Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 136-158).


DEUXIÈME PARTIE


I

Vingt-cinq ans après, le curé Aubert, monsieur et madame Margerie causaient un soir au coin du feu. Le docteur et sa femme étaient des vieillards. Quant à l’abbé, il portait fièrement ses cinquante-cinq ou cinquante-six ans.

Ses cheveux abondants grisonnaient, mais son corps restait droit et nerveux. Il paraissait dans la force de l’âge.

— Oui, mon cher Margerie, disait-il, c’est à vous d’agir ; pour moi, je n’y peux rien… précisément parce que je suis prêtre, précisément parce que je parle au nom du devoir et de la religion.

— Oh ! ne dites pas cela, s’écria madame Margerie.

— Mais si. La vicomtesse Marguerite se défie de ma soutane et de mes sermons. Quand je lui dis : Vous avez l’esprit malade, elle ne me croit pas ; tandis que vous, vous êtes médecin, vous ne parlez pas au nom de la foi, mais au nom de la raison, et, si en lui tâtant le pouls vous lui dites qu’elle a la fièvre, elle essayera de se guérir.

— Ah ! reprit le docteur, toutes les femmes ne sont pas des Jeanne de Mauguet ! les natures si belles sont rares ; et pour une créature d’élite comme celle-là, pour une fille de Marie, combien de filles d’Ève !…

— Mais cette pauvre jeune femme, qui n’a d’autre défaut après tout que d’aimer la lecture et la solitude, vous la traitez presque comme une pécheresse, messieurs ! Curé, cela n’est pas charitable, il me semble !

— Tout à l’heure, en revenant de Périllac, où j’avais été faire le catéchisme, pour le curé qui est au lit, j’ai trouvé la vicomtesse assise au beau milieu d’une châtaigneraie, malgré l’humidité, malgré le vent… car vous conviendrez qu’il fait un temps…

— Un temps à prier pour les pauvres voyageurs, interrompit la bonne madame Margerie.

— Elle lisait… ? demanda le docteur.

— Un livre dangereux entre tous les mauvais livres : René.

— Un mauvais livre ? s’écria madame Margerie en joignant les mains et levant au ciel des yeux pleins d’une douloureuse consternation.

— Oh ! pas comme vous l’entendez, chère madame. Mais il n’y a pas de mauvais livres que ceux qui peignent à l’imagination des scènes libertines ou qui prêchent l’impiété et l’athéisme ; il y en a d’autres qui sont pleins, je ne dirai pas de religion, mais de religiosité, et qui pourtant glissent dans les âmes un poison subtil et y font vite un effrayant ravage. Ces livres-là sont à la mode et ils engendrent la maladie du siècle, cette triste et sombre hypocondrie de l’égoïsme qui commence par la mélancolie et conduit au crime, au suicide ou à la folie…

— Mais, dit le docteur, vous rangeriez ainsi parmi les mauvais livres toutes les œuvres de la littérature contemporaine ?…

— Peu s’en faut. Et trouvez-moi donc parmi ces créations du génie moderne un ouvrage qui enseigne la soumission de l’esprit et le dévouement du cœur ? Tous sont des produits de l’orgueil et de la révolte. C’est l’apothéose du moi sous toutes ses formes. L’âme humaine y renouvelle la fable de Narcisse. Elle s’abîme et se perd dans la contemplation complaisante d’elle-même. Croyez-moi, docteur, ces livres-là gagnent bien des âmes à Satan… Et, pour ce qui est de madame Marguerite, aujourd’hui elle lisait René ; hier, Obermann ; demain elle lira Werther et Manfred ; vienne une occasion, la vicomtesse sera perdue…

— Oh ! mon ami, pour le coup, vous allez trop loin, s’écria vivement le docteur.

— Non. Voyez-vous, jadis on se perdait par entraînement, par curiosité, par séduction enfin. Alors je n’aurais point tremblé pour madame de Mauguet, car ce n’est point une âme dégradée. Aujourd’hui on se perd par sophisme. C’est au nom d’un raisonnement faux que l’on va au mal. Les philosophes du dernier siècle ont implanté dans le monde cette idée que l’homme a droit au bonheur ici-bas. De là naissent, chez toutes les âmes souffrantes, la croyance qu’elles sont lésées et le besoin de reconquérir ce qu’elles regardent comme leur héritage. La vicomtesse n’est pas heureuse, ou, du moins, elle mène une existence qui ne lui permet guère que les sentiments négatifs ; il faut maintenant qu’elle choisisse entre la résignation et la révolte… Eh bien… eh bien !… mon cher Margerie… j’ai peur de la révolte !

— Voyez-vous, reprit le docteur, il y a pour nous tous, hommes et femmes, un moment terrible dans la vie. C’est celui où nous sentons que notre parti pris va être définitif, que nous sommes au seuil de la vieillesse, et que si nous pouvons choisir encore entre deux routes, le lendemain nous ne le pourrons plus. L’instinct du bonheur préexiste dans l’âme humaine ; les philosophes l’ont surexcité, mais ne l’ont pas fait naître, et je ne crois pas que le danger serait passé le jour où j’aurais empêché madame de Mauguet de lire ceci ou cela, à supposer que je le puisse.

— Non, mais si vous l’obligiez, de par Tordre de la Faculté, à mener une vie active, à entreprendre de longues courses, à s’adonner aux exercices violents, vous la préserveriez de l’inaction, de la rêverie langoureuse et solitaire.

— C’est-à-dire qu’il faudrait mettre un intérêt dans sa vie, dit madame Margerie, Mais ne serait-ce point un peu au vicomte et à mademoiselle Jeanne d’y pourvoir ?

— Mademoiselle Jeanne est une nature trop au-dessus des faiblesses humaines pour les deviner, reprit l’abbé. Elle a tant de virile énergie, d’activité, de passion pour le but qu’elle poursuit, qu’elle ne songe pas à s’insinuer doucement dans le cœur de sa nièce pour le diriger ou le préserver. Il lui semble que cette jeune femme ne doit vivre aussi que pour relever la maison de Mauguet, et qu’elle doit se contenter d’être l’anneau qui relie le passé au présent et rattache la chaîne des vicomtes de Mauguet. Elle n’a jamais songé que sa nièce pouvait avoir d’autres sentiments et d’autres aspirations. Si on le lui disait, elle en demeurerait consternée. Elle trouverait Marguerite déjà coupable. Mais je ne veux pas lui ouvrir les yeux sur les pensées qui tourmentent cette pauvre âme. Ce serait comme si je lui montrais un abîme. Et à quoi bon ? La noble créature sait marcher droit et ferme dans les voies difficiles ; elle vaincrait tous les obstacles, et succomberait devant des chimères.

— Mais au fait, pourquoi n’est-elle pas heureuse, cette jeune femme, et que lui manque-t-il ? demanda madame Margerie. Son mari n’est point d’un caractère difficile ; elle a un enfant charmant ; elle peut en avoir d’autres ; enfin elle voit la fortune de sa famille prendre un accroissement vraiment inespéré.

— Le vicomte Charles de Mauguet, dit le docteur, est un type singulier. En apparence, il ne lui manque rien pour faire un homme accompli ; et, en réalité, c’est un pauvre sire.

— C’est vrai, dit le curé. Il a de l’esprit, trop d’esprit, la mémoire ornée, la parole facile, le geste heureux, l’extérieur agréable, enfin tout ce qui aurait fait jadis la fortune d’un homme de cour. Avec cela, il est incapable d’un travail soutenu, d’une application quelconque. Il ne voit jamais que la surface des sentiments et des idées. Il lit les journaux et les livres nouveaux pour en pouvoir discourir et sans en approfondir la portée. Il va à la chasse parce que c’est le passe-temps convenable d’un gentilhomme campagnard ; fait gentiment les vers, parce que son père lui a montré à tourner le quatrain en même temps qu’à tenir son épée ; baise galamment la main de sa femme en rentrant au logis, lui ramasse son éventail, court à Limoges de bonne grâce autant de fois qu’il faut pour assortir les laines de sa tapisserie, et s’étonnerait, lui aussi, qu’elle ne se trouvât pas parfaitement heureuse.

— La pauvre mademoiselle Jeanne ne nous a jamais dit ce que lui a fait souffrir le cœur léger du vicomte, alors qu’elle s’efforçait d’y faire passer son énergie. Elle rêvait une sublime maternité intellectuelle : elle espérait créer un homme à son image. Hélas ! quelle déception !

— Déception d’autant plus cruelle qu’elle a été secrète, ajouta l’abbé Aubert. Il n’y a pas un reproche à faire au vicomte. Il est parfait… et nul. Aussi de quelle tendresse jalouse Jeanne de Mauguet entoure son petit neveu ! L’avez-vous vue quelquefois le couver des yeux ? C’est qu’elle a reporté sur lui toutes ses espérances ; c’est qu’elle espère, en le cultivant dès ses plus jeunes années, lui insuffler son âme et vivre en lui dans l’avenir. À chaque leçon et à chaque caresse elle semble lui dire du regard : Oui, c’est pour toi que je veille et que je me dévoue, pour toi que je rachète ou fertilise un à un tous ces morceaux de terre ; tu es le but de ma vie et tu seras un jour le couronnement de mon œuvre.

— C’est bien mademoiselle Jeanne qui reste le chef et la providence de la famille, dit madame Margerie. Elle fait ensemencer les terres et apprend à épeler à son petit neveu ; mais que voulez-vous que devienne la vicomtesse dans cet intérieur où elle n’a pas même sa fonction de mère ? Peut-être, si elle se sentait moins inutile, serait-elle moins portée à isoler sa vie, et à chercher des distractions que vous trouvez dangereuses…

Cette réflexion de madame Margerie termina la conversation. Que si maintenant, tandis que la digne matrone roule autour de son peloton de laine le bas qu’elle tricote, tandis que le curé met son manteau et que le docteur allume une lanterne pour son ami, nous nous transportons au château de Mauguet, dans le grand salon que nous connaissons, nous y trouverons encore toute la famille réunie.

Le temps, en s’écoulant, n’a point apporté dans cet intérieur de changements imprévus. Les portraits de famille, la grande table, l’épinette, les vastes bergères sont aux mêmes places. Seulement Jeanne a cinquante-cinq ans. C’est maintenant une imposante douairière, son visage s’est flétri, tout en conservant les grandes lignes de la beauté passée ; son expression est à la fois austère et bienveillante. Son costume, également éloigné de la mode surannée et de la mode présente, semble tenir à la fois de celui de la grande dame, de celui de la paysanne et de celui de la religieuse. Elle a une robe de laine brune, un capuchon de dentelle sur ses cheveux blancs, une collerette et des manchettes d’entoilage plissé. Comme jadis, tandis qu’elle songe, ses doigts manœuvrent dextrement les aiguilles d’un tricot. On sent que pour elle, durant ces vingt-cinq années, la vie n’a point changé, que la même pensée a occupé son esprit et que les mêmes saisons et les mêmes heures ont amené les mêmes travaux.

En face d’elle, à la place où jadis s’asseyait Louis Thonnerel amoureux et plein d’espoir, le vicomte Charles lit distraitement une gazette en allongeant ses jambes sur les chenets. Plus près de la table, sous la lampe, la vicomtesse travaille avec une application apparente à un grand ouvrage de tapisserie.

C’est une femme de vingt-huit à trente ans, encore belle, mais dont la beauté semble fragile et la santé minée intérieurement. On dirait un fruit savoureux et vermeil qu’un ver attaque au cœur. Elle a les traits assez réguliers et la physionomie douce. Rien de saillant d’ailleurs à première vue ; rien qui la fasse distinguer dès l’abord au milieu d’un bal, mais mille perfections de détail ; une peau d’une blancheur de nacre, des cheveux châtains d’une abondance rare, une taille souple et gracieuse, des pieds mignons, des mains blanches et fines.

Toutes ces beautés s’étaient développées peu à peu et sans éclat. Lorsque le vicomte de Mauguet avait épousé mademoiselle Marguerite de Guéblan, elle était maigre, elle avait les mains rouges, et on disait d’elle : « C’est une personne ordinaire. » Son mari l’avait acceptée pour telle, et, comme presque tous les maris, il ne s’était point aperçu du développement heureux de sa femme.

Ce mariage avait été fait par Louis Thonnerel qui habitait Paris, où il était devenu avocat général sous Napoléon et conseiller d’État sous Louis XVIII.

Le temps, en changeant la nature de son affection pour Jeanne, n’avait point diminué son attachement. Il ne s’était point fait de famille à lui, parce qu’il regardait comme sienne celle de son amie, et tous les ans, aux vacances, il venait passer quelques semaines en Limousin.

Jadis il s’était plu à donner aussi quelques soins à l’éducation de Charles de Mauguet ; mais il avait vite reconnu qu’il semait la bonne graine sur le rocher où elle pousse vite, dans une mince couche d’humus, pour se dessécher plus vite encore.

Le premier il avait dit à Jeanne, un jour, en lui voyant des larmes dans les yeux, parce qu’elle découvrait la nullité réelle de son neveu sous ses brillants dehors : — Le vicomte Charles peut avoir un fils.

Mademoiselle de Guéblan sortait du couvent lorsque le vieil ami de Jeanne la rencontra, dans le monde parisien. Elle lui parut plutôt bien que mal, ni spirituelle ni sotte, d’un caractère facile et doux qui se pourrait aisément façonner ; enfin, telle qu’il fallait pour ne pas sentir trop vite l’inconsistance de son mari, et pour suivre la voie que lui tracerait sa tante.

Elle était orpheline, mais d’une excellente famille, et sa dot se trouvait convenable. Charles, mandé à Paris pour la voir et la connaître, en fut satisfait et ne tarda pas à lui plaire. Trois mois après, il ramenait sa jeune femme à Mauguet où elle était destinée à passer sa vie.

Jeanne partagea sans doute l’opinion de Louis Thonnerel sur sa nouvelle nièce. Elle lui trouva quelques principes religieux qui venaient du couvent, et de la bonne volonté. C’était tout ce qu’il fallait, pensait-elle ; car, dans un singulier oubli de son esprit si juste et si prévoyant, Jeanne confondit naïvement Marguerite avec le vicomte Charles, comme s’ils eussent été un seul personnage. Elle les considéra tous deux comme des intermédiaires, et ne songea pas un instant que la jeune femme était une individualité nouvelle dans la famille, qu’elle pouvait avoir un esprit indépendant, une imagination vive et un cœur avide de passion. D’ailleurs, les rêves qui tourmentaient alors l’âme des femmes romanesques étaient inconnus au temps de la jeunesse de Jeanne ; ils dataient du commencement du siècle, et elle n’avait pas trouvé le temps de les approfondir dans sa vie si active. Autrefois on était franchement une honnête femme ou une femme facile. Notre époque de fièvre intellectuelle devait créer la femme en même temps honnête et pécheresse.

C’est ainsi que les années se passèrent sans amener entre la tante et la nièce cette intimité du cœur qui eût été pour la vicomtesse un refuge et un préservatif. La jeune femme vénérait Jeanne comme une héroïne, mais elle la redoutait ; et précisément parce qu’elle en avait la plus haute idée, elle n’eût point osé lui parler des défaillances de son cœur malade.

Quant au vicomte, il croyait en toute bonne foi sa femme heureuse. Il se plaisait à ne point la laisser manquer de livres puisqu’elle aimait la lecture, et à lui offrir quelquefois une robe nouvelle ; et, s’il s’était aperçu qu’elle devenait triste, il aurait pensé qu’il ne la menait point assez aussi souvent au bal.

Ce soir-là le silence régnait dans le salon de Mauguet. Jeanne tout en tricotant des bas pour son petit neveu songeait sans doute à quelque détail d’intérieur ; le vicomte tuait le temps comme il le pouvait à l’aide de sa gazette, Marguerite s’ennuyait… ou suivait fiévreusement quelque rêve de liberté, de bruit, et de plaisir… son imagination était à Paris peut-être, au milieu des fêtes… ou bien en quelque lieu sauvage, avec un Manfred inconnu.

Voilà ce que nul n’aurait pu deviner à voir son visage impassible, son maintien recueilli, et la régularité des points de sa tapisserie.

Quand huit heures sonnèrent, le vicomte fit observer qu’on n’aurait point apparemment la visite du curé ce soir-là.

Après quelques secondes, et comme s’il lui avait fallu pour répondre à cette remarque le temps de la réflexion, la vicomtesse dit que le temps était couvert et que l’abbé Aubert craignait la pluie.

Le vicomte retourna son journal et recommença la lecture du premier article. Mais au bout de quelques minutes il n’y trouva plus aucun intérêt, sans doute, car il proposa d’ouvrir la table de whist et de faire un mort.

Tout en jouant on échangea quelques phrases insignifiantes ; puis, le vicomte conta les nouvelles et donna l’extrait des opinions de la gazette sur les manières d’agir du ministère Martignac. Jeanne y répondit laconiquement, mais par des observations pleines de profondeur. Tandis que son neveu jugeait les hommes et les choses avec la légèreté habituelle de son esprit, et au point de vue du vaudeville, pour ainsi dire, elle en déduisait rapidement les conséquences et coupait court à une saillie par trois mots de bon sens. Marguerite parlait peu et seulement quand elle s’y trouvait en quelque sorte forcée, soit par une interrogation directe, soit par la crainte de laisser remarquer sa préoccupation.

Enfin on atteignit dix heures. Mademoiselle de Mauguet donna le signal de la retraite en se levant pour aller tirer un coup de sonnette. Le vicomte couvrit le feu, Marguerite rangea les cartes, les jetons, les fiches et les contrats dans la boîte de jeu, pelota ses laines, roula sa tapisserie et le tricot de sa tante.

Myon répondit au coup de sonnette de sa maîtresse. C’était alors une massive duègne dont l’importance passée n’avait point diminué, au contraire. Avec l’âge, elle devenait de plus en plus trapue et de plus en plus gourmée. Mais son dévouement ne s’était pas démenti un seul instant, et elle avait puissamment aidé Jeanne à reconstruire la fortune de la famille. Elle exerçait une sorte de surintendance sur toute la domesticité de Mauguet et présidait aux mille détails auxquels sa maîtresse ne pouvait accorder son attention.

Jeanne lui demanda si le métayer Andrau était revenu de la foire de Conore, s’il était satisfait de ses marchés ; puis elle ajouta quelques autres questions touchant les affaires d’intérieur et quelques ordres pour le lendemain.

Cela fait elle tira un second coup de sonnette et tous les domestiques arrivèrent en même temps, qui en chaussons, qui en sabots, qui pieds nus. Les hommes tenaient leur bonnet de laine à la main et les femmes relevaient les coins de leur tablier de travail en signe de respect. Il y avait bien une douzaine de personnes, tant bouviers et bergers que filles de cuisine et basse-cour.

Après avoir adressé à l’un quelques paroles de reproche, à l’autre un encouragement, Jeanne fit un signe et tous se mirent à genoux pour la prière du soir. Le vicomte, Jeanne et Marguerite en récitaient tour à tour les versets, les domestiques répondaient en chœur. Comme c’était la vigile des quatre-temps, on ajouta les litanies et une dizaine de chapelet. Puis Myon sortit la première et tous les serviteurs la suivirent après avoir donné le bonsoir à leurs maîtres et fait la révérence à la porte du salon.

Jeanne, le vicomte et sa femme échangèrent les souhaits ordinaires, prirent chacun une lampe et gagnèrent leurs chambres.

Marguerite s’arrêta la dernière, au bout d’un long corridor. Elle entra seule dans la chambre d’honneur, qui était la chambre nuptiale des vicomtes de Mauguet et que Jeanne n’avait jamais habitée. Depuis la naissance de leur fils les deux époux ne s’y réunissaient plus. Les couches de Marguerite et la nourriture du jeune Pierre avaient été d’abord un suffisant prétexte ; mais ensuite, l’habitude de vivre séparément se trouvait prise et on ne la changea pas, malgré les représentations de Jeanne qui voyait dans cette dérogation aux anciennes coutumes, sinon un danger, du moins un malheur de famille.

Quand la porte de cette chambre fut refermée sur elle, et qu’elle eut poussé du doigt le verrou dans sa gâche, la vicomtesse changea soudain de physionomie. Ses yeux s’animèrent, ses mouvements, qui tout à coup étaient lents et mesurés, devinrent vifs et presque bruyants. On sentait qu’elle entrait en possession de sa liberté. Elle ranima le feu, se déshabilla précipitamment, passa un peignoir, attira près de la cheminée un de ces petits meubles anciens qui contiennent tant de tiroirs et de doubles fonds et s’étendit en face de la flamme dans une vaste bergère.

D’abord elle resta immobile, tandis que les expressions les plus diverses se succédaient sur son visage ; puis, après un moment de recueillement, elle ouvrit le meuble qu’elle avait attiré près d’elle et prit dans la cachette la mieux dissimulée un cahier déjà en partie couvert d’écriture. Elle en fit courir les feuillets sous ses doigts et s’arrêta au point où commençait le papier blanc. Alors elle prit encore un encrier, une plume ; mais avant d’écrire elle parcourut des yeux la dernière page et resta songeuse. Enfin elle commença :

« Un jour de plus encore ! Si je ne le marquais pas à la suite des autres, à peine m’apercevrais-je qu’il a passé. Quelle vie !… Et pourtant les années s’écoulent ainsi. L’âge vient. J’ai trente ans. J’ai trente ans !… Est-ce vrai ?… Ainsi, pour moi, la jeunesse qu’on accorde aux femmes est finie. Voilà dix ans que je passe dans ce pays, dans ce château, dans cette famille qui, dit-on, est devenue la mienne. Comment le temps peut-il être à la fois et si long et si court ?… Longues sont les heures qui se succèdent sans amener jamais rien d’imprévu… sans mettre aucun intérêt dans les jours… Courtes sont les années qui se composent de ces jours vides dans lesquels ne tiennent aucuns souvenirs… Ainsi, ces dix ans-là ont passé comme un rêve ; et, quand je me dis qu’alors j’étais une jeune fille pleine d’illusions et d’espérances, et qu’aujourd’hui je suis une femme dont la jeunesse touche à son déclin, je n’y puis croire…

« Quoi ! mon corps a vieilli et mon âme est la même ? Ai-je donc des rides ? Tout est-il donc fini ?… Faut-il renoncer à toute espérance ?… Ah ! mais non ! je ne le veux pas !

« Je ne le veux pas ?… mais puis-je encore ne pas vouloir ?… Et d’ailleurs que ferais-je ? Comment s’opposer à la destinée ? Je sens en moi un ardent besoin de mouvement et d’animation. Cependant je n’entrevois pas comment le satisfaire. Il me semble que je voudrais courir au delà de nos horizons, et parfois j’entreprends à cheval ou à pied des courses folles dans la campagne. Il me semble que je voudrais sentir en même temps la crainte et l’enthousiasme… ou bien que je voudrais me passionner pour une noble cause et vouer à un être ou à une idée les forces surabondantes qui s’agitent en moi. Hélas ! hélas ! à qui suis-je utile sur la terre ?… Pas même à mon fils… Si je mourais subitement, personne ne s’apercevrait le lendemain que je manque ici !…

« Mais j’ai tort de me plaindre ; ni mon mari ni sa tante ne m’ont donné le droit de me trouver abandonnée. Je ne puis leur reprocher même un oubli à mon égard… Seulement, chaque soir, quand la nuit tombe, je crois entendre au fond de mon cœur une voix qui répète, avec une mélancolie infinie, le refrain de ce cantique que nous chantions au couvent, après le salut :

    Le soleil vient de finir sa carrière,
    Comme un instant ce jour s’est écoulé !
    Jour après jour, ainsi la vie entière
    S’écoule et passe avec rapidité.

« Oui, elle passe, elle passe, et l’on ne peut ni la ressaisir au passage, ni en arrêter le cours. Ah ! quelle fièvre vous prend à cette pensée !… »

Elle jeta la plume et ferma le cahier en s’écriant : — À quoi bon écrire ?

Et tout en se promenant avec agitation par la chambre, elle ajouta mentalement : — Jamais un être sympathique ne lira ces pages où s’épanche mon âme tourmentée ; non, jamais.

Elle se coucha, prit un livre, et ne s’endormit que bien tard dans la nuit.

Telle était alors la vie intime de cette famille dont l’héroïque Jeanne avait relevé la fortune. En apparence, une profonde paix, un calme patriarcal ; en dessous, un menaçant orage, et sauf le curé, à qui la longue pratique des fonctions sacerdotales avait appris à lire au fond des âmes, et le docteur qui connaissait à l’éclat de certains regards les fièvres intérieures, nul ne se doutait qu’une mine était creusée sous l’édifice de Jeanne de Mauguet, et que la première étincelle pouvait mettre le feu aux poudres.

Quant à l’extérieur, le manoir ruiné que nous avons vu au commencement du siècle avait pris alors l’aspect que nous lui voyons encore aujourd’hui. Les bâtiments étaient en bon état, les cours proprement tenues, les chemins environnants bien réparés et toutes les terres arables richement ensemencées. Tandis que les alentours du château, montraient cette heureuse physionomie que donnent les soins constants et l’habitation prolongée, les domaines soignés par d’habiles colons, largement pourvus de bestiaux et de bras, se distinguaient parmi tous ceux du pays par leur plantureuse richesse. Mauguet, dont on offrait, en 1803, dix-huit cents francs de ferme, rapportait dix mille livres de revenu. La dot de Marguerite de Guéblan, employée en terres dans le voisinage, augmentait ce revenu de près du double, et complétait pour la famille environ vingt mille livres de rente. Ce n’était pas encore de quoi faire figure dans le monde, mais c’était assez pour mener à Mauguet, tous ensemble, une vie large et facile.

Grâce à l’économie de Myon, cette somme surpassait les besoins de la maison. Il s’en fallait de beaucoup qu’on la dépensât d’une année à l’autre. Aussi Jeanne usait-elle du surcroît pour acheter un lot de terre, ou bien faire défricher une lande, fonder une prairie ou utiliser un cours d’eau. De cette manière, le revenu croissait tous les ans et la propriété prenait un développement imposant.

L’intelligente impulsion donnée aux travaux par M. Maurel avait changé la face des terrains. Plus de la moitié des landes à fougères étaient devenues des terres arables ; et sur celles qui ne produisaient que des ajoncs et de la bruyère, s’élevaient des taillis dont quelques-uns avaient déjà donné deux coupes, ou de jeunes futaies qui promettaient pour l’avenir de beaux pins du Nord, des hêtres, des bouleaux, etc.

M. Maurel et le docteur avaient surtout conseillé à Jeanne de planter des arbres et de faire des prairies. « — Un peuplier, disait l’ingénieur, quand on le plante coûte un franc, tous frais compris. Vingt ans après, il vaut vingt francs. Quant aux prairies, elles sont difficiles à établir ; mais une fois bien aménagées, elles ne coûtent plus d’entretien et peuvent rapporter de deux à trois récoltes par an. Le Limousin n’est pas un pays de culture. Il faut surtout viser aux produits qui ne demandent ni semailles, ni labours ; et puis, qui a beaucoup de prairies peut avoir beaucoup de bestiaux, et les bestiaux sont la source de toutes les richesses rurales. »

C’est ainsi que, grâce à la direction et à la division des cours d’eau et à des soins persévérants, les pâturaux et les halliers étaient devenus de grasses prairies bordées d’un double rang de peupliers, et que les domaines regorgeaient de bestiaux. Les landes non encore défrichées, ou celles que l’aridité du sol défendait absolument contre la culture, nourrissaient d’immenses troupeaux de ces petits moutons du Limousin qui sont renommés pour la finesse savoureuse de leur chair. Les châtaigneraies, plantées de jeunes arbres, rendaient énormément. Dans les terres les plus fortes et les mieux défoncées, celles qui avoisinaient le château ou les métairies, Jeanne avait fait planter force poiriers, d’après l’avis de madame Margerie. Le climat de cette partie du Limousin est particulièrement favorable aux poiriers qui donnent des fruits énormes et excellents. La femme du médecin qui s’occupait beaucoup de son verger, comme on sait, l’avait remarqué. Les poires récoltées à Mauguet étaient si belles, qu’on en tirait un grand profit en les vendant à Paris, aux marchands de comestibles. Enfin, tout se trouvait mis en valeur et dans cet état florissant qu’entretient l’œil du maître.

Depuis vingt-cinq ans, Jeanne avait fait de cette entreprise le but de sa vie. Chaque jour elle avait veillé à l’aménagement de ses bois, à l’amélioration de ses prairies, à l’ensemencement de ses terres, au gouvernement de ses cheptels. Elle en était venue à connaître parfaitement la qualité de ses terres et leurs ressources. En se passionnant pour son œuvre, elle y consacrait toutes les forces de son intelligence. Aussi pouvait-elle prévoir alors que vingt ans plus tard, si on continuait le même système d’administration, Mauguet serait une des belles terres de France.

Et lorsqu’elle entrevoyait ce résultat, elle pensait à son petit neveu et se disait : — À lui l’avenir !

Pour elle comme pour certains grands parents, les intermédiaires n’existaient pas. Elle s’était dévouée, et elle pensait naturellement que les autres devaient, comme elle, immoler leur personnalité à la génération suivante. Le vicomte, d’ailleurs, ne dérangeait pas ce calcul. Non point qu’il eût pris aussi résolûment qu’elle le parti du dévouement, mais parce qu’il était naturellement d’un caractère facile, qui l’avait rendu malléable aux mains de Jeanne, comme il eût pu l’être en d’autres. Elle jugea qu’il devait vivre à Mauguet et n’eut point de peine à l’y retenir, car il s’y trouvait heureux, ne s’occupant de rien, tenant le haut du pavé dans le pays et savourant, à Limoges et aux environs, ses succès de poëte de salon, de causeur agréable et de chasseur élégant.

Peut-être, cependant, les années allaient-elles lui donner d’autres besoins et lui faire rechercher des plaisirs dispendieux. Les qualités qui le faisaient charmant à vingt ans devenaient un peu frivoles à quarante. Lui-même sentait le vide et s’ennuyait parfois. Mais Jeanne ne doutait pas de son bon cœur et savait bien que, malgré quelques demi-révoltes, il se résignerait toujours.

Quant à Marguerite, c’était sur elle que Jeanne comptait pour continuer son œuvre. — Encore une tutelle de femme, pensait-elle, et la maison de Mauguet aura rétabli sa fortune.

C’était autrefois un fait reconnu dans la noblesse que les tutelles de femmes refaisaient les héritages. En effet, si peu de femmes savent, comme Jeanne, travailler activement à la fortune de leur maison, presque toutes savent économiser et conserver. Elles équilibrent leurs dépenses sur leurs revenus et n’entreprennent jamais d’affaires aléatoires ; c’est toute la science que Jeanne attendait de la vicomtesse, pour le cas où elle devrait lui laisser le gouvernement de Mauguet, et elle savait que cette science-là se trouve toujours dans le cœur des mères.