et pauvre… mon Dieu !

Jamais, Aline, il n’a existé de ressemblance plus frappante que celle de la fille de Thérèse, avec ma tante Hélène !

Et mes yeux pleins de larmes, en se détournant de Marie tombèrent sur le gracieux groupe que formaient à quelques pas d’elle ses deux enfants : le petit garçon, debout, une jambe relevée sur l’autre, avait le bras passé autour du cou d’une jolie petite fille dont les boucles blondes couvraient les épaules, et tous deux immobiles, silencieux, me considéraient curieusement.

— Les charmants enfants ! m’écriai-je avec effusion. Que vous êtes heureuse ! ajoutai-je involontairement en songeant que cet immense bonheur m’était refusé à moi !

— Ce sont de bons enfants, dit modestement la mère en leur jetant un regard d’amour, et en leur faisant à la fois un petit signe d’intelligence.

Mais ils ne bougèrent pas de place : mon trouble, ma pâleur, que faisait encore ressortir mon costume de grand deuil, les frappaient profondément ; et la surprise qu’occasionnait ma visite, déguisée discrètement par leur mère, se peignait naïvement dans la ténacité de leurs regards fixés sur moi.

Elle se leva, se pencha vers eux en disant à voix basse :

Jean, emmène Thérèse… va, mon amour… amuse ta petite sœur… et tout doucement, pas de bruit… fit elle en posant le doigt sur ses lèvres.

Les chers enfants se retirèrent docilement dans la première pièce, nous restâmes seules.

Je sentis bien qu’il fallait enfin faire usage de mon prétexte… Je retirai le voile de ma poche et le lui présentai ; elle le déploya :

— Ah ! quel dommage !… s’écria-t-elle. Enfin, je tâcherai de le réparer de mon mieux. Et… vous en êtes bien pressée, madame ?

Pas du tout… répondis-je vivement, ne vous occupez de ce voile que lorsque vous n’aurez rien à faire, je vous prie.

Madame est trop obligeante ; mais je n’en abuserai pas. Veut-elle bien me donner son adresse, je le lui renverrai.

— C’est inutile… en me promenant au Luxembourg, je viendrai le prendre, dis-je.

— Mais il m’est impossible de souffrir que madame prenne la peine de monter nos quatre étages !

— Si, si… je reviendrai, Mar… madame, dis-je en me levant prête à suffoquer…

Chacune des paroles de la pauvre Marie me faisait l’effet d’un sanglant reproche adressé à tous les Lestanges… Oh ! mon père, mon père !…

En traversant la chambre où jouaient les enfants, je les pressai tous deux dans mes bras en leur donnant un baiser, et je m’enfuis précipitamment en abaissant mon voile sur mon visage.

Une demi-heure s’était écoulée ; en sortant de la maison, j’aperçus à la grille du Luxembourg, droit comme un piquet, les yeux braqués devant lui, mon domestique, que la curiosité, ou peut-être aussi l’idée de son devoir, je ne sais lequel, retenait cloué à la même place où il m’avait laissée… Les avertissements dédaignés de Saint-Jean me revinrent à l’esprit… En effet, tout cela n’était pas aussi facile que je l’avais imaginé !

Et quand renfermée dans ma belle voiture, qui me ramenait avec la rapidité de l’éclair à mon somptueux hôtel, je me pris, dans l’amertume des souvenirs que je remportais de ma visite, à comparer mon sort à celui de Marie… de ma sœur enfin !… son petit logement mansardé, carrelé, sa chambre à coucher (son salon tout à la fois) garnie de rideaux de calicot blanc, de pauvres meubles de noyer, avec les riches tentures, les épais tapis, le luxueux ameublement, la magnificence de mes vastes appartements… sa vie humble et laborieuse… avec ma vie parée, toute bariolée de plaisirs et de fêtes… en songeant à tout cela, mon cœur se brisait…

Pour la première fois de ma vie je venais de pénétrer dans l’intérieur d’un ménage d’artisans ! Et à mes yeux, si ce n’était pas là la misère hideuse et repoussante, c’était la pauvreté propre et rangée, rien de plus… le dénûment le plus complet du confortable, de tout ce dont je n’aurais jamais imaginé qu’on pût se passer !

Et comme pour me torturer à plaisir, en regard de ce que je renais de voir là, j’inventoriais aussi : la pendule dorée, les meubles d’acajou, les bons grands fauteuils bien rembourrés, le luxe de la loge de mon suisse…

C’était affreux, Aline, ce que j’éprouvais !