C. Muquardt (p. 132-141).


XVIII


Je ne conçois plus mon audace, Aline ; avant, comme depuis, les emportements de M. Duval m’ont toujours trouvée sans défense, m’ont toujours inspiré un effroi involontaire ; à ce moment, la peur ne m’atteignit pas.

Jetée dans cette discussion, en dehors de mes habitudes, de mon caractère naturellement craintif et soumis, en même temps que froissée dans mes meilleurs sentiments, dans mes sympathies, j’éprouvais tout ce que l’indignation inspire de force et de résolution aux âmes les plus timides : ces gens que depuis une demi-heure on foulait outrageusement aux pieds, je les aimais, je les honorais… Marie était la personnification des plus nobles vertus ; la faute même du pauvre Julien puisait sa source dans de généreuses illusions. Et, quand je les savais dans leur détresse, sans appui, sans protection dans le monde, j’aurais déserté leur cause… oh ! cela ne se pouvait pas. Et pour la première fois je trouvai le courage de la résistance.

— Monsieur, répondis-je froidement, il y a quelque chose de plus sacré à mes yeux que votre défense : c’est ma conscience qui me crie de vous désobéir ; c’est l’honneur aussi… et je me mépriserais moi-même si j’avais la lâcheté de renier un parent à l’heure désespérée où la valeur de nos liens est sa dernière ancre de salut !

J’ai imploré en vain votre pitié… Maintenant, entre de misérables considérations d’amour-propre et la vie d’un homme peut-être, mais bien certainement le désespoir de toute une famille, je n’hésiterai pas ; j’a vouerai ma soeur et Julien Thibaut son mari pour miens, auprès de tous ceux qui m’accorderont intérêt et assistance pour les sauver !

Et je me dirigeai vers la porte.

Mais M, Duval se plaça devant moi, ses yeux dardant fixement dans les miens avec l’horrible expression de la colère à froid, calme, réfléchie…

— C’est… votre dernier mot ?… articula-t-il lentement.

Je fis un signe d’assentiment ; mais je me sentais dé. faillir…

— C’est votre dernier mot ?… répéta-t-il d’une voix étranglée en étreignant de ses deux mains contractées mes poignets à les broyer. À présent, voici le mien : Si vous dites un seul mot à votre mère de toute cette ridicule histoire… si vous avez le malheur… le malheur, entendez-vous ! d’accoler mon nom à celui de votre protégé, je pars pour un voyage illimité, je ferme ma maison, je vous laisse à Paris, et vous y brillerezavec le revenu de votre dot… Vous savez ce que cela veut dire ?…

Et en me lâchant les bras, il me repoussa rudement sur la causeuse.

Les paroles sont impuissantes à retracer de telles impressions, ma chère !

À ce vil reproche je sentis le sang des Lestanges frémir dans mes veines… Je me redressai de toute ma hauteur, éperdue… J’allais lui dire qu’une fille de ma sorte n’épouse un homme de la sienne… que parce qu’elle est pauvre et qu’il est riche… j’allais lui donner quittance à toujours de la pension qu’il me faisait, de cet or qui désormais en passant par ses mains sali rait les miennes… Tout cela Aline, frémissait dans mon cœur, sur mes lèvres…

Dieu ne permit pas que la révolte de mon orgueil coûtât la ruine de toute une famille…

L’image de Marie et de ses enfants se dressa imposante entre l’insulte et la vengeance… Je baissai la tête, et j’acceptai l’humiliation… Jamais, jamais je ne leur donnerai une plus grande preuve de dévoue. ment ; dans ce seul instant, j’ai racheté les torts de mon père !

— Vous m’avez entendu ?… maintenant faites ce qui vous conviendra, ajouta M. Duval en disparaissant par une porte dérobée, qu’il referma sur lui avec une telle force que le tableau qui y était suspendu se dé tacha, et se brisa en mille éclats.

Je m’enfuis épouvantée, la tête perdue. Moi, accou tumée au langage, aux formes qui, dans un certain monde, s’arrêtent invinciblement à l’impolitesse, à la brutalité… moi, l’objet de menaces, de scènes violentes ! maltraitée… presque frappée !… Il y avait de quoi devenir folle.

J’arrivai chez moi comme égarée. Marie effrayée de ma longue absence, se précipita à ma rencontre. Je tombai dans ses bras en poussant des gémissements étouffés.

— Qu’avez-vous ? Ô ciel ! qu’avez-vous ? me demanda-t-elle avec tendresse.

Et moi je répondis en sanglotant.

— Marie, Marie ! je suis la plus malheureuse des femmes !

— Vous ! vous ! s’écria-t-elle en parcourant du regard les somptuosités princières qui m’entouraient…

— Tout cela ne fait pas le bonheur ! murmurai-je. Mais dans ce regard, j’avais saisi la pensée de Marie, ce retour involontaire sur le positif de son malheur à elle !… Devais-je donc, en présence de sa douleur, me plaindre, moi ? Et, m’efforçant de surmonter mon émotion, je lui donnai des consolations, des espérances, quand intérieurement j’étais démoralisée, je ne savais que faire, que résoudre ! À qui m’adresser à présent ? Quel moyen au monde employer ?

Ni elle, ni moi, nous n’en savions pas le premier mot ! Et le temps passait… Deux heures s’étaient écoulées de puis son arrivée, déjà deux heures de perdues… Elle se mourait d’inquiétude de son pauvre mari dont elle espérait trouver chez elle des nouvelles : ses enfants aussi qu’elle avait laissés seuls… Tout cela me déchirait le cœur.

Et il fallut pourtant la laisser partir seule, hélas ! je n’osai pas la reconduire dans ma voiture… J’envoyai chercher un fiacre, et elle me quitta en emportant ma promesse que dans une heure je la rejoindrais.

Après son départ tout mon courage s’évanouit.

En présence des nécessités de la position de mes malheureux amis, et de mon impuissance à y suffire, j’eus un moment de désespoir à me briser la tête contre les murs. En vain j’invoquais mes souvenirs : j’avais de nombreuses connaissances, des admirateurs, je n’avais pas un ami… pas un être à qui je pusse dire : Aidez-moi !

En vain je regardais autour de moi… personne, personne ! Mon protecteur naturel, mon conseil, mon soutien dans la vie me manquait… Je venais de perdre la dernière illusion sur l’homme auquel mon sort était lié… Je me sentais seule sur la terre !

Mon regard désolé s’éleva plus haut… Je demandai à celui qui ne laisse jamais aucune prière sans consolation, sans espérance, d’avoir pitié de nous… Et lorsque je rejoignis Marie, j’avais retrouvé confiance et courage !

Là, j’appris de sa bonne belle-mère, qui avait suivi à pied, jusqu’à la préfecture de police, le fiacre qui entraînait son malheureux fils… ( je vous dis que tout cela était déchirant) que Julien avait été mis immédiatement au secret. Nous ne savions ce que c’était, et quand elle nous l’eût expliqué, nous fondîmes en larmes.

Mais madame Thibaut avait plus d’expérience que nous, elle pleurait moins et agissait. Déjà elle était allée consulter un avocat, et elle devait le revoir le lendemain pour savoir ce qu’il aurait pu apprendre de l’affaire de Julien.

Hélas ! elle était très-grave. En même temps que lui, onze personnes avaient été arrêtées et traitées avec la même rigueur.

Cet avocat, Me Ch***, était un jeune homme, un de ces nobles cœurs qui ne comptent ni avec la pesanteur de la lâche, ni avec les difficultés du succès ; et avec la généreuse exaltation de la jeunesse, il se dévoua corps et âme à notre cause ; il nous fut bon, consolant, nous guida, nous indiqua les démarches que de notre côté nous devions faire pour venir en aide à son zèle ; car à la défense de l’accusé se borne la part active accordée à l’avocat !

Six semaines s’écoulèrent, six siècles !… dans un si lence de mort de la part du pauvre prisonnier, à qui toute communication était interdite avec sa famille ; dans d’affreuses alternatives pour nous qui les passames à implorer indulgence pour lui, à intercéder, à demander quelque adoucissement à l’horreur de sa position.

Je dis nous, parce que ces cruelles démarches, je les faisais avec la pauvre Marie qui, seule, aurait succombé aux terreurs, aux tortures réservées à la femme d’un prisonnier politique !

Toutes deux vêtues de noir, le visage recouvert d’un voile qui cachait notre rougeur et nos larmes, accompagnées de Saint-Jean, qu’il m’avait bien fallu alors mettre dans ma confiderice… ensemble, nous avons parcouru bien des fois les sombres et sales corridors du palais de justice ; nous nous sommes assises tremblantes, épouvantées, sur le même banc que des figures hideuses, gardées à vue par des gendarmes, en attendant des heures entières la faveur d’une audience, dans le bouge infect qui précède le cabinet d’un juge d’instruction…

Non, non, à moins d’avoir passé par là, on ne peut se faire une idée de pareilles épreuves… C’est un songe pour d’avoir pu les supporter un moment. Mais je le savais, l’avotat me l’avait dit : mon assistance, mon concours dans les sollicitations de l’humble femme de l’ouvrier auprès du juge chargé d’établir la culpabilité de son mari, auprès de tous ceux qui de vaient prononcer sur son sort, étaient d’une portée morale immense. Cela se conçoit bien !…

Des miracles ont été opérés dans cette affaire. Je puis le dire parce qu’à un autre encore… en revient la meilleure part ! Je dois aussi rendre justice à qui la mérite, et après le bienfait obtenu, ne pas renier le bienfaiteur : nous avons trouvé dans le juge d’instruction un homme équitable, humain, qui ne faisait pas l’office de tortureur à l’égard du patient… qui, dans les sévérités de son ministère, comprenait l’indulgence, et dignement il excusa tout ce qui pouvait être excusé…

Julien était horriblement compromis. Il avait été trouvé en possession de fragments de ce pamphlet, et refusait noblement de faire connaître la presse clandestine d’où il était sorti… Et à cet aveu pourtant était attaché son salut !

À force de supplications et de prières nous étions parvenues à faire adoucir pour notre pauvre prisonnier les rigueurs du secret, c’est-à-dire que nous obtînmes qu’il pût communiquer avec son avocat, et quelquefois avec sa femme à travers une grille…

Nous la conduisions et l’attendions, moi et Saint-Jean, dans un fiacre à la porte de la Force… Elle revenait dans un état pitoyable de ces tristes entrevues… Ses larmes, ses instances ne pouvaient obtenir de Julien qu’il en fît la révélation au prix de laquelle on lui avait laissé entrevoir la possibilité de l’absolution de son cher mari ; et elle ne comprenait pas qu’elle et ses enfants ne passassent pas dans son cœur avant ce que nous appelions ces maudites affaires politiques !

C’est que, nous autres, nous sentons ainsi ! Dans une circonstance donnée, une femme sait mourir courageusement pour une noble cause, mais c’est tout… Elle ne sait pas lai sacrifier les objets de ses affections !

En effet, si Julien indiquait cette presse, avec un peu de bon vouloir de la part de ceux chargés d’apprécier la moralité de sa coopération dans cette affaire, il pouvait être considéré comme un instrument qui aurait fonctionné passivement, et la gravité des charges qui pesaient sur lui disparaissait… Si au contraire il se taisait, c’était avouer sa complicité intentionnelle avec ceux qui l’avaient employé. Mais parler eût été une lâcheté, et Julien en était incapable… Et garder le silence était un crime qui ne pouvait trouver grâce aux yeux de la loi.

La résistance de Julien l’honorait et nous désolait… L’instruction se poursuivait avec vigueur. Me Ch ***, très —inquiet, convaincu que dans cet état de choses, si Julien comparaissait avec ses coaccusés devant la cour d’assises, sa condamnation à une peine sévère était imminente, ne nous dissimula pas le danger de sa position. Il nous dit que de hautes influences auprès des juges de la chambre des mises en accusation pourraient seules obtenir que Julien, considéré comme un manœuvre ayant agi sans discernement, fût mis hors de cause.

Mais où trouver ces protecteurs puissants ? À qui nous adresser, mon Dieu ? Nous étions désespérées !

Ce fut alors, dans ces affreuses perplexités, qu’un hasard providentiel amena sur mes pas un ange secourable !

Albert s’aperçut de ma préoccupation, de ma tristesse, que révélait malgré mes efforts l’altération de mes traits… Personne autour de moi ne songeait à s’en inquiéter… Lui la remarqua, m’en demanda avec instance la cause, je la lui confiai… et mes amis furent sauvés !