II


Un peu plus tard, dans ce même salon tout à l’heure si bruyant, si animé, régnait un silence profond. Madame de Rivers, seule, étendue dans une moelleuse ganache, le coude appuyé sur un guéridon chargé de brochures, d’albums, de revues, se disposait à passer solitairement une bonne soirée.

Madame de Rivers est jeune encore, elle possède la considération que donnent une conduite et une mesure parfaites, la naissance et la fortune. Restée veuve de bonne heure, elle a arrangé sa vie pour en jouir à sa manière. Sa maison est le rendez-vous de la meilleure compagnie de Paris, et elle trouve du charme à ce tableau mouvant qui passe chaque jour sous ses yeux ; il lui plaît, mais ne l’éblouit pas… Le monde n’est pour elle qu’une distraction, non pas un besoin : elle l’a jugé… Elle sait ce que valent les démonstrations, les amitiés à fleur d’eau de la foule !

À cette heure de recueillement, il y a dans son âme de la tristesse et du dégoût… Elle s’indigne à huis clos en repassant dans ses souvenirs la conversation de l’après-midi, où à chaque mot, à chaque syllabe, se décelaient la malveillance et l’envie… L’envie ! cette lèpre hideuse qui s’attache à toutes les prospérités, à toutes les supériorités !… Oh ! que l’étude du cœur humain est chose repoussante !… murmura-t-elle en laissant échapper sa pensée par ses lèvres.

Le fracas d’une voiture qui entrait rapidement dans la cour de l’hôtel interrompit la rêverie de madame de Rivers :

— Une visite ! fit-elle avec un geste contrarié.

Le moment était mal choisi…

— C’est moi, Aline, dit en passant prestement devant le domestique qui se disposait à l’annoncer, une svelte et gracieuse jeune femme, à la taille flexible comme un roseau, couronnée de fleurs, dans une ravissante toilette du soir, et dont les pas légers effleuraient à peine la terre.

— Soyez la bienvenue, chère Hélène ! dit affectueusement madame de Rivers ; vous semblez une vaporeuse apparition dans ce salon désert… Mais où donc allez-vous si belle, si resplendissante ?

— Aux Italiens d’abord, et je viens vous demander si vous voulez m’accompagner.

— Ma bonne Hélène, j’avais disposé autrement de ma soirée…

Tancredi… madame Malibran… c’est irrésistible cela, chère !…

— C’est bien tentant !… mais…

— Mais… vous ne vous en souciez pas ! dit la jeune femme en faisant une petite moue moqueuse.

— J’irai, si cela vous est bien agréable, chère Hélène…

— Ce qui m’est agréable, répondit-elle avec vivacité, c’est d’être avec vous, et si au moins vous voulez de moi… je resterai, nous causerons, ou nous ferons de la musique ensemble.

— Et vous une sacrifieriez sans regret votre soirée, Hélène ?… Votre jolie toilette serait pour moi seule ?…

— Je vous ferai cet immense sacrifice, Aline ! répondit en riant aux éclats l’élégante jeune femme.

Et elle s’installa résolûment sur une chauffeuse bien basse, en arrondissant autour d’elle avec une complaisance enfantine, sa robe de gaze rose garnie de trois bauts volants.

— Quel charmant caractère vous avez, ma gentille Hélène ! dit madame de Rivers en lui tendant affectueusement la main.

Une de ces bonnes causeries intimes du coin du feu, s’établit aussitôt entre les deux femmes.

— J’avais déjà eu de vos nouvelles ce matin, reprit madame de Rivers.

— Vous avez vu ma mère ?

— Non, par plusieurs de vos admirateurs du bois…

— Ils y étaient tous !… répondit-elle avec une malicieuse gaieté.

— Il n’est bruit que de vos triomphes…

— Qui donc a médit de moi ?… Dites, dites vite, Aline !

— Vous avez été suivie, entourée, et… impitoyablement coquette… Est-ce la vérité ?

L’étourdie partit d’un de ces joyeux rires d’enfant enchanté d’avoir fait une bonne espiègerie.

— Oui, oui, c’est vrai ! s’écria-t-elle.

— Mais cela est fort mal ! fit avec un petit geste de menace madame de Rivers.

— Ne me grondez pas, Aline, cela m’amuse, me distrait quelquefois un moment !… dit-elle en passant négligemment ses doigts effilés dans les longs tire-bouchons qui encadraient sa délicieuse figure ; et cependant, ajouta-t-elle avec une gravité comique, cependant, si vous saviez à quel point le monde, ses hommages ou ses blâmes me sont indifférents !

— Je n’en crois pas un mot, Hélène ! dit en riant madame de Rivers.

— Et vous aussi, vous me croyez légère, frivole ?

Madame de Rivers fit en souriant un geste affirmatif.

— Heureuse peut-être… ajouta-t-elle avec une inflexion stridente.

— Mais sans doute, Hélène, à moins que tout ce qui constitue une agréable existence, une heureuse vie de femme, ne soit qu’une déception pour vous !… Dites, ma chère, qu’y a-t-il eu de commun jusqu’à ce jour entre vous et le malheur, et la souffrance !…

— Ah !

Et sur ce visage si animé, si gai quelques instants auparavant, se répandit une expression d’indicible tristesse.

— Il n’y a bien souvent d’exactement vrai dans les jugements du monde que leur fausseté ! ajouta-t-elle avec amertume.

Madame de Rivers attacha sur la jeune femme un long et pénétrant regard… Son air exprimait à la fois un doux intérêt, une vive curiosité : était-ce bien là cette Hélène si frivole, l’insoucieuse Hélène ?…

— Mais enfin, reprit-elle, tout ce qui peut contribuer au bonheur, vous le possédez…

— Et pourtant ! fit-elle en balançant tristement sa jolie tête, pourtant je suis malheureuse !…

— Oh ! cela est impossible, Hélène ! s’écria madame de Rivers.

— Si, si !…

Et comme irrésistiblement entraînée, elle ajouta :

— Écoutez ceci : J’ai vingt-deux ans, on me dit jolie, je suis riche, recherchée, admirée… Tout ce qu’on est convenu d’appeler les jouissances d’une vie brillante et parée, je le possède : j’ai un magnifique hôtel, les plus beaux chevaux, les plus beaux diamants, les plus beaux cachemires ; je donne des fêtes somptueuses ! Oui, oui, tout cela est vrai !… Et sous ces lambris dorés, je dors mal… sous mes beaux cachemires bat un cœur brisé… Dans mes salons resplendissants d’élégance, aux feux étincelants des lustres, tout est sombre, décoloré à ma vue… Ce qui en faisait le charme et l’intérêt en a disparu à jamais !… Et, ajouta-elle avec une intraduisible expression, et j’ai la mort dans l’âme… en grimaçant la folie et la gaieté au milieu de la foule, qui me proclame la plus heureuse femme du monde !

— Ma pauvre Hélène ! s’écria madame de Rivers.

Et, par un de ces bons mouvements qui partent du cœur, elle se rapprocha tout près de son amie.

— Oui, vous dites vrai, Aline, pauvre, misérable Hélène, sacrifiée à la fortune, à la vanité !… Avec vous, je le sais bien, chère ! dit-elle avec une inflexion caressante, je puis penser tout haut… eh bien ! vous allez pénétrer avec moi dans mon intérieur de famille… dans les réalités de ce bonheur si envié. Après, après vous me plaindrez, vous ne direz plus, vous, que je suis une heureuse femme !