Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 116-134).


VI

Elle arriva, cependant, la réponse du vicomte de Mauguet. Ce fut un triste jour pour Jeanne que celui-là ; un jour qui termina brusquement son bonheur naïf, pour rejeter sa conscience et son cœur dans de nouveaux orages.


« Mon cher curé, disait l’émigré, qui n’avait, comme tant d’autres, rien appris ni rien oublié, votre lettre m’a étonné ; c’est pourquoi j’ai tardé d’y répondre, afin de me familiariser l’esprit avec la singulière proposition qu’elle contenait. La France est, à ce qu’il paraît, plus changée encore que je ne croyais. Le clergé, la noblesse, ne ressemblent plus à ce que j’ai connu il y a pourtant si peu d’années encore. Votre morale eût fort surpris votre oncle, et la résignation de ma sœur aurait confondu ma mère. Il n’y a que les hommes du tiers qui ne changent pas : c’eût été merveille que ce petit Thonnerel ait si bien avocassé gratis ! Je n’aurais point payé mon château à la république avec la main de ma sœur. Mais si mademoiselle de Mauguet, que sa présence au milieu de l’orgie révolutionnaire rend bien souple, a cru devoir faire un pareil marché, qu’elle paye ! C’est le dernier point d’honneur de la noblesse !

« Quant à moi, malgré tout ce que vous dites pour m’y engager, je n’irai point assister à ces noces étranges. Je ne rentrerai en France qu’avec le roi, comme je n’attendrai que de lui la reconnaissance de mes droits et le rétablissement de ma fortune.

« Recevez, d’ailleurs, mon cher curé, l’assurance de tous mes bons sentiments pour vous.

Vicomte Raoul de Mauguet. »

À la lecture de cette lettre, Jeanne pleura. Sa courageuse nature succomba sous le double poids du chagrin et de la colère. D’une part, elle sentait son âme tout entière se révolter contre le mépris que son frère osait marquer pour l’homme qu’elle avait choisi ; de l’autre, elle voyait toutes les espérances auxquelles son cœur s’était attaché depuis quelques mois s’écrouler comme d’irréalisables châteaux en Espagne.

L’abbé Aubert, toutefois, s’efforça de la réconforter.

— Le vicomte a tort, de toutes les manières, dit-il ; ne vous laissez point abattre par une boutade de gentilhomme offensé. Allez droit devant vous, sans vous retourner : vous marchez dans votre devoir. Si le vicomte de Mauguet, aveuglé par des préjugés qu’il entretient dans l’exil, juge aujourd’hui défavorablement votre mariage, il l’absoudra demain, quand il sera revenu parmi nous. Qui connaît mieux que vous le cœur noble et loyal de Louis Thonnerel ? Eh bien ! ce cœur calomnié par votre frère se révélera bien vite à lui. Il verra que vous avez agi prudemment, en épousant un honnête homme, dévoué à votre famille, et un esprit d’élite qui pourrait arriver à tout, avec les nouvelles institutions de la France.

M. et madame Margerie soutinrent le raisonnement de l’abbé Aubert, et le développèrent cent fois en tous les sens. Jeanne écoutait, mais ne prenait aucune décision. Désormais, pour elle, le charme était rompu. Elle ne prenait point de parti, mais c’était, pour ainsi dire, par lassitude de la lutte.

Ce court relais de bonheur qui venait de couper sa vie austère lui rendait le renoncement bien cruel ; et puis son cœur, ballotté entre tant de longues douleurs et de rapides joies, ne trouvait plus de point d’appui dans sa conscience. Elle ne voulait ni braver ces lois sacrées de la famille, auxquelles elle s’était dévouée, ni sacrifier sa vie à un scrupule exagéré ou à un faux point d’honneur.

C’est pourquoi elle ne cessa point de voir Louis, mais leurs rapports devinrent contraints comme ceux de gens dont la position est incertaine. Le bonheur ne reparut plus.

Tous deux souffraient cruellement. Jeanne sentait se réveiller en elle tous les scrupules que les paroles de l’abbé Aubert y avaient apaisés. Louis, bien qu’il ignorât les termes de la lettre du vicomte, en devinait l’esprit et se trouvait offensé dans sa dignité autant que blessé dans son amour.

Il aimait passionnément, et toute sa vie s’était attachée à cet amour ; mais alors il se promit à lui-même de ne pas faire une démarche de plus pour obtenir la main de Jeanne, de ne pas chercher même à réveiller la tendresse de ce cœur qui hésitait encore après avoir senti la profondeur de son dévouement.

Que cette fierté demandait de courage ! Combien de fois le pauvre jeune homme sentit sa main trembler, lorsque, le soir, il la tendait à Jeanne en présence des amis communs, tant il avait peur de se trahir par une pression interrogative ou suppliante.

Quelquefois il se surprit partant de Limoges à cheval, vers le milieu du jour, et galopant ventre à terre vers Mauguet, pour demander tout à coup à Jeanne une réponse décisive, ou plutôt, pour arracher ou surprendre son consentement. Il s’arrêtait et tournait bride, aussitôt que sa volonté avait pu triompher, ou bien il ralentissait l’allure de son cheval, suivait la route, tout en rêvant silencieusement, et arrivait jusqu’au presbytère de Saint-Jouvent où il restait de longues heures, parlant à Sylvain Aubert de mille choses, excepté de celle qui lui tenait au cœur.

Les semaines s’écoulaient ainsi, pénibles pour tous. Un soir, Louis se sentit plus triste encore que de coutume. Il avait l’âme affamée de bonheur et ne savait où trouver même une consolation. C’est en sortant du presbytère que ce mal cruel le saisit. Précisément, ce soir-là, un manteau de neige couvrait la terre, et le ciel, noir et lourd, semblait de plomb. Malgré tout, le curé allait à Mauguet. Louis prit avec lui le chemin de traverse qui conduit jusqu’à la grande route, mais arrivé au carrefour, il lui dit bonsoir, lui tendit la main et se tourna du côté de Limoges.

— Vous ne venez pas avec moi à Mauguet, Louis ? demanda le prêtre étonné.

— Non, j’y ferais une triste figure. À revoir, mon ami !

— Mais la solitude ne vous rendra ni le courage ni la gaieté ; venez. Si vous craignez que ma malheureuse manie musicale ne vous expose au tête-à-tête avec mademoiselle Jeanne, nous pouvons passer prendre Margerie et sa femme…

— Merci, cher abbé ; mais, en vérité, pour ce soir j’ai besoin de solitude. Il faut que je tâche de me former à la résignation… et c’est difficile.

— Allons ! venez donc ! reprit avec insistance le pauvre abbé qui n’entendait rien à la logique des passions ; logique étrange, absurde en apparence, parce qu’elle procède par déductions contraires, et pourtant si bien fondée sur les besoins du cœur humain. — Venez donc ! Je ne désespère pas de vous marier après Pâques.

— Dieu bénisse vos efforts et votre espérance, cher ami… mais… adieu pour ce soir.

Et Louis mit son cheval au trot, puis au galop, comme s’il avait voulu allonger bien vite la distance qui le séparait du curé, de Mauguet et de Jeanne.

Toutefois, quand il eut fourni une bonne traite, il s’arrêta et se demanda s’il n’avait point eu tort de refuser d’aller à Mauguet. Le curé pouvait, dans les meilleures intentions du monde, parler de son refus. Que penserait Jeanne alors ? Qu’il était blessé peut-être de tant de lenteurs ou qu’il était disposé à renoncer à sa main. Or, la fière fille pardonnerait-elle une bouderie ? oublierait-elle un moment d’hésitation ?

Il rebroussa chemin avec le même empressement fiévreux qu’il avait mis à galoper vers Limoges ; mais bientôt il modéra le pas de sa monture.

— Si j’y vais maintenant, se dit-il, par là même je trahirai ma faiblesse ; je manquerai à ce que je me suis juré. Si je n’y vais pas… j’offenserai peut-être la délicate susceptibilité de la personne que j’aime le plus au monde…

Tout en rêvant, Louis gagna lentement le carrefour, prit la traverse et arriva devant la grand’porte} de Mauguet. Tandis qu’il hésitait encore, l’horloge de Saint-Jouvent sonna. Il compta les coups : — Dix heures ! se dit-il, il est trop tard pour me présenter…

Au même moment, il entendit les chiens jeter quelques aboiements, et les portes s’ouvrir et se fermer. Il n’eut que le temps de traverser la route et de se cacher derrière l’angle d’une grange. C’était le curé qui sortait pour regagner son presbytère.

— Allons, se dit-il, je me serai tenu parole malgré moi-même !…

Il le regarda s’éloigner, en s’effaçant derrière son mur comme un malfaiteur aux aguets. Un moment il avait pensé à le rejoindre et à lui raconter ingénument ses faiblesses et ses douleurs ; mais cette pensée naïve fut bien vite étouffée par la joie insensée de se trouver seul si près de Jeanne, et l’envie de prolonger cette sorte de mystique tête-à-tête. Au lieu de s’en retourner à Limoges, il se blottit donc de plus en plus dans l’ombre ; et, jusqu’à ce que le curé fût disparu, il trembla de peur que son cheval ne hennît.

Quand il se vit bien seul et bien à l’abri de toute rencontre, il sortit de sa cachette et conduisit son cheval, avec mille précautions, à travers les troncs abattus de la haute futaie pour faire le tour du château et regarder les fenêtres s’illuminer tour à tour, puis rentrer dans l’ombre.

Jeanne, apparemment, restait au salon malgré l’heure avancée, car la lampe ne s’éteignait pas, et les lueurs rougeâtres qui faisaient briller les vitres par intermittences témoignaient que le foyer flambait encore.

— Que fait-elle là seule ? se demandait-il ; les domestiques sont couchés ; pourquoi veille-t-elle ?

Et son imagination lui fournit successivement les thèmes les plus divers.

— Peut-être qu’elle rêve comme moi… et à moi ?… Peut-être qu’elle travaille ?… ou qu’elle lit ?…

Et il se la représenta dans une bergère, au coin du feu, les yeux perdus dans la pénombre et les doigts manœuvrant distraitement les aiguilles d’un tricot ; puis assise près de la grande table, une plume à la main, et supputant la valeur de ses cheptels, le rendement probable de ses terres, le chiffre approximatif des dépenses nécessaires ; ou tournant fiévreusement les feuillets d’un livre nouveau…

Et il demeurait à la même place, regardant cette lumière qui se reflétait dans l’étang et projetait sur la neige des rayons roses. Il ne pouvait ni détourner les yeux, ni quitter son poste d’observation. Tout à coup, au milieu du calme de la campagne, il entendit résonner un accord, puis un autre… Jeanne était au clavecin et y essayait les vieux airs de l’abbé Aubert, mais sans suite, sans parti pris, et comme au hasard. Évidemment elle poursuivait, elle aussi, une pensée, car elle s’interrompait par intervalles inégaux, lançant quelques notes à travers le silence, abandonnant son motif inachevé, et recommençant tout à coup les premières mesures d’un autre air.

Louis attacha son cheval, qui piaffait d’impatience, au tronc d’un des arbres restés debout ; puis il descendit jusqu’à l’étang pour entendre de plus près les sons du clavecin. Parfois Jeanne chantait une phrase entre deux accords. Louis, l’ail fixe, l’oreille tendue, demeurait comme fasciné. Quand il se vit si près d’elle, une tentation folle le prit de gravir la rampe de l’étang et de s’élancer jusqu’aux pieds de sa maîtresse. Sa conscience repoussait avec énergie cette idée de surprise, comme indigne de tous deux ; mais, malgré la voix de l’honneur qui le retenait, la tentation devenait plus forte de seconde en seconde. Il se disait qu’il devait s’y soustraire en quittant la place et en s’enfuyant loin de Mauguet, et une force invincible le poussait vers le château.

— Oui, se disait-il, elle m’aime, comme je l’aime, et, à cette heure, elle lutte comme moi contre sa passion. L’abbé Aubert lui a parlé, mais il ne l’a pas encore convaincue. Peut-être qu’en cet instant même elle prend un parti qui va décider de son avenir et du mien. Cette âme si ferme et si grande soutient son dernier combat… et moi, je reste là inactif, laissant la fortune disposer de mon sort !

Il fit quelques pas en avant.

— Et si ma démarche l’offense et décide son refus ?…

Il s’arrêta à mi-chemin de la rampe, et se retint au tronc d’un acacia, comme pour s’attacher au rivage par une force matérielle.

Le sang lui montait au cerveau en fouettant ses tempes et en troublant ses yeux. Il entendait son cœur battre de pulsations désordonnées. Que devint-il, quand il vit la porte vitrée s’ouvrir et Jeanne sortir du château ?

Il crut un instant à une hallucination, ferma les yeux et rappela toute sa présence d’esprit, toute sa volonté ; puis il les rouvrit et regarda de nouveau en face de lui.

Jeanne, enveloppée de sa pelisse, se promenait de long en large sur la terrasse. Évidemment elle était en proie à une obsession ou à une préoccupation puissante ; on le voyait à l’agitation de sa démarche, tantôt lente, comme celle d’une personne qui médite profondément, tantôt pressée, comme celle d’une personne qui s’efforce de tuer une idée fixe par la fatigue.

— C’est l’heure, se dit-il ; dans un instant peut-être elle aura résolu le problème entre les sollicitations de son cœur et les vains scrupules de sa conscience…

Quitter le tronc de l’acacia, franchir en couvant la distance qui le séparait encore de sa maîtresse, l’étreindre dans ses bras et en obtenir une promesse sacrée, devint alors pour Louis une tentation vertigineuse à laquelle il se sentit hors d’état de résister.

Sa volonté, vaincue par le désir, ne le dominait plus. Ses jambes quittaient malgré lui la place où il les avait fixées.

Tout à coup, par un dernier éclair de raison et par un suprême effort, il s’élança en arrière, et, sans crainte d’éveiller l’attention de Jeanne par le bruit de sa course, il regagna le bois, détacha son cheval, sauta en selle, tourna l’étang par le chemin vicinal en un temps de galop, gagna la grand’porte du château et frappa.

Quelques, instants s’écoulèrent ; puis Jeanne vint elle-même accompagnée d’un domestique.

— Qui est là ? demanda le domestique de l’intérieur de la cour.

— Moi, Louis Thonnerel.

— Ouvrez, dit Jeanne.

Louis descendit de cheval et donna sa bride au domestique.

— J’ai deux mots à dire à mademoiselle de Mauguet, ajouta-t-il ; je reviens à l’instant. Gardez mon cheval.

Et il suivit Jeanne jusqu’au salon, sans lui adresser un mot ; quand il fut arrivé, il leva sur elle ses yeux pleins de passion et de prière.

— Pardonnez-moi, s’écria-t-il alors fort vite, et comme pour prévenir une interrogation, pardonnez-moi une démarche insensée, mais tout mon courage, toute ma volonté n’ont pu me retenir… Ce soir vous avez vu l’abbé Aubert : vous étiez seuls ; il vous aura parlé de moi ; il vous aura dépeint l’état de mon âme, et pressée de prendre la décision qui tient ma vie suspendue… Moi, qui n’avais pu me décider à l’accompagner dans la crainte de venir chercher auprès de vous de nouvelles douleurs, j’ai passé le temps à errer par les chemins et à tourner autour de Mauguet ; n’osant pas frapper à la porte tant qu’a duré l’heure de me présenter chez vous, et ne pouvant plus prendre sur moi de m’éloigner quand l’abbé Aubert a été parti, et que j’ai compris que vous étiez seule à veiller, à penser, à vous efforcer de me fermer votre cœur peut-être !…

La voix de Louis, assurée d’abord, devenait tremblante, presque étouffée. Le sang lui montait au visage, il frémissait de la tête aux pieds. On ne pouvait s’empêcher de reconnaître en lui la passion vraie, portée à son paroxysme suprême.

— J’ai passé des heures là-bas, reprit-il, dans l’ancienne haute futaie, en face de vos fenêtres éclairées dont je ne pouvais détourner les yeux ; j’étais appuyé à l’acacia qui penche sur l’étang, au bord de la rampe, quand vous êtes sortie pour vous promener sur la terrasse…

Il se tut un instant, brisé d’émotion. Jeanne, impassible d’abord, se troublait à son tour.

— Il m’a fallu toutes les forces de ma volonté pour m’empêcher de bondir jusqu’à vous, de rappeler qu’un jour au moins vous m’avez aimé, et de vous crier que je mourrais d’angoisse…

— Toutefois, comme les forces humaines ont une limite, j’ai senti que les miennes étaient finies ; tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait : je suis venu ouvertement par la grande porte, au lieu de venir comme un voleur d’amour… je suis venu vous dire : Jeanne, qu’ordonnez-vous de moi ? Faut-il partir demain pour Paris… car je ne saurais plus tenir ici une heure si vous me repoussez, ou faut-il compter sur votre pitié… sur votre affection ?…

Jeanne tremblante, agitée, mise hors d’elle-même par un dernier combat, détournait la tête pour ne pas voir Louis, et ne lui répondait pas, tant elle avait peur de trahir son amour ou son devoir ; et puis, elle aussi était arrivée au paroxysme de la passion ; la volonté et la voix lui manquaient à la fois.

Il y eut un moment de silence. Jeanne ne pouvait pas, ou n’osait pas parler. Louis avait tout dit, et il attendait.

Tout à coup il se redressa et fit quelques pas en arrière. Sa fierté se cabrait devant ce silence.

— C’est fini, se dit-il ; une minute encore… et je dois partir sans ajouter un mot.

La minute s’écoula. Il marcha résolûment vers la porte ; mais avant de la franchir il se retourna. Jeanne le regardait s’éloigner et fixait sur lui des yeux pleins d’angoisse.

Il revint, et cette fois se mit à genoux.

— Vous le voyez, je suis lâche, dit-il simplement.

Jeanne ne put retenir ses larmes. Elle était rendue.

— Eh bien ! s’écria-t-elle en jetant ses deux bras autour du cou de Louis, et en le baisant au front, allez dire à l’abbé Aubert qu’il nous mariera dans trois semaines… Adieu, Louis, je vous aime !…


Quinze jours après, on entrait dans la semaine de Pâques et madame Margerie essayait à Jeanne ses atours de mariée.

Le citoyen Maillot, qui se drapait trois fois par jour dans son écharpe et s’exerçait devant une glace à bien jouer son rôle de maire, trouva convenable de venir faire une visite à Mauguet, pour annoncer que les bans publiés par le curé étaient affichés à la porte de la maison commune, c’est-à-dire à la porte de sa maison à lui, qui servait de mairie.

Ce fut Myon qui l’annonça, bien convaincue que sa maîtresse ne le recevrait pas, et toute prête à lui porter quelque réponse humiliante.

Au milieu de la joie générale qui l’entourait, Jeanne entendit l’annonce de cette visite comme un coup de cloche de malheur. Cependant elle se contint et répondit simplement :

— Faites entrer.

Myon stupéfaite fit néanmoins quelques pas, comme pour obéir, puis elle s’arrêta sur le seuil de la porte et se retourna.

— Pardon, dit-elle, mais… est-ce que mademoiselle se fera marier par cet intrus ?

— Myon, répondit Jeanne avec un triste sourire, ne savez-vous pas que la loi française est ainsi faite maintenant, qu’un mariage n’est plus valable s’il n’a été contracté devant le maire !

— Ah ! mademoiselle, mademoiselle, est-ce bien vous que j’entends parler ainsi !…

— Et que voulez-vous donc que je dise, Myon ?

— Savez-vous, mademoiselle, que Maillot a osé vous appeler, sur sa pancarte, la citoyenne Mauguet ?

— Eh bien ! Myon ?

— Hélas ! mon Dieu ! hélas ! mon Dieu ! reprit la servante, en levant les bras au ciel.

Mais le caractère ferme de Jeanne avait accoutumé Myon à ployer ; elle tourna les talons et introduisit le maire en grommelant.

Le jour de Pâques, en revenant de la messe, Jeanne vit une grande feuille blanche à la porte de l’habitation du maire et y lut, presque malgré elle, tous ses noms qui étaient écrits en lettres de trois pouces :

Demoiselle Andrée-Charlotte-Adélaïde-Jeanne de Nieulle, ci-devant vicomtesse de Mauguet, et monsieur Louis de Thonnerel…

Elle pensa que c’était une sorte de galanterie du maire, en récompense peut-être de ce qu’elle l’avait reçu. Mais cette platitude lui souleva le cœur plus que la première impertinence.

Le temps s’écoulait et Jeanne s’accoutumait à croire au bonheur. Louis s’était installé chez le curé et venait passer à Mauguet des journées entières… on touchait à la veille du mariage.

Amour ! espérance ! bonheur tranquille et pur !… voilà ce que disait au cœur de Jeanne une voix enchanteresse, et elle l’écoutait en extase, libre désormais de tous ses scrupules, car elle ne voulait plus s’en laisser troubler depuis qu’elle avait pris la résolution de les vaincre.

Par moments, toutefois, il lui semblait qu’elle était endormie et en proie à un songe. Elle avait comme une sorte de pressentiment qui lui donnait peur du réveil. — Serais-je donc née pour être heureuse ? se demandait-elle avec étonnement.

Le mardi de Pâques, vers midi, Myon lui annonça deux visiteurs étrangers.

L’un était un jeune homme, un enfant presque, qui la salua gravement ; l’autre, un vieillard qui lui remit sans parler une lettre cachetée de noir. Elle l’ouvrit et lut :


Ma chère sœur,

« Ceci est mon testament, l’unique, hélas ! que la révolution m’ait laissé le pouvoir de faire ! Je vous lègue mon fils, un orphelin, et le dernier de sa race. Il vous dira comment j’ai été frappé d’une balle française à … en combattant pour le roi.

« L’homme qui vous le conduira est son précepteur… un brave Allemand, bien dévoué, et auquel je vous prie de témoigner toute la reconnaissance que vous pourrez.

« Au moment de paraître devant Dieu, je me reproche, ma chère sœur, d’avoir porté les armes contra mon pays. La patrie, même dans ses égarements, doit nous rester sacrée. Je me reproche aussi le mauvais accueil que j’ai fait à l’annonce de votre mariage. J’aurais dû penser que si vous en agissiez ainsi, c’était en sûreté de conscience, parce que vous ne pouvez faillir ni à l’honneur, ni au dévouement pour votre maison.

« Si donc il est fait, ce mariage, j’ordonne à mon fils de traiter M. Thonnerel comme son oncle. Je lui apprends en même temps ce que la mauvaise fortune a dû lui faire pressentir depuis ses plus jeunes années, c’est-à-dire qu’il n’a que la cape et l’épée. Je ne saurais, vous le comprendrez, accepter pour lui les morceaux de terre qui vous ont été rendus, à vous personnellement, par la nouvelle justice du royaume ; car c’est votre dot, et ils appartiennent à votre mari.

« Que si maintenant mon fils et cette lettre arrivaient avant votre mariage, faites ce que vous dictera votre conscience… Ce sera toujours très-bien fait.

« Élevez votre neveu Jean-Eugène-Casimir-Charles de Mauguet dans la crainte de Dieu et le respect de son nom… Puis advienne que pourra !…

« Adieu, ma chère sœur ; demandez à l’abbé Aubert trois messes pour le repos de mon âme et priez pour moi !

« Raoul de Mauguet. »


Les larmes vinrent aux yeux de Jeanne ; elle tendit ses deux mains à son neveu, et le baisa au front.

— Désormais, lui dit-elle, vous êtes mon enfant. Charles, comptez sur votre mère !

Puis elle adressa une phrase reconnaissante et affectueuse au vieux professeur, et appela Myon pour lui ordonner de préparer les chambres du vicomte de Mauguet et de son précepteur.

Ce fut une heure après seulement, quand elle eut rempli ses devoirs de maîtresse de maison, fait suspendre tous les préparatifs de fête, annoncé à ses gens la mort de son frère, qu’elle put s’enfermer dans sa chambre, se jeter aux pieds du crucifix et pleurer sans contrainte.

Elle pleura longtemps… longtemps, car il fallait d’un seul coup s’arracher du cœur toutes ses affections, toutes ses espérances…

Les heures s’écoulèrent tandis qu’elle consommait le suprême sacrifice de sa jeunesse et de son amour… Mais quand elle se releva, son parti de dévouement était pris à jamais.


« Adieu, Louis, écrivit-elle en étouffant ses sanglots ; le devoir austère qui protestait encore au fond de ma conscience s’est fait vivant et palpable. Vous m’estimez trop, j’espère, pour croire que j’y pourrais manquer en face d’une tombe et devant un enfant dont je deviens la mère. Partez pour Paris, où vous attend un bel avenir, et oubliez-moi… ou plutôt, souvenez-vous que vous laissez ici la meilleure des amies. Je vous ai bien aimé, et, il faut que je vous le dise, je vous ai dû jusqu’ici tout le bonheur de ma vie… »


Elle plia la lettre de son frère et la mit, avec ce billet, dans une enveloppe à l’adresse de Louis Thonnerel. Puis elle reprit sa prière, car il lui fallait l’appui céleste pour soutenir son courage.

La force ne fait point défaut à ceux qui la demandent au Dieu crucifié. Jeanne put reparaître devant ses amis avec un front serein et accueillir son neveu avec un cœur apaisé.

C’était, d’ailleurs, un brave enfant dont l’âme semblait ouverte à tous les sentiments généreux. Une étincelle d’orgueil brilla dans les yeux de Jeanne à travers ses pleurs. Elle se dit qu’elle ferait un homme de cet adolescent, qu’elle lui façonnerait le cœur à toutes les noblesses, qu’elle lui ouvrirait l’intelligence à toutes les grandeurs. La maternité morale lui apparut comme à la lueur d’un éclair avec ses trésors de dévouement et ses jouissances infinies… Elle se prit à plaindre Louis qui, dans ce grand naufrage, n’avait pour consolations humaines que des rêves d’ambition…

Toutefois elle ne triompha pas soudain de la passion qui avait grandi lentement en elle. Après avoir multiplié ses travaux, ses courses, les mille soins de son intérieur, elle éprouvait de terribles désespoirs ; il lui prenait de folles tentations de rappeler l’amant qu’elle avait exilé… On ne passe point ainsi de toute l’efflorescence des belles années au désintéressement austère de la vieillesse ; le renoncement absolu ne s’établit pas sans combat dans une âme vivante… Les mois, les années s’écoulèrent avant que Jeanne eût oublié le goût des ivresses d’amour auxquelles son cœur s’était livré… Peu à peu, cependant, les crises douloureuses devinrent plus rares… Elle usa son ardeur dans une activité dévorante… Enfin, la paix se fit et le roman de la noble fille tourna sa dernière page. La douairière de Mauguet commençait son œuvre.