I


C’était au commencement du printemps de 1829, par une de ces tièdes et riantes matinées de soleil, où tout Paris, le Paris élégant, semble s’être donné rendez-vous au bois de Boulogne. À propos, mon Dieu !… notre pauvre bois, à cette heure !… tout bouleversé, rasé, saccagé, c’est désolant !… Brisons là.

Mais, le jour dont je parle, notre beau bois avait encore de beaux ombrages, de belles pelouses, et vers trois heures la grande avenue de Longchamps, couverte de monde, de voitures, présentait le plus pittoresque, le plus magnifique coup d’œil. Dans ses contre allées, qui déjà formaient des dômes de verdure, se développait en longues files onduleuses une foule parée, parfumée, rieuse, coquette, se retrouvant là dans ses vaporeuses toilettes du matin, sous les arbres, comme elle l’était la veille aux Italiens, comme elle le sera le soir à l’Opéra, toujours empressée de voir et d’être vue… Et sur la chaussée, dans un indescriptible pêle-mêle, se croisaient en tous sens de nombreuses et bruyantes cavalcades, une multitude de voitures.

Entre les plus élégantes se faisait remarquer un charmant coupé gros bleu, doublé de satin blanc, attelé de deux délicieux chevaux isabelle, pleins de feu et d’ardeur, aux crins nattés entremêlés de rubans bleus, menés à la Daumont, et suivi de deux grooms en tenue parfaite, riche et de bon goût, montés sur des chevaux de prix.

Ce leste et brillant équipage, d’une irréprochable élégance dans tous ses détails, aurait attiré les regards, quand bien même le cortége d’élite qui se pressait aux portières de la voiture n’eût pas appelé l’attention sur la jeune femme qui l’occupait seule : sa ravissante figure, ses manières pleines d’aisance et de distinction, justifiaient, du reste, l’ovation incessante dont elle était l’objet, et l’empressement de ses nombreux admirateurs.

Et à tous indistinctement, elle accordait avec une inimitable grâce l’aumône si ardemment sollicitée d’un regard, d’un mot… Chacun avait part à la faveur fugitive d’un sourire, d’un témoignage bienveillant… et quelques-uns peut-être pouvaient emporter la douce espérance d’avoir été personnellement distingués et comptés…

D’ailleurs les mille saluts gracieusement et familièrement échangés entre la jolie dame du coupé et les femmes qui occupaient les voitures armoriées, indiquaient suffisamment son rang et sa position dans le monde.

De toutes parts un murmure flatteur accompagnait sa marche triomphale. Les regards des hommes exprimaient une admiration passionnée, la suivant à perte de vue… Le long et méditatif regard des femmes attaché sur elle, traduisait la pensée que leurs lèvres ne proféraient pas : L’heureuse ! l’heureuse femme !…

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Cette même après-midi aussi, il y avait comme de coutume affluence au cercle de madame la comtesse de Rivers, dont le salon, de trois à six heures, était le point central où venait aboutir, donner ou chercher des nouvelles, une partie de la haute société de Paris. Il était de mode de faire une pause chez madame de Rivers avant de rentrer chez soi : on appelait cela terminer sa matinée. Et comme on y rencontrait tout le monde, tout le monde voulait s’y montrer.

À ce moment, la plupart des visiteurs revenaient en droite ligne du bois ; et dans une conversation rapide, se reproduisait, toute palpitante d’actualité, la chronique du jour qu’on venait d’y recueillir au vol.

Les on dit politiques, les nouvelles confidentielles données par les familiers du château sur le renversement médité du ministère Martignac, occupèrent bien quelques instants ; mais à qui, dans ce salon, importait la chute du ministère bourgeois ? Les impressions, les scènes épisodiques de la promenade, étaient d’un bien autre intérêt vraiment ! Il y avait un bien autre charme dans la revue passée en commun des célébrités de tous genres, des sommités élégantes dont l’apparition ou la rencontre avaient complété les jouissances de la matinée de tout ce monde d’heureux désœuvrés, pour qui le bois et l’Opéra sont les seules affaires sérieuses de la vie !

Parmi les femmes citées pour avoir fixé l’attention, madame la duchesse de G ***, en possession d’imposer la mode et le goût, fut tout d’abord nommée : elle montait avec une grâce et une hardiesse fort remarquables un cheval arabe pur sang, aux allures vives et impatientes, d’une beauté, d’une valeur idéales, l’un de ceux, assurait-on, envoyés dernièrement de Constantinople en présent à M. le dauphin.

La façon nouvelle de l’habillement de cheval qu’elle portait, sa coiffure, qualifiée d’innovation heureuse, furent approuvées par acclamation. Et, à la prière d’une curieuse jeune femme, M. le prince de B***, qui avait eu l’honneur, dit-il, d’accompagner madame la duchesse de G***, décrivit d’une manière très-satisfaisante la coupe de son habit, couleur pensée des Alpes ; la forme un peu excentrique, mais d’une grande distinction, de son chapeau de pluche blanche à passe fermée sous le menton, à calotte ronde, entourée d’une Fernand-Cortès de petites têtes de plumes blanches :

— Elle était charmante ! charmante ! s’écria-t-il.

— Pauvre femme comme cette horrible petite vérole l’a changée ! fit observer charitablement une des amies intimes de la duchesse…

— Mais elle est encore très-belle ! répliqua vivement le prince de B ***.

— Hélas ! ce n’est plus que la pâle copie d’un ravissant portrait !… Je ne puis encore me faire à cet affreux changement ! dit-elle d’un accent pénétré.

— Incontestablement, dit M. de L***, ce type merveilleux de l’éternel jeune homme, de l’élégance, des manières aristocratiques, et, à soixante ans, resté quand même une autorité consultée ; incontestablement les honneurs de la matinée appartiennent à la jolie madame Duval, elle a eu un succès fou ! Son coupé anglais, son attelage isabelle, qui sortaient pour la première fois, sont du meilleur goût, et…

— Dites donc fabuleusement beau ! interrompit le duc de D *** avec l’aplomb d’un homme accoutumé à imposer son opinion, Savez-vous ce qu’a coûté à Londres cette paire de chevaux ?… Cinq cents livres sterling !

— Quel faste ! Quel luxe princier ! C’est inimaginable ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Eh ! messieurs, jadis cela se passait exactement ainsi ; ce ne sont là que les us et coutumes traditionnels de l’ancienne finance ! M. Duval a un splendide état de maison, le meilleur cuisinier, la meilleure cave de Paris : de quoi vous plaignez-vous ? dit M. de L*** d’un ton de finesse moqueuse ; quant à moi, je trouve que, pour un financier déguisé en pair de France, il tranche fort agréablement du grand seigneur !

— Ne plaisantez pas sur ce sujet, M. de L *** ; je ne vois pas là le plus petit mot pour rire ! repartit avec humeur la vieille marquise de Monl***. Jadis, jadis, ne vous en déplaise, cela ne se passait pas de la sorte : le roi faisait quelquefois de messieurs de la finance ses hommes d’affaires, des ministres, mais non pas des pairs de France ! C’est à donner des nausées, de voir jeter la première dignité du royaume à la tête de gens de ce calibre !

— Qu’est-ce donc que ces Duval ? demanda à demi voix le vieux chevalier d’Ursel au commandeur de Neyrac, placé auprès de lui.

— Rien du tout, répondit-il tout haut. Ce sont des paysans de ma province, dont le nom est Thibaut : le grand-père de celui-ci tenait à ferme les terres de notre baronnie du Val, en Dauphiné, et, pour le désigner entre ses frères, on l’appelait dans le pays Thibaut du Val. Il était en même temps maitre Jacques au château, pendant les séjours accidentels qu’y faisait ma famille lors de l’assemblée des états.

Mon père s’intéressa à son fils qui était un garçon assez intelligent, le fit placer commis aux gabelles, d’où il est parti, la révolution aidant, pour faire une fortune scandaleuse dans les fournitures des armées de la république.

Voilà l’origine du Duval et de ses deux cent mille livres de rente, qui, l’un portant l’autre, siégent au jourd’hui sur les bancs de la pairie !

Tout le monde se mit à rire.

C’est véritablement la fin du monde ! s’écria la marquise de Monl***.

— N’était-il pas député ? demanda quelqu’un.

– Eh, sans doute ! Il s’est fait nommer député pour faciliter l’ascension… Comme tant d’autres de l’espèce, le sieur Duval avait bien entendu que la députation serait pour lui un moyen, un marche-pied pour l’aider à grimper… Du reste, les précédents ne lui manquaient pas ! De concession en concession, nous tombons dans l’absurde ! dit en levant les épaules monsieur de Neyrac.

— Mais enfin, à quel titre l’a-t-on élevé à la dignité de pair de France ? demanda encore le vieux chevalier qui, lui, s’il avait beaucoup oublié, en revanche, n’avait rien appris non plus.

— Ah ! quant à cela, il est certain qu’on ne lui connait d’autre titre que sa qualité de millionnaire, dit en riant le prince de B***.

— Aussi l’affaire cependant n’a-t-elle pas été toute seule… reprit M. de Neyrac. Il a fallu toute la ténacité, tout le savoir-faire de la marquise de Lestanges, alliée à tous les gens qui ont l’honneur d’être dans l’intimité du roi et de madame la dauphine, pour de haute lutte emporter cette ridicule nomination ! Elle y a pris peines et soins, je vous le garantis…

— Oui, oui, je le sais de bonne source, ajouta la marquise de Moni***, madame de Lestanges, en son nom, comme en celui de son mari, de bonne maison, ma foi ! a convoqué le ban et l’arrière-ban des grands et petits parents, pour leur persuader qu’ils devaient l’aider à faire de monsieur son gendre quelque chose d’avouable

Un éclat de rire général accueillit le coup de boutoir assené par la maligne vieille femme, qui, du coin du feu où elle était tapie, écoutait avec un balancement de tête approbatif et railleur les communications officieuses du commandeur son ami.

— Si c’est là, ainsi qu’on l’assure, une des conditions du contrat, la voilà remplie… Et il est fort supposable que tout ce luxe d’ostentation a été le programme arrêté à l’avance entre la belle-mère et le gendre, ajouta M. de Neyrac.

— C’est bien l’homme le plus vaniteux de France ! s’écria quelqu’un.

— Et le plus prodigieusement présomptueux ! Il a un aplomb, une assurance incroyables, véritablement ajouta-t-on.

C’est un de ces types de Mondor, très-curieux à observer… dit en souriant le commandeur de Neyrac.

— Mais madame Duval est restée, elle, la simple et charmante femme que nous aimons tous… fit entendre une douce voix.

M. de L***, qui saisit la bonne intention de la maitresse de la maison, s’empressa de ramener la conversation au ton léger de son début.

— Mon Dieu ! reprit-il, qu’elle était jolie ce matin dans son délicieux négligé tout de dentelle et de mousseline blanche !

— Elle était ravissante ! s’écrièrent avec exaltation quelques jeunes hommes.

— Et puis, il y a dans sa manière un mélange de mélancolie et de frivolité, de candeur et de coquetterie à incendier tous les cœurs, n’est-il pas vrai ? reprit en riant M. de L***. Il est de fait qu’elle a eu un succès prodigieux ! et elle jouissait ingénument de ses triomphes avec une gentillesse, une gaieté adorables !

— Ah ! c’est que la vie est bien facile, bien belle à madame Duval !…

— Qu’a-t-elle à désirer sur la terre ?…

— Son existence n’est qu’un long enchantement !…

— C’est bien la plus heureuse femme du monde ! exclamèrent à la fois plusieurs femmes.

Et dans l’accent avec lequel ces mots furent prononcés il у avait toute une révélation du sentiment qu’inspirait ce bonheur…

— Mais elle le mérite ! Hélène est si naturellement bonne, gracieuse, constamment obligeante pour tous !… dit madame de Rivers.

— Eh ! mon Dieu, madame, personne, il me semble, ne conteste les qualités de madame Duval. Son éloge est tout à fait de luxe ici ! fut-il répondu d’un ton aigre-doux.

— Madame de Rivers est toujours parfaite pour ses amis, dit M. de L *** en interrompant poliment ce picotage ; mais d’ailleurs madame Duval, dont l’aimable caractère et les excellentes façons nous rendent si agréables sa société et sa maison, ne compte parmi nous tous que des admirateurs sincères.