XII


L’année qui s’écoula après cet entretien occupe une place immense dans ma vie, Aline, reprit la jeune femme. Jusqu’ici elle n’avait été remplie que par les soins de ma toilette, de mes plaisirs ; je n’avais été occupée que de futilités, de frivolités ; le moment était venu où j’allais prendre ma part d’action dans le mouvement commun, faire connaissance avec les embarras, les tourments, les agitations de la vie réelle, avec ses vulgarités ; faire l’apprentissage de l’ordre, de l’économie, régler mes dépenses et calculer… m’utiliser enfin, moi jusqu’alors si inutile !

De cette époque date mon émancipation intellectuelle et matérielle aussi : j’eus des affaires, des secrets à moi… Je connus les tracas, les difficultés, les obstacles imprévus qui semblent être le cortége obligé du mystère ; les ruses, les détours, la duplicité quelque fois… qu’il faut employer pour les dérober aux regards. Et jusqu’à ce jour j’avais ignoré ces vilaines choses ! jamais encore mon front ne s’était abaissé devant l’humiliation d’un mensonge.

Les yeux fixés vers un noble but, je me suis précipitée aveuglément dans une route nouvelle, sans en mesurer ni la longueur, ni les dangers, ni les fatigues… Mon ignorance de tout, mon inexpérience sur tout, devaient m’y faire trouver bien des écueils, m’y faire commettre bien des imprudences. Une consolation me reste : j’ai fait un peu de bien… et je n’ai fait de mal qu’à moi !

Ma première visite à Marie est mon point de départ, j’y reviens.

Je ne mis pas mon bon Saint-Jean dans la confidence de mon projet, comme vous le pensez bien, et après l’avoir congédié, je me couchai pour avoir le droit de verrouiller ma porte sur mes émotions et sur mes pensées. Elles me débordaient de toutes parts.

La tête et le cœur pleins des récits de la soirée, toute la nuit je fus sur le chemin de la rue Saint-Dominique-d’Enfer… Du château des Tremblayes, splendide et vaste demeure, que je connaissais très-bien pour y avoir séjourné dans mon enfance avec mes parents, mon imagination me ramenait à Paris, me faisait pénétrer dans la mansarde où la protégée de ma grand’mère avait expié pendant tant d’années ses bienfaits !…

Je voyais l’infortunée, patiente et résignée martyre, travaillant près d’une des petites fenêtres donnant sur le Luxembourg, élevant de temps à autre son regard désolé vers le ciel, implorant force et courage pour accomplir la rude tâche de la journée… Pauvre, pauvre Thérèse !

Je recomposais, d’après le portrait que m’en avait tracé Saint-Jean, son doux et pâle visage, son attitude gracieusement penchée… Ses touchantes paroles, gravées dans ma mémoire, vibraient à mon oreille comme un lugubre tintement… et toute frissonnante, je m’éveillais à demi… pour retomber dans le chaos des mille plans que je formais pour réparer les torts de ma famille, des mille moyens que j’imaginais pour y parvenir, pour amener d’abord mon introduction chez Marie.

Rien ne me paraissait plus facile, plus simple que d’arriver à tout cela… et si, semblables à des papillons noirs, les prudentes observations de Saint-Jean venaient voltiger autour de mes beaux rêves, je les chassais avec impatience… elles ne m’inspiraient que de la pitié pour cette malheureuse disposition d’esprit qu’ont tous les vieillards à ne voir que le mauvais côté des choses, à trouver des obstacles, des difficultés à tout, à se forger des craintes, des dangers chimériques !

Et lorsque je me réveillai tout à fait à sept heures du matin, ma visite à Marie, ce que je lui dirais était si heureusement combiné, ses réponses, ses questions même prévues… tout enfin était si parfaitement arrêté dans ma tête, que j’aurais voulu franchir d’un seul bond les cinq mortelles heures qui me séparaient de ma course projetée à la rue Saint-Dominique d’Enfer !

Mes matinées ne sont pas coupées par l’heure du déjeuner en commun. M. Duval déjeune de son côté, moi du mien ; nous rentrons habituellement si tard l’un et l’autre, que nous avons adopté cet usage. Rien donc n’entravait mes dispositions.

J’avais demandé ma voiture pour midi ; dès onze heures, j’étais tout habillée, et, les yeux fixés sur la pendule, je me promenais par ma chambre, agitée, préoccupée…

C’est qu’au moment de l’exécution, mille petites difficultés de détail auxquelles je n’avais pas songé, surgissaient devant moi : et d’abord j’avisai que j’avais oublié de me trouver un prétexte spécieux pour me présenter chez Marie… Mais presque en même temps, une idée lumineuse me fit courir à l’armoire à glaces où étaient renfermées mes dentelles… Je pris dans ma corbeille le voile d’Angleterre qui ne m’avait jamais servi qu’une fois, le jour de mon mariage, j’y fis un grand accroc, je le roulai et je le mis dans ma poche en sautant de joie ! J’avais trouvé tout à la fois une mine à exploiter pour l’avenir ! Ah ! ah ! m’écriai-je triomphante, Saint-Jean n’aura plus rien à dire, j’espère, et à présent rien n’est positivement plus simple, plus facile !

Vous allez voir, Aline, que je me trompais cependant !

Au moment où, légère, joyeuse, dans mon impatience de partir, j’allongeais le bras pour saisir le cordon de la sonnette, M, Duval entra chez moi…

— Où allez-vous donc si matin, Hélène ? me demanda-t-il.

Il ne s’informait jamais où j’allais, de ce que je faisais ; et toute troublée par cette question bien simple cependant, je répondis bêtement :

— Mais… nulle part…

— Comment ! c’est pour aller nulle part que vous avez demandé vos chevaux à midi ?

— Je vais me promener au Luxembourg, dis-je encore plus sotlement ?

— Ah bien ! vous m’y conduirez. C’est jour de rapport des pétitions chez nous, il y a de quoi avaler sa langue ! j’irai faire un tour à la chambre des pairs ! dit-il en s’installant dans un fauteuil à la Voltaire. Il est bien que j’aie l’air d’en suivre avec intérêt les discussions… votre mère tient à ce que je m’y fasse voir de temps en temps… Dans le fait, cela cadre assez avec nos projets !

Mais il est de trop bonne heure, ajouta-t-il en me voyant restée debout, vous n’êtes pas si pressée de sortir ?

— Non… dis-je fort désappointée, mais, c’est qu’il faut que j’aille chez ma marchande de modes… et au Page… et chez…

— Et certes, interrompit-il, je ne vous suivrai pas chez vos marchands de chiffons ! Ainsi, chacun de son côté ; au revoir, Hélène.

Il me quitta, et je montai toute tremblante dans ma voiture.

— Les ordres de madame demanda mon domestique en refermant la portière.

— Au Luxembourg, répondis-je étourdiment.

— Au Luxembourg, répéta-t-il à haute voix au cocher.

— À quelle grille madame veut-elle descendre ? revint Pierre me demander.

— Mais, mon Dieu ! allez toujours ! fis-je avec un geste d’impatience en me rejetant en arrière.

— Au Luxembourg ! cria-t-il encore.

Les maudites gens ! pensai-je, et tandis que la voiture sortait de la cour, involontairement je promenais un regard inquiet sur les fenêtres de l’appartement de mon mari… s’il m’avait entendue… qu’allait-il penser ?… Saisie de cette crainte, à quelques pas de l’hôtel, je donnai l’ordre de me conduire aux magasins du Page.

En sortant, j’avais eu le temps de réfléchir : À la grille de la rue de Vaugirard, dis-je.

Laquelle ? demanda le cocher à Pierre qui lui transmettait l’ordre ; mais n’osant plus cette fois revenir à la charge, il grommela en contenant un mouvement d’épaules : À la grille de la chambre de pairs probablement !

— À l’autre, à l’autre ! m’écriai-je, avec vivacité, rappelée à l’idée de M. Duval.

— À la grille de la rue d’Enfer, cria Pierre.

— Mais non ! non ! m’écriai-je avec impatience.

— Alors… je ne sais pas ce que madame… Ah !… c’est donc à la petite grille du côté de la rue Cassette, que madame veut dire ?

Je fis un signe d’assentiment.

Je connaissais à peine le Luxembourg… Ces gens me faisaient mourir ! Jamais je ne les avais vus si maladroits, si ridicules ! mais ce n’était pas là tout…

En descendant de voiture je dis à Pierre : Vous ne me suivrez pas ; et Pierre, accoutumé à me suivre partout dehors, comme mon ombre, me regarda d’un air si profondément stupéfait, que je faillis éclater de rire. Vous resterez avec la voiture, Pierre, repris-je.

— Mais, madame ne peut cependant pas aller seule, répliqua-t-il d’un ton parfaitement convaincu.

Et en effet, à la frayeur que me causa l’idée que sa naïve réflexion venait de me faire naître, je reconnus que cela me serait bien impossible ! D’ailleurs, je n’aurais jamais su m’orienter pour aller trouver la grille de la rue d’Enfer, par laquelle je voulais sortir. Je n’avais pas non plus songé à cela !