Jeanne de Mauguet/Texte entier

Alphonse Durr, Michel Lévy frères.
JEANNE DE MAUGUET


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paris. — imprimerie de j. claye, rue saint-benoit, 7
MŒURS DE PROVINCE




JEANNE DE MAUGUET


PAR


CLAUDE VIGNON


COLLECTION HETZEL


ALPHONSE DURR | MICHEL LÉVY FRÈRES
À LEIPZIG | À PARIS


1861



JEANNE DE MAUGUET




PREMIÈRE PARTIE


I


Le château de Mauguet, situé en plein Limousin, près de Bellac, et non loin de la grande route de Limoges à Poitiers, n’est pas un manoir aux légères tourelles, aux ogives brodées de fines sculptures. C’est un assemblage de bâtiments irréguliers, lourdement coiffés de hauts toits de briques, et percés çà et là d’ouvertures inégales. On n’y arrive pas par de splendides avenues, ni à travers un parc anglais, mais par une montée tortueuse qui part du chemin vicinal pour aboutir à un portail en bois, symétriquement parsemé de têtes de clous.

Trois tours, de hauteurs différentes, soutiennent le corps de logis et l’étayent sur un sol montueux, brusquement coupé en pente, entre deux étangs qui forment comme des fossés naturels autour du manoir. Des arbres touffus entourent les étangs, montent le long des rampes escarpées, et se massent derrière les tours.

Ces bâtiments, demi-rustiques et demi-féodaux, sont situés au milieu d’un des paysages les plus accidentés du Limousin. Des montagnes, aux sommets couverts de landes et de bois, des vallées profondes, des roches d’un gris bleuâtre, entre lesquelles s’élancent de maigres bouleaux et de sombres touffes de genêt, des ravins qui serpentent, tantôt en cascade sur les roches, tantôt en méandres verdoyants au milieu des prés, qui creusent leur lit dans les châtaigneraies, entre deux rebords de mousse, ou se divisent en rigoles pour arroser les champs de seigle et de blé noir, les entourent de toutes parts.

Au mois d’octobre de l’année 1803, Mauguet était loin d’offrir l’aspect prospère qu’il a aujourd’hui. Au contraire, le manoir semblait tomber en ruines, tant les murailles étaient noires, les toitures effondrées, les fenêtres disjointes et privées de vitres. Les grands arbres, ébranchés par les cognées insouciantes ou maladroites, secouaient leurs feuilles jaunies sur les terrasses à demi éboulées ; les étangs, encombrés de nénuphars et de joncs, s’étendaient dans la vallée et y formaient des flaques d’eau noirâtre : les landes déployaient, jusqu’aux murs du château, leurs tapis d’ajoncs et de bruyères.

C’est que, dès les premiers jours de la révolution. Raoul de Nieulle, seigneur et vicomte de Mauguet, avait émigré, laissant à la nation son donjon patrimonial et les douze métairies qui l’environnaient à deux lieues à la ronde.

Les métairies dépecées avaient été vendues aux paysans patriotes des villages voisins comme biens nationaux ; mais le château, faute d’acquéreur peut-être, était resté abandonné avec ses réserves, quelques parties de bois, les trois métairies les moins productives, et une grande étendue de landes qui servait de pâtural commun aux propriétaires riverains.

Au moment où commence ce récit, les fenêtres et les portes de Mauguet se rouvrent, et quatre personnes observent, du haut de la principale terrasse, les ravages du temps et de l’abandon.

Il est six heures du soir ; le jour commence à baisser, et, malgré les rayons empourprés d’un beau soleil couchant, l’humidité des étangs se fait sentir. Cependant les hôtes de Mauguet ne songent point à rentrer. Ils regardent le paysage qui entoure le château, et se communiquent leurs pensées.

Tous, en effet, retrouvent des souvenirs épars à chaque détour des chemins, à chaque pierre des terrasses.

Une femme, surtout, enveloppée dans une large pelisse et penchée sur le rebord de la terrasse, interrompt sa conversation par de fréquents silences, et promène longuement ses regards sur les jardins dévastés, les étangs et les grands chênes qui entourent le château.

C’est mademoiselle Jeanne de Mauguet, la sœur du dernier châtelain, et la seule, de sa famille, qui n’ait point émigré. Un arrêt récent de la Cour d’appel de Limoges vint de lui assigner, pour sa part d’héritage, le château de Mauguet et les biens non vendus que nous avons cités plus haut.

Près d’elle se tient un jeune prêtre. C’est le curé de Saint-Jouvent qui vient de s’installer dans la paroisse voisine et d’y ramener la prière. Neveu de l’ancien curé que la révolution a chassé, le jeune prêtre a passé son enfance dans le presbytère modeste où il vient de rentrer après bien des orages. Souvent, jadis, il accompagnait son oncle au château de Mauguet, quand le vieillard allait le soir y faire sa partie de cartes. Il avait appris à lire dans le même abécédaire que mademoiselle de Mauguet, et tous deux étaient amis d’enfance. Ils se quittèrent à treize ans, et se retrouvèrent à trente : elle, femme raisonnable, éprouvée par les revers ; lui, prêtre chargé de replanter les croix abattues et de rallumer la foi dans les cœurs indifférents ou attiédis.

Un homme de quarante ans environ, au costume demi-bourgeois, demi-rustique, à la physionomie bienveillante et ouverte, cause avec mademoiselle de Mauguet et lui désigne du doigt plusieurs points du paysage. C’est le docteur Margerie, médecin de la commune de Saint-Jouvent, qui a, lui aussi, passé bien des heures de sa vie dans la grande salle du château de Mauguet, et qui a vu grandir Jeanne au milieu d’une famille opulente, aujourd’hui éteinte ou dispersée.

Ces trois personnages, qui semblent sur la terrasse de ce château en ruines comme les débris d’un naufrage sur le pont d’un navire démâté, se retrouvent avec une vraie joie après la tourmente. Ils oublient un instant les décombres et les morts pour ne penser qu’à l’avenir. Les plus jeunes, surtout, ouvrent leurs âmes à l’espérance. Ils se savent riches d’avenir, tandis que les épreuves les ont faits, avant l’âge, riches d’expérience ; deux fortunes qui se trouvent bien rarement réunies.

Le quatrième hôte de mademoiselle de Mauguet est un jeune homme qui semble prendre un vif intérêt aux souvenirs évoqués à chaque minute par le curé et le médecin.

Il s’appelle Louis Thonnerel, et vient d’avoir vingt-six ans. Après avoir fait son droit à Poitiers, et son stage à Paris, il est revenu à Limoges, dans sa famille. Quoique bien jeune, il a déjà acquis une certaine notoriété comme avocat consultant ; son esprit vif, juste, précis, l’a fait distinguer à Paris par quelques jurisconsultes influents. Il connaît tous les textes et toutes les coutumes, et nul ne sait, comme lui, élucider une question et découvrir le bon droit au milieu du fatras des procédures et de la poussière des parchemins. Il vient de contribuer à faire rendre à Jeanne de Mauguet le château paternel et quelques lambeaux de sa fortune ; aussi, contemple-t-il avec une satisfaction vraie ce castel en ruine et cette noble fille qui a eu tant de peine à reconquérir son foyer désert.

Lui aussi, pendant ses années d’enfance, il a couru le long des rampes escarpées qui descendent du manoir aux étangs. Son père, ami de l’ancien curé de Saint-Jouvent, l’amenait quelquefois avec lui au presbytère ; il venait à Mauguet avec le curé et son neveu. Mais il avait douze ans quand Jeanne en avait seize. À ces âges, quatre ou cinq années mettent une grande distance entre deux jeunes gens. Louis était un enfant, Jeanne une jeune fille. Tandis qu’elle préludait par de sérieuses pensées, par de pieuses rêveries, à son entrée au couvent, car elle devait être religieuse, Louis jouait avec les chiens de chasse, ou jetait de la mie de pain aux carpes des étangs.

Jeanne n’avait conservé de cette première connaissance qu’un bien vague souvenir. Dans ce temps, elle causait avec le docteur Margerie, avec le vieux curé, avec Sylvain Aubert, son neveu, qui se préparait aussi à un austère avenir, et elle faisait peu d’attention à l’enfant espiègle et tapageur. Elle l’aimait pourtant, car Louis manifestait déjà une vive intelligence et un cœur d’une sensibilité extrême ; mais, c’était d’une amitié protectrice et quasi maternelle. Quand elle le retrouva, quinze ans après, Louis était devenu un homme. Cependant elle continua de considérer l’avocat comme beaucoup plus jeune qu’elle. Il lui semblait que la distance demeurait la même, et qu’ils n’appartenaient point à la même génération.

Les souvenirs de Louis étaient plus précis, et ces rapports enfantins avaient laissé dans son jeune esprit une empreinte plus profonde.

— Mademoiselle, s’écria-t-il après l’avoir longtemps observée en silence, après avoir écouté avidement la conversation du prêtre et du médecin, mademoiselle, je ne sais quelles paroles trouver pour vous exprimer la joie que je ressens à cette heure. Je vous vois enfin chez vous ; je vous retrouve sous ces vieux arbres, où je vous ai connue enfant. Désormais vous êtes libre, vous êtes délivrée des oppressions étrangères. Ces tours s’écroulent maintenant,… mais elles sont encore votre meilleur, votre plus doux abri. J’aime à vous entendre éveiller les échos du passé… Ah ! Dieu a été bon de permettre que je puisse contribuer un peu à vous ramener à Mauguet… Jamais, jamais, je n’ai été heureux comme aujourd’hui…

La nuit tombait. Cependant le médecin et le curé purent voir briller un éclair dans les yeux de Jeanne, quand elle se tourna vers Louis Thonnerel.

— Merci, dit-elle d’une voix émue, merci ! Vous avez un bon et brave cœur, Louis !

— Oui, reprit le docteur, c’est bien à notre jeune ami que nous devons tous de nous trouver réunis sur cette terrasse ; car, en vérité, les procédures étaient si embrouillées, les dettes tellement grossies, et vos reprises légales si minimes, que, sans son dévouement et sa rare intelligence, vos droits eussent été méconnus ou réduits à des proportions dérisoires.

— Grâce à Louis, dit l’abbé Aubert, vous avez reconquis, non pas la fortune, mais la paix et la liberté. Ne vous semble-t-il pas que vous revenez d’exil ? Quelle vie isolée vous avez dû mener chez ces républicains, adorateurs de la déesse Raison, vous, fidèle royaliste et pieuse catholique !

— Il y a eu des jours cruels, mon ami, mais je me renfermais en moi-même. Je vivais dans le monde présent, comme une spectatrice désintéressée ; et puis, quand mon élève accompagnait son père dans les bals ou les assemblées, je pouvais rester seule. Alors, mon imagination retournait en arrière… Je revoyais le couvent de Beaulieu, ma cellule, mes compagnes,… puis Mauguet et ses profonds étangs qui reflètent le ciel… Mauguet vivant, animé, plein de parents et d’amis… le Mauguet d’autrefois, que nous avons connu ensemble…

— À pareille époque et à pareille heure, les cours du château étaient moins silencieuses, dit le docteur Margerie en regardant les feuilles jaunes que le vent d’automne avait secouées sur les étangs à la surface ridée par une brise déjà piquante, et le ciel rouge à l’horizon, çà et là moucheté de nuages pourpres et gris de fer. Votre oncle, le chevalier, revenait de la chasse avec votre frère : j’entends encore les aboiements des chiens et le cor du piqueur ; je vois les apprêts du souper que surveillaient votre mère et la jeune vicomtesse. Il me semble que c’était hier, et que nous allons nous réunir en cercle autour du foyer, puis déployer la table de jeu, tandis que vos mains courent sur le piano-forte ou agitent les aiguilles d’un tricot à jours. Mais, pardon !… je m’égare à travers le passé, et j’ai tort… car, depuis ce temps, la mort a fauché bien des têtes aimées… Votre mère, votre oncle, votre jeune belle-sœur, notre bon vieux curé… et votre frère est encore en exil.

— Ne craignez pas d’évoquer les souvenirs, cher docteur ; cela fait du bien au cœur de revoir ces temps heureux et paisibles après tant de déchirements. Prions pour les morts, et recommandons à Dieu leurs âmes chéries. Mais songeons aussi aux vivants qui prendront leur place. Mon frère a un fils que je ne connais pas encore, et tous deux vont revenir. Mauguet retrouvera ses châtelains. Aujourd’hui, vous et moi, notre jeune pasteur, à cette heure notre plus vieil ami, Louis Thonnerel, auquel son dévouement a fait pour toujours une place à notre foyer, nous allons réveiller les échos de la grande salle, secouer les tapisseries poudreuses, nettoyer les vieux portraits des aïeux, et reprendre notre simple et bonne vie.

— Oui, Mauguet retrouvera ses beaux jours, s’écria Louis d’une voix vibrante et sonore qui fit tressaillir Jeanne et ses hôtes, comme si l’affirmation du jeune avocat eût été un présage d’avenir. Oui, ajouta-t-il, ses murailles écroulées se relèveront, ses tours imprimeront encore sur le ciel le profil de leurs girouettes neuves… on entendra la chasse aux chiens courants rentrer dans les cours…

— Nous serons pauvres, mon cher Louis, interrompit Jeanne avec un accent doux et mélancolique. Les jours de fêtes, s’ils reviennent, sont encore loin de nous. Nos neveux seront peut-être des grands seigneurs… mais nous, tristes arbres ébranchés par l’orage, déracinés par les torrents, toute notre énergie s’usera à nous maintenir debout. Les vicomtes de Mauguet ne sont plus aujourd’hui que d’humbles propriétaires campagnards. Il faut peu à peu s’identifier avec la nouvelle organisation sociale, reboiser ses domaines, remettre ses terres en valeur, reconstruire ses tours qui penchent et ses granges dévastées… Il faut vivre surtout, avant toute chose, et vivre honorablement avec ce que la révolution nous rend. J’ai déjà vu des cultivateurs qui me proposent de prendre à bail Mauguet et les trois domaines[1] qui l’accompagnent. Savez-vous combien ils m’offrent de ferme ? Dix-huit cents francs par an, mon ami !

— Mais c’est la misère ! s’écria vivement M. Margerie ; n’acceptez jamais de pareilles conditions, chère mademoiselle, vous ruineriez votre famille !

— Que faire pourtant ?… Vous savez docteur combien l’argent est rare, et combien mes terres sont en mauvais état… D’ailleurs, si les deux fermiers que j’ai vus s’arrêtent à ce prix, vous devez bien penser que les autres ne monteront guère au-dessus.

— Oui, que faire ?… reprit l’abbé Aubert.

— Tout, excepté cela.

— Sans doute, si notre amie était une femme d’expérience au lieu d’être une jeune fille, si elle entendait l’agriculture, ou si le vicomte, en revenant à Mauguet voulait entreprendre la restauration de sa fortune, il vaudrait mieux essayer de faire valoir Mauguet, et d’améliorer la propriété par un sage gouvernement, que de le mettre en ferme. Mais que peut mademoiselle Jeanne maintenant ? Et que pourra le vicomte à son retour ? Il sera plus accoutumé à commander un bataillon qu’à diriger un défrichement. D’ailleurs, la vie d’agriculteur est une vie à part, et qu’il faut avoir menée dès les premières années de la jeunesse.

— Jamais Raoul de Mauguet ne fera et surtout n’achèvera une pareille entreprise, cela est sûr, dit vivement le docteur. Le vicomte était, à vingt-six ans, un brave et hardi gentilhomme, chassant à merveille le loup et le renard, maniant bien l’épée, spirituel, instruit, tout à fait digne de faire un charmant capitaine. Aujourd’hui le vicomte Raoul a quarante-deux ans ; il a été battu par toutes les tempêtes politiques, sans avoir pu comme nous juger de près les hommes et les choses ; au contraire, éloigné du théâtre de la lutte, attaché à la suite des princes, il a dû conserver ses goûts et ses opinions immuables. Tous les gentilshommes émigrés n’en sont-ils pas là ?

— Eh bien, cher docteur, reprit l’abbé, c’est justement pour cela qu’il faut se soumettre aux circonstances, puisqu’on ne peut les diriger. Certainement il est dur d’affermer Mauguet pour dix-huit cents francs, mais…

— C’est impossible, voilà tout !

— Une seule personne est capable de relever la fortune de sa maison à force de dévouement et d’énergie, s’écria le jeune avocat avec enthousiasme ; c’est la noble fille qui, rejetée du cloître par la Révolution, lancée dans le monde et dans la vie, seule, sans appui, sans patrimoine, mais avec un brevet de proscription, a osé affronter et le travail et la misère ! C’est la novice aux voiles blancs, la patricienne à l’écusson séculaire qui a su, pour gagner dignement son pain, se faire l’institutrice de la fille d’un conventionnel sans renier sa foi, sans pactiser un seul instant avec la Révolution, accomplissant maternellement ses devoirs envers son élève et restant, au milieu de ce monde impie et régicide, comme Daniel au milieu des lions…

— Oh ! mon cher Louis, votre esprit poétise en moi les actions les plus simples… J’ai fait ce que j’ai pu… j’ai essayé de le faire honorablement. À ma place vous eussiez agi de même… Ne me drapez pas en héroïne… ne me placez pas trop haut…

— Trop haut !… Jamais, dit le jeune homme d’une voix émue et entrecoupée ; jamais, jamais trop haut !… Mon cher abbé, vous souvenez-vous de ce que votre oncle disait de mademoiselle de Mauguet, alors qu’elle était enfant ?

— Il disait, sans doute, qu’elle serait une digne et sainte religieuse…

— Il disait, en la voyant déjà sérieuse et recueillie au récit des grandes choses, en écoutant les cris de son cœur, alors qu’on lui parlait des nobles actions de ses pères, en observant le courage viril qu’elle déployait dans ses souffrances enfantines, son calme en présence du danger, son ardeur à l’étude et toutes ses aspirations passionnées vers les beaux dévouements, il disait : Si mademoiselle Jeanne était un homme, elle aurait l’héroïsme du chevalier d’Assas ; femme, elle pourra être mère comme Cornélie, ou abbesse comme Angélique Arnauld !

Un éclat de rire bien franc répondit au jeune avocat.

— Mon cher Louis, devenez-vous fou ? s’écria-t-elle. Je n’ai pas souvenir que notre bon curé se soit tant occupé de mes aptitudes… votre jeune imagination aura rêvé toutes ces grandeurs. Et voyez, avec tant de facultés sublimes, voici que je ne suis seulement pas capable de faire valoir mes trois domaines !… Mais rentrons, messieurs ; on ne tardera pas à servir le souper. D’ailleurs, la nuit est tout à fait tombée, et il fait frais. Docteur, voulez-vous me donner le bras ?

M. Margerie, qui depuis un moment réfléchissait profondément en s’appuyant à la balustrade de la terrasse, releva vivement la tête et tendit le bras à Jeanne. Tous deux remontèrent en silence vers le château, Louis Thonnerel marcha près d’eux et le curé les suivit.

Tandis qu’ils montaient, Louis, continuant sa rêverie, murmurait à demi-voix :

— Oui… il disait tout cela. Et, quand à d’autres heures il la voyait si bienfaisante aux pauvres gens, si attentive près de sa mère déjà souffrante du mal qui devait l’emporter, si active aux soins du ménage, si adroite aux ouvrages de femme, il disait encore : Ce sera une bonne créature qui fera l’honneur et la gloire de sa maison !

— Ainsi soit-il ! dit-elle en s’élançant d’un bond dans la grande salle du château qui ouvrait par une porte vitrée sur la terrasse. Ah ! mes amis, qu’il y a longtemps que ce salon poudreux n’a vu la lumière des lampes !

C’était une haute et vaste pièce occupant toute la largeur du château, et dont les murs étaient entièrement recouverts de boiseries peintes en gris. Des portraits de différentes dimensions, suspendus aux larges panneaux, représentaient les principaux vicomtes de Mauguet et quelques-uns de leurs alliés. Les meubles en chêne, aux formes contournées, étaient recouverts de tapisseries à sujets, exécutées par les châtelaines. Des rideaux de vieux perse avaient été posés aux portes vitrées qui se faisaient vis-à-vis, et ouvraient sur les deux façades du château. La vaste cheminée, revêtue de boiseries comme le reste de la salle, supportait une énorme pendule incrustée d’écaille et de cuivre, et deux potiches ventrues de faïence limousine. Des écrans de soie peinte ou de tapisserie s’arrangeaient en faisceaux de chaque côté. Une table de trictrac en marqueterie, un clavecin, une travailleuse en bois de rose et deux consoles garnissaient les parois des murs.

Au milieu de ce salon s’étendait une grande table oblongue. Une lampe de cuivre, surmontée de son abat-jour, occupait le milieu de cette table. Çà et là, tout autour, des journaux et des livres étaient dispersés. C’était le Journal des Débats, le Mercure, Delphine, par madame de Staël, et le Génie du christianisme, qui venaient de paraître.

— Comme cette bonne Myon a bien arrangé tout cela ! s’écria mademoiselle de Mauguet en voyant l’aspect déjà vivant de cette vieille salle que, depuis la veille, deux servantes avaient eu grand’peine à débarrasser de sa poussière et à regarnir de ses anciens meubles. Elle a retrouvé les rideaux dans les armoires, et les meubles dans les greniers ; elle a apporté sur la table mes livres, mes journaux, mon ouvrage ! Elle a allumé dans la cheminée un grand feu de brandes qui renouvelle l’air, encore épais et humide ce matin ! Mes amis, nous voilà chez nous, ajouta-t-elle en s’asseyant dans une vaste bergère, au coin de la cheminée.

À peine entré, L’abbé Aubert, qui aimait passionnément la musique, courut au clavecin ; mais ce malheureux instrument était dans un pitoyable état. Louis Thonnerel traversa le salon, d’une extrémité à l’autre, pour reconnaître les portraits et les meubles. Quant au docteur, il saisit deux ou trois poignées de brandes et les lança dans le foyer.

— Illuminons les armes de Mauguet qui, depuis de longs hivers, avaient froid au fond de l’âtre, dit-il, en montrant la grande plaque de fonte qui occupait le centre du foyer. Brr… les soirées sont fraîches.

Une flamme large et claire s’échappa en pétillant de la cheminée et lécha les contours de l’écusson, rayé de gueules à la croix tréflée d’or : les chenets et le garde-cendres, en cuivre fraîchement fourbi, brillèrent au reflet de la flamme qui éclaira subitement le salon de lueurs éclatantes.

Les ajoncs lançaient en brûlant des nuées d’étincelles. La bruyère avait des flammes rouges qui surgissaient au milieu d’une fumée noire. Le genévrier jetait avec bruit ses graines enflammées, presque au milieu de la salle.

Tantôt les portraits, illuminés d’un rapide éclair, semblaient s’animer dans leurs cadres ; tantôt les silhouettes des personnages et des meubles s’allongeaient et se raccourcissaient sur les murs, dessinant des formes bizarres. Les visages, éclairés aussi par des reflets intermittents, avaient des expressions d’une vivacité et d’une mobilité singulières. On eût dit que les pensées les plus différentes passaient dans ces quatre têtes et s’y succédaient avec une rapidité fiévreuse.

Au reste, personne ne parlait. Chacun restait livré à ses préoccupations intérieures en s’abandonnant à quelque occupation machinale. Le docteur continuait à jeter des bourrées dans la cheminée. Mademoiselle de Mauguet, les mains jointes sur ses genoux, regardait flamber le feu. L’abbé Aubert feuilletait le Génie du christianisme. Louis Thonnerel parcourait vaguement des yeux un article de Fontanes dans le Journal des Débats, tandis que ses rêves chevauchaient à travers l’espace.

Bientôt le feu, sans cesse alimenté, répandit une chaleur réparatrice dans le salon. Mademoiselle de Mauguet rejeta sa pelisse sur le dossier de sa bergère et se leva, pour éviter la trop vive impression de la flamme.

Elle était grande, et sa taille avait une singulière élégance. Elle portait une robe de soie puce très-simple, et un fichu de tulle blanc croisé sur la poitrine, à la façon de Marie-Antoinette. Ses cheveux châtains et abondants étaient sans poudre et se massaient en boucles sur le front. Elle avait les sourcils noirs très-purement dessinés, ce qui est un signe de volonté et de commandement. Ses yeux bruns exprimaient l’intelligence et la bonté. Son nez, aux narines bien ouvertes, aux fins contours, était légèrement busqué. Sa bouche, un peu grande, montrait les plus belles dents du monde. Mais le trait le plus expressif de la physionomie de mademoiselle de Mauguet, c’étaient les lèvres. Ces lèvres, rouges et grassement modelées, avaient une indéfinissable expression de noblesse et de bonté.

Peut-être, au premier aspect, n’eût-on pas deviné toute la force de caractère et toute la grandeur d’âme de Jeanne de Mauguet. Mais en voyant sourire cette bouche si bienveillante et si bonne, en entendant cette voix douce et sonore en même temps, on ne pouvait douter des richesses de son cœur.

Elle comptait alors trente ans. C’était une femme dans toute la force de l’âge, et pourtant elle conservait une expression de candeur juvénile et charmante. Destinée dès l’enfance à la vie religieuse, et l’esprit naturellement porté vers les hautes aspirations, elle avait consacré à l’étude et à la réflexion les premières années de sa jeunesse. À seize ans, elle quitta Mauguet pour aller au couvent de Beaulieu d’Angoulême. Elle devait y terminer d’abord les études ébauchées près de sa mère, sous la direction du curé de Saint-Jouvent, puis faire profession et prendre le voile.

Le couvent de Beaulieu était célèbre dans l’Angoumois et les provinces limitrophes. Toutes les filles nobles y venaient faire leur éducation de trente lieues à la ronde. Aujourd’hui encore, les maisons d’éducation d’Angoulême reçoivent des pensionnaires du Bordelais et du Limousin. On y vient apprendre à parler un bon français, et perdre l’accent méridional.

En 93, le couvent fut dispersé. La supérieure périt, je crois, sur l’échafaud ; quelques-unes des religieuses l’y suivirent, d’autres parvinrent à se cacher. Les pensionnaires rejoignirent leurs familles. Jeanne de Mauguet était novice. Elle s’échappa avec une de ses compagnes, et trouva un asile dans une famille d’artisans.

Mais, depuis trois ans déjà, tous les hôtes de Mauguet avaient émigré. Partis d’abord pour quelques mois, pour quelques jours peut-être, ils s’apercevaient, au delà du Rhin, que le serment du Jeu de Paume n’était pas une simple révolte de parlement. Jeanne, qu’on avait laissée à Beaulieu, comme en un asile sûr et sacré, ignorait jusqu’au lieu de refuge de sa famille. Elle ne possédait, d’ailleurs, point de ressources pour la rejoindre, quand même toutes les communications n’eussent pas été interrompues. Il fallut donc rester à Angoulême, et tâcher d’y vivre sans être à la charge de pauvres ouvriers.

Pendant près de deux années, la noble fille s’ingénia de mille façons pour gagner sa vie. Elle fut tour à tour couturière, brodeuse, copiste. Mais ces menus travaux étaient peu rétribués, et pouvaient manquer d’un jour à l’autre ; il fallait se faire une position moins précaire.

Vers le milieu de l’année suivante, elle apprit par hasard que le représentant envoyé en mission dans un département voisin était veuf, et avait une fille de douze ans qu’il cherchait à faire élever par une personne recommandable.

M. de Brives, le représentant dont il est question, n’était point un jacobin grossier comme quelques-uns de ses collègues. C’était un gentilhomme corrézien que les passions républicaines avaient entraîné, mais qui savait reconnaître et respecter, au milieu des divergences politiques, le sentiment de la vraie grandeur.

Son nom n’était point inconnu à Jeanne. Elle se souvenait de l’avoir entendu prononcer, dans son enfance, par son père et par son oncle. Elle osa donc aller voir M. de Brives, et se proposer à lui pour devenir l’institutrice de sa fille.

— Monsieur, lui dit-elle, nos opinions sont aujourd’hui bien différentes, nos routes s’écartent chaque jour davantage ; cependant, nous avons un point de départ commun. Je ne ferai jamais de votre fille une républicaine, mais j’en ferai une bonne et honnête femme, si Dieu veut m’y aider.

L’étrangeté de la proposition n’offensa pas M. de Brives. Il comprit la noblesse réelle de cette démarche et la grandeur de ce caractère qui ne s’abaissait point au mensonge.

Sans cesse appelé d’un point de la France à l’autre, obligé de prendre part à toutes les luttes politiques, il ne pouvait pas veiller sur l’éducation de sa fille. Il lui fallait donc, d’abord et surtout, avoir près d’elle une personne respectable et sûre ; c’est pourquoi il accepta l’offre de Jeanne.

Mademoiselle de Mauguet était bien jeune encore, mais le malheur mûrit. Elle avait acquis pendant le temps qu’elle venait de passer dans le monde, en butte à la misère et aux persécutions, une rapide expérience des choses de la vie. En même temps, elle avait cruellement senti le vide autour d’elle. Depuis longtemps son cœur affectueux ne trouvait plus où se reposer. Elle prit pour Éléonore de Brives une tendresse presque maternelle, et sut admirablement conduire cette jeune intelligence dans les bonnes voies.

Elle resta sept ans près de son élève. M. de Brives les emmena avec lui dans ses voyages. C’est ainsi que Jeanne vit Paris pendant les derniers jours de la terreur, puis sous le règne des thermidoriens et du Directoire.

Les événements et les hommes passèrent devant elle. Une multitude d’idées neuves se firent jour dans son esprit. Elle comprit le véritable sens des bouleversements politiques qui avaient changé la face de la France. Sans entamer un seul instant ses convictions et ses sympathies, les faits accomplis furent pour elle d’un haut enseignement.

Peu à peu les orages s’apaisaient, et tout rentrait dans l’ordre. La France respirait et demandait surtout à être gouvernée. Le Directoire tombait et Bonaparte devenait premier consul.

Vers cette époque, mademoiselle de Brives se maria. Jeanne qui voyait quelques biens retourner à leurs légitimes possesseurs, après des réclamations légales et puissamment appuyées, se souvint de ses droits d’héritière, non émigrée, sur une partie des terres de Mauguet.

Elle quitta Paris et la maison de son élève pour retourner à Limoges. De l’avis de M. de Brives, elle introduisit une demande reconventionnelle de partage avec l’État. Au premier abord, son bon droit paraissait évident ; d’après la loi républicaine même, sa cause semblait toute gagnée. Cependant, mille difficultés la compliquaient. Ainsi, la plupart des terres étaient vendues. De plus, la fortune des vicomtes de Mauguet était grevée de dettes considérables. En émigrant, le vicomte actuel, frère aîné de Jeanne, avait encore augmenté les dettes en empruntant sur ses biens. Les droits de mademoiselle de Mauguet étaient donc devenus, en fait, presque illusoires.

Dès son arrivée à Limoges, elle reçut la visite de Louis Thonnerel. Comme nous l’avons dit, l’enfant de douze ans, qu’elle avait perdu de vue depuis son entrée au couvent de Beaulieu, ne tenait pas grande place dans ses souvenirs. Elle le reconnut à peine.

Louis, au contraire, éprouva une émotion inexprimable en la revoyant. Le changement de la jeune fille à la femme était moins grand que celui de l’enfant à l’homme. Pour lui, Jeanne semblait la même qu’autrefois. C’était cette même taille élancée et noble, ce même sourire de bonté, ce même regard limpide et profond. Seulement, le malheur et le courage la plaçaient comme sur un piédestal. Elle avait grandi.

Dans la mémoire de l’écolier, l’image de mademoiselle de Mauguet resta comme une poétique vision. Mais, au lieu de s’effacer avec les années, et de devenir indécise et vague en s’enfonçant dans le brouillard du passé, elle s’était avivée, tous les ans, de plus brillantes couleurs. Elle avait pris un corps, elle s’était faite vivante.

Louis ne trouva pas absolument en elle l’idéal de cette image. Cependant, étrange combinaison des mirages de l’imagination et des sympathies du cœur !… il la trouva cent fois plus belle, cent fois plus imposante qu’il ne l’avait rêvée.

Quant à lui, c’était un beau jeune homme, au visage noble et fier, à la taille élevée, au front intelligent. Les sourcils étaient un peu proéminents, selon le type limousin, et la tête élevée vers le sommet. Ses cheveux noirs, épais, bien plantés et taillés court, se tenaient presque droits sur son front. Ses lèvres, mobiles et frémissantes, semblaient faites pour les luttes de la parole.

Il venait mettre au service de mademoiselle de Mauguet son habileté de légiste et son dévouement d’ami. Jeanne accepta ses offres, qu’elle sentit faites d’un cœur sincère et plein d’affection. Aussitôt, le jeune avocat se mit à l’œuvre avec ardeur. Il feuilleta les parchemins, il compulsa les titres et les textes. Un an après, le procès était gagné.


II

C’est alors que nous les voyons réunis au vieux château de Mauguet, dans ce grand salon où tous les souvenirs du passé semblent s’être donné rendez-vous. Tandis que Jeanne, en présence du nouvel avenir qui s’ouvre devant elle, sent s’éveiller toute son énergie, Louis s’enivre du bonheur d’être près d’elle, de vivre de sa vie, de se sentir aimé, au moins d’amitié, par cette femme si longtemps admirée de loin, si passionnément adorée depuis une année.

Le curé restait absorbé dans la lecture du Génie du christianisme. Tantôt ses sourcils se contractaient en présence d’une déduction qui ne lui paraissait pas logique ou d’un argument sans valeur ; tantôt ses yeux lançaient des éclairs. Son cœur battait de joie en voyant cette religion, foulée aux pieds par la Révolution, se relever grande et fière, et renaître de ses propres ruines.

À voir ces trois jeunes têtes, plongées chacune dans des méditations différentes, mais toutes illuminées du feu de l’intelligence, on sentait qu’il y avait là une force réelle, une puissance qui accomplirait de nobles choses dans le cercle restreint où elle était appelée à s’exercer.

Le docteur Margerie allait et venait en tous sens, jetant à chaque instant au feu de nouvelles poignées de fagots, et avivant la flamme des tisons de toute la force des pincettes. Pourtant, depuis longtemps déjà, la température du salon était excellente. Mais ceux qui connaissaient le caractère inquiet et actif du docteur auraient compris, à ce manège, qu’il s’en prenait au feu de ses préoccupations intérieures. Évidemment il cherchait la solution de quelque problème ou s’efforçait de combiner quelque plan difficile.

De temps en temps il quittait le foyer et allait se planter devant l’un des portraits accrochés à la muraille, comme s’il eût consulté, sur l’objet de ses pensées, ce muet spectateur. Puis, il revenait à la table et froissait les journaux avec une expression d’impatience. Sans doute, il allait se décider à rompre le silence, quand la porte du salon s’ouvrit.

Une grosse servante, carrée par le faîte et par la base, la tête solidement campée sur les épaules et coiffée d’un bonnet rond garni de longs tuyaux empesés, qui ressemblait à une couronne de créneaux, apparut sur le seuil.

— Mademoiselle est servie, dit-elle d’un ton majestueux qui allait à son air important.

Le curé ferma son livre, Jeanne marcha vers la porte, le docteur lui présenta le bras, et Louis les suivit.

Une soupe aux choux fumante, des boudins grillés, des galettes de blé noir au beurre, un pâté de gibier froid et des châtaignes nouvelles décoraient la table de chêne que les servantes avaient disposée de leur mieux.

Mademoiselle de Mauguet trouva un grand fauteuil de cuir aux bras tors à sa place, et, tout autour de la table, des chaises de paille. Elle voulut faire les honneurs du fauteuil au curé qui refusa.

La servante au bonnet crénelé approuva ce refus par un geste et s’écria :

— C’était le fauteuil de votre père, mademoiselle, et il vous appartient de droit, jusqu’à ce que M. le vicomte soit revenu d’exil.

Jeanne sourit et s’assit de bonne grâce.

— Comme tu as retrouvé et réparé notre pauvre mobilier, ma bonne Myon, dit-elle en servant le potage. En vérité, on jurerait que depuis quinze ans le château s’est conservé comme celui de la Belle au bois dormant ! Je revois toutes choses à leur même place. Les meubles semblent à peine avoir été dérangés. Cependant, le temps n’a guère respecté nos vitres et nos murailles, étales patriotes du voisinage ont dû visiter nos greniers comme nos caves et nos bois…

— Mademoiselle sait bien que je n’étais pas loin, et, du moulin, je venais souvent ici entretenir les choses le mieux que je pouvais. J’avais barricadé les greniers et caché le linge. Mademoiselle devait être certaine que, du moment où je restais aux environs, son bien serait défendu convenablement, reprit Myon avec dignité.

— J’étais bien sûre de l’intention, ma bonne Myon ; mais votre seule volonté n’aurait pas suffi pour arrêter les malfaiteurs, si le château avait été sérieusement attaqué.

— Oh ! oh ! fit la servante en hochant la tête, on ne me méprise pas si fort dans le pays ! On sait que je suis bien avec les charmeurs et les remégeuses, et si je voulais du mal à quelqu’un… pas vrai, Nicou ?

Nicou, en français Nicole, était une grande fille dégingandée et mal bâtie, qui se tenait sur le seuil de la salle, et dont l’aspect contrastait absolument avec celui de Myon. Elle portait le jupon court en droguet, le tablier de cotonnade, le fichu à fleurs et la coiffe à grandes ailes que les paysannes appellent un barbiché. Son visage plat, irrégulier, couvert de taches de rousseur, ses yeux ronds et inquiets avaient l’expression de la crainte et de l’idiotisme.

À l’interpellation de Myon, elle jeta un regard de côté, baissa la tête et répondit en frémissant :

— Ah ! c’est bien sûr !

Myon, ou Marie, posa ses poings sur ses hanches avec un air de satisfaction et de puissance calme qui pouvait se traduire ainsi :

— Vous voyez, mademoiselle, que mon autorité est bien établie, que je règne aux environs, que j’ai un ascendant reconnu sur Nicou et, en général, sur toute la maison.

— Mais, demanda le jeune avocat en regardant le docteur Margerie, est-ce que les patriotes de Nieulle, Saint-Jouvent, Conore et autres lieux, étaient de bien fougueux démolisseurs ?

Le docteur continuait à être absorbé dans des réflexions profondes. Il ne prit pas la question pour lui et garda le silence.

— Pas précisément, si vous voulez, monsieur, dit Myon, qui se vit avec joie, pour le moment, le seul orateur en état de répondre, et sans cet infâme Maillot, ce brigand, cet assassin, ce damné !…

— Chut ! Myon, interrompit avec autorité l’abbé Aubert. Si Maillot a péché, c’est à Dieu de le juger, et non point à vous.

— D’ailleurs, les lois républicaines le protégent, ma bonne Myon ; elles en ont fait un magistrat… il est votre maire et…

— Alors, si mademoiselle elle-même trouve que Maillot a bien fait de faire déclarer le propre château de ses pères un bien national, si elle trouve qu’il est le légitime propriétaire des quatre domaines dont il l’a spoliée, volée…

— Myon, Myon, encore une fois, silence ! Ne comprendrez-vous pas qu’il pourrait être pour notre famille un ennemi d’autant plus dangereux que sa conscience doit lui faire plus de reproches ? Mais, malheureuse ! il pourrait à cette heure vous faire mettre en prison, et moi je ne pourrais pas vous en tirer.

— Me faire mettre en prison ! moi ! Myon Miroux ! Oh ! non ! mademoiselle. Monsieur Maillot, comme disent ceux qui veulent avoir ses grâces, n’est pas encore assez puissant pour ça… C’est des idées de Paris que vous avez là.

— Assez là-dessus, Myon, nous avons à parler d’autre chose avec ces messieurs.

— Nicou ! reprit la redoutable Myon sans tenir compte de la défense de sa maîtresse, Nicou !

La paysanne, qui tenait la tête baissée, la releva par un mouvement machinal et fixa ses yeux ronds sur son interlocutrice.

— Nicou, penses-tu que le maire de Saint-Jouvent, Monsieur Maillot, comme on dit à présent, oserait bien me faire mettre en prison, moi ?

— Ça n’est pas possible ! répondit Nicou avec l’accent d’une conviction si solide que mademoiselle de Mauguet ne put retenir un sourire.

Rien au monde ne donnerait une idée de l’expression de respect craintif et d’obéissance aveugle qui se peignait sur les traits de Nicou à la voix de Myon. Les séides du Vieux de la Montagne ne devaient point être soumis à une fascination si grande.

— Allez souper à votre tour, mes bonnes filles, dit Jeanne, quand les plats chauds furent enlevés et qu’il ne resta plus sur la table que les châtaignes et quelques fruits secs.

Myon sortit d’un pas solennel et à reculons ; Nicou suivit en emportant de la vaisselle et en faisant claquer ses sabots.

Quand la porte fut refermée, mademoiselle de Mauguet se mit à éclater de rire.

— Bon Dieu ! mon cher monsieur Margerie, quelle suprême importance a donc acquis Myon pendant notre absence ? s’écria-t-elle. Ne dirait-on pas qu’elle est aussi redoutable qu’un membre du conseil des Dix ?

Mais le docteur, qui n’avait semblé prêter aucune attention aux scènes précédentes, et qui mangeait des châtaignes avec acharnement, comme, un moment auparavant, il jetait des bourrées dans la cheminée du salon, ne sortit point encore de sa rêverie.

— Décidément notre voisin est trop loin de nous dit Louis Thonnerel, en le tirant par la manche de son habit.

— Hein ? fit le docteur, comme éveillé en sursaut… Oui, vous avez raison, c’est le meilleur parti à prendre…

— Quoi ? s’écrièrent d’une seule voix le curé, Jeanne et Louis.

— C’est un singulier effet des révolutions, reprit le docteur, de donner à la jeunesse le vrai sens pratique des choses. Qui se fût avisé, autrefois, de prendre l’avis d’un jeune homme, d’un avocat arrivant de Paris, pour tirer parti d’un bien ?… Aujourd’hui…

— Mais, docteur, interrompit Jeanne, sérieusement consternée de cette étrange rentrée, mais docteur, nous parlions de nos servantes…

— Il faut décidément refuser d’affermer Mauguet à ces prix dérisoires. Il faut trouver et prendre de bons métayers et s’associer avec eux pour améliorer vos domaines. Il faut vous faire fermière de votre bien, enfin, ma chère mademoiselle, et vous y donner tout entière. Sans cela, vous, votre frère et son fils, toute votre famille enfin, vous resterez dans une triste misère et dans une misère sans fin.

— Excellent docteur ! Vous pensiez à mes affaires, à ma fortune en péril, et aux moyens de sauvetage, tandis que nous rêvions au passé ou que nous nous amusions du babil de Myon !

— Ah ! c’est vrai. Je n’ai pas entendu tout cela. Je suis toujours distrait comme autrefois, vous savez ? Plus qu’autrefois même.

— Mais vous pensez à vos amis ou à leur bonheur, et, pendant qu’ils accrochent leur attention à mille détails futiles, vous suivez un raisonnement ou une délibération intérieure… Au bout d’une heure, vous avez pesé le pour et le contre de toutes choses et résolu le problème ; les autres ont oublié même leur point de départ, pour aborder vingt sujets ou tourner à tous les vents de la conversation, comme de vraies girouettes. Voilà ce que vous appelez être distrait !… Nous autres nous ne sommes point distraits. Oh ! non !

— Vous êtes bonne, dit M. Margerie avec un regard heureux. Vous arrangez toujours bien les choses. Au fait, voici ce que j’ai pensé : vos trois domaines rapportent peu en ce moment : d’abord parce qu’ils sont mal cultivés, ensuite parce qu’ils contiennent beaucoup de landes ; mais ils sont vastes. Défrichés ou mis en valeur, qui sait ce qu’ils pourraient devenir ? Les bâtiments d’exploitation ne vous manquent point non plus ; seulement ils sont délabrés. Vous avez un moulin, des granges, plusieurs logements de colons. Tout cela est en mauvais état, c’est vrai, mais peut être réparé. Si vous aviez une dizaine de mille francs à mettre en réparations, Mauguet changerait entièrement de face et on en offrirait plus de dix-huit cents francs de ferme.

— Oui, mais, docteur, je n’ai pas dix mille francs et ne saurais où les trouver.

— Peut-être… Des fermiers, en prenant aujourd’hui Mauguet à bail, tel qu’il est, ne peuvent guère en donner plus de dix-huit cents francs à deux mille francs. Je conçois cela. Il faut qu’ils vivent sur le bien, eux, leur famille et leurs gens. Or, la moitié des terres est en friche ; les métayers actuels, qui sont les mêmes que jadis, ont tiré ce qu’ils ont pu d’un sol dont la propriété était incertaine et discutée. Ils savaient que leur domaine pouvait être vendu d’un moment à l’autre, et que le nouveau propriétaire aurait le droit de les chasser. De plus, comme usufruitiers de biens nationaux, les percepteurs d’impôts les rançonnaient. Ils n’avaient aucun intérêt à améliorer la propriété ; au contraire. C’est pourquoi ils n’ont ni réparé leurs murailles, ni ensemencé les terres ingrates, ni entretenu les prairies trop éloignées de l’habitation. Aujourd’hui les métairies ne rendent plus guère que de quoi nourrir les colons et le bétail.

— Alors, selon vous, docteur, Mauguet ne vaut que deux mille francs de ferme ?

— Oui, actuellement. Mais si les terres sont remises en valeur, il en vaudra rapidement le double. Seulement, un fermier forcé de récolter et de jouir ne peut entreprendre des réparations et des travaux qui dureraient plusieurs années et nécessiteraient des dépenses considérables. Il s’arrangera pour faire rapporter à ses terres le plus qu’il pourra, sans bourse délier. Vous pensez bien qu’avec un bail de neuf ans un fermier ne songera point à planter des arbres, à diriger des eaux et à défricher des landes. Il ne s’occupera avec ardeur que de la récolte des céréales. Or, en Limousin, et à Mauguet surtout, les principales richesses des propriétés consistent en prairies et en bois : le fermage ne sera donc jamais favorable au développement des fortunes territoriales…

— Mais, mon excellent ami, vous êtes un agriculteur, vous ; en théorie au moins. Vous savez le fort et le faible de toutes les méthodes de culture ; vous êtes capable d’apprécier la qualité d’un terrain et la valeur d’un bois. Moi, que ferai-je, en présence de mes deux cents hectares de terre dont les trois quarts sont en landes, châtaigneraies, halliers, pâturaux, taillis, etc. ?

— Eh bien ! vous vous ferez agriculteur, comme le disait tout à l’heure notre jeune ami ; vous relèverez votre maison et reconstituerez sa fortune… Au moins voilà ce que vous pouvez faire avec du courage et de la patience, chère mademoiselle.

— Est-ce vrai, docteur Margerie ? Êtes-vous sûr de ce que vous dites-là ? demanda Jeanne d’une voix vibrante et fortement émue.

— Oui, j’en suis certain, répondit M. Margerie avec conviction. Toute la soirée j’ai réfléchi à ce parti. Il est grand, noble, digne de vous.

— Après tout, pourquoi la science rurale ne s’étudierait-elle pas comme une autre et serait-elle plus inaccessible ou plus méprisée ? ajouta Louis Thonnerel. Pourquoi ne deviendrait-on pas fermier comme on devient helléniste ou mathématicien, si l’on juge la science agricole digne d’autant d’attention et d’étude que la langue de Périclès ou les formules d’Euclide ?

— Vous avez trop de volonté et de persévérance pour ne pas réussir, reprit M. Margerie. Dans vingt ou vingt-cinq ans, vous pouvez ainsi avoir refait la fortune de votre maison. Et puis, vous aimerez bientôt vos travaux, vos terres ensemencées, votre ouvrage enfin, vous verrez ! Pour mon compte, je sais que je me passionnerais pour une œuvre semblable !

— C’est une grave résolution à prendre, dit l’abbé Aubert. Pour essayer de refaire une fortune territoriale avec les débris que la révolution rend à mademoiselle de Mauguet, il faut une longue patience et beaucoup de dévouement. Ces fortunes-là ne se font pas en dix ans, comme celle des traitants et des fournisseurs. Si mademoiselle Jeanne veut entreprendre de refaire la fortune de sa maison, il faut qu’elle s’y donne tout entière, qu’elle y consacre toute sa vie…

— Oh ! mais, interrompit vivement Louis, ce sera au vicomte à continuer l’œuvre de sa sœur, quand il sera de retour ; une fois le domaine en état et la marche donnée…

— Le vicomte est incapable de s’occuper de son bien, même en j^rand seigneur ; comment s’en occuperait-il en simple fermier ? Non. Au point de vue de ses intérêts, le vicomte Raoul aurait besoin d’être mis en tutelle. Vous avez raison, mon cher abbé : si mademoiselle de Mauguet se mettait à faire de l’agriculture, il faudrait qu’elle prît la résolution de s’y consacrer uniquement.

C’était au tour de Jeanne de rester rêveuse. Les yeux baissés vers son assiette, et le front pensif, elle jouait du bout de son couteau avec les reliefs du dessert.

Louis semblait préoccupé aussi de la tournure que prenait la conversation. Sans doute l’importance de l’entreprise l’effrayait. Il promenait des regards troublés autour de la vieille salle à manger de Mauguet.

Cette salle à manger était d’une simplicité monacale. Des solives de chêne entre-croisées, que le temps avait brunies, formaient le plafond. Les murs étaient blanchis à la chaux, du haut en bas. Mais pendant le long abandon du manoir, la mousse et le salpêtre les avaient marbrés de taches grises et verdâtres. Deux hauts dressoirs de chêne, uni et noir comme celui des poutres, une armoire pareille, se rangeaient autour des murs. Sur les dressoirs on voyait, çà et là, quelques pots d’étain damasquinés et quelques plats de faïence à fleurs. La cheminée, au vaste manteau, ouvrait un large foyer au-devant des convives. Elle était en pierre et peinte en blanc comme les murailles. Au-dessus du manteau, des bois de cerfs, cloués symétriquement, soutenaient de vieilles armes de chasse rouillées ; et, plus haut que les armes, au sommet du cône qui terminait l’auvent de la cheminée, un Christ d’ivoire sur une croix d’ébène semblait présider comme un vieil ami aux repas de la famille.

On reconnaissait bien là l’intérieur austère de cette vieille noblesse de province qui n’avait jamais quitté son castel pour aller chercher fortune à la cour ; qui ne savait rien du luxe de Versailles, mais qui ne croyait point encore, lorsque 93 vint l’éveiller en sursaut, que les gentilshommes français pussent courber l’échine devant les financiers et les favorites ; cette noblesse dont on ne parlait pas sur les gazettes enfin, mais dont les parchemins authentiques auraient facilement fourni les preuves de 1399, s’il s’était agi de monter dans les carrosses du roi.

Après quelques instants d’un silence gros de pensées tumultueuses, qui s’étaient succédé rapides et vives comme une suite de mirages aux brillantes couleurs et aux scènes changeantes, Jeanne releva la tête et regarda le docteur Margerie en face.

— Ainsi, dit-elle, vous croyez, mon ami, qu’avec le temps, et en y donnant tous ses soins, on pourrait refaire une propriété de quelque valeur avec les trois domaines que l’État m’a rendus ? Vous croyez que la maison de Mauguet pourrait, peu à peu, sortir de ses ruines et reconquérir une modeste fortune, rien que par les efforts persévérants d’un de ses membres, et sans attendre le retour et les grâces du roi de France.

— Sans doute, reprit M. Margerie, dont les petits yeux brillaient sous ses épais sourcils, et dont toute l’intelligente physionomie s’animait. Oui, j’en suis sûr. Savez-vous que vos trois métairies occupent, après tout, une des meilleures positions de la province ? Car, vraiment, il faut que ce Maillot ait été stupide, pour ne pas les préférer aux autres, quand il s’est mis à acheter vos terres sous le titre de propriété nationale. Mais tous ces paysans, enrichis et avides, sont aveuglés par l’amour du lucre immédiat et de l’argent sec et liquide, comme ils disent. Il n’a songé qu’à la fertilité du sol le plus cultivé, au nombre des bestiaux attachés au domaine, à l’étendue des prairies toutes faites, au bon état des bâtiments d’exploitation, et il a oublié, l’imprudent ! qu’il laissait, dans les trois métairies abandonnées, les sources des deux cours d’eau qui arrosent ses prés, et un moulin, en ruine, il est vrai, mais qui peut facilement être réparé, et qui moudra le blé de trois villages et de cinq ou six hameaux ; car les habitants de Nieulle, Saint-Jouvent, Périllac, etc., n’iront point porter leur grain aux moulins de la Glayeule, à quatre lieues d’ici, quand le vôtre marchera. Le chemin vicinal passe à votre porte et au milieu de vos terres ; vos halliers contiennent des carrières de pierres ; vous avez un bois de chênes haute futaie forts beaux, des châtaigneraies magnifiques, des étangs qui peuvent déverser leurs eaux sur une immense étendue de prairies ; et puis, presque toutes vos landes produisent de la fougère…

— Oui, mais la fougère est bonne pour chauffer les fours, ou pour faire des brûlis sur les terres en jachères.

— La fougère indique la qualité de la terre. Tous les terrains qui produisent de la fougère peuvent produire le froment. Ainsi, la plupart de vos landes défrichées seront propres à la culture des céréales ; et si, sur les cent trente hectares incultes que vous avez, les deux tiers étaient cultivés… Mais je ne veux pas que l’envie que j’ai de vous voir riche me fasse envisager la position trop favorablement ; demain, s’il fait beau, voulez-vous que nous hasardions une excursion sur les terres de Mauguet ? Nous ferons une reconnaissance ; nous verrons ce qu’il a d’actuellement possible, et vous prendrez votre décision.

— Volontiers. Cher et excellent docteur, tout ce que vous venez de dire me plonge dans des réflexions sans fin. Jamais, je l’avoue, dans mes rêves, qui toujours ont eu la même direction, je n’avais entrevu ce moyen simple et pratique d’être utile à ma famille. Mais… vous me connaissez, M. Margerie, et vous aussi, mon cher abbé ;… vous savez quelles aspirations font battre mon cœur… quelle ambition exalte mon courage… Ah ! vous aviez raison tout à l’heure, Louis ;… si j’étais née aux temps héroïques, j’eusse peut-être illustré ma maison !… Mais ne croyez pas, mes amis, que je sois poussée par l’orgueil personnel ; non. Aujourd’hui que le dévouement d’une femme s’exerce dans l’ombre, et que le retentissement de ses plus belles actions ne doit pas dépasser son foyer, je me sens prête à tous les sacrifices, à tous les travaux, à toutes les patiences, pour refaire un héritage au fils de mon frère…

— Bien ! mademoiselle, s’écria l’abbé Aubert. Vous êtes une noble fille, et une fille noble !

Mademoiselle de Mauguet se leva en le remerciant d’un regard. On récita les grâces, puis on reprit le chemin du salon.

Jeanne rayonnait. Elle semblait inspirée. Jamais, peut-être, elle n’avait été aussi belle qu’en ce moment. C’est que jamais, ou depuis bien longtemps au moins, elle ne s’était trouvée dans un milieu si sympathique. C’est que jamais elle n’avait trouvé l’occasion de crier si haut les vrais sentiments de son cœur.

Ni le docteur, ni Louis, ne songèrent à lui offrir le bras pour rentrer au salon. M. Margerie était retombé dans ses réflexions, et Louis devenait presque triste. Il semblait trouver dans l’enthousiasme de Jeanne comme le pressentiment d’un malheur.

Le silence régna pendant quelques instants. Mais l’abbé Aubert ne put s’empêcher de retourner au clavecin et de faire courir ses doigts sur les touches. Il sortit un son si discordant, que tout le monde fut comme réveillé en sursaut.

— Allons, prenez un peu de patience, mon ami, s’écria Jeanne, avec un éclat de rire qui rappela Louis et le docteur au sentiment des choses présentes. Vous pouvez être sûr que les réparations de Mauguet commenceront par celles de votre clavecin !

— Avez-vous travaillé la musique pendant ces années d’épreuves ? demanda l’abbé ; moi, je me suis consolé dans mes plus cruelles douleurs avec un vieil orgue, oublié dans un couvent des faubourgs de Poitiers. Le couvent était désert et séparé par de vastes jardins des dernières maisons de la ville. J’y allais le soir en longeant, les bords du Clain. De peur d’attirer l’attention des passants, je me privais de lumière et je mettais toutes les sourdines. Moi seul je jouissais de mes concerts. J’ai passé quelquefois des nuits entières devant cet orgue. Tantôt je me jouais et je me chantais à moi-même, et du mieux, que je pouvais, des oratorios complets avec toutes leurs parties. Tantôt je répétais pendant des heures la même antienne ; quelquefois c’étaient des airs de Lulli ou de Rameau, que nous avons chantés ensemble. Je revenais à deux ou trois heures du matin, m’orientant à travers les corridors noirs et suivant, dans les prés humides, les méandres du Clain sous l’ombre des grands saules. Quand il faisait clair de lune c’était une charmante promenade ; mais, par les nuits sombres, ce vieux couvent ruiné avait quelque chose de sinistre. Cependant j’y allais par tous les temps, et l’hiver comme 1 été. Souvent je me suis surpris au milieu de la nuit, et les pieds dans la neige, à l’entrée du faubourg. Je ne sentais pas le froid. La musique m’avait enlevé au delà de ce monde. Mon imagination habitait des contrées aux vagues horizons, baignées de soleil et saturées de parfums. Était-ce un sommeil ? était-ce une ivresse ? Je ne sais. Seulement les souffrances de mon âme étaient apaisées ; les cordes douloureuses ne vibraient plus : j’oubliais la vie présente.

— Comme vous aimez la musique ! s’écria Jeanne.

— Je l’aime trop, reprit l’abbé avec un accent de regret ; un prêtre ne devrait pas tant attacher son cœur à des joies terrestres. Quelquefois j’essaye de vaincre ce goût passionné. Mais que voulez-vous ? je prie mieux en chantant, et, quand je récite mes prières à voix basse, il me semble qu’elles montent moins vite jusqu’au ciel.

— Mais, mon cher curé, vous n’avez pas d’orgue à Saint-Jouvent, dit M. Margerie ; et malheureusement la pauvreté de votre paroisse ne vous permet pas d’en espérer un avant de longues années.

— Je chanterai, j’apprendrai à chanter à mes enfants de chœur… et puis, si mademoiselle Jeanne veut bien faire restaurer son clavecin… ici… quelquefois… je jouerai avec elle.

Le jeune prêtre, ordinairement d’un caractère ferme et énergique, devenait d’une timidité singulière dès qu’il parlait musique. Sa parole si nette s’embarrassait, il devenait rouge et baissait les yeux. Il éprouvait comme le remords et la honte d’une passion coupable. Mademoiselle de Mauguet ne put s’empêcher de sourire en lui promettant de faire mettre le vieux clavecin dans le meilleur état possible.

— Quelles impressions m’ont laissées certains airs que vous chantiez autrefois ensemble ! s’écria Louis Thonnerel, auquel la conversation venait de rappeler de radieux jours d’enfance, bien souvent évoqués depuis quinze ans. Je me souviens comme si c’était d’hier…

Louis ferma les yeux et se passa la main sur le front.

— Votre mère est là, dit-il d’une voix saccadée, brève, interrompue par des silences rapides ; je la vois, avec ses cheveux déjà blancs et ses yeux bleus et doux. Elle tisonne le feu, assise dans cette même bergère que vous occupez à cette heure. Le chevalier et le vicomte jouent aux dames. Sylvain Aubert est au clavecin. Vous chantez un air d’Armide que j’écoute… que j’entends… Ah ! comme je vivais alors !… Que de pensées tumultueuses dans ma tête ! que d’émotions violentes dans mon cœur d’enfant !

— Mais vous aviez douze ans à peine !

— Oui… et pourtant j’ai senti à cette époque des émotions si vives qu’elles ont dominé toute mon existence. Nous oublions, d’ordinaire, en prenant des années, nos passions enfantines ; mais si nous pouvions nous en souvenir, nous serions étonnés de leur développement et de leurs ravages. Il me semble, parfois, que l’homme dépense plus de forces dans sa première enfance que dans tout le reste de sa vie. Avez-vous songé au nombre d’opérations intellectuelles qu’il faut faire pour apprendre à lire ? Moi, j’en suis effrayé. Que de facultés mises en œuvre, qui se cherchent, se joignent, s’accordent, se combinent et agissent avec une précision merveilleuse ! À dix ans, je savais, comme presque tous les enfants de cet âge, lire, compter, écrire et déchiffrer la musique. J’avais appris tout cela. C’est-à-dire j’avais créé en moi des forces immenses en cinq années ; juste le temps que nous mettons plus tard à nous bourrer la mémoire d’axiomes de droit et de textes barbares. S’il se présentait aujourd’hui pour mon esprit pareil travail à entreprendre, certainement je reculerais. Je sens que je n’aurais plus la puissance de l’accomplir… Et comme nos désirs sont vifs aussi pendant les années d’enfance ! Comme nos antipathies sont franches et nos amitiés violentes ! Voyez quels tremblements, quelles agitations bouleversent un bambin de huit ou dix ans, si on lui refuse un objet envié, ou si on s’attaque à la personne qu’il aime entre toutes !… Vous parliez musique, n’est-ce pas ? eh bien ! quelques phrases des airs que vous chantiez alors m’exaltaient à me faire pleurer. Il y a des motifs du Déserteur et du Devin de village auxquels j’ai attaché tant d’émotions qu’ils éveillent encore les fibres les plus intimes de mon cœur. Je puis dire, sans mensonge, que je n’ai jamais entendu de musique qui les valût pour moi. Cependant, à Paris, j’ai écouté les opéras de Grétry, de Gluck, de Lesueur, etc., mais les échos de mon cœur n’ont répété que ces romances et ces duos, chantés ici par vous deux… Et vous êtes là, aujourd’hui ! Et si le clavecin n’était pas brisé, vous pourriez les redire !… Où est le passé ? Qu’est-ce que le présent ?… Y a-t-il quinze années entre ces deux temps ? En vérité, ces années n’existent pas pour moi… Ce sont des ombres,… des fantômes qui ont traversé une nuit de sommeil !…

— On ne se méfie pas assez des enfants de douze ans, dit Jeanne en souriant. Allons, Louis ! j’espère que vous passerez encore quelques bonnes heures dans ce salon et près de nous ! ajouta-t-elle en lui tendant la main.

Louis prit cette main, la serra longtemps et doucement ; ses yeux s’obscurcirent comme voilés par des larmes : — Si vous le voulez bien, murmura-t-il d’une voix émue.

Jeanne ne répondit pas cette fois. Elle se sentit embarrassée. Mais le curé, qui rêvait toujours à sa musique, reprit :

— Que dit-on de la musique allemande, maintenant, à Paris ? On ne s’occupe guère des opéras et des oratorios de Haendel et de Haydn, n’est-ce pas ? Les Parisiens ne doivent pas aimer cela. Mais qu’est-ce donc que Mozart ? Dans nos provinces arriérées, on connaît à peine son nom. Vous, mademoiselle, qui arrivez de Paris et qui avez vécu dans un monde intelligent, instruit, artiste, vous devez avoir entendu de sa musique. Est-ce bien beau ?

— Mon cher abbé, vous allez me traiter de barbare, et vous aurez tort. Je ne connais pas la musique de Mozart. À peine en ai-je entendu quelques motifs, et je n’ai pas eu le temps de la juger. Voyez-vous, Paris, pendant ces dernières années, offrait à l’esprit de si singuliers spectacles que les beaux-arts ne l’occupaient guère. J’ai entendu des opéras de Lesueur, de Méhul, de Chérubini, mais comme en courant. Je regardais passer la révolution, et j’avais assez à faire.

— Je comprends cela ! s’écria le docteur Margerie ; pour mon compte, j’aurais fait comme vous. Au milieu du sang et des ruines, que d’idées ont été remuées, pendant ces huit années ! Que d’horizons nouveaux se sont ouverts ! Que de personnalités remarquables ont surgi de la foule ! Vous avez vu Robespierre et Danton, Tallien et Barras ; vous avez vu Bonaparte s’élever et grandir. Vous avez entendu passer, à côté de vous, le peuple en furie, acclamant tour à tour le 9 thermidor, le 21 prairial, le 18 brumaire. Ce devait être beau et terrible.

— J’ai vécu double, mes amis, dit-elle. Aujourd’hui, docteur, je suis plus vieille que vous. C’est une étrange chose, en effet, qu’un peuple en révolution ! À côté des grands événements, il y a les petites comédies. Près des statues colossales qui s’élèvent sur des ruines de granit, il y a les statuettes d’argile qui trébuchent sur la poussière. En regardant autour de soi seulement, et rien que la société qui s’agite dans un salon, on voit les mélanges les plus singuliers et les jeux plus intéressants. Je sais bien des choses. En révolution, comme il faut vivre vite, les artistes en palinodies prennent peu de ménagements ; aussi ai-je compris, jeune, ce qu’on ne sait d’ordinaire que tard. Mon esprit a mûri rapidement. J’ai perdu des illusions et des préjugés en gardant mes convictions : chose rare ! En bien des points, vous trouverez peut-être que je n’agis point selon ce que vous auriez attendu de moi. C’est que les luttes politiques, vues de près, enseignent l’indulgence. Vous auriez ri, malgré votre colère contre les démagogues, en voyant les terroristes de la veille, thermidoriens le lendemain. Je sais de fougueux jacobins qui sont devenus les humbles valets de Bonaparte, et dont Bonaparte ne voudra bientôt plus pour valets. Savez-vous, maintenant, quelle est la plus jolie prétention de ces messieurs les citoyens à bonnets rouges de 93 ? C’est d’être gentilshommes. Oui, vraiment ! Dans les salons, ils s’appliquent avec fureur à copier les façons de la bonne compagnie ; leur plus cher désir est d’être admis dans la société des ci-devant qui ont, pour un peu, goûté au brouet révolutionnaire. M. de Brives était un des représentants les plus entourés depuis quelques années. Pour mon compte, je recevais chez lui les adulations de tout un petit monde de regrattiers, enrichis à vendre les dépouilles de l’aristocratie, qui aspiraient à devenir aristocrates à leur tour. Jamais la noblesse n’a valu si cher qu’à présent. Il y a des fournisseurs qui payeraient des millions l’alliance d’une fille noble, fût-elle laide et bossue. En vérité, ces gens et ces choses ne valent pas la haine. Ne confessent-ils pas leurs crimes, puisqu’ils nous adorent ? Rions, monsieur le marquis, disais-je à M. de Brives, qui s’indignait de la lâcheté humaine, en regrettant au fond du cœur son castel en Périgord, son habit de chasse et ses illusions.

La conversation, mise par Jeanne et le docteur sur le terrain de la politique et de la nouvelle organisation sociale, continua longtemps. On effleura tous les sujets, on discuta toutes les idées en cours. Louis, qui avait aussi vu de près toutes les orgies révolutionnaires et touché à toutes les questions brûlantes du moment, sortit de ses rêves pour se mêler à la discussion et y jeter ses mots vifs, ses aperçus profonds, nouveaux, pittoresques ou railleurs.

À onze heures seulement, heure indue jadis au château, mademoiselle de Mauguet donna le signal de la retraite. Ce soir-là, tout le monde couchait à Mauguet. Jeanne l’avait exigé. C’était une sorte de consécration d’hospitalité.

Ce vieux manoir qui depuis si longtemps semblait une tombe se ranimait tout à coup d’une extrémité à l’autre. Au milieu de la nuit, les fenêtres, percées çà et là dans les murs épais, s’illuminèrent et reflétèrent leurs feux dans les étangs noirs. Les chauves-souris, étonnées, sortirent de leurs trous et voletèrent en se heurtant aux vitres et aux volets. Quelques chouettes s’enfuirent en jetant un cri plaintif. Les portes rouillées se refermèrent dans les corridors, et chacun pria devant son alcôve avant de s’endormir.


III

Beau temps ! beau pays ! beau soleil ! Sur les bruyères à fleurs roses s’étendent des toiles d’araignée couvertes de rosée, qui scintillent comme des rivières de diamants. Les champs de blé noir secouent leurs pétales blancs sur leurs feuilles rougies par les premières gelées blanches. Le soleil n’a pas encore bu la vapeur qui se condense en larges nuages au-dessus des vallées. Il fait un petit vent piquant qui fouette le visage et effeuille les arbres. Çà et là, les laboureurs apparaissent, au détour des champs, menant leurs bœufs rejoindre la charrue qui les attend, le soc profondément enterré dans un sillon commencé la veille. Quelques rares voyageurs s’échelonnent le long du chemin vicinal, chassant devant eux les bestiaux qu’ils mènent à la foire voisine. Il est six heures du matin.

Sur une hauteur couverte de landes, qui fait vis-à-vis au château, mademoiselle de Mauguet, enveloppée de sa pelisse et la tête couverte d’un large capuchon, regarde ses propriétés en écoutant les explications du docteur Margerie. Louis Thonnerel est à côté d’eux ; le curé est reparti, déjà depuis une heure, pour Saint-Jouvent, où sonne le troisième coup de la messe.

— Le fait est, docteur, dit Jeanne en regardant un massif d’arbres qui bordait vers la gauche du château un chemin défoncé, le fait est que voici de beaux acacias ! L’acacia pousse vite. Vous souvenez-vous, Louis, qu’ils étaient encore jeunes quand vous y grimpiez ? Les voilà, maintenant, presque aussi gros que les chênes du bois de haute futaie.

— Savez-vous que vous devez vous estimer heureuse de retrouver ce bois-là aussi intact, s’écria le docteur. J’ai vu des paysans patriotes se chauffer avec des arbres dignes de faire des mâts de navire, et ils ont ici oublié des chênes centenaires et des pins du Nord gigantesques.

— Voyez un peu la fière mine de votre manoir, entre ces deux étangs et ce magnifique bois, reprit Louis. En vérité, d’un peu loin, les ravages disparaissent. Il ne reste plus que l’ensemble majestueux et pittoresque.

— Oui, mais que de ruines cache cette apparence ! Dans vos terres en friche, l’ajonc et la fougère ont pris leur libre essor. Il faudrait presque défricher à nouveau une partie des champs des colons, et, quant à la réserve, elle est devenue un vrai hallier.

— Tout cela reverra de meilleurs jours. D’ici à trois ou quatre ans, si vous le voulez bien, mademoiselle Jeanne, les anciennes terres labourées vous auront toutes rendu au moins une récolte. Les granges pourront, si l’on y met de l’activité, être réparées pendant la belle saison prochaine. On devrait, dès à présent, se mettre aux travaux intérieurs du château, rétablir les fenêtres et les portes… Au printemps, on s’occuperait de la toiture qui est à reprendre de tous côtés. En attendant, on peut protéger les endroits effondrés par des nattes de paille. Cet hiver, vous camperez encore dans une sorte de bivouac ; mais, l’année prochaine, vous serez convenablement installée,

— Hélas ! mon excellent ami, où voulez-vous, encore une fois, que je trouve de l’argent pour toutes ces réparations ? Il en faudrait beaucoup. Je n’en ai pas, et on ne m’en prêtera guère. D’abord, vous savez que les capitaux sont rares : je payerais des intérêts énormes, je grèverais ma propriété, c’est-à-dire celle de mon frère et de son fils, d’une lourde hypothèque. Et qui sait quand nous pourrions rembourser ? Avec nos revenus, ce serait bien assez de payer l’intérêt. D’ailleurs, est-il sûr que je trouverais des prêteurs ?

— Aussi ne vous conseillé-je point d’emprunter, chère mademoiselle. Je sais dans quelle suite d’ennuis et de difficultés vous vous engageriez. Comme vous le comprenez fort bien, les charges seraient énormes, et d’autant plus lourdes que vous seriez forcée de les subir pendant plusieurs années. Payer des intérêts qui sont toujours les mêmes, en dépit des inondations, des grêles et des gelées, mais c’est la ruine des cultivateurs ! Non ! Il faut tirer vos ressources de votre propriété même !

— Cela me paraît difficile, mon cher docteur, répondit Jeanne en souriant, et en jetant sur ses domaines dévastés un regard moitié triste et moitié railleur.

— Je sais que cela vous coûtera,… que Mauguet découronné de ses beaux arbres aura un aspect bien plus désolé encore… Mais il le faut, et… vous y viendrez.

— Que voulez-vous dire, docteur ?

— Je veux dire que le bois d’acacia est un bois dur, excellent pour faire des chevilles de navire, et qu’à cette heure il se vendrait cher.

— Couper ces beaux arbres ! jeter bas, pour les vendre, ces acacias magnifiques qui se massent le long du chemin de Saint-Jouvent ? Y pensez-vous, monsieur Margerie ? s’écria Louis avec véhémence. Mais, mademoiselle, vous êtes née sous leurs ombrages, vous avez fait vos premiers pas dans ce chemin ! Votre père, votre mère, votre oncle, vos ancêtres, depuis des siècles, y ont marqué leur passage…

— Oui, dit M. Margerie ; mais le bois de chêne…

— Les uns, reprit Louis, les uns l’ont parcouru cent fois à la suite de leur meute lancée dans les taillis ; les autres ont veillé à son aménagement, à sa conservation. Combien de fois n’y ai-je point rencontré votre oncle, un livre à la main ! Combien de fois ne vous y ai-je pas vue, assise à côté de votre belle-sœur, cousant pour les petites filles du village, ou leur enseignant à lire ! Et les acacias !… Ne vous souvenez-vous pas comme leurs fleurs blanches tombaient en neige odorante au mois de juin, comme l’air s’embaumait de leur senteur ? Je cueillais des grappes pour les mettre dans les vases du salon. Une fois même j’en enfilai des fleurs ; je vous en fis un collier et des bracelets… Oh ! ne vous souvenez-vous pas ? ne vous souvenez-vous plus de rien ?…

Jeanne ne répondit pas. Elle s’était assise sur le gazon, et, la tête appuyée sur sa main, elle regardait, en rêvant, son château aux murailles grises, aux toits couverts de mousse, et ce grand bois séculaire qui jetait ses feuilles au vent. Plus bas, vers la gauche, elle regarda aussi les acacias qui cachaient à demi le clocher de Saint-Jouvent. Chacun de ces arbres était pour elle un vieil ami, et les paroles de Louis ne trouvaient que trop d’écho dans son cœur. Mais, en même temps, son esprit juste et ferme appréciait le conseil du docteur Margerie. Elle savait qu’un avis de lui ne venait qu’après de longues réflexions. Évidemment, ces magnifiques arbres représentaient une grande valeur. Jusqu’alors, elle les avait admirés ; de ce moment, elle les évalua ; mais ce fut avec un serrement de cœur. Louis s’attrista de voir que Jeanne ne se révoltait pas, dès l’abord, contre la proposition du docteur. Il s’éloigna de quelques pas, fronça les sourcils, et revint en face d’elle.

— Est-ce que vous donnerez l’ordre d’abattre ces arbres ? lui demanda-t-il. Est-ce que vous aurez le courage d’entendre, l’un après l’autre, tous les coups de hache qui les jetteront à terre ?

— Docteur, demanda Jeanne sans répondre directement à la question de Louis, n’y a-t-il pas d’autre moyen ?

— Je ne vois que l’emprunt, si vous voulez vous engager dans cette voie ; mais elle est absurde et onéreuse. Il faut prendre un grand parti et agir avec énergie, dit M. Margerie d’un ton un peu brusque. Ma chère mademoiselle, croyez-moi, songez à l’avenir de votre maison et à sa fortune compromise, et non point seulement aux poétiques souvenirs de votre enfance. Avec ces vagues rêveries, vous arriveriez à vous entourer de reliques et à mourir dans des ruines, au milieu des landes. Ce n’est pas ce qu’il faut. Voyez-vous, d’ici, Mauguet plus dévasté encore, ayant ses tours décoiffées de leurs toits, et ses terrasses éboulées dans les étangs ? L’eau se répand au hasard dans la vallée, noyant les prés, effondrant les chemins, creusant, çà et là, des fondrières. Les chênes épaississent encore leur masse imposante, les pins entre-croisent leurs branchages, les pierres moussues des créneaux se dressent sur l’herbe, comme des dolmens celtiques. Ce serait pittoresque, à coup sur, et les peintres viendraient de loin prendre des vues de votre manoir. Mais vous n’auriez pas un sac de grains et pas un écu de six livres ; mais, vous et votre frère, vous seriez absolument ruinés !

— Docteur, docteur, ne vous emportez pas ; ne raillez pas si durement un moment d’hésitation bien naturelle. Je céderai à vos avis, vous le savez bien ! Vous me disiez hier que j’avais de la volonté et du courage. Croyez-vous donc que ce matin je n’en aie plus ? Mais vous les aimez aussi, vous, ces vieux arbres. Et voulez-vous que je vous dise d’où vient votre irritation ? C’est que vous ne pouvez vous défendre d’être ému vous-même : vous vous prêchez en me grondant, voilà tout.

Le docteur sourit et essuya une larme. Louis s’était éloigné. Jeanne se leva et prit le bras du docteur.

— Eh bien ! parlons affaires, dit-elle.

— Savez-vous, reprit-il, qu’avec vos arbres vous pouvez facilement faire une dizaine de mille francs ? On ne trouve pas partout des bois de construction pareils à ceux-là ! On ménagera, près du château, sur le talus qui s’élève entre les deux étangs, deux ou trois beaux chênes, autant de pins sur le versant, et tous ces jeunes ormeaux qui étaient jadis des buissons ; avec les peupliers et les saules qui bordent les étangs, cela vous fera encore un bel ombrage. Dix mille francs, sagement employés, changeront bien la face de vos domaines, croyez-moi.

— Qui achètera mes chênes à leur valeur, dans ce pays ?

— Je connais à Limoges un ingénieur distingué, un homme savant et modeste, qui me renseignera là-dessus. Mais j’y pense ! Si M. Maurel voulait bien s’occuper un peu de vos affaires, voilà qui transformerait Mauguet ! C’est un des collaborateurs de Cassini, un des auteurs de cette belle carte de France qui mériterait une récompense nationale. Il nous apprendrait à diriger les eaux, à trouver leurs niveaux. Permettez-vous que j’essaye de l’amener ici ?

— Mais sans doute, mon cher docteur. Et je serais bien heureuse que vous pussiez réussir ; car j’ai grand besoin des conseils des gens d’expérience.

Mademoiselle de Mauguet et le docteur rejoignirent Louis, qui était descendu de la lande dans un pré plein de joncs et de roseaux.

— Est-ce un rhume que vous cherchez les pieds dans ce marécage ? lui cria M. Margerie dès qu’il fut à portée de la voix. Allons, Louis ! venez avec nous. Profilons de cette belle matinée pour faire un tour de promenade dans les environs.

Louis parut réveillé par la voix du docteur. Il fit volte-face et revint près de Jeanne. Comme elle se trouvait seule en ce moment, il lui offrit le bras. Tous trois descendirent le long des petits sentiers tracés par les pas des bergers ou l’eau des ravins.

Ils gagnèrent à pied les limites de la propriété, et firent le tour des métairies. L’excursion fut longue, et Jeanne s’étonna de l’étendue de ses domaines. Elle ne s’était pas rendu compte, jusqu’alors, de la superficie de deux cents hectares de terrain. Du côté de Saint-Jouvent, ses terres atteignaient presque les premières maisons du village ; du côté de Nieulle, elles longeaient le chemin vicinal, et la métairie la plus éloignée avait une partie de leurs dépendances dans la commune de Périllac.

Malheureusement, les châtaigneraies et les landes couvraient la plus grande partie de ce territoire. Il y avait peu de terres arables et de prairies bien entretenues ; les halliers ne manquaient point. Parfois, des masses de roches grises, couvertes de mousses et de genêts, occupaient un long espace nourrissant à peine des bouleaux chétifs.

Les pâturaux étaient vastes, mais pleins d’ajoncs. Pour arriver à en faire de grasses prairies, il fallait des travaux considérables. Quelques-uns, dans les terres basses, étaient marécageux. Certains champs de blé noir, aussi, retenaient les eaux pluviales dans leurs sillons comme si le sol eût renfermé, en dessous, des couches de glaise. D’autres terres paraissaient d’excellente qualité, mais épuisées.

— Il y aura beaucoup à faire, dit le docteur, après avoir observé l’état des champs. Avec les années et du courage on peut reconstituer ici une des belles terres de France.

— Je crains d’avoir en Maillot un rude ennemi, reprit mademoiselle de Mauguet. On ne pardonne guère aux gens le mal qu’on leur a fait, et, d’après ce principe, Maillot doit avoir contre nous de fortes rancunes.

— Maillot voit nécessairement votre retour à Mauguet avec déplaisir. Cela ne peut être autrement. Il espérait, avec le temps, se faire adjuger la totalité du domaine ; et puis, il est toujours désagréable de se trouver en face des gens qu’on a volés. Évidemment, la première fois que vous serez en présence, monsieur Maillot éprouvera un moment de gêne ; sa belle écharpe tricolore ne l’empêchera pas de se souvenir qu’il a été le domestique de votre père. Cependant si vous m’en croyez… Ah ! ce sera dur, je le sais…

— Mon ami, je comprends ce que vous allez me dire, interrompit Jeanne avec un sourire mélancolique… Mais rassurez-vous. J’ai été l’institutrice de mademoiselle de Brives, et j’ai vu Paris de 1794 à 1800. Je sais où en est le monde, et à quoi il faut se résigner !…

— Vous serez bien habile et vous aurez remporté une belle victoire, pour vous et pour les vôtres, si vous avez la force de ne pas lui témoigner votre mépris, reprit le docteur ; mais, en vérité, le pourrez-vous ?

— Je recevrai Maillot quand j’aurai affaire au maire de Saint-Jouvent, comme si je le voyais pour la première fois ; je l’appellerai Monsieur et n’aurai pas l’air de me souvenir du passé.

— Si vous agissez ainsi, monsieur le maire ne vous sera point hostile. Il gardera celles de vos terres qu’il a achetées à l’État, et ne vous empêchera point de cultiver paisiblement les autres… Je ne crains plus que votre frère ; comment, à son retour, s’arrangera-t-il de tout cela ?

Un nuage passa sur le front de Jeanne. Déjà cette idée s’était présentée à son esprit, et y avait jeté l’inquiétude.

— J’espère, dit-elle, que mon frère comprendra…

— Votre frère ! s’écria Louis avec une véhémence étrange, votre frère !…

— Eh bien ! qu’avez-vous, mon cher Louis ? depuis une heure, je vous croyais à cent lieues de nous ! Vous sembliez plus absorbé que le docteur ne l’était hier au soir, et voilà que vous rentrez dans la conversation comme un coup de tonnerre.

— Pardon, reprit Louis, mais… mais pouvez-vous espérer que le vicomte Raoul admettra jamais les nouvelles lois et les nouveaux usages ? Ne connaissez-vous plus le caractère entier et intraitable de votre frère ?

— Les années donnent de l’expérience, mon ami, surtout lorsqu’elles s’écoulent en exil.

— Vous croyez ? Mais non ! la souffrance aigrit, au contraire, ces caractères violents. Et comment voulez-vous que le vicomte Raoul ne traite pas Maillot de voleur, en lui voyant ensemencer vos terres ou chasser dans vos garennes ?

— Nous ferons tout ce qu’il sera possible, ses amis et moi, pour lui apprendre la résignation et la modération, et après… Que voulez-vous, mon cher Louis, à la grâce de Dieu !

— À quoi bon mettre l’avenir au pis ? reprit le docteur. Louis, vous chagrinez inutilement notre amie !

— Pardon… mais c’est que je me souviens, voyez-vous, je me souviens, comme d’hier, de l’orgueil du vicomte ! hélas !… Croyez-vous, par exemple, qu’il donnerait la main de sa sœur à un honnête et brave bourgeois comme moi, quand bien même le pauvre garçon apporterait en dot des trésors de dévouement ?

Louis avait dit cette dernière phrase d’une voix brève et émue. Jeanne devint extrêmement rouge, et le docteur balbutia péniblement quelques mots embarrassés.

Heureusement qu’on était arrivé à la porte du château. Jeanne courut en avant et disparut un instant. M. Margerie et Louis Thonnerel allèrent l’attendre dans la salle à manger, car midi sonnait et le dîner était servi.

Le repas fut silencieux. Chacun paraissait plongé dans des pensées graves.

Louis sentait qu’il venait, par un mot, de changer sa position vis-à-vis de Jeanne ; son cœur battait violemment. D’une part il éprouvait une sorte de soulagement, en se disant qu’il avait enfin osé parler ; de l’autre, une crainte douloureuse, en songeant au résultat possible de sa démarche. La passion profonde qui s’était lentement enracinée en lui anéantissait, à cette heure, toutes ses facultés. Il avait peur devant Jeanne. Ne venait-il pas, en effet, de jouer le tout pour le tout ? Car, si mademoiselle de Mauguet ne l’accueillait pas comme prétendant, sans doute elle allait le tenir à distance et lui reprendre, peu à peu, cette intimité d’ami qui, depuis un an, le rendait si heureux.

Jeanne, elle, se sentait agitée d’émotions inconnues. Elle avait besoin de toute sa volonté pour cacher son trouble. Depuis quelques jours, elle ne pouvait manquer de s’apercevoir que Louis l’aimait avec un enthousiasme qui touchait de près à la passion ; mais la différence d’âge, dont elle s’exagérait beaucoup les effets, mais la distance que mettaient entre eux mille choses et mille idées, l’avaient empêchée de croire à un amour sérieusement affermi par l’espoir du mariage.

Et puis, jamais elle n’avait songé au mariage. Dès l’enfance, elle s’était destinée à la vie religieuse. Plus fard, lorsque, après la dispersion de son couvent et pendant son séjour à Paris chez mademoiselle de Brives, elle trouva des prétendants enrichis qui ambitionnaient l’alliance d’une fille noble, elle ne fit que rire de leurs prétentions. Jusqu’alors, elle s’était regardée comme engagée par le vœu de sa famille, par son noviciat au couvent de Beaulieu, par la force même des choses. Pour la première fois, elle se dit qu’elle était libre et maîtresse d’elle-même, qu’elle était aimée et qu’elle allait être forcée de répondre : oui ou non.

Elle avait peur aussi… peur de répondre et peur de se taire. Elle s’effrayait des mouvements intérieurs qui l’agitaient et qu’elle ne pouvait contenir. Elle n’osait ni regarder Louis, ni lui adresser la parole sur les choses les plus indifférentes. Il devait retourner à Limoges le soir même. À cette heure, elle désirait vivement le voir partir, pour se trouver seule avec elle-même et se rendre compte de ses sentiments.

M. Margerie comprenait parfaitement l’embarras réciproque des deux jeunes gens, mais sa situation de tiers n’était pas moins gênante. Il cherchait en vain à relever la conversation, à attirer l’attention sur les travaux à entreprendre, sur l’état du pays, etc. : rien ne réussissait. Lui-même, d’ailleurs, savait trop à quoi s’en tenir sur les idées du vicomte de Mauguet et sur l’amour profond et inguérissable de Louis, pour ne pas être inquiet de l’avenir.

Il aurait voulu hâter le moment de la séparation. Les heures lui semblaient longues à passer entre trois personnes agitées par la même pensée, et décidées à fuir toute explication, il pouvait facilement partir avant le soir, en prétextant une visite à faire à quelque malade ; mais Louis et Jeanne, en tête à tête, ne seraient-ils pas plus embarrassés encore ?

Heureusement que chacun éprouvait le même besoin de solitude : Louis, par peur de compromettre sa position d’ami en s’avançant davantage soit auprès de Jeanne, soit même auprès de M. Margerie ; Jeanne, pour avoir le temps de se rendre compte de son trouble et de ses émotions, pour prendre un parti vis-à-vis d’elle-même.

Aussi, dès que le repas fut fini, le docteur et Louis s’occupèrent-ils de leur départ. M. Margerie dit que le temps paraissait à la pluie, et Louis s’empressa d’accepter ce prétexte.

En toute autre circonstance il aurait reçu avec joie la pluie sur le dos pendant deux heures, pour rester quelques instants de plus auprès de mademoiselle de Mauguet. Ce jour-là, il parut avoir une terrible frayeur des rhumes, et demanda son cheval sans retard.

Les chevaux furent bientôt sellés ; mademoiselle de Mauguet accompagna ses hôtes jusque dans la cour. Elle tendit, la première, la main au docteur en lui souhaitant une bonne tournée. Louis s’agita beaucoup autour de son cheval avant de monter en selle. Il arrangea sa bride, rajusta ses étriers, fit le tour de la jument du docteur, et critiqua l’allure et le port de cette bonne bête, qui s’appelait Lolotte et n’avait jamais désarçonné son cavalier. Tout cela prit dix minutes environ, et, au bout de ces dix minutes, il n’était pas plus décidé qu’auparavant à offrir à mademoiselle de Mauguet la poignée de main habituelle.

— Allons donc, Louis ! laissez en paix Lolotte, qui ne voudrait peut-être pas plus de vous pour cavalier que vous ne voudriez d’elle pour monture, et ne tenez pas plus longtemps mademoiselle Jeanne debout à nous attendre. Est-ce que vous avez peur que votre fier étalon ne vous jette en bas, la tête la première, à la descente du Petit-Limoges[2] ?

Louis rougit, et, par un brusque mouvement, tendit la main à Jeanne. Le cœur lui battait violemment, car, à cette heure, il attachait à cet adieu une signification grave. Jeanne donna la sienne, mais avec embarras.

— Adieu ! adieu ! dit-elle. J’espère que vous arriverez avant l’ondée.

À peine eurent-ils franchi le portail du château qu’ils se séparèrent. Au lieu de suivre le chemin communal avec le docteur, Louis prit la traverse pour gagner au grand trot la route de Limoges.

Jeanne rentra précipitamment, courut à sa chambre, et s’agenouilla devant le crucifix de son alcôve. Elle pria avec ardeur, mais non pas avec recueillement, car il lui était impossible de dominer son esprit agité. En vain elle cherchait à s’interroger elle-même et à sonder son cœur ; un bouleversement général obscurcissait toutes ses facultés. Elle resta longtemps agenouillée, sans pouvoir arrêter l’effervescence de son cerveau. — Aimerais-je Louis ? se dit-elle avec une sorte de terreur.

Elle se leva et sortit dans l’espoir que l’air la calmerait. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Néanmoins, elle descendit le long des terrasses et gagna le bois.

En se promenant, elle apaisa un peu l’agitation de son sang, mais son esprit demeura aussi troublé. Elle se reprochait d’avoir encouragé l’amour de Louis, sans le vouloir, et de s’être laissé prendre le cœur naïvement, par les tendresses exaltées du jeune homme.

En cet instant, l’idée d’un mariage entre elle, qui se sentait déjà vieille d’expérience, et Louis, qu’elle considérait comme un adolescent, lui semblait un rêve fou, presque coupable.

Aussi, ne cherchait-elle que le moyen d’apaiser son cœur et de faire entendre raison à Louis. Elle se promit de s’attacher avec ardeur aux études agricoles qu’elle allait entreprendre, de chercher une distraction puissante dans la lecture. Elle se dit que Louis, prêché parle curé et maintenu par elle dans les bornes d’une sévère amitié, se calmerait et oublierait, après quelques mois, une chimère irréalisable.

À ces résolutions, il lui sembla que la paix rentrait dans son cœur, car elle se croyait surtout tourmentée du remords d’avoir laissé croître la passion du jeune homme. — Il oubliera l’impression que j’ai pu lui faire comme femme, se dit-elle encore, et bientôt ne verra plus en moi qu’une vieille amie, quelque chose comme une sœur aînée ou une jeune tante ; puis, il s’attachera à une brave jeune fille et se mariera…

Mais, à cette pensée, elle se sentit tout à coup singulièrement émue. Elle chancela, s’appuya contre un arbre, et des larmes chaudes roulèrent sur ses joues.

— Oh mon Dieu ! mon Dieu ! je l’aime donc ?… murmura-t-elle, en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

Depuis longtemps déjà la pluie tombait avec violence, mais Jeanne ne la sentait pas. L’eau ruisselait sur son front et sur ses vêtements sans qu’elle songeât à chercher un abri. Adossée à un chêne, et les yeux fixés vers la terre, elle oubliait les réalités de la vie eu interrogeant avec épouvante l’abîme de son cœur. Jamais Jeanne n’avait été aimée.

Tout à coup l’amour de Louis passa devant son imagination comme un éblouissant mirage. Des horizons inconnus s’ouvrirent devant elle.

La vie lui apparut.

Jusqu’alors elle s’était toujours vue derrière une grille, le front voilé et les mains jointes, ou, vieille fille, conduisant ses neveux à la messe de Saint-Jouvent ; elle venait de s’entrevoir un instant, jeune, belle, libre au grand soleil, appuyée sur le bras d’un mari aimé, berçant sur ses genoux des enfants à elle…

Et, depuis cette vision rapide, elle ne pouvait retrouver la paix. Toutes ses résolutions étaient inutiles. Tous les raisonnements qu’elle employait pour se convaincre de folie n’arrêtaient pas une seconde les pulsations rapides de son cœur.

Elle serait restée jusqu’à la nuit, peut-être, à recevoir la pluie, si Myon, inquiète de sa disparition prolongée pendant l’orage, n’était venue la chercher avec un vaste parapluie.

La voix de la femme de charge rappela Jeanne au sentiment du présent.

— Bon Dieu ! mademoiselle, que faites-vous là, par un temps pareil ? s’écria-t-elle. En vérité, vous êtes toute trempée ! La pluie traverse les feuilles depuis longtemps-, d’autant plus qu’il n’en reste guère…

La présence d’esprit était soudainement revenue à Jeanne.

— Ma bonne Myon, dit-elle, il va falloir faire de l’argent pour réparer Mauguet ! Hélas ! je ne vois pas d’autre moyen que de faire abattre ces beaux arbres et de les vendre !

— Abattre le bois de haute futaie ?… Mademoiselle veut plaisanter, sans doute ? reprit Myon.

— Je parle très-sérieusement, au contraire. Mais il est inutile de nous mouiller davantage, Myon : rentrons vite. À présent j’ai froid.

Myon se remit en marche, mais ne put contenir ses protestations.

— S’il s’agissait d’un bois situé loin du château et soumis à des coupes réglées, sans doute, mademoiselle aurait raison de s’en faire une ressource, ajouta doctoralement la servante. Mais abattre la haute futaie de Mauguet, autant vaudrait raser ses tours !

— Dans ma position, on fait ce qu’on peut et non pas ce qu’on veut, ma bonne fille.

— C’est bon pour un Maillot de faire argent de tout !

— Oh ! oh ! Myon, ceci me regarde ! Je sais ce que j’aurai à faire, et je ferai ce que je dois.

— Mais M. le vicomte…

— Assez, Myon. Parlons d’autre chose. Demain, je sortirai de bonne heure. J’irai voir les métayers. Fais les prévenir pour qu’ils m’attendent.

— Savoir le temps qu’il fera demain ?

— N’importe ! S’il y a trop de boue, j’irai à cheval. Auras-tu les harnais nécessaires ?

— J’ai conservé ceux de mademoiselle.

— Bonne Myon ! reprit Jeanne qui se repentit de son mouvement d’humeur envers la dévouée servante. N’est-il pas naturel, pensa-t-elle, que la pauvre fille se croie en droit de donner son avis pour le gouvernement des biens qu’elle a gardés avec tant de soins ?

Cette distraction d’un instant tira Jeanne de l’état de prostration où l’aveu de Louis l’avait jetée. Elle s’efforça de s’occuper de mille soins d’intérieur, fit l’inspection complète du château, compta le linge et les meubles qui lui restaient, et donna des ordres pour faire boucher les trous des toitures.

Avec Myon et Nicou, elle avait sous ses ordres un domestique, loué par Myon dans le voisinage ; plus un jeune gars de quinze ans, envoyé par un de ses métayers.

Dans l’écurie, où piaffaient autrefois les chevaux nombreux de son frère et de son oncle, elle trouva une pouliche de quatre ou cinq ans, élevée sur les terres de Mauguet.

À côté de la pouliche, assez belle bête de pure race limousine, l’âne de Myon allongeait mélancoliquement son cou maigre pour atteindre au râtelier.

Deux chiens de garde avaient été attachés dans la cour d’entrée ; quelques volailles, que Myon avait prises dans les fermes, voletaient dans la basse-cour.

Jeanne se rendit compte de tous ces détails. Elle força son esprit rebelle à s’occuper des soins du ménage, mais rien ne put empêcher la pensée de Louis de l’accompagner sans cesse. Tout en comptant son linge et en rangeant sa chambre, elle causait avec lui, pour lui persuader de renoncer à elle, pour lui énumérer tous les empêchements qui les séparaient.

Elle visita les greniers et les chambres abandonnées que Myon n’avait point encore fait mettre en ordre. Çà et là elle reconnut des ustensiles et des meubles qui étaient déjà mis au rebut au temps de son enfance. Dans une pièce autrefois habitée par son frère elle trouva de vieux papiers, des lettres, des fragments de journaux. Ces papiers, sans doute, avaient été jetés là au moment du départ. Jeanne les ramassa dans la poussière, et les lut avec un intérêt inexprimable : c’étaient des comptes rendus des séances de l’Assemblée constituante, des récits des premières émotions populaires ; puis des lettres, insignifiantes alors qu’elles avaient été reçues, mais qui, maintenant, rappelaient les mille petits détails de la vie passée.

Elle retrouva une longue lettre d’elle, datée du couvent de Beaulieu, et une de Louis, datée de Paris. L’une était une homélie encore enfantine sur le malheur des temps ; l’autre semblait comme un écho vivant des bruits delà rue, des tempêtes parlementaires, des déclamations des clubs qui s’ouvraient à chaque carrefour.

Par un aperçu rapide elle entrevit l’heure du départ de sa famille pour l’étranger, les préparatifs faits à la hâte, les papiers inutiles jetés dans le foyer et qu’une main distraite oublie de brûler, les effets empaquetés au hasard, la fuite à travers les armées républicaines, tandis que tonnait à Paris le canon du 10 août. L’impression fut vive et profonde. Ce fut comme le mirage d’une heure fiévreuse de la révolution.

Le cours de ses pensées se tourna vers son frère, dont elle attendait impatiemment des nouvelles, car il ne lui avait pas répondu depuis qu’elle lui avait annoncé le gain de son procès. Elle pensa qu’il allait sans doute bientôt revenir avec son fils, né en exil.

— Je ferai préparer, à tout hasard, la chambre d’honneur, pensa-t-elle ; peut-être vont-ils arriver très-prochainement.


IV

Le lendemain, Jeanne visita ses métayers, comme elle se l’était promis. Leurs observations, leurs demandes, leurs conseils, firent germer dans son esprit une foule d’idées pratiques. Elle vit en effet que son bois devait être sacrifié, et prit énergiquement son parti. En attendant cette ressource qui devait suffire amplement aux travaux urgents, elle disposa du peu d’argent qui lui restait pour faire fumer ses terres et pour louer des gens de journée qui aideraient les métayers dans leurs labours.

Partout elle trouva la bonne volonté et le dévouement. Les colons comprirent que leur intérêt marchait d’accord avec celui de mademoiselle de Mauguet.

Les bestiaux manquaient généralement, c’est-à-dire s’étaient peu à peu réduits à un très-petit nombre. Trois couples de vaches par domaine tiraient péniblement, à tour de rôle, l’araire de nos ancêtres, la charrue primitive, formée d’un soc, d’un timon, au bout duquel vient s’attacher le joug des bœufs, et de deux branches à l’arrière, sur lesquelles s’appuie le bouvier. — Et, disaient les métayers, il n’y a jamais trop de bestiaux sur un domaine, et jamais assez de bras, Jeanne apporta une activité fiévreuse à toutes ces informations et à toutes ces courses. Elle voulut que l’on se mît immédiatement à l’œuvre, et, trois ou quatre jours après sa visite aux colons, les travaux avaient pris une activité inaccoutumée.

Poussée par l’envie de voir son entreprise réussir, par l’espoir de triompher des obstacles et de montrer à son frère une propriété en meilleur état qu’elle ne l’avait trouvée, peut-être aussi par ce besoin d’activité qui dévore les riches natures, lorsqu’elles sont surexcitées par l’amour, Jeanne ne quittait pas les travaux. Toujours à cheval, elle allait d’une métairie à l’autre, surveillant elle-même les mercenaires, tandis que les métayers travaillaient de leur côté.

Plusieurs jours se passèrent ainsi sans événements marquants. Jeanne croyait avoir pris son parti au sujet de l’amour de Louis. À force d’y penser sans cesse, le matin, le soir, et pendant ses courses, elle s’était de plus en plus convaincue qu’elle arriverait à calmer en même temps la passion du jeune homme et celle qui s’était éveillée dans son propre cœur. C’est pourquoi, se croyant sûre d’elle-même, elle s’accordait sans remords la permission de songer à Louis, de l’aimer en silence, et se donnait la joie de s’enfermer en elle-même, pour y goûter en secret le bonheur d’être aimée.

— Oui, se disait-elle, en cheminant seule à travers les landes, la tête inclinée vers la crinière de son cheval, oui, je veux garder dans mon cœur ce rêve d’amour ! Jamais je n’épouserai Louis… c’est impossible ! … Je ne me marierai point… N’étais-je pas déjà presque religieuse ?… Mais, tandis que j’éteindrai en lui cette ardente et juvénile tendresse… tandis que je le verrai s’attacher à une autre… oui ! je veux qu’il se marie et qu’il soit heureux ; tandis que je vieillirai solitaire… je réchaufferai en moi cet amour généreux et pur : ce sera la consolation, la joie, la vie. Quand je me sentirai bien seule, bien triste, je regarderai au fond de ma pensée cette image chérie !… mon cœur battra de joie à la nouvelle de ses succès… car Louis sera célèbre un jour ! Il a devant lui un bel avenir ! Il est appelé à briller à Paris, et non à s’enterrer ici dans un fond de province ! Dès le lendemain de son départ, Louis avait envoyé de Limoges un luthier qui examina le clavecin et entreprit de le réparer. Le curé, qui ne passait point de jour sans venir faire une visite à mademoiselle de Mauguet, surveillait avec amour cette réparation qui demandait beaucoup de temps. M. Margerie allait rejoindre Jeanne, souvent à travers champs, pour l’aider de ses conseils et voir comment se faisait l’ouvrage.

Un soir, il amena sa femme que Jeanne ne connaissait pas encore. C’était une bonne personne, un peu grasse, un peu rouge, mais fort entendue aux soins du ménage et aux cultures potagères. Elle appartenait à une ancienne famille bourgeoise de Limoges, une de ces familles dont le nom est resté célèbre dans les annales de l’art des émailleurs.

Il y avait alors une douzaine d’années qu’elle était mariée. N’ayant pas eu d’enfants, elle s’attacha passionnément à son ménage et à son jardin, aux mille détails de son intérieur. Aussi, aucune femme dans le pays n’avait une maison plus confortablement meublée, plus proprement tenue, du linge plus fin, plus blanc, mieux parfumé à la racine d’iris. On n’aurait pu trouver un brin d’herbe dans son jardin, ni un grain de poussière sur ses meubles. Quand elle donnait à dîner, sa table offrait les mets les plus succulents et les mieux accommodés. Elle avait su mettre dans les petites choses une incroyable perfection.

Mademoiselle de Mauguet lui fit la réception la plus cordiale et la plus affectueuse. C’était la seule femme du voisinage avec laquelle elle pût établir des relations vraiment amicales. Elle accepta l’invitation à dîner de madame Margerie, qui, pour la traiter, mit, connue on dit communément, les petits pots dans les grands.

Justement, ce jour-là, Jeanne reçut une lettre de son frère. Le vicomte ne songeait point à revenir, et laissait sa sœur absolument maîtresse de gérer Mauguet comme elle l’entendrait.

Elle arriva vers midi chez madame Margerie, et y trouva une société plus nombreuse qu’elle ne s’y attendait : au curé s’étaient joints Louis Thonnerel et M. Maurel, collaborateur de Cassini et ami du docteur.

D’abord la présence de Louis intimida Jeanne. Malgré ses résolutions, elle ne put s’empêcher de rougir en le voyant à l’improviste ; mais, bientôt, elle réprima son émotion. Madame Margerie la tira d’embarras en lui présentant M. Maurel. Bientôt la conversation devint générale.

— Je vous remercie, monsieur, dit-elle au savant collaborateur de Cassini, de vouloir bien me donner vos excellents conseils. J’en aurai d’autant plus besoin, que me voici seule à la tête de mon exploitation agricole. Mon frère ne revient pas encore en France.

— Vous avez reçu une lettre du vicomte ? demanda le curé.

— Ce matin, mon cher abbé. La voici ; lisez-la.

L’abbé Aubert la lut à haute voix, après l’avoir parcourue du regard. Elle ne contenait rien qui ne pût être entendu de tous.

« Ma chère sœur, disait en substance le vicomte Raoul je suis heureux de savoir que vous avez pu rentrer enfin dans notre château paternel. Après tant de vicissitudes un peu de repos vous était bien dû. J’espère que vous parviendrez promptement à le réparer et à recouvrer le reste de nos biens. Quant à moi, je ne retournerai point près de vous, malgré mon envie. Mon sort est attaché à celui de mon roi. Je reviendrai en France avec lui ; et cela ne peut manquer d’être bientôt. Votre neveu me charge pour vous de mille choses affectueuses. Il a le plus grand désir de vous connaître, et, entre nous, je crois qu’il fera honneur à notre maison. Adieu. Dites, je vous prie, aux amis qui vous restent, combien j’ai gardé d’eux bon souvenir. Ce que vous m’apprenez du petit Thonnerel me fait particulièrement plaisir. Un garçon qui a sa fortune à faire pouvait se tourner à cette heure de tout autre côté que du nôtre. Adieu encore ou à bientôt, selon les décrets du Dieu des armées.

« Votre affectionné frère,

« Raoul de Mauguet. »

Novembre 1803.


La phrase qui le concernait fit monter le rouge au visage de Louis. Il ferma les yeux pour voiler l’éclair qui en jaillissait.

— Eh bien ! chère amie, voilà votre position bien changée, dit le docteur.

— En quoi, monsieur Margerie ?

— En ce que vous voilà absolument maîtresse de vos actions et de votre personne. Vous pouvez agir, de toutes façons, sans contrôle.

Cette réflexion jeta dans le cœur de Louis un germe d’espérance. Elle le vit, ou plutôt le pressentit, car elle ne le regardait pas.

— Je n’en agirai pas moins comme si mon frère était là pour approuver ou blâmer mes actions, répondit-elle ; je me considère comme son intendante à Mauguet, et, quant à ce qui regarderait particulièrement la famille dont il est le chef, je ne prendrais aucune décision sans avoir non-seulement son consentement, mais encore son approbation.

Jeanne avait prononcé ces paroles d’une voix émue qu’elle essayait en vain d’affermir. Louis les entendit comme un arrêt de mort.

— Personne plus que moi, dit l’abbé Aubert, ne regrette la résolution du vicomte ; mais puisqu’elle est prise, autant vaut en voir le beau côté. Sa présence ici aurait bien compliqué les choses. Il aurait trouvé de tous côtés des oppositions qu’on vous épargnera.

— Maillot s’émeut déjà beaucoup de vos travaux sur les terres de Mauguet, et de votre activité, dit M. Margerie. Je l’ai vu l’autre jour qui cherchait à lier conversation avec un de vos colons. Avant peu, il s’étonnera bien davantage !

— Pourquoi cela, docteur ?

— Ce matin nous sommes allés faire une petite reconnaissance avec M. Maurel. Savez-vous que les deux cours d’eau, dont vous avez les sources, peuvent fertiliser votre propriété au point de lui faire rendre le double ?

— Oui, mademoiselle, reprit M. Maurel ; en élevant le niveau du ruisseau qui vient des landes, du côté de Nieulle, vous pouvez lui faire arroser près de cinquante arpents. Cela vous donnerait le moyen de créer dans les parties basses de vos landes, et à la place de pâturaux incultes, des prairies magnifiques. Il faudrait établir, de distance en distance, des pêcheries ou réservoirs pour retenir l’eau, faire creuser des rigoles, etc.

Tout cela ne coûterait guère plus d’un billet de mille francs ; mais il faut traverser les terres du voisin, voilà la difficulté.

— Je crains que la difficulté ne soit insurmontable alors ; car je ne demanderai certainement point à Maillot, comme un service, de faire passer mon eau à travers les terres qu’il a choisies parmi les miennes.

— La loi vous donne le droit de le faire, en payant une indemnité fixée par des experts, dit Louis Thonnerel. Tout ce que pourrait faire Maillot, ce serait de vous chercher chicane, et de demander une indemnité exorbitante.

— Et je ne crois pas qu’il le fasse, interrompit le docteur. À moins qu’on ne le blesse par quelque témoignage de mépris, il ne commencera point les hostilités.

— Ne pourrait-on faire passer cette eau d’un autre côté ? demanda Jeanne.

— Je n’en vois guère le moyen, mademoiselle, à moins de faire faire aux eaux un énorme circuit, dans un taillis où elles se perdraient. D’ailleurs ce moyen doublerait les frais.

— Laissez-moi me charger d’arranger cette affaire, dit madame Margerie, qui jusqu’alors n’avait point pris part à la conversation.

— Vous êtes trop bonne, ma chère madame ; mais nous vous rompons la tête de choses fort ennuyeuses ! s’écria Jeanne. Messieurs, nous causerons de tout ceci à Mauguet, si vous le voulez bien, ajouta-t-elle, car vraiment on n’abuse point ainsi de l’hospitalité.

— Je vous en prie, continuez ! Je m’entends un peu aux exploitations rurales, et rien ne m’intéresse autant que ces détails, au contraire. Voulez-vous que je vous dise ce que j’ai pensé bien souvent en passant le long du Rupt… vous savez, l’autre ruisseau, celui qui sort de la Glane et qui vient faire tourner le moulin ? Eh bien, il me semble qu’en multipliant les barrages, au-dessus de Nieulle, on pourrait presque doubler la force du courant. Ai-je tort, monsieur Maurel ?

— Non certes !… Il y a d’immenses ressources dans votre propriété, mademoiselle, ajouta l’ingénieur. J’en lèverai le plan et… avec le temps, si Dieu le veut, nous ferons merveille ! Vos trois métairies, améliorées et exploitées, peuvent, avant quinze ans, vous donner un revenu égal à celui que rendaient jadis toutes les terres de Mauguet.

— Mais vendrai-je sûrement mon bois, et le vendrai-je assez cher pour entreprendre tout cela ? dit Jeanne avec un accent de doute.

— Je m’en charge, répondit l’ingénieur ; au besoin je l’achèterais.

M. Maurel était un de ces nobles et simples caractères pour lesquels faire le bien est un besoin. Du moment où il apprécia les ressources qui permettaient d’entreprendre, à Mauguet, des travaux utiles, l’amour de l’amélioration et du perfectionnement le saisit. Il fut heureux de devenir utile à mademoiselle de Mauguet, qu’il voyait aimée de tous, et que Louis lui avait dépeinte en amant enthousiaste et en ami respectueux ; mais, il se réjouissait aussi de renouveler la face d’une vaste propriété, de répandre la fertilité sur des terres incultes, de créer des prairies verdoyantes à la place de halliers inextricables.

— Voulez-vous venir attendre au jardin que le dîner soit servi ? demanda madame Margerie. Aussi bien, vous n’avez vu encore ni mes légumes ni mes fleurs.

Le curé causait musique avec Louis ; celui-ci ne répondait guère, tant la préoccupation de son cœur le possédait fortement. Jeanne ne voulait pas continuer plus longtemps avec le docteur et M. Maurel une conversation d’affaires. À la proposition de madame Margerie, tout le monde se leva et sortit. Dieux ! les belles plates-bandes et les plantureux carrés de légumes ! Madame Margerie triomphait. Jamais Jeanne n’avait vu des allées si unies, si bien sablées, si régulièrement bordées de buis ! Deux charmilles partageaient le jardin dans sa longueur, et deux tonnelles de vigne, alors chargées de muscats gris et de chasselas dorés, le coupaient transversalement. Sur le devant de la maison, le terrain se découpait en ronds, en losanges et en triangles, pour former un parterre et entourer un bassin, dont le jet d’eau lançait sur le gazon d’alentour ses plus riches cascades. Le reste du jardin, simplement divisé en carrés réguliers, formait le jardin potager. Chaque carré était bordé d’une plate-bande plantée de fleurs et d’arbres fruitiers, dont la plupart portaient encore leurs fruits.

— La saison n’est plus guère favorable aux fleurs, s’écria madame Margerie, avec un accent de regret ; c’est du 20 mai au 20 juin, qu’il faut voir mon parterre ! J’ai les plus belles anémones du monde, j’ai des renoncules nuancées qui font des corbeilles éblouissantes ! j’ai des tulipes qui sont venues de Hollande. Ma collection de rosiers est aussi la plus complète du pays. Voici la jenny qui m’a été envoyée de Paris ce printemps : c’est la dernière variété obtenue par M. Boursault. Je vous donnerai, pour vos parterres, des griffes, des oignons, des boutures et des greffes.

— Vous voulez me faire la vie trop belle, à Mauguet, dit Jeanne ; mais vous avez tort de déplorer ainsi la saison. Voici encore des fleurs magnifiques, et vos fruits me paraissent valoir les plus belles tulipes du monde.

— Oh ! mais j’ai de beaux fruits comme j’ai de belles fleurs ; je vais vous les montrer maintenant, et j’espère bien vous les faire goûter au dessert.

— Voulez-vous me permettre de cueillir, pour mademoiselle de Mauguet, un bouquet de vos reines-marguerites ? demanda vivement Louis. Elles sont doubles et larges comme on n’en voit guère. J’y joindrai des chrysanthèmes et des roses du Bengale.

— Cueillez-les toutes ! jamais elles ne pourront avoir une meilleure destination ; je n’aurais pas osé offrir à mademoiselle de Mauguet une poignée de ces fleurs sans parfum !

— Aussi n’est-ce point une poignée que je veux cueillir, mais bien une botte. Je les arrangerai dans les vases du salon du château en reconduisant ce soir mademoiselle Jeanne.

— Louis, je ne saurais consentir à vous laisser dépouiller pour moi le jardin de madame Margerie ! Ces fleurs font ici de magnifiques massifs. La terre sera bien vite nue et froide ; laissons-lui sa dernière parure.

Madame Margerie avait à peine entendu la proposition de Louis, que, sans attendre le refus de Jeanne, elle s’était mise à l’œuvre pour encourager le jeune homme par son exemple.

— Cueillez, cueillez, lui dit-elle ; cueillez encore, cueillez toujours. Je veux que le grand salon de Mauguet soit gai et fleuri, comme pour un jour de noces ! Allons ! encore ces chrysanthèmes blancs ! et ces rameaux de rosiers du Bengale ! Ajoutez des branches de laurier et des rameaux de giroflée violette ; coupez aussi des palmes de sorbier ; leurs baies rouges feront bien dans la masse. Allons ! allons ! Ce n’est point assez d’une botte, et vous porterez bien un fagot !

Tandis que Jeanne se défendait, Louis coupait avec ardeur les tiges et les rameaux. Son cœur bondissait de joie à l’idée de porter lui-même ces fleurs, en accompagnant Jeanne, de les grouper, de les disposer dans les vases. Il aurait voulu en faire une jonchée sous ses pas le long de la route. Quand il eut fini de cueillir, il lia son butin avec une corde et le déposa sur le gazon ; puis, il se pencha de nouveau vers la terre, chercha sous les feuilles quelques violettes, prit une branche de réséda et un bouton de rose, et porta ce mignon bouquet à Jeanne.

Elle le prit en causant, le respira et le mit à sa ceinture.

En suivant les allées du jardin potager, madame Margerie s’arrêtait de minute en minute devant les arbres fruitiers, pesait ses fruits, les sentait, appuyait légèrement le doigt près de la queue pour en apprécier la maturité ; puis, quand elle en avait trouvé un qui remplissait toutes les apparences de la perfection, elle le détachait doucement et le mettait dans son tablier.

Sous la tonnelle, elle interrogea le raisin comme elle avait interrogé les poires et les pommes de Calville. Les grappes furent choisies avec soin et posées en pyramides sur les feuilles rougies. Le long des espaliers, elle glana encore quelques pêches tardives, dites perceys ou pêches de vignes. Jeanne porta les pêches et les raisins, et l’on rentra.

Le dîner fut gai. Tous les convives étaient heureux de se trouver réunis, et M. Maurel lui-même se mit bien vite à l’unisson de cette intimité charmante. À ce plaisir commun, madame Margerie joignit la satisfaction d’offrir à ses hôtes un dîner servi comme on n’en servait nulle part ailleurs dans le pays. Non que les plats fussent d’espèce rare ou de trop haut goût ; mais la perfection se faisait sentir dans la moindre sauce, les daubes étaient exquises, les rôtis cuits à point, les hors-d’œuvre délicats et savamment apprêtés, le potage aromatique et bien consommé, le dessert enrichi de confitures délicieuses, de pâtisseries réussies, de fruits savoureux. Au demeurant, on dîna fort bien et de bon appétit. Louis lui-même, malgré la joie qui lui gonflait le cœur, se laissa entraîner par l’exemple. Jeanne vanta tous les mets, leur trouva une saveur particulière. M. Margerie fut content du triomphe de sa femme, et le curé, de la joie de tout le monde. Quant à l’ingénieur, qui était gourmand, il mangea à tête reposée, et but à petits coups.

La soirée se passa presque entière à table ; le dessert, le café, les liqueurs et les ratafias furent dégustés avec la lenteur réfléchie de la province ; puis on causa amicalement de mille projets. Ce fut une soirée intime pleine de charme. Tous étaient associés dans un même but, et se rencontraient dans une même volonté. Nul ne gardait au cœur une arrière-pensée. De telles réunions sont rares ; en fouillant bien dans ses souvenirs, combien en compte-t-on dans sa vie ?

Quand l’heure de la retraite fut venue, Louis alla rechercher son bouquet, s’occupa des chevaux, et brida lui-même celui de Jeanne.

Jamais le cœur ne lui avait battu si fort ; jamais le bonheur ne lui avait paru si proche.

Ramener Jeanne à Mauguet, chevaucher une heure à ses côtés, le long de ces chemins tant de fois parcourus jadis, rentrer avec elle un instant, arranger ces fleurs, lentement, dans les grands vases de la cheminée du salon, n’était-ce pas, pour lui, à cette heure, le dernier terme de la félicité terrestre ?

Comme les adieux lui semblèrent longs ! Comme il trouva que les recommandations de madame Margerie, du docteur, du curé, de M. Maurel, ne Unissaient point !… Et cependant, il n’aurait pas voulu presser le départ, de peur de hâter, en même temps, l’heure où la grand’porte de Mauguet se refermerait devant lui. L’attente du bonheur, c’était du bonheur encore !

Il sentait si bien le prix de cette occasion unique, qu’il souhaitait, en même temps, de dévorer les moments qui le séparaient du départ, et de prolonger ces petits incidents, pendant lesquels il tenait la bride du cheval de Jeanne, le flattait de la main, comme pour lui recommander son fardeau, et distribuait aussi, à tout le monde, les adieux et les bons souhaits.

— Allons ! à bientôt, n’est-ce pas ? — C’est convenu, monsieur Thonnerel ? répétait madame Margerie.

— Songez, mon cher Louis, que M. Maurel chassera, tout seul jusqu’à votre retour de Limoges ; car, moi, je ne suis bon qu’à aller visiter mes malades et à jouer aux cartes le soir.

— Je serai ici avant trois jours ; ma cause est appelée pour après-demain.

— Votre chambre est toute prête, là-haut, à côté de celle de M. Maurel.

— Partez ! il est neuf heures, dit le curé.

— Adieu ! À demain, mademoiselle Jeanne !

— Bonsoir, mademoiselle ; demain, le docteur et moi, nous travaillerons pour vous.

— Louis, mon ami, ne vous attardez pas trop ! et surtout n’allez pas prendre la traverse, en sortant de Mauguet, pour rattraper la route. Ne craignez pas de vous allonger un peu, pour prendre le chemin le plus sûr.

— Merci.

— Bonsoir.

— Adieu ! adieu !… prenez garde à vos fleurs ! Ils partirent enfin. Le curé, qui regagnait son presbytère, fit quelques pas avec eux et les quitta au détour de l’église. Vers le milieu du village, ils virent, devant une maison d’assez belle apparence, aux murs blanchis, aux volets peints en vert, un homme de haute taille et de forte corpulence, vêtu de gros drap bleu et chaussé de bonnes guêtres, qui recevait les saints des passants, jouait avec ses breloques, et gourmandait autour de lui une petite femme maigre et un gamin d’une douzaine d’années.

C’était Maillot. Aussitôt qu’il avait vu mademoiselle de Mauguet et son cavalier, il s’était rangé le long de sa maison, en prenant sa pose la plus majestueuse. Quand ils furent juste devant sa porte, il regarda Jeanne en face, et, après une seconde d’hésitation, porta la main à son bonnet. Mademoiselle de Mauguet éprouva au cœur un mouvement de violente antipathie. Cependant, devant ce salut direct, elle comprit qu’il fallait prendre immédiatement l’attitude qu’elle s’était promis de garder. À son tour elle fit une inclination de tête et passa.

Dès qu’elle fut hors du village, elle respira, comme soulagée d’une oppression douloureuse. Ce salut échangé avec Maillot lui avait été cruellement pénible. — Je me serais crue plus forte, pensait-elle.

Néanmoins, elle sentit toute l’importance de cette première rencontre, et remercia la Providence qui ne l’avait point faite hostile.

D’ailleurs, ses pensées, un instant ramenées à la vie réelle par cet incident, reprirent bientôt leur cours vers les pays enchantés où elles erraient depuis plusieurs heures. Jeanne s’abandonnait au charme persistant de cette bonne soirée passée au milieu d’un cercle d’amis dévoués, et se reposait dans cette bienveillance infinie dont elle se sentait entourée. Pour un instant, elle oubliait les froides résolutions de la raison et les cruelles nécessités de la vie. Elle se laissait aller au bonheur, à l’amour, et partageait la joie pure et entière de Louis.

Tous deux allaient au petit pas, laissant leurs montures errer au hasard. Ils ne parlaient pas, tant ils craignaient de rompre le charme, et de compromettre leur bonheur par un mot vif ou imprudent.

Comment le cœur de Jeanne, si longtemps sevré de tendresse, aurait-il résisté à ces effluves d’amour ? Elle aimait, à son tour, avec un enthousiasme et une violence dont elle ne se serait jamais crue capable.

Parfois, elle avait peur de cette passion qui lui donnait le vertige ; mais elle l’enfermait en elle-même comme en une forteresse, et en savourait secrètement les délices.

Louis devinait le sens du silence prolongé de Jeanne. Il se sentait aimé. Peu à peu son enthousiasme l’enlevait au delà de ce monde. Il lui semblait voyager à travers des pays fantastiques dont il ne voulait pas prévoir les limites. Son cœur se dilatait dans la joie. Il vivait comme jamais il n’avait vécu. La nuit était belle, mais sombre, parce que la lune ne paraissait pas encore ; la lumière des étoiles aidait à peine à distinguer la route. Abandonnés à eux-mêmes, les chevaux avaient pris, à travers les landes, un sentier moins direct que le chemin communal. Ils allaient au pas, la tête basse, mordant, çà et là, les branches qui barraient le sentier, ou les hautes touffes de genêts. Leurs pas, amortis par le gazon court et moelleux des landes, ne s’entendaient point. Le chant du grillon et la note mélancolique que la reinette lance à intervalles égaux troublaient seuls le silence. Jeanne et Louis cheminaient sans voir et en laissant flotter les rênes sur le cou des chevaux. Ils s’endormaient dans le bonheur et tremblaient de se réveiller.

Cependant, peu à peu, Jeanne sentit que le silence devenait pour elle embarrassant et dangereux. Elle ne voulait pas que Louis pût deviner sa faiblesse, et cherchait quelque phrase indifférente pour rompre leur double émotion, il lui semblait aussi qu’une causerie douce et amicale calmerait le bouleversement de son cœur, mais la voix s’arrêtait dans sa gorge ; elle ne pouvait articuler un mot.

Louis, de son côté, aurait voulu, à cette heure d’abandon, heure unique peut-être, obtenir de Jeanne une parole qui ressemblât à un aveu, à une promesse, ou à une espérance. Il essayait de parler le premier, et ne pouvait réussir à entamer la question qui tenait sa vie suspendue. Les phrases qui lui venaient à l’esprit lui paraissaient ou banales ou gauches, ou niaises ou brutales.

Au milieu de la délicieuse harmonie de leurs cœurs et du silence enivrant qui laissait au bonheur présent sa plénitude sans engager l’avenir, toute parole était un bruit discordant, un brusque réveil, un douloureux rappel à la réalité.

Ils marchaient toujours, côtoyant les prés, les châtaigneraies, les champs en jachères. Tout à coup les chevaux s’arrêtèrent en hennissant, des chiens aboyèrent. Jeanne et Louis relevèrent la tête : la grand’porte de Mauguet était devant eux. Myon vint ouvrir ; le rêve était fini.

— Eh bien ! mademoiselle, vous devez être gelée ? vous n’aviez pas pris votre pelisse. Ah ! bonjour, monsieur Thonnerel !… Est-ce que vous venez coucher au château ? Bon Dieu ! votre chambre qui n’est pas prête ! Nicou !

— Je vais repartir tout à l’heure, Myon, ne vous agitez pas ; tenez seulement un instant mon cheval. Non, mettez-le à l’écurie pour une demi-heure. Attendez d’abord que je détache mon bouquet qui est lié à la selle.

— Ça, un bouquet ! Eh bien ! mademoiselle, vous avez donc fauché toutes les fleurs de madame Margerie ?

— Oui, Myon ; elle a voulu que j’emporte tout cela, l’excellente femme ! et je sens bien le prix de ce cadeau, car j’ai vu combien elle aimait son jardin, ses fruits et ses fleurs. Mets de l’eau dans les vases du salon et dans ceux de la salle à manger ; nous allons fleurir tout Mauguet !

Une lampe brûlait dans le grand salon. Myon avait allumé à la hâte dans la cheminée quelques branches sèches. Cinq ou six potiches, de diverses formes, étaient posées sur la grande table. Les fleurs, déliées, se répandaient alentour. Jeanne et Louis, les yeux baissés, les mains tremblantes, les arrangeaient lentement. De temps en temps ils échangeaient une parole indifférente qui restait sans écho. Ni l’un ni l’autre ne pouvait triompher de son trouble. Et puis, qu’auraient-ils dit ? Jeanne craignait par-dessus tout de se trahir, et sentait en même temps qu’elle ne pouvait dominer les élans de son cœur ; Louis n’avait plus besoin de parler de son amour, il le voyait compris et partagé peut-être.

À longs intervalles, il faisait quelques réflexions sur les fleurs qu’il tenait. Jeanne répondait. Quelquefois elle se piquait les doigts aux tiges des rosiers. Louis lui reprenait les roses, et lui donnait en échange des marguerites et des chrysanthèmes.

Les vases furent longs à se remplir de fleurs ; tant qu’on put en faire tenir, on en mit ; enfin, la dernière potiche s’emplit, et il ne resta plus, sur la table, que les débris. Machinalement Louis les ramassait, les réunissait en bouquet, taillant les tiges avec son couteau de chasse, enlevant les feuilles mortes et les fleurs flétries. Jeanne ramenait les débris en tas avec ses mains, comme pour nettoyer la table, et, poignée à poignée, elle les jetait au feu. Quand il n’y en eut plus par poignées, elle les jeta feuille à feuille, pétale à pétale.

Minuit sonna. Elle compta les coups.

— Minuit !… est-ce possible ! s’écria-t-elle.

— Minuit !… répéta Louis en liant rapidement son bouquet. Adieu… bonsoir, Jeanne.

— Bonsoir, Louis… Bon voyage…

Il lui prit la main et y déposa un long baiser. Elle ne la retira pas ; mais elle saisit vivement la lampe.

— Allons, dit-elle, ne vous attardez pas davantage !

Elle le reconduisit jusqu’à la porte et appela Myon. Myon dormait dans la cuisine, étendue dans une vieille bergère. Louis alla détacher lui-même son cheval et sauta en selle.

Au moment où il allait franchir la porte, Jeanne lui cria d’une voix qui trahit toute sa tendresse :

— Prenez la grand’route, au moins, et dépêchez-vous !

Louis toucha de ses lèvres les débris de fleurs qu’il emportait.

— Adieu ! adieu !… merci ! répondit-il, le cœur débordant d’amour et de bonheur.

Il piqua des deux. Jeanne, aidée de Myon, que les aboiements des chiens avaient enfin réveillée, repoussa les battants de la porte, et l’on entendit, sur les cailloux de la route, le rapide galop du cheval de Louis.

Cette fois, il ne s’attardait pas le long des chemins, il ne laissait point flotter les rênes en rêvant ; mais, la tête haute, aspirant l’air à pleins poumons, serrant sa bride d’une main nerveuse et légère, et donnant de l’éperon ; il dévora l’espace. Il aurait voulu enlever son cheval jusque dans les nuages, lui faire franchir des obstacles inouïs et danser des danses inconnues.


V

Le curé vint à Mauguet le surlendemain, dans la journée. Habituellement il n’y arrivait que le soir pour faire sa partie de boston. Mais, comme le clavecin avait été nouvellement remis en état, Jeanne pensa qu’il ne pouvait résister à l’envie de l’essayer.

— Venez, mon cher abbé, dit-elle, venez voir notre instrument ; il n’a point grand’mine, et surtout il n’a point grand son. Mais les notes sont justes, et ce sera tout ce qu’il faut pour nous distraire.

— Nous verrons cela ce soir, répondit Sylvain Aubert évidemment préoccupé. Voulez-vous que nous causions de choses plus graves ?

— Causons, mon ami.

En disant ces mots, elle frissonna. Un pressentiment l’avertissait que l’excellent abbé venait lui parler des plus chers intérêts de son cœur. Depuis deux jours, seule, dans sa bergère, au coin du feu, ou à travers la campagne dépouillée, elle ne cessait de songer à Louis. Ses résolutions n’avaient point changé ; elle était bien décidée à repousser le jeune homme, pour obéir aux devoirs qu’elle s’était tracés ; mais elle ne se faisait plus d’illusions ; elle savait bien qu’elle aimait de toute la force de son cœur ; et que ce cœur, plein d’une tendresse folle, se briserait jour où elle se séparerait de son amant.

Elle faisait mille rêves, sachant bien qu’ils ne se réaliseraient jamais, et ces rêves lui devenaient d’autant plus chers. C’était tout ce qu’elle devait prendre de bonheur en ce monde : après eux, après son refus, après le départ de Louis, plus rien ! Le néant, la solitude, la vieillesse, la résignation !

Les paroles du curé furent un choc qui la ramena sur la terre.

— J’ai vu Louis hier, lui dit l’abbé Aubert, qui entra de suite dans le vif de la question.

Jeanne pâlit et le sang lui reflua vers le cœur.

— Eh bien ? mon ami, reprit-elle, en levant sur le prêtre un regard à la fois affectueux et suppliant, comme pour lui dire : Je sais ce que vous allez me conseiller ; j’obéirai au devoir, je me résignerai, mais ayez un peu de patience, un peu de pitié !

— Louis, en m’avouant qu’il vous aimait, ne m’a rien appris de nouveau, ma chère Jeanne. Et comment, vous connaissant, aurait-il pu ne pas vous aimer et ne pas souhaiter de tout son cœur vous avoir pour épouse ? Qui ne l’eût désiré comme lui ? Mais mille raisons s’opposaient à ce mariage.

Jeanne fit un signe de tête affirmatif. Elle ne pouvait parler.

— Vous les connaissez aussi bien que moi ; je ne vous les exposerai point. Votre nom, votre position vous imposent des devoirs qui ne sont point ceux de tout le monde et que le mariage changerait…

— Oui, oui, je le sais, dit-elle d’une voix entrecoupée par l’émotion. Je ferai mon devoir, ajouta-t-elle en essayant de mettre de la fermeté dans son accent.

Mais, malgré tous ses efforts, elle ne put retenir une larme, qui descendit lentement le long de sa joue.

— Non… reprit l’abbé Aubert en lui serrant affectueusement la main ; non, ma chère amie, ma chère sœur !

Elle le regarda avec une expression d’étonnement.

— J’ai bien réfléchi, continua le prêtre, et j’ai vu que vous pouviez, que vous deviez même accepter ce mariage.

Jeanne ne répondit pas, mais elle continua de regarder Sylvain Aubert avec des yeux fixes et interrogateurs.

— Oui… les positions et les temps sont changés. Autrefois, l’intérêt de votre famille exigeait que vous prissiez le voile. Dès le berceau, vous aviez été destinée au cloître, et, dans l’organisation sociale qui existait alors, vous n’auriez pu résister à cette loi de famille sans manquer en quelque sorte à vos devoirs de fille et de sœur. Aujourd’hui, au contraire, l’intérêt de votre maison, qui est, je le sais, le premier mobile de votre vie, se hâta de dire l’abbé Aubert pour répondre à un énergique regard de Jeanne ; l’intérêt de votre maison, dis-je, est que vous vous en fassiez le chef, et que, par conséquent, vous viviez dans le monde.

— Mais, ne peut-on vivre dans le monde et garder le célibat ? Si je me marie, je devrai me dévouer à mon mari, et non plus à mon frère et à ses enfants. Je puis avoir des enfants moi-même. De quel droit les déshériterais-je ? D’ailleurs, mon mari y consentirait-il ?… Et puis, je serais donc mauvaise épouse et mauvaise mère, si je ne voulais être mauvaise sœur ?… Non, non, mon ami, reprit-elle héroïquement, je ne saurais chercher une famille nouvelle, si je veux être fidèle à cette loi de dévouement qui devait faire de moi jadis une religieuse et qui doit aujourd’hui en faire la douairière de Mauguet !

— Louis a compris tout cela, ma chère Jeanne… Il ne prétend point vous enlever à des devoirs qu’il estime. Il connaît le but de votre vie, et il veut, non pas vous en détourner, mais y courir avec vous. — Dites bien à mademoiselle de Mauguet, m’a-t-il répété plusieurs fois, que je me ferai l’homme d’affaires de son frère, comme elle s’en est faite l’intendante, et que, quant à mes enfants à moi, je saurai leur gagner un patrimoine à force de travail et d’énergie…

— Cher Louis !

— Considérez, poursuivit l’abbé, que votre frère persiste à ne pas revenir en France avant le roi. Or, nous qui voyons les choses de près, nous savons bien, hélas ! que la majorité des Français ne songe guère au roi maintenant, tandis que Bonaparte, au contraire, se consolide chaque jour davantage. Vous resteriez donc seule dans la vie pendant toutes les années de la jeunesse ? Vous supporteriez donc tout le faix de la gestion de Mauguet ? Et qui sait si cette entreprise ne serait pas au-dessus de vos forces ? Qui sait si vous n’échoueriez pas, sans protection, sans guide, sans aide, dans cette lourde tâche ?

Jeanne écoutait les conseils de Sylvain Aubert avec ravissement. Elle éprouvait à l’entendre soutenir par des raisons le vœu secret de son cœur une joie infinie. Pourtant, elle s’efforçait de résister encore en invoquant les derniers scrupules de sa conscience. Tandis que son cœur débordait, sa volonté demeurait ferme.

— Eh quoi ! s’écria-t-elle après un moment de silence, vous venez me tenter, vous prêtre ! Vous venez m’encourager à accepter ce dévouement de Louis, comme si, en acceptant, je ne commettais pas au profit de moi et des miens un acte de monstrueux égoïsme ! Ainsi voilà un jeune homme, un enfant presque auprès de moi, qui m’offre sa vie dans le délire de la jeunesse et de l’amour, et vous voulez que je la prenne ; que j’enferme, entre ces vieilles tours, tout son avenir plein de promesses, que je fasse de cet être, marqué pour de hautes destinées, le régisseur d’un obscur gentilhomme ?… Non, non, c’est parce que j’apprécie Louis, parce que je l’aime… d’une amitié sincère, que je ne le sacrifierai point à mes affections de famille. Je ne puis pas, je ne dois pas accepter, ajouta-t-elle en retenant ses larmes prêtes à jaillir.

— Il faut donc que je lui porte votre refus ?

— Dites-lui, reprit-elle au comble de l’émotion, que je le refuse parce que je l’aime autant que mon frère et que l’avenir de notre maison !

Elle s’arrêta tout à coup, comme effrayée d’avoir trahi d’un mot toute sa passion. Puis, en s’efforçant de commander au trouble de son cœur, elle ajouta :

— Faites-lui comprendre que la différence d’âge sépare nos deux destinées. J’ai passé le temps d’inspirer… et de ressentir les folles ardeurs de la jeunesse.

L’abbé Aubert regardait Jeanne avec une expression de tendresse et de pitié profondes.

— Ma chère sœur ! s’écria-t-il, Dieu vous saura gré de tant de courage ! mais cessez, je vous en prie, de vous torturer le cœur. Croyez-vous donc que je n’y ai pas lu ? Vous aimez Louis de toute votre tendresse. Vous l’aimez comme on aime alors qu’on éprouve en même temps les premières émotions de l’amour et toutes les appréhensions de l’âge mûr. Et puis vous sentez ce qu’il vaut, ce bon, ce brave Louis ! Acceptez son dévouement. Lui aussi vous apprécie à votre valeur… Un cœur tel que le vôtre peut payer ce qu’il vous donne ! Vous le ferez heureux, n’est-ce donc rien ? Et ce bonheur certain, ne compensera-t-il pas quelques stériles triomphes d’orgueil et de fortune ? Je vous connais tous les deux, et je sais votre mesure. Eh bien ! croyez-moi, ne tentez pas Dieu en refusant pour quelques avantages mondains le solide bonheur qu’il vous envoie. Vous croyez-vous donc si sûre de votre fragile cœur que vous puissiez lui dire : Tu renonceras à toutes les joies et tu auras toutes les vertus ? Et si le cloître lui-même, si l’habit du prêtre ou de la religieuse, si le sentiment d’un vrai devoir et d’un engagement sacré, suffisent à peine à soumettre l’homme à la loi de renoncement, espérez-vous vaincre toutes les révoltes de la jeunesse, éteindre toutes les flammes de la vie, avec une résolution fondée seulement sur des motifs humains, sur des délicatesses arbitraires ?… Non, non, vous ne le pourriez pas. Vous enfermeriez en vous-même un foyer de tentations et de supplices… Et plus tard… quand les années auront blanchi vos cheveux et ride votre front… quand Louis, repoussé, porterait peut-être ailleurs ses affections, qui vous dit que votre âme, en proie aux tentations de l’enfer, ne maudirait pas son sacrifice et les vains scrupules auxquels elle l’aurait fait ?

Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de Jeanne qui baissait la tête en écoutant les paroles du prêtre. Ces paroles ne trouvaient que trop d’écho dans son cœur, les dernières surtout. Elle sentait bien que la passion parlait en elle avec une violence chaque jour plus grande ; et déjà, parfois, il lui était arrivé de frémir d’épouvante en se demandant ce qu’elle deviendrait le jour où Louis cesserait de l’aimer,

— Ainsi, murmura-t-elle en relevant son front devenu rouge, je puis donc me laisser aller au bonheur !… Je puis aimer Louis… l’épouser… Mais mon frère consentira-t-il ?…

— Je me charge d’écrire au vicomte de Mauguet, qui, lui aussi, a des devoirs à remplir, interrompit le prêtre.

Pour la première fois, depuis qu’elle avait conscience de son individualité, Jeanne entrevoyait ses droits légitimes aux joies de ce monde. Pour la première fois, elle se dit qu’elle pouvait être épouse et mère. Cette terrible loi de renoncement, qui pesait sur elle depuis sa naissance, cessait enfin de dominer sa vie. Jusque alors elle ne l’avait pas raisonnée. Elle l’avait acceptée comme une nécessité, et religieusement observée comme un devoir. Tout à coup elle osa trouver que cette loi était bien cruelle, et douter de la justice de ces principes qui sacrifiaient partout l’individu à la famille.

Mais ces idées eurent à peine germé dans son cœur qu’elle les repoussa avec effroi. Son esprit viril et précis en jugea vite la portée et les conséquences. — Eh quoi ! se dit-elle, je pactise par cette seule révolte avec la révolution ; je renie ma cause et ma foi : j’abandonne le devoir pour le droit, l’autorité de Dieu, représentée par celle du chef de famille, pour la liberté individuelle… Mais, au bout de ce raisonnement, la logique me conduirait à la déclaration des droits de l’homme !…

Cette réflexion jeta Jeanne dans une perplexité singulière et dans une agitation fébrile, que le souvenir des paroles de Sylvain Aubert ne suffisait point à calmer. Elle aimait à se les remémorer pour apaiser ses scrupules ; mais je ne sais quoi restait à convaincre en elle. Cette créature austère, toute de dévouement et de vertu, s’efforçait encore de comprimer son cœur pour laisser parler les voix les plus intimes de sa conscience.

Que si, parfois, le voile de chair qui cache nos pensées pouvait s’entr’ouvrir, les âmes humaines se donneraient l’une à l’autre un magnifique spectacle ! Ainsi, ce soir-là, Jeanne, seule dans son vieux château ruiné, se promenant dans le salon au bruit du vent d’automne qui sifflait dans les grands arbres, et luttant à outrance contre June passion d’autant plus violente qu’elle était plus comprimée, n’était-elle pas un exemple de tout ce que peut la volonté contre la tentation ?

Car, elle était tentée par tout ce que l’esprit peut suggérer de raisons déterminantes et par tout ce que le cœur peut déployer de séductions. Elle se sentait aimée d’un amour absolu par un cœur loyal, dévoué, courageux, en tout digne du sien, et elle aimait en même temps, avec toute la fraîcheur d’un premier amour et toute l’ardente énergie d’une passion suprême. Parfois même elle était effrayée de la puissance de ce sentiment qui soulevait tant de pensées et de résolutions opposées.

Cependant, peu à peu, les raisons de l’abbé Aubert triomphaient dans cette âme troublée. Elle se laissait aller vers l’amour, vers la paix, vers l’espoir avec une ivresse délicieuse. Les heures de la nuit s’écoulaient sans qu’elle eût conscience du temps. La lampe, en s’éteignant, vers le matin, la rappela au sentiment de la réalité. Elle courut à sa chambre et pria longtemps devant le crucifix d’ivoire qui gardait le chevet de son lit, puis elle s’endormit sans avoir pris une résolution définitive, mais pourtant l’âme apaisée.

Louis vint le lendemain. Il rejoignit Jeanne qui présidait elle-même aux premières trouées dans la haute futaie de Mauguet. Elle choisissait et marquait les arbres d’une main sûre, dévouant à la hache les chênes aux troncs les plus droits, les ormes sans nœuds et les acacias centenaires.

En la voyant si courageuse devant le devoir, si implacable en face de la nécessité, tandis que Myon se tourmentait au logis, Louis eut peur, comme si le coup de hache dont Jeanne faisait frapper, sans pâlir, ces arbres antiques, lui eût été un présage funeste. Il trembla que l’amour qui s’élevait si vivace dans son cœur ne fût tranché de même par ce caractère tout d’une pièce, qui ne savait pas transiger avec les faiblesses humaines.

Mais lorsqu’il aborda Jeanne, elle rougit en le regardant et en lui tendant la main.

— Ah ! s’écria-t-il, vous ne me repoussez pas !

— Non, Louis… Mais, reprit-elle précipitamment et comme pour prévenir l’explosion de l’amour du jeune homme, mais, malgré les encouragements de notre ami Sylvain Aubert, je n’ai encore pu prendre ma résolution en conscience. Ne me parlez donc de rien. Ne cherchez pas à m’engager à vous. Je me délierais, je me défendrais… et, si vous le voulez, nous pouvons être si heureux aujourd’hui !…

Cette précaution et cette prière n’étaient-elles pas le plus sincère des aveux ? Grande jusque dans sa faiblesse, Jeanne n’essaya même pas de dissimuler à Louis l’étendue de son amour. Elle lui livra son cœur dès le premier regard. Tout dans son passé, dans son présent, dans la loyauté même de cet aveu, disait si bien : Oui, je vous aime, Louis, je vous aime comme mes souvenirs d’enfance, mes rêves de jeune fille, mes tendresses de femme, et pourtant, si le devoir commande de renoncer à vous, j’y renoncerai ! Quoi que je fasse, je le ferai en conscience. Votre bonheur… ou mon supplice.

Cette journée fut belle entre toutes les journées heureuses qu’ils devaient passer ensemble. Louis comprenait trop bien l’état du cœur de Jeanne pour essayer de le violenter. Et puis, il avait un tel besoin de croire et d’espérer, qu’il craignait par-dessus tout d’effaroucher le bonheur. Tous deux étaient d’accord pour mettre dans leur vie un relais de jeunesse et de joie, un souvenir d’amour pur et entier, quoi que dût leur garder l’avenir.

La nature, pourtant, semblait plutôt devoir inspirer la mélancolie que la joie. On était arrivé aux dernières journées de l’automne, le soleil ne perçait plus qu’à peine les brouillards du Limousin ; les dernières feuilles roulaient emportées par le vent ; les landes s’étendaient comme de sombres tapis coupés, çà et là, de flaques d’eau qui reflétaient un ciel clair. Plus de fleurs roses ou jaunes à la bruyère ou aux ajoncs ; rien que les teintes brunes de la terre et de la mousse autour des roches grises. La cime des arbres seulement recevait, par intermittences, de rouges reflets de soleil, tandis que les coups de cognée, qui abattaient la haute futaie, scandaient le silence d’intervalles inégaux.

Que leur importait ?… Les fêtes du cœur ne revêtent-elles pas toujours les choses extérieures du plus splendide manteau ? Et, lorsque notre âme chante le cantique d’actions de grâces, ne nous semble-t-il pas que la nature est pleine de fleurs, de lumières et de parfums, comme un jour de Fête-Dieu ? C’est ainsi que Jeanne et Louis trouvaient au brouillard des teintes d’opale, aux landes noires de chatoyants reflets, aux teintes lilas du ciel des lueurs dorées, à toute la campagne une poétique harmonie.

Ils s’aimaient et n’entendaient pas les coups de hache. Ils parcouraient les chemins défoncés et les champs incultes, et ne songeaient qu’à la richesse qu’ils y sèmeraient. Jeanne éprouvait un plaisir singulier à faire, au bras de Louis, sa tournée quotidienne dans les domaines, et Louis à élaborer des projets de défrichement et de culture. Pendant que leurs cœurs s’enivraient d’amour, ils s’appliquaient à ne causer que de choses vulgaires et d’intérêts matériels. Ne mariaient-ils pas leurs deux existences, en associant ainsi leurs pensées dans un même dévouement ? Et lorsqu’ils disaient : nous ferons creuser ici des rigoles pour l’écoulement des eaux ; nous ferons porter là du sable et des pierres pour ferrer la chaussée ; nous sèmerons du blé l’an prochain dans cette terre forte où l’on a mis du sarrasin, etc., n’était-ce pas comme s’ils avaient dit : nous habiterons ensemble le château de Mauguet ; nous y partagerons une vie tranquille et heureuse après tant d’épreuves ; nous aurons les mêmes devoirs, les mêmes intérêts, la même famille… nous serons époux enfin ?

Ils revinrent à Mauguet, vers le soir, après une longue course à travers les prés et les châtaigneraies. Cette journée avait passé comme un songe.

— Déjà quatre heures ! disait Jeanne, en écoutant sonner l’horloge de Saint-Jouvent. Louis, je vous garde à souper ! Voulez-vous ?

— Si je le veux !… Mais vous me donnez trop de bonheur aujourd’hui, Jeanne ; vous ne pourrez plus me le reprendre !

Jeanne posa précipitamment la main sur la bouche de Louis pour l’empêcher de continuer. Il saisit cette main à son tour et la baisa longuement. Jeanne la lui abandonna sans trouble et sans coquetterie, mais après un silence, pendant lequel tous deux entendaient les battements de leur cœur, elle se dégagea et s’écria tout à coup, comme pour éviter de dangereuses pensées :

— Je vous invite à souper, et je ne sais seulement pas si je pourrai faire honneur à ma parole ! La chère n’est pas toujours abondante à Mauguet, et Myon ne compte point sur vous !… Je crois, mon ami, que nous ferons bien de songer un peu nous-mêmes à notre menu et de ramasser quelques champignons.

— Si j’avais pu prévoir la fortune de ce souper, reprit Louis, j’aurais apporté mon fusil. Voilà un temps tout à fait propice à la chasse, et, si je ne me trompe, il doit y avoir des bécasses sur l’étang des landes. Ah ! quel plaisir j’aurais eu, Jeanne, à aller conquérir notre premier repas commun !

— Eh bien ! la prochaine fois, je compterai sur votre adresse pour trouver le rôti !

— Demain ?

— Non, dans huit jours… C’est trop, déjà, Louis, pour un engagement qui n’est pas irrévocable…

— Dans huit jours donc, puisque vous le voulez. Je ne chercherai point à violenter votre cœur, je compte trop sur sa pitié… oserai-je dire sur sa tendresse ?

— Vous savez bien que je suis heureuse de ce qui vous rend heureux, Louis !

— Vous êtes bonne, Jeanne, mais je ne suis pas un ingrat, je vous le prouverai par ma vie entière !…

— Ne dites pas cela, Louis ! car si j’accepte votre main, c’est moi qui contracterai envers vous une éternelle reconnaissance !

— Oh ! quel mot !… Laissez-vous aimer seulement, ma belle, ma noble, mon adorable fiancée… et je serai dix fois payé !

— Louis, reprit vivement mademoiselle de Mauguet, qui sentait le vertige d’amour la prendre au cœur, Louis, ne me parlez pas ainsi. J’aurais peur, vous dis-je, de nos tête-à-tête… et… je ne veux pas avoir peur ! Vous me rendez trop heureuse !

Elle inclina la tête sur l’épaule de son amant, et ferma les yeux à demi, comme pour mieux savourer son bonheur. Louis soutenait doucement sa taille, sans l’étreindre, de peur de troubler cette chaste et bienheureuse ivresse. Tous deux marchaient lentement, le long d’un étroit sentier. Le jour baissait ; le brouillard devenait plus dense ; les tours de Mauguet se dessinaient à peine derrière les arbres dépouillés ; mais, à travers cette brume, leurs yeux noyés de bonheur semblaient entrevoir le paradis, comme à travers un voile.

Ils atteignirent et traversèrent la haute futaie. Les bûcherons étaient partis, et leurs coups de cognée ne troublaient plus le silence. Louis, toujours attentif à ne point éveiller Jeanne de son extase, prit soin d’éviter les endroits où gisaient à terre les arbres abattus. C’est ainsi qu’ils prolongèrent leur promenade, de détour en détour, jusqu’à la nuit close.

La lune était levée lorsqu’ils arrivèrent au pied de l’étang, et, malgré le brouillard, ses rayons jetaient sur l’eau de grandes nappes de lumière. Jeanne se redressa, rouvrit les yeux, et revint au sentiment des choses de ce monde. Un frisson parcourut ses veines ; elle se sentit rougir et trembler en même temps. C’est qu’il lui sembla tout à coup que ce moment d’oubli l’avait transformée. Tant d’émotions s’étaient succédé dans son cœur, tant de rêves rapides et brûlants y avaient passé depuis quelques instants, qu’elle ne savait plus à quoi se prendre pour se retenir sur la pente de la passion. Elle eut une minute de terreur et de honte, comme si elle s’était abandonnée.

Son trouble était si grand que, par un sentiment de pudeur, elle voulut cette fois le dérober à Louis ; aussi ne se pressa-t-elle pas de gagner le château. Elle demeura un instant immobile, au bord de l’eau, les yeux fixés sur les silhouettes qui s’y miraient, et l’esprit perdu dans un chaos de pensées contradictoires. Enfin, quand le sang lui battit moins fort dans les artères, quand, par un puissant appel, elle eut réveillé sa volonté endormie, elle entraîna Louis vers la rampe qui montait à Mauguet.

Chez les natures vierges que nulle tentation n’a jamais effleurées, la passion fait parfois d’étranges ravages en une seconde. Jeanne venait de comprendre l’immensité du sacrifice qu’elle aurait à faire, s’il lui fallait retourner maintenant à la vie solitaire et froide, au parti pris de la résignation.

Louis ne soupçonnait pis l’orage qui grondait alors dans l’âme de sa compagne. Il en était resté aux impressions tendres et douces du retour à travers le bois.

Quand il se vit au sommet de la rampe et près d’atteindre la terrasse, il retint Jeanne, la força de se retourner et lui montra le paysage, qui, baigné en même temps dans la lumière et dans la brume, semblait un décor du pays des fées.

— Quelle bonne journée, quelle radieuse soirée à mettre dans nos souvenirs ! dit-il.

— Oui, reprit Jeanne, qui ne put résister à laisser encore ses yeux errer sur cette campagne qu’elle venait de traverser, en proie à de si délicieuses émotions.

Puis, tout à coup, pour vaincre une nouvelle tentation peut-être, une tentation folle de redescendre en courant, au bras de Louis, la rampe de l’étang, et de parcourir encore les bois, les prés et les landes, le cœur ouvert à toutes les ivresses, elle s’élança dans la grande salle de Mauguet.

Louis y entra après elle et la rejoignit. Le changement de milieu modifia soudain leurs impressions. Tous deux revinrent vile à la réalité. Cependant la fin de cette promenade avait trop ému Jeanne pour qu’elle pût rester en face de Louis sans trouble. Elle prétexta quelques soins à donner au souper, et sortit.

Quand, une demi-heure après, ils s’assirent à la même table, ils étaient plus inquiets qu’heureux. Leurs âmes débordaient, et ils sentaient bien que la première parole serait décisive et romprait le charme.

Par bonheur, au moment où Jeanne allait servir, la porte s’ouvrit, et l’abbé Aubert parut.

— Eh ! bonsoir, mes chers amis, s’écria-t-il. Je suis heureux de vous rencontrer tous les deux en si bonne disposition… Mais il paraît que j’arrive à temps.

— Vous arrivez toujours à propos, et vous êtes toujours le bienvenu, mon cher abbé ! Myon ! Myon ! vite ! un troisième couvert !

Ce fut d’une voix vraiment joyeuse que Jeanne répéta cet ordre. Et, d’un commun accord, Louis et elle s’empressèrent autour de Sylvain Aubert, pour le débarrasser de son manteau et lui avancer le grand fauteuil entre la table et le foyer.

— Mais vous me traitez non-seulement en pasteur, mais encore en vieillard, s’écria le jeune prêtre. Je saurai bien me caser tout seul. Un tel accueil me confond, moi qui arrive ainsi, à l’improviste, dévorer votre souper… Heureusement j’ai apporté un jambon préparé par les mains expertes de madame Margerie…

— En vérité ! mon ami, vous ne pouviez mieux faire que de venir… et d’apporter votre jambon ! s’écria Jeanne en riant ; car j’ai invité Louis par hasard, et nous allions faire un maigre souper !

— Oh ! que ce souper vous préoccupait donc ! reprit Louis… C’est à me faire honte d’avoir accepté… Eh ! qu’importe le menu quand le bonheur l’assaisonne !

— Qu’importe le menu ? mais il importe beaucoup, quand depuis midi on court la campagne. J’ai une faim dévorante, moi !… Mais vous, il paraît que vous comptez vivre de l’air du temps ? Allons, mettons tous de côté le respect humain. Mon cher abbé, dites le bénédicité, et faisons honneur au festin !

À dater de ce moment, toute gêne disparut entre les trois amis. Jeanne et Louis, se sentant hors de danger, triomphèrent de leur trouble et laissèrent leur bonheur intime s’échapper en gaieté communicative. L’abbé Aubert aussi s’associa bien vite à cette joie dont il était le premier auteur. On mangea de bon appétit, on rit comme des enfants, et le repas se prolongea tard, entremêle de causeries et de projets d’avenir.

Pendant la veillée, l’abbé Aubert fit de la musique ; les deux amants, assis en face l’un de l’autre, de chaque côté de la cheminée, semblaient écouter avec ravissement les sons grêles du pauvre clavecin. C’était pour tous deux un prétexte de s’abandonner à une rêverie délicieuse, sans la rompre par des phrases banales ou des paroles brûlantes. Aussi, par ce même accord tacite, où déjà leurs cœurs s’étaient rencontrés plus d’une fois, s’abandonnèrent-ils à leur muette extase. L’abbé, de son côté, se laissait aller au charme de recommencer ses vieux airs. On ne comptait les coups qui sonnaient à la pendule, ni de part, ni d’autre. Mademoiselle de Mauguet avait près d’elle un tricot commencé ; mais ce soir-là, contrairement à ses habitudes, elle ne le prit point, de peur peut-être de diminuer par l’action l’intensité de son bonheur intime, ou d’éveiller, par le bruit léger d’une aiguille ou d’un peloton glissant à terre, l’attention de l’abbé sur le temps qui s’écoulait.

Ce fut lui toutefois qui donna le signal de la retraite. Louis se leva en même temps, et tous deux prirent congé de Jeanne par les mêmes paroles et les mêmes souhaits ; elle les accompagna jusqu’au portail, et les regarda s’éloigner aussi longtemps que ses yeux purent distinguer leurs silhouettes sur le ciel. Elle rentra lentement, perdue dans ses pensées, regagna le coin du feu où la solitude appela peu à peu la mélancolie, puis se coucha et ne dormit point.

De ce jour-là cependant, elle prit le parti d’être heureuse. Mais elle voulait attendre, pour donner carrière à son bonheur et le faire partager, l’autorisation du vicomte son frère ; c’est pourquoi elle résolut de ne plus s’exposer aux dangereuses ivresses de la passion. Cette journée, passée presque entière en tête-à-tête avec son amant, la rendait craintive. Elle avait senti le vertige et ne voulait plus se pencher sur l’abîme.

Désormais elle arrangea sa vie de manière à ne plus être seule les jours où Louis devait venir. Tantôt c’était le curé de Saint-Jouvent qui passait la veillée à Mauguet, tantôt c’était le docteur Margerie et sa femme. D’autres fois elle chargeait Louis de lui amener M. Maurel pour décider quelque entreprise d’après l’avis du savant ingénieur. Alors les longues promenades entièrement consacrées à des levées de plan et à des études agricoles n’étaient plus dangereuses ; mais, au contraire, elles réconfortaient le courage et la vertu de Jeanne, qui trouvait dans chaque nouvelle entreprise un aliment pour son activité dévorante.

Les premiers mois de l’hiver devinrent ainsi les plus heureux de sa vie. D’une part, elle entrevoyait le rétablissement de la fortune de sa maison, non plus seulement connue un rêve, mais comme une réalité lointaine, à laquelle chaque jour qui s’écoulait donnait un gage de certitude ; de l’autre, elle laissait son cœur s’ouvrir à toutes les espérances du bonheur intime. Et puis il y avait pour elle, comme pour les amis qui l’entouraient, un charme étrange à cette vie tranquille et recueillie qui succédait à toutes les agitations. C’est après la lutte qu’on savoure bien les jouissances de la paix.

Peut-être les amateurs de romans tragiques trouveront-ils ce récit de la vie et de l’amour de Jeanne bien dénué de péripéties : mais qu’on se reporte, par la pensée, à cette époque encore tout émue des fièvres révolutionnaires ; qu’on se représente ces existences brusquement déclassées, longuement éprouvées par l’adversité, bouleversées par la terreur, se retrouvant enfin avec le calme pour le présent et l’espérance pour l’avenir. Alors les âmes tendres trouvaient sous les voûtes des églises ruinées une poésie pleine d’attraits, et dans les pages éloquentes de Bernardin de Saint-Pierre un charme enivrant. Quoi d’étonnant donc à ce que ces causeries du coin du feu, libres épanchements d’esprits d’élite et de cœurs sincères, parussent à Jeanne de Mauguet, à l’abbé Aubert, à Louis Thonnerel et à M. Margerie des plaisirs délicieux ? Quoi d’étonnant encore à ce que Louis et Jeanne savourassent les prémices de leur amour avec d’étranges voluptés ?

La réponse du vicomte de Mauguet à la lettre de l’abbé Aubert se faisait attendre. Jeanne cependant n’éprouvait aucune impatience de ce retard. Peut-être avait-elle au fond du cœur une certaine appréhension qui l’empêchait de souhaiter une trop prompte certitude. D’une part, quand on touche au bonheur, on aime pour ainsi dire à en prolonger l’attente ; de l’autre, on trouve dans l’espérance même de si douces joies qu’on voudrait souvent s’en contenter toujours plutôt que d’y renoncer jamais.

En attendant, Louis venait à Mauguet deux ou trois fois la semaine, et il y était accueilli par Jeanne en ami accepté, et parle curé, le docteur et madame Margerie, en futur mari de la châtelaine. Il ne se passait pas de soirée où quelque allusion à son prochain mariage ne vînt remplir le cœur de mademoiselle de Mauguet de trouble et de joie. Elle ne les relevait pas, elle ne les acceptait pas en y répondant, mais elle les goûtait en silence et les recueillait intérieurement.

Puis, quand elle se retrouvait seule, dans sa chambre austère, ou au milieu de la triste campagne d’hiver, elle se les répétait. Que si l’on avait dit, par exemple, qu’ils habiteraient telle partie du château, elle la meublait et la disposait en rêve, et son imagination, courant d’un mirage à un autre, se représentait mille détails d’un riant et doux avenir.


VI

Elle arriva, cependant, la réponse du vicomte de Mauguet. Ce fut un triste jour pour Jeanne que celui-là ; un jour qui termina brusquement son bonheur naïf, pour rejeter sa conscience et son cœur dans de nouveaux orages.


« Mon cher curé, disait l’émigré, qui n’avait, comme tant d’autres, rien appris ni rien oublié, votre lettre m’a étonné ; c’est pourquoi j’ai tardé d’y répondre, afin de me familiariser l’esprit avec la singulière proposition qu’elle contenait. La France est, à ce qu’il paraît, plus changée encore que je ne croyais. Le clergé, la noblesse, ne ressemblent plus à ce que j’ai connu il y a pourtant si peu d’années encore. Votre morale eût fort surpris votre oncle, et la résignation de ma sœur aurait confondu ma mère. Il n’y a que les hommes du tiers qui ne changent pas : c’eût été merveille que ce petit Thonnerel ait si bien avocassé gratis ! Je n’aurais point payé mon château à la république avec la main de ma sœur. Mais si mademoiselle de Mauguet, que sa présence au milieu de l’orgie révolutionnaire rend bien souple, a cru devoir faire un pareil marché, qu’elle paye ! C’est le dernier point d’honneur de la noblesse !

« Quant à moi, malgré tout ce que vous dites pour m’y engager, je n’irai point assister à ces noces étranges. Je ne rentrerai en France qu’avec le roi, comme je n’attendrai que de lui la reconnaissance de mes droits et le rétablissement de ma fortune.

« Recevez, d’ailleurs, mon cher curé, l’assurance de tous mes bons sentiments pour vous.

Vicomte Raoul de Mauguet. »

À la lecture de cette lettre, Jeanne pleura. Sa courageuse nature succomba sous le double poids du chagrin et de la colère. D’une part, elle sentait son âme tout entière se révolter contre le mépris que son frère osait marquer pour l’homme qu’elle avait choisi ; de l’autre, elle voyait toutes les espérances auxquelles son cœur s’était attaché depuis quelques mois s’écrouler comme d’irréalisables châteaux en Espagne.

L’abbé Aubert, toutefois, s’efforça de la réconforter.

— Le vicomte a tort, de toutes les manières, dit-il ; ne vous laissez point abattre par une boutade de gentilhomme offensé. Allez droit devant vous, sans vous retourner : vous marchez dans votre devoir. Si le vicomte de Mauguet, aveuglé par des préjugés qu’il entretient dans l’exil, juge aujourd’hui défavorablement votre mariage, il l’absoudra demain, quand il sera revenu parmi nous. Qui connaît mieux que vous le cœur noble et loyal de Louis Thonnerel ? Eh bien ! ce cœur calomnié par votre frère se révélera bien vite à lui. Il verra que vous avez agi prudemment, en épousant un honnête homme, dévoué à votre famille, et un esprit d’élite qui pourrait arriver à tout, avec les nouvelles institutions de la France.

M. et madame Margerie soutinrent le raisonnement de l’abbé Aubert, et le développèrent cent fois en tous les sens. Jeanne écoutait, mais ne prenait aucune décision. Désormais, pour elle, le charme était rompu. Elle ne prenait point de parti, mais c’était, pour ainsi dire, par lassitude de la lutte.

Ce court relais de bonheur qui venait de couper sa vie austère lui rendait le renoncement bien cruel ; et puis son cœur, ballotté entre tant de longues douleurs et de rapides joies, ne trouvait plus de point d’appui dans sa conscience. Elle ne voulait ni braver ces lois sacrées de la famille, auxquelles elle s’était dévouée, ni sacrifier sa vie à un scrupule exagéré ou à un faux point d’honneur.

C’est pourquoi elle ne cessa point de voir Louis, mais leurs rapports devinrent contraints comme ceux de gens dont la position est incertaine. Le bonheur ne reparut plus.

Tous deux souffraient cruellement. Jeanne sentait se réveiller en elle tous les scrupules que les paroles de l’abbé Aubert y avaient apaisés. Louis, bien qu’il ignorât les termes de la lettre du vicomte, en devinait l’esprit et se trouvait offensé dans sa dignité autant que blessé dans son amour.

Il aimait passionnément, et toute sa vie s’était attachée à cet amour ; mais alors il se promit à lui-même de ne pas faire une démarche de plus pour obtenir la main de Jeanne, de ne pas chercher même à réveiller la tendresse de ce cœur qui hésitait encore après avoir senti la profondeur de son dévouement.

Que cette fierté demandait de courage ! Combien de fois le pauvre jeune homme sentit sa main trembler, lorsque, le soir, il la tendait à Jeanne en présence des amis communs, tant il avait peur de se trahir par une pression interrogative ou suppliante.

Quelquefois il se surprit partant de Limoges à cheval, vers le milieu du jour, et galopant ventre à terre vers Mauguet, pour demander tout à coup à Jeanne une réponse décisive, ou plutôt, pour arracher ou surprendre son consentement. Il s’arrêtait et tournait bride, aussitôt que sa volonté avait pu triompher, ou bien il ralentissait l’allure de son cheval, suivait la route, tout en rêvant silencieusement, et arrivait jusqu’au presbytère de Saint-Jouvent où il restait de longues heures, parlant à Sylvain Aubert de mille choses, excepté de celle qui lui tenait au cœur.

Les semaines s’écoulaient ainsi, pénibles pour tous. Un soir, Louis se sentit plus triste encore que de coutume. Il avait l’âme affamée de bonheur et ne savait où trouver même une consolation. C’est en sortant du presbytère que ce mal cruel le saisit. Précisément, ce soir-là, un manteau de neige couvrait la terre, et le ciel, noir et lourd, semblait de plomb. Malgré tout, le curé allait à Mauguet. Louis prit avec lui le chemin de traverse qui conduit jusqu’à la grande route, mais arrivé au carrefour, il lui dit bonsoir, lui tendit la main et se tourna du côté de Limoges.

— Vous ne venez pas avec moi à Mauguet, Louis ? demanda le prêtre étonné.

— Non, j’y ferais une triste figure. À revoir, mon ami !

— Mais la solitude ne vous rendra ni le courage ni la gaieté ; venez. Si vous craignez que ma malheureuse manie musicale ne vous expose au tête-à-tête avec mademoiselle Jeanne, nous pouvons passer prendre Margerie et sa femme…

— Merci, cher abbé ; mais, en vérité, pour ce soir j’ai besoin de solitude. Il faut que je tâche de me former à la résignation… et c’est difficile.

— Allons ! venez donc ! reprit avec insistance le pauvre abbé qui n’entendait rien à la logique des passions ; logique étrange, absurde en apparence, parce qu’elle procède par déductions contraires, et pourtant si bien fondée sur les besoins du cœur humain. — Venez donc ! Je ne désespère pas de vous marier après Pâques.

— Dieu bénisse vos efforts et votre espérance, cher ami… mais… adieu pour ce soir.

Et Louis mit son cheval au trot, puis au galop, comme s’il avait voulu allonger bien vite la distance qui le séparait du curé, de Mauguet et de Jeanne.

Toutefois, quand il eut fourni une bonne traite, il s’arrêta et se demanda s’il n’avait point eu tort de refuser d’aller à Mauguet. Le curé pouvait, dans les meilleures intentions du monde, parler de son refus. Que penserait Jeanne alors ? Qu’il était blessé peut-être de tant de lenteurs ou qu’il était disposé à renoncer à sa main. Or, la fière fille pardonnerait-elle une bouderie ? oublierait-elle un moment d’hésitation ?

Il rebroussa chemin avec le même empressement fiévreux qu’il avait mis à galoper vers Limoges ; mais bientôt il modéra le pas de sa monture.

— Si j’y vais maintenant, se dit-il, par là même je trahirai ma faiblesse ; je manquerai à ce que je me suis juré. Si je n’y vais pas… j’offenserai peut-être la délicate susceptibilité de la personne que j’aime le plus au monde…

Tout en rêvant, Louis gagna lentement le carrefour, prit la traverse et arriva devant la grand’porte} de Mauguet. Tandis qu’il hésitait encore, l’horloge de Saint-Jouvent sonna. Il compta les coups : — Dix heures ! se dit-il, il est trop tard pour me présenter…

Au même moment, il entendit les chiens jeter quelques aboiements, et les portes s’ouvrir et se fermer. Il n’eut que le temps de traverser la route et de se cacher derrière l’angle d’une grange. C’était le curé qui sortait pour regagner son presbytère.

— Allons, se dit-il, je me serai tenu parole malgré moi-même !…

Il le regarda s’éloigner, en s’effaçant derrière son mur comme un malfaiteur aux aguets. Un moment il avait pensé à le rejoindre et à lui raconter ingénument ses faiblesses et ses douleurs ; mais cette pensée naïve fut bien vite étouffée par la joie insensée de se trouver seul si près de Jeanne, et l’envie de prolonger cette sorte de mystique tête-à-tête. Au lieu de s’en retourner à Limoges, il se blottit donc de plus en plus dans l’ombre ; et, jusqu’à ce que le curé fût disparu, il trembla de peur que son cheval ne hennît.

Quand il se vit bien seul et bien à l’abri de toute rencontre, il sortit de sa cachette et conduisit son cheval, avec mille précautions, à travers les troncs abattus de la haute futaie pour faire le tour du château et regarder les fenêtres s’illuminer tour à tour, puis rentrer dans l’ombre.

Jeanne, apparemment, restait au salon malgré l’heure avancée, car la lampe ne s’éteignait pas, et les lueurs rougeâtres qui faisaient briller les vitres par intermittences témoignaient que le foyer flambait encore.

— Que fait-elle là seule ? se demandait-il ; les domestiques sont couchés ; pourquoi veille-t-elle ?

Et son imagination lui fournit successivement les thèmes les plus divers.

— Peut-être qu’elle rêve comme moi… et à moi ?… Peut-être qu’elle travaille ?… ou qu’elle lit ?…

Et il se la représenta dans une bergère, au coin du feu, les yeux perdus dans la pénombre et les doigts manœuvrant distraitement les aiguilles d’un tricot ; puis assise près de la grande table, une plume à la main, et supputant la valeur de ses cheptels, le rendement probable de ses terres, le chiffre approximatif des dépenses nécessaires ; ou tournant fiévreusement les feuillets d’un livre nouveau…

Et il demeurait à la même place, regardant cette lumière qui se reflétait dans l’étang et projetait sur la neige des rayons roses. Il ne pouvait ni détourner les yeux, ni quitter son poste d’observation. Tout à coup, au milieu du calme de la campagne, il entendit résonner un accord, puis un autre… Jeanne était au clavecin et y essayait les vieux airs de l’abbé Aubert, mais sans suite, sans parti pris, et comme au hasard. Évidemment elle poursuivait, elle aussi, une pensée, car elle s’interrompait par intervalles inégaux, lançant quelques notes à travers le silence, abandonnant son motif inachevé, et recommençant tout à coup les premières mesures d’un autre air.

Louis attacha son cheval, qui piaffait d’impatience, au tronc d’un des arbres restés debout ; puis il descendit jusqu’à l’étang pour entendre de plus près les sons du clavecin. Parfois Jeanne chantait une phrase entre deux accords. Louis, l’ail fixe, l’oreille tendue, demeurait comme fasciné. Quand il se vit si près d’elle, une tentation folle le prit de gravir la rampe de l’étang et de s’élancer jusqu’aux pieds de sa maîtresse. Sa conscience repoussait avec énergie cette idée de surprise, comme indigne de tous deux ; mais, malgré la voix de l’honneur qui le retenait, la tentation devenait plus forte de seconde en seconde. Il se disait qu’il devait s’y soustraire en quittant la place et en s’enfuyant loin de Mauguet, et une force invincible le poussait vers le château.

— Oui, se disait-il, elle m’aime, comme je l’aime, et, à cette heure, elle lutte comme moi contre sa passion. L’abbé Aubert lui a parlé, mais il ne l’a pas encore convaincue. Peut-être qu’en cet instant même elle prend un parti qui va décider de son avenir et du mien. Cette âme si ferme et si grande soutient son dernier combat… et moi, je reste là inactif, laissant la fortune disposer de mon sort !

Il fit quelques pas en avant.

— Et si ma démarche l’offense et décide son refus ?…

Il s’arrêta à mi-chemin de la rampe, et se retint au tronc d’un acacia, comme pour s’attacher au rivage par une force matérielle.

Le sang lui montait au cerveau en fouettant ses tempes et en troublant ses yeux. Il entendait son cœur battre de pulsations désordonnées. Que devint-il, quand il vit la porte vitrée s’ouvrir et Jeanne sortir du château ?

Il crut un instant à une hallucination, ferma les yeux et rappela toute sa présence d’esprit, toute sa volonté ; puis il les rouvrit et regarda de nouveau en face de lui.

Jeanne, enveloppée de sa pelisse, se promenait de long en large sur la terrasse. Évidemment elle était en proie à une obsession ou à une préoccupation puissante ; on le voyait à l’agitation de sa démarche, tantôt lente, comme celle d’une personne qui médite profondément, tantôt pressée, comme celle d’une personne qui s’efforce de tuer une idée fixe par la fatigue.

— C’est l’heure, se dit-il ; dans un instant peut-être elle aura résolu le problème entre les sollicitations de son cœur et les vains scrupules de sa conscience…

Quitter le tronc de l’acacia, franchir en couvant la distance qui le séparait encore de sa maîtresse, l’étreindre dans ses bras et en obtenir une promesse sacrée, devint alors pour Louis une tentation vertigineuse à laquelle il se sentit hors d’état de résister.

Sa volonté, vaincue par le désir, ne le dominait plus. Ses jambes quittaient malgré lui la place où il les avait fixées.

Tout à coup, par un dernier éclair de raison et par un suprême effort, il s’élança en arrière, et, sans crainte d’éveiller l’attention de Jeanne par le bruit de sa course, il regagna le bois, détacha son cheval, sauta en selle, tourna l’étang par le chemin vicinal en un temps de galop, gagna la grand’porte du château et frappa.

Quelques, instants s’écoulèrent ; puis Jeanne vint elle-même accompagnée d’un domestique.

— Qui est là ? demanda le domestique de l’intérieur de la cour.

— Moi, Louis Thonnerel.

— Ouvrez, dit Jeanne.

Louis descendit de cheval et donna sa bride au domestique.

— J’ai deux mots à dire à mademoiselle de Mauguet, ajouta-t-il ; je reviens à l’instant. Gardez mon cheval.

Et il suivit Jeanne jusqu’au salon, sans lui adresser un mot ; quand il fut arrivé, il leva sur elle ses yeux pleins de passion et de prière.

— Pardonnez-moi, s’écria-t-il alors fort vite, et comme pour prévenir une interrogation, pardonnez-moi une démarche insensée, mais tout mon courage, toute ma volonté n’ont pu me retenir… Ce soir vous avez vu l’abbé Aubert : vous étiez seuls ; il vous aura parlé de moi ; il vous aura dépeint l’état de mon âme, et pressée de prendre la décision qui tient ma vie suspendue… Moi, qui n’avais pu me décider à l’accompagner dans la crainte de venir chercher auprès de vous de nouvelles douleurs, j’ai passé le temps à errer par les chemins et à tourner autour de Mauguet ; n’osant pas frapper à la porte tant qu’a duré l’heure de me présenter chez vous, et ne pouvant plus prendre sur moi de m’éloigner quand l’abbé Aubert a été parti, et que j’ai compris que vous étiez seule à veiller, à penser, à vous efforcer de me fermer votre cœur peut-être !…

La voix de Louis, assurée d’abord, devenait tremblante, presque étouffée. Le sang lui montait au visage, il frémissait de la tête aux pieds. On ne pouvait s’empêcher de reconnaître en lui la passion vraie, portée à son paroxysme suprême.

— J’ai passé des heures là-bas, reprit-il, dans l’ancienne haute futaie, en face de vos fenêtres éclairées dont je ne pouvais détourner les yeux ; j’étais appuyé à l’acacia qui penche sur l’étang, au bord de la rampe, quand vous êtes sortie pour vous promener sur la terrasse…

Il se tut un instant, brisé d’émotion. Jeanne, impassible d’abord, se troublait à son tour.

— Il m’a fallu toutes les forces de ma volonté pour m’empêcher de bondir jusqu’à vous, de rappeler qu’un jour au moins vous m’avez aimé, et de vous crier que je mourrais d’angoisse…

— Toutefois, comme les forces humaines ont une limite, j’ai senti que les miennes étaient finies ; tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait : je suis venu ouvertement par la grande porte, au lieu de venir comme un voleur d’amour… je suis venu vous dire : Jeanne, qu’ordonnez-vous de moi ? Faut-il partir demain pour Paris… car je ne saurais plus tenir ici une heure si vous me repoussez, ou faut-il compter sur votre pitié… sur votre affection ?…

Jeanne tremblante, agitée, mise hors d’elle-même par un dernier combat, détournait la tête pour ne pas voir Louis, et ne lui répondait pas, tant elle avait peur de trahir son amour ou son devoir ; et puis, elle aussi était arrivée au paroxysme de la passion ; la volonté et la voix lui manquaient à la fois.

Il y eut un moment de silence. Jeanne ne pouvait pas, ou n’osait pas parler. Louis avait tout dit, et il attendait.

Tout à coup il se redressa et fit quelques pas en arrière. Sa fierté se cabrait devant ce silence.

— C’est fini, se dit-il ; une minute encore… et je dois partir sans ajouter un mot.

La minute s’écoula. Il marcha résolûment vers la porte ; mais avant de la franchir il se retourna. Jeanne le regardait s’éloigner et fixait sur lui des yeux pleins d’angoisse.

Il revint, et cette fois se mit à genoux.

— Vous le voyez, je suis lâche, dit-il simplement.

Jeanne ne put retenir ses larmes. Elle était rendue.

— Eh bien ! s’écria-t-elle en jetant ses deux bras autour du cou de Louis, et en le baisant au front, allez dire à l’abbé Aubert qu’il nous mariera dans trois semaines… Adieu, Louis, je vous aime !…


Quinze jours après, on entrait dans la semaine de Pâques et madame Margerie essayait à Jeanne ses atours de mariée.

Le citoyen Maillot, qui se drapait trois fois par jour dans son écharpe et s’exerçait devant une glace à bien jouer son rôle de maire, trouva convenable de venir faire une visite à Mauguet, pour annoncer que les bans publiés par le curé étaient affichés à la porte de la maison commune, c’est-à-dire à la porte de sa maison à lui, qui servait de mairie.

Ce fut Myon qui l’annonça, bien convaincue que sa maîtresse ne le recevrait pas, et toute prête à lui porter quelque réponse humiliante.

Au milieu de la joie générale qui l’entourait, Jeanne entendit l’annonce de cette visite comme un coup de cloche de malheur. Cependant elle se contint et répondit simplement :

— Faites entrer.

Myon stupéfaite fit néanmoins quelques pas, comme pour obéir, puis elle s’arrêta sur le seuil de la porte et se retourna.

— Pardon, dit-elle, mais… est-ce que mademoiselle se fera marier par cet intrus ?

— Myon, répondit Jeanne avec un triste sourire, ne savez-vous pas que la loi française est ainsi faite maintenant, qu’un mariage n’est plus valable s’il n’a été contracté devant le maire !

— Ah ! mademoiselle, mademoiselle, est-ce bien vous que j’entends parler ainsi !…

— Et que voulez-vous donc que je dise, Myon ?

— Savez-vous, mademoiselle, que Maillot a osé vous appeler, sur sa pancarte, la citoyenne Mauguet ?

— Eh bien ! Myon ?

— Hélas ! mon Dieu ! hélas ! mon Dieu ! reprit la servante, en levant les bras au ciel.

Mais le caractère ferme de Jeanne avait accoutumé Myon à ployer ; elle tourna les talons et introduisit le maire en grommelant.

Le jour de Pâques, en revenant de la messe, Jeanne vit une grande feuille blanche à la porte de l’habitation du maire et y lut, presque malgré elle, tous ses noms qui étaient écrits en lettres de trois pouces :

Demoiselle Andrée-Charlotte-Adélaïde-Jeanne de Nieulle, ci-devant vicomtesse de Mauguet, et monsieur Louis de Thonnerel…

Elle pensa que c’était une sorte de galanterie du maire, en récompense peut-être de ce qu’elle l’avait reçu. Mais cette platitude lui souleva le cœur plus que la première impertinence.

Le temps s’écoulait et Jeanne s’accoutumait à croire au bonheur. Louis s’était installé chez le curé et venait passer à Mauguet des journées entières… on touchait à la veille du mariage.

Amour ! espérance ! bonheur tranquille et pur !… voilà ce que disait au cœur de Jeanne une voix enchanteresse, et elle l’écoutait en extase, libre désormais de tous ses scrupules, car elle ne voulait plus s’en laisser troubler depuis qu’elle avait pris la résolution de les vaincre.

Par moments, toutefois, il lui semblait qu’elle était endormie et en proie à un songe. Elle avait comme une sorte de pressentiment qui lui donnait peur du réveil. — Serais-je donc née pour être heureuse ? se demandait-elle avec étonnement.

Le mardi de Pâques, vers midi, Myon lui annonça deux visiteurs étrangers.

L’un était un jeune homme, un enfant presque, qui la salua gravement ; l’autre, un vieillard qui lui remit sans parler une lettre cachetée de noir. Elle l’ouvrit et lut :


Ma chère sœur,

« Ceci est mon testament, l’unique, hélas ! que la révolution m’ait laissé le pouvoir de faire ! Je vous lègue mon fils, un orphelin, et le dernier de sa race. Il vous dira comment j’ai été frappé d’une balle française à … en combattant pour le roi.

« L’homme qui vous le conduira est son précepteur… un brave Allemand, bien dévoué, et auquel je vous prie de témoigner toute la reconnaissance que vous pourrez.

« Au moment de paraître devant Dieu, je me reproche, ma chère sœur, d’avoir porté les armes contra mon pays. La patrie, même dans ses égarements, doit nous rester sacrée. Je me reproche aussi le mauvais accueil que j’ai fait à l’annonce de votre mariage. J’aurais dû penser que si vous en agissiez ainsi, c’était en sûreté de conscience, parce que vous ne pouvez faillir ni à l’honneur, ni au dévouement pour votre maison.

« Si donc il est fait, ce mariage, j’ordonne à mon fils de traiter M. Thonnerel comme son oncle. Je lui apprends en même temps ce que la mauvaise fortune a dû lui faire pressentir depuis ses plus jeunes années, c’est-à-dire qu’il n’a que la cape et l’épée. Je ne saurais, vous le comprendrez, accepter pour lui les morceaux de terre qui vous ont été rendus, à vous personnellement, par la nouvelle justice du royaume ; car c’est votre dot, et ils appartiennent à votre mari.

« Que si maintenant mon fils et cette lettre arrivaient avant votre mariage, faites ce que vous dictera votre conscience… Ce sera toujours très-bien fait.

« Élevez votre neveu Jean-Eugène-Casimir-Charles de Mauguet dans la crainte de Dieu et le respect de son nom… Puis advienne que pourra !…

« Adieu, ma chère sœur ; demandez à l’abbé Aubert trois messes pour le repos de mon âme et priez pour moi !

« Raoul de Mauguet. »


Les larmes vinrent aux yeux de Jeanne ; elle tendit ses deux mains à son neveu, et le baisa au front.

— Désormais, lui dit-elle, vous êtes mon enfant. Charles, comptez sur votre mère !

Puis elle adressa une phrase reconnaissante et affectueuse au vieux professeur, et appela Myon pour lui ordonner de préparer les chambres du vicomte de Mauguet et de son précepteur.

Ce fut une heure après seulement, quand elle eut rempli ses devoirs de maîtresse de maison, fait suspendre tous les préparatifs de fête, annoncé à ses gens la mort de son frère, qu’elle put s’enfermer dans sa chambre, se jeter aux pieds du crucifix et pleurer sans contrainte.

Elle pleura longtemps… longtemps, car il fallait d’un seul coup s’arracher du cœur toutes ses affections, toutes ses espérances…

Les heures s’écoulèrent tandis qu’elle consommait le suprême sacrifice de sa jeunesse et de son amour… Mais quand elle se releva, son parti de dévouement était pris à jamais.


« Adieu, Louis, écrivit-elle en étouffant ses sanglots ; le devoir austère qui protestait encore au fond de ma conscience s’est fait vivant et palpable. Vous m’estimez trop, j’espère, pour croire que j’y pourrais manquer en face d’une tombe et devant un enfant dont je deviens la mère. Partez pour Paris, où vous attend un bel avenir, et oubliez-moi… ou plutôt, souvenez-vous que vous laissez ici la meilleure des amies. Je vous ai bien aimé, et, il faut que je vous le dise, je vous ai dû jusqu’ici tout le bonheur de ma vie… »


Elle plia la lettre de son frère et la mit, avec ce billet, dans une enveloppe à l’adresse de Louis Thonnerel. Puis elle reprit sa prière, car il lui fallait l’appui céleste pour soutenir son courage.

La force ne fait point défaut à ceux qui la demandent au Dieu crucifié. Jeanne put reparaître devant ses amis avec un front serein et accueillir son neveu avec un cœur apaisé.

C’était, d’ailleurs, un brave enfant dont l’âme semblait ouverte à tous les sentiments généreux. Une étincelle d’orgueil brilla dans les yeux de Jeanne à travers ses pleurs. Elle se dit qu’elle ferait un homme de cet adolescent, qu’elle lui façonnerait le cœur à toutes les noblesses, qu’elle lui ouvrirait l’intelligence à toutes les grandeurs. La maternité morale lui apparut comme à la lueur d’un éclair avec ses trésors de dévouement et ses jouissances infinies… Elle se prit à plaindre Louis qui, dans ce grand naufrage, n’avait pour consolations humaines que des rêves d’ambition…

Toutefois elle ne triompha pas soudain de la passion qui avait grandi lentement en elle. Après avoir multiplié ses travaux, ses courses, les mille soins de son intérieur, elle éprouvait de terribles désespoirs ; il lui prenait de folles tentations de rappeler l’amant qu’elle avait exilé… On ne passe point ainsi de toute l’efflorescence des belles années au désintéressement austère de la vieillesse ; le renoncement absolu ne s’établit pas sans combat dans une âme vivante… Les mois, les années s’écoulèrent avant que Jeanne eût oublié le goût des ivresses d’amour auxquelles son cœur s’était livré… Peu à peu, cependant, les crises douloureuses devinrent plus rares… Elle usa son ardeur dans une activité dévorante… Enfin, la paix se fit et le roman de la noble fille tourna sa dernière page. La douairière de Mauguet commençait son

œuvre.

DEUXIÈME PARTIE


DEUXIÈME PARTIE


I

Vingt-cinq ans après, le curé Aubert, monsieur et madame Margerie causaient un soir au coin du feu. Le docteur et sa femme étaient des vieillards. Quant à l’abbé, il portait fièrement ses cinquante-cinq ou cinquante-six ans.

Ses cheveux abondants grisonnaient, mais son corps restait droit et nerveux. Il paraissait dans la force de l’âge.

— Oui, mon cher Margerie, disait-il, c’est à vous d’agir ; pour moi, je n’y peux rien… précisément parce que je suis prêtre, précisément parce que je parle au nom du devoir et de la religion.

— Oh ! ne dites pas cela, s’écria madame Margerie.

— Mais si. La vicomtesse Marguerite se défie de ma soutane et de mes sermons. Quand je lui dis : Vous avez l’esprit malade, elle ne me croit pas ; tandis que vous, vous êtes médecin, vous ne parlez pas au nom de la foi, mais au nom de la raison, et, si en lui tâtant le pouls vous lui dites qu’elle a la fièvre, elle essayera de se guérir.

— Ah ! reprit le docteur, toutes les femmes ne sont pas des Jeanne de Mauguet ! les natures si belles sont rares ; et pour une créature d’élite comme celle-là, pour une fille de Marie, combien de filles d’Ève !…

— Mais cette pauvre jeune femme, qui n’a d’autre défaut après tout que d’aimer la lecture et la solitude, vous la traitez presque comme une pécheresse, messieurs ! Curé, cela n’est pas charitable, il me semble !

— Tout à l’heure, en revenant de Périllac, où j’avais été faire le catéchisme, pour le curé qui est au lit, j’ai trouvé la vicomtesse assise au beau milieu d’une châtaigneraie, malgré l’humidité, malgré le vent… car vous conviendrez qu’il fait un temps…

— Un temps à prier pour les pauvres voyageurs, interrompit la bonne madame Margerie.

— Elle lisait… ? demanda le docteur.

— Un livre dangereux entre tous les mauvais livres : René.

— Un mauvais livre ? s’écria madame Margerie en joignant les mains et levant au ciel des yeux pleins d’une douloureuse consternation.

— Oh ! pas comme vous l’entendez, chère madame. Mais il n’y a pas de mauvais livres que ceux qui peignent à l’imagination des scènes libertines ou qui prêchent l’impiété et l’athéisme ; il y en a d’autres qui sont pleins, je ne dirai pas de religion, mais de religiosité, et qui pourtant glissent dans les âmes un poison subtil et y font vite un effrayant ravage. Ces livres-là sont à la mode et ils engendrent la maladie du siècle, cette triste et sombre hypocondrie de l’égoïsme qui commence par la mélancolie et conduit au crime, au suicide ou à la folie…

— Mais, dit le docteur, vous rangeriez ainsi parmi les mauvais livres toutes les œuvres de la littérature contemporaine ?…

— Peu s’en faut. Et trouvez-moi donc parmi ces créations du génie moderne un ouvrage qui enseigne la soumission de l’esprit et le dévouement du cœur ? Tous sont des produits de l’orgueil et de la révolte. C’est l’apothéose du moi sous toutes ses formes. L’âme humaine y renouvelle la fable de Narcisse. Elle s’abîme et se perd dans la contemplation complaisante d’elle-même. Croyez-moi, docteur, ces livres-là gagnent bien des âmes à Satan… Et, pour ce qui est de madame Marguerite, aujourd’hui elle lisait René ; hier, Obermann ; demain elle lira Werther et Manfred ; vienne une occasion, la vicomtesse sera perdue…

— Oh ! mon ami, pour le coup, vous allez trop loin, s’écria vivement le docteur.

— Non. Voyez-vous, jadis on se perdait par entraînement, par curiosité, par séduction enfin. Alors je n’aurais point tremblé pour madame de Mauguet, car ce n’est point une âme dégradée. Aujourd’hui on se perd par sophisme. C’est au nom d’un raisonnement faux que l’on va au mal. Les philosophes du dernier siècle ont implanté dans le monde cette idée que l’homme a droit au bonheur ici-bas. De là naissent, chez toutes les âmes souffrantes, la croyance qu’elles sont lésées et le besoin de reconquérir ce qu’elles regardent comme leur héritage. La vicomtesse n’est pas heureuse, ou, du moins, elle mène une existence qui ne lui permet guère que les sentiments négatifs ; il faut maintenant qu’elle choisisse entre la résignation et la révolte… Eh bien… eh bien !… mon cher Margerie… j’ai peur de la révolte !

— Voyez-vous, reprit le docteur, il y a pour nous tous, hommes et femmes, un moment terrible dans la vie. C’est celui où nous sentons que notre parti pris va être définitif, que nous sommes au seuil de la vieillesse, et que si nous pouvons choisir encore entre deux routes, le lendemain nous ne le pourrons plus. L’instinct du bonheur préexiste dans l’âme humaine ; les philosophes l’ont surexcité, mais ne l’ont pas fait naître, et je ne crois pas que le danger serait passé le jour où j’aurais empêché madame de Mauguet de lire ceci ou cela, à supposer que je le puisse.

— Non, mais si vous l’obligiez, de par Tordre de la Faculté, à mener une vie active, à entreprendre de longues courses, à s’adonner aux exercices violents, vous la préserveriez de l’inaction, de la rêverie langoureuse et solitaire.

— C’est-à-dire qu’il faudrait mettre un intérêt dans sa vie, dit madame Margerie, Mais ne serait-ce point un peu au vicomte et à mademoiselle Jeanne d’y pourvoir ?

— Mademoiselle Jeanne est une nature trop au-dessus des faiblesses humaines pour les deviner, reprit l’abbé. Elle a tant de virile énergie, d’activité, de passion pour le but qu’elle poursuit, qu’elle ne songe pas à s’insinuer doucement dans le cœur de sa nièce pour le diriger ou le préserver. Il lui semble que cette jeune femme ne doit vivre aussi que pour relever la maison de Mauguet, et qu’elle doit se contenter d’être l’anneau qui relie le passé au présent et rattache la chaîne des vicomtes de Mauguet. Elle n’a jamais songé que sa nièce pouvait avoir d’autres sentiments et d’autres aspirations. Si on le lui disait, elle en demeurerait consternée. Elle trouverait Marguerite déjà coupable. Mais je ne veux pas lui ouvrir les yeux sur les pensées qui tourmentent cette pauvre âme. Ce serait comme si je lui montrais un abîme. Et à quoi bon ? La noble créature sait marcher droit et ferme dans les voies difficiles ; elle vaincrait tous les obstacles, et succomberait devant des chimères.

— Mais au fait, pourquoi n’est-elle pas heureuse, cette jeune femme, et que lui manque-t-il ? demanda madame Margerie. Son mari n’est point d’un caractère difficile ; elle a un enfant charmant ; elle peut en avoir d’autres ; enfin elle voit la fortune de sa famille prendre un accroissement vraiment inespéré.

— Le vicomte Charles de Mauguet, dit le docteur, est un type singulier. En apparence, il ne lui manque rien pour faire un homme accompli ; et, en réalité, c’est un pauvre sire.

— C’est vrai, dit le curé. Il a de l’esprit, trop d’esprit, la mémoire ornée, la parole facile, le geste heureux, l’extérieur agréable, enfin tout ce qui aurait fait jadis la fortune d’un homme de cour. Avec cela, il est incapable d’un travail soutenu, d’une application quelconque. Il ne voit jamais que la surface des sentiments et des idées. Il lit les journaux et les livres nouveaux pour en pouvoir discourir et sans en approfondir la portée. Il va à la chasse parce que c’est le passe-temps convenable d’un gentilhomme campagnard ; fait gentiment les vers, parce que son père lui a montré à tourner le quatrain en même temps qu’à tenir son épée ; baise galamment la main de sa femme en rentrant au logis, lui ramasse son éventail, court à Limoges de bonne grâce autant de fois qu’il faut pour assortir les laines de sa tapisserie, et s’étonnerait, lui aussi, qu’elle ne se trouvât pas parfaitement heureuse.

— La pauvre mademoiselle Jeanne ne nous a jamais dit ce que lui a fait souffrir le cœur léger du vicomte, alors qu’elle s’efforçait d’y faire passer son énergie. Elle rêvait une sublime maternité intellectuelle : elle espérait créer un homme à son image. Hélas ! quelle déception !

— Déception d’autant plus cruelle qu’elle a été secrète, ajouta l’abbé Aubert. Il n’y a pas un reproche à faire au vicomte. Il est parfait… et nul. Aussi de quelle tendresse jalouse Jeanne de Mauguet entoure son petit neveu ! L’avez-vous vue quelquefois le couver des yeux ? C’est qu’elle a reporté sur lui toutes ses espérances ; c’est qu’elle espère, en le cultivant dès ses plus jeunes années, lui insuffler son âme et vivre en lui dans l’avenir. À chaque leçon et à chaque caresse elle semble lui dire du regard : Oui, c’est pour toi que je veille et que je me dévoue, pour toi que je rachète ou fertilise un à un tous ces morceaux de terre ; tu es le but de ma vie et tu seras un jour le couronnement de mon œuvre.

— C’est bien mademoiselle Jeanne qui reste le chef et la providence de la famille, dit madame Margerie. Elle fait ensemencer les terres et apprend à épeler à son petit neveu ; mais que voulez-vous que devienne la vicomtesse dans cet intérieur où elle n’a pas même sa fonction de mère ? Peut-être, si elle se sentait moins inutile, serait-elle moins portée à isoler sa vie, et à chercher des distractions que vous trouvez dangereuses…

Cette réflexion de madame Margerie termina la conversation. Que si maintenant, tandis que la digne matrone roule autour de son peloton de laine le bas qu’elle tricote, tandis que le curé met son manteau et que le docteur allume une lanterne pour son ami, nous nous transportons au château de Mauguet, dans le grand salon que nous connaissons, nous y trouverons encore toute la famille réunie.

Le temps, en s’écoulant, n’a point apporté dans cet intérieur de changements imprévus. Les portraits de famille, la grande table, l’épinette, les vastes bergères sont aux mêmes places. Seulement Jeanne a cinquante-cinq ans. C’est maintenant une imposante douairière, son visage s’est flétri, tout en conservant les grandes lignes de la beauté passée ; son expression est à la fois austère et bienveillante. Son costume, également éloigné de la mode surannée et de la mode présente, semble tenir à la fois de celui de la grande dame, de celui de la paysanne et de celui de la religieuse. Elle a une robe de laine brune, un capuchon de dentelle sur ses cheveux blancs, une collerette et des manchettes d’entoilage plissé. Comme jadis, tandis qu’elle songe, ses doigts manœuvrent dextrement les aiguilles d’un tricot. On sent que pour elle, durant ces vingt-cinq années, la vie n’a point changé, que la même pensée a occupé son esprit et que les mêmes saisons et les mêmes heures ont amené les mêmes travaux.

En face d’elle, à la place où jadis s’asseyait Louis Thonnerel amoureux et plein d’espoir, le vicomte Charles lit distraitement une gazette en allongeant ses jambes sur les chenets. Plus près de la table, sous la lampe, la vicomtesse travaille avec une application apparente à un grand ouvrage de tapisserie.

C’est une femme de vingt-huit à trente ans, encore belle, mais dont la beauté semble fragile et la santé minée intérieurement. On dirait un fruit savoureux et vermeil qu’un ver attaque au cœur. Elle a les traits assez réguliers et la physionomie douce. Rien de saillant d’ailleurs à première vue ; rien qui la fasse distinguer dès l’abord au milieu d’un bal, mais mille perfections de détail ; une peau d’une blancheur de nacre, des cheveux châtains d’une abondance rare, une taille souple et gracieuse, des pieds mignons, des mains blanches et fines.

Toutes ces beautés s’étaient développées peu à peu et sans éclat. Lorsque le vicomte de Mauguet avait épousé mademoiselle Marguerite de Guéblan, elle était maigre, elle avait les mains rouges, et on disait d’elle : « C’est une personne ordinaire. » Son mari l’avait acceptée pour telle, et, comme presque tous les maris, il ne s’était point aperçu du développement heureux de sa femme.

Ce mariage avait été fait par Louis Thonnerel qui habitait Paris, où il était devenu avocat général sous Napoléon et conseiller d’État sous Louis XVIII.

Le temps, en changeant la nature de son affection pour Jeanne, n’avait point diminué son attachement. Il ne s’était point fait de famille à lui, parce qu’il regardait comme sienne celle de son amie, et tous les ans, aux vacances, il venait passer quelques semaines en Limousin.

Jadis il s’était plu à donner aussi quelques soins à l’éducation de Charles de Mauguet ; mais il avait vite reconnu qu’il semait la bonne graine sur le rocher où elle pousse vite, dans une mince couche d’humus, pour se dessécher plus vite encore.

Le premier il avait dit à Jeanne, un jour, en lui voyant des larmes dans les yeux, parce qu’elle découvrait la nullité réelle de son neveu sous ses brillants dehors : — Le vicomte Charles peut avoir un fils.

Mademoiselle de Guéblan sortait du couvent lorsque le vieil ami de Jeanne la rencontra, dans le monde parisien. Elle lui parut plutôt bien que mal, ni spirituelle ni sotte, d’un caractère facile et doux qui se pourrait aisément façonner ; enfin, telle qu’il fallait pour ne pas sentir trop vite l’inconsistance de son mari, et pour suivre la voie que lui tracerait sa tante.

Elle était orpheline, mais d’une excellente famille, et sa dot se trouvait convenable. Charles, mandé à Paris pour la voir et la connaître, en fut satisfait et ne tarda pas à lui plaire. Trois mois après, il ramenait sa jeune femme à Mauguet où elle était destinée à passer sa vie.

Jeanne partagea sans doute l’opinion de Louis Thonnerel sur sa nouvelle nièce. Elle lui trouva quelques principes religieux qui venaient du couvent, et de la bonne volonté. C’était tout ce qu’il fallait, pensait-elle ; car, dans un singulier oubli de son esprit si juste et si prévoyant, Jeanne confondit naïvement Marguerite avec le vicomte Charles, comme s’ils eussent été un seul personnage. Elle les considéra tous deux comme des intermédiaires, et ne songea pas un instant que la jeune femme était une individualité nouvelle dans la famille, qu’elle pouvait avoir un esprit indépendant, une imagination vive et un cœur avide de passion. D’ailleurs, les rêves qui tourmentaient alors l’âme des femmes romanesques étaient inconnus au temps de la jeunesse de Jeanne ; ils dataient du commencement du siècle, et elle n’avait pas trouvé le temps de les approfondir dans sa vie si active. Autrefois on était franchement une honnête femme ou une femme facile. Notre époque de fièvre intellectuelle devait créer la femme en même temps honnête et pécheresse.

C’est ainsi que les années se passèrent sans amener entre la tante et la nièce cette intimité du cœur qui eût été pour la vicomtesse un refuge et un préservatif. La jeune femme vénérait Jeanne comme une héroïne, mais elle la redoutait ; et précisément parce qu’elle en avait la plus haute idée, elle n’eût point osé lui parler des défaillances de son cœur malade.

Quant au vicomte, il croyait en toute bonne foi sa femme heureuse. Il se plaisait à ne point la laisser manquer de livres puisqu’elle aimait la lecture, et à lui offrir quelquefois une robe nouvelle ; et, s’il s’était aperçu qu’elle devenait triste, il aurait pensé qu’il ne la menait point assez aussi souvent au bal.

Ce soir-là le silence régnait dans le salon de Mauguet. Jeanne tout en tricotant des bas pour son petit neveu songeait sans doute à quelque détail d’intérieur ; le vicomte tuait le temps comme il le pouvait à l’aide de sa gazette, Marguerite s’ennuyait… ou suivait fiévreusement quelque rêve de liberté, de bruit, et de plaisir… son imagination était à Paris peut-être, au milieu des fêtes… ou bien en quelque lieu sauvage, avec un Manfred inconnu.

Voilà ce que nul n’aurait pu deviner à voir son visage impassible, son maintien recueilli, et la régularité des points de sa tapisserie.

Quand huit heures sonnèrent, le vicomte fit observer qu’on n’aurait point apparemment la visite du curé ce soir-là.

Après quelques secondes, et comme s’il lui avait fallu pour répondre à cette remarque le temps de la réflexion, la vicomtesse dit que le temps était couvert et que l’abbé Aubert craignait la pluie.

Le vicomte retourna son journal et recommença la lecture du premier article. Mais au bout de quelques minutes il n’y trouva plus aucun intérêt, sans doute, car il proposa d’ouvrir la table de whist et de faire un mort.

Tout en jouant on échangea quelques phrases insignifiantes ; puis, le vicomte conta les nouvelles et donna l’extrait des opinions de la gazette sur les manières d’agir du ministère Martignac. Jeanne y répondit laconiquement, mais par des observations pleines de profondeur. Tandis que son neveu jugeait les hommes et les choses avec la légèreté habituelle de son esprit, et au point de vue du vaudeville, pour ainsi dire, elle en déduisait rapidement les conséquences et coupait court à une saillie par trois mots de bon sens. Marguerite parlait peu et seulement quand elle s’y trouvait en quelque sorte forcée, soit par une interrogation directe, soit par la crainte de laisser remarquer sa préoccupation.

Enfin on atteignit dix heures. Mademoiselle de Mauguet donna le signal de la retraite en se levant pour aller tirer un coup de sonnette. Le vicomte couvrit le feu, Marguerite rangea les cartes, les jetons, les fiches et les contrats dans la boîte de jeu, pelota ses laines, roula sa tapisserie et le tricot de sa tante.

Myon répondit au coup de sonnette de sa maîtresse. C’était alors une massive duègne dont l’importance passée n’avait point diminué, au contraire. Avec l’âge, elle devenait de plus en plus trapue et de plus en plus gourmée. Mais son dévouement ne s’était pas démenti un seul instant, et elle avait puissamment aidé Jeanne à reconstruire la fortune de la famille. Elle exerçait une sorte de surintendance sur toute la domesticité de Mauguet et présidait aux mille détails auxquels sa maîtresse ne pouvait accorder son attention.

Jeanne lui demanda si le métayer Andrau était revenu de la foire de Conore, s’il était satisfait de ses marchés ; puis elle ajouta quelques autres questions touchant les affaires d’intérieur et quelques ordres pour le lendemain.

Cela fait elle tira un second coup de sonnette et tous les domestiques arrivèrent en même temps, qui en chaussons, qui en sabots, qui pieds nus. Les hommes tenaient leur bonnet de laine à la main et les femmes relevaient les coins de leur tablier de travail en signe de respect. Il y avait bien une douzaine de personnes, tant bouviers et bergers que filles de cuisine et basse-cour.

Après avoir adressé à l’un quelques paroles de reproche, à l’autre un encouragement, Jeanne fit un signe et tous se mirent à genoux pour la prière du soir. Le vicomte, Jeanne et Marguerite en récitaient tour à tour les versets, les domestiques répondaient en chœur. Comme c’était la vigile des quatre-temps, on ajouta les litanies et une dizaine de chapelet. Puis Myon sortit la première et tous les serviteurs la suivirent après avoir donné le bonsoir à leurs maîtres et fait la révérence à la porte du salon.

Jeanne, le vicomte et sa femme échangèrent les souhaits ordinaires, prirent chacun une lampe et gagnèrent leurs chambres.

Marguerite s’arrêta la dernière, au bout d’un long corridor. Elle entra seule dans la chambre d’honneur, qui était la chambre nuptiale des vicomtes de Mauguet et que Jeanne n’avait jamais habitée. Depuis la naissance de leur fils les deux époux ne s’y réunissaient plus. Les couches de Marguerite et la nourriture du jeune Pierre avaient été d’abord un suffisant prétexte ; mais ensuite, l’habitude de vivre séparément se trouvait prise et on ne la changea pas, malgré les représentations de Jeanne qui voyait dans cette dérogation aux anciennes coutumes, sinon un danger, du moins un malheur de famille.

Quand la porte de cette chambre fut refermée sur elle, et qu’elle eut poussé du doigt le verrou dans sa gâche, la vicomtesse changea soudain de physionomie. Ses yeux s’animèrent, ses mouvements, qui tout à coup étaient lents et mesurés, devinrent vifs et presque bruyants. On sentait qu’elle entrait en possession de sa liberté. Elle ranima le feu, se déshabilla précipitamment, passa un peignoir, attira près de la cheminée un de ces petits meubles anciens qui contiennent tant de tiroirs et de doubles fonds et s’étendit en face de la flamme dans une vaste bergère.

D’abord elle resta immobile, tandis que les expressions les plus diverses se succédaient sur son visage ; puis, après un moment de recueillement, elle ouvrit le meuble qu’elle avait attiré près d’elle et prit dans la cachette la mieux dissimulée un cahier déjà en partie couvert d’écriture. Elle en fit courir les feuillets sous ses doigts et s’arrêta au point où commençait le papier blanc. Alors elle prit encore un encrier, une plume ; mais avant d’écrire elle parcourut des yeux la dernière page et resta songeuse. Enfin elle commença :

« Un jour de plus encore ! Si je ne le marquais pas à la suite des autres, à peine m’apercevrais-je qu’il a passé. Quelle vie !… Et pourtant les années s’écoulent ainsi. L’âge vient. J’ai trente ans. J’ai trente ans !… Est-ce vrai ?… Ainsi, pour moi, la jeunesse qu’on accorde aux femmes est finie. Voilà dix ans que je passe dans ce pays, dans ce château, dans cette famille qui, dit-on, est devenue la mienne. Comment le temps peut-il être à la fois et si long et si court ?… Longues sont les heures qui se succèdent sans amener jamais rien d’imprévu… sans mettre aucun intérêt dans les jours… Courtes sont les années qui se composent de ces jours vides dans lesquels ne tiennent aucuns souvenirs… Ainsi, ces dix ans-là ont passé comme un rêve ; et, quand je me dis qu’alors j’étais une jeune fille pleine d’illusions et d’espérances, et qu’aujourd’hui je suis une femme dont la jeunesse touche à son déclin, je n’y puis croire…

« Quoi ! mon corps a vieilli et mon âme est la même ? Ai-je donc des rides ? Tout est-il donc fini ?… Faut-il renoncer à toute espérance ?… Ah ! mais non ! je ne le veux pas !

« Je ne le veux pas ?… mais puis-je encore ne pas vouloir ?… Et d’ailleurs que ferais-je ? Comment s’opposer à la destinée ? Je sens en moi un ardent besoin de mouvement et d’animation. Cependant je n’entrevois pas comment le satisfaire. Il me semble que je voudrais courir au delà de nos horizons, et parfois j’entreprends à cheval ou à pied des courses folles dans la campagne. Il me semble que je voudrais sentir en même temps la crainte et l’enthousiasme… ou bien que je voudrais me passionner pour une noble cause et vouer à un être ou à une idée les forces surabondantes qui s’agitent en moi. Hélas ! hélas ! à qui suis-je utile sur la terre ?… Pas même à mon fils… Si je mourais subitement, personne ne s’apercevrait le lendemain que je manque ici !…

« Mais j’ai tort de me plaindre ; ni mon mari ni sa tante ne m’ont donné le droit de me trouver abandonnée. Je ne puis leur reprocher même un oubli à mon égard… Seulement, chaque soir, quand la nuit tombe, je crois entendre au fond de mon cœur une voix qui répète, avec une mélancolie infinie, le refrain de ce cantique que nous chantions au couvent, après le salut :

    Le soleil vient de finir sa carrière,
    Comme un instant ce jour s’est écoulé !
    Jour après jour, ainsi la vie entière
    S’écoule et passe avec rapidité.

« Oui, elle passe, elle passe, et l’on ne peut ni la ressaisir au passage, ni en arrêter le cours. Ah ! quelle fièvre vous prend à cette pensée !… »

Elle jeta la plume et ferma le cahier en s’écriant : — À quoi bon écrire ?

Et tout en se promenant avec agitation par la chambre, elle ajouta mentalement : — Jamais un être sympathique ne lira ces pages où s’épanche mon âme tourmentée ; non, jamais.

Elle se coucha, prit un livre, et ne s’endormit que bien tard dans la nuit.

Telle était alors la vie intime de cette famille dont l’héroïque Jeanne avait relevé la fortune. En apparence, une profonde paix, un calme patriarcal ; en dessous, un menaçant orage, et sauf le curé, à qui la longue pratique des fonctions sacerdotales avait appris à lire au fond des âmes, et le docteur qui connaissait à l’éclat de certains regards les fièvres intérieures, nul ne se doutait qu’une mine était creusée sous l’édifice de Jeanne de Mauguet, et que la première étincelle pouvait mettre le feu aux poudres.

Quant à l’extérieur, le manoir ruiné que nous avons vu au commencement du siècle avait pris alors l’aspect que nous lui voyons encore aujourd’hui. Les bâtiments étaient en bon état, les cours proprement tenues, les chemins environnants bien réparés et toutes les terres arables richement ensemencées. Tandis que les alentours du château, montraient cette heureuse physionomie que donnent les soins constants et l’habitation prolongée, les domaines soignés par d’habiles colons, largement pourvus de bestiaux et de bras, se distinguaient parmi tous ceux du pays par leur plantureuse richesse. Mauguet, dont on offrait, en 1803, dix-huit cents francs de ferme, rapportait dix mille livres de revenu. La dot de Marguerite de Guéblan, employée en terres dans le voisinage, augmentait ce revenu de près du double, et complétait pour la famille environ vingt mille livres de rente. Ce n’était pas encore de quoi faire figure dans le monde, mais c’était assez pour mener à Mauguet, tous ensemble, une vie large et facile.

Grâce à l’économie de Myon, cette somme surpassait les besoins de la maison. Il s’en fallait de beaucoup qu’on la dépensât d’une année à l’autre. Aussi Jeanne usait-elle du surcroît pour acheter un lot de terre, ou bien faire défricher une lande, fonder une prairie ou utiliser un cours d’eau. De cette manière, le revenu croissait tous les ans et la propriété prenait un développement imposant.

L’intelligente impulsion donnée aux travaux par M. Maurel avait changé la face des terrains. Plus de la moitié des landes à fougères étaient devenues des terres arables ; et sur celles qui ne produisaient que des ajoncs et de la bruyère, s’élevaient des taillis dont quelques-uns avaient déjà donné deux coupes, ou de jeunes futaies qui promettaient pour l’avenir de beaux pins du Nord, des hêtres, des bouleaux, etc.

M. Maurel et le docteur avaient surtout conseillé à Jeanne de planter des arbres et de faire des prairies. « — Un peuplier, disait l’ingénieur, quand on le plante coûte un franc, tous frais compris. Vingt ans après, il vaut vingt francs. Quant aux prairies, elles sont difficiles à établir ; mais une fois bien aménagées, elles ne coûtent plus d’entretien et peuvent rapporter de deux à trois récoltes par an. Le Limousin n’est pas un pays de culture. Il faut surtout viser aux produits qui ne demandent ni semailles, ni labours ; et puis, qui a beaucoup de prairies peut avoir beaucoup de bestiaux, et les bestiaux sont la source de toutes les richesses rurales. »

C’est ainsi que, grâce à la direction et à la division des cours d’eau et à des soins persévérants, les pâturaux et les halliers étaient devenus de grasses prairies bordées d’un double rang de peupliers, et que les domaines regorgeaient de bestiaux. Les landes non encore défrichées, ou celles que l’aridité du sol défendait absolument contre la culture, nourrissaient d’immenses troupeaux de ces petits moutons du Limousin qui sont renommés pour la finesse savoureuse de leur chair. Les châtaigneraies, plantées de jeunes arbres, rendaient énormément. Dans les terres les plus fortes et les mieux défoncées, celles qui avoisinaient le château ou les métairies, Jeanne avait fait planter force poiriers, d’après l’avis de madame Margerie. Le climat de cette partie du Limousin est particulièrement favorable aux poiriers qui donnent des fruits énormes et excellents. La femme du médecin qui s’occupait beaucoup de son verger, comme on sait, l’avait remarqué. Les poires récoltées à Mauguet étaient si belles, qu’on en tirait un grand profit en les vendant à Paris, aux marchands de comestibles. Enfin, tout se trouvait mis en valeur et dans cet état florissant qu’entretient l’œil du maître.

Depuis vingt-cinq ans, Jeanne avait fait de cette entreprise le but de sa vie. Chaque jour elle avait veillé à l’aménagement de ses bois, à l’amélioration de ses prairies, à l’ensemencement de ses terres, au gouvernement de ses cheptels. Elle en était venue à connaître parfaitement la qualité de ses terres et leurs ressources. En se passionnant pour son œuvre, elle y consacrait toutes les forces de son intelligence. Aussi pouvait-elle prévoir alors que vingt ans plus tard, si on continuait le même système d’administration, Mauguet serait une des belles terres de France.

Et lorsqu’elle entrevoyait ce résultat, elle pensait à son petit neveu et se disait : — À lui l’avenir !

Pour elle comme pour certains grands parents, les intermédiaires n’existaient pas. Elle s’était dévouée, et elle pensait naturellement que les autres devaient, comme elle, immoler leur personnalité à la génération suivante. Le vicomte, d’ailleurs, ne dérangeait pas ce calcul. Non point qu’il eût pris aussi résolûment qu’elle le parti du dévouement, mais parce qu’il était naturellement d’un caractère facile, qui l’avait rendu malléable aux mains de Jeanne, comme il eût pu l’être en d’autres. Elle jugea qu’il devait vivre à Mauguet et n’eut point de peine à l’y retenir, car il s’y trouvait heureux, ne s’occupant de rien, tenant le haut du pavé dans le pays et savourant, à Limoges et aux environs, ses succès de poëte de salon, de causeur agréable et de chasseur élégant.

Peut-être, cependant, les années allaient-elles lui donner d’autres besoins et lui faire rechercher des plaisirs dispendieux. Les qualités qui le faisaient charmant à vingt ans devenaient un peu frivoles à quarante. Lui-même sentait le vide et s’ennuyait parfois. Mais Jeanne ne doutait pas de son bon cœur et savait bien que, malgré quelques demi-révoltes, il se résignerait toujours.

Quant à Marguerite, c’était sur elle que Jeanne comptait pour continuer son œuvre. — Encore une tutelle de femme, pensait-elle, et la maison de Mauguet aura rétabli sa fortune.

C’était autrefois un fait reconnu dans la noblesse que les tutelles de femmes refaisaient les héritages. En effet, si peu de femmes savent, comme Jeanne, travailler activement à la fortune de leur maison, presque toutes savent économiser et conserver. Elles équilibrent leurs dépenses sur leurs revenus et n’entreprennent jamais d’affaires aléatoires ; c’est toute la science que Jeanne attendait de la vicomtesse, pour le cas où elle devrait lui laisser le gouvernement de Mauguet, et elle savait que cette science-là se trouve toujours dans le cœur des mères.


II

Quelques mois après, Marguerite était assise au bord de l’étang, sur un banc de gazon, avec une broderie sur les genoux et une lettre à la main. Elle lisait et relisait cette lettre en s’interrompant de temps à autre pour regarder son fils, le jeune Pierre, qui s’amusait à faire naviguer sur l’eau une barque de roseaux. C’était un bel enfant, agile et bien découplé, à la physionomie intelligente et résolue. La mère le regardait avec tendresse ; mais il était aisé de voir en ce moment qu’elle avait une vive préoccupation et qu’elle portait les yeux du côté de l’étang par assujettissement à ses devoirs de surveillance maternelle et non par contemplation enthousiaste.

— Comment se fait-il que Pauline continue à m’écrire deux ou trois fois l’an ? se demandait-elle ; nous étions bonnes amies au couvent, mais, au demeurant, je n’ai jamais été beaucoup plus liée avec elle qu’avec bien d’autres, qui ne me donnent plus signe de vie depuis longtemps… Je ne puis rien pour elle… nous ne nous reverrons probablement jamais… Quel intérêt trouve-t-elle à noircir de temps à autre deux ou trois feuilles de papier à mon intention ? Peut-être aime-t-elle naturellement à écrire et joue-t-elle à la Sévigné ?… Mais non ! ses lettres n’ont aucune prétention au bel esprit… Ah ! j’y suis… Elle a été mariée bourgeoisement : elle a épousé un monsieur Milleret bourré d’écus et elle trouve sans doute une satisfaction de vanité à laisser traîner quelquefois sur son pupitre une lettre qui porte pour suscription : « à madame la vicomtesse. »

« Elle m’annonce la visite de son frère qui m’admirait tant jadis, dit-elle ; en cherchant bien je crois me souvenir, en effet, d’un garçon de dix-huit ou vingt ans qui grandissait encore lorsque je quittai le couvent, dont les cheveux étaient taillés en brosse et qui devenait rouge comme une pomme d’api, quand j’entrais au parloir avec sa sœur… Le susdit jeune homme est devenu lieutenant d’artillerie et tient garnison à Limoges… Allons, tant mieux ! Qu’il soit le bienvenu, monsieur le lieutenant, s’il sait faire de la tapisserie, chanter des romances ou faire le quatrième au whist !

« Ce doit être quelque petit officier dameret qui cherche un salon où venir faire la roue… à moins que ce ne soit un lourdaud d’estaminet que sa sœur voudrait envoyer un peu à l’école… Il m’ennuiera sans doute…

« Si, au lieu d’un joli militaire ou d’un soudard grossier, il arrivait ici un chevalier des anciens temps, un preux, un Raoul de Coucy… ou bien un poëte, de ceux qui comprennent et ressentent les douleurs intimes des âmes exilées ?… cela mettrait dans ma vie un intérêt puissant ;… et, dans quelques années, quand je serai vieille femme, je verrais dans mes souvenirs le passage de cet être comme un point lumineux dans la nuit, comme une oasis au milieu du désert…

« Celui-ci me parlera de théâtre et de modes… Bah ! cela me distraira toujours un instant… Probablement, d’ailleurs, il ne viendra pas souvent s’ennuyer ici… »

— Madame la vicomtesse, vous daignerez, j’espère, excuser mon empressement à m’autoriser de la recommandation de ma sœur pour me présenter chez vous…

Marguerite tressaillit, leva la tête et rougit en voyant devant elle le lieutenant Emmanuel de Rouvré, comme s’il l’eût surprise en flagrant délit de curiosité indiscrète, comme s’il fût entré de plain-pied dans ses pensées.

C’était un jeune homme à l’abord en même temps facile et fier, à la tournure élégante, aux traits marqués et brunis par la fatigue. Il portait l’habit de ville relevé par la décoration de la Légion d’honneur, et ne ressemblait plus en rien à l’adolescent que Marguerite avait entrevu jadis.

Elle cacha brusquement la lettre de son amie sous sa broderie, et fit un salut qui ne dissimulait pas assez son trouble.

— Madame, reprit le jeune homme, j’ai donné ma carte à un domestique qui m’a ouvert la porte, et je l’ai prié de faire demander si vous pouviez me recevoir. Il m’a répondu que vous étiez au bout du jardin, au bord de l’étang, et que vous m’attendiez. J’en ai conclu que vous aviez bien voulu faire droit à la requête de ma sœur et que vous aviez daigné prévenir vos gens.

— J’avais dit, en général, que je recevais, balbutia Marguerite dont l’embarras croissait.

— Alors, madame, permettez-moi de me féliciter d’avoir été confondu, ou sous-entendu, dans la généralité de vos visiteurs.

— Vous méritiez assurément d’en être distingué, reprit-elle ; et, sans un oubli impardonnable, j’eusse retenu ici mon mari et ma tante pour vous mieux recevoir.

— Quoi ! madame, vous m’aviez déjà oublié ! j’ai donc bien fait de me hâter de venir, car dans trois jours mon nom même vous eût été inconnu…

Et il lança un regard incisif sur un coin de la lettre qui passait sous la broderie. Ce regard fut plus rapide que la pensée, mais il semblait dire énergiquement : — Pourquoi mentez-vous ?

Marguerite se sentit confuse et irritée. Quoi ! ce jeune homme qu’elle avait cru si insignifiant, si peu digne de son attention, il osait interroger sa conscience ? Il dominait d’emblée la situation et la tenait, elle, Marguerite, sous sa férule ?

Elle voulut rompre les chiens, car cette infériorité lui était intolérable.

— Pierre, cria-t-elle à son fils, ne te penche pas tant sur l’eau, tu vas tomber.

Emmanuel de Rouvré se retourna pour regarder l’enfant, et reprit :

— Est-ce à vous, madame, ce beau garçon-là ?

— Oui, monsieur, c’est mon fils, mon seul enfant jusqu’à présent ; madame votre sœur a le bonheur de posséder une plus nombreuse famille : elle a trois enfants, je crois ?

— Bientôt quatre, madame ; mais j’envierais bien celui-ci pour mon neveu.

— Si vos neveux tiennent de leur mère ou de sa famille, ils n’ont certes rien à envier à personne.

— L’aîné ressemble un peu à ce que j’étais lorsque j’allais voir ma sœur chez les Dames Sainte-Marie. Il est frais et joufflu. Pour moi, j’ai bien changé depuis ce temps-là, et, si j’avais la présomption de croire que vous vous souveniez de moi, je vous dirais que vous ne devez pas me reconnaître.

— Oui, vous avez beaucoup grandi, vous avez bruni, vos traits se sont accentués ; enfin, vous étiez encore un enfant, et vous voilà devenu un homme.

— Et puis, j’ai fait la guerre d’Espagne et celle de Grèce, et je porte la trace de la fatigue des camps, ajouta l’officier en souriant.

— Cela ne vous va pas plus mal. Ah ! vous avez été en Espagne, vous avez vu l’Alhambra, Cordoue, Séville, Madrid ?… demanda Marguerite soudainement intéressée.

— Oui, madame, et les mers de l’Archipel, et Chio, et Corinthe, Athènes, Navarin…

Elle demeura silencieuse pendant quelques secondes, puis elle reprit :

— Savez-vous, monsieur, qu’il y a dix ans tout à l’heure que nous ne nous sommes vus ?

— Les dix plus belles années de la jeunesse. Mais vous, madame, vous avez profité de ces dix années-là pour laisser venir votre beauté à tout son développement radieux. Ce que je vous dis là ressemble à une fadeur, et cependant rien n’est plus vrai. Vous êtes beaucoup plus belle aujourd’hui que vous n’étiez alors, et je ne dois pas être le premier à vous le dire.

— Si vraiment.

— Alors tant mieux pour moi, madame.

« Il est fat et impertinent, » pensa la vicomtesse.

— Parlez-moi de Pauline, dit-elle, de son élégance, de ses toilettes, de ses bals. Son mari a une fortune énorme, n’est-ce pas ? Car pourquoi aurait-elle épousé ce monsieur Milleret ?

— Mais parce qu’elle l’aimait, madame. Mon beau-frère est un homme très-instruit, très-estimé et fort agréable, ce qui ne gâte rien. Il appartient à une famille honorable, sinon noble. Et pour sa fortune, elle est en effet de celles qu’on envie.

Marguerite se mordit les lèvres de dépit. — Il me prend, se dit-elle, pour une provinciale coquette, envieuse et sotte ! mais, en vérité, on dirait qu’une fatalité malfaisante dirige notre conversation. Je me sens stupide !… Et pourtant, nous nous entendrions peut-être, si nous n’avions débuté par cette pique d’amour-propre !

Elle s’efforça de vaincre son embarras et dit presque avec aisance :

— Puisque vous allez habiter ce pays, j’espère, monsieur, que vous viendrez quelquefois à Mauguet : je n’ose dire souvent, car la vie patriarcale que nous menons ici devra sembler un peu décolorée à un Parisien, à un homme du monde, à un officier qui connaît en même temps les plaisirs d’une société choisie et les émotions d’une vie agitée.

— Mais je n’aime pas exclusivement la vie de bivouac, et quant aux agréments intimes d’une société d’élite, c’est ce que ma sœur a voulu m’assurer en ce pays, madame, en m’adressant à vous.

— Mon mari lit et chasse. Ma tante, qui est une sainte et vénérable personne, a tous les dons du cœur et de l’intelligence. Elle sait beaucoup, elle a vu Paris pendant la Révolution, elle a connu toutes les personnalités célèbres de ce temps terrible et singulier ; elle conte à ravir ; mais son esprit s’est tourné surtout vers les idées sérieuses et les connaissances pratiques. Elle parle souvent morale et religion avec notre excellent curé, ou bien agriculture avec un vieux médecin de ses amis. Pour moi, je ne sais rien et ne parle pas de grand’chose. Je vis plus au pays des rêves que dans le salon de Mauguet. D’ailleurs, comme il ne faut pas affecter trop de modestie, je vous dirai que je suis fort habile à la tapisserie, et que j’aurai bientôt terminé un meuble complet pour ce même salon. Nous voyons peu de personnes étrangères au petit cercle que je viens de vous décrire ; ce sont de vieux amis de la famille qui habitent Limoges ou des propriétaires voisins qui apparaissent trois ou quatre fois l’an ; les curés des communes limitrophes, enfin quelques cultivateurs dont ma tante ne dédaigne pas les lumières. On joue tantôt le whist, tantôt aux dominos, quelquefois au loto même, selon les joueurs. Vous voyez quelles distractions vous pourrez trouver dans notre société… où vous serez d’ailleurs le très-bienvenu.

— J’userai de votre autorisation pour y venir aussi souvent que je pourrai le faire, sans être indiscret, madame ; et si vous parlez peu, comme vous me l’avez fait craindre, je tâcherai de deviner et de suivre les pensées de votre esprit tandis que vos doigts broderont le canevas. Si cela peut vous plaire même, j’essayerai quelquefois de vous faire voyager en imagination dans les sierras, à la suite de l’armée française et de monseigneur le duc d’Angoulême. Je ferai comme les vieux colonels en retraite, je vous raconterai mes campagnes.

La vicomtesse retint Emmanuel à souper pour le présenter à sa tante et à son mari ; d’ailleurs il n’est guère d’usage, à la campagne, de laisser partir un visiteur sans qu’il ait partagé au moins un des repas de la famille.

La glace une fois rompue entre le lieutenant et la vicomtesse, la cordialité s’établit. Jeanne aimait la jeunesse comme tous les vieillards qui sont restés bons. Quant au vicomte, il accueillit très-chaleureusement Emmanuel de Rouvré, car il entrevit tout de suite en lui un commensal aimable qui pourrait l’aider à trouver moins longues les journées de chasse, et ranimer la conversation au coin du feu.

Rentrée dans sa chambre, le soir, Marguerite fut moins empressée à prendre dans son tiroir le cahier où elle avait coutume d’exhaler ses plaintes. Elle s’assit dans sa bergère et se prit à rêver d’une rêverie vague, mais sans amertume. Elle eût été embarrassée de formuler ses pensées en apparence incohérentes, et qui cependant tournaient toutes dans un même cercle, autour d’un même pivot. Parfois le dépit plissait son front. C’était lorsqu’elle se souvenait de l’embarras de sa contenance et de la maladresse de sa conversation à l’arrivée d’Emmanuel, lorsqu’elle sentait que, dès l’abord, il avait pris l’avantage sur elle. Parfois elle souriait involontairement : c’était lorsqu’elle songeait que son intérieur si morne allait enfin s’animer un peu, qu’il y aurait un but désormais à mille choses qui n’en avaient point. Elle se demanda déjà si sa toilette ne paraissait pas bien démodée à un Parisien, si ses façons n’étaient pas devenues celles d’une provinciale, si le souper avait été convenablement servi, etc. Elle se surprit même à parcourir des yeux sa chambre, revêtue de boiseries grises, garnie de meubles à pied de biche et de sièges couverts de housses en basin blanc rayé de rose, et ornée de gravures d’après Greuze et Chardin. Cet ensemble lui parut mesquin, mais non suis une certaine grâce. Ses regards errèrent de la pendule en forme de lyre au bénitier de faïence qui soutenait, au-dessus du chevet de son lit, la branche de buis bénit ; de son grand lit à la duchesse, drapé de courtines et de bonnes grâces de basin rayé comme les housses des meubles et les rideaux, à la commode ventrue qui renfermait son linge.

— Tout cela est bien antique et bien pauvre, se dit-elle. Quelle différence, sans doute, de la chambre à coucher coquette de Pauline avec celle-ci ! Cependant cette pièce est la plus belle du manoir. Ce mobilier simple s’harmonise bien. C’est la chambre de la grand’mère de mon mari telle qu’elle l’a laissée…

Singulières pensées !… Comme si jamais ce sanctuaire devait être livré aux comparaisons d’Emmanuel de Rouvré !

Elle drapa les rideaux, ajusta les embrasses, tira d’une armoire de jolies porcelaines qu’elle disposa sur les meubles, et arrangea les fleurs dans les vases de la cheminée.

Elle ne croyait certes pas que l’officier verrait tout cela ; mais elle se laissait aller involontairement au besoin de se faire belle et de parer tout ce qui l’environnait.

Enfin, avant de se coucher, elle prit son manuscrit comme elle avait accoutumé de le faire et écrivit :


« 25 avril 1829.

« Aujourd’hui il m’est arrivé, de la part de Pauline de Rouvré (madame Milleret), un de ses frères qui se trouve en garnison à Limoges. C’est un jeune homme de bonnes façons, mais d’ailleurs assez impertinent. Mon mari l’a invité à venir chasser avec lui, mardi. Je prévois qu’il sera assez souvent notre commensal ; M. de Mauguet s’engouera de lui par le besoin qu’il a de trouver une société. »


Comment sa conscience ne lui cria-t-elle pas : — Tu n’es pas de bonne foi avec toi-même : prends garde !

Le mardi suivant, elle passa toute la matinée à essayer ses robes. Laquelle était la plus convenable ? Fallait-il recevoir M. de Rouvré en toilette négligée, comme on reçoit un ami de la maison ; ou en toilette de cérémonie, comme on reçoit un invité extraordinaire ? Elle mit d’abord une robe de taffetas changeant et se trouva vieillie ; puis une robe d’organdi blanc et craignit de paraître trop élégante ; — aux yeux de M. de Rouvré ? — non : mais à ceux de sa tante et de son mari.

Enfin, elle se décida pour une redingote de guingamp rose qui lui dessinait admirablement la taille, et pour une collerette et des manchettes plissées qui donnaient à toute sa personne un grand air de jeunesse et de simplicité.

Le vicomte et son nouvel ami s’étaient rencontrés dès le matin au carrefour de la grande route et du chemin vicinal. Ils chassèrent au lapin, la seule chasse permise en cette saison ; puis, comme il faisait beau temps, ils prolongèrent leur promenade à travers les bois et les champs de Mauguet. Le vicomte montrait à Emmanuel ses plus belles prairies, et lui expliquait les vastes travaux entrepris et menés à fin par sa tante. Tout en causant et en marchant, ils s’éloignèrent du château, et quand la cloche du dîner sonna, ils ne répondirent pas à l’appel.

Pourquoi donc Marguerite quitta-t-elle son ouvrage avec impatience ? pourquoi, après avoir rajusté devant une glace les boucles de ses cheveux, se promena-t-elle dans le salon comme si elle n’avait pu tenir en place ? puis s’arrêta-t-elle aux fenêtres pour regarder dans la campagne ? Quelle inquiétude étrange la possédait ?

Était-ce la préoccupation jalouse d’une maîtresse de maison scrupuleuse à propos d’exactitude, et mise hors d’elle-même par le moindre dérangement aux habitudes établies ? — Mais la vicomtesse s’occupait peu de ces détails, et souvent l’appel de la cloche la surprenait elle-même en un lieu éloigné ; ce ne pouvait être non plus la crainte que sa tante ne s’offensât d’un moment de retard, car mademoiselle de Mauguet était la patience même.

— Peut-être qu’il n’est pas venu, dit-elle tout à coup, à demi-voix et comme pour répondre à ses propres pensées.

— Qui ? le frère de votre amie ? demanda Jeanne en pliant le journal qu’elle lisait et en levant les yeux vers sa nièce en manière d’interrogation.

— Oui… M. de Rouvré, répondit Marguerite qui devint rouge.

— Et pourquoi cela ?… S’il n’avait pas pu venir ce matin, au rendez-vous de Charles, il l’eût probablement envoyé avertir hier ; d’ailleurs, qu’importe ?

Qu’importe ?… Ainsi, voilà tout ce qu’en pensait Jeanne… Oui, en effet, qu’importait que le lieutenant vint ou ne vînt pas ? C’est ce que se demanda Marguerite tout en battant fiévreusement la mesure du bout de ses doigts sur les vitres du salon.

— Mais, dit-elle, après une nouvelle attente de dix minutes qui lui compta bien pour une heure, comment se fait-il que M. de Mauguet, ordinairement si exact, soit en retard d’une demi-heure ?…

— Ils se seront acharnés à la poursuite de quelque gibier qui les aura menés loin. Faites sonner un quatrième coup.

La conversation tomba encore entre les deux femmes. Mademoiselle de Mauguet avait repris sa lecture.

La vicomtesse sortit et alla elle-même secouer la cloche à toute volée ; puis elle fit quelques tours sur la terrasse et rentra en murmurant :

— Voilà deux heures qui sonnent. Il n’y a pas de raison pour qu’ils arrivent aujourd’hui !

— Avez-vous faim, Marguerite ? dit vivement Jeanne, comme frappée d’une idée subite. Mais nous pouvons fort bien nous mettre à table !

Aveuglement étrange des gens qui ont passé l’heure de l’amour ! Et pourtant, Jeanne aussi avait connu ces moments d’inexplicable angoisse, pendant lesquels la vie semble suspendue. Elle avait éprouvé ces obsessions singulières qui précèdent l’envahissement de la passion. Mais les froides années de l’âge mûr, en se succédant, formaient comme des couches d’oubli sur ce passé brûlant. Quand on n’a pas encore aimé ou que l’on n’aime plus, l’amour semble une folie. On ne le comprend plus, on n’en devine plus les prémices, on ne peut plus y croire.

Le vicomte et l’officier arrivèrent enfin bottés et crottés comme de vrais chasseurs, s’excusant fort de leur retard, et proclamant un vigoureux appétit.

M. de Rouvré présenta son gibier à la vicomtesse en la priant de vouloir bien être indulgente pour l’habit de combat en faveur de la victoire. Il avait d’ailleurs le plus élégant des déshabillés de chasse, et Marguerite ne put s’empêcher de le trouver beaucoup mieux ainsi qu’en tenue de visite. Le costume moderne des hommes est si disgracieux, qu’il gagne toujours aux modifications qui lui donnent un peu de pittoresque.

Marguerite mangea peu, malgré son impatience de tout à l’heure ; mais elle parla beaucoup, contre son ordinaire. On eût dit qu’elle s’était fait un rôle, ou bien qu’elle cherchait à s’étourdir.

Après le dîner, on alla se promener au bord de l’étang et sous les arbres qui avaient remplacé l’ancienne haute futaie, si courageusement abattue par Jeanne vingt-cinq ans auparavant ; les arbres étaient déjà grands et formaient un bois aménagé en manière de parc autour du manoir ; çà et là, d’anciens chênes, respectés par la cognée comme des témoins du passé, allongeaient leurs ombres sur de jeunes ormeaux qui semblaient figurer la génération à venir. Nulle clôture ne séparait ce bois de la campagne, car le château avait toujours paru suffisamment protégé par les deux étangs qui l’entouraient. Il y avait dans tout cet ensemble à la fois simple et grand je ne sais quoi de poétique qui plaisait plus encore au second regard qu’au premier ; il semblait que dans ce milieu la vie devait s’écouler paisible et recueillie.

Emmanuel en fit la réflexion : Jeanne répondit en souriant qu’il n’était point de lieu au monde où l’homme trouvât la paix parfaite et le bonheur sans nuages, et le vicomte s’écria :

— En vérité ! la paix du cœur est quelquefois bien ennuyeuse ! Ne faites pas d’homélies là-dessus, monsieur de Rouvré, car cela me donnerait envie de perdre un peu de vue mes vieilles tours pour aller chercher ailleurs, comme l’enfant prodigue, les orages qui animent la vie.

La vicomtesse jeta sur son mari un singulier regard où luttaient l’étonnement et le mépris ; et puis, elle se dit qu’elle n’avait pas besoin, elle, de courir au-devant des terribles agitations du cœur ; et pensa aux poëmes de passion et de douleur que pourraient raconter ces murailles, tapissées de jasmins et de roses, si elles avaient une voix.

Jeanne ne s’émut pas du cri de révolte de son neveu, car elle connaissait de longue date la portée de ces boutades qui étaient plutôt un jeu d’esprit que toute autre chose. D’ailleurs, elle tenait le jeune Pierre par la main et lui expliquait, en lui montrant les nouvelles pousses des arbres, le phénomène de la végétation printanière.

— Et voilà comment l’homme aspire toujours à ce qu’il n’a pas, reprit l’officier. Le bonheur même ne saurait le satisfaire dès qu’il est exempt de péripéties. On dirait que les émotions sont la nourriture de l’âme, et que dès qu’elles s’apaisent, l’inanition commence. La lutte, c’est la vie après tout ! il ne faut peut-être pas être trop heureux…

— C’est ce qui m’aura perdu ! interrompit le vicomte.

— Je crois, dit Jeanne, qu’il faut en toutes choses se soumettre à la Providence et adorer ses décrets. Il y a des créatures taillées pour la lutte. Il y en a d’autres qui doivent, en naissant, trouver leur existence toute préparée. Dieu nous donne à chacun le fardeau selon nos forces, Ne souhaitons jamais d’avoir à combattre… car, tel qui se croit fort succomberait peut-être au premier choc, ou crierait merci à la première angoisse.

— Mais comment peut-on connaître sa force ou sa faiblesse ? demanda Marguerite.

— À la mesure de sa résignation, répondit Jeanne.

— Et si l’on ne peut pas se résigner ? allait s’écrier Marguerite ; mais elle retint cette exclamation imprudente au bord de ses lèvres. Et, comme la conversation avait atteint des régions trop hautes, elle tomba tout à coup : un silence plein de méditation régna pendant quelques minutes. Ce fut le vicomte qui le rompit en attirant l’attention de son hôte sur quelques accidents du paysage.

À la nuit tombante, le curé et le docteur, qui avaient été spécialement conviés, arrivèrent ; on regagna le château et l’on s’installa au salon. Après les présentations, la causerie devint générale. On parla, comme il est d’usage dans les circonstances analogues, de mille choses fort indifférentes en elles-mêmes. Le lieutenant vanta la beauté du pays ; le docteur et le curé dirent des choses obligeantes à l’officier à propos des guerres d’Espagne et de Morée.

Ce fut l’occasion pour Emmanuel de faire preuve d’érudition et de goût. Il s’étendit peu sur les opérations militaires et ne se mit jamais en scène ; mais il se montra antiquaire et poète. Il dépeignit avec éloquence la beauté des sites, la grandeur sauvage du caractère espagnol, la férocité des Turcs, les vestiges grandioses de l’antiquité grecque, les traces encore vivantes du règne des Mores à Cordoue, à Murcie, à Grenade. Grâce à certaines missions spéciales qui lui étaient échues, il avait pu parcourir l’Espagne et la Grèce plus en touriste qu’en soldat.

Le vicomte, vivement intéressé, eut des reparties heureuses et provoqua son hôte à de nouvelles descriptions. L’abbé Aubert mêla quelques considérations de haute politique sur les causes de la guerre d’Espagne, à la causerie pittoresque du jeune lieutenant. Jeanne fit remarquer le rôle différent qu’avait joué la France en Espagne et en Grèce. Elle jugeait défavorablement cette dernière expédition et ne pouvait s’empêcher de la comparer à la guerre d’Amérique, d’où nous revinrent tant de ferments démocratiques. — La France, dit-elle, joue un jeu dangereux pour elle en portant la liberté chez les autres nations… J’ai peur qu’elle n’ait encore lieu de s’en repentir…

— Peut-être, mademoiselle, reprit Emmanuel, est-ce son rôle nécessaire ; peut-être ne peut-elle pas échapper à cette mission de gloire et de dévouement.

— Il semble, en effet, dit le docteur, lorsque la France prête l’appui de ses armes au parti de l’autorité, qu’elle marche à l’encontre de sa destinée…

— Beaux principes, en vérité ! s’écria Charles de Mauguet. Est-ce vous que j’entends, monsieur Margerie ? La France doit bel et bien ranger à leur devoir les peuples qui se mutinent, et n’a que faire d’aller propager les doctrines révolutionnaires… mais il s’agissait, en Grèce, de défendre la civilisation contre la barbarie et la croix contre le croissant. Ce sont les descendants de Miltiade et de Thémistocle que nous avons secourus… c’est la patrie de Périclès que nous avons délivrée…

— Et c’est Byron qui a poussé le cri de guerre, interrompit l’abbé Aubert. Ô les poëtes !…

Marguerite écoutait avidement cette conversation animée qui transformait tout à coup le tranquille intérieur de Mauguet. C’est ainsi que dans les sociétés peu nombreuses et trop homogènes, où une longue habitude a peu à peu émoussé les esprits, l’introduction d’un élément étranger rappelle soudain la vie. Ce soir-là, on ne songea pas à ouvrir la table de jeu, et depuis bien longtemps pareille fortune n’était survenue. La causerie se maintint donc générale et chacun y prit part selon ses moyens et ses opinions. La vicomtesse seule garda le silence, comme si elle avait écouté en elle-même des paroles bien autrement intéressantes que celles qui se disaient tout haut. Seulement, à la fin de la soirée elle dit à Emmanuel :

— Ainsi, monsieur, vous avez fait les campagnes d’Espagne et de Grèce, vous avez vu les plus beaux pays du monde, pris part aux grandes luttes des peuples et des idées… tout cela depuis dix ans ! Alors j’étais déjà une jeune fille, une femme, et vous n’étiez qu’un enfant ; aujourd’hui, que suis-je auprès de vous ? Qu’ai-je fait pour marquer mon passage sur la terre ? dix aunes de tapisserie !… Ah ! les hommes sont bien heureux !

— Et pourtant, madame, une seule chose leur fait sentir le bonheur : la tendresse d’une femme.

Cette réponse fut faite presque dans l’oreille de Marguerite, à demi-voix, d’un ton bref et avec un accent qui la fit tressaillir. Elle n’osa pas dire un mot et ne leva plus les yeux de dessus son ouvrage.

Rentrée dans sa chambre, elle écrivit à la date du 30 avril :

« … Décidément c’est un homme dangereux que cet Emmanuel de Rouvré. Il a un ton de supériorité et d’impertinence tout à fait insupportable. On ne peut nier toutefois qu’il ne soit instruit, qu’il ne pense bien, et ne sache dire éloquemment ce qu’il pense ; mais les comédiens aussi sont de beaux parleurs… Il est élégant — comme tous les Parisiens !… Il a une beauté fière et noble, un regard scrutateur et passionné qui traverse l’âme… Mais que d’audace ! Est-ce une déclaration d’amour qu’il a osé me faire tout à l’heure en présence de mon mari ? Cette phrase qu’il m’a lancée à l’improviste m’est entrée dans le cœur comme un trait rapide et acéré… Il avait l’air, en même temps, de mettre à mes pieds tout son passé brillant, toute sa gloire, comme ce chevalier qui jetait son manteau brodé aux pieds de la reine Élisabeth, et de me dire avec orgueil : « Madame, soyez digne qu’on ait fait tout cela pour vous ! »

« Comédie sans doute ! À combien d’autres a-t-il parlé ainsi ? mieux peut-être !… car, enfin, moi je ne suis qu’une provinciale novice et candide que l’on peut aisément fasciner…

« Il faudrait pourtant lui faire perdre cette idée et lui montrer que je ne suis plus une pensionnaire ; lorsqu’il n’est pas là, je sens bien que je pourrais lui tenir tête et le maîtriser peut-être ; mais sa présence me trouble, et il a une façon de me regarder qui m’interdit et me déconcerte. Voilà ce que c’est, aussi, que de vivre confinée à la campagne : on devient ridiculement timide !

« Après tout, cependant, il ne serait pas facile de lui répondre ! car si j’ai l’air de le comprendre, il peut, d’un regard froid ou d’un salut hautain, me faire sentir que je m’alarme à tort ; si je semble, au contraire, ne pas deviner le sens de ses paroles, il peut devenir plus hardi…

« Au reste, je m’occupe beaucoup trop de ce jeune militaire qui changera de garnison dans deux ou trois mois.

« Profitons de sa société, puisqu’elle est agréable, et ne lui laissons pas croire qu’il pourrait dire comme César : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ! »


III

Ce jour-là elle était seule au salon, tandis que le vicomte courait le pays à cheval, et que Jeanne surveillait ses travailleurs. Il faisait un temps pluvieux et froid, malgré le mois de mai. Deux tisons achevaient de brûler au fond de l’âtre ; elle travaillait à son éternelle tapisserie, en face de ce triste foyer ; et, de temps en temps, abandonnait son aiguille pour prendre un livre à côté d’elle. C’était le Faust qu’elle lisait pour la première fois. Mais, soit que le commencement n’eût pas assez surexcité son intérêt, soit que son esprit fût loin de sa lecture comme de son ouvrage, elle le continuait aussi distraitement que sa tapisserie.

Elle semblait vivre ailleurs que dans ce milieu. On eût dit qu’elle était à la fois inquiète et ennuyée, comme si elle eût vaguement attendu quelque chose d’inconnu.

Tout à coup ses yeux sans regards se fixèrent sur son livre ; elle relut deux fois la même page, et celle de ses mains qui tenait le livre trembla légèrement :

« Marguerite, seule à son rouet.

« Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !…

« Quand je ne le vois pas, c’est la tombe ; le monde entier se voile de deuil !

« Ma pauvre tête se brise ; mon pauvre esprit s’anéantit !

« Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !…

« Je suis tout le jour à la fenêtre, ou devant la maison, pour l’apercevoir de plus loin, ou pour voler à sa rencontre !… »

Elle repoussa du pied son métier à tapisserie, la rougeur lui monta au front, et une larme glissa sur sa joue.

— En suis-je donc là ? se dit-elle à demi-voix, avec un accent de colère et de douleur.

Elle demeura les yeux fixes, les bras pendants. Le tic tac monotone du balancier de la pendule, le pétillement éloigné de quelques étincelles, le bruit de la pluie sur les vitres, troublaient seuls le silence et semblaient le rendre plus sensible.

Enfin, un pas se fit entendre dans la salle à manger ; les chiens avaient grondé ; quelqu’un arrivait du dehors. La vicomtesse prêta l’oreille, mais aussitôt un nuage de contrariété passa sur son front. Sa longue habitude de la vie retirée et de l’observation lui avait appris à discerner immédiatement la démarche de tous ses commensaux. Avant que le bouton de la porte n’eût tourné dans la serrure, elle s’était dit : — Ce n’est pas lui… Ce n’est pas mon mari… Ce n’est pas ma tante… ni Pierre… C’est monsieur le curé. Quel ennui !

L’abbé Aubert, en effet, essuyait son chapeau avec son mouchoir, secouait sa soutane et sa ceinture, et s’approchait de la cheminée.

— Bonjour, madame la vicomtesse, dit-il ; vous voilà donc seule ! Et que faites-vous là, devant ce triste feu et par ce temps sombre ? Vous ne pouvez pas coudre ?…

Il chercha un siége, vit le livre, et reprit :

— Vous lisiez ?… comme toujours !

— Est-ce un reproche ? demanda-t-elle.

— Je ne vous reproche pas d’aimer la lecture, mais je vous reproche de vous complaire à certaines lectures.

— Ah ! les romans, n’est-ce pas ? reprit la vicomtesse avec un demi sourire. Vous direz bientôt, d’après d paradoxal Rousseau, qu’une femme qui a lu un roman est une femme perdue !

— Quelquefois, madame.

— Ah !

— Un mauvais roman est une bien dangereuse chose pour certaines imaginations.

— Appelez-vous ceci un roman, et un mauvais roman ? dit-elle en lui tendant Faust.

— Non, madame, ceci est un poëme, un poëme chrétien, comme la divine épopée du Dante.

Par malheur, Marguerite, en lui montrant le livre, n’avait pas pris garde à la page sur laquelle il était resté ouvert. Une larme, une larme accusatrice marquait cette page. Le curé la vit, parcourut le passage, et dit à la vicomtesse en la regardant en face :

— Mais pourquoi avez-vous pleuré ?

Elle rougit et ne put contenir un mouvement d’impatience ; puis elle reprit :

— Je vous dirai cela plus tard… en confession.

L’abbé comprit à cette réponse, et à l’accent dont elle était faite, que la vicomtesse lui imposait silence. Il se tut, étouffa un soupir, et feuilleta le livre en manière de contenance.

La nuit tombait, Marguerite sonna pour demander une lampe ; puis elle prit sa tapisserie et recommença de manœuvrer son aiguille avec toute l’agilité de ses doigts.

Jeanne rentra la première ; elle tendit affectueusement la main au curé, lui fit les questions d’usage et reprit avec lui cette conversation demi-affable, demi-banale qui recommençait tous les jours depuis tant d’années. Quelle que soit, d’ailleurs, la fécondité des intelligences et la richesse des cœurs, il faut toujours en venir, avec le temps, aux phrases stéréotypées sur le soleil et la pluie, la santé générale ou particulière, les nouvelles du jour, etc. Seulement l’accent avec lequel ces questions et ces réponses sont modulées, décèle les vrais sentiments des âmes. Le « comment vous portez-vous ? » peut se traduire de tant de manières ! Il veut dire parfois : « Soyez malade ou en santé ; au fond, je m’en soucie comme des neiges d’antan. » Il veut dire aussi : « Mon brave ami, je vous aime bien ; je souhaite que vous guérissiez du rhume ou de la sciatique, et même, en cas de besoin, j’irais vous soigner. »

Et certes, c’était ainsi qu’il fallait interpréter ces vulgaires paroles, dans la bouche de Jeanne et dans celle de l’abbé Aubert.

Un second pas d’homme frappa le parquet de la salle à manger. Cette fois Marguerite ne leva même pas la tête. Elle connaissait assez ce piétinement inégal et empressé ; ce piétinement agaçant, qui semblait tant parler pour dire si peu de choses. Le vicomte entra.

— Bonsoir curé. Bonsoir ma tante. Marguerite, tenez, voici votre soie bleue, plus un étui de vermeil qui complétera votre nécessaire,

— Ah ! vous venez de Limoges ?

Puis, par un second mouvement, elle tendit la main et ajouta : — Je vous remercie d’avoir songé à moi. Cet étui est tout à fait de bon goût.

— Oui, dit le vicomte, répondant à la première question, M. de Rouvré m’avait engagé à déjeuner, nous avons passé la journée ensemble ; et tenez, Marguerite, il ne faut pas que je m’approprie le compliment que vous venez de faire au sujet de cet étui, car c’est Rouvré qui l’a choisi.

— Ah !… Marguerite d’une voix qu’elle voulait rendre indifférente, mais où perçait un léger tremblement.

— Un charmant garçon d’ailleurs, que cet Emmanuel de Rouvré !

— Oui, dit Jeanne, il a de l’esprit, des connaissances ; il s’exprime bien, et je lui crois un estimable caractère.

— Si j’osais, ma tante, je dirais que vous venez de juger M. de Rouvré à la française, reprit Marguerite avec un sourire contraint. Vous avez cité d’abord l’esprit de M. de Rouvré, puis sa conversation ; enfin, vous ne vous êtes occupée de son caractère qu’en dernier lieu.

— Mais c’est toujours ainsi qu’il faut juger les gens, quand on en veut seulement faire une société passagère, dit le vicomte. Au fait, pour ce qui est de ses qualités sérieuses, ma chère Marguerite, nous nous en rapportons à vous, qui le connaissez de longtemps.

— Oh ! si peu !…

— Vous ferez donc plus ample connaissance, car je l’ai invité à diner pour demain.

— Au fond, reprit mademoiselle de Mauguet, je ne crois pas que vous en soyez fâchée, Marguerite, car il vous rappelle Paris et vos compagnes ; puis, vous qui aimez à vivre en imagination, vous devez écouter avec un vif intérêt ses descriptions des beaux pays chantés par les poëtes…

— Je crois que M. de Rouvré sera en effet d’une société fort agréable pour Charles, qui doit quelquefois souhaiter un peu plus d’animation dans notre intérieur, dit la vicomtesse en reprenant son travail.

L’abbé continuait de feuilleter son livre et semblait ne point prendre garde à la conversation. Mais à ces dernières paroles, soit hasard, soit intention, il regarda Marguerite. Elle rougit devant ce regard comme si elle se fût trouvée en face de sa conscience.

On eût dit d’ailleurs, à voir la contenance froide et indifférente de cette pauvre âme en peine, qu’elle attendait d’être seule, même pour penser sincèrement. Tandis que son mari préparait la table de jeu, elle reprit l’étui qu’elle avait d’abord posé négligemment sur sa corbeille à laine, et le contempla d’un œil devenu attentif ; il se trouva, en effet, que les ciselures en étaient jolies ; elle les fit miroiter à la lumière, puis machinalement elle l’ouvrit. Par bonheur personne ne la voyait en ce moment, car elle devint très-pâle, le referma vite et le mit dans sa poche… Il lui avait semblé voir au fond de l’étui un billet roulé…

Tout le temps que dura la partie de whist, Marguerite fut d’une distraction impossible à dissimuler. Elle se disait en vain : « C’est un morceau de papier Joseph placé par le marchand pour conserver le brillant de l’or ; ce ne peut pas être autre chose… » Elle ne parvenait point à dominer les trépidations d’impatience qui la secouaient, ni à empêcher ses yeux de se tourner à chaque instant vers la pendule pour regarder marcher les aiguilles.

Enfin, elle sonna l’heure de la retraite !… Que le curé fut long à faire ses adieux ! à mettre son manteau, à allumer sa lanterne ! que mademoiselle de Mauguet fit durer de temps le souper et la prière du soir ! que de détails oiseux, de paroles importunes, avant que Marguerite ait pu glisser dans sa gâche ce précieux verrou qui la défendait de toute surprise, la protégeait contre toute incursion, comme un droit d’asile, et séparait, pour elle, la terre de servitude de celle de la liberté !

— Non, se disait-elle, c’est impossible !… je deviens folle… il n’oserait… ainsi… déjà… dans cet étui… par la main même de mon mari…

Si pourtant, c’était un billet !… un billet laconique et terriblement explicite en même temps. Il ne contenait que trois mots et la signature :

« Je vous aime.

{{droite|« Emmanuel de Rouvré. »

Marguerite tomba sur un fauteuil ; sa première pensée fut : « C’est donc vrai ?… Je suis donc aimée… »

La seconde : « Que d’audace !… mais c’est un jeu à causer mort d’homme !… »

Elle se prit ensuite à réfléchir : « Que dois-je faire ? se demanda-t-elle ; évidemment, il faut que je châtie tant d’impertinence… Oser m’écrire ainsi après cinq ou six visites !… mais comment m’y prendre ?…

« Je ne puis le chasser ouvertement… ma tante et mon mari s’étonneraient et m’interrogeraient… Si je saisissais l’occasion de lui parler un moment en particulier, pour m’expliquer avec lui ?… Les explications sont dangereuses !… et il a le don de m’embarrasser !… Au fait, je n’ai qu’une chose à lui dire : « Monsieur, je vous prie de ne plus revenir dans la maison de mon mari. Oui ! mais s’il ne revenait plus en effet ?… »

La malheureuse relut le billet et le regarda un moment avec des yeux hagards et fascinés ; puis elle reprit le cours de ses pensées.

« Si je le lui renvoyais simplement sous enveloppe, par la poste… Mais il ne le recevrait pas à temps, puisqu’il doit venir demain ; la poste ne part qu’à midi. D’ailleurs, si je donne ma lettre à porter à un domestique, ma tante ou mon mari peuvent le rencontrer, la lui voir à la main… que sais-je ? À moins que je ne lui recommande de la cacher ?… Oh ! non !… Je pourrais aller moi-même jusqu’à Saint-Jouvent dès le matin, entrer chez Jean Vandier notre métayer, et dire au petit François son fils de monter à cheval et de courir à Limoges porter ma lettre sans rien dire… Ce jeu me répugne… mais pour une fois…

« J’ajouterais un mot, comme par exemple : « Monsieur, vous avez sans doute confondu l’étui que m’apportait mon mari avec un semblable, que vous destiniez à quelque grisette. Je vous renvoie ce que vous y avez mis par mégarde. »

« Oui ! c’est cela ! Je suis bien plus sûre de moi en écrivant, qu’en parlant. Il comprendra et je serai débarrassée de ses attaques.

« Après tout, ma supposition est peut-être vraie !… Monsieur de Mauguet et lui ont pu acheter deux étuis pareils, et lui, glisser dans l’un ce qui devait aller dans l’autre… »

À cette idée son front se rembrunit, son cœur se serra.

Cependant de nouvelles réflexions la déterminèrent ; elle écrivit son billet, replia celui d’Emmanuel de Rouvré, non sans avoir relu plusieurs fois les trois mots qui lui semblaient tracés en lettres de feu ; puis elle cacheta le tout ; mais, au moment de mettre la suscription, elle s’arrêta tout à coup en disant : « Je ne sais pas son adresse ! »

Force lui fut donc de renoncer au parti qu’elle avait pris et d’en chercher un autre. Garder la lettre et la lui glisser ?… C’était avoir l’air de connaître ces jeux de l’amour coupable ; c’était pactiser un instant avec M. de Rouvré dans une même tromperie ; c’était surtout lui laisser croire, une minute ou une heure, selon le temps qu’il mettrait à ouvrir le billet, qu’elle répondait à sa déclaration et à son insolent amour…

Jeter au feu ce fatal billet et la réponse qu’elle avait écrite, et faire semblant le lendemain de n’avoir rien reçu ? garder une contenance calme et glacée en même temps ? Ceci valait mieux, mais il faudrait éviter les paroles et les regards imprudents et prendre bien garde à ne se point trahir…

Elle s’en tint à cette dernière résolution.

En conséquence, elle tortilla sa lettre et la présenta devant la flamme de la lampe. Au moment où le papier s’allumait, elle s’arrêta et retira le billet de l’officier. « Je pourrai aussi bien le brûler demain, » pensa-t-elle.

Au fond, elle ne se sentait pas le courage d’anéantir ce papier magique : sa première lettre d’amour !

C’était une faible créature, après tout, que la vicomtesse Marguerite de Mauguet ; et il y avait loin de sa nature impressionnable et irrésolue au caractère noble et puissant de Jeanne. L’une allait toujours droit et ferme dans la voie de sa conscience ; l’autre s’arrêtait à tous les chemins de traverse. Elle voulait et ne voulait pas, elle tremblait et osait, cherchait l’amour et craignait de le trouver.

Peut-être fallait-il s’en prendre au temps où elle était née ; temps d’incertitude religieuse et morale. La bonne volonté ne lui manquait pas, non plus que le dévouement, car le dévouement c’est le fond du cœur de la femme. Ce qui lui manquait c’était la grandeur, c’était l’énergie. C’étaient, en un mot, les qualités fortes qui font les caractères d’exception.

Elle eut la fièvre toute la nuit, et le lendemain matin elle se leva plus indécise qu’elle ne s’était couchée la veille. Elle pensait à se dire malade et à ne pas quitter la chambre ; cependant elle s’habilla longuement et avec une recherche à la fois discrète et étudiée.

Quand l’heure de l’arrivée d’Emmanuel fut venue, elle sentit au cœur des trépidations si violentes qu’il lui fallut avoir recours à l’agitation physique pour les vaincre. Ce jour-là elle fit bien une lieue à pied dans la campagne ; et lorsqu’elle rentra, appelée par la cloche du dîner, elle souhaitait secrètement qu’une indisposition, un ordre de service, ou n’importe quelle cause, eût empêché l’officier de venir.

Il vint cependant et elle demeura stupéfaite lorsqu’il la salua d’un air tranquille comme si rien, depuis sa dernière visite, n’avait dû changer leur position vis-à-vis l’un de l’autre. Cette dissimulation l’indignait, mais la frappait d’admiration et d’une sorte de crainte. Elle le trouvait fort, et, comme toutes les natures faibles, elle s’éprenait de la force, quand bien même cette force lui semblait insolente. C’est parce qu’elle frémissait du danger que le danger l’attirait.

Toute cette après-midi elle vécut comme en état de somnambulisme ; tremblante sous le regard calme d’Emmanuel qui lui semblait une bravade ou un abîme. Elle allait, venait, mangeait, jouait et parlait automatiquement et sans quitter cette pensée : « Dois-je le châtier de son billet comme d’une sanglante injure ? dois-je considérer cette mine indifférente comme une preuve de discrétion chevaleresque ? »

Elle s’appliquait à une seule chose : c’était à ne point se trouver assez près de lui pour rendre possible le plus court aparté. Mais, chose étrange, il semblait en prendre autant de soin qu’elle.

La soirée se passa donc sans qu’un mot ni un regard aient servi d’explication, d’aggravation, ou de commentaire au billet de la veille.

D’abord Marguerite s’en félicita, pensant que la situation ne s’était pas empirée. Comme si sa contenance, interdite et stupéfiée, n’avait pas fait faire au mal un pas immense ! Ensuite, elle en devint inquiète ; cette idée qui lui avait traversé l’esprit la veille au soir l’obséda : « Si ce billet en effet devait être pour une autre ? Si elle était le jouet d’une erreur, la victime d’une méprise ? »

L’indifférence apparente de l’officier donnait alors à cette conjecture une vraie probabilité ; tout à coup Marguerite se sentit mordue par une jalousie insensée.

« Oui ! c’est cela ! plus de doute ! » se dit-elle. En même temps, il se déchira comme un voile de devant sa conscience, elle vit clair dans son cœur, et ne put empêcher ses lèvres de murmurer : « Je suis perdue !… »

Ce fut pendant la prière, et tandis que Jeanne récitait un psaume, que ce terrible éclair illumina l’esprit de la vicomtesse. Aussitôt elle perdit même cet instinct machinal qui la guidait dans les actes extérieurs de la vie ; les versets et les répons s’embrouillèrent dans sa mémoire. Elle balbutia des phrases sans suite, et finit par rester court.

Mademoiselle de Mauguet acheva seule la prière sans plus s’inquiéter du trouble de sa nièce. Seulement, au moment où chacun gagnait sa chambre, et après le bonsoir d’usage, elle lui dit : — Êtes-vous malade, Marguerite ? Vous paraissiez fatiguée ce soir ?

— J’ai marché toute la matinée, j’ai lu, j’ai écouté la conversation de M. de Rouvré et de mon mari… Tout cela m’a mis comme un moulin dans la tête. Pardon, ma tante.

— Allons, dormez bien ! reprit la douairière, en refermant sa porte. La maladie n’est pas dangereuse.

Pas dangereuse !… Ainsi Jeanne toute à son œuvre et à son but s’aveuglait à ce point sur l’état du cœur de sa nièce !… Un précipice béant était ouvert à ses côtés et elle ne le voyait pas ! Nul pressentiment, nulle voix intérieure ne venaient l’avertir ni sonner l’alarme, comme l’ange qui faisait le tour des villes maudites en criant sept fois : Malheur !…

Non ! la noble créature vivait trop loin des faiblesses humaines, elle était trop accoutumée au sacrifice et au dévouement pour prévoir les révoltes de l’égoïsme, les tentations de la solitude et de l’ennui. Et puis, candide et naïve, dans sa grandeur même, elle ne pouvait croire, chez autrui, à cette perversité native qui gît au fond de presque tous les cœurs…

Une fois seule, Marguerite se précipita sur son cahier et écrivit d’une main fiévreuse :

« Oui, le sort en est jeté : j’aime ! j’aime follement, et d’une passion sans but et sans excuse. Il s’agite en moi comme un terrible ouragan que je ne saurais plus contenir. C’est un mélange de joie insensée, d’épouvantable terreur et d’étourdissante ivresse. Il me semble qu’en ce moment si je marchais dans la campagne, ou dans les rues d’une ville, j’irais donner de la tête dans les haies ou dans les murailles, comme les gens pris de vin… Jadis, j’ai souhaité dans mes dévorantes rêveries de ressentir l’amour. Aujourd’hui je suis prise, au seuil de cette nouvelle vie, d’une indicible angoisse… pourtant je ne voudrais pas retourner en arrière ; n’avoir jamais vu Emmanuel, n’avoir pas reçu ce fatal billet !… Non, au prix des années de jeunesse qui me restent !… Malheureuse créature que je suis !… Il ne m’aime pas, cependant !… Quand bien même ce billet serait pour moi, que prouverait-il ?… Que M. de Rouvré veut lier ici une affaire de cœur pour animer un peu la vie de garnison : voilà tout ! Ah ! je sens bien ma faiblesse ! je vois clair dans ma situation… C’est de sa part une intrigue comme cent autres, une distraction, une pique d’amour-propre… tandis que moi… ma vie entière s’engage dans cette funeste passion ! Inconcevable folie ! ma raison m’avertit, et cependant je cours à l’abîme. L’amour serait-il donc une sorte de maladie qui vous saisit à son heure comme la fièvre tierce ? »

Elle s’arrêta soudain et resta rêveuse devant cette pensée formulée par sa plume au hasard, puis elle se reprit à écrire.

« J’ai le vertige ; qu’importe d’où il vienne ? J’aime, je me sens vivre, mon cœur bat, mon imagination court à travers des espaces enchantés ; il me semble que je suis reine et que le monde m’appartient… Eh bien ! j’enfermerai en moi-même cette ivresse adorable et dangereuse. Il ne saura pas que je l’aime… Et alors, qu’ai-je à craindre ? »

C’est ainsi qu’au milieu de cette vie uniforme de Mauguet s’agitaient des drames mystérieux et menaçants. Chaque jour en ramenant les mêmes occupations, les mêmes habitudes régulières et placides, apportait aussi une tentation, et faisait faire un pas de plus dans la voie mauvaise. Dans cet espace de temps qui s’écoulait entre le lever, les occupations matinales de l’intérieur, le dîner en famille, l’après-dînée remplie par les visites des amis et des voisins, le souper, la partie de cartes, qu’Emmanuel de Rouvré fût venu ou non, il n’en avait pas moins avancé, le soir, dans le cœur de Marguerite.

Tantôt il frappait l’esprit par une démarche hasardée, tantôt il intéressait l’imagination par des récits séduisants ou des paroles ardentes. Tantôt il achevait de prendre le cœur en surexcitant la curiosité et la jalousie, tantôt enfin il restait tout à coup quelques jours sans venir, sans s’occuper de Marguerite en aucune façon.

Ces éclipses subites et sans raisons apparentes avançaient son triomphe plus que toute autre chose. Lorsqu’il venait assidûment, la vicomtesse, apaisée par sa présence et assurée de son amour, trouvait une certaine force de résistance ; mais lorsqu’elle ne le voyait plus, qu’elle se demandait, durant ses longues journées solitaires : « Que fait-il ? où est-il ? » alors elle perdait la tête, l’appelait de toute la force de ses désirs, et se sentait prête à lui crier un aveu.

Elle avait perdu l’appétit et le sommeil et ne vivait véritablement que durant les visites de l’officier ; le reste du temps se passait dans l’attente ou le regret. Lors donc qu’il manquait à venir, la pauvre affolée tombait dans une prostration douloureuse, et n’en sortait que pour entrer dans une inquiétude étrange que rien n’apaisait. Pourtant, elle croyait tout sauvé parce qu’elle parvenait à contenir les marques extérieures de sa passion. Rien ne changeait, en apparence, dans ses rapports avec Emmanuel ; depuis le billet qui était demeuré sans réponse, comme sans explication, nulle parole compromettante n’avait été échangée entre eux.

Marguerite évitait avec le plus grand soin toutes les occasions de tête-à-tête et d’épanchement ; et, en même temps, elle s’efforçait, par mille ruses, de retenir son amant au château ou de l’y attirer. La présence de cet amant était le seul baume qui calmât son ardente fièvre ; elle aurait donné des années de sa vie pour ajouter des minutes à cette présence adorée. Il lui semblait, quand elle le tenait dans son atmosphère, que cette situation brûlante pouvait se prolonger indéfiniment, et elle ne souhaitait pas autre chose. Mais les forces de la volonté ont une limite, lorsque la passion est déchaînée surtout. Une crise était imminente.

Maintenant quel incident grave ou léger l’amènerait ? Quel jour et quelle heure semblaient marqués par la destinée pour ce choc de deux passions ? C’est ce que nul n’aurait pu prévoir avec précision.

L’attitude de Marguerite envers Emmanuel était réservée, polie, mais indifférente et presque froide. Si on parlait de lui, en son absence, avec éloge, elle paraissait hostile plutôt que bienveillante. L’officier, au contraire, entourait la vicomtesse de petits soins marqués, comme s’il eût été son amoureux accepté, triomphant et heureux. Mademoiselle de Mauguet et le vicomte ne prenaient pas garde à ce manége, selon qu’il arrive toujours. Marguerite s’en offensait comme d’une insolente audace, et cependant y voyait le témoignage renouvelé de l’amour de M. de Rouvré.

Si l’on avait feuilleté le cahier où elle écrivait chaque soir ses impressions de la journée, on aurait pu lire à la date du 20 juillet :

« … Venu aujourd’hui à deux heures, parti à quatre. Il m’a apporté un bouquet de trois roses rares qu’il m’a mis dans la main, sans me prier de l’accepter ; tout à fait comme s’il avait eu le droit et le devoir de se montrer galant à mon égard. Comment mon mari ne se choque-t-il pas de ces manières ?… Pour moi je tremblais qu’il n’y eût encore un billet ; mais non !…

Et à la date du 25 :

« … Personne aujourd’hui… Personne hier. Pourquoi ne vient-il pas ?… l’aurais-je blessé ?… sans doute, c’est qu’il en aime une autre, ou plutôt, c’est qu’il avait à Limoges quelque partie montée avec d’autres officiers… Ce beau vainqueur vient soupirer ici quand il n’a rien de mieux à faire… Après tout, peut-être, ma sévérité le lasse-t-elle ; peut-être veut-il essayer de se guérir, de m’oublier !… Et puis, si ce jeune homme est honnête, il doit se faire un scrupule de conscience de séduire une mère de famille,… l’amie de sa sœur… et la femme de son ami… Grand Dieu ! c’est possible, en vérité !… Mais mon mari est-il son ami dans toute l’acception du mot ? Non, ils ont ensemble cette liaison banale qui est comme une assurance mutuelle contre l’ennui, et voilà tout ! Au demeurant, M. de Rouvré n’est jamais venu que dans l’intention de me faire la cour. Pourquoi mon mari ne s’en aperçoit-il pas et me porte-t-il ses billets ?… Moi, je n’ai pas à me reprocher d’avoir encouragé ses visites… ni de l’avoir prôné, attiré, invité… Cela regarde M. de Mauguet… Faut-il donc qu’on l’avertisse ?… L’avertir !… Ce serait peut-être mon devoir… mais qu’arriverait-il alors ? une explication… un duel… D’ailleurs, que pourrais-je dire ? Que j’ai reçu une déclaration écrite de M. de Rouvré ? Et si son billet n’était pas pour moi ?… Au fait, il ne m’a jamais adressé de paroles d’amour, ce jeune homme… C’est moi, moi, malheureuse, qui l’aime follement !…

« Non certes, je ne le dénoncerai pas !… Je garderai dans mon cœur ma passion insensée… Je serai heureuse de le voir tous les jours… Oui !… jusqu’à ce qu’un ordre du ministre change de garnison le régiment d’Emmanuel !… Alors il quittera le pays tranquillement, après m’avoir offert, en cérémonie, un coffret de bois des îles comme souvenir !… Oh ! pauvre créature que je suis ! »

Quelques larmes marquaient cette page. Sur l’autre feuillet, daté du 26, l’écriture était tremblée :

« … Pas venu encore !… Que les journées sont longues !… Allons ! il aime ailleurs… M. de Mauguet a dit : « Rouvré nous néglige… sans doute il trouve à Limoges des distractions plus puissantes. » Pourquoi donc ne vais-je pas à Limoges ? Je saurais peut-être ce que fait Emmanuel ?… À quoi bon ?… Pourtant si j’étais sûre qu’il fût amoureux d’une autre, je ne pourrais pas continuer de l’aimer… Je recouvrerais ma tranquillité… Hélas ! la tranquillité des morts dans leurs cercueils…

« Il y a des moments où je me demande si ces disparitions subites ne sont pas profondément calculées ; si M. de Rouvré, en roué habile, ne s’en fait pas un moyen de surexciter ma curiosité, ma jalousie ou mon orgueil. Il pense peut-être que j’en viendrai à faire quelques efforts pour le retenir et jusqu’à des avances… »

Le lendemain 27, elle écrivait à bout de forces :

« Encore un jour de mortelle attente… d’inexprimables angoisses !… Pourquoi ne vient-il pas ?… Que veut-il ?… Eh bien ! c’en est fait de mes résolutions et de ma vertu ! Je ne peux plus attendre… Il faut que je le voie… J’ai usé d’une adresse infâme pour envoyer demain mon mari à Limoges le chercher… Viendra-t-il ?…

« S’il vient, je lui laisserai voir qu’il ne m’est pas indifférent… Je lui donnerai de l’espoir… À tout prix il faut que je le retienne !… S’il ne vient pas… Après demain j’irai à Limoges… je le rencontrerai… je lui demanderai l’explication de son billet et celle de sa conduite…

« J’en suis descendue à le provoquer. Ô honte ! »

Le lendemain elle se promenait dans le château en proie à une excitation fiévreuse. Chaque bruit la faisait tressaillir ; ses regards inquiets se portaient alternativement de la porte de la cour à la pendule du salon. Elle avait calculé l’heure précise à laquelle le vicomte devait lui ramener son amant, mais en attendant même, elle ne pouvait maîtriser ses émotions. De temps en temps elle s’asseyait et prenait un livre : c’était Werther. Cette lecture dévorante s’harmoniait trop bien avec la situation de son âme. Ses doigts tremblaient tandis qu’elle tournait les pages. Elle en était à la scène du clavecin, lorsque le jeune Pierre entra brusquement et courut à elle pour lui montrer un papillon qu’il venait de prendre.

D’ordinaire, prévenu sans doute par un secret instinct qui éloigne les enfants de ceux qui ne sont pas sympathiques à leur nature bruyante et prime-sautière, Pierre n’adressait pas à sa mère de caresses spontanées, et ne la prenait guère pour témoin ou partenaire de ses jeux. Mais cette fois sa joie était trop vive pour qu’il pût la contenir, et il n’avait à sa portée ni Jeanne, ni Myon, ni même son père. C’est pourquoi il tomba sur les genoux de la vicomtesse en criant : Victoire ! Elle le repoussa d’un geste impatient :

— Va donc au jardin avec tes bêtes !… tu froisses ma robe… tu m’étouffes.

Elle venait d’entendre le galop d’un cheval… d’un seul… Les chiens n’aboyèrent pas. Elle se précipita vers la fenêtre. Le vicomte revenait sans l’officier.

Il descendit lentement de cheval, conduisit lui-même la bête à l’écurie, parla dans la cour à un palefrenier, puis s’avança tranquillement vers le château, frappant ses bottes poudreuses du bout de sa badine. Au moment où il allait entrer, tandis que le cœur de Marguerite sautait dans sa poitrine, Pierre qui sortait tout attristé du salon se jeta au-devant de lui.

— Vois donc, papa ! vois donc, papa, le beau papillon !

Monsieur de Mauguet s’arrêta. Ô supplice !… Il s’assit à la porte de la cour, sur un banc de pierre, à l’ombre d’une treille, prit l’insecte et en détailla les couleurs. Pierre, debout entre ses jambes, levait vers lui de grands yeux interrogateurs. Alors le père se mit à lui expliquer comment cette belle fleur volante avait été d’abord une laide chenille, puis, comment il était devenu chrysalide, et enfin comment, un jour, il avait brisé son enveloppe pour s’en échapper papillon. L’enfant intéressé sauta sur les genoux de son père pour mieux l’écouter. M. de Mauguet rabattit son chapeau de paille sur ses yeux pour se défendre du soleil qui donnait en face, et raconta comment se prennent les papillons avec un sac de gaze, et comment ils se piquent sur des cartons, au bout de longues épingles. Cette causerie dura longtemps avec des intermèdes de jeux et de caresses.

La vicomtesse était debout à la fenêtre et attendait. Elle eut un mouvement de rage contre son fils. Enfin, n’y tenant plus, elle sortit pour aller chercher un arrêt.

Elle arriva pâle et roide, car elle n’était pas encore rompue à ces manéges adultères, puis, sans rien dire, elle s’assit à côté de son mari et sembla prêter l’oreille au dialogue du père et du fils. Elle espérait toujours que le vicomte dirait le résultat de sa course à Limoges, sans qu’elle l’interrogeât. Mais précisément, par un fâcheux hasard, il semblait l’avoir oublié.

Elle attendit encore, n’osant pas parler la première, car au bouleversement de son cœur elle sentait que son visage allait la trahir. Enfin, après un temps qui lui sembla interminable, elle dit à son mari en détournant la tête :

— Eh bien ! Vous êtes revenu seul de Limoges ?

— Oui, répondit-il avec indifférence… Je n’ai trouvé Rouvré, ni chez lui ni au café. Il y aurait eu de l’indiscrétion à le chercher ailleurs…

Ainsi voilà quel était le résultat de ses manœuvres, et le fruit de sa première bassesse ! Un échec banal !… Non-seulement son mari ne lui ramenait pas son amant si impétueusement appelé, mais encore il ne lui rapportait qu’une inquiétude jalouse de plus !

Il n’était pas chez lui !… Où cela chez lui ?… Ah ! si elle eût osé demander son adresse ! Mais elle n’en trouva aucun moyen.

Il n’était pas au café ! À quel café ?…

« Eh ! bien ! se dit-elle, j’irai à Limoges : j’emmènerai le petit François avec moi et je l’enverrai à la caserne demander l’adresse du lieutenant Emmanuel de Rouvré. Je m’informerai aussi par ce moyen du café où il va d’ordinaire. Mais si je ne l’y trouve pas non plus ?… « Il y aurait de l’indiscrétion à le chercher ailleurs, » a dit M. de Mauguet ? Où donc ailleurs ?… Chez cette autre qu’il aime, sans doute… Oh ! je le trouverai où qu’il soit ! »

Le lendemain, dès le matin, à une heure où habituellement la vicomtesse n’était pas encore sortie de sa chambre, elle chevauchait sur le chemin de traverse pour aller gagner la grand’route de Limoges. Elle avait revêtu son amazone de drap vert, son chapeau de feutre et son voile, comme pour une promenade. Mais sous ce harnais de plaisir son cœur battait avec violence, ses oreilles bourdonnaient, ses yeux troublés ne voyaient plus devant eux. « Je me perds, » se disait-elle à chaque pas en avant que faisait son cheval. Et cependant elle marchait toujours, pressant du talon le flanc de sa monture, et l’aiguillonnant du bout de sa cravache.

Cette première démarche coupable lui révélait tout à coup l’importance et la puissance des mille usages qui enferment les femmes dans le cercle des convenances sociales, et dont elles ne peuvent enfreindre un seul sans donner prise au blâme ou au soupçon. Par exemple, elle n’y avait jamais été seule à Limoges, et jamais non plus elle n’y avait été à cheval. S’y montrer ainsi était donc déjà une inconvenance, une bravade à l’opinion. Elle ne pouvait manquer d’y être remarquée. Les moins malicieux diraient qu’elle jouait à la Diana Vernon ; les autres se demanderaient quelle cause inimaginable lui faisait ainsi courir le pays, sans domestique et sans chaperon ; pourquoi elle faisait la valeur de sept lieues à cheval, au lieu de les faire dans sa berline ? Enfin, ce qu’elle était venue faire à Limoges, pendant ce voyage rapide et mystérieux.

Elle n’avait pas atteint la grand’route que son bon sens lui démontrait comment, dès le lendemain, tout le pays saurait sa course à Limoges, et le but de cette course. « Ce sera un scandale inouï, pensa-t-elle, et je ne tomberais pas d’une plus lourde chute en quittant ouvertement mon mari, pour aller vivre avec un amant. »

Toutefois cette idée qui la fit trembler ne l’arrêta pas. Seulement, elle se dit qu’avant d’ouvrir son cœur à l’amour, une femme devrait songer à s’aplanir les voies du péché, et à débarrasser sa vie de toutes les entraves sociales qui gênent sa liberté.

Elle se résolut à ne point emmener le fils de son métayer : « Ce serait, pensa-t-elle, me donner un témoin dangereux. Il vaut bien mieux que je m’adresse, dans le faubourg, à quelque jeune garçon qui fera ma commission sans me connaître… Eh ! après tout, s’il est un dieu pour les ivrognes, pourquoi n’y en aurait-il pas un pour les amants ? Peut-être ma folie restera-t-elle ignorée…

« Mais comment l’aborderai-je, lui, Emmanuel ? Que saurais-je lui dire si je le trouve froid et interrogateur devant ma folie ? Ou bien, malheureuse ! si je le trouve auprès d’une autre ?

« Je lui dirai : « Monsieur, de quel droit êtes-vous venu détruire le repos d’une femme honnête et pure, d’une mère de famille ? car vos lèvres ont murmuré à mon oreille des paroles troublantes… car vous m’avez écrit une déclaration d’amour »…

« Et s’il allait me répondre : « Madame, je ne sais ce que vous voulez dire ?… » Je deviendrais folle ou je mourrais de honte. »

Peu à peu, cependant, les pensées de la vicomtesse prirent une teinte moins tragique. Elle se représenta Emmanuel amoureux et ravi, la remerciant mille fois, et elle, reprenant son avantage, ne se compromettant pas trop, mais enchaînant pour jamais cet amant rebelle et dominateur.

Puis elle pensa au retour, côte à côte à travers champs ; à l’enivrement de ce premier tête-à-tête…

Et, tout en se laissant aller au pas plus tranquille de son cheval, la tête penchée en avant, le menton appuyé sur la pomme de sa cravache, elle ne prenait pas garde à une ombre noire que le soleil projetait près de la sienne, sur le sable de la route.

Cette ombre avait d’abord fait diligence pour la rejoindre. Mais alors elle semblait tenir sa monture au même pas que celle de la vicomtesse et l’observer attentivement.

L’abbé Aubert, car c’était lui, cheminait en lisant son bréviaire et, de temps en temps, jetait un regard interrogateur du côté de madame de Mauguet.

Ils marchèrent ainsi pendant un quart d’heure environ ; elle toujours rêveuse, et lui, lisant des lèvres, mais à voix basse, et tournant rapidement les feuillets de son livre. Quand il eut achevé de réciter les prières et les hymnes que l’Église prescrit quotidiennement à tous ses lévites, il toussa pour tirer la belle voyageuse de sa léthargie.

Marguerite se retourna vivement et demeura pétrifiée en se trouvant en face du prêtre. Elle devint affreusement pâle, trembla, balbutia comme si elle eût été prise en flagrant délit d’amour criminel.

Cette stupéfaction de la vicomtesse effraya le curé, qui, à son tour, demeura tout interdit.

— Bonjour, madame, dit-il d’un ton embarrassé ; vous voilà de bien bonne heure loin du logis.

La colère avait succédé à l’effroi dans le cœur de Marguerite.

— Est-ce que je n’ai pas le droit de sortir quand bon me semble ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Pardon, madame, mais je croyais que, quand vous voyagiez sur les grandes routes, on avait aussi le droit de vous rencontrer.

Madame de Mauguet se mordit les lèvres en comprenant que son trouble lui avait fait dire une sottise.

— Et vous-même, monsieur le curé, vous voilà en course pastorale ?

— Non, madame, je vais à Limoges pour mes affaires, et, si vous y allez pour les vôtres, vous voyez qu’il faudra bien encore que nous suivions le même chemin.

— Moi ? qu’irais-je faire à Limoges en cet équipage, je vous prie ?…

L’instinct du mensonge, pour masquer son imprudente démarche, avait encore été plus prompt que la réflexion. Mais cette fois elle fut bien servie par son inspiration, car elle comprit immédiatement qu’elle ne pouvait plus achever son entreprise, maintenant qu’elle avait été rencontrée par le curé.

— Cela ne me regarde point, madame, répondit l’ecclésiastique. Je ne me suis jamais occupé que de vos affaires de conscience, parce que c’était mon devoir ; et j’ai même cru voir que je devais cesser de vous en parler.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que, madame, vous n’êtes point à cette heure dans la voie du salut, ni disposée à recevoir la parole divine.

— Vous jugez bien vite, monsieur le curé, riposta l’orgueilleuse femme.

— Dieu veuille que j’aie tort, madame la vicomtesse.

— C’est parce que je discute parfois vos sermons, que vous me jugez si mal ? Je suis peut-être une ouaille révoltée ; je ne suis pas encore une damnée, j’espère.

— Il n’y a pas de damnés sur la terre, madame, il n’y a que des pécheurs.

— Alors, je suis une pécheresse ?

— Madame, n’équivoquons pas sur les mots ; nous sommes tous ici-bas des pécheurs et des pécheresses. Vous, comme les autres, ni plus ni moins. C’est de là qu’il faut partir, pour établir nos prétentions et nos devoirs. Je vous reproche seulement d’oublier trop souvent ce principe, comme le font d’ailleurs tant de beaux génies contemporains. Et d’abord, permettez-moi de vous le dire : l’esprit de discussion est antipathique à l’esprit catholique. Tout se discute, voyez-vous ; alors, il n’est plus une seule vérité au monde, et le dernier mot de toutes choses est le doute et le désespoir. Vous, qui lisez volontiers les auteurs étrangers, s’il vous prenait un jour l’idée d’ouvrir les livres d’un très-profond et très-obscur philosophe appelé Kant, vous y pourriez voir une théorie des antinomies qui vous démontrerait comme quoi il y a exactement autant de bonnes raisons pour soutenir une théorie que pour la combattre ; et ces raisons ne se détruisent pas l’une l’autre. Que nous resterait-il donc en héritage ? L’incertitude !… Et n’est-ce pas le plus cruel des tourments ?…

La vicomtesse regardait l’abbé Aubert d’un œil atone. Elle semblait l’écouter et réfléchir sur ses graves paroles. Toutefois, depuis les premières phrases de son homélie, elle avait cessé d’y prendre garde pour se dire : « Après tout, c’est peut-être un bonheur que la rencontre de ce prêtre, qui me met dans l’impossibilité de faire une démarche insensée… Mais n’y aurait-il donc aucun moyen de me servir de lui pour ramener Emmanuel ?… »

Elle en était à creuser cette idée, lorsque les dernières paroles de l’abbé, qui semblaient une allusion à l’état de son cœur, lui frappèrent les oreilles et réveillèrent son attention.

— Ah ! oui, s’écria-t-elle avec véhémence, plutôt le désespoir que l’incertitude !

— Eh bien ! donc, pourquoi au lieu de croire avec la simplicité de votre cœur, doutez-vous avec l’orgueil de votre esprit ? repartit le pauvre prêtre, qui pensa soudain avoir trouvé l’occasion de ramener à Dieu sa rebelle pénitente. Est-ce que jamais nous trouverons, par la seule force de notre intelligence, la solution des grands problèmes qu’un enfant résoudrait en lisant l’Évangile ? Ne vous y trompez pas, chère madame, nous sommes à une époque de crise. Satan secoue ses chaînes au fond de l’abîme et voudrait escalader le ciel. C’est le péché des anges déchus que cette folie de certains esprits, grands d’ailleurs, qui osent interroger Dieu et lui demander compte de ses mystères. Aussi voyez où en viennent les personnalités allégoriques enfantées par leur génie : au suicide ! le crime suprême, le seul pour lequel il n’y ait point de miséricorde. Et comment pourrait-il en être autrement ? Sans la foi, je m’émerveille qu’on supporte les peines de la vie.

Madame de Mauguet, cette fois, avait écouté l’abbé Aubert, parce qu’elle voulait l’amadouer pour se servir de lui ; d’ailleurs elle trouvait un intérêt relatif aux questions brûlantes qu’il abordait.

— Je lisais hier, dit-elle, un de ces livres que vous réprouvez et qui me captivent invinciblement : c’est Werther. Celui-là aussi termine ses douleurs passionnées par le suicide. Comme Manfred, il va demander à l’Être puissant et terrible que nous cachent les nuages les secrets qui consolent. Il succombe aux orages de son cœur, comme l’autre à ceux de son intelligence. Vous l’accusez alors ? vous le damnez ? Pourtant est-ce par sa faute que la passion l’a saisi, l’a secoué et déraciné, comme l’ouragan secoue et déracine un jeune arbre trop frêle pour résister ?

— Vous êtes éloquente, madame, pour défendre ces belles créations du génie humain qui nous racontent avec un merveilleux langage nos luttes, nos douleurs, nos amours, nos forces sublimes et nos pitoyables faiblesses. Eh ! croyez-vous donc que moi aussi je ne les aime pas ces magiques poëmes ? Moi, qui me laisse prendre avec tant de charme à la musique de Mozart, comment n’apprécierais-je pas Byron, Gœthe, Schiller, Chateaubriand, ce grand chrétien qui a eu son heure mauvaise puisqu’il a écrit René. Mais, c’est comme une ivresse dont je me défends. Il faut arracher de notre cœur et de notre esprit la coupable complaisance qui les porte sans cesse à s’analyser eux-mêmes, à déifier leurs passions ou leurs erreurs, à s’enfermer dans un monstrueux égoïsme… Je suis prêtre et j’admire la Fiancée de Corinthe… Cependant, si je commandais au gré de ma conscience, je ferais brûler par la main du bourreau cet audacieux plaidoyer de la chair contre l’esprit.

L’abbé Aubert parlait avec feu. D’abord il avait été heureux de trouver enfin la vicomtesse disposée à l’entendre ; ensuite il s’était laissé emporter par la verve ardente de son esprit convaincu. Peu à peu il oubliait à quelles oreilles s’adressait son improvisation. Il cessait d’être apôtre pour se transformer en lutteur de l’intelligence, et descendait de la chaire pour entrer dans l’arène. Sans doute il lui semblait revenir aux années de sa jeunesse, et causer encore avec Jeanne et Louis Thonnerel.

— Non, poursuivit-il, la force n’est pas dans l’orgueil, ni la grandeur dans la révolte. Les poëtes, comme les artistes, séduisent notre imagination et règnent sur ses enthousiasmes fugitifs ; mais la vérité éternelle et sainte n’a rien à recevoir ni à perdre du caprice de leurs conceptions. Malheureusement, peu d’esprits sont assez solidement établis dans la foi pour lire sans danger ces libelles admirables et insensés. C’est pour cela qu’il faut les proscrire et les combattre… Que deviendrait le libre arbitre, si Werther avait raison ? Admirons Gœthe qui a su nous intéresser à cet être orgueilleux et faible, mal à l’aise dans la vie parce qu’il ne sait ni lutter, ni se résigner, ni oser ; et estimons à sa juste valeur ce Werther maladif, fatigant aux autres et à lui-même, qui aurait vraiment bien fait de se retrancher du monde, si Dieu et la vertu n’existaient pas.

— Oui, dit Marguerite, tout cela semble juste. Cependant la passion, la faiblesse et la poignante douleur subsistent… Il y a des moments, dans la vie, où le cœur a le vertige…

— Nous ne serions pas des hommes sans cela, mais des anges.

— Et quelle barrière sépare la chute du triomphe ? Quel grain de sable fait pencher la balance ?… Souvent c’est un incident léger, un hasard, un coup de fortune, qui font le crime ou la vertu…

— Ces hasards, la Providence les envoie toujours à ceux qui ont combattu de tout leur courage. « À brebis tondue Dieu mesure le vent. »

La vicomtesse ne répondit pas. Elle secouait, du bout de sa houssine, la poussière que les pieds des chevaux faisaient voler sur la soutane du curé, et ne perdait pas de vue son projet. Seulement elle avait beau chercher une ruse, elle n’en trouvait pas. Il fallait se décider pourtant, car tout en causant on faisait du chemin. Tout à coup elle arrêta son cheval en s’écriant :

— Mais nous avons dépassé Fraîchefond, monsieur le curé ! si je vous laisse prêcher, vous me mènerez jusqu’au faubourg !

— Eh bien ! si mes sermons pouvaient vous intéresser un peu et vous faire quelque bien, je tenterais l’aventure, dit en souriant le brave prêtre, toujours prêt à redevenir naïf. J’essayerais de vous faire oublier le temps et la fatigue…

— Vous y réussiriez assurément. Mais je craindrais, si je m’absentais plus longtemps, qu’on ne fût inquiet de moi à Mauguet. Je vais vous quitter en vous disant : À bientôt !

Marguerite fit en arrière deux longueurs de cheval ; le curé rouvrit son bréviaire. Soudain elle se retourna comme si elle avait oublié quelque chose :

— À propos, monsieur le curé, s’écria-t-elle, tâchez donc de rencontrer à Limoges monsieur de Rouvré. Mon mari lui veut quelque chose, je ne sais quoi.

— Ah !… fit l’abbé Aubert stupéfait en retombant du haut de ses espérances dans la réalité. Il lança un regard froid et sévère à madame de Mauguet, et lui répondit simplement :

— Madame, je ne saurais me charger de cette commission ; veuillez m’excuser.

Puis il continua son chemin sans se retourner.

Marguerite rougit de colère en comprenant qu’elle n’avait pu mettre en défaut la clairvoyance de ce simple prêtre ; mais, en même temps, elle se sentit délivrée d’un grand poids, par l’impossibilité où elle se trouva d’accomplir sur l’heure son insigne folie.

« J’ai au moins vingt-quatre heures devant moi, » se dit-elle, en lançant son cheval au galop dans la direction de Mauguet.

Il faisait chaud, car le soleil dardait en plein et l’on était au fort de la canicule. Cependant la vicomtesse semblait à peine ressentir la chaleur, tant elle était agitée par des préoccupations vives. Une sorte de fièvre la poussait en avant, qu’elle courût à sa perte ou revînt au logis. Elle était en proie à cette ébullition du sang et à ce bouleversement des facultés pensantes qui annoncent les grandes crises.

L’air ne lui paraissait précisément ni chaud ni froid, mais comme chargé de poudre ou de phosphore, car il est des moments, dans la vie, où les impressions extérieures perdent leur caractère réel pour en prendre un fantastique. C’est ainsi que certains somnambules, sous l’influence de leur magnétiseur, trouvent à l’eau pure le goût et la force du vin de Madère, et au vinaigre, la saveur du lait ou du sirop.

Lorsque la vicomtesse arriva, ni mademoiselle de Mauguet ni le vicomte n’étaient au château. Elle jeta sa bride à un domestique sans lui adresser la parole, sauta par terre et entra, son voile sur le visage, sa cravache à la main, et sa longue jupe traînant dans la poussière.

À cause du soleil et de la chaleur, on avait fermé les contrevents. Il faisait sombre dans l’intérieur du château, et Marguerite qui venait du grand jour et qui était voilée, marchait comme à tâtons dans la direction de sa chambre.

La fraîcheur et l’obscurité calmèrent tout à coup sa surexcitation, la fièvre qui la soutenait s’éteignit dans un découragement profond et dans un insurmontable ennui. Elle se dit qu’après tout elle revenait comme elle était partie, sans avoir fait faire un pas de plus à sa situation douloureuse ; qu’il allait falloir recommencer encore une journée d’angoisses, d’attente stérile, de jalousie et d’incertitude. Peut-être deux… ou trois… Retrouverait-elle jamais l’audace de renouveler sa tentative manquée ?… De tels coups ne réussissent que par leur impétuosité et leur invraisemblance.

Elle s’arrêta au milieu du salon et se laissa tomber sur une bergère comme à bout de forces et de courage ; l’idée d’aller se déshabiller, cette idée machinale qui la conduisait dans le chemin de sa chambre, lui passa de l’esprit. La fatigue de la matinée jusqu’alors oubliée l’accabla. Elle poussa un profond soupir et murmura : « Pourquoi donc vivre ?… »

Marguerite demeura quelques instants les yeux fixes, les bras pendants, immobile et défaite comme la statue de la Désespérance. Peu à peu, cependant, ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, distinguèrent les objets. Elle reconnut les meubles, rangés dans leur ordre accoutumé et coupés par un rayon de soleil, qui perçait à travers la fente des volets ; elle suivit dans leurs méandres les grains de poussière qui tourbillonnaient dans le jet de lumière.

Tout à coup, ce silence et cette obscurité s’animèrent pour elle d’un étrange intérêt. Il lui sembla, était-ce un jeu de l’imagination ? il lui sembla qu’en face d’elle un homme, assis sur un canapé, la regardait fixement, et que cet homme ressemblait à Emmanuel. Le feu lui monta au visage ; elle se leva tremblante pour marcher au-devant de sa vision, que chaque seconde rendait plus nette et plus vivante.

— Pardon, madame, dit M. de Rouvré en se levant à son tour. Je n’ai pas parlé plus tôt parce que je vous ai vue rêveuse, préoccupée… j’ai craint de vous troubler, de vous surprendre par ma présence intempestive comme par une sorte d’indiscrétion.

Elle ne put retenir un mouvement de joie ; mais bientôt, malgré le battement de son cœur, elle retrouva les apparences du sang-froid.

— Et puis, poursuivit l’officier, pour être franc, je dois dire que j’aimais à suivre vos préoccupations sur votre front… J’aurais voulu lire dans votre pensée… comme si j’avais dû y voir ce que je désire.

En trouvant son amant chez elle et prompt à l’attaque, la vicomtesse triomphante sentit soudain renaître sa force, et cet instinct de défense qui n’abandonne la femme que dans les moments de surexcitation désespérée. Elle se redressa, toute prête à prendre le haut du pavé.

— Et c’est pour être à même de lire dans ma pensée que vous vous êtes caché là ? répondit-elle avec un ton ironique qui ne dissimulait pas bien, pourtant, un léger tremblement dans la voix.

— Je ne me suis point caché, madame ; je suis venu ici comptant vous y trouver, et, m’y voyant seul, à l’ombre et au frais, j’ai pris la liberté de m’y reposer d’une longue course en vous attendant.

— Est-ce que vous arrivez de Limoges ?

— Oui, madame.

— Par quel chemin avez-vous donc pris ? Je suis restée une heure sur la route, avec M. le curé.

— Je connais des sentiers qui traversent les bois, coupent les landes et gagnent Mauguet sans trop de détours.

Il y eut un court moment de silence, de ce silence embarrassant qui précède les paroles décisives. Marguerite, en dépit d’elle-même, ne trouvait pas une phrase banale à son service pour donner le change à la situation ou en retarder le danger.

Emmanuel la regardait toujours d’un regard interrogateur et profond. Elle se troublait de plus en plus.

— Quelle chaleur ! dit-elle enfin, pour rompre ce redoutable silence.

L’officier ne put réprimer un sourire : — Et quel vent il a fait l’hiver dernier, s’écria-t-il.

— Excusez-moi, reprit la vicomtesse qui, par une résolution suprême, se dirigea vers la porte, je vais changer de costume.

Elle ajouta d’une voix mal assurée, quand elle fut sur le seuil : — Voilà bientôt l’heure du dîner ; mon mari et ma tante ne tarderont pas à rentrer.

— Et vous allez me laisser seul pour les attendre ?… Je comprends, madame, que mes visites vous importunent et que vous voulez les rendre moins fréquentes.

Cette menace terrible glaça tout à coup le sang de Marguerite : — Il ne reviendrait plus !… pensa-t-elle. Et soudain l’abîme des douleurs s’ouvrit à ses yeux. Elle s’arrêta, se retourna et marcha vers M. de Rouvré comme un automate poussé par un ressort.

Il lui prit les deux mains et l’assit à côté de lui sans parler.

Le silence recommença ; mais, cette fois, il avait un sens bien autrement clair pour les deux amants. Marguerite, vaincue et frémissante, rouge de bonheur et de confusion, abandonnait ses mains à Emmanuel. Celui-ci les serrait en attirant doucement sa maîtresse près de son cœur.

— Oui, murmura-t-il enfin, les journées sont étouffantes et longues à passer loin l’un de l’autre… Mais que les soirées sont radieuses et fraîches ! Qu’il doit faire beau sous les grands arbres, alors que tous les bruits humains sont éteints et qu’on se retrouve loin des indifférents pour rêver de poésie ou parler d’amour !… Ah ! Marguerite ! ces rapides heures sont les seules qui comptent dans la vie… les seules qui marquent dans les souvenirs et brillent sur le passé sombre comme les météores dans la nuit… La jeunesse s’enfuit si vite… aimons-nous !

La vicomtesse ne répondit pas ; mais elle écoutait tremblante et les yeux baissés. Elle avait tant rêvé de ce moment !…

Tout à coup, la cloche retentit, et des pas et des voix se firent entendre sur la terrasse. Les deux amants bondirent et s’élancèrent à dix pas l’un de l’autre.

Marguerite devint pourpre de honte. Ce mouvement instinctif venait de lui faire mesurer sa faute. Elle s’enfuit en détournant la tête ; toutefois, avant de disparaître, elle jeta ses gants à Emmanuel comme un gage ou comme une promesse.

En dix minutes, elle eut remplacé son amazone de drap par une robe d’organdi décolletée, plongé son visage dans l’eau fraîche pour en effacer la rougeur, lissé ses cheveux et jeté sur ses épaules une écharpe de tulle. Le second coup sonnait au moment où elle arrivait à la salle à manger, frissonnant de tout le corps, pressant ses mains sur son cœur comme pour lui imposer silence. Quel visage vais-je faire ? pensait-elle, en me retrouvant là, en face de lui ?…

Par bonheur, il avait disparu. La vicomtesse éprouva en ce moment un soulagement indicible. Elle reprit, pour embrasser son fils et saluer sa tante et son mari, une apparence de sang-froid, se mit à table et s’efforça de manger et de prendre part à la conversation. L’amour illuminait ses yeux de flammes inconnues et faisait courir sous sa peau un sang vermeil et chaud. Elle était belle à ravir. Le vicomte le remarqua, tandis qu’elle tressaillait au moindre bruit, croyant à chaque minute voir apparaître son amant.

Il ne revint pas cependant et personne ne prononça son nom ni ne fit allusion à sa venue.

— Est-ce un rêve ? se demanda-t-elle à la fin du dîner ; l’ai-je vu ? m’a-t-il parlé ?… ou bien suis-je en proie à une hallucination ?…

Tandis que la famille descendait au jardin, elle ne put résister au besoin de rentrer au salon pour voir s’il n’y restait pas quelque trace du passage d’Emmanuel. Le canapé était légèrement dérangé, sa cravache gisait à terre… Elle se jeta sur le canapé et demeura perdue dans une enivrante extase.


IV

Emmanuel de Rouvré, en arrivant à Limoges, était allé voir l’amie de sa sœur avec l’idée préconçue d’en faire sinon sa maîtresse, au moins une sorte d’amante idéale et platonique qui mettrait un intérêt dans sa vie de garnison. Il se souvenait de l’avoir trouvée jolie autrefois, et ne doutait pas qu’elle ne dût être devenue une femme accomplie. Il pensait aussi que la vie de province pesait à cette Parisienne exilée, et que le prestige de la gloire et de la poésie la séduirait un peu.

Lorsqu’au premier abord il l’avait vue sottement comédienne et maladroitement coquette, il s’était dit que la conquête ne serait pas difficile. « Elle est devenue bien provinciale, pensa-t-il ; mais, n’importe, elle est belle, je la crois encore naïve : je l’aurai. »

Telle avait été l’impression de M. de Rouvré ; telle était aussi sa morale. Il ne se faisait aucun scrupule de séduire Marguerite de Mauguet, parce que le vicomte ne comptait point parmi ses amis ; et puis, il n’attachait qu’une médiocre importance aux affaires de cœur, n’ayant jamais aimé bien sérieusement.

La vicomtesse Marguerite lui plaisait et il souhaitait presque d’en devenir amoureux, pourvu que ce ne fût pas au point d’avoir un chagrin réel lorsqu’il lui faudrait s’en séparer, en quittant Limoges. Comme elle lui semblait timide et novice, il se plut à l’embarrasser. Il calcula aussi fort justement que le plus sûr moyen de se faire aimer était de frapper l’imagination, d’occuper de lui en n’agissant jamais qu’en sens contraire au sens prévu. On sait que ces moyens avaient eu un succès trop rapide et trop complet ; mais le séducteur aussi s’était pris au piége. Peu à peu, les étincelles de la passion qu’il allumait le brûlèrent. Il fut surpris par le déchaînement de cet amour jeune et sincère, et s’étonna de ressentir des émotions inconnues en présence de Marguerite.

La passion d’une femme séduit et entraîne toujours un homme, ne fût-ce que par la vanité. Mais Emmanuel n’était pas seulement un fat, comme l’aurait pu croire un observateur indifférent, à voir la froide stratégie avec laquelle il assiégeait le cœur de la vicomtesse. Il avait de la jeunesse et de l’ardeur. Accoutumé aux succès faciles et à la galanterie de ces coquettes qui savent répondre en tacticiennes aux attaques, il demeura étourdi par l’emportement de cette femme qui croyait sincèrement aux grandes passions, comme un duelliste émérite par les ripostes impétueuses de certains lutteurs inexpérimentés.

Il avait trop vécu déjà pour ne pas savoir combien sont rares ces amours de bonne foi qui apportent au combat un cœur tout entier pour enjeu. Aussi, appréciait-il cette rencontre comme un coup de fortune, et voulait-il en savourer toutes les joies. Seulement, ce ne fut pas en gourmet habile et savant qu’il les dégusta ; l’ivresse le gagna, et un moment vint où il se trouva devant Marguerite aussi fiévreux et aussi troublé qu’elle.

Jusqu’à la rapide scène qui les avait fait complices, Emmanuel de Rouvré s’était senti libre et maître de lui-même ; mais depuis l’aveu, si entier, de la vicomtesse, depuis que, par un seul mouvement, elle avait trahi tout son amour, il ne retrouva plus le sang-froid qui était toujours demeuré comme spectateur de toutes ses entreprises amoureuses. À son tour, il aimait.

Maintenant, quel avenir était réservé à cet amour partagé ? C’est ce que ni l’un ni l’autre n’avait osé se demander. Marguerite était heureuse de l’ivresse même de son cœur. Elle ne voulait pas songer aux conséquences des ardents regards échangés pendant la présence des importuns, des serrements de mains discrets, des rencontres rapides au coin des chemins ; mais elle se sentait en même temps incapable de trahir jusqu’au bout la foi conjugale, en menant la vie menteuse d’une épouse adultère ; incapable de résister à son amant s’il voulait tout exiger, et incapable de contenir longtemps les marques extérieures de sa passion. Emmanuel allait devant lui, content du billet de la veille et du rendez-vous du lendemain, espérant tout et ne donnant ni un nom ni un terme à ses espérances.

Cependant cette vie si régulière et si ouverte de Mauguet, ne se prêtait guère aux allures tortueuses de la passion illicite. La plus simple démarche en dehors des habitudes établies, pouvait être remarquée et faire naître le soupçon. Tous les yeux s’ouvraient sur les actes de la pauvre vicomtesse ; non par méfiance injurieuse, mais naturellement par cette sorte de curiosité qui s’attache aux Parisiens transplantés en province. Sans qu’on s’en rendit compte, on avait toujours considéré madame de Mauguet comme une étrangère, ou, pour mieux dire, comme une greffe entée sur le tronc d’un vieil arbre. On remarquait en elle des goûts inconnus jusqu’alors dans le pays, et on lui supposait des intérêts séparés de ceux de sa nouvelle famille ; peut-être aussi n’avait-elle pas cherché à se concilier les cœurs et à rentrer dans le moule coûlé pour elle par des esprits rigides et prévenus. Enfin, qu’elle l’eût mérité ou non, elle trouvait dans son entourage des dispositions analogues à celles qui accueillirent Marie-Antoinette à la cour de France.

L’admiration et l’amour qui s’étaient attachés à Jeanne, nuisaient aussi à sa jeune nièce. L’esprit humain est ainsi fait ; on ne se demandait pas si la vicomtesse avait été à même de montrer du courage et du dévouement, on se disait seulement qu’elle n’était bonne à rien, ni aux soins du ménage, ni à la fortune de sa maison, ni à l’éducation de son fils.

Peut-être cette absence de sympathie avait-elle contribué à jeter l’esprit de Marguerite en dehors du cercle de la famille, et à lui faire trouver son point d’appui dans un dangereux idéal.

Toujours est-il que la pauvre créature s’était perverti le sens moral dans l’isolement, parce qu’à son tour elle avait tenu en suspicion la bienveillance de tout le monde.

Toutefois, tant que le besoin du mystère ne s’était pas fait sentir, elle n’avait jamais songé à se trouver gênée par cette espèce de droit d’examen que Jeanne, le curé, M. et madame Margerie, et jusqu’à Myon s’arrogeaient sur sa vie, — Que lui importait ? elle n’y prenait pas garde. Mais lorsqu’il lui fallut sans cesse veiller sur ses regards, peser ses paroles, maîtriser les mouvements de son cœur de peur de se trahir, le contrôle muet de tout ce monde lui devint odieux. Chaque coup d’œil et chaque question lui parurent une insulte. Il lui sembla qu’elle était la victime du plus rigoureux esclavage, et toutes les patriarcales coutumes de la maison furent pour elle autant d’anneaux qui faisaient une formidable chaîne.

C’est ainsi qu’après une journée de contrainte, elle écrivait le 18 août :

« M. Thonnerel est arrivé aujourd’hui. Un espion de plus attaché à ma personne ! Les vacances vont amener encore ici des hôtes et des visiteurs. Tous ces gens-là épilogueront ma conduite et chercheront à savoir quel motif engage le plus brillant officier de la garnison à venir souvent à Mauguet. Tandis que les regards curieux des femmes essayeront d’intercepter mon secret, les hommes murmureront des remarques malveillantes. Je ne pourrai pas trouver moyen d’échanger un mot avec Emmanuel, et l’on me diffamera. Quel supplice vais-je endurer !…

« Pour les femmes qui ne bornent pas leur ambition à bien réussir les confitures, la vie de province est vraiment impossible !… Une jeune fille ne songe pas assez à cela quand elle se marie. En renonçant à Paris, elle croit renoncer seulement au plaisir d’aller à l’Opéra… Elle renonce à tout ce qui fait vivre… Elle renonce à la liberté surtout, le plus grand des biens.

« Que les femmes de Paris sont heureuses ! En dépit des sujétions, il vient une heure où elles peuvent échapper à toutes les surveillances… Les places publiques de Paris sont plus solitaires que le fond de nos bois !… »

En ce moment, un grain de sable heurta la vitre d’un petit coup sec et précis comme un appel. Marguerite tressaillit et ferma instinctivement son cahier. Un second grain, puis un troisième réitérèrent le signal avec cet accent si clair et si persuasif que souvent acquièrent les bruits les plus insignifiants lorsqu’ils nous transmettent l’expression de la volonté humaine.

— C’est lui ! se dit-elle.

N’y a-t-il pas mille intonations diverses pour l’unique note produite par le choc d’un objet sur un autre ? Quel musicien pourrait traduire le langage impérieux ou suppliant de certains frappements, sur une porte close ? depuis celui qui dit : « Ouvrez-moi, par pitié ; je suis poursuivi ; la main du bourreau ou celle de l’assassin va m’atteindre… une minute encore et je suis perdu !… » ou bien : « J’ai froid ! j’ai faim ! je meurs !… » jusqu’à celui qui s’écrie avec une irrésistible puissance : « Ouvrez ! au nom de la loi ! »

Non, parfois il n’y a point d’éloquence des lèvres qui vaille le heurt d’une phalange humaine sur un panneau de sapin !

Marguerite marcha vers la fenêtre ; mais au moment de l’ouvrir, elle se souvint que les gonds rouillés grinçaient ; alors elle courut à une porte dérobée qui, de son cabinet de toilette, donnait derrière une des tourelles et sur la terrasse. Cette porte était fermée à double tour et, par hasard, la clef ne se trouvait pas à la serrure. Un mouvement d’impatience saisit madame Mauguet. — Suis-je assez garrottée ! se dit-elle en retournant à la fenêtre, en l’ouvrant avec précaution.

Cette fenêtre donnait du côté opposé à la porte du cabinet de toilette et sur le second étang. Le château, sur ce versant, n’avait point de terrasse, et les roches qui lui servaient d’assises, trempaient leur base dans l’eau ; mais une de ces roches, couverte de broussailles, pourtournait la tourelle et l’angle du château, et formait comme une petite plate-forme à quatre ou cinq pieds au-dessous de la fenêtre. C’était là qu’attendait Emmanuel. Il se fraya un chemin pour arriver jusqu’à Marguerite, à travers les genêts et les ronces.

— Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle, d’une voix étouffée, et tremblante.

— Vous voir, vous parler un instant… Voici trois jours que nous n’avons pas eu une seconde de liberté.

— Vous êtes fou… vous me perdez !… Voyez ! les fenêtres de M. Thonnerel suivent les miennes… Si, par cette chaude nuit d’été, il lui prenait envie de respirer l’air frais, et qu’il en ouvrît une, lui aussi ?

— Les volets sont fermés, la lampe est éteinte : il dort.

Et, saisissant le mur d’appui de la fenêtre, l’officier fit un mouvement comme pour le gravir et s’élancer dans la chambre.

Marguerite le repoussa par un geste instinctif.

— Non, dit-elle vivement, J’aime mieux sortir.

Elle prit une chaise et la passa en dehors en cherchant à l’assujettir sur le sol inégal de la roche.

— Quoi ? demanda l’officier, c’est par ici que vous prétendez sortir ? mais vous tomberez ! vous vous blesserez ! vous déchirerez vos vêtements aux broussailles !…

— Qu’importe !

— Mais n’y a-t-il pas d’autre moyen ?… d’autre issue ?…

— On m’a pris mes clefs… dit-elle, d’un ton bref, en mettant un pied sur la chaise et en tendant les deux mains à son amant.

Elle sauta lestement, releva sa robe et suivit les anfractuosités du rocher en s’appuyant aux murs. Emmanuel la conduisait en frémissant, car cette roche descendait à pic jusqu’à l’étang, et un pas mal assuré pouvait les précipiter tous deux.

Ils eurent vite gagné l’autre côté du manoir. Alors, par un tacite accord, ils descendirent en courant les rampes qui menaient au bois. On eût dit que, se sentant coupables, ils cherchaient l’ombre qui pouvait les cacher aux regards de leurs juges ; mais un autre sentiment faisait battre le cœur de Marguerite. C’était un ardent besoin de liberté, une soif passionnée de se soustraire, au moins un instant, à toute dissimulation. Elle était si lasse de jouer la comédie !

S’il avait fait jour en ce moment, on aurait pu voir son visage se transfigurer comme si une flamme intérieure l’eût fait resplendir. Elle s’assit sous un orme, au bout de l’étang, abandonna une de ses mains à Emmanuel, appuya sa tête sur l’autre et plongea ses regards dans l’eau comme pour y compter les reflets des étoiles.

Une profonde mélancolie succédait tout à coup au premier enivrement de la liberté, car sa raison n’était pas encore tout à fait éteinte au fond de sa conscience, et elle se disait en tremblant : Quelle sera la fin ?…

— Marguerite, murmura l’officier qui tremblait aussi en pressant la main de sa maîtresse, quel délicieux moment ! Nous voilà libres… seuls… dites-moi que vous m’aimez, Marguerite !… car si je le sens intimement, si vos yeux troublés me l’ont dit mille fois, je ne l’ai pas encore entendu de vos lèvres. Parlez-moi… je veux connaître le son de votre voix quand elle prononce des paroles d’amour…

La vicomtesse ne répondit pas.

— Voyez, reprit Emmanuel, voyez, nuls regards curieux ne nous épient, nuls visages sévères ou jaloux ne se placent en face de nous, avec un air de blâme. Ils dorment tous ceux qui n’aiment pas… la nuit et la solitude nous font rois du monde…

— Oui, je vous aime ! Emmanuel, s’écria soudain Marguerite. — À quoi me servirait-il de vous faire implorer cet aveu que mon cœur, vous crie depuis trop longtemps ? je vous aime passionnément… malgré mes devoirs que je trahis, sans les méconnaître pourtant !… malgré ma raison qui me démontre la folie de cet amour !

— Et pourquoi serait-ce une folie ? Ne vous aimé-je pas, moi aussi, de toute la richesse de mon âme… Ne sentez-vous pas que je vous appartiens comme un esclave et que vous êtes la divinité puissante dont j’attends le bonheur ?

— Je sens que je suis perdue, répondit Marguerite d’une voix profonde.

— Qu’avez-vous, ma bien-aimée ?… Que craignez-vous ?… Ne croyez-vous pas en moi ?

— Je sens que j’ai appelé la passion dans mes heures de vertige, et que la passion est venue, qu’elle me domine, que je suis maintenant sa proie, et qu’elle me tuera !

— Marguerite, vous me faites peur… D’où vous viennent ces idées sinistres…

— Eh ! croyez-vous que je ne sache pas les conséquences de cet amour sans avenir… J’ai des instants lucides à travers ma folie… Alors j’y vois clair… Je sonde le gouffre… J’ai trop de passion pour ne pas haïr mes devoirs… J’ai trop d’honneur pour les sacrifier jamais !… Je ne saurais pas mener une vie honteuse et troublée… Je saurais encore moins me résigner à vous perdre… Enfin ma vie entière est attachée à vous, et je sens que vous partirez un jour… bientôt peut-être… Et que, tandis que vous irez ailleurs, libre et fort, je resterai ici, brisée, folle !… Quand cette vision m’apparait, voyez-vous, il me semble que le néant s’entr’ouvre.

M. de Rouvré, à son tour, restait muet. Il avait peur de cette passion en même temps qu’il s’enivrait de l’orgueil de l’inspirer. Et puis, qu’aurait-il répondu aux craintes de sa trop clairvoyante maîtresse ?… Il devait partir un jour, en effet, et la laisser à Mauguet… À moins qu’il ne l’entrainât loin du toit conjugal… qu’il ne l’enlevât ?…

Cette idée lui apparut à l’improviste. Sans la creuser davantage, sans s’y arrêter avec bonne foi, il ne put résister au besoin de la faire miroiter aux yeux de Marguerite. Il voulait seulement se donner la suprême jouissance de voir l’effet de cette diabolique tentation, sur cette femme amoureuse et timorée.

— Je sais, dit-il, sous un ciel admirable, une terre fertile et fleurie… un lac plus bleu que le ciel, des montagnes aux sommets couverts de neige et au pied planté d’orangers… sur les bords du lac, aux versants des montagnes, il y a des villas pleines d’ombre et de parfums qui semblent créées pour donner asile aux amants fugitifs…

Marguerite leva la tête et plongea dans les yeux d’Emmanuel un regard aigu comme une flamme ; puis fixe, interrogateur et sévère.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? reprit-elle ; puis, sans s’expliquer davantage, elle continua : Et votre avenir, monsieur l’officier ?… Et le mariage que votre famille vous prépare à Paris ?

Si les paroles prononcées tout à l’heure par M. de Rouvré étaient une épreuve, comme la pierre qu’on jette au fond d’un gouffre pour en mesurer la profondeur, celles de Marguerite avaient alors exactement le même but et la même valeur.

— Qu’importe ? s’écria l’officier ; quel avenir d’ambitieux vaut le bonheur à deux ?… le bonheur que nous goûterions en ce moment, si nous ne nous tourmentions pas avec des chimères ?

— C’est vrai, dit la vicomtesse avec une explosion soudaine qui révéla d’un seul coup l’infini de sa passion. Il y avait dans ce cri une telle conviction, et en même temps un oubli si entier du reste du monde, qu’Emmanuel sentit l’ivresse le gagner. Un moment auparavant il jouait encore avec le cœur de sa maîtresse. Tout à coup, l’image qu’il avait évoquée pour séduire Marguerite le séduisit lui-même. Il éprouva vraiment une folle envie d’enlever la vicomtesse et d’aller épuiser avec elle, dans un coin perdu de la Suisse ou de l’Italie, les trésors de l’amour heureux.

Il y eut entre les deux amants un moment d’embarras et de silence. Ils étaient arrivés, dès l’abord, à un tel paroxysme de folie qu’ils ne pouvaient plus ajouter un mot sans faire un pas décisif dans la voie de perdition. Tous deux d’ailleurs étaient intérieurement effrayés de leur audace. L’officier craignait d’engager ainsi sa vie entière dans un moment d’ivresse, Marguerite tremblait de lui sembler trop facile à convaincre, trop éprise, trop ardente ; et puis un remords aigu lui poignait le cœur. Elle pensait à son mari, à son fils, à ses devoirs dont nulle injustice, nul mauvais procédé n’avaient dégagé sa conscience, aux exemples de vertu et de courage qui l’entouraient et qui la faisaient paraître si petite et si faible.

La fraîcheur de la nuit descendait du ciel comme pour annoncer le matin. Une brume bienfaisante voilait l’éclat des étoiles et semait çà et là des perles de rosée qui tremblaient à la pointe, des grandes herbes que faisait incliner la brise. Nul bruit, nul écho de la vie ne venait faire diversion aux rêveries dangereuses de Marguerite et d’Emmanuel. Ils se serraient l’un près de l’autre, en regardant le profil des arbres qui s’estompait dans l’eau et les larges feuilles de nénuphar qui semblaient comme des taches sur la surface brillante de l’étang. Enfin, une reinette se mit à chanter, lançant à intervalles égaux sa note mélancolique. Ce fut comme un appel qui les tira de leur contemplation.

— Marguerite, dit Emmanuel, j’ai vu les plus beaux pays du monde, et nul ne m’a ravi comme vient de me ravir ce coin de la France où je vous ai connue. Tout à l’heure j’évoquais en imagination le radieux tableau du lac Majeur, — un éblouissant saphir enchâssé dans les Alpes, comme dans une monture d’or, de bronze et d’opale. — Eh bien ! savez-vous ce qui m’est apparu ? — Votre étang sombre avec sa bordure de grands arbres, son eau verdâtre, ses contre-forts de roches grises et moussues… C’est ici, ma bienaimée, que je vous ai vue pour la première fois… — car, vous ai-je connue, alors que j’allais au parloir des dames de Sainte-Marie ?… — C’est ici, en face de nous, sous cet acacia, que vous avez rougi en me regardant, et que je ne sais quel mystérieux avertissement nous a unis dans une même émotion.

— Retournons-y, répondit Marguerite en bondissant et en entraînant Emmanuel. Oui, moi aussi, j’aime ce site depuis que nous nous y sommes rencontrés ! Ah ! pourquoi ne pas vous dire que bien des fois, déjà, j’y ai cherché le souvenir que vous venez de rappeler ? Oui, j’ai poussé l’enfantillage jusqu’à revêtir la même robe et à passer des journées entières à la même place, en vous appelant par la pensée… C’était surtout quand vous ne veniez pas… Quand je vous attendais avec la fièvre, n’osant vous attirer ni d’une parole ni d’un regard… Ah ! Emmanuel, reprit-elle avec un accent de profonde mélancolie, pourquoi ces choses et non pas d’autres ?… Pourquoi ne m’avez-vous pas aimée alors que j’étais libre… nous serions époux aujourd’hui, au lieu d’être placés entre le crime et le malheur… Dire que nous aurions pu tous deux, si la fatalité ne nous avait pas aveuglés, vivre dans une retraite comme celle-ci… nous y plaire… nous y chérir… Moi aussi, ajouta-t-elle encore, en faisant allusion à une récente ballade d’un jeune poëte déjà illustre :

    Si je n’étais captive
    J’aimerais ce pays !…

Ils se levèrent vivement pour s’enfoncer dans les allées couvertes ; le coq venait de chanter. Marguerite avait une robe blanche qui tranchait sur le fond sombre du paysage. Elle fit rapidement quelques tours au bras de son amant. Ils échangèrent une étreinte et un baiser ; puis elle dit :

— Il faut rentrer… les domestiques vont se lever. Adieu, Emmanuel, sauvez-vous.

— À demain, dit-il.

Elle glissa derrière les haies, s’accrocha aux pierres et aux broussailles, rentra dans sa chambre par la fenêtre comme elle en était sortie, retira la chaise et se jeta sur son lit, au moment où les premiers bruits du réveil se faisaient entendre dans la maison. Quant à Emmanuel, il gagna la route de Limoges par des chemins détournés, et en se demandant quel moyen il pourrait employer pour rendre plus faciles ces entrevues nocturnes. Son cœur battait avec violence, et il se disait en écoutant ce qui lui restait de prudence mondaine :

« Il faut que j’aie cette femme, ou je ferai quelque folie qui nous perdra tous deux ! »

Ce n’était pas chose facile que de renouveler cette entrevue. À mesure que l’officier en cherchait les moyens, les impossibilités surgissaient. Comment faire, en effet, pour venir de Limoges à Mauguet chaque soir, et pour s’en retourner chaque matin ? Tout se voit et tout se sait dans ces solitudes qui, dit-on, vous dérobent au monde. Il ne pouvait manquer d’être rencontré, sur les routes ou dans la campagne. On se demanderait où il allait ? d’où il venait ? — La réponse serait prompte ; et certes ! on ne penserait point que Léandre traversât le détroit d’Abydos pour une simple promenade au clair des étoiles ! D’ailleurs, il ne pouvait songer à entreprendre habituellement ce voyage à pied, et, s’il venait à cheval, que faire de sa monture pendant le rendez-vous ? La difficulté n’était pas de trouver dans le voisinage des paysans qui garderaient la bête moyennant rétribution, mais garderaient-ils aussi le secret ? Et puis, de quel droit mettre entre des mains vénales l’honneur de madame Mauguet ?

Tout en cheminant, M. de Rouvré s’impatientait de ne point voir d’issue à cette situation. Il tournait, retournait dans le cercle des impossibilités, comme les lions enchaînés dans leur gage. — Ainsi, se disait-il, quand bien même elle serait rendue, quand bien même je n’aurais plus à vaincre près d’elle un seul scrupule, je ne pourrais encore profiter de mon triomphe ! Ce n’est pas assez que d’arriver à tromper un mari, des amis, une maison tout entière, il faut que je parvienne à me cacher aux yeux des bergers, des laboureurs, des vagabonds !

Il était encore en proie à cette préoccupation dans l’après-midi, tout en lisant le journal au café de la place Royale. Autour de lui, d’autres officiers et des bourgeois, citadins ou campagnards, parlaient politique et jouaient : le cliquetis des verres, des dominos et des queues de billard frappant sur les billes, accompagnait les voix. Mais M. de Rouvré n’entendait pas plus les conversations qu’il ne suivait le sens des diatribes de la Quotidienne. Cependant, à une interpellation personnelle qui lui fut adressée, il leva la tête et tout à coup sa physionomie, assez sombre, s’éclaira du plus aimable sourire.

L’appel qui venait de le tirer de sa rêverie était celui d’un vieux capitaine qui prenait un grog à une table voisine, avec un bourgeois cossu, haut en couleur et assez bruyant. La face rubiconde de cet important monsieur parut en cet instant à Emmanuel l’image vivante de la Providence. Il avait reconnu le fils Maillot, le riche héritier de l’ancien acquéreur des terres de Mauguet. Or, ce Maillot, comme tant de provinciaux désœuvrés, quittait volontiers sa belle maison de Saint-Jouvent, pour fréquenter les lieux publics où se tenaient les militaires. Il faisait la cour aux officiers, et les invitait à venir chasser sur ses domaines et goûter ses vieux vins. Les vétérans de l’empire acceptaient quelquefois ces franches lippées, et Maillot, en revanche, se plaisait à dire devant les gens qui ne prenaient pas garde à sa vulgaire personne et à sa grosse chaîne de montre : « Mon ami le capitaine Hersent, ou le lieutenant un tel… » Emmanuel de Rouvré s’était toujours défendu contre les politesses et les invitations de Maillot, et, pour rien au monde, jusqu’alors, il n’aurait voulu l’honorer de sa compagnie. Ce jour-là il lui tendit la main comme à un vieil ami.

— De causerie en causerie, sur la chasse et les chevaux, je lui ferai renouveler son invitation, pensa-t-il soudain. J’accepterai une partie de vingt-quatre heures. Il sera fier de recevoir un noble, un ami des anciens maîtres de son père… Rien de plus facile que de retourner souvent chez lui… d’y passer deux jours… et alors, la nuit, je m’esquiverais… je me glisserais dans les landes et le long des haies… — Que diraient le vicomte et sa tante de me voir en pareille société ?… Eh, qu’importe ! pourvu que j’arrive à Marguerite !

Il avait trop d’honneur pourtant pour s’arrêter à ce parti séduisant, mais qui blessait toutes les délicatesses. Après quelques avances échangées avec le bourgeois, il reprit soudain la froideur un peu hautaine avec laquelle il l’avait toujours accueilli. Maillot fut choqué d’avoir été ainsi mis à même de renouveler ses politesses, en public, pour les voir mal reçues ; il prit en haine ce beau gentilhomme qui ne voulait pas s’encanailler, et pensa qu’il ne serait pas fâché de lui jouer quelque mauvais tour si l’occasion s’en présentait.

— Que faire donc ?… se demandait toujours M. de Rouvré. Le plus praticable et le moins compromettant lui paraissait toujours de venir de Limoges le soir, et d’y retourner le matin. S’il avait pu se faire loger à Mauguet, c’eût été bien commode, mais il n’en voyait aucune chance, et il répugnait aussi à le tenter. Enfin, comme les idées simples viennent toujours en dernier, il s’avisa de penser qu’il pourrait cacher son cheval dans un fourré depuis l’heure de son arrivée jusqu’à celle de son départ ; il se promit, d’ailleurs, d’être prudent : de venir tard et de partir de bonne heure pour éviter les rencontres ; de prendre tous les jours des chemins différents, de changer de costume, de se déguiser même. Comme cela, se dit-il en manière de conclusion, le hasard seul peut nous trahir… Eh bien ! la bonne chance y pourvoira !… Quelques semaines s’écoulèrent ainsi heureuses et troublées. Marguerite vivait dans une ivresse continuelle. L’amour la transfigurait. Malgré la dissimulation à laquelle l’habitude de se faire une vie à part dans la vie commune l’avait rompue, elle ne parvenait pas à dompter la fougue de jeunesse qui bouillonnait en elle. On lui découvrait des qualités et des beautés inconnues. Elle se mêlait à la conversation, discutait, donnait à ses toilettes de l’originalité et de la grâce, crêpait ses cheveux avec plus de coquetterie. M. de Rouvré, d’ailleurs, à l’occasion des vacances, rendait ses visites ostensibles de plus en plus fréquentes, et comment renoncer à briller à ses yeux ?

C’est pourquoi elle jetait à pleines mains, dans la conversation, l’esprit, la gaieté, la verve, les aperçus judicieux et profonds, lentement amassés pendant des années de contrainte. Le vicomte profitait avec joie de cette disposition de sa femme, pour laquelle il ressentait un goût tout nouveau, et tout différent des sentiments qu’elle lui avait inspirés jusqu’alors. Mademoiselle de Mauguet était fière de sa nièce, et se plaisait à l’entendre et à la voir ; M. Thonnerel s’étonnait ; les étrangers admiraient l’esprit et la grâce survenus tout à coup à la vicomtesse. Mais le curé et le docteur s’affligeaient en secret, car ils ne soupçonnaient que trop la cause de cette animation extraordinaire.

Qu’importaient à Marguerite l’engouement de son mari, l’admiration des visiteurs et l’inquiétude des vieux amis ? Elle aimait, elle était aimée… les journées pour elle s’écoulaient rapides et charmantes ; et, souvent la nuit, tandis que tout dormait, elle s’échappait de sa chambre, pour aller passer une heure délicieuse, à courir la campagne, au bras de son amant.

Jusque alors, nul obstacle n’était venu troubler ces rendez-vous. Au contraire, Emmanuel avait trouvé des moyens commodes de cacher son cheval, et d’aller et venir de Limoges sans être vu. Marguerite, s’arrangeait des costumes gris ou vert sombre, qui se confondaient avec les gazons et les arbres, et l’eussent dérobée aux regards, en cas d’espionnage. Seulement, elle n’avait jamais osé demander la clef de la porte de son cabinet de toilette, de peur de s’attirer des questions importunes ; le moyen de la chaise pour descendre et remonter la fenêtre lui suffisait. Elle connaissait maintenant toutes les pierres et toutes les herbes qui embarrassaient la plate-forme, et ne courait plus nul danger de se précipiter.

Ces promenades, devenues habituelles, suffisaient à Marguerite, mais elles exaspéraient, au contraire, la passion d’Emmanuel. Il s’impatientait des lenteurs que mettait à se donner cette maîtresse ardente et fière, et s’en voulait à lui-même d’attendre si longtemps une victoire complète.

Cependant, le fruit était mûr, et la moindre secousse devait le faire tomber. Malgré la résolution qu’elle avait prise de ne point installer l’adultère au foyer conjugal, Marguerite appartenait trop à Emmanuel par le cœur pour pouvoir, à un moment donné, lui disputer sa personne. Si elle demeurait pure encore, elle le devait autant au respect de son amant qu’à ses propres forces.

Une nuit qu’il devait venir, la pluie tombait à torrents. Elle l’attendait à sa fenêtre, le cœur frémissant de désirs inavoués et de vagues terreurs, les yeux plongés dans le ciel noir, ou abaissés vers l’étang plus sombre encore, sur lequel clapotaient, avec une régularité monotone, les larges gouttes d’eau. De temps en temps, elle sursautait comme si un léger bruit lui eût annoncé l’arrivée de cet amant adoré, puis, elle se prenait à le craindre autant qu’à l’espérer.

— Il ne viendra pas par cet orage, se répétait-elle ; et cependant elle demeurait debout, la main sur l’espagnolette de la fenêtre, l’oreille tendue, l’œil fixe.

Il apparut tout à coup ruisselant de pluie.

— Comment, c’est vous ! par ce temps, et en cet état ?…

— Ne comptiez-vous pas sur moi ? dit-il, en indiquant du regard la fenêtre ouverte et la mante et le capuchon dont Marguerite était enveloppée.

Elle rougit.

— Qu’eussiez-vous pensé si je n’étais pas venu ? reprit-il en escaladant la fenêtre.

Dès qu’il fut entré, elle la referma précipitamment, tremblante d’amour et de honte.

Il était donc là, seul avec elle, au milieu de la nuit, et dans cette chambre où elle avait tant rêvé de lui !… « Ton heure est venue, malheureuse affolée, » disait en elle une voix sévère et puissante qui lui semblait celle d’un juge inexorable : « Roule au fond de l’abîme dont tu as cherché le bord ! »

« Que de nuits solitaires et froides tu as passées dans cette chambre » murmurait une autre voix plus faible, mais séduisante connue une musique… « l’attente est longue… ta jeunesse n’a plus qu’un jour, l’amour est délicieux : sois heureuse Marguerite !… » Cependant elle voulait surmonter son trouble et trouver moyen de sauver la situation.

— Quelle folie que de vous être ainsi exposé à la pluie, dit-elle, il faut vous sécher tout de suite. Je vais allumer le feu, qui est tout préparé dans la cheminée, depuis la fin de l’hiver dernier.

— Pourquoi donc ? reprit l’officier, je n’ai pas froid. Les pluies d’orage sont tièdes. D’ailleurs, ne perdons pas à souffler sur des bûches, les heures trop rapides que nous avons à passer ensemble.

— Je veux que vous vous séchiez. Ôtez d’abord votre manteau, et roulez-vous dans ce châle. Je l’exige, Emmanuel ! et vous allez voir la belle flambée.

Marguerite saisit une bougie et l’approcha du foyer.

— Laissez-moi faire, alors, s’écria Emmanuel en l’arrêtant.

Ils se disputèrent un instant ces soins de ménage. Enfin la flamme brilla, et les bourrées pétillantes envoyèrent vers les amants des fusées d’étincelles. Emmanuel fut établi dans une bergère, malgré ses protestations, et son manteau étendu sur deux chaises au devant du foyer.

Alors l’embarras recommença… Marguerite chercha des sujets de conversation et n’en trouva pas. Emmanuel fixa sur sa belle maîtresse des regards ardents et profonds.

Tout à coup… est-ce un bruit fortuit ?… un craquement dans les boiseries… un battement de volet secoué par le vent ?… Mais non !… Marguerite ne se trompe pas… elle entend marcher dans les corridors… elle entend les portes s’ouvrir et se fermer avec précaution…

— Écoutez ! murmura-t-elle d’une voix étranglée par la terreur.

Les deux amants demeurèrent un moment immobiles et glacés en face l’un de l’autre…

À travers les gémissements du vent et les bruits sourds de l’intérieur, ils distinguèrent le trot d’un cheval, sur le chemin vicinal qui bordait l’autre rive de l’étang.

Il y eut une seconde d’un indicible effroi. Emmanuel courut à la fenêtre en saisissant à la hâte son manteau mouillé.

— Vous serez vu ! s’écria la vicomtesse en le retenant… Et d’ailleurs il y a de la lumière dans les chambres ! regardez les reflets des fenêtres sur l’eau ! Leurs yeux se rencontrèrent pleins d’angoisses et d’incertitude. Les pas se dirigeaient vers l’appartement de madame de Mauguet.

— C’est la honte, dit-elle… Emmanuel, cachez-vous !

Elle le poussa dans le cabinet, l’enferma, et mit la clef dans sa poche au moment où l’on frappait à la porte de sa chambre.

D’un rapide coup d’œil elle s’assura que rien ne trahissait la présence d’Emmanuel, puis elle marcha vers la porte comme on marche au feu.

— Ouvrez donc, madame ! c’est moi, dit la voix de Myon avec un accent d’impatience.

La colère remplaça soudain la terreur dans l’âme frémissante de la vicomtesse. Elle poussa vivement le verrou.

— Que voulez-vous, s’écria-t-elle avec hauteur.

— Mais, dit Myon, interdite par cet étrange accueil, c’est mademoiselle de Mauguet qui m’envoie réveiller madame la vicomtesse…

— Eh bien ! que veut mademoiselle de Mauguet ? reprit Marguerite d’un ton contenu, car elle avait compris à la réponse de la vieille servante que sa colère tombait à faux.

— Madame, M. Pierre tousse beaucoup… et mademoiselle vient d’envoyer chercher le docteur… elle craint que ce ne soit le croup…

— J’y vais ! s’écria la vicomtesse avec une vivacité où un observateur aurait pu deviner autant de soulagement que de consternation.

Elle s’enveloppa sans savoir pourquoi, car il faisait chaud et elle était tout habillée, dans ce châle encore humide d’avoir touché les vêtements d’Emmanuel, et suivit la servante.

Mais la frondeuse Myon avait eu le temps de remarquer le feu qui flambait à l’âtre par cette nuit d’été, le désordre des meubles, et les traces de pas mouillés sur le plancher.

— Madame ferait mieux de dormir que de passer les nuits dehors, surtout quand il pleut, grommela-t-elle, en marchant devant, pour éclairer le corridor.

— Madame n’a d’observation à recevoir de personne ! répliqua vertement la vicomtesse.

— Madame vit comme elle veut, cela ne regarde qu’elle et ses parents.

Marguerite s’arrêta et lança sur Myon un terrible regard d’interrogation et de défi.

— Madame prendra du mal, voilà tout, fit la servante, encore une fois démontée, en ouvrant la porte de la chambre où couchait le jeune Pierre, avec sa grand’tante.

En voyant son fils soutenu par le vicomte et par Jeanne, tandis qu’il toussait d’une voix étouffée, Marguerite sentit au cœur cette crampe douloureuse qui saisit toujours une mère à la vue de son enfant souffrant. Quelles que soient alors les préoccupations d’une femme, ou les passions qui la secouent, il se produit en elle une sorte de commotion demi-physique qui, pour un instant au moins, surmonte tout.

Elle s’approcha du lit, mais se tint aux pieds, puisque son mari et sa tante gardaient le chevet. Quand on lui eut dit, en quelques phrases, coupées par les accès de toux du petit malade, comment le croup s’était déclaré, elle voulut s’empresser à préparer les tisanes ; mais, Myon qui gouvernait les pots et les théières, ne la laissa toucher à rien. Elle revint près du lit, s’assit, et regarda tristement son fils, tandis que Jeanne commandait et dirigeait le traitement en attendant le docteur Margerie. Cependant tout à coup, cette inutilité, où elle se sentait réduite, l’indigna, la colère et les émotions de tout genre n’étaient pas encore assez étouffées par l’inquiétude et la douleur, pour ne pas se réveiller à cette blessure.

— Pourquoi donc, dit-elle à Myon, n’osant s’adresser à Jeanne, pourquoi donc, quand mon fils est malade, suis-je avertie la dernière ?…

— C’est-à-dire, reprit mademoiselle de Mauguet avec un ton plein en même temps de fermeté et de douceur, que vous êtes venue la dernière, Marguerite ; puis, soudain, dans la crainte de donner à cette observation la valeur d’un reproche, la bonne créature ajouta : — Vous habitez à l’autre extrémité du château ; comment auriez-vous pu entendre Pierre tousser ?… tandis que Charles, dont la chambre est contiguë à la mienne, s’est trouvé là tout de suite. Je vous ai envoyé Myon dès que j’ai eu de l’inquiétude.

Marguerite n’avait rien à répondre et ne pouvait se plaindre de personne ; elle se tut, en attendant le docteur, qui ne devait pas tarder à arriver.

La gorge de l’enfant cependant, s’embarrassait de plus en plus ; les tisanes lui devenaient difficiles à avaler. Jeanne le regardait avec une angoisse inexprimable. On eût dit, à la voir debout devant ce petit lit, les yeux fixes, l’oreille tendue, la respiration arrêtée, que sa vie entière était attachée à cette frêle vie, qui, faute d’un secours rapide, allait peut-être s’éteindre. C’est que ce berceau, en effet, renfermait toutes ses espérances ; sur cette jeune tête, elle avait posé son dernier amour et le but de tous ses dévouements. Pierre de Mauguet, heureux, bien portant, riche, intelligent, grand seigneur par sa naissance et sa fortune comme par sa valeur personnelle, n’était-ce pas le résultat de cinquante années de luttes et d’efforts ? le prix de son cœur offert en holocauste sur l’autel de la famille ? le triomphe auquel d’autres êtres, pleins de valeur, avaient immolé leur bonheur terrestre ?…

Quel trésor ! parfois, qu’un enfant ! combien d’amour et de sacrifices se sont réunis autour de cette petite créature vagissante que le moindre accident peut détruire ? Il vit à peine, et déjà, des femmes brillantes, des hommes puissants et forts sont ses esclaves et l’adorent à genoux. N’est-il pas l’Avenir ?… l’Avenir ! ce magique horizon sur lequel nos yeux se reposent pour ne pas voir le triste présent !… L’Avenir ! sur lequel nous comptons pour payer toutes nos déceptions, tous nos dégoûts, toutes nos douleurs !… il apparaît, autour de ce jeune berceau, comme une auréole de vapeur lumineuse et diaprée, dans laquelle dansent les fées propices. Rien ne se définit, dans ces espérances radieuses ; aucuns contours ne s’arrêtent, dans cette vision enchanteresse : c’est vague, c’est immense, c’est riche comme l’infini !

On ne se dit pas : « Il sera beau d’une telle beauté ; il aura un tel génie ; il arrivera là ; » car il faudrait aussi pouvoir admettre qu’il mourra un jour. Non. L’imagination humaine lasse des buts déterminés, avide de bonheur sans limites et d’éternité, parce que c’est l’héritage dont son créateur lui a donné soif, se plaît à lancer ses rêves au delà de toutes les bornes.

« — Il sera dieu ! » pense la mère, en regardant son nouveau-né !

Et lorsque toutes les aspirations, toutes les tendresses d’une créature ont été étouffées au profit d’une seule aspiration et d’une seule tendresse, alors, combien d’intensité doit acquérir ce sentiment suprême ? Jeanne aimait cet enfant, comme on aime ce qui doit payer tout l’arriéré de la Providence pour une vie de sacrifices. Elle tremblait en tenant sa petite main moite, et deux larmes descendaient lentement sur ses joues flétries. Ces deux larmes, sur ce visage austère et calme, racontaient une immensité de douleurs.

— Enfin ! voilà Margerie ! vint dire à la porte M. Thonnerel, qui, depuis une demi-heure, guettait sur la route l’arrivée du médecin. Il ajouta en réponse à un regard d’angoisse de mademoiselle de Mauguet :

— J’ai un cheval prêt, pour courir à Limoges, dans le cas où Margerie n’aurait pas, chez lui, les médicaments qu’il faut.

— Mais j’irai, moi ! s’écria vivement le vicomte. En deux heures, je puis faire la course.

Marguerite eut un frisson de remords, en songeant qu’il y avait près de là, honteusement caché dans sa chambre, un homme jeune et agile qui faisait toutes les nuits cette route pour trahir un ami et perdre une femme, et qui resterait blotti dans sa cachette, tandis que le père abandonnerait, pour courir chercher du secours, le lit de son fils mourant.

Le docteur était entré tout ému, tout ruisselant, car il pleuvait encore, et aussi vite que le permettaient les années. Il saisit le pouls du petit malade, écouta sa toux étranglée, l’ausculta et pâlit.

— Il est trop tard ?… demanda Jeanne épouvantée.

— Non, mais il faut agir vite… Éloignez-vous tous… donnez de l’air… bien !… — Maintenant dans quoi vais-je administrer l’émétique ?

On lui tendit une tasse de tisane, il prépara le médicament et le présenta au malade qui le repoussa en pleurant.

— Madame la vicomtesse, venez m’aider !

Marguerite s’élança ; mais Jeanne était arrivée la première, et les regards attendris et suppliants de l’enfant se tournaient vers elle.

La mère se recula, toute pâle, et avec une blessure de plus au cœur.

En ce moment, tandis que Jeanne penchée vers son petit-neveu, lui présentait la potion en l’embrassant et en le priant ; tandis que Pierre, magnétisé par cette tendresse, se laissait convaincre, approchant et reculant, tour à tour, ses lèvres blémies de la tasse, un horrible vertige saisit madame de Mauguet. Elle revit, par une apparition rapide, son amant amoureux et suppliant… Elle eut un bourdonnement de sang dans la tête et il lui sembla qu’un démon lui soufflait à l’oreille :

— Si cet enfant mourait, qui donc t’empêcherait de fuir cette maison où tu es étrangère, où personne ne t’aime, pour aller ailleurs ?… être heureuse… aux bras d’Emmanuel ?…

Ce fut un éclair, et l’horreur d’une telle pensée lui vint aussitôt que la pensée même. Elle tomba sur ses genoux, cacha son visage dans ses mains en sanglotant, et se mit à prier, pour la première fois peut-être depuis les jours de son enfance.

Quand elle se releva, elle vit une personne de plus dans la chambre. C’était l’abbé Aubert, qui avait suivi de près le docteur. Il la regardait, d’un regard plein d’étonnement et d’espoir, et semblait se dire que la grâce touchait enfin cette âme égarée. Marguerite rencontra les yeux du prêtre et rougit. Son orgueil n’était pas encore vaincu, car elle en éprouva une sorte d’impatience et de mauvaise honte, comme si, dans une lutte, elle eût, par un mouvement de défaillance, laissé deviner sa faiblesse à son adversaire.


V

L’état de Pierre de Mauguet demeura incertain pendant la fin de la nuit et les premières heures de la matinée.

C’était un spectacle touchant que celui de cette chambre, d’une simplicité presque monacale, où se groupaient, autour du lit d’un enfant malade, ces vieillards et ces jeunes gens, unis dans une même angoisse et dans une même prière.

Louis Thonnerel le vieux conseiller d’État, le curé de Saint-Jouvent et le docteur Margerie n’avaient-ils pas aussi apporté à l’avenir de cette chère créature leur contingent de sacrifices, de travaux et de soins. Il était leur enfant à tous, ce petit Pierre jusqu’alors si bien portant, si intelligent et si gai !

Ils parlaient bas, et seulement pour se communiquer leurs observations au sujet de la toux qui changeait peu à peu de caractère ; et, dès que l’enfant paraissait s’assoupir, ils se consultaient seulement du regard. Mademoiselle de Mauguet surtout, et Louis Thonnerel le couvaient des yeux comme s’il eût été leur petit-fils. Le vicomte restait inquiet et triste, malgré le mieux qui se déclarait, car il se disait que ce fils, seulement, assurait l’avenir de sa famille et de sa maison. La vicomtesse avait le cœur déchiré par l’inquiétude et le remords.

Seule, cependant, parmi tous, elle gardait en elle-même une obsession étrangère.

« Comment faire évader Emmanuel ? » se disait-elle. Les domestiques étaient éveillés. Ils allaient et venaient dans la maison. Le jour commençait à poindre. De minute en minute, les difficultés devenaient plus grandes. Et puis les phrases de Myon retentissaient encore à ses oreilles, avec mille intonations cruelles. Elle craignait d’être épiée. Et, lorsqu’elle pensait à quitter cinq minutes la chambre de Jeanne pour courir mettre son amant en liberté, elle craignait plus encore d’être découverte.

« Ne le suis-je pas déjà ? » se demandait-elle en se répétant, pour la centième fois, les paroles aigres de la vieille servante.

Toutefois, elle se dit que le dernier moment où elle pouvait encore essayer de faire sortir Emmanuel était venu, et que, si elle attendait davantage, il serait trop tard ; alors il faudrait évidemment attendre encore jusqu’à la nuit suivante. Elle eut peur aussi qu’il ne manquât de patience, et ne fit quelque imprudence. Enfin, elle pensa que, si M. de Rouvré demeurait enfermé jusqu’au soir, il voudrait être payé de ce supplice…

Ces raisons la déterminèrent à tenter l’entreprise. Elle se leva, s’esquiva discrètement, pendant un repos de son fils, et courut à sa chambre, sur la pointe des pieds, ouvrant et fermant les portes avec mille précautions, dans la crainte d’attirer l’attention des domestiques. Elle atteignit la sienne sans avoir rencontré personne, et elle poussait un soupir d’allégement en tournant doucement le bouton de la serrure quand, tout à coup, elle se trouva comme prise au piége par la redoutable Myon, qui éteignait le feu, balayait les cendres, et rangeait les bergères dans leurs coins respectifs.

Elle s’arrêta court, changea de visage et demeura un instant interdite. Puis, elle ouvrit une armoire et feignit d’y chercher quelque chose pour donner un but à son entrée, tout en prenant le temps de se remettre.

— Je suis venue éteindre le feu qu’avait allumé madame la vicomtesse, dit Myon. Les tisons n’auraient eu qu’à rouler sur le plancher ! et puis, le vent repousse la fumée, qui, en suivant le corridor, pourrait entrer dans la chambre de Mademoiselle et faire tousser davantage le cher enfant…

— C’est bien, dit la vicomtesse.

— Madame cherche quelque chose ?

— Oui ; des mouchoirs.

— Ils seront peut-être dans l’armoire du cabinet de toilette ?…

Marguerite eut le frisson de la petite mort. — Je suis perdue !… pensa-t-elle, ou plutôt, c’est pis encore : je suis à la discrétion de cette femme, qui me le fait cruellement sentir.

Madame de Mauguet sortit sans répondre. Tout ce qu’elle put faire, ce fut de dissimuler son trouble et sa colère. Elle rentra dans la chambre de Jeanne, et se mit à pleurer de honte et de douleur.

— Qu’avez-vous, Marguerite ? lui dit son mari, en s’approchant d’elle et d’une voix attendrie. Pierre va mieux. Voyez ! le docteur n’attend plus qu’un dernier indice pour proclamer qu’il est sauvé !

Elle eut un frisson et balbutia quelques paroles vagues.

— Vous avez été éveillée en sursaut par cette brutale Myon ! La fraîcheur du matin vient de vous saisir, reprit-il en serrant lui-même, autour d’elle, ce châle qui la brûlait comme une robe de Nessus.

Elle se leva, n’y tenant plus, et se dirigea vers le lit de son fils.

— L’enfant est véritablement hors de danger, madame, dit le docteur Margerie ; si vous souffrez, vous pouvez sans remords prendre un peu de repos ; nous sommes tous là pour veiller sur lui.

— Non, répondit-elle enfin, en dévorant ses larmes ; je resterai, quoique, en effet, je sois bien inutile…

— Inutile, Marguerite ! vous ? sa mère ?… le docteur veut dire que nous vous suppléerons en cas de nécessité, s’écria le vicomte en approchant, pour sa femme, auprès du lit de Pierre, un fauteuil de paille, le seul qu’il y eût dans la chambre.

Marguerite s’assit et s’accouda sur le lit. Elle était fort pâle et ne pouvait dominer un tremblement nerveux qui secouait ses mains et contractait ses lèvres. Jeanne, M. Thonnerel, le curé, lui prodiguèrent les paroles affectueuses tour à tour. M. Margerie l’engagea sérieusement à s’aller mettre au lit. Mais ces soins et cette tendresse lui firent plus de mal encore.

— Ne vous occupez pas de moi, je vous en prie, répondit-elle simplement. Je n’ai rien. Tout à l’heure, quand Pierre ne toussera plus, je serai tout à fait remise.

Cependant, il lui semblait que son heure suprême allait sonner, lorsqu’elle entendait, dans le château, les bruits ordinaires de la journée : elle pensait que les domestiques faisaient les chambres et qu’ils trouveraient peut-être moyen d’ouvrir, sans la clef, la porte de son cabinet de toilette. La fièvre la dévorait, elle perdait le sentiment de la vie réelle ; ses yeux et son esprit se troublaient comme si elle avait vu la hache du bourreau suspendue sur sa tête.

On apporta une collation vers les midi. Comme la toux de Pierre cessait d’être alarmante, tout le monde se mit à table avec cette sorte de bien-être qui suit le soulagement, après les grandes crises. Marguerite, cependant, ne pouvait manger ; elle lançait des regards inquiets autour d’elle, en s’efforçant de saisir un moment propice pour glisser dans sa poche un morceau de pain, qu’elle destinait à son amant. Elle y parvint enfin, vers la fin du repas. Alors, elle ne songea plus qu’à profiter du temps où Myon mangerait à son tour, pour courir à sa chambre.

Tout à coup, on frappa discrètement à la porte, et M. de Rouvré lui-même entra. Tout le monde se leva pour le recevoir, et répondre à l’empressement qu’il témoignait de savoir des nouvelles du jeune malade. Madame de Mauguet s’était levée aussi avec les autres, mais comme poussée par un ressort. Pâle, les yeux hagards et démesurément ouverts, la voix arrêtée par la terreur, elle regardait l’officier comme le spectre de son déshonneur. Son premier mouvement, dès qu’elle put concevoir une pensée, fut de chercher Myon à côté de lui : l’accusateur public à côté des preuves du crime.

« Elle lui a ouvert, et elle me l’envoie… comme un témoignage de mépris…, ou comme une menace…, se dit Marguerite en chancelant, et frappée au cœur. »

Elle se trompait pourtant. Si Myon avait une instinctive méfiance, si elle soupçonnait vaguement quelque chose de malsain dans les allures singulières de la vicomtesse, elle était à cent lieues de supposer que sa maîtresse eût un amant, et que cet amant eût passé la nuit dans la maison.

— J’ai démonté la serrure de la porte de la tour avec vos ciseaux, lui souffla M. de Rouvré dans l’oreille, au moment où ils se penchaient tous deux en même temps sur le lit de Pierre.

— Ah ! fit-elle par un soupir de délivrance, et en se penchant davantage pour cacher le rouge qui lui montait au front.

— Vous remettrez les vis, ajouta-t-il vivement ; puis, en voyant que personne en ce moment n’était à portée de les entendre, il continua : — J’ai pris l’empreinte… demain, j’aurai une clef…

— Ne venez pas ! s’écria Marguerite, révoltée par l’horreur de prendre en face de son fils un pareil rendez-vous.

— Quoi donc, maman ? demanda le petit Pierre, qui fut tiré de sa somnolence par cette réponse impétueuse.

— Rien, mon enfant chéri. Repose-toi : dors, répondit la mère avec une caresse.

L’enfant guérit, et, deux jours après, tout était rentré, à Mauguet, dans l’ordre accoutumé. On y menait cette bonne vie de famille qu’envient tant les êtres déclassés, les vieux célibataires oubliés par la débauche. On s’y aimait dans la paix ; on jouissait des travaux et des soins continués pendant vingt-cinq ans. La présence de Louis Thonnerel, l’admirable ami, faisait le charme du tranquille intérieur créé par Jeanne de Mauguet ; les visites fréquentes du jeune officier y jetaient un peu d’animation ; la beauté de la vicomtesse l’éclairait comme un rayon de soleil, et le gentil babil du petit Pierre semblait un chant d’oiseau printanier, un gai ramage de pinson au milieu d’un beau jour d’été.

Seulement, on s’inquiétait un peu d’un refroidissement qu’avait gagné le docteur Margerie dans sa course empressée, par une nuit pluvieuse, et qui le retenait au lit avec la fièvre.

Marguerite, rudement secouée par les angoisses qu’elle avait endurées pendant cette fatale nuit, effrayée du précipice creusé sous ses pieds par cette passion, et dans lequel peu s’en était fallu qu’elle ne tombât, Marguerite, encore bourrelée de remords et de honte, se défendait provisoirement contre les occasions de chute. Elle tenait à distance les enivrements de la passion, et ne voulait plus se hasarder aux entrevues nocturnes avec son amant. Quelques causeries rapides, pendant les tête-à-tête fortuits qu’arrangeait le hasard, suffisaient alors à leurs épanchements. Mais, si la vicomtesse, au moment de franchir la dernière barrière, se reculait soudain par un mouvement d’effroi, elle ne renonçait pas pourtant à l’amour d’Emmanuel. Il n’était plus temps pour elle de se retenir aux branches du rivage. Le courant l’emportait.

M. de Rouvré, au contraire, s’irritait des obstacles, après s’être irrité des lenteurs de sa maîtresse : toutefois, il se tenait pour certain de la victoire à la première occasion, et ne voulait pas violenter, par ses emportements, les derniers scrupules de la conscience.

Telles furent les causes qui suspendirent la marche des événements, après l’accès de croup de Pierre de Mauguet.

Cependant la maladie du docteur Margerie prenait de la gravité et répandait de la tristesse dans la petite société du château. On se souvenait trop qu’il l’avait gagnée au service de la famille. Et puis, il comptait soixante-huit ans, et, à cet âge, une indisposition qui se prolonge devient vite inquiétante. D’abord, M. Thonnerel et le curé s’étaient empressés auprès de son lit ; bientôt Jeanne et Marguerite y passèrent leurs journées.

On l’aimait tant, ce brave docteur, qui, depuis plus d’un demi-siècle, était venu apporter dans le petit cercle le contingent de sa bonne humeur et de son affection ! qui avait donné son dévouement et ses soins à quatre générations ; qui semblait une vivante chaîne entre le passé et le présent !

Enfin, une fluxion de poitrine se déclara, et malgré les soins multipliés de sa femme, de Jeanne et de Marguerite, malgré les secours de toutes sortes amenés par M. Thonnerel et l’abbé Aubert, malgré les prières de Pierre, à qui l’on avait appris de bonne heure la reconnaissance, le bon docteur succomba.

Ce fut un deuil profond à Mauguet, un vrai deuil de famille. Jeanne ramena la veuve au château et l’y installa. Marguerite s’habilla de noir comme sa tante. On s’enferma pour pleurer, et un mauvais portrait du docteur, le seul qui subsistât, fut placé au salon avec ceux des ancêtres.

M. de Rouvré sentit qu’il devait cesser ses visites pendant quelque temps. La vicomtesse elle-même, d’ailleurs, était sincèrement affligée. Bien qu’elle eût moins de raisons, pour pleurer, que sa tante et son mari, elle n’oubliait pas que le docteur avait sauvé son fils. Jamais, depuis dix ans, la moindre discussion, la plus légère hostilité n’était venue troubler la douceur de leurs relations. Elle ne controversait point avec lui comme avec le curé ; elle ne lisait point habituellement le blâme dans ses yeux. Quand il ne fut plus là, elle se souvint de tous ces détails et pensa, pour la première fois, qu’elle aurait pu s’en faire un ami.

Ses regrets, cependant, s’émoussèrent vite, comme s’émoussent toutes les tristesses, quand on est jeune et que le cœur vit au delà du présent et n’a point encore de passé. Il n’en fut point de même de ceux de mademoiselle de Mauguet, du curé, de Louis Thonnerel.

Ils avaient un passé, eux. — Un passé déjà long… Cette mort, c’était le premier anneau qui se rompait dans la chaîne de leur vie ; le premier coup de cloche qui leur annonçait la fin de tous les travaux, de tous les amours, de toutes les espérances terrestres. Ils se comptaient et ne se trouvaient plus que trois qui avaient vu le siècle fini et traversé le grand orage social des temps modernes.

Ce sont les souvenirs qui vieillissent l’âme. Quand on compte dans son cercle deux ou trois places vides ou qu’on appelle en vain d’anciennes amitiés, on sent que le Temps a passé sur vous sa main sèche et froide. Une mort qui vient rompre un faisceau d’amitiés, c’est comme une scission qui partage les époques de la vie. On date les événements de cette mort comme d’une hégire. Pour Jeanne, l’abbé Aubert et le conseiller d’État, ils avaient jusqu’alors compté en partant du retour à Mauguet ; désormais, cette ère était close, et ils en commençaient une autre.

Une autre, plus sombre, qui n’aurait pas pour compagne la jeunesse et l’espérance ; plus courte aussi, car vingt-cinq années ne s’écouleraient pas, avant qu’un nouveau vide ne se fît entre eux.

Ils se regardaient en songeant à cela, et, lorsqu’ils se demandaient qui partirait le premier, une larme leur tombait sur le cœur.

Quinze jours s’écoulèrent dans la solitude et la retraite absolue. C’était pour la veuve et les vieux amis la première étape des regrets. Pour Marguerite, c’était la fin du chagrin et le commencement de la mélancolie. Elle songeait à son amant qu’elle n’avait pas vu depuis si longtemps, et se disait : — Que fait-il ?… Où s’écoulent ses journées ?… ses nuits ?… Il m’oublie peut-être…

De son côté, l’officier ne supportait qu’avec peine ces nombreux jours d’exil. Enfin, il risqua une visite de condoléance qui fut courte et ne lui donna pas moyen d’échanger, même un signe, avec sa maîtresse.

Cette vie ne pouvait durer. Tandis que M. de Rouvré n’osait rien entreprendre de peur de heurter les délicatesses de Marguerite, celle-ci commençait à trouver odieux le joug de cette douleur qui ne finissait pas. Sans se l’avouer, elle aspirait à sortir de cette atmosphère de deuil. À certains moments, la nature humaine, pleine de sève et de vie, se révolte contre la peine et se refuse aux larmes.

Elle en était là, quand un soir, le grain de sable, cet éloquent grain de sable qui triomphait soudain de toutes choses, vint sonner sur la vitre son impérieux appel.

Elle bondit joyeuse jusqu’à la fenêtre et s’élança dehors, de peur qu’Emmanuel ne voulût entrer. Tous deux coururent vite, jusque dans les allées couvertes, le cœur frémissant d’amour et de bonheur.

« Enfin !… » s’écrièrent-ils en même temps quand ils furent hors de vue.

On était arrivé au commencement d’octobre. Les nuits devenaient fraîches, presque froides, mais qu’importe ! Celle-là fut belle entre les belles. La joie de se revoir sans contrainte, après tant de traverses, fit oublier tout. Ils ne voulurent même pas songer aux moyens d’assurer leurs rendez-vous. C’eût été rappeler le passé ou engager l’avenir.

Deux nuits encore ils renouvelèrent ces promenades : deux nuits éclatantes d’étoiles et de clair de lune ; de ces splendides nuits d’automne où la lumière nage dans la vapeur et semble éclairer les magiques horizons du pays des fées. Peu à peu, ils avaient étendu le cercle de leurs courses. Ils dépassaient les entours du château et traversaient les landes et les châtaigneraies. Souvent Marguerite avait reconduit Emmanuel jusqu’à son cheval, qu’il attachait au coin d’un bois, dans une masure abandonnée, puis Emmanuel revenait sur ses pas pour la reconduire à son tour.

Cette nuit-là ils recommencèrent plusieurs fois le même manége. C’était une si belle nuit !… La lune jetait à travers les clairières de telles nappes de lumière ! les gouttes de rosée brillaient tant à la pointe des bruyères ! les bouleaux à troncs blancs et à feuilles tremblantes balançaient si élégamment leurs panaches au souffle de la brise !… D’ailleurs les belles nuits allaient devenir rares… Ils avaient bien des choses à se dire… Qui savait au juste quand ils pourraient se revoir ? Et puis Emmanuel voulait obtenir la permission de se servir de cette clef de la tour qu’il avait fait faire… Marguerite refusait, malgré les nécessités évidentes de se créer un nouveau moyen de réunion, et malgré les bonnes raisons que donnait Emmanuel, pour démontrer combien celui-là diminuerait les dangers et faciliterait l’évasion en cas de surprise.

Tout à coup, la parole s’arrêta sur leurs lèvres et ils frissonnèrent en même temps. Ils venaient d’entendre derrière eux comme un froissement de feuilles et de branches. Ils se retournèrent et crurent voir, à travers les arbres, s’agiter une ombre ; puis, quand, saisis de terreur et s’interrogeant d’une muette étreinte, ils eurent fait quelques pas, les branches agitées s’entr’ouvrirent et livrèrent passage à l’ombre, qui s’enfuit en courant.

— C’est quelque bête fauve, dit Emmanuel pour calmer les alarmes de sa maîtresse, qui se vit sur-le-champ dénoncée, livrée par quelque espion subalterne à la malignité publique.

— Ou plutôt, reprit-elle, c’est un braconnier qui tendait ses collets…

— Eh bien ! quand même ce serait un braconnier, qui vous dit qu’il nous a vus, et reconnus, surtout ? d’ailleurs, il aura peur de nous, autant que nous de lui…

— Pourvu que nous ne soyons pas le gibier qu’il chasse, ce braconnier-là !

Ils revinrent vers le château en suivant des chemins détournés, et en étouffant le bruit de leurs pas dans l’herbe. Le clair de lune, si beau, qui tout à l’heure les ravissait, leur était devenu insupportable. M. de Rouvré cherchait de tout son pouvoir à rassurer Marguerite en lui démontrant que cette rencontre n’était qu’un coup de hasard, mais il était inquiet.

— En tous cas, dit-il, j’irai demain à Mauguet, dans la journée, faire une seconde visite. Prévenez-moi par un signe ou un billet, si vous croyez avoir un vrai sujet de crainte.

Cependant, lorsqu’ils furent arrivés au bord du bois, ils se séparèrent. Emmanuel n’osa pas se risquer en pays découvert, à côté de la vicomtesse, par cette nuit éclatante. Il lui laissa regagner seule le château, tandis qu’il surveillait les alentours.

Rien ne parut ; la silhouette seule de Marguerite qui traversait un pré couvert de vapeur se dessinait sur le paysage. Bientôt l’officier la vit disparaître dans les grands arbres qui entouraient le château et les étangs. Il partit à son tour, en se disant à lui-même :

« C’était un renard… un chien errant… ou bien un chasseur en maraude… Mais certainement la rencontre était fortuite… car personne dans le voisinage ne peut avoir de soupçon… et ceux qui ont le droit de surveiller Marguerite ne s’enfuiraient pas en me voyant… »

La vicomtesse se glissa contre les chênes, gagna la terrasse, puis la plate-forme. Mais, soudain, arrivée devant sa fenêtre, elle poussa un cri, s’arrêta court et faillit tomber à la renverse dans l’étang ; puis elle demeura immobile devant cette fenêtre comme la vivante statue de la terreur.

Pourtant elle ne voyait en face d’elle aucune figure encadrée dans le châssis de la croisée ou se dessinant dans la pénombre. Seulement, la chaise dont elle se servait pour descendre et remonter n’était plus là sur la plate-forme, et le dossier en apparaissait à l’intérieur, au bord de l’appui de la fenêtre. Ce dossier, que le clair de lune détachait par une ligne lumineuse sur le fond sombre, semblait de feu à Marguerite. Elle croyait y voir l’empreinte d’une main accusatrice et vengeresse. Ce simple changement disait si bien :

« Vous êtes découverte, madame… et si je voulais, vous seriez perdue… J’ai pitié de vous et je laisse à votre portée le moyen de rentrer dans votre chambre. Haussez-vous un peu sur la pointe des pieds… retirez la chaise… remontez… bien !… Mais il y a un œil qui vous a vue sortir et qui vous voit rentrer honteuse et confondue ! »

Marguerite se jeta sur son lit en proie à une affreuse anxiété. Cette fois, le doute n’était plus possible. Il fallait envisager franchement la terrible situation et prendre un parti.

« Qui m’a surprise ? se dit-elle ; et que dois-je faire ? »

À cette heure, qu’elle ne se trouvait plus en présence de son fils mourant, la peur de la honte fut aussitôt doublée de l’instinct de la défense.

« Est-ce mon mari ? continua-t-elle ; non !… il n’aurait pas eu cette patience… Mademoiselle de Mauguet se lève de trop bonne heure le matin pour passer les nuits dehors… L’abbé Aubert ?… mais sa dignité de prêtre ne saurait se prêter à l’espionnage. Il me parlerait et ne jouerait point avec mon effroi… Madame Margerie ?… la brave créature serait incapable de me faire ce mal horrible, quand bien même elle me considérerait comme la dernière des criminelles. D’ailleurs, mes verrous sont mis… Ce n’est donc pas de l’intérieur qu’est venue la surprise… C’est du dehors ; et, ni madame Margerie, ni ma tante, ne se hasarderaient sur ce bout de rocher. Alors qui donc ?… Monsieur Thonnerel ?… peut-être… mais non. Le déplacement de la chaise est l’avertissement d’un indifférent ou la menace lâche d’un valet… Myon !

« Oui !… d’ailleurs Myon me hait. Elle me dénoncera sinon à mon mari, au moins à mademoiselle de Mauguet… Attendrai-je cette dénonciation ?… Mais, comment Myon elle-même, vieille et alourdie, se serait-elle risquée jusqu’à ma plate-forme ?… la curiosité… le besoin de prendre sur moi cet horrible avantage, lui auront donné de l’adresse et des forces !… Cependant… voyons donc si mes verrous sont bien mis. »

Elle se releva et courut à ses portes. Toutes les deux étaient bien fermées, car elle avait, elle-même, revissé les clous qui tenaient la serrure de celle du cabinet de toilette ; d’ailleurs, cette porte, comme l’autre, était verrouillée et ne pouvait, par conséquent, être ouverte que de l’intérieur.

« Peut-être serait-il plus vraisemblable de penser qu’un des autres domestiques, éveillé par hasard, ou rentrant lui-même en cachette, m’aura vue et suivie… qu’il nous aura écoutés dans le bois… C’est cela ! Il a fui quand le froissement des branches nous a donné l’éveil ; il s’est glissé jusqu’ici en me devançant, tandis que nous nous interrogions, Emmanuel et moi ; puis, il a retiré la chaise, pour me faire comprendre que mon secret lui appartenait ! »

Cette supposition fixa presque son incertitude : « Eh bien ! ce valet se taira sans doute, si on le paie… Descendre jusque-là ! reprit-elle, frémissante d’orgueil révolté ; non, c’est impossible ! »

Elle se promenait fiévreusement dans sa chambre, car son agitation ne lui permettait pas de rester au lit. Il fallait aviser à parer les coups, ou ne pas les attendre. Le jour allait paraître, et, avec le jour, s’avançait pour elle l’heure du danger.

L’idée de sortir de sa chambre et de se montrer au milieu de la famille pour déjeûner lui était insupportable. Elle eût cent fois préféré affronter une batterie que les regards de son mari, de Jeanne, de Louis Thonnerel, de madame Margerie et des domestiques.

« Que le courage militaire des hommes est donc peu de chose ! en comparaison avec le courage moral qu’il faut aux femmes pour braver certaines situations ! » pensait-elle en s’habillant.

Certes, elle se serait enfuie au bout du monde, plutôt que de supporter la confusion de paraître, la honte au front, devant celui qui l’avait prise en faute. Il fallait s’y risquer cependant ; car, d’une part, la fuite était impossible en ce moment ; de l’autre, elle conservait un secret espoir, un espoir inavoué, que peut-être la rencontre dans le bois et le changement de place de la chaise étaient deux faits isolés, ne remontant pas à la même cause. En ce cas, elle pouvait tromper encore, et mettre sa sortie sur le compte d’une indisposition ou d’une fantaisie. D’ailleurs, ces obstacles qui traversaient sa passion, loin de l’éteindre, l’enflammaient davantage. Toutes ces barrières qui la séparaient d’Emmanuel lui inspiraient l’envie de les franchir. Elle s’indignait des menaces de sa conscience et des craintes de son orgueil comme d’un joug insupportable, et, par moment, tremblait autant d’impatience que de terreur.

Parfois elle s’approchait de ses fenêtres et plongeait les yeux dans cet étang profond, où se reflétait le ciel empourpré d’une belle matinée d’automne, avec l’idée d’y mourir pour mettre fin à ses angoisses. Mais cette idée traversait son âme sans s’y arrêter. Elle était à un de ces moments où l’on ne renonce pas à la vie, parce que cette vie nous tient encore en réserve trop de secrets et trop de jouissances. En dépit des mensonges qu’elle arrangeait pour tromper sa conscience, elle voulait le savourer, ce fruit défendu de l’amour, si vermeil et si amer.

Tandis que le soleil montait à l’horizon, les cloches, lancées à toute volée, faisaient retentir les échos de la campagne. Ce jour-là était un dimanche. Marguerite n’y songeait plus. Les Matines qui sonnaient le lui rappelèrent.

Elle se vêtit à la hâte, car on déjeunait de meilleure heure pour aller à la messe, et mademoiselle de Mauguet veillait elle-même à ce qu’on ne s’attardât pas.

Enfin il arriva, ce moment terrible, où il fallut franchir le seuil de sa chambre, et quitter l’asile qui la protégeait encore contre la juste indignation d’un juge ou la menace d’un persécuteur. Elle était prête, et tenait à la main son livre d’heures, mais ne pouvait se résoudre à faire un pas dehors. Ce fut son fils qui vint la chercher en riant et en sautant. Elle le suivit comme un automate, et non comme une créature douée de volonté spontanée.

Tout le monde était à la table dans la vieille salle à manger aux murs blancs et aux meubles sombres ; Jeanne récitait le benedicite en face du crucifix qui n’avait pas quitté le cône de la haute cheminée.

Pâle, les yeux baissés, le sang glacé autour du cœur, Marguerite s’avança vers sa place, conduite par l’enfant, qui cessa de rire dès qu’il entendit la prière. Elle fit à son tour le signe de la croix, et s’assit en attendant son arrêt.

Personne ne le prononça pourtant. Après quelques minutes, elle hasarda des coups d’œil furtifs autour de la table, pour surprendre sur les physionomies les signes de douleur et de colère. Elle ne vit rien de menaçant. D’ailleurs, après le bonjour matinal échangé, personne ne parla. On mangeait vite pour partir vite. C’était là sans doute la cause du silence. Mais Marguerite se demandait si ce calme n’annonçait pas un formidable orage.

Quelles émotions remplaçaient maintenant dans son cœur ce vide, cet ennui, cette vague désespérance, tant maudits autrefois ! Elle vivait d’une vie dévorante, passant en une heure du comble de l’ivresse au comble de l’angoisse, atteignant aux joies suprêmes et côtoyant l’abîme entr’ouvert. Le monde réel disparaissait autour d’elle pour faire place à une sorte de fantasmagorie, où s’agitaient les démons et les anges, tour à tour l’attirant et la repoussant, l’entraînant à travers les tourbillons du vertige dans des régions enchantées de bonheur et d’amour, ou la précipitant au fond des géhennes infernales.

Ce matin-là, à force d’avoir creusé toutes les suppositions, elle restait comme frappée de stupeur, et s’abandonnait en fermant les yeux à la fatalité. C’est ainsi qu’elle partit pour la messe, à la suite des autres, et sans prendre garde à qui marchait à côté d’elle.

On sortit de la cour, on descendit la montée, qui semblait un pont entre les deux étangs, et l’on gagna le chemin vicinal. Jeanne et Louis passaient devant en se donnant le bras. La veuve du docteur suivait avec Pierre. Marguerite allait seule, tenant d’une main son livre, de l’autre son ombrelle, accompagnant d’un œil distrait la marche de ceux qui la précédaient, et prêtant l’oreille, pour surprendre quelque indice dans la conversation des domestiques, qui se répandaient sur les côtés de la route.

— Laissez-moi vous donner le bras, Marguerite, s’écria tout à coup, à côté d’elle, le vicomte qui rejoignait le petit cortége.

Elle tressaillit, et se retourna avec une expression d’effroi, comme si ces paroles avaient été le prélude d’une explication terrible. Cependant, en voyant son mari calme et sans préoccupation apparente, elle lui laissa prendre son bras qui tremblait.

— Quel beau dimanche ! dit-il ; regardez, Marguerite ! les châtaigniers ont encore toutes leurs feuilles, et c’est à peine si les gelées blanches les ont grillées au bord. Il semble que le soleil, en dorant ces feuilles roussies, brille d’un éclat plus chaud. L’air est vif et doux en même temps. La nature paraît toute gaie et toute pimpante. Et que de monde sur la route ! C’est aujourd’hui la foire de Conore et, sans doute, tous les gens de Nieulle et de Périllac y vont aller en sortant de la messe.

— Probablement, répondit la vicomtesse, pour répondre quelque chose.

La campagne inondée de soleil, riche encore de toutes les richesses de l’automne, était en effet admirable à voir par ce jour de fête ; tandis que de toutes parts surgissaient des groupes de paysans endimanchés qui se rendaient à l’église, les cloches tintaient le second coup de la messe et la pureté de l’air rendait leur tintement plus sonore. Les chevaux hennissaient dans les prés, les enfants couraient sur la lisière des châtaigneraies, les jeunes filles babillaient en pressant le pas, et leur marche bondissante faisait chatoyer les couleurs éclatantes de leurs fichus de soie à fleurs et de leurs jupes rayées de rouge. Les femmes étalaient au vent les grandes ailes de leurs barbiches de dentelle, et leurs maris portaient fièrement la veste de droguet et le chapeau de feutre noir.

Chaque groupe en passant saluait respectueusement les châtelains, et surtout mademoiselle de Mauguet, qui connaissait toutes les familles et n’en laissait passer aucune sans lui donner quoique marque d’intérêt. À celui-là, elle demandait des nouvelles de son père aveugle ; à celle-ci, elle faisait compliment de son dernier né. Souvent ces colloques se prolongeaient pendant quelques instants, et les paysans cheminaient de conserve avec Jeanne et Louis Thonnerel. Le vicomte aussi et madame Margerie étaient accostés de temps à autre. On donnait à l’un quelques renseignements sur le gibier et les chevaux, on adressait à l’autre quelques bonnes paroles de compassion respectueuse. Pierre de Mauguet, qui avait été avec sa tante dans toutes les chaumières, rencontrait à chaque détour des amis empressés qui lui payaient en tendresses le respect et l’admiration mérités par la vieille châtelaine. Marguerite seule ne connaissait personne et ne recevait d’autre hommage qu’un salut cérémonieux.

Que lui importait cette indifférence ? Elle ne la remarquait même pas, car jamais elle ne s’était occupée d’en triompher, et elle rendait en échange une indifférence plus superbe encore. Et puis, son cœur troublé par les plus orageuses passions s’intéressait peu au spectacle de cette paix villageoise, de ces émotions douces et profondes. À travers les paysages tranquilles et recueillis du Limousin, elle entrevoyait d’autres horizons ; et, en dehors des liens qui unissaient comme en une seule famille Jeanne de Mauguet avec ses amis et les paysans d’alentour, elle savait des passions ardentes et folles qui remplissent le cœur d’ivresses et de tortures. Cependant elle fut rappelée au sentiment du présent par son mari, que cette course patriarcale du château à l’église ne laissait pas sans attendrissement. Depuis longtemps il suivait des yeux sa tante et le conseiller d’État qui causaient, appuyés l’un sur l’autre, avec un abandon plein de noblesse et de confiance.

— Regardez-les, Marguerite, dit-il en pressant doucement le bras de sa femme ; quel touchant exemple d’affection ! Voici trente ans, bientôt, qu’ils vont ainsi dans la vie, marchant côte-à-côte, échangeant leurs joies et leurs peines ; comme ils s’aiment encore ! Rien n’a flétri dans leurs cœurs les premières fleurs de l’amour ! C’est beau et c’est bon de retrouver chez les vieillards la fraîcheur des sentiments de la jeunesse !…

Marguerite leva la tête, vit le vieux couple absorbé dans une conversation qui lui parut sérieuse, et se dit avec effroi : « Ils parlent de moi… »

— Ainsi serons-nous un jour, ma chère femme, poursuivit le vicomte avec un accent plus tendre ; ainsi, et mieux encore, car ils n’ont pas ce lien chéri…

Et il montra Pierre qui courait devant eux.

La vicomtesse s’arrêta toute tremblante et leva sur son mari un regard égaré, en balbutiant :

— Pourquoi ?…

Elle n’acheva pas. « Pourquoi me parlez-vous ainsi ? aurait-elle dit ; est-ce un exorde ? Est-ce une préparation pour rendre mon cœur plus sensible au coup qui va le frapper ? »

Mais le vicomte n’avait pas compris l’interrogation de sa femme ou n’y voulait pas répondre. D’ailleurs, on était arrivé à Saint-Jouvent ; les rencontres et les saluts se multipliaient, et les cloches lançaient, à coups pressés, leur dernier appel.

Quand toute la maison eut pris place dans le banc d’œuvre, qui s’étendait entre le maître-autel et l’autel de la Vierge, Marguerite baissa la tête et plongea les yeux dans son livre, pour mieux recueillir ses pensées.

C’est à l’église souvent, et tandis qu’elle semble absorbée dans ses prières, qu’une femme rêve ses plus dangereuses rêveries, et médite ses plus audacieux projets. En ce moment, madame de Mauguet, tout en tournant les feuillets de son paroissien et en suivant les cérémonies extérieures de la messe avec la plus rigoureuse exactitude, se demandait par quel moyen elle pourrait avertir Emmanuel de l’incident de la chaise retirée, et comment elle parviendrait à savoir qui tenait son secret.

Par moment aussi elle s’abandonnait à une amère tristesse. Elle se sentait garrottée de tous côtés par les lois sociales, comme par les habitudes de la famille, et dans l’impossibilité d’être heureuse, quand bien même elle braverait toutes les hontes et tous les dangers. Puis, elle avait le cœur bourrelé de remords et ne sentait près d’elle aucun ami dont elle pût implorer la pitié. L’heure de la faiblesse enfin arrivait après l’heure de la révolte. Elle pleura.

Personne ne recueillit les larmes de cette nouvelle Magdeleine ; et, tandis qu’elle les voyait tomber, l’une après l’autre, sur les feuilles de son paroissien, elle songeait encore à la Marguerite de Gœthe pleurant, elle aussi, en cachant son visage, tandis que l’orgue chantait.

Car elle avait un orgue, cette pauvre église de Saint-Jouvent, aux murs badigeonnés de chaux, à l’autel de bois peint, au Chemin de la Croix en gravures d’Épinal enluminées de bleu et de rouge. Elle avait un orgue, donné par Jeanne aussitôt sa fortune améliorée, et que le curé Sylvain Aubert jouait tous les jours pendant de longues heures dans l’intervalle des offices. Le maître d’école savait assez de musique pour accompagner la messe et les vêpres ; et cette harmonie sacrée qui se répandait au loin dans la campagne donnait aux cérémonies religieuses de la modeste paroisse une solennité toute particulière. C’est pourquoi, lorsqu’il faisait beau, on venait de loin pour entendre la messe à Saint-Jouvent. Souvent alors, après vêpres, quand le concours avait été nombreux, le curé se plaisait à donner aux fidèles un rapide concert pour les récompenser de leur zèle.

Les simples accords du maître d’école suffisaient en ce moment à émouvoir l’âme vibrante de Marguerite. Ses nerfs se détendaient, comme sous les efforts d’un magnétisme bienfaisant. Elle se surprenait à répondre les versets latins en même temps que l’enfant de chœur, à suivre l’office des lèvres comme les bonnes gens, à s’impatienter des bruits de sabots sur les dalles, qui détonnaient, au milieu du recueillement, comme une note fausse dans un concert.

« Ah ! que ne puis-je sentir et aimer toutes ces choses ! se disait-elle, tandis que ses larmes redoublaient. »

Le curé monta en chaire pour expliquer l’Évangile du jour : c’était celui du dix-huitième dimanche après la Pentecôte. Il le lut d’abord à voix haute et claire, pour bien le faire entendre à un grand nombre de ses paroissiens qui ne pouvaient suivre les offices qu’en récitant leur chapelet, faute d’avoir appris à lire.

« En ce temps-là, Jésus étant monté sur une barque traversa le lac de Génézareth et entra dans la ville de Capharnaûm, où on lui présenta un paralytique étendu sur un lit. Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous seront remis. Alors quelques-uns des docteurs de la loi dirent en eux-mêmes : Cet homme blasphème. Mais Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : Pourquoi vos cœurs forment-ils des jugements injustes ? Lequel est plus facile à dire : Vos péchés vous seront remis, ou de dire : Levez-vous et marchez ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés : Levez-vous, dit-il au paralytique, emportez votre lit, et retournez dans votre maison. Le malade se leva aussitôt et retourna dans sa maison. À cette vue le peuple fut saisi de crainte, et rendit gloire à Dieu, qui avait donné un tel pouvoir aux hommes. »

« — Ainsi, mes frères, dit le pasteur, ayons confiance en Dieu quelle que soit notre misère. Ne peut-il pas toujours nous dire, si faibles, si pécheurs, si affligés que nous soyons : Levez-vous et marchez ! Tournons les yeux vers lui lorsque nous nous croyons au fond de l’abîme ; implorons-le lorsque nous sentons que tous les secours humains sont impuissants à nous sauver. « Vos péchés vous seront remis, » dira-t-il dans son infinie miséricorde, et aussitôt nous trouverons léger le fardeau de la vie, nous serons délivrés des impuretés, des tentations, des faiblesses honteuses qui nous clouent à la terre comme à un lit de douleur. Il nous semblera que nous sortons d’une oppression horrible, que nous naissons à une vie nouvelle. L’air nous deviendra plus pur et meilleur à respirer, le soleil plus brillant ; nous aimerons mille choses innocentes dont nous ignorions la saveur ; la consolation enfin entrera dans notre cœur et donnera à toutes nos épreuves un moins triste aspect.

« N’oublions pas non plus, mes frères, que ce monde est un lieu de combat et une vallée de larmes, comme dit l’Écriture ; nous ne sommes pas ici-bas pour être heureux, car nous sommes en exil. Notre patrie est au ciel, et il nous la faut conquérir. Luttons donc de tout notre courage, et sachons bien que Dieu, qui veut notre victoire, nous a mis dans l’âme des forces inconnues et toutes-puissantes ; luttons encore, même quand nous sommes terrassés, et nous terrasserons à notre tour l’ennemi. Levez-vous et marchez ! nous a dit le Seigneur !… »

Marguerite pleurait toujours… Enfin la messe s’acheva. Les fidèles sortirent de l’église et se dispersèrent en attendant les vêpres, qui se chantent, dans les paroisses rurales, après que le curé a déjeuné, afin que les familles ne soient pas retenues trop longtemps loin de leurs maisons.

Les paysans s’abordèrent sur la place de l’église, en causant des nouvelles et du cours des denrées ; les enfants disposèrent leurs jeux de quilles et de boules. Les dames de Boisse et de Trachaussade échangèrent des compliments avec celles de Mauguet et allèrent, comme elles, attendre le second office au presbytère en se promenant dans le jardin tandis que le curé déjeunait.

Les vêpres chantées, le salut et la bénédiction données, le curé courut à l’orgue et se plut à retenir un moment encore ses paroissiens en lançant, au travers du vaisseau de sa modeste église, une bordée de puissants accords. Puis, quand il vit toutes les tôles levées et immobiles dans l’attente, il joua un magnifique andante de Glück, dont les harmonies éclatèrent tout à coup, au milieu du silence, comme des feux du Bengale dans la nuit.

Enfin, vers trois heures, chacun reprit le chemin du logis, du plaisir ou des affaires. Le curé, lui-même, rejoignit ses amis et les suivit à Mauguet.

Comme la vicomtesse allait détourner la place, au bras de M. de Thonnerel, son oreille fut tout à coup désagréablement frappée par un refrain de Béranger, que fredonnait, en manière de bravade et de répons au pieux chant de l’orgue, la grosse voix de Maillot.

Le bourgeois venait de descendre de cheval devant sa porte, et jetait à sa servante, avec ses guides, des paquets de victuailles.

— Eh ! bonjour, M. Thonnerel ! enchanté de vous rencontrer ! Comment vous va depuis l’année passée ? s’écria-t-il, en s’interrompant soudain à la vue du conseiller d’État.

— Merci ! M. Maillot, je vais bien. Pour vous, je suppose, à voir votre figure, que vous vous portez au mieux ?

— Eh ! eh ! pas mal. Un peu enroué ; vous avez pu l’entendre tout à l’heure ! mais voilà ce que c’est que de courir le guilledou au clair de la lune, comme j’ai fait cette nuit ! hum ! hum ! Il n’y a que les amoureux qui n’attrapent pas de mal à ce jeu-là !

La vicomtesse reçut le coup au cœur, car elle ne pouvait pas s’y tromper, et le regard incisif dont Maillot accompagna ses paroles lui était franchement adressé.

Quel châtiment ! quel soufflet appliqué en plein visage ! et par cette main !

Maillot !… oui ! l’insulte dans cette bouche était le plus rude châtiment qu’elle aurait pu rêver et celui auquel jamais elle n’avait pensé !… Maillot !… Il représentait l’opinion, mais cette opinion qui part des bas-fonds sociaux et ne saurait juger sans flétrir. Il se nommait Légion… Ce qu’il pensait d’elle, et ce qu’il allait en dire, sans doute, c’est ce qu’en dirait et ce qu’en penserait le public, la masse…, ce monstre ignoble, lâche et bête, qui arrive à la curée des cœurs blessés pour rire de leurs douleurs… qui ne manque pas une agonie morale, et qui se trouve toujours près des vaincus de l’honneur, pour les achever avec le coup de pied de l’âne.


VI

Marguerite, écrasée par cette humiliation, revint au château comme un condamné qui marche au supplice. Elle abandonnait les rênes de sa destinée, se sentant impuissante à prévenir une catastrophe. Tout ce qu’elle trouva le courage de faire, ce fut, en rentrant, de préparer pour Emmanuel un laconique billet où elle lui disait :

« Ne venez pas, méfiez-vous de Maillot. Je vous écrirai demain par la poste. »

Puis elle se laissa aller au courant de la vie ordinaire et attendit.

En ce moment, elle se méprisait elle-même comme une chose avilie, et n’avait même plus la force de se reprendre à son amour. Les émotions de toute nature la terrassaient.

— Je suis perdue, se disait-elle… et qu’importe l’heure où mon jugement et ma condamnation me seront signifiés ?… Qu’importe le nom du bourreau qui m’exécutera ?…

Et il lui semblait qu’un tourbillon l’entraînait, de chute en chute, à travers les spirales infinies de l’enfer de Dante, qu’elle descendait d’échelon en échelon vers le gouffre, mais seule, et n’ayant pas même, comme Françoise de Rimini, la consolation suprême d’étreindre son amant jusque dans la mort.

Dans toutes les crises de la vie il vient un moment, en effet, où les événements s’enchevêtrent, se croisent et s’embrouillent, comme précipités par la fatalité. Les prévisions humaines ne peuvent plus rien pour les diriger. Le drame se dénoue, tout naturellement, parce que l’heure de la péripétie a sonné.

C’est ainsi que ce même jour, au matin, tandis que Marguerite subissait ses plus cruelles angoisses, M. de Rouvré avait été accosté, au café où il déjeunait, par Maillot, qui s’écria brutalement :

— Fichtre ! les veilles donnent de l’appétit.

L’officier s’était plu à s’expliquer favorablement la rencontre de la nuit par un égoïsme assez ordinaire à l’homme, et qui consiste à se contenter des plus spécieux prétextes pour se délivrer de l’obligation d’être inquiet. Il fut soudain tiré de sa tranquillité par cette exclamation. Mais, bien qu’il eût pâli sur le coup, il reprit vite son empire sur lui-même, regarda fixement le bourgeois, et répondit par cette question :

— Vous avez veillé, monsieur Maillot ?

— Oui, j’ai veillé ! Je me suis promené au clair de la lune ; mais tout seul !… j’en ai le droit, j’espère ?

Emmanuel se leva, se posa en face de Maillot qui venait de s’asseoir lourdement, et de frapper sur la table pour se faire servir.

— Ne seriez-vous pas curieux, lui dit-il, de faire avec moi une promenade matinale ?

Il avait les dents serrées, et parlait d’une voix tremblante de rage.

Maillot, qui s’était sottement imaginé tenir l’officier par la terreur, ou l’obliger à le prendre pour confident, fit une prompte retraite devant cette attitude belliqueuse.

— Quoi donc ? reprit-il en essayant de jouer l’innocence ; je ne comprends guère la fureur qui vous prend, lieutenant !

M. de Rouvré eut une tentation violente d’appliquer, sur la face rougeaude du bourgeois, l’omelette qu’on apportait. Il se retint, toutefois, en songeant qu’un éclat ferait plus de tort à madame de Mauguet que les sourdes calomnies de ce grossier personnage.

— D’ailleurs, se dit-il, s’il a peur, il se taira… Et puis… il ne perdra rien pour attendre !

Il retourna lentement à sa place et acheva son déjeuner en silence, mais non sans jeter, de temps à autre, un coup d’œil menaçant du côté de Maillot. Celui-ci parla haut dans le café, pour se venger d’avoir eu peur, comme font les poltrons, qui chantent à tue-tête, en revenant la nuit par les chemins déserts. Il interpella bruyamment le garçon, fit sonner sa monnaie en payant sa consommation, et annonça qu’il s’en retournait promptement à Saint-Jouvent : — attendu, dit-il, que j’ai mille choses à disposer, car le capitaine Hersent et moi, nous organisons une chasse au louvard.

Voilà comment Maillot, furieux d’avoir trouvé en face de sa première attaque l’implacable riposte de l’officier, s’arrangea pour arriver chez lui, juste à la sortie des vêpres, de façon à pouvoir lancer sa flèche empoisonnée dans le cœur de la vicomtesse.

Cependant M. de Rouvré ne se faisait pas d’illusions sur la gravité des choses. En même temps qu’il sentait sa passion atteindre son paroxysme, à force d’obstacles et de désirs réprimés, il comprenait qu’il ne la pourrait jamais satisfaire, parce que les habitudes de la province, et les petits usages, et les grandes vertus, et les haines envieuses, gardaient son trésor mieux que n’aurait pu faire le dragon du jardin des Hespérides. Ces impossibilités, ces menaces, ces dangers l’exaspéraient. Il désirait Marguerite de toutes les forces de sa volonté. Ce n’était plus seulement une maîtresse qu’il lui fallait : c’était une victoire ! Et, renoncer à madame de Mauguet, par nécessité, avant que de l’avoir conquise, indignait la vaillance de l’officier, comme aurait pu faire une retraite honteuse devant une ville assiégée.

Jamais, non plus, il n’avait aimé d’un amour qui ressemblât à celui que lui inspirait cette femme ardente, impétueuse, innocente encore, qui croyait à ses devoirs en les sacrifiant, et cédait à la passion, comme à l’enfer, le cœur bourrelé de honte et de remords. À tout prix, il voulait la posséder, s’en enivrer, s’en rassasier, en épuisant avec elle la coupe des voluptés humaines.

« J’ai eu tort de laisser échapper Maillot, se dit-il d’abord. Il fallait écraser cette bête venimeuse… mais comment ?… Il ne voulait pas se battre et je ne pouvais pas le tuer sur place !… Peut-être, après tout, n’aura-t-il pas reconnu Marguerite… Elle était si bien enveloppée !… Peut-être ne parlera-t-il pas… car il a dû comprendre qu’il paierait cher un mot imprudent ! Eh ! d’ailleurs, qu’importe ? bien d’autres obstacles nous séparent… bien d’autres dangers nous menacent… Ce témoin mort, un autre surgirait, puis un autre encore !… et, bientôt, avant que j’aie pu triompher de ses derniers scrupules peut-être, on me l’enlèvera pour toujours !… Non ! la vie en ce pays est impossible !… »

Sans but précis encore, sans parti-pris décisif, M. de Rouvré retourna chez lui, mit de l’ordre à ses affaires, brûla quelques billets de la vicomtesse, boucla une valise et demanda un congé au général. Puis il écrivit aussi un billet pour le remettre à sa maîtresse, dans le cas où il ne pourrait lui parler.

« Un espion nous a surpris, disait-il ; c’est Maillot. Tenez-vous sur vos gardes. Niez tout, si l’on vous interrogeait. Je ne puis donc me hasarder à venir la nuit… à moins que ce ne soit pour une démarche dernière ; il faut savoir oser ou s’attendre à être trahis et séparés… — M’aimes-tu, Marguerite ? m’aimes-tu plus que tout ?… — dis oui, et nous serons l’un à l’autre pour toujours. »

Ce billet écrit et plié fin, il demanda son cheval et galopa vers Mauguet. Il arriva sur la fin du dîner, et trouva réunis, autour de la table, mademoiselle de Mauguet, Marguerite, le vicomte, le curé, madame Margerie et M. Thonnerel.

Jusques-là madame de Mauguet s’était efforcée de faire bonne contenance en se disant que, du moins, personne dans son intérieur n’avait encore de soupçons. Mais en face de son amant, elle se troubla. Elle n’avait jamais vu, sans émotion, son mari tendre la main à Emmanuel, et en ce moment, où une indiscrétion pouvait mettre la mort entre ces deux hommes, son rôle d’épouse adultère lui parut si odieux, qu’elle faillit se trahir par la rougeur qui lui monta au front.

La présence du curé aussi la gênait au dernier point. Elle sentait que le regard limpide et profond de ce prêtre perçait son âme à jour, et que, si l’abbé Aubert ignorait ses démarches, il connaissait du moins la folie de son cœur. Aussi le craignait-elle plus encore que Maillot, le témoin de sa faute.

Il y a des moments où la nature, à bout de forces, se refuse à la lutte. Marguerite en était là. Tandis qu’elle aurait dû, pour tenir tête à l’orage, feindre l’indifférence et donner le change à la perspicacité du curé, elle ne put triompher de son accablement ni quitter l’attitude embarrassée d’une coupable.

Il était impossible que cette consternation singulière durât longtemps sans être remarquée. Emmanuel, qui le comprenait, essayait en vain de rappeler Marguerite à elle-même, en lui lançant des regards éloquents. Ces regards se perdirent dans le vide, jusqu’à ce que, par hasard, M. Thonnerel, ayant tourné la tête du côté de l’officier, en surprît un plus clair, plus précis, plus impératif encore que les autres.

Il eut un éblouissement. Juste en ce moment, la vicomtesse leva les yeux, comme réveillée en sursaut par le jet de volonté que son amant dirigeait sur elle. Ces trois coups d’œil s’échangèrent, se heurtèrent, se comprirent en un quart de seconde. Pas un mot ne fut prononcé et tout fut dit.

Quel moment pour ces cœurs pleins de passion, d’orgueil et de douleur !… Le conseiller d’État, qui causait avec Jeanne et le vicomte, sentit la parole expirer sur ses lèvres. Marguerite devint plus rouge que le vin qui brillait dans son verre, puis pâle comme une morte ; M. de Rouvré, lui aussi, devint pâle, mais, plus fort que sa maîtresse, et moins frappé que le vieil ami de la famille, il reprit vite son empire sur lui-même.

— Qu’avez-vous donc, mon ami ? demanda mademoiselle de Mauguet, surprise du brusque silence de Louis Thonnerel.

— Rien… rien…, balbutia le conseiller d’État, plus troublé que les coupables ; je croyais… il m’a semblé que la vicomtesse se trouvait mal ; — et vous, monsieur de Rouvré, ne trouvez-vous pas que madame de Mauguet paraît souffrante ?

Tout le monde, soudain, tourna les yeux vers Marguerite, dont la confusion devint si grande, qu’elle s’évanouit en effet ; mais ce fut une défaillance bientôt vaincue. Jeanne et le vicomte s’empressèrent auprès d’elle, et cet empressement, qui lui faisait horreur, la rendit à elle-même. Tout à coup, elle bondit hors de son fauteuil en s’écriant :

— Laissez-moi !

Puis elle reprit d’une voix plus contenue :

— J’ai besoin d’air, cela passera.

Et elle s’enfuit au jardin, en repoussant son mari qui voulait la suivre.

Cet incident rapide et singulier jeta l’étonnement et la consternation dans le petit cercle. Les uns, madame Margerie et le vicomte, n’y comprirent rien, et crurent sincèrement à une subite indisposition de la vicomtesse ; les autres, Jeanne et le curé, furent pris d’un serrement de cœur comme à l’approche d’un malheur. Ils savaient lire, d’ailleurs, sur le visage de leur vieil ami, et, sans une cause grave, ils n’y eussent pas vu une altération si grande.

Quant à l’officier, il jouait en ce moment un difficile personnage. D’une part, il sentait que sa présence était inopportune pour tout le monde, et semblait une bravade vis-à-vis de M. Thonnerel ; de l’autre, il ne pouvait quitter la place sans donner plus d’importance à cette scène de famille, sans avouer, pour ainsi dire, ce qu’il espérait encore dissimuler à force d’audace ; sans paraître enfin fuir lâchement devant une explication.

Il s’approcha de la fenêtre à pas lents, souleva le rideau, et suivit du regard la marche saccadée de Marguerite à travers les allées tortueuses qui bordaient l’étang.

— Je nierai tout, pensait-il, si M. Thonnerel me questionne. Que prouve un regard, après tout ? Comment, sur un regard, dresser un acte d’accusation ?… Oui, mais il comprendra bien cela, ne me demandera rien, et demeurera convaincu. Sans doute, sa conviction n’aura pas de portée bien précise… mais il nous surveillera… il nous surprendra… Maillot dira un mot de trop…

La colère le prit. « Allons ! se dit-il, il faut en finir !… j’enlèverai Marguerite ! »

Cette résolution, qui flottait indécise dans son esprit, une fois arrêtée, il retrouva tout son calme et ne songea plus qu’au moyen de glisser à sa maîtresse le billet qu’il avait préparé.

Lorsqu’on descendit au jardin, pour rejoindre la vicomtesse, il s’attacha aux pas de Charles de Mauguet : c’était à ses côtés et sous son égide, pour ainsi dire, qu’il comptait remettre ce terrible morceau de papier, qui devait détruire à jamais le bonheur de la famille.

Le crépuscule tombait et semblait rendre plus facile cette entreprise audacieuse. Mais le conseiller d’État ne se laissa pas gagner de vitesse. Il marcha franchement vers la vicomtesse et lui prit le bras d’autorité.

En ce moment, la pauvre créature était arrivée au dernier paroxysme de l’aveuglement. La scène qui venait d’avoir lieu lui avait rendu l’énergie, mais l’énergie du mal. Comme toutes les natures exaltées, Marguerite passait vite de l’excès de l’abattement à l’excès de la révolte. En se voyant de tous côtés trahie par le sort, elle se redressa, comme Satan au milieu des flammes. Pendant le court espace de temps qu’elle avait passé seule, au jardin, les idées les plus terribles s’étaient succédé dans son cerveau malade.

« Hé quoi ! avait-elle pensé, suis-je donc la chose de tous ces gens qui m’entourent et me gardent ici comme dans une prison morale ? Suis-je donc vouée au malheur par une divinité cruelle, qui ne m’aurait jetée sur la terre que pour me montrer le bonheur et me le refuser ? Que m’importe une vertu qui me torture ! Ai-je vécu jusqu’à ce jour ? Je compte trente années, et je cherche en vain dans mes souvenirs les heures où mon cœur a battu. Puis, voilà qu’aujourd’hui, parce que je suis l’épouse d’un homme que je n’aime point, parce que je suis la mère d’un enfant dont le cœur et les jeunes caresses appartiennent à d’autres, parce que je porte le nom d’un vieux et triste manoir, toutes les puissances sociales, représentées par les parents, les amis, les convenances, et je ne sais quoi d’odieusement tyrannique, se liguent contre moi, me surveillent, me jugent, m’humilient, me menacent même… se mettent, enfin, entre moi et mon amant, comme l’archange, à l’épée flamboyante, qui gardait l’entrée du paradis terrestre… »

Elle tremblait, non de crainte, mais de fureur. Heureusement, M. Thonnerel ne lui dit alors que des choses indifférentes. S’il eût fait une seule question, s’il eût prononcé un mot imprudent, Marguerite aurait laissé éclater son orgueil et sa colère dans une épouvantable sortie.

Cependant, tandis qu’Emmanuel roulait fiévreusement entre ses doigts le billet qu’il lui destinait, elle cherchait aussi, de tout son pouvoir, le moyen de lui remettre celui qu’elle avait écrit en rentrant. La lutte n’était pas égale entre leurs deux volontés unies dans le même but, et la volonté isolée du conseiller d’État, qu’aucune autre ne soutenait. À force de persévérance, les amants devaient arriver à se joindre une seconde… Mais quand ?…

La promenade se prolongeait, et toujours M. Thonnerel maintenait Marguerite à distance du groupe où se trouvait Emmanuel. Enfin mademoiselle de Mauguet dit qu’elle avait froid, et l’on regagna le château.

Dès qu’on fut arrivé sur la terrasse, la vicomtesse dégagea énergiquement son bras de l’étreinte de M. Thonnerel, et s’élança dans le salon. M. de Rouvré y entra en même temps, et leurs mains se rencontrèrent dans un choc rapide ; seulement, comme chacune d’elles tenait un billet, et que l’officier seul s’attendait à en recevoir un, il y eut dans l’échange un manque de précision. Un des billets tomba, et ni Emmanuel, ni Marguerite ne s’en aperçurent, car on entrait sur leurs pas, et ils se séparèrent plus vite encore qu’ils ne s’étaient joints.

Mais tout à coup ils pâlirent horriblement : M. de Rouvré s’élança en avant, madame de Mauguet poussa un cri de terreur. En face d’eux, et venant du fond de la pièce, et non du jardin, l’abbé Aubert se dressait comme un juge ou comme un exécuteur. Il posa vivement le pied sur le billet tombé, repoussa l’officier d’un puissant coup d’épaule, et ramassa le fatal papier.

Tout cela s’exécuta plus vite qu’on ne le peut dire.

— Monsieur ! s’écria Emmanuel, en saisissant à son tour le bras du prêtre de toute la force de ses doigts.

Mais l’abbé ne sourcilla pas, se dégagea, fit quelques pas, et jeta le billet dans la cheminée où brûlait une grande flambée de sarments.

En ce moment Jeanne, le conseiller d’État et madame Margerie entraient.

— Ce papier m’appartenait, dit M. de Rouvré d’une voix étranglée par la colère.

— Il n’appartient plus qu’au Dieu qui lit au fond des consciences, répondit le prêtre.

Cependant, l’officier ne pouvait endurer cette injure. Il s’approcha du curé, pour ne pas être entendu, et reprit d’un ton bref :

— Vous deviez me le rendre.

— Ni le rendre, ni le livrer.

Il y eut un moment de silence pendant lequel l’officier se recueillit avant de dire :

— Est-ce à l’homme ou au prêtre que je dois demander compte ?…

— Au prêtre ! interrompit Sylvain Aubert, et le prêtre ne rend des comptes qu’à Dieu.

M. Thonnerel avait-il encore vu ou deviné quelque chose ? Les amants ne le purent savoir, lorsqu’ils tournèrent leurs yeux de ce côté ; car le vieux conseiller d’État tenait le journal, et semblait s’absorber dans la lecture du premier article.

Mais ils sentirent, par une rapide intuition, que leur sort était en ce moment entre les mains de deux personnes qui ne pouvaient ni ne devaient se taire, que l’heure critique sonnait, et qu’un terrible orage, qui s’amoncelait lentement dans l’air autour d’eux, allait éclater sur leurs têtes.

M. de Rouvré, dont le parti était pris, et qui avait du courage, demeura malgré l’heure avancée, s’assit entre Marguerite et mademoiselle de Mauguet, s’empara d’un journal comme le conseiller d’État, et attendit.

Pour Marguerite, jamais elle n’avait aimé son amant comme à cette heure. Elle éprouvait des transports jusqu’alors inconnus, et s’enflammait de toute la haine qui s’élevait dans son cœur contre ses gardiens. Elle aurait voulu les braver, en criant tout haut son amour. Et puis, elle éprouvait des soifs inextinguibles de fuir avec Emmanuel, non plus pour ne pas souiller le toit conjugal, mais pour se livrer sans entraves aux vertiges de la passion.

La noble et sereine figure de mademoiselle de Mauguet était ce soir-là rêveuse et attristée. Jeanne ne se rendait pas compte de la cause du danger et de la gravité de la situation ; mais elle sentait le malheur planer sur sa maison, et elle attendait dans l’angoisse.

La petite assemblée, qu’agitaient de si grandes douleurs et de si menaçantes passions, demeura longtemps silencieuse. Le vicomte et madame Margerie, seuls, causaient, car ils ne savaient rien du redoutable drame qui couvait sous ce silence.

Louis Thonnerel, enfin, sortit de sa préoccupation douloureuse pour dire à Jeanne :

— Voici aujourd’hui vingt-six ans, mademoiselle, que nous inaugurions ensemble votre rentrée à Mauguet. Bien des événements ont surgi depuis lors… bien des sentiments se sont modifiés dans nos cœurs, avec les années… mais le pur lien d’amitié qui nous unissait est devenu encore plus puissant…

— Nous étions quatre, alors, autour d’un foyer dévasté…, reprit Jeanne ; aujourd’hui nous sommes six, continua-t-elle en enveloppant Louis, le vicomte, le curé, Marguerite et madame Margerie, dans un seul regard qui séparait Emmanuel de la famille mieux qu’un mur d’enceinte. Nous sommes sept, même, en comptant l’enfant auquel appartient l’avenir… et pourtant il manque parmi nous un des représentants du passé.

La voix de Jeanne faiblit, à cette allusion à la mort récente du docteur, et deux larmes coulèrent sur les joues ridées de la veuve.

— Chère mademoiselle, tenons-nous pour heureux et bien favorisés de la Providence, quand nos amitiés, ici-bas, ne sont rompues que par la mort, dit l’abbé Aubert tout ému en songeant au coup, bien plus rude, qui attendait la noble créature.

— Avec quelle ardeur vous souhaitiez alors de reconstituer votre maison ! de refaire une fortune à vos héritiers !… et moi, comme j’étais jeune, comme je vous admirais ! s’écria Louis Thonnerel.

— Et vous avez réussi, chère tante… Je vous dois tout… Vous êtes la fée tutélaire de Mauguet ! vint dire le vicomte, en portant à ses lèvres la main amaigrie de la vieille fille.

— J’ai fait mon devoir… et j’en suis bien doucement récompensée…

— Vous avez fait plus que votre devoir, ma chère sœur… et à quel prix ! au prix de votre cœur étouffé, déchiré…, reprit le curé.

— Les passions qui secouent notre faible cœur s’éteignent ou se lassent avec l’âge… et les années qui s’amoncellent sont comme la cendre qui recouvre un foyer ardent. On s’étonne, après un certain temps, qu’elles vous aient coûté tant de peine à vaincre… Mais j’avais oublié la date de cet anniversaire… merci de réveiller mes souvenirs, Louis ! Je ne sais pas pourquoi, ce soir, je me sentais triste et disposée aux larmes ! Et voilà que d’une seule parole vous dissipez ma mélancolie… Ainsi, c’est jour de fête aujourd’hui ! Mes amis, mes enfants, réjouissons-nous ensemble !

— Oui ! s’écria le vicomte. Il faut marquer cette date par un nouveau souvenir. Ma tante, comme vous le disiez, c’est jour de fête ; mais c’est votre fête ! Je veux que nous vous la souhaitions tous, et que nous vous offrions, en guise de bouquet, les meilleurs, les plus purs, les plus doux sentiments de nos cœurs… et, pour donner à ces fleurs impalpables une représentation sensible, Marguerite, allez chercher votre fils ! Il est huit heures à peine, Pierre ne sera pas encore couché. Apportez-le sur les genoux de sa tante, et enseignez-lui, pour elle, des paroles d’amour et de respect !

Mademoiselle de Mauguet prit à deux mains la tête de son neveu qui s’était agenouillé devant elle, et l’embrassa au front. Puis elle se leva émue et frémissante, belle encore, de cette beauté de l’âme qui rayonne à travers les traits flétris et les transfigure. Le curé, M. Thonnerel, madame Margerie, s’empressèrent autour d’elle, et sur tous leurs visages se peignaient la tendresse et le respect.

Marguerite s’était hâtée d’obéir à son mari, heureuse d’avoir un prétexte pour sortir un instant de ce milieu où elle étouffait, et ne pas se joindre à ces témoignages et à ces caresses.

Emmanuel de Rouvré ne supportait qu’avec impatience la fausseté de sa position ; mais il avait résolu d’en finir avec tous les obstacles, et de vaincre, puisque le combat était engagé.

Il se tint à l’écart, près de la porte, pour pouvoir jeter un mot à madame de Mauguet lorsqu’elle rentrerait.

Pierre arriva le premier, en courant. Il se jeta impétueusement dans les bras de sa grand’tante, tandis que sa mère le suivait à pas lents et s’approchait du groupe, pâle, roide comme une statue, et les yeux allumés du feu sombre de la haine.

Elle demeura en arrière, comme si l’empressement de son fils, de son mari et de ses amis l’avait empêchée de parvenir jusqu’à Jeanne, mais, en réalité, parce qu’elle ne pouvait ni triompher de la révolte de son cœur, ni affronter les regards profondément interrogateurs de Louis et de l’abbé Aubert. On eût dit, à la voir ainsi debout dans la pénombre projetée par l’abat-jour de la lampe, un sinistre et menaçant fantôme.

Tout à coup elle sentit près de son épaule un froissement léger ; et, à son oreille, une voix bien connue, une voix toute-puissante murmura, si bas qu’elle devina les mots plutôt qu’elle ne les entendit :

« La connais-tu, cette contrée où les citronniers fleurissent ?… »

Elle se retourna par un mouvement automatique, et répondit plus bas encore :

— Eh bien !… quand vous voudrez…

Ces paroles une fois tombées de ses lèvres, elle eut horreur d’elle-même et quitta la place, pour s’éloigner franchement du groupe de la famille. Elle s’assit près du feu, en face d’Emmanuel, comme si elle eût été dans ce salon la dernière des étrangères.

L’abbé Aubert et Louis Thonnerel seuls s’aperçurent de cet isolement marqué ; leur douleur en augmenta, car ce mouvement de séparation trahissait l’étendue du mal. « Ainsi donc, pensèrent-ils, cette femme, l’épouse et la mère, ne tient plus à la famille ! Son cœur adultère est tout entier à cet étranger, que nul de nous ne connaissait il y a trois mois, et dont elle-même avait presque perdu le souvenir ! Tandis que nous nous unissons dans un même but et dans une même reconnaissance, elle n’éprouve rien pour la noble femme qui s’est offerte en holocauste au salut de sa maison, ou plutôt elle n’éprouve qu’un sentiment horrible, le besoin de nous voir tous anéantis, car nous sommes entre elle et sa passion ! »

— Il faut, ma chère tante, dit le vicomte, que nous célébrions en famille ce bienheureux anniversaire. Nous souperons tous ensemble, et Pierre, si vous le voulez bien, veillera et soupera avec nous pour la première fois. Madame Margerie représentera l’ami dont le souvenir vivra toujours parmi nous. Ainsi, vous verrez en même temps, autour de vous, le passé, le présent et l’avenir : votre ouvrage !

Le visage de Jeanne de Mauguet était illuminé par une joie divine.

— Ah ! que ce moment paye bien des douleurs ! dit-elle. Eh bien ! oui, je veux en jouir, je veux me dire et m’entendre dire ce soir que j’ai relevé ce toit qui tombait, que j’ai remplacé par l’abondance la plus triste misère, la misère de la noblesse qui n’a ni terres ni récoltes, et qui cache son blason sous un manteau troué ; que j’ai préparé pour d’autres les joies intimes dont je me suis privée. Je veux sentir enfin le bonheur qui vaut tous les sacrifices, car je ne sais pas pourquoi, — la vieillesse a de ces heures pénibles ! — mais j’ai besoin d’être heureuse aujourd’hui !

Elle sonna ; une servante parut.

— Dites à Myon de faire mettre le service des jours de fête et des fleurs sur la table. — Cette brave Myon m’a bien aidée dans mon œuvre, mes enfants, reprit-elle. Je veux qu’elle ait sa place à ce souper d’anniversaire. Le permettez-vous, Marguerite ?

— Ma tante ? s’écria madame de Mauguet comme éveillée en sursaut par cette question.

— Je vous demande si vous permettez que Myon soupe ce soir à notre table.

— Certainement… tout ce que vous voudrez, ma tante !

— Eh bien ! dites encore à Myon de mettre un couvert de plus.

Personne, jusqu’alors, n’avait pris garde à M. de Rouvré, et cet oubli semblait une manière de lui faire entendre combien sa présence était déplacée en ce moment. Il se leva pour prendre congé. D’ailleurs, il emportait le consentement de Marguerite, et n’avait plus rien à attendre dans cet intérieur où il se sentait mal à l’aise. En y demeurant jusque-là, il s’était suffisamment offert aux questions et aux provocations de l’abbé Aubert et de M. Thonnerel ; il devait maintenant songer à ses préparatifs, et faire entendre à la vicomtesse de se tenir prête.

Mais Charles de Mauguet ne lui laissa pas le temps de parler.

— Mon cher Rouvré, s’écria-t-il, vous souperez avec nous, je l’exige. Il ne faut pas que les anciennes amitiés effrayent les nouvelles. Nous avons été tout entiers, d’abord, à nos souvenirs et à nos vieilles affections. Mais croyez bien que nous serions tous au désespoir, si vous preniez la fuite devant notre fête de famille.

— Excusez-moi, mon cher vicomte, je ne puis accepter votre gracieuse invitation ; je serais vraiment un convive trop nouveau parmi vous. Et puis, je suis obligé de retourner de bonne heure à Limoges, car je pars demain matin.

— Vous partez ?

— Oui, j’ai obtenu un congé. Je vais faire un petit voyage.

— Ah ! comme cela, subitement ? Ainsi votre visite est une visite d’adieux ? Mais j’espère que nous ne tarderons pas à vous revoir ?

— Certainement. — Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Jeanne, je regrette de ne pouvoir m’unir plus longtemps à ceux qui vont vous souhaiter longue et heureuse vie. Madame de Mauguet daignera aussi m’excuser ; un voyage, si court qu’il soit, demande toujours quelques apprêts.

Il se dirigea vers la porte, après avoir dit adieu à madame Margerie, et adressé un profond salut au curé et au conseiller d’État, qui répondirent par une inclination de tête, en jetant sur lui un singulier regard d’incertitude, d’étonnement et d’interrogation. Le vicomte l’accompagna en lui faisant mille civilités, et en lui témoignant, sur sa courte absence, des regrets qui ne manquaient point de sincérité, car la société de l’officier était un intérêt dans la vie monotone de Charles de Mauguet.

— À bientôt donc ! dit-il, sur le seuil de la porte ; et il tendit la main.

Emmanuel pâlit et eut un mouvement d’hésitation ; mais ce fut l’affaire d’une seconde, et il mit sa main dans celle du vicomte de Mauguet.

Marguerite n’avait pu trouver la force ni de se composer un maintien, ni de répondre à son amant, même par un salut. Elle recueillait soigneusement le sens de ses paroles, pour s’y conformer, et le regardait sortir avec des yeux fixes et allumés par la fièvre.

La soirée s’acheva dans un inexprimable malaise. L’abbé Aubert et Louis Thonnerel se demandaient quel jeu se cachait sous ce départ subitement annoncé par M. de Rouvré, n’osaient croire à un mouvement de repentir, et n’arrivaient point à déguiser leur préoccupation. Jeanne essayait en vain de secouer de vagues inquiétudes ; madame Margerie n’était point dans une disposition de cœur à ramener la gaieté dans un cercle attristé. Quant à Marguerite, depuis le consentement qu’elle avait donné, elle ne vivait plus. Nulle résolution ne pouvait triompher de l’ouragan soulevé dans son cœur par toutes les passions déchaînées.

Le vicomte seul, et Pierre, restaient insouciants ; mais ni les efforts du premier, ni les jeux bruyants du second, ne parvenaient à ranimer la joie dans les cœurs ; les félicitations adressées à Jeanne étaient forcées, les projets d’avenir qu’elle faisait entrevoir ne trouvaient point d’écho. Cependant l’abbé Aubert et Louis cherchaient de tout leur pouvoir à dissimuler leur peine. Ils auraient voulu, malgré tout, faire cette soirée belle comme un jour de triomphe, et ne trouvaient point de paroles pour exprimer le bonheur.

Myon égaya un peu le souper par son bavardage important ; l’enfant avec ses petites saillies empêcha la conversation de s’éteindre tout à fait, mais ces surexcitations factices devenaient pénibles aux âmes tourmentées et, quand l’heure de la retraite eut sonné, elles se sentirent soulagées du poids d’une lourde contrainte.

En s’agenouillant pour la prière, Marguerite se dit qu’elle allait pour la dernière fois, sans doute, prendre part à un des actes communs de la famille. Son cœur se serra malgré la sauvage énergie de sa résolution. Il lui sembla qu’elle n’eût point voulu être entraînée ainsi par la fatalité. La veille encore, elle était si loin de prendre le parti terrible de quitter son fils et son mari pour fuir avec son amant ! Alors, l’idée du déshonneur, secret même, lui faisait horreur lorsqu’elle réfléchissait froidement à sa situation ; et maintenant, elle courait au-devant du déshonneur public !

« Aujourd’hui, se disait-elle, je suis encore la mère et l’épouse entourée de respect ; j’ai pour moi toutes les lois et toutes les garanties sociales ; demain, je ne serai plus qu’une femme perdue… une de ces pauvres créatures vouées à toutes les insultes, livrées à toutes les tyrannies, parce qu’elles sont en dehors des lois, et que le code qui les régit n’a pour base que le droit du plus fort ! »

Son orgueil patricien se révoltait à ces pensées. Elle ne pouvait y croire et se demandait si elle ne marchait pas à travers un épouvantable cauchemar. Cependant une fatalité irrésistible la poussait en avant, dans la voie de perdition. Depuis la veille, les catastrophes s’étaient multipliées et avaient rendu sa situation intolérable.

Si son orgueil se cabrait à l’idée de devenir une femme déchue, il se cabrait plus encore à l’idée de subir les reproches de sa famille, de se trouver devant Jeanne et le curé dans l’attitude d’une coupable. Affronter leur blâme lui semblait plus cruel que d’affronter le mépris du monde entier. Et puis, Maillot ne tenait-il pas son secret, n’était-il pas le maître de sa réputation ?

« Je suis bien perdue, pensait la malheureuse femme. À quoi bon me débattre encore ? Et qui sait, d’ailleurs, dans le cas où j’essayerais de rester dans la maison de mon mari, si l’on ne m’en chasserait pas demain ?… allons ! le sort en est jeté !… Pourtant que de liens, dont je ne soupçonnais pas la force, m’attachent ici ! »

Mais une vision, un éblouissement comme il en passe devant l’imagination pendant les heures fiévreuses de la passion, lui montra tout à coup un ciel resplendissant d’azur et de soleil, Emmanuel et la liberté !

En ce moment, la voix argentine de Pierre de Mauguet achevait la prière. On se leva, les domestiques sortirent. Marguerite voulut éviter les souhaits et les effusions qui allaient terminer cette soirée, et embrasser un moment, sans témoin, cet enfant qu’elle abandonnait. Elle s’enfuit en l’entraînant vers la chambre où il couchait : la chambre de Jeanne !

Depuis bien longtemps il ne lui était pas arrivé de le tenir ainsi dans ses bras, sans contrôle, de lui parler sans qu’une voix, plus tendre et plus écoutée, lui parlât en même temps. Elle éprouva une sorte de joie âpre et jalouse en le pressant sur son cœur, d’une étreinte suprême, puis une douleur horrible et inconnue en le déshabillant, et en se disant qu’elle le voyait pour la dernière fois… qu’elle ne tiendrait plus à pleines mains sa chevelure souple et soyeuse, ni ses petits pieds blancs ; qu’elle n’entendrait plus son mignon babil, qui tant de fois pourtant l’avait impatientée, tandis qu’elle rêvait à son amant.

— Pierre, m’aimes-tu un peu ? lui dit-elle.

— Oui maman, je t’aime de tout mon cœur, répondit-il, comme s’il eût récité une leçon apprise.

— Qui est-ce qui t’a dit de m’aimer comme cela ?

— Ma tante.

— Qui aimes-tu mieux, ta tante, ton papa, ou moi ?

— Je vous aime bien tous les trois.

— Mais voudrais-tu venir avec moi, si je m’en allais, ou rester avec la tante ?

L’enfant ne répondit pas.

— Ah ! comme tu te passeras bien de moi ! dit la mère, avec une exclamation douloureuse.

Elle avait assis Pierre sur le lit et s’était agenouillée par terre, pour le déchausser. Quand ce fut fini, elle le regarda et détailla une à une les perfections de ce petit être, blanc et rose, qui lui appartenait pourtant, plus qu’à nulle autre personne au monde. Un sentiment étrange, et qu’elle n’avait jamais éprouvé, envahit son cœur. Ses larmes amoncelées coulèrent à flots. Elle le coucha pour qu’il ne prît pas froid, le couvrit bien et se cacha la tête dans les couvertures, pour pleurer à l’aise, sans qu’il l’entendît.

Elle pleura beaucoup et ne tint nul compte du temps qui s’écoulait. Enfin, elle leva la tête et vit à l’horloge qu’il était près de minuit. L’enfant dormait. Une terreur soudaine la fit tressaillir.

— Que fait mademoiselle de Mauguet qu’elle n’est point encore venue se coucher ? se demanda Marguerite… Et Emmanuel ? Que va-t-il entreprendre ? Quel drame se prépare autour de moi ?

Elle déposa un dernier baiser sur le front de son fils, sortit de la chambre à pas légers, et revint vers le salon où brillait encore de la lumière. Elle allait à tâtons, en suivant le mur. Arrivée près de la porte, elle avança la tête avec précaution, pour voir sans être vue. Jeanne, M. Thonnerel et le curé causaient à voix basse, et deux grosses larmes roulaient sur les joues de mademoiselle de Mauguet.

« Ils décident de mon sort, se dit-elle. Eh bien ! je vais trancher la question, avant qu’ils ne l’aient résolue !… »

Sans perdre une minute, elle retourna en arrière, gagna sa chambre, et s’y enferma. Puis elle fit doucement glisser dans leurs gâches les verroux du cabinet de toilette, entr’ouvrit sa fenêtre, écouta si rien dans le silence de la nuit ne trahissait la présence de son amant, rassembla quelques bardes à la hâte, et attendit.

Le clair de lune seul, éclatant comme la veille, éclairait cette chambre en désordre, où gisait, au milieu des vêtements épars, une femme en proie aux plus violentes angoisses et au plus dangereux délire. Elle était assise dans une bergère, les bras pendants, les yeux fixes, l’oreille tendue pour percevoir les moindres bruits qui témoigneraient du départ de ses juges ou de l’arrivée de son amant.

Longtemps elle n’entendit que les battements précipités de son cœur. Enfin, il lui sembla que la porte de la cour s’ouvrait et se refermait, et qu’on marchait dans le corridor, comme si, la délibération finie, M. Thonnerel et Jeanne regagnaient leurs chambres.

Elle respira, délivrée d’une première terreur, et recommença une nouvelle attente… une de ces attentes suprêmes et terribles, pendant lesquelles nulle appréciation humaine ne peut mesurer le temps, parce que les conditions ordinaires de la vie sont suspendues ; que le sang bat dans les artères avec une vitesse double ; que la pensée marche dans le cerveau comme les rouages d’une horloge sans balancier, et fournit, en dix minutes, le travail d’une heure.

Nul bruit, nul signal ne venait suspendre sa fièvre ; et pourtant l’anxiété avait décuplé la puissance de ses sens ; elle eût distingué le plus léger froissement du feuillage, et les pas les plus assourdis.

Deux heures sonnèrent.

« N’est-ce donc point pour cette nuit ? » se dit-elle avec des alternatives de soulagement et d’effroi…

Tantôt elle souhaitait qu’il ne vînt pas, tantôt elle l’appelait avec des trépidations d’impatience. La lune envoyait toujours par les fenêtres ses grandes nappes de lumière argentée ; les gouttes d’eau qui suintaient à travers les rochers tombaient dans l’étang, avec une régularité monotone ; et Marguerite restait seule, immobile dans sa bergère, ne sachant plus si elle vivait en ce monde, ou si elle s’agitait au delà, dans une atmosphère embrasée, où combattaient des démons inconnus.

Enfin, une clef tourna doucement dans la serrure de la porte du cabinet de toilette ; Marguerite entendit cette porte grincer sur ses gonds, malgré les précautions infinies de la main qui l’ouvrait et la refermait. Soudain son cœur cessa de battre, son sang se glaça dans ses veines. Elle se leva tout d’une pièce, et étendit sa main dans l’ombre pour y chercher Emmanuel.

— C’est moi ! murmura-t-il, en saisissant cette main de marbre ; êtes-vous prête, Marguerite ?

Et d’une voix si basse que son amant l’entendit à peine, elle répondit :

— Oui !

Un moment ils demeurèrent embrassés, dans cette chambre où déjà ils avaient connu de folles ivresses et de terribles angoisses. Marguerite pleurait et pressait son amant d’étreintes convulsives. C’était comme des promesses d’amour qu’elle lui faisait, et d’autres qu’elle demandait en échange.

— Viens, dit-il, ne nous attardons pas.

Elle se dégagea doucement, et jeta un regard autour d’elle pour dire adieu à ces meubles, à ces gravures, à ces mille riens qui avaient environné sa vie depuis tant d’années déjà, et qu’on distinguait à peine dans l’obscurité ; puis elle marcha vers son petit bureau, l’ouvrit, et en tira le cahier où tant de fois elle avait épanché son cœur. Ce cahier, elle le posa bien en vue, connue l’explication de son départ et le testament de son cœur coupable. D’abord, en rentrant dans sa chambre, elle voulait écrire ; mais à quoi bon ? et que pouvait-elle dire que ne dissent cent fois mieux ces pages, écrites jour par jour, et racontant, une à une, ses tentations et ses tortures ?

— Il m’a fallu retourner à Limoges, où j’ai eu bien de la peine à trouver une voiture qui nous attend maintenant sur la grande route, près de la Poitevine. Nous allons gagner Poitiers où nous prendrons d’abord la diligence pour Paris. Je n’ai pas voulu qu’on vous vît avec moi traverser Limoges, car il fera jour bientôt. Et puis, si l’on nous poursuit…

— Oh !… vous me tueriez, Emmanuel, plutôt que de me laisser prendre ?

— Partons vite, Marguerite ; le temps presse, le jour approche, il faut aller à pied jusqu’à la grande route. Profitons de l’heure qui va s’écouler entre le coucher de la lune et le lever du jour. Avez-vous quelques bagages ?… donnez-les-moi.

Marguerite se prosterna en étouffant les sanglots qui l’oppressaient, envoya un adieu suprême à son fils, et suivit son amant, folle de consternation, et sans comprendre encore ce qu’elle allait faire, ni quelle fatalité la poussait à cette irréparable démarche.

Emmanuel appuya doucement le doigt sur le bouton de la serrure pour ouvrir la porte du cabinet, cette dernière barrière qui séparait encore la vicomtesse de Mauguet de la honte ; la targette céda, mais la porte demeura immobile. Il tira plus fort cette porte rebelle… mais la clef qu’il avait laissée sur la serrure, en entrant, avait été tournée du dehors. Ils étaient enfermés…

Ils poussèrent un double cri de terreur et de rage et coururent d’un mouvement spontané vers la fenêtre.

Emmanuel disait : — Fuyons par là, s’il en est temps encore ! et Marguerite songeait à l’étang, béant à ses pieds, comme un gouffre, et murmurait : — Mourons ensemble !

Mais, sur l’appui de la fenêtre, brillait une petite lampe dont la flamme, agitée par le vent, lançait dans la chambre des lueurs intermittentes.

Ils s’arrêtèrent devant cet obstacle, si frêle et si terrible, et se consultèrent d’un indéfinissable regard où luttaient la peur, la passion et la colère.

— Nous sommes traqués et pris comme des bêtes fauves ! s’écria Marguerite hors d’elle-même.

Soudain, les derniers remords s’éteignirent dans son cœur. Un ouragan d’orgueil et de révolte lui monta au cerveau.

— Tenons tête au malheur, dit-elle, et, puisqu’on nous empêche de fuir en nous cachant, nous sortirons par la grande porte de Mauguet !

— Bien ! répondit l’officier ; nous partirons dans une heure, ou je serai mort.

On frappa doucement à la porte qui s’ouvrait sur le corridor. Cette fois, la vicomtesse n’hésita pas comme la nuit où Myon avait causé ses premières terreurs. Sans plus attendre elle y courut, repoussa le verrou et l’ouvrit toute grande.

Jeanne de Mauguet apparut sur le seuil, pâle, tremblante, plus émue que la coupable. La lampe qu’elle portait faillit lui échapper des mains, et elle demeura immobile et sans voix devant l’expression sauvage de Marguerite, qui lui montrait l’officier d’un geste audacieux en s’écriant :

— C’est mon amant, mademoiselle, avec lequel je vais partir !

Il y eut un moment de silence effrayant. Puis mademoiselle de Mauguet triompha de son saisissement, entra, posa sa lampe sur un meuble, et referma la porte avec précaution.

Sans pouvoir parler encore, elle marcha vers la vicomtesse, lui saisit les deux mains d’une puissante étreinte, et la regarda de ce regard fixe et profond qui dompte les fous.

Marguerite d’abord voulut résister :

— Mademoiselle, laissez-moi sortir ; mon parti est pris.

— Ne parlez pas si haut, répondit simplement Jeanne d’une voix douce, mais encore mal assurée ; il est inutile de réveiller les gens qui dorment.

— Ah ! il y a encore des gens qui dorment ?… Eh ! bien, croyez-moi, mademoiselle, ne vous opposez pas à mon départ… ne me forcez pas à attendre ici le mépris et l’injure. Je suis une femme perdue, vous le voyez bien… au lieu de me retenir, vous devriez me chasser…

— Vous souffrez, mon enfant, reprit Jeanne d’une voix plus douce encore ; calmez-vous.

Et, d’un mouvement plein d’autorité affectueuse, elle assit Marguerite dans un fauteuil en continuant :

— Bien que je sois vieille fille, j’ai aimé, moi aussi ; comment n’aurais-je pas pitié de vos peines ?

— Je ne veux pas de pitié, répliqua l’orgueilleuse femme en se redressant de toute sa hauteur… Si j’aime en dehors des lois, c’est que les lois m’ont blessée ! c’est que mon cœur n’a su où se prendre, dans la vie que vous m’avez faite ; c’est que je ne suis pas née, moi, seulement pour servir d’intermédiaire entre le passé et l’avenir de votre maison, pour être un pion dans votre jeu, un meuble nécessaire dans votre vieux château. J’ai une âme, je sens, je souffre. Je veux vivre, enfin !

— Croyez-vous donc, Marguerite, que je n’avais pas d’âme, moi ? que je n’ai rien senti ?… que je n’étais pas altérée, aussi, des joies de la vie ?… — Mais il ne s’agit point de ces vieilles douleurs !… Vous avez plus souffert, sans doute, puisque vous avez été plus tentée…

Marguerite chancelait, terrassée par cette grandeur qui se faisait si petite pour lui sauver une humiliation. Ses yeux, brillants encore du feu de la fièvre, avaient perdu de leur expression farouche. Sa résolution tenait toujours, mais son cœur tremblait dans sa poitrine.

Emmanuel de Rouvré, lui, restait immobile, près de la vicomtesse, attendant un mouvement ou un ordre. Il était pâle et contenait sa colère avec peine ; mais il eût préféré vingt fois se trouver en face d’un homme, fût-ce même d’un mari offensé et furieux, qu’en face de cette vieille femme, à la voix douce, à l’attitude miséricordieuse, contre laquelle il ne pouvait rien.

C’est que Jeanne de Mauguet, à cette heure solennelle, semblait apparaître comme la vivante image de l’honneur et du devoir ; et, si le cœur de l’homme est plus accessible encore que celui de la femme aux séductions de l’amour, son esprit, en revanche, est moins entraînable aux sophismes qui justifient les fautes. En enlevant madame de Mauguet, Emmanuel ne songeait qu’à contenter sa passion ; mais il ne s’abusait pas sur la portée d’une action qu’il savait mauvaise et déloyale.

— Serez-vous en paix avec votre conscience, monsieur, demanda Jeanne, quand vous aurez fait franchir à… ma nièce la porte qui la séparera pour toujours de son mari… de son fils ?…

— Mademoiselle, répondit-il avec embarras, pardonnez-moi d’avoir aimé, de m’être fait aimer… mais, maintenant, n’essayez plus de nous retenir… On ne revient pas sur certaines résolutions.

— Vous partirez donc, monsieur ; seulement, je vous préviens que je me mettrai devant chaque porte, et que vous devrez me repousser pour pouvoir passer.

— Que voulez-vous donc, mademoiselle de Mauguet ? s’écria Marguerite ; me retenir ici de force, et prisonnière ?…

— Je ne vous retiens pas, Marguerite ; si je l’avais voulu faire, je ne serais pas venue ici toute seule ; mais il est de mon devoir de protester jusqu’au bout contre votre folie, et de défendre notre honneur commun tant que je pourrai… ; d’ailleurs, il ne vous sera pas difficile de vous ouvrir la route malgré moi… je ne suis pas un obstacle bien puissant…

— Il est des barrières morales plus invincibles que des murailles, reprit l’officier ; mais à quoi bon les élever, maintenant, pour nous défendre l’amour et le bonheur ?…. Vous gagnerez un jour peut-être… Et après ?

— Après ?… balbutia Jeanne épouvantée.

— Enfin, mademoiselle, s’écria Marguerite hors d’elle-même, j’aime M. de Rouvré, moi votre nièce, moi la femme de votre neveu… Eh bien ! malgré cet amour adultère, vous voulez me garder dans votre maison ?

Jeanne eut un moment de doute horrible. Elle regarda les deux amants d’un regard plein d’effroi… une question suprême lui vint aux bords des lèvres… mais elle la retint, et se répondit à elle-même : « Non ! la vicomtesse de Mauguet est pure encore… »

— Je voulais vous rappeler, Marguerite, reprit-elle avec un doux accent de prière, que vous avez un fils… et que, tout à l’heure, Pierre, en se réveillant, cherchera sa mère.

— Sa mère ? Est-ce que je suis sa mère, moi ? autrement que par un vain titre ! Si j’étais sa mère, je l’élèverais, je le soignerais, je l’aurais près de moi, le jour et la nuit… Sa tendresse enfantine m’aurait rempli la cœur peut-être… son berceau m’aurait gardée… — Ah ! laissez-moi partir, mademoiselle de Mauguet ! Ce n’était pas cette corde qu’il fallait toucher pour me retenir !… Mon fils ?… Est-ce que j’ai un fils ?… Est-te que l’enfant qui dort dans votre chambre est à moi ?… Non ! non !… Je n’ai rien, moi… Je ne tiens à rien, parce que nul ne tient à moi… Votre petit-neveu m’oubliera vite dans vos bras… Venez, Emmanuel !

M. de Rouvré, qui voulait en finir, fit un mouvement ; mais, soudain, Jeanne se jeta entre lui et sa maîtresse. Il s’arrêta frappé de stupeur. La sainte femme était tombée à genoux.

— Pardonnez-moi, Marguerite ! s’écriait-elle avec un indicible accent de prière et d’angoisse, et d’une voix où vibraient toutes les éloquences de son cœur.

La vicomtesse recula de quelques pas, stupéfaite et remuée jusqu’au fond des entrailles. M. de Rouvré se précipita pour relever mademoiselle de Mauguet.

— Qu’avez-vous, ma tante ? balbutia Marguerite.

— Je vous demande pardon, reprit Jeanne avec une dignité souveraine, mais en repoussant l’appui d’Emmanuel et en demeurant dans son humble posture. Je vous demande pardon, car je suis coupable de votre malheur, coupable de votre égarement, et je vais être coupable de votre crime, si vous partez. Oui ! c’était à moi de vous défendre, et je vous ai abandonnée… C’était à moi de songer au vide de votre cœur, à l’inaction de votre esprit, et je n’y ai point pris garde… Bien plus, vous aviez un enfant, un aliment pour le besoin de tendresse de votre cœur, et je vous l’ai volé ! Ses premiers sourires, ses petites caresses, ses éclairs d’intelligence enfantine, je me les suis attribués, comme si tout cela n’eût pas été votre bien ! Je m’enivrais de cette maternité, oubliant que je vous dépouillais… C’est parce que vous ne vous sentiez pas mère, que vous avez laissé prendre votre pauvre cœur déshérité… Je gardais tout pour moi, ici !… Je voulais me payer en bonheur de mes peines passées !… J’étais égoïste et cruelle… Ah ! que j’ai dû vous faire souffrir !… Maudissez-moi, Marguerite… Reprochez-moi toutes vos douleurs… mais ne soyez pas impitoyable… Je vous rendrai votre enfant… Ne vous vengez pas d’une si terrible vengeance… Faites-moi grâce !… Restez !…

La vicomtesse sanglotait affaissée dans un fauteuil… Son orgueil était à jamais brisé. Elle regardait, à travers ses larmes, cette femme sublime de grandeur à force d’humilité, belle, malgré les rides et les cheveux blancs, d’une beauté surhumaine, et l’implorant à genoux.

— Je resterai !… murmura-t-elle enfin d’une voix entrecoupée. Puis, tout à coup, elle bondit et s’écria : Mais partez vite, Emmanuel !

Jeanne se releva soudain, et tendit à l’officier la clef qu’elle avait prise sur la porte de la tour.

— Sortez, monsieur ! lui dit-elle.

M. de Rouvré prit la clef, mais demeura sans faire un pas. Il était vaincu, lui aussi ; cependant, il ne pouvait se résoudre à quitter la partie, et à sortir de Mauguet ainsi… seul et chassé !

— Mademoiselle, balbutia-t-il, je ne saurais abandonner madame de Mauguet en ce moment…

— Au nom de l’honneur, sortez, monsieur ! reprit Jeanne avec une énergie toute-puissante ; et quittez le pays à l’instant !

— Marguerite, est-ce par votre ordre que ?…

— Partez, Emmanuel !… répéta la vicomtesse à bout de forces.

— Monsieur ! pas un mot de plus ! s’écria Jeanne en saisissant le bras de M. de Rouvré pour l’entraîner vers le cabinet… pas un mot de plus… car, à vous, qui êtes venu ici apporter le trouble et le malheur… à vous, qui avez failli ruiner l’œuvre de toute ma vie et flétrir l’honneur de ma maison, je n’ai pas de grâce à demander… mais j’ai une grâce à faire.

Cette fois M. de Rouvré ne résista plus. Il obéit à cet accent de suprême commandement, à cet ordre que lui criait sa conscience en même temps que la voix vibrante de Jeanne de Mauguet. Elle l’entraîna ; il se laissa conduire. Elle ouvrit la porte de la tour, regarda l’officier en face d’un regard sévère, et lui dit :

— Monsieur, vous avez une sœur… Un jour peut-être vous aurez une fille… Que voudriez-vous qu’elles fissent dans une pareille situation ? Et, si vous étiez à ma place, que penseriez-vous de l’homme qui jouerait le rôle que vous avez joué ici ?… J’en appelle à votre loyauté et à votre honneur !

— Mademoiselle, reprit-il, je ferai mon devoir. Adieu.

Elle referma la porte et rentra dans la chambre.

Marguerite s’était levée au bruit de la clef tournant dans la serrure. Jeanne la trouva debout, les yeux hagards, le visage contracté par une expression farouche.

— Ainsi, dit-elle, il est parti ?… Vous me l’avez arraché… Tout est fini !…

Il y eut une seconde de silence, puis la vicomtesse courut à la porte et la secoua.

— Ouvrez-moi, disait-elle, que je le voie encore une fois… de loin… que je lui crie un adieu suprême…

— Venez voir Pierre qui dort, répondit Jeanne en s’efforçant de la calmer.

Marguerite retourna sur ses pas, morne et froide. Elle retomba dans son fauteuil, et reprit d’un air égaré :

— Il est parti !… c’est-à-dire la jeunesse et la vie… tout !… faites creuser ma tombe !

Puis les larmes, un moment taries, recommencèrent à couler. Il faisait petit jour. Jeanne éteignit la lampe, déshabilla sa nièce, et la mit au lit comme un enfant.

— Je vais vous apporter votre fils, dit-elle ; du courage, Marguerite !

Mais la pauvre créature n’entendait plus rien. Elle tremblait et sursautait dans son lit ; ses dents claquaient et elle répétait :

— Il est parti !…

C’était le délire.

En se retrouvant dehors, et seul dans la campagne, le premier sentiment d’Emmanuel de Rouvré avait été un sentiment de dépit. Mais à peine eut-il fait quelques pas, que l’air du matin calma l’effervescence de ses idées ; une sorte de soulagement inavoué remplaça dans son cœur la rage de la défection et la douleur du renoncement. Lui aussi, depuis vingt-quatre heures, il avait été entraîné par les événements, plus vite et plus loin, peut-être, qu’il n’aurait voulu. Poussé par le désir, excité par les obstacles, il s’était décidé à enlever sa maîtresse ; mais sans vouloir envisager l’énormité de l’action, ni calculer jusqu’à quel point il engageait sa vie. À cette heure, tandis qu’il jetait sur les tours de Mauguet, qui se dessinaient en noir sur le ciel clair, de longs regards de regret, sa conscience se sentait comme dégagée d’un grand poids. La passion déçue luttait dans son cœur avec la consolation d’être délivré d’un remords, et un secret amour de sa liberté.

Il cheminait machinalement vers la grande route, à travers les bois et les prés, pour regagner la voiture qui devait emporter lui et madame de Mauguet ; et, tout en marchant dans l’herbe humide, et en se serrant dans son manteau pour se défendre de la bise piquante de l’aube, il prenait tour à tour les résolutions les plus contraires. Tantôt il voulait quitter le pays à l’instant, et sans jamais rien revoir qui dût lui rappeler l’idole abandonnée ; tantôt, malgré la promesse arrachée par Jeanne, il songeait à se venger de son échec par une éclatante victoire ; tantôt, enfin, ni complétement généreux, ni complètement déloyal, il se promettait de revenir errer dans cette campagne, où il avait passé près de Marguerite de si belles heures ; de rechercher dans cet air embaumé d’amour quelques vestiges de bonheur…, de revoir sa maîtresse un instant…

Au moment où il allait sortir du taillis qui bordait la route et rejoindre sa voiture, il se trouva face à face avec M. Thonnerel.

— Je vous attendais, monsieur, dit le conseiller d’État.

— Ah !… très-bien ! répondit l’officier qui, à la vue d’un homme, sentit soudain le besoin de venger sa déconvenue. Monsieur, je suis à vos ordres.

M. Thonnerel marcha vers une clairière où gisaient sur le gazon deux épées et une boîte à pistolets.

Sans plus d’explication, l’officier jeta son manteau à terre, puis sa redingote, et dit :

— C’est à vous de choisir les armes, monsieur… Avez-vous eu soin de prévenir le cocher de la voiture qui attend à la Poitevine ? Il faut qu’il se tienne aux ordres de celui de nous qui sera vainqueur.

— Monsieur, reprit le conseiller d’État, je craignais, en trouvant ici cette voiture de voyage, de ne pas vous y voir arriver seul. Ce doute était une injure pour une personne que j’aime, et que jusqu’ici j’avais honorée de tout mon respect. Maintenant, avant de vous demander une réparation par les armes, je désire savoir si l’honneur est sauf.

— Je ne vous comprends pas, monsieur.

— Le hasard d’abord, et ma surveillance ensuite, m’ont mis sur la trace d’une intrigue déplorable. Une femme que son nom, sa famille, ses titres de mère et d’épouse, auraient dû rendre inattaquable, a été entraînée par vous à une coupable passion. Un moment même, j’ai été épouvanté par les fatales conséquences de ce triste amour… Je vous ai vu entrer au château il y a deux heures, et, si madame de Mauguet fût arrivée ici à votre bras tout à l’heure, vous ne l’eussiez fait monter dans votre voiture que sur mon cadavre. Mais vous êtes seul ; peut-être quittez-vous le pays repoussé par la femme que vous alliez séduire, ou rappelé au devoir par une voix saintement éloquente ; alors, je dois vous laisser passer, comme si je ne vous voyais pas, et oublier une heure de vertige, comme si je ne l’avais jamais connue ; peut-être, averti d’un danger pour cette nuit, par quelque circonstance ou quelque rencontre, sortez-vous du château ce matin avec le projet de renouveler demain votre tentative… — Alors… renoncez à revoir jamais la vicomtesse de Mauguet ou défendez votre vie !…

M. de Rouvré avait ramassé une des épées et maniait la poignée avec impatience. Il tremblait, car un terrible combat se livrait en lui ; la passion inassouvie, le besoin de se révolter contre une défense, et je ne sais quelle rage de vanité blessée le poussaient au duel ; l’honneur lui commandait de partir, en renouvelant à M. Thonnerel la promesse qu’il avait faite à Jeanne de Mauguet. Enfin, l’honneur triompha.

— Eh bien ? monsieur, dit-il, admettons que vous n’avez surpris aucun secret, que vous n’avez rencontré personne cette nuit, ni ce matin, et que mes adieux d’hier au soir, à toute la famille de Mauguet, précédaient un réel départ.

Il rejeta l’épée, se rajusta et se dirigea vers la route en ajoutant :

— Mais, avant de partir, j’ai ici une affaire à régler, une affaire qui n’a nul rapport au sujet que nous traitions tout à l’heure, et je vous demande vingt-quatre heures de délai.

— Vous êtes un honnête homme, répondit Louis Thonnerel ; prenez vingt-quatre heures, monsieur de Rouvré… puis, oublions tous les deux !… — Si vous avez des lettres ?…

— Tout sera brûlé dans une heure ! s’écria l’officier.

Le vieux conseiller d’État reprit le chemin du château, Emmanuel monta dans la voiture et dit au cocher :

— Retournons à Limoges !

Ce fut le soir seulement qu’il vit arriver Maillot, bouffi d’importance et de venin, au café de la place Royale.

— Eh bien ! passez-vous toujours les nuits dehors, monsieur le chasseur à l’affût ? lui demanda-t-il, avec un accent de raillerie provoquante.

— Eh ! eh ! répondit le bourgeois en ricanant, quand je vais à la chasse, au moins, moi, je rapporte mon gibier !

Et il sortit deux louveteaux de sa carnassière.

— Pour moi, riposta l’officier, en lui lançant au visage un de ses louveteaux, je chasse aussi les bêtes malfaisantes, mais je n’ai pas besoin, pour cela, d’aller m’embusquer dans les bois.

Maillot devint livide de terreur. Mais la provocation cette fois était publique, et l’insulte qui l’accompagnait rendait le duel inévitable.

— Vous vous battrez à l’épée demain matin à six heures, grommela le capitaine Hersent de sa plus belle voix de corps de garde, lorsqu’il vint annoncer la décision des témoins.

Le lendemain, au lever du soleil, Maillot tombait frappé mortellement d’un coup d’épée en pleine poitrine. Et, un quart d’heure après, le lieutenant Emmanuel de Rouvré roulait en chaise de poste vers Paris.

Cette chaise croisa dans le faubourg une autre voiture qui emportait à Mauguet le docteur Barbeyroux, le meilleur médecin du département. C’est que, depuis la veille, la vicomtesse avait le transport au cerveau, et que la fièvre ne la quittait plus.

La pauvre Marguerite était gisante sur son lit, les yeux égarés, la bouche entr’ouverte ; tantôt affaissée comme une mourante, tantôt révoltée, poussant des cris, rebondissant par soubresauts, appelant Emmanuel d’une voix rauque, ou murmurant des paroles sans suite. Jeanne et madame Margerie la veillaient, et l’abbé Aubert venait souvent s’installer dans sa chambre, tandis que M. Thonnerel s’efforçait, sous mille prétextes, d’éloigner le vicomte, qui refusait de quitter sa femme et se désespérait.

Le docteur annonça une fièvre cérébrale. La patiente fut saignée, on lui mit de la glace sur la tête, des sinapismes aux pieds. Le curé pria pour elle et fit prier Pierre. Jeanne passa les nuits à son chevet, sans cesser un instant de lui donner les soins les plus tendres ; il lui semblait vraiment qu’elle avait été le tourmenteur et le bourreau de la femme de son neveu.

— C’est moi qui l’ai tuée ! dit-elle, un jour, à l’abbé Aubert, en pleurant.

Le danger dura longtemps. Marguerite de Mauguet toucha aux portes de la mort, et toute la famille crut, un moment, que la vicomtesse allait laisser orphelin cet enfant pour lequel on l’avait gardée pure… à quel prix ?

Enfin, les saignées, la glace et les sinapismes éteignirent la fièvre en épuisant les forces et la vie. Un jour, la vicomtesse fixa sur les visages qui l’entouraient ses yeux depuis longtemps sans regards, et reconnut sa tante, son mari et son fils. Elle rappela ses souvenirs, vacillants encore, pleura, et dit à Jeanne avec un accent de tristesse infinie :

— Pourquoi donc m’avoir empêchée de mourir ?

Tout le monde, autour d’elle, s’épuisait en soins et en tendresses ; peu à peu, les forces revinrent avec la raison, Marguerite entra en convalescence.

Seulement ses cheveux avaient blanchi ; son visage s’était flétri, sa taille se courbait, et un tremblement nerveux ne cessait point d’agiter ses mains et de faire osciller sa tête.

On espéra d’abord que le temps et le repos triompheraient de cette faiblesse ; que madame de Mauguet redeviendrait, sinon jeune et belle, au moins bien portante et forte ; mais le temps passa et n’amena aucun changement dans son état ; le repos non plus n’arrêta pas le frémissement douloureux de ses nerfs.

C’est qu’elle avait été brisée, mais non pas convertie. Il n’y a que chez les natures bien fortes que la passion cède à la volonté ; les natures faibles et exaltées, comme celle de la vicomtesse, ne peuvent supporter la lutte. Le renoncement d’ailleurs n’est pas une vertu de l’humanité : il faut l’aide de Dieu pour y atteindre. Toutes les philosophies échoueraient à le prêcher : la foi seule l’inspire. Aussi, en sacrifiant son amour, la pauvre Marguerite avait senti tout son être se dissoudre. Beauté, jeunesse, enthousiasme, espérance, tout était mort en elle.

À la voir pâle et fléchissante, errer dans le château le long des corridors, ou dans les allées dénudées par l’hiver, on eût dit, parfois, le spectre d’une âme en peine, cherchant ici-bas le mot de l’énigme de la vie. Cependant, alors, elle ne rêvait plus à de dangereuses chimères. Son pauvre esprit avait perdu tout ressort, et restait frappé de stupeur comme de paralysie.

Mais Jeanne voulait réparer cet effroyable malheur dont elle s’accusait. Peu à peu, et avec de sublimes délicatesses, elle enseigna l’amour filial à son petit-neveu. L’enfant aima sa mère de toute sa tendresse quand Jeanne eut développé, dans son jeune cœur, tous les bons et nobles sentiments qui s’y trouvaient en germe. Quelquefois, lorsque la vicomtesse pleurait, il lui grimpait sur les genoux, et l’embrassait sans rien dire, buvant les larmes qui coulaient sur ce triste visage, avec ses petites lèvres roses ; ou bien, il s’asseyait sur le tabouret où elle posait les pieds, et la regardait de ce regard limpide, compatissant et interrogateur qu’ont les petits enfants pour ceux qu’ils aiment et qui soutirent, et il restait là jusqu’à ce que sa mère le vît, s’éveillât pour ainsi dire d’une douloureuse léthargie, et lui tendît les bras.

Alors, Marguerite frissonnait, puis souriait ; ses yeux, qui semblaient morts au milieu de sa figure amaigrie et pâle d’une pâleur de cire, s’illuminaient d’une rapide flamme. Elle s’étonnait de sentir que son cœur vivait encore.

Sur les débris de sa passion foudroyée s’éleva enfin pour ce petit être, qui lui devait la vie, un étrange et ardent amour. Jusqu’alors elle l’avait aimé, sans doute, mais de cette affection instinctive que la nature met au cœur de toutes les mères et qui a quelque chose de physique ; c’est-à-dire que, lorsqu’elle le voyait souffrir, ses douleurs lui retentissaient aux entrailles. Maintenant, elle l’aima de toutes ses espérances trompées, de toutes ses passions terrassées, de tous ses rêves évanouis. Elle l’aima comme on aime ce qui vous a fait souffrir, lorsqu’on ne le hait pas ; elle l’aima de cet amour suprême que ressentent les grand’mères, plus encore que les mères ; car, il faut avoir jugé la vie, et n’en attendre plus rien, pour l’éprouver dans toute sa plénitude. Mais quelle passion alors !… quelle passion que celle qui résume et contient toutes les autres !

On n’aime vraiment bien qu’après avoir passé à la rude école de la douleur, ou qu’après avoir expérimenté le vide de toutes choses ici-bas. Quelle différence entre l’amour maternel d’une jeune femme de dix-huit ans et celui d’une femme de trente-cinq ! L’une s’étonne et s’amuse de la maternité ; elle joue, pour ainsi dire, avec son enfant, comme elle jouait avec sa poupée quelques années auparavant ; mais, à côté du plaisir qu’elle éprouve à le voir sourire, il y a la vanité de lui mettre un joli bonnet ; toutes les illusions, toutes les espérances vagues et souriantes de la jeunesse habitent dans son cœur avec les joies et les peines de la maternité.

L’autre, au contraire, aime son enfant comme la religieuse qui a dit adieu à toutes les affections mondaines aime son Dieu. Rien ne subsiste plus en elle à côté de cette petite créature dans laquelle une femme désabusée sent revivre sa jeunesse, sa beauté, ses illusions perdues…

— Voyez-vous, ma tante, disait, après quelques années, Marguerite de Mauguet à cette noble et forte Jeanne qui était devenue pour elle l’amie la plus tendre, — voyez-vous, quand je me souviens de l’affection que j’avais pour Pierre lorsqu’il vint au monde, et que je regarde dans mon cœur de ce temps-là, il me semble, vous savez que je suis devenue un peu folle, pardonnez-moi ces visions,… il me semble que j’y vois un tableau de Véronèse, où la lumière s’éparpille sur mille objets brillants, femmes, fleurs, riches étoffes… un bel enfant se joue parmi toutes ces choses… Mais, dans mon cœur d’à-présent, c’est comme un tableau de Rembrandt, sombre, avec un seul jet de puissante lumière sur une tête adolescente. Cette tête est penchée sur un livre, et je vois passer sur le front les pensées comme des ombres… Je regarde, j’admire… j’attends le jet d’intelligence qui va jaillir… Et ma vie reste suspendue à cette jeune vie qui resplendit, au milieu de l’ombre, comme une étoile sur le néant.


ÉPILOGUE

Nous sommes en 1848. La révolution de juillet, les émeutes, les changements de ministères, les orages parlementaires, l’avènement de la seconde république ont passé sur la France, sans faire dévier la destinée toute tracée des habitants de Mauguet.

Mais, si les bouleversements politiques ont été impuissants à déranger le cours naturel des choses, si la fortune reconstituée par Jeanne sur de solides bases, et toujours aménagée par sa main ferme et puissante, ne s’est trouvée arrêtée dans son développement par aucune crise et a pris au contraire un accroissement inespéré ; en revanche, la mort, en faisant sur le globe sa fatale tournée, a fauché plusieurs têtes, les unes, jeunes encore, les autres, courbées sous le poids des années ; et le temps a fortement marqué son empreinte sur celles qui survivent.

Madame Margerie n’a pas tardé à rejoindre son mari. Le vicomte a été emporté, il y a quelques mois, par une attaque d’apoplexie ; enfin, Myon est morte de vieillesse l’année précédente.

Jeanne, malgré ses soixante-quinze ans, se porte bien encore, et tient fièrement sa belle tête, encadrée de coiffes blanches, sous ses voiles de deuil, marquée de rides puissantes, et animée de la flamme de l’intelligence. Marguerite, maigre, pâle d’une pâleur mate comme celle du vieil ivoire, la taille courbée, les membres agités par le tremblement qui ne l’a point quittée depuis sa maladie, semble plus cassée que sa tante. On dirait une morte, si une ardente vie ne s’était réfugiée dans ses yeux. L’abbé Aubert est perclus de rhumatismes ; ses infirmités l’empêchent depuis quelques années d’exercer le saint ministère, et il s’est retiré à Mauguet où les soins affectueux de sa vieille amie adoucissent ses maux. Un jeune pasteur gouverne la paroisse de Saint-Jouvent.

M. Thonnerel s’est aussi retiré à Mauguet. La vieillesse l’a rendu indifférent à toutes les grandeurs de ce monde. Il a voulu revenir achever sa vie dans ce coin de terre où elle avait commencé, c’est-à-dire où son cœur plaçait ses premiers souvenirs. N’était-ce pas sous ce toit, d’ailleurs, que se rassemblait encore tout ce qu’il avait aimé ici-bas, sa famille par le cœur ? Aux derniers jours de la vie, on éprouve le besoin de se rapprocher des vieilles affections comme d’un foyer, contre le froid extérieur qui envahit tout.

Ces quatre personnages sont réunis dans le vieux salon aux murs duquel pendent de nouveaux portraits, entre ceux des aïeux et ceux des survivants. D’abord celui du docteur Margerie, que nous y avons vu déjà ; puis, celui du vicomte Charles, à la suite de ceux des chefs de la famille, et après une place vide, où manquait le portrait de son père, mort en émigration,

Myon elle-même, la servante dévouée, tenait une modeste place dans cette galerie des souvenirs. On distinguait dans un coin, à l’angle de la cheminée, son profil carré surmonté de son majestueux bonnet à créneaux : N’avait-elle pas, elle aussi, travaillé à l’œuvre commune ?

C’était le soir encore ; car cette part du cycle quotidien semble le moment réservé aux épanchements intimes. Le curé tournait les feuillets d’un livre ; Jeanne filait ; Marguerite, les mains jointes, la tête renversée en arrière, promenait autour d’elle des yeux sans regards et voilés de larmes ; le vieux conseiller d’État rêvait le front dans ses mains.

Ils ne parlaient pas alors, mais semblaient absorbés dans une pensée commune, malgré la diversité de leurs attitudes. Dans les corridors, des bruits inusités se faisaient entendre ; c’étaient des allées et venues de domestiques, qui se parlaient et se transmettaient des ordres, des heurtements de meubles ou de malles contre les murs. Les deux femmes écoutaient, et, à chaque nouveau bruit, un léger frémissement faisait trembler le fuseau de Jeanne, et deux larmes de plus roulaient sur le triste visage de Marguerite.

Enfin, une porte du salon s’ouvrit, et un jeune homme au port en même temps élégant et sévère, à la noble et intelligente physionomie, entra et vint s’asseoir auprès des vieillards.

C’est Pierre de Mauguet qui, après avoir fait ses études à Limoges et son droit à Poitiers, est revenu pour prendre des mains de sa grand’tante le gouvernement de son importante fortune territoriale.

Depuis quatre ans déjà il réside à Mauguet, où il emploie une fortune de cinquante mille livres de rente à propager les découvertes agricoles, à mettre en valeur de vastes parties de landes, à mener enfin, au fond de sa province, la noble et utile vie de gentilhomme propriétaire.

La mort récente de son père l’a fait chef de la famille, et bien qu’il compte, tout au juste, les vingt-cinq ans requis par la loi, le vote de ses concitoyens vient de le nommer représentant du peuple à l’Assemblée nationale.

Il doit partir le lendemain matin de bonne heure pour aller à Paris remplir son mandat, car nous sommes au 1er mai, et l’Assemblée se réunit le 4 en séance solennelle.

Tout semble en question dans l’ordre social comme dans l’ordre politique. Il ne s’agit plus seulement de savoir quel souverain logera aux Tuileries, quel directoire ou quel dictateur plantera sa tente dans ce vaste hôtel garni de la royauté ; mais de savoir si un changement complet ne va pas se produire dans le droit social. Des principes puissants, mais inconnus jusqu’alors, surgissent de toutes parts, passionnent les intelligences, comme de soudaines révélations d’une nouvelle vérité et d’une nouvelle justice, et nul ne sait encore si ces ferments germeront pour la paix ou pour la guerre.

C’est une lourde tâche que celle de la nouvelle Assemblée. C’est une grande responsabilité pour chacun de ses membres que l’œuvre qu’elle accomplira ; et ceux des représentants qui veulent consciencieusement chercher la lumière et rendre justice à tous tremblent au seuil de la salle des séances. Pierre est bien jeune encore ; mais la mâle énergie de ses traits, la profondeur calme et pensive de ses regards semblent promettre qu’il ne faillira pas à son mandat.

Aussitôt qu’il avait paru, tous les yeux s’étaient levés sur lui par un mouvement spontané. Ceux de la vicomtesse brillèrent sous ses larmes. Pierre lui saisit les deux mains et les lui baisa.

— Tu vas donc partir, s’écria la mère avec un indicible accent d’angoisse et de douleur ; tu vas t’exposer à tous les dangers ! Tu vas porter à la révolution, qui ne serait pas venue te prendre ici, peut-être, ta fortune, ta paix, ta vie !…

La pauvre créature croyait voir apparaître à l’horizon parisien les scènes sanglantes de 93, et son cœur se déchirait au moment de la séparation.

Jeanne, elle, qui avait vu de ses yeux des orages politiques bien faits pour excuser de maternelles terreurs, et qui vivait tout entière en son petit-neveu, ne songeait pourtant qu’à la haute mission qu’il devait remplir. La noble héroïne n’hésitait pas plus alors devant le devoir qu’elle n’avait hésité jamais.

— Souviens-toi que tu es chrétien, Français et gentilhomme, lui répétait-elle comme le résumé de toutes les conversations où ils avaient pesé la valeur des principes d’autorité et de liberté, et fait la part des besoins nouveaux de la société et des droits légitimes des individus : chrétien, c’est-à-dire disciple de celui qui vint apprendre aux hommes qu’ils étaient frères ; Français, c’est-à-dire citoyen de la patrie du courage et de l’intelligence ; gentilhomme, c’est-à-dire que, dans cette patrie, tu dois compter parmi les meilleurs et représenter surtout l’honneur, la générosité, le dévouement.

— Oui, mon enfant, reprit le curé d’une voix douce et pleine d’autorité, défendez votre Dieu et votre patrie. Allez, droit et ferme, dans la voie qu’éclaire votre conscience, et n’en sortez ni par ambition ni par crainte.

— Et s’il meurt ? cria la mère.

Le vieux conseiller d’État secoua la tête, et fit un signe pour apaiser les craintes maladives de la vicomtesse, puis ajouta :

— Madame, Pierre a je crois écrite au fond du cœur la devise que vous savez : « Fais ce que dois… »

— Regardez votre tante, votre mère, continua le prêtre ; regardez aussi ces portraits qui sont ceux de vos ancêtres par le sang, et de vos ancêtres par le dévouement. Voilà les maîtres augustes et souverains qui vous enseignent le devoir. Tous ont vécu pour vous avant que vous fussiez au monde ; vivez aussi pour vos enfants. Un gentilhomme, voyez-vous, c’est le résultat du dévouement des individus à la famille durant des siècles, et malgré les épreuves de la passion et de la douleur. Car ils ont souffert, ils ont combattu, tous ceux qui vous ont précédé dans la vie… Chacun, plus d’une fois peut-être, durant son passage ici-bas, s’est trouvé placé entre le bonheur et le sacrifice. Ils ont triomphé, puisque vous êtes ici et au milieu de nous tous : voilà pourquoi noblesse oblige !


FIN
paris. — imprimerie de j. claye, rue saint-benoit, 7

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


PREMIÈRE PARTIE


DEUXIÈME PARTIE
 137
 252


 331
  1. En Limousin, on appelle une métairie un domaine. Ainsi, telle propriété se compose de quatre ou cinq domaines comme de quatre ou cinq métairies.
  2. Nom d’un des faubourgs de Limoges.