VII


Saint-Jean, né dans la maison de mon grand-père, depuis soixante ans avait été le fidèle et muet témoin de tout ce qui s’était passé dans la famille, il en faisait comme partie ; son dévouement avait passé de génération en génération. Il avait partagé les prospérités de la maison de Lestanges ; et, dans ses mauvais jours, il avait redoublé de zèle : tant que ses services pourraient y être utiles, il ne lui était pas venu à l’idée qu’il pût se reposer !

En l’apercevant tout vêtu de noir de la tête aux pieds, mes larmes coulèrent ; j’avais produit sur lui la même impression… Nous restâmes quelques instants en silence. La première je le rompis :

— Assieds-toi, mon bon Saint-Jean, lui dis-je, assieds-toi… Je le veux… j’ai à te parler longuement.

Saint-Jean, repris-je, mon père en mourant m’a chargée du pieux devoir d’acquitter une dette envers une personne qui m’est encore inconnue. Il m’a dit seulement que je devais m’adresser à toi.

L’étonnement, une satisfaction profonde, se peignirent sur son visage vénérable.

— Oh ! s’écria-t-il en élevant ses bras vers le ciel, c’est l’ange qui est là-haut qui lui a inspiré cette bonne pensée ! Dieu vous bénira, madame ! ajouta-t-il en fixant son regard sur moi avec une inexprimable tendresse.

— Mon bon Saint-Jean, repris-je, cette personne que mon père a voulu désigner, où habite-t-elle ?

— À Paris, madame.

— Comment se nomme-t-elle ?

— Marie.

— Quel âge a-t-elle ?

— Vingt-trois ans.

— Comment est-elle ?… Est-elle bien ?…

— Elle est jolie, madame, et l’air noble, ah !

— A-t-elle été bien élevée ?

— Oh ! oui madame. Sa mère était la plus digne des femmes !

Et ces réponses, qui concordaient avec mes désirs secrets, me faisaient un bien !

— Comment vit-elle ? demandai-je encore.

— En travaillant.

— En travaillant !

— Oui, madame, elle est ouvrière, et elle a épousé un ouvrier, dit-il avec un inexprimable accent.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je involontairement.

Alors, alors mon beau rêve était évanoui !… je ne trouvais plus le courage de questionner Saint-Jean, qui me considérait avec surprise.

Mais bientôt je me reprochai ce mauvais mouvement d’égoïsme… Quoi qu’il en fût, j’avais des devoirs à remplir envers la pauvre Marie, et je voulus connaître tout ce qui la concernait.

— Saint-Jean, repris-je, je ne suis plus une enfant, il est temps enfin que j’apprenne les choses de ma famille, que je sache nos affaires intérieures, et quels devoirs elles m’imposent… Je désire connaître tous les détails qui se rattachent aux obligations dont la mort de mon père m’a faite l’héritière.

La physionomie du vieillard exprima une peine profonde.

— Madame, répondit-il, la tombe recouvre les erreurs de mon maître… j’aurais voulu en effacer de ma mémoire jusqu’au souvenir… Ce sera pour la première et la dernière fois qu’âme au monde en entendra de ma bouche la révélation… J’obéis aux ordres de sa fille.

Ce n’est pas une affaire de votre famille, madame, que celle-ci ; dans la circonstance que vous voulez connaitre, ses intérêts, sa considération, son bonheur, son repos, n’ont été ni compromis, ni troublés… C’est un simple fait, à peine compté par elle, qui s’est passé dans l’intérieur du château de madame votre grand’mère paternelle, et dont le secret a été enseveli à jamais dans les murs d’une mansarde à Paris…

Le récit de ce fait, le voici :

Thérèse Hubert était la fille d’un des fermiers de M. le marquis de Lestanges, votre grand-père, et sœur de lait de madame la chanoinesse Hélène, votre tante, madame.

Thérèse, toute petite fille, fut prise au château pour amuser mademoiselle d’abord ; elle y resta ensuite pour lui servir d’émule dans ses études : douce, studieuse, appliquée, Thérèse profita avec fruit des leçons qu’elle recevait en commun avec mademoiselle, d’une gouvernante instruite, que madame la marquise avait fait venir de Paris.

Ceci se passait pendant la révolution.

M. le marquis avait émigré en 1793, en emmenant avec lui le comte son fils, M. votre père, madame, alors âgé de vingt ans. Les biens du chef de M. le marquis furent saisis révolutionnairement. Madame la marquise, pour pouvoir conserver sa fortune personnelle, un toit et du pain à ses enfants, à son mari aussi, demanda et fit prononcer contre lui le divorce. Madame, tout cela se passait ainsi en ce temps-là !

La terre de madame votre grand’mère était située dans les montagnes du Beaujolais, les paysans n’y étaient pas trop mauvais ; c’est là qu’elle se réfugia et habita paisiblement tout le temps de la révolution.

M. le marquis périt à Quiberon ; M. le comte qui l’accompagnait échappa par miracle à cette boucherie, se jeta dans la Vendée, et plus tard parvint à repasser en Angleterre, où il resta jusqu’à l’amnistie accordée sous le consulat.

Madame la marquise sollicita la radiation de son fils, l’obtint, et il arriva aux Tremblayes le 1er avril 1802. Je vois encore cette scène ; en entendant le bruit de la chaise de poste qui entrait dans la cour du château, madame la marquise, suivie de madame Hélène, de tous ses domestiques, s’avança jusque sur le perron pour recevoir son fils, devenu par la mort de son père le chef de sa noble maison !

En entrant dans le salon, M. le marquis aperçut Thérèse, debout, auprès d’un métier à tapisserie, à laquelle elle travaillait avec la gouvernante : il fit un mouvement de surprise, et la salua respectueusement : C’est Thérèse Hubert… lui dit en riant madame Hélène, tu ne reconnais pas ma petite sœur de lait ?…

Neuf années s’étaient écoulées depuis son départ, son retour excitait des transports universels ; sa mère et sa sœur, ivres de joie, ne pouvaient se lasser d’admirer son grand air, sa belle taille, ses nobles façons, car il avait tout cela ! Et nous, tous anciens serviteurs de la famille, nous en étions fiers aussi, nous partagions le bonheur de nos maîtres !

À cette époque, Thérèse venait d’atteindre sa dix-septième année. Elle n’avait jamais été considérée comme faisant partie de la domesticité de la maison : elle mangeait avec la gouvernante et la vieille femme de charge qui avait nourri madame la marquise ; et lorsqu’il n’y avait pas d’étrangers au salon, elle y travaillait à de petits ouvrages avec mademoiselle, qu’elle ne quittait guère.

Au premier abord, Thérèse n’était remarquable que par le contraste qu’offrait l’extrême simplicité de sa mise (celle d’une demoiselle, néanmoins), avec l’air de dignité et de distinction naturelle répandu sur toute sa personne.

En examinant son pâle et doux visage, ses traits fins et corrects, sa taille frêle, élancée, légèrement courbée, ses manières, ses gestes, auxquels l’habitude de la dépendance avait imprimé une retenue, une timidité extrême, on la trouvait plus que jolie : c’était un vif intéret, presque du respect, qu’inspirait l’humble jeune fille.

Nous la chérissions tous. Sa modestie, sa douceur dans la bonne fortune, ne s’étaient jamais démenties ; et il semblait que chacun de nous s’enorgueillît, en la voyant si parfaite, si sage, si digne enfin des bontés dont elle avait été l’objet ; et sans qu’on nous l’eût jamais prescrit, nous ne l’appelions que mademoiselle Thérèse !

Dix mois s’élaient écoulés depuis l’arrivée de M. le marquis aux Tremblayes, pendant lesquels des démarches avaient été faites auprès du nouveau gouvernement, pour obtenir la restitution d’une forêt en Franche-Comté, rapportant à peu près trente mille livres de rente, provenant de la succession paternelle, et confisquée au profit de la nation en 1793. Sur l’avis qu’il reçut de ses gens d’affaires, de venir suivre lui même cette importante affaire, M. le marquis partit pour Paris.

Deux mois après, une lettre lui fut adressée des Tremblayes, elle ne contenait que ces mots :

« Sauvez-moi de la honte et du désespoir !… Je vous écris à genoux… ayez pitié de moi ! »

— Oh ! pauvre jeune fille ! m’écriai-je consternée.