V


C’était de l’étonnement d’abord, sans plaisir ni peine. L’intérieur glacé, déshérité de tendresse de mes parents, ne m’avait pas préparée à espérer d’ineffables jouissances dans cette communauté d’intérêts ; sous le même toit, à mes yeux, constituait toutes les obligations contractées par le mariage, tous les liens qui existaient entre les époux : un mari, une femme, c’était mon père, c’était ma mère, et pour être ce qu’ils me paraissaient l’un vis-à-vis de l’autre, il n’était pas nécessaire de s’aimer, de se connaître.

J’étais trop bien ignorante de toutes choses, pour que ce nom bourgeois de Duval sonnât désagréablement dans ma mémoire ; ma pensée ne s’arrêta pas davantage sur les rapports d’âge, de caractère, de goûts, de sympathies qui, bien autrement que la fortune, sont des conditions essentielles de bonheur réel, dans cette vie à deux de toutes les heures, de toutes les secondes… Je n’y songeai même pas.

Au contraire, mes idées, confuses d’abord, prirent bientôt une teinte décidément rose. J’entrevis dans ma nouvelle position la réalisation des chatoyants rêves un moment suspendus : j’aurais une loge aux Italiens, à l’Opéra, partout ! J’aurais une voiture à moi, j’irais dans le monde, au bal tous les jours !… Et je m’endormis doucement bercée dans mes délicieux projets d’avenir.

Toute la matinée du lendemain je les repassai avec ravissement. Que n’aurais-je pas donné à cet instant pour avoir une compagne de mon âge, à qui je pusse communiquer tout ce qu’il y avait en moi de trouble, de sensations, d’impatiences de mille choses !

Je voulus bien comme à l’ordinaire m’occuper, et je me mis à dessiner dans le petit coin de ma chambre, où à l’aide d’un paravent, je m’étais installée ce que j’appelais, pompeusement mon cabinet d’étude ; mais je ne faisais que gribouiller, ma main tremblait, l’oreille au guet, j’écoutais tous les bruits ; je suivais toutes les heures qui sonnaient à l’horloge de Sainte-Valère.

Une chose m’étonnait beaucoup, et j’éprouvais la fièvre d’attente à mesure que le temps s’écoulait, c’était qu’Angélique ne vînt pas me faire une seconde toilette… Je regardais avec une sorte d’inquiétude ma robe de guingan à mille raies lilas, passablement chiffonnée, mon petit tablier de taffetas vert assez fané… Et puis aussi, comme à l’ordinaire, coiffée depuis le matin, mon agitation, la chaleur, avaient fait retomber mes cheveux en longs tire-bouchons défrisés, et je trouvais qu’ils me seyaient mal ainsi… Comme nous toutes ma chère, j’avais l’instinct de la coquetterie bien avant de savoir à quel usage elle nous sert. Enfin, il était entré dans mes raisonnements qu’on devait me faire belle pour l’entrevue qui m’avait été solennellement annoncée la veille.

Mais l’idée de me faire parer n’était pas venue à ma mère. Vous comprenez qu’il ne tombait pas dans la pensée de la marquise de Lestanges, que sa fille, fût-elle laide et bossue, ne dût pas plaire à M. Duval…

C’était à trois heures que devait avoir lieu l’entrevue annoncée… la demie de deux heures était sonnée depuis longtemps, Angélique arriva enfin… pour me me prévenir que ma mère me demandait au salon.

D’un saut je me trouvai devant ma petite glace…

— J’y vais, ma bonne, répondis-je avec indécision et toute rouge, toute tremblante.

Elle me considérait en souriant, et dans ce regard, se mêlait à beaucoup de bienveillance comme du regret… La bonne créature avait-elle écouté aux portes ? je ne sais.

Lorsque j’entrai au salon, ma mère, placée sur le large canapé de damas rouge à bois doré, un tabouret sous les pieds, travaillait à sa tapisserie. Mon père, l’air soucieux, se promenait à grands pas, les bras croisés, la tête inclinée sur sa poitrine, et comme je m’avançais vers lui pour recevoir le baiser qu’il me donnait toujours à notre première vue, ma mère me dit :

— Viens t’asseoir près de moi, Hélène, tu m’aideras à dévider mes soies.

Pauvre père ! j’ai compris depuis ce qu’il devait éprouver à ce moment…

Dix minutes s’écoulèrent entre nous trois dans le plus profond silence : une voiture arrêta à notre porte… Mon père tressaillit, ma mère pâlit, les battements de mon cæur suspendirent ma respiration…

Les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent : M. Duval, annonça Saint-Jean, d’une voix, d’un air… Cela ne peut se rendre…

Mon père, d’un mouvement heurté, s’avança à la rencontre de M. Duval, lui prit avec dignité la main, le conduisit à ma mère, debout, et moi, droite à ses côtés : « M. Duval, » répéta-t-il avec une expression courtoise.

La présentation était faite…

Ma mère et moi nous nous rassîmes, et, avec l’aisance parfaite que possède la marquise de Lestanges, elle soutint une conversation gracieuse, légère (à laquelle mon père ne prenait point de parl), en interrogeant et faisant causer M. Duval sur les sujets qui devaient lui être familiers.

Quant à moi, vous le pensez bien, je ne disais mot : les yeux fixés sur mon peloton de soie que je faisais semblant de démêler, je ne les relevais que quand je me croyais bien sûre qu’on ne me regardait pas.

La première impression cependant avait été favorable : M. Duval, vous le savez, est mieux que mal, et j’étais tout étonnée de lui trouver l’air presque d’un jeune homme, quoiqu’il eût trente-deux ans… parce qu’à seize ans, vous vous rappelez bien encore cela, trente ans vous semblent le point d’arrêt entre la jeunesse et la vieillesse !

Pendant les quinze jours qui, à partir de ce moment, précédèrent notre mariage, M. Duval vint tous les soirs faire la cour à ma mère ; ceci est la lettre du fait, Aline, toutes ses grâces, tous ses soins s’adressaient à ma mère. Mais comme personne ne s’était jamais occupé de moi, et que non plus je n’avais aucune idée alors que les choses se passassent quelquefois autrement… je trouvais cela tout simple.

Je ne vous ferai pas la description des magnificences de la corbeille, des pompes de la cérémonie, tout cela fut matériellement fort beau… vous le pensez bien ; mais rien de tout cela n’intéresse plus mes souvenirs.

Une seule circonstance est restée profondément gravée dans ma mémoire : sans qu’il me soit possible encore de m’expliquer comment cela se fit, je perdis mon anneau de mariage dans le court trajet de l’autel où je venais de le recevoir chez ma mère. On le fit chercher, il ne se retrouva pas !

En rentrant de l’église, on me débarrassa de mon attirail de mariée et aussitôt on se mit à table, tout à fait en famille, pour déjeuner. Ce fut alors en ôtant mon gant que je m’aperçus que je n’avais plus mon anneau. Je ne puis vous exprimer l’effet que j’en éprouvai. Cette impression fut si vive, qu’elle l’emporta sur ma timidité, sur la crainte d’être grondée :

— Mon Dieu ! m’écriai-je, j’aimerais mieux avoir perdu mon écrin.

— Qu’est-ce donc ? demanda vivement ma mère.

— J’ai perdu mon anneau ! répondis-je consternée.

— L’un serait aussi facile que l’autre à remplacer, dit courtoisement M. Duval, mais demain, cette grande perte sera réparée, ne vous en occupez pas.

— Oh ! ce ne sera plus celui-là, dis-je timidement.

Du reste, la grande perte ne fut pas réparée. Mon écrin eût été remplacé… mon anneau… mon mari n’y songea plus… il n’attachait pas d’importance à de semblables choses. Et moi, chagrine qu’il eût oublié sa promesse, je ne la lui rappelai pas. D’ailleurs, c’était mon anneau bénit, consacré, poétisé dans mon imagination, que je regrettais. Un autre, je ne m’en souciais pas.