III


— Et d’abord, en remontant aux jours de mon enfance, ces jours, les seuls heureux bien souvent que nous accorde la parcimonie du sort, je chercherais en vain du bonheur, de riants souvenirs !

Le caractère froid, tout positif de ma mère, les traditions qu’elle avait conservées de son éducation, de sa jeunesse, excluaient chez elle ces adorables faiblesses maternelles qui rendent si douce aux enfants leur entrée dans la vie : les dorloteries, les gâteries, les caresses surtout, que j’appelais instinctivement, je ne les ai pas connues !…

Ma mère m’élevait comme elle avait été élevée, peut-être même avec plus de soin, moins d’indifférence : s’occuper de moi plus qu’elle ne le faisait, ne lui tombait pas à l’esprit.

Elle m’aimait à sa manière, non à la mienne… La nature m’a faite aimante, expansive, exaltée ; je n’avais ni sœur, ni frère, personne sur qui éparpiller mes affections, et j’adorais ma mère : j’aurais voulu me réfugier sur son cœur, lui dire ce qu’il y avait dans le mien de tendresse pour elle, lui raconter mes joies et mes tristesses, mes petites tribulations d’enfant, en être plainte, consolée, approuvée, et je ne l’osais… Jamais un regard d’amour, un moment d’expansion d’elle à moi n’autorisait ces hardiesses !…

Oh ! que cette cruelle roideur m’a fait souffrir ! et que de fois, jeune fille, dans le vide qui m’entourait, il m’a semblé que je pleurais ma mère morte !

Je vous l’ai dit, Aline, je vais vous poser à mes côtés, chez mes parents, chez mon mari ; autrement les choses, car je n’ai pas d’événements à raconter, moi, la plupart de ces choses qui ont empoisonné toute ma vie, vous seraient incompréhensibles…

À sept ans j’entrai au couvent du Sacré-Cœur, où j’ai été élevée. Ma mère venait me voir régulièrement tous les mois, s’informait de mes progrès, me recommandait d’apprendre à saluer plus posément, d’avoir à mieux soigner mes ongles affreusement faits, mes cheveux toujours ridiculement ébouriffés, et en général ma toilette beaucoup trop négligée ; cela dit, elle appuyait le bord de ses lèvres sur mon front, et sa visite était terminée.

Quelquefois mon père l’accompagnait. Lui, qui n’avait pas comme ma mère un joli chapeau, un voile, une collerette, que sais-je, à garer de la pétulance de mes caresses, de mes maladresses, me laissait volontiers me pendre à son cou, et ne me grondait pas, et pourtant je préférais ma mère… Je la trouvais si belle, noble, imposante ! ce qui était vrai ; j’étais fière de ma mère.

Pendant les huit années que j’ai passées au couvent, je suis sortie huit fois. Le premier de l’an, Saint-Jean (je vous reparlerai de mon vieux Saint-Jean), muni d’une lettre de ma mère, venait me chercher.

C’était un événement dont l’attente seule me causait des semaines à l’avance, des vertiges de joie : la nuit qui précédait le grand jour, je comptais toutes les heures, et quand enfin, ma toilette faite, la messe entendue, notre congé commençait, moi, je m’échappais, je courais à une fenêtre que j’avais découverte, à laquelle je ne parvenais que par des stratagèmes inouïs, et d’où je plongeais dans la cour extérieure ; je pouvais apercevoir dans la rue… C’était déjà du bonheur !

Je me vois encore le visage collé contre le sale grillage qui la garnissait, guettant avec une impatience fiévreuse tout ce qui se passait. À dix heures sonnantes, une voiture franchissait la grille : une tête blanche, souriante, se montrait à la portière, les yeux fixés vers mon observatoire… Je poussais un cri délirant, et, légère comme un oiseau, je reprenais ma course à travers les corridors et les escaliers, et je me retrouvais assise dans la classe, au moment où la sœur tourière venait me chercher pour me remettre aux mains de l’envoyé de ma mère : Saint-Jean m’installait dans la voiture dont les glaces étaient levées, refermait la portière, et montait derrière.

Tous les plaisirs de cette journée si longuement attendue, si ardemment désirée, se bornaient après le déjeuner, à aller, conduite par ma mère, rendre mes devoirs à ma grand’tante la duchesse de Nozan qui, en échange des souhaits que je lui adressais du meilleur de mon cœur, me donnait invariablement une petite boîte renfermant un joli bijou, et un gros sac de pistaches pralinées, lesquels présents me ravissaient.

Je dînais ensuite avec mes parents, dont la porte était toujours hermétiquement close ce jour-là, et le soir à huit heures je rentrais au couvent dans le même ordre que j’en étais sortie, à l’exception qu’au retour Saint-Jean occupait la banquette du devant, parce que, le soir, c’était un fiacre qui me reconduisait.

J’avais le cœur bien gros ; des larmes qu’il s’efforçait de me cacher roulaient dans les yeux du vieillard, pendant que pour la millième fois je lui répétais : « Tu viendras bien souvent me voir, m’apporter des nouvelles, n’est-ce pas ?… n’oublie pas !… » Ces nouvelles, il faut bien vous dire que c’étaient des joujoux, quand j’étais enfant, de petits objets qui satisfaisaient mes fantaisies, quand je fus jeune fille, et que l’excellent homme m’apportait comme venant de la part de ma mère… tandis que c’était de son argent qu’il me les achetait, je l’ai découvert depuis !

Toute, la route se passait ainsi, et au moment où, descendue de voiture, la porte de ma cage allait se refermer sur moi pour toute une année, je me jetais en sanglotant au cou du bon vieux serviteur qui m’avait vue naître ; et lui, ne manquait jamais de s’écrier avec une indicible expression de respect et de bonheur : « Oh ! mademoiselle, mademoiselle ! »

Ainsi se sont écoulées, Aline, les seize premières années de ma vie… Six semaines après ma rentrée dans la maison paternelle j’étais mariée, j’étais à jamais misérable !

— Ma chère Hélène, n’avez-vous donc pas été consultée ?… demanda madame de Rivers émue.

— Non, non. Chez nous cela ne se passait pas ainsi. Ma mère me considérait comme un objet à elle appartenant, dont elle disposait suivant sa conscience, suivant les convenances de famille. C’était ainsi qu’elle avait été mariée, et il ne lui venait pas à l’idée qu’il dût en être autrement à mon égard : mon trousseau était acheté, que je ne savais pas encore, à qui de ma mère ou de moi, étaient destinées toutes ces belles choses qui passaient en me ravissant sous mes yeux, qui encombraient tous les meubles de son boudoir, et que j’allais admirer en cachette…