XI


Il contenait une petite bonbonnière d’écaille blonde, renfermant deux bagues et une paire de boucles d’oreilles de nulle valeur, qui devaient être des dons que Thérèse avait reçus dans son enfance… et puis un portefeuille en soie rose piquée et fanée.

Dans ce portefeuille il y avait un pli dont l’usure du papier témoignait qu’il avait été souvent touché… Marie le déploya, il contenait une lettre, et dans un petit sac de taffetas noir une miniature sans aucun en tourage, représentant un très-jeune homme, d’une belle et noble figure, revêtu de l’éclatant uniforme d’officier au régiment des chevau-légers de la reine.

Ce portrait, c’était celui du comte de Lestanges à vingt ans, au moment où, partant pour Coblentz, sa mère le fit peindre. Je le reconnus parfaitement pour l’avoir vu, monté en bracelet au bras de madame la marquise ; ensuite madame Hélène, votre tante, l’obtint ; elle voulut l’avoir en médaillon, comme c’était la mode alors, et c’était moi qui avais été envoyé à Lyon pour faire changer la forme de la monture.

Maintenant il se retrouvait là, dépouillé de tout ornement, rien que l’ivoire sous verre, doublé de peau ; comment était-il tombé entre les mains de Thérèse ?… Je ne le sais.

Les yeux de Marie fixés sur ce portrait ne pouvaient s’en détacher. Une vive rougeur couvrait son visage, sa physionomie exprimait la surprise, le bonheur aussi… Elle saisit la lettre qui y était jointe, l’ouvrit, la lut… jeta un cri douloureux en joignant les mains, et resta la tête inclinée, abîmée dans ses réflexions.

Je pris la lettre de ses doigts crispés. Il ne pouvait y avoir de secrets pour moi, hélas ! ils m’étaient tous connus, je la lus. Il était évident que c’était une des lettres qui suivirent la rencontre du Luxembourg, que c’était cette troisième lettre à laquelle Thérèse fit cette réponse si digne, que je vous ai rapportée, madame. En voici le contenu :

« Je n’ai d’autres droits à faire valoir sur vous que ceux que m’avait donnés votre cæur… vous m’en bannissez, je reste désarmé devant votre rigueur, vous le savez bien, et vous en abusez…

» Mais vous ne pouvez refuser au moins que les intérêts de votre dot soient affectés à l’entretien de votre fille. » Je joins ici la première année de la pension annuelle, que je prends l’engagement d’honneur de servir exactement à dater de ce jour.

 » Le marquis de Lestanges.

» 11 août 1806. »


Au bas de la lettre était écrit, d’une petite écriture pressée, détrempée par les larmes :

Ô mon Dieu ! je le méprise !… donnez-moi donc la force de l’oublier !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous savez, madame, reprit Saint-Jean, après un moment de pénible silence, que cette somme fut alors repoussée et renvoyée, et comment plus tard la pension fut acceptée pour Marie. Et si j’ai rapporté ici le mot à mot de cette lettre, madame, c’est pour obéir à votre désir de savoir comment Marie avait appris à qui elle appartenait !

Les trois lettres ont été renvoyées, poursuivit-il. La faible femme a obtenu de Dieu le courage de ce sacrifice… La conservation de celle-ci avait-elle été, de la part de la mère, un acte de vague prévision pour l’avenir si incertain de sa pauvre enfant ?… Elle a emporté le secret de sa pensée dans la tombe !

La scène muette qui suivit cette découverte ne peut se dépeindre, madame… moi, je comprenais tout !…

Marie était là, devant moi, pâle maintenant, anéantie : ses regards erraient sur les murs lambrissés de cette chambre… s’arrêtaient, fixes et profonds, d’un meuble à un autre… se reportaient de la cheminée de pierre où brûlaient soigneusement enterrés deux tisons… à la petite table recouverte d’une toile cirée sur laquelle, près d’une lampe de cuivre, était posée la dentelle qu’elle raccommodait… autour d’elle, l’abaissement, la pauvreté. Et sa main serrait convulsivement le portrait de son père… le marquis de Lestanges…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle avec une expression déchirante en élevant ses yeux noyés de pleurs vers le ciel… Elle y fut entendue.

Son regard, en retombant, rencontra le berceau de son fils endormi… Elle se leva, se jeta à genoux devant le portrait de sa mère, dessiné par Julien :

— Pardon ! pardon, ma vénérée mère ! s’écria-t-elle. Mon bon, mon cher mari ! mon enfant bien-aimé ! Oh ! le sort que lu m’as fait, ma sainte mère, je ne l’échangerais pas pour celui d’une reine !

Puis, d’un mouvement heurté, elle se releva, prit la lettre, le titre aussi… l’éleva au-dessus du tube de la lampe, le réduisit en cendres… saisit le portrait, en arracha le verre, imprima ses lèvres sur l’ivoire… et par un dernier effort désespéré, en effaça l’empreinte avec sou mouchoir trempé de larmes.

Et maintenant, dit-elle avec une céleste expression… le secret de ma pauvre mère est à jamais enseveli au fond de mon cœur… Maintenant aussi… l’heureuse femme de l’ouvrier ne se souviendra avec orgueil que d’une chose : c’est qu’il a choisi la fille sans nom, sans famille, pour en faire sa compagne, la mère honorée de ses enfants !

Enfin elle retira le petit reliquaire qui se trouvait au fond du coffret, courut le déposer sur le berceau de son fils, près duquel elle resta agenouillée priant et pleurant doucement.

Tout ceci se passa en bien moins de temps que je n’ai mis à vous le raconter, madame.

Après, elle remit, en étouffant un soupir, l’ivoire décoloré… dans le coffret, le ferma, le reporta à sa place, revint vers moi, et me dit avec un naïf embarras en penchant sa tête sur mon épaule :

« Ai-je fait mon devoir ?… »

Je la serrai dans mes bras en l’appelant la digne fille de sa mère !

Elle se rassit, reprit son ouvrage… mais je lisais sur son expressive physionomie sa souffrance intérieure. Ni elle, ni moi, nous n’aurions pu causer de lieux communs, je sentais d’ailleurs que le meilleur moyen d’user sa préoccupation était de l’aider à s’épancher :

Marie, lui dis-je, ta mère ne t’avait-elle donc jamais parlé de ton père ?

— Jamais ma mère ne m’en a parlé, répondit-elle.

— Et toi, tu ne l’as jamais questionnée à ce sujet ?

— Une fois seulement. Et voici à quelle occasion :

J’étais encore tout enfant, j’avais six ans, je crois ; ma pauvre bonne mère me conduisait le plus souvent qu’elle le pouvait au jardin du Luxembourg, pour me faire prendre de la distraction et de l’exercice. C’était un dimanche après le dîner, elle se promenait avec moi, nous rencontrâmes une petite fille accompagnée de sa bonne ; elle m’accosta, et toutes deux nous nous mîmes à courir, à sauter à la corde, devant ma mère qui nous suivait.

Une jeune femme, l’air heureux, souriant, appuyée sur le bras d’un jeune homme, parut au bout de l’allée ; ma petite compagne s’élança au-devant d’eux en criant : Maman ! papa ! en se jetant des bras de l’un dans ceux de l’autre.

Je m’étais arrêtée et la regardais faire… Je me retournai… ma mère venait seule, triste… je courus à elle, mes idées étaient confuses… Je venais pour la première fois de voir une place vide à ses côtés… de m’apercevoir qu’il manquait quelqu’un entre nous !

Les impressions de l’enfance restent ineffaçables ; je sens encore la pression de sa main tremblante en m’entraînant dans une autre allée, pour fuir cette vue qui, à elle, brisait son cœur !…

Et moi, ignorante enfant, j’y retournai le fer !

Maman, où donc est mon papa à moi ? lui demandai-je.

Elle ne me répondait pas.

— Est-ce que je n’ai pas de papa, moi ?… dis, maman, je t’en prie ? repris-je.

Il n’existe plus, ma fille, articula-t-elle avec effort.

Je ne comprenais pas bien… et j’ouvrais la bouche pour l’interroger encore, « Chut ! Marie… fit-elle. Prie Dieu tous les jours pour ton père, chère enfant… » dit-elle avec tendresse tout bas, en cachant sur mon front, qu’elle baisait frénétiquement, son visage inondé de larmes.

Ces larmes entrèrent profondément dans mon cœur ! Je fus bien longtemps à me pardonner le chagrin que j’avais causé à ma mère, si bonne, si douce. Et quoique, en grandissant, ma pensée se soit souvent arrêtée sur ce sujet, jamais, jamais plus je ne l’ai questionnée !

Le retour de Julien mit fin à cette conversation, et jamais non plus il n’a été question entre Marie et moi de cette soirée… Dans son intérieur, elle est restée la simple et laborieuse jeune femme, tendre, aimante pour son mari ; affectueuse, prévenante pour sa bonne belle-mère ; elle adore ses enfants ; depuis, une jolie petite fille, qu’elle a également nourrie, lui est née : rien n’est changé dans sa manière de faire la joie et le bonheur de son intérieur.

J’ai remarqué seulement que ce que la jeune femme avait conservé, avant cette époque, de la vive et naive jeune fille, a été remplacé par quelque chose de plus posé, de plus réfléchi.

— Merci, mon bon Saint-Jean, lui dis-je, maintenant je connais Marie !… je veux la voir.

— Madame !… s’écria-t-il en faisant un geste de dénégation.

— Pourquoi cela ? Je veux la voir… te dis-je.

— Madame, dit-il avec affection, vous êtes bien jeune… je suis bien vieux, permettez à votre serviteur dévoué d’oser vous donner un avis : vous ne devez pas chercher à rapprocher Marie de vous, madame.

— J’ai des projets, Saint-Jean.

— Madame… je crois vous comprendre… mais… que voulez-vous faire ?… Le sort de Marie est irrévocablement fixé… à quel titre interviendriez-vous dans ses affaires, pénétreriez-vous dans les recoins cachés de son humble intérieur ? Et lui faire connaître ce titre serait une cruauté, madame ! Il est des distances infranchissables… Vous ne pouvez élever Marie jusqu’à vous, madame, et vous ne pouvez descendre jusqu’à elle !

— Je n’ai pas encore réfléchi à tout, dis-je, mais je puis toujours aller la voir ! Je saurai bien trouver un prétexte à mes visites, je…

— Madame, interrompit-il, vous n’avez pas réfléchi à cela non plus, pardon… Une fois sans doute vous pourrez aller voir madame Thibaut, mais vos visites ne peuvent pas se renouveler… les personnes de votre rang sont sous le coup de toutes les suspicions, dans la dépendance de toutes les investigations, de tous les regards fixés sur leurs démarches.

Entre mille autres objections que j’aurais à vous présenter, poursuivit-il avec fermeté, il est un obstacle invincible à vos visites : vous ne sortez jamais seule, madame… jamais qu’accompagnée de vos gens. Oserez-vous les mettre dans la confidence des démarches que vous ne devez pas… que vous ne pouvez avouer ni à madame votre mère, ni à monsieur votre mari ?

— À force de prudence je surmonterai les obstacles ! dis-je, pensive cependant.

— Madame, vous les braverez… et ce sera tout ! repartit fermement Saint-Jean ; veuillez, de grâce, réfléchir à ce que pourraient penser votre cocher et votre domestique qui vous déposeraient souvent à la porte d’une allée !… les personnes qui pourraient vous y voir entrer, celles qui vous rencontreraient dans l’escalier, montant les quatre étages de Marie, dans votre toilette habituelle, madame !

Quels rapports possibles, aux yeux de tous, peuvent exister entre la femme du grand monde et une ouvrière ?… avec le ménage d’un ouvrier imprimeur ?… Vous n’êtes pas dame de charité, madame, et la famille Thibaut n’est pas inscrite au bureau des pauvres : ce seraient là cependant les deux seuls cas qui pourraient expliquer le motif de vos visites chez elle.

Tout cela était vrai ! Je sentais bien qu’il y avait raison et sens dans les paroles de l’honnête Saint-Jean… Je n’avais pas grand’chose à lui répondre, mais il ajouta :

– Daignez en croire ma vieille expérience ! les convenances, madame, ne vous le permettent pas.

— Ah ! encore les convenances ! Et toi aussi, Saint-Jean ?… m’écriai-je avec impatience ; mais ce sont ces abominables convenances qui ont tué cette noble Thérèse !… les convenances encore qui ont étendu sur moi leur manteau de plomb !

— Madame, répondit Saint-Jean avec une inflexion grave et triste, tout fléchit sous leur puissance : nul n’est assez fort pour les braver impunément !…

Au nom de votre propre intérêt, ajouta-t-il du ton de la prière, de celui d’une autre encore, de Marie… je vous en conjure, madame, abandonnez votre projet !

Mais, Aline, un précipice ouvert devant moi ne m’aurait pas fait renoncer à son exécution.

Le récit que je venais d’entendre avait fait résonner en moi toutes les cordes généreuses du cœur, éveillé la ferveur du beau, du bien, Serai-je donc, moi aussi, au-dessous de Thérèse et de sa fille ?… D’un côté, y aurait-il donc éternellement grandeur et noblesse, de l’autre égoïsme et insensibilité ?… Cette Marie, si simplement héroïque, je m’en enorgueillissais ! j’aurais voulu pouvoir la proclamer mienne à la face de l’univers !… Pauvre Marie ! je voulais la voir, l’aider, l’aimer. Rien, rien au monde ne pouvait changer ma résolution : il était dix heures du soir, je ne remis qu’au lendemain à midi ma visite à Marie.