C. Muquardt (p. 158-167).


XXI


Malheureuse, isolée dans mon intérieur, je me rejetais encore une fois avec frénésie dans le tour. billon du monde. D’ailleurs, là je me retrouvais avec celui dont l’affection, le tendre intérêt étaient devenus mes seuls biens, qui sans cesse se trouvait sous mes pas pour m’apercevoir un instant, danser quelques contredanses avec moi, sentir ma main trembler dans la sienne, et me demander bien bas ; Où irez-vous ? que ferez-vous demain ?

Nos bons jours étaient ceux où nous parvenions à nous rejoindre à la promenade : le voir, lui parler à la dérobée, échanger nos pensées dans nos lettres, ce bonheur me consolait de tout, je ne désirais rien de plus. L’idée de trahir mes devoirs, de former une liaison coupable, ne m’était pas venue, Oh ! non, il y a de la candeur, de la pureté dans un premier amour !

Mais le cæur garde mal ses secrets ! le mien fut pénétré…

Mon Dieu ! quelle persécution amena la découverte que j’étais autre chose qu’une machine à projets, à ambition… que je pourrais avoir une volonté, une préférence, un attachement qu’on ne m’avait pas imposé ?… C’était un événement tout à fait inattendu, une énormité dont ma mère ne comprenait pas l’audace. Par la douceur et la persuasion, elle aurait tout obtenu de moi, l’idée ne lui en vint pas : cette manière n’était pas la sienne.

Un matin, épuisée par la fatigue des veilles, de ces dévorantes distractions dans lesquelles je cherchais l’oubli de mes tourments, j’étais retirée au fond de mon appartement, dans ce délicieux recoin à moi toute seule, que vous connaissez,

Là je rêvais tristement… Ma pensée soucieuse remontait aux jours de mon enfance écoulés sans joies, sans bonheur… Je parcourais les jours passés depuis dans ces brillantes prospérités tant enviées, où, pour fuir mon malheur, je me sauvais chez moi… Puis, comme pour me torturer à plaisir, je retournais le fer dans la plaie : j’interrogeais l’avenir… cet avenir froid et décoloré qui s’ouvre devant moi dans cette longue vie sans poésie, sans illusions, sans amour, que m’avaient faite les convenances, qu’il me fallait parcourir côte à côte avec cet homme qu’on appelait mon mari, et qui n’était cependant ni mon soutien, ni mon guide, ni mon ami… avec ce maître, rien qu’un maitre, dont j’étais alternativement ou le jouet ou l’esclave,

Et je me prenais en pitié ! Ma tête s’égarait… Il me semblait que cette chaîne d’or qui m’enlaçait, meurtrissait mes membres ; qu’elle avait des pointes aiguës qui m’entraient dans le cœur… Mes yeux chargés de pleurs se détournaient avec horreur de toutes ces fastueuses inutilités, de toute cette magnificence qui m’environnait… Tout cela insultait à ma douleur ! tout cela était trop payé, trop chèrement acquis !…

Perdue dans mes tristes réflexions, immobile, les mains jointes, retombées sur mes genoux, des larmes amères coulaient silencieusement sur mes joues… Un léger frôlement, le mouvement imprimé à la portière de velours, m’annonça que quelqu’un entrait ; j’essuyai promptement mes yeux : c’était ma mère. À ce moment sa vue me fit mal…

— Hélène, j’ai à vous parler, me dit-elle, je ne veux pas être interrompue, faites fermer votre porte, je vous prie.

Je sonnai et je donnai mes ordres.

Le début solennel de cet entretien me fit pressentir quelque grave explication… Ma mère était évidemment agitée… et moi, pour la première fois vis — à — vis d’elle je me sentais au cœur le courage de la résistance… Elle m’avait surprise dans un de ces moments d’irritation et de désespoir qui vont mal à la soumission.

— Ma fille, me dit-elle, comme mère je vous dois des avis et des conseils ; puis-je compter sur votre bon esprit pour vous y conformer ?

Je m’inclinai.

— Eh bien ! reprit-elle, je me vois forcée de vous dire que par l’inconséquence de votre conduite, vous commencez à attirer sur vous l’attention et le blâme du monde ; vous me comprenez, je pense ?…

— Non, ma mère.

— Comment ! vous ne comprenez pas que les assiduités d’un jeune homme compromettent une jeune femme ?…

— Pardonnez-moi, ma mère ; je comprendrais cette susceptibilité du monde si je me faisais accompagner par M. Albert Morrans, si je le recevais chez moi à des heures privilégiées, si…

— Le monde, interrompit-elle avec impatience, ne se donne pas la peine d’approfondir ; il juge sur les apparences, et ce sont avant tout les apparences qu’il faut ménager. Ensuite, ce M. Laurent…

— Ce n’est pas Laurent qu’il se nomme, c’est Morrans.

— J’en donnerais le choix pour une épingle ! Toujours est-il que ce monsieur-là est un homme sans consistance, sans attenances, qu’on ne sait d’où ça vient, d’où ça sort !

— Vous vous trompez, ma mère ; on sait fort bien que M. Albert Morrans est le fils d’un général qui a servi avec distinction sous l’empire.

— Qu’est-ce que cela signifie, je vous prie ?… Et d’abord il faut éviter de jamais vous compromettre ; mais si vous aviez ce malheur, qui en est toujours un très-grand pour une femme, il ne faut pas y ajouter le ridicule de faire du sentiment en faveur de M. Morrans

— Il est certain, répliquai-je, révoltée de ce ton de dédain envers un jeune homme honorable, et dont l’origine me semblait un titre de noblesse suffisant, est certain que madame Duval, la femme d’un bourgeois enrichi…

— Oh !… ce que vous dites là est impitoyable, ma dame !… Croyez-vous donc que c’est de gaieté de cœur que je me le suis donné pour gendre ?… interrompit avec hauteur la marquise de Lestanges. Cette dure, cette blessante nécessité… je l’ai subie, sachez-le : la fille d’un joueur ruiné ne trouve pas de mari parmi les gens de notre condition… et voilà ce qu’était votre père ! Vous êtes la seule dans Paris qui ignoriez cela !

Je l’ignorais en effet ! Dans aucun temps ma mère ne m’avait accordé sa confiance. J’étais toujours restée étrangère à nos affaires de famille. Pour la première fois cette triste circonstance n’était révélée. Maintenant aussi, le trouble, la préoccupation profonde de mon pauvre père le jour de ma première entrevue avec mon futur mari, m’étaient expliqués… Ah ! oui, il y avait dans le fait de ce mariage, pour le marquis de Lestanges, un remords, une terrible expiation !… Lui qui n’avait pas cru qu’il lui fût possible d’élever jusqu’à lui Thérèse Hubert, sa victime… vingt ans plus tard, le front humilié… faisait descendre sa fille jusqu’à M. Duval !…

— La fortune de votre père, continua-t-elle, a été engloutie au jeu ; et la mienne presque entièrement absorbée par les sacrifices qui, à plusieurs reprises, m’ont été arrachés pour sauver l’honneur de notre maison. Noblesse oblige, madame. On ne compose pas avec les créanciers de bonne compagnie ; les dettes de jeu contractées envers ses égaux, sont réputées des dettes d’honneur, qu’il faut acquitter sous peine du mépris, de la déconsidération générale !

Lorsque je vous mariai à M. Duval… nous étions ruinés de fond en comble ! Il ne me restait plus au monde que le revenu de ma ferme de Brie qui, bon an mal an, rapporte dix mille francs à peine !… Pour des gens de notre rang, c’est là, je crois, la misère relative ?

Oh ! que ce calcul me fit mal, Aline !… Nous étions encore assez riches pour vivre heureuses l’une près de l’autre, si ma mère m’eût aimée… Je ne lui demandais que son amour… Pourquoi cet empressement à m’éloigner d’elle ?… J’avais donc été considérée comme une charge dont il fallait se débarrasser à tout prix !

— Dans ce mariage que vous semblez me reprocher, ajouta-t-elle, tous les avantages ont été pour vous, tous les dégoûts pour moi ! Pour vous sauver de la pauvreté qui eût été votre partage, j’ai fait abnégation des principes, des préjugés, si vous le voulez, de toute ma vie… J’ai fait taire toutes mes répugnances, pour…

— Pour m’imposer un mari qui me rendit riche, d’abord… heureuse, par hasard ! m’écriai-je avec amertume ; cela importe si peu, en effet, dans une union de tous les jours, de tous les instants !…

Et involontairement je me levai comme pour fuir cette idée qui venait de me ressaisir au cœur.

— Une union éternelle ! éternellement malheureuse ! dis-je désespérée en me rejetant dans mon fauteuil.

— Mais en vérité vous perdez la tête ! s’écria ma mère ; que vous manque-t-il donc pour être heureuse, s’il vous plaît ?

— Ce qui me manque, ma mère ?… c’est de pouvoir aimer mon mari… c’est de trouver dans cet être lié corps à corps, âme à âme avec moi, les mêmes goûts, les mêmes instincts, les mêmes sympathies… c’est de pouvoir, ma main posée dans la sienne, trouver le bonheur, non pas dans le bruit, dans les agitations de la foule où l’on m’a jetée, sans s’embarrasser de ce qu’y deviendraient mon cœur et mon repos ! mais de pouvoir trouver le bonheur dans mon intérieur !… Un intérieur… je n’en ai jamais connu !

— Vous me confondez… s’écria ma mère. Mais où donc, bon Dieu ! avez-vous appris toutes ces belles choses ?… De grâce, gardez-vous de débiter de pareilles niaiseries dans notre monde ; vous vous feriez moquer de vous ! Toute cette romanesquerie est passée de mode, je vous en avertis… Par le temps qui court, on fait assez d’estime du bien-être matériel, pour le faire entrer en ligne de compte dans ses rêveries de bonheur. Vous déraisonnez, ma fille.

Je ne répondis pas ; à quoi bon ?…

— Voyons, Hélène, reprit-elle en prenant ma main qu’elle garda dans les siennes, parlons sérieusement : décidément, ma fille, il faut que tu pries M. Morrans… de mettre ses œillades et ses soupirs dans sa poche… ce qui n’est que de l’inconvenance encore de sa part deviendrait de l’impertinence s’il persistait… Mais aussi, de ton côté, cesse tes coquetteries avec ce jeune homme… Tu as voulu t’amuser un moment, je veux le croire…

— Je n’ai jamais voulu m’amuser aux dépens de M. Morrans, dis-je.

— Non ! eh ! qu’en prétendais-tu donc faire ?

— Hélas ! je n’y ai pas réfléchi !… Je voudrais qu’il fût mon frère, mon parent… un ami qui m’aimât sur cette terre où je végète, entourée d’égoïstes et d’indifférents !

— C’est n’en pas revenir !… s’écria ma mère. Vous êtes absurde, ma chère, absurde ou folle ! Finissons-en. Avez-vous quelquefois réfléchi aux dangers qui pourraient résulter de vos douces rêveries ?… Et si votre mari venait à découvrir cette belle pastorale ?

— Mon mari, dis-je vivement, n’a rien à découvrir, parce qu’il n’existe rien que je ne puissé avouer, je suis pure, ma mère !

— Tout cela est bel et bon, mais vous ne convaincrez personne et n’en serez pas moins compromise, ruinée… Un homme de bonne compagnie ne met pas le public dans la confidence des torts de sa femme ; il se venge à bas bruit dans son intérieur… Mais M. Duval fera bourgeoisement du bruit tout haut, de l’éclat, du scandale, il vous perdra… Il tuera peut-être votre soupirant… Vous pâlissez… Eh oui ! c’est presque toujours ainsi que se terminent ces innocents romans de salon !

Au reste, en voilà trop de dit sur ce ridicule sujet ! ajouta madame de Lestanges d’un ton impératif ; en dernière analyse je vous déclare que je ne souffrirai pas que ceci aille plus loin ; j’ai les moyens de l’empêcher et je les emploierai : vous m’avez entendue ?

— Ma mère, répondis-je exaspérée, j’ai acheté trop cher mon émancipation pour rester toute ma vie en tutelle ! Je ne reconnais qu’à M. Duval le droit de me tourmenter, de me torturer !…

— Voilà qui est tout à fait poli… parfaitement respectueux… Ah ! vous prétendez, ma fille, lutter avec moi ?… Toutefois sachez, ajouta-t-elle impérieusement, que ce que j’ai bien voulu condescendre devoir à votre soumission, je l’obtiendrai autrement… quand je le voudrai bien.

Ma mère se leva et sortit aussitôt.