Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 93-115).


V

Le curé vint à Mauguet le surlendemain, dans la journée. Habituellement il n’y arrivait que le soir pour faire sa partie de boston. Mais, comme le clavecin avait été nouvellement remis en état, Jeanne pensa qu’il ne pouvait résister à l’envie de l’essayer.

— Venez, mon cher abbé, dit-elle, venez voir notre instrument ; il n’a point grand’mine, et surtout il n’a point grand son. Mais les notes sont justes, et ce sera tout ce qu’il faut pour nous distraire.

— Nous verrons cela ce soir, répondit Sylvain Aubert évidemment préoccupé. Voulez-vous que nous causions de choses plus graves ?

— Causons, mon ami.

En disant ces mots, elle frissonna. Un pressentiment l’avertissait que l’excellent abbé venait lui parler des plus chers intérêts de son cœur. Depuis deux jours, seule, dans sa bergère, au coin du feu, ou à travers la campagne dépouillée, elle ne cessait de songer à Louis. Ses résolutions n’avaient point changé ; elle était bien décidée à repousser le jeune homme, pour obéir aux devoirs qu’elle s’était tracés ; mais elle ne se faisait plus d’illusions ; elle savait bien qu’elle aimait de toute la force de son cœur ; et que ce cœur, plein d’une tendresse folle, se briserait jour où elle se séparerait de son amant.

Elle faisait mille rêves, sachant bien qu’ils ne se réaliseraient jamais, et ces rêves lui devenaient d’autant plus chers. C’était tout ce qu’elle devait prendre de bonheur en ce monde : après eux, après son refus, après le départ de Louis, plus rien ! Le néant, la solitude, la vieillesse, la résignation !

Les paroles du curé furent un choc qui la ramena sur la terre.

— J’ai vu Louis hier, lui dit l’abbé Aubert, qui entra de suite dans le vif de la question.

Jeanne pâlit et le sang lui reflua vers le cœur.

— Eh bien ? mon ami, reprit-elle, en levant sur le prêtre un regard à la fois affectueux et suppliant, comme pour lui dire : Je sais ce que vous allez me conseiller ; j’obéirai au devoir, je me résignerai, mais ayez un peu de patience, un peu de pitié !

— Louis, en m’avouant qu’il vous aimait, ne m’a rien appris de nouveau, ma chère Jeanne. Et comment, vous connaissant, aurait-il pu ne pas vous aimer et ne pas souhaiter de tout son cœur vous avoir pour épouse ? Qui ne l’eût désiré comme lui ? Mais mille raisons s’opposaient à ce mariage.

Jeanne fit un signe de tête affirmatif. Elle ne pouvait parler.

— Vous les connaissez aussi bien que moi ; je ne vous les exposerai point. Votre nom, votre position vous imposent des devoirs qui ne sont point ceux de tout le monde et que le mariage changerait…

— Oui, oui, je le sais, dit-elle d’une voix entrecoupée par l’émotion. Je ferai mon devoir, ajouta-t-elle en essayant de mettre de la fermeté dans son accent.

Mais, malgré tous ses efforts, elle ne put retenir une larme, qui descendit lentement le long de sa joue.

— Non… reprit l’abbé Aubert en lui serrant affectueusement la main ; non, ma chère amie, ma chère sœur !

Elle le regarda avec une expression d’étonnement.

— J’ai bien réfléchi, continua le prêtre, et j’ai vu que vous pouviez, que vous deviez même accepter ce mariage.

Jeanne ne répondit pas, mais elle continua de regarder Sylvain Aubert avec des yeux fixes et interrogateurs.

— Oui… les positions et les temps sont changés. Autrefois, l’intérêt de votre famille exigeait que vous prissiez le voile. Dès le berceau, vous aviez été destinée au cloître, et, dans l’organisation sociale qui existait alors, vous n’auriez pu résister à cette loi de famille sans manquer en quelque sorte à vos devoirs de fille et de sœur. Aujourd’hui, au contraire, l’intérêt de votre maison, qui est, je le sais, le premier mobile de votre vie, se hâta de dire l’abbé Aubert pour répondre à un énergique regard de Jeanne ; l’intérêt de votre maison, dis-je, est que vous vous en fassiez le chef, et que, par conséquent, vous viviez dans le monde.

— Mais, ne peut-on vivre dans le monde et garder le célibat ? Si je me marie, je devrai me dévouer à mon mari, et non plus à mon frère et à ses enfants. Je puis avoir des enfants moi-même. De quel droit les déshériterais-je ? D’ailleurs, mon mari y consentirait-il ?… Et puis, je serais donc mauvaise épouse et mauvaise mère, si je ne voulais être mauvaise sœur ?… Non, non, mon ami, reprit-elle héroïquement, je ne saurais chercher une famille nouvelle, si je veux être fidèle à cette loi de dévouement qui devait faire de moi jadis une religieuse et qui doit aujourd’hui en faire la douairière de Mauguet !

— Louis a compris tout cela, ma chère Jeanne… Il ne prétend point vous enlever à des devoirs qu’il estime. Il connaît le but de votre vie, et il veut, non pas vous en détourner, mais y courir avec vous. — Dites bien à mademoiselle de Mauguet, m’a-t-il répété plusieurs fois, que je me ferai l’homme d’affaires de son frère, comme elle s’en est faite l’intendante, et que, quant à mes enfants à moi, je saurai leur gagner un patrimoine à force de travail et d’énergie…

— Cher Louis !

— Considérez, poursuivit l’abbé, que votre frère persiste à ne pas revenir en France avant le roi. Or, nous qui voyons les choses de près, nous savons bien, hélas ! que la majorité des Français ne songe guère au roi maintenant, tandis que Bonaparte, au contraire, se consolide chaque jour davantage. Vous resteriez donc seule dans la vie pendant toutes les années de la jeunesse ? Vous supporteriez donc tout le faix de la gestion de Mauguet ? Et qui sait si cette entreprise ne serait pas au-dessus de vos forces ? Qui sait si vous n’échoueriez pas, sans protection, sans guide, sans aide, dans cette lourde tâche ?

Jeanne écoutait les conseils de Sylvain Aubert avec ravissement. Elle éprouvait à l’entendre soutenir par des raisons le vœu secret de son cœur une joie infinie. Pourtant, elle s’efforçait de résister encore en invoquant les derniers scrupules de sa conscience. Tandis que son cœur débordait, sa volonté demeurait ferme.

— Eh quoi ! s’écria-t-elle après un moment de silence, vous venez me tenter, vous prêtre ! Vous venez m’encourager à accepter ce dévouement de Louis, comme si, en acceptant, je ne commettais pas au profit de moi et des miens un acte de monstrueux égoïsme ! Ainsi voilà un jeune homme, un enfant presque auprès de moi, qui m’offre sa vie dans le délire de la jeunesse et de l’amour, et vous voulez que je la prenne ; que j’enferme, entre ces vieilles tours, tout son avenir plein de promesses, que je fasse de cet être, marqué pour de hautes destinées, le régisseur d’un obscur gentilhomme ?… Non, non, c’est parce que j’apprécie Louis, parce que je l’aime… d’une amitié sincère, que je ne le sacrifierai point à mes affections de famille. Je ne puis pas, je ne dois pas accepter, ajouta-t-elle en retenant ses larmes prêtes à jaillir.

— Il faut donc que je lui porte votre refus ?

— Dites-lui, reprit-elle au comble de l’émotion, que je le refuse parce que je l’aime autant que mon frère et que l’avenir de notre maison !

Elle s’arrêta tout à coup, comme effrayée d’avoir trahi d’un mot toute sa passion. Puis, en s’efforçant de commander au trouble de son cœur, elle ajouta :

— Faites-lui comprendre que la différence d’âge sépare nos deux destinées. J’ai passé le temps d’inspirer… et de ressentir les folles ardeurs de la jeunesse.

L’abbé Aubert regardait Jeanne avec une expression de tendresse et de pitié profondes.

— Ma chère sœur ! s’écria-t-il, Dieu vous saura gré de tant de courage ! mais cessez, je vous en prie, de vous torturer le cœur. Croyez-vous donc que je n’y ai pas lu ? Vous aimez Louis de toute votre tendresse. Vous l’aimez comme on aime alors qu’on éprouve en même temps les premières émotions de l’amour et toutes les appréhensions de l’âge mûr. Et puis vous sentez ce qu’il vaut, ce bon, ce brave Louis ! Acceptez son dévouement. Lui aussi vous apprécie à votre valeur… Un cœur tel que le vôtre peut payer ce qu’il vous donne ! Vous le ferez heureux, n’est-ce donc rien ? Et ce bonheur certain, ne compensera-t-il pas quelques stériles triomphes d’orgueil et de fortune ? Je vous connais tous les deux, et je sais votre mesure. Eh bien ! croyez-moi, ne tentez pas Dieu en refusant pour quelques avantages mondains le solide bonheur qu’il vous envoie. Vous croyez-vous donc si sûre de votre fragile cœur que vous puissiez lui dire : Tu renonceras à toutes les joies et tu auras toutes les vertus ? Et si le cloître lui-même, si l’habit du prêtre ou de la religieuse, si le sentiment d’un vrai devoir et d’un engagement sacré, suffisent à peine à soumettre l’homme à la loi de renoncement, espérez-vous vaincre toutes les révoltes de la jeunesse, éteindre toutes les flammes de la vie, avec une résolution fondée seulement sur des motifs humains, sur des délicatesses arbitraires ?… Non, non, vous ne le pourriez pas. Vous enfermeriez en vous-même un foyer de tentations et de supplices… Et plus tard… quand les années auront blanchi vos cheveux et ride votre front… quand Louis, repoussé, porterait peut-être ailleurs ses affections, qui vous dit que votre âme, en proie aux tentations de l’enfer, ne maudirait pas son sacrifice et les vains scrupules auxquels elle l’aurait fait ?

Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de Jeanne qui baissait la tête en écoutant les paroles du prêtre. Ces paroles ne trouvaient que trop d’écho dans son cœur, les dernières surtout. Elle sentait bien que la passion parlait en elle avec une violence chaque jour plus grande ; et déjà, parfois, il lui était arrivé de frémir d’épouvante en se demandant ce qu’elle deviendrait le jour où Louis cesserait de l’aimer,

— Ainsi, murmura-t-elle en relevant son front devenu rouge, je puis donc me laisser aller au bonheur !… Je puis aimer Louis… l’épouser… Mais mon frère consentira-t-il ?…

— Je me charge d’écrire au vicomte de Mauguet, qui, lui aussi, a des devoirs à remplir, interrompit le prêtre.

Pour la première fois, depuis qu’elle avait conscience de son individualité, Jeanne entrevoyait ses droits légitimes aux joies de ce monde. Pour la première fois, elle se dit qu’elle pouvait être épouse et mère. Cette terrible loi de renoncement, qui pesait sur elle depuis sa naissance, cessait enfin de dominer sa vie. Jusque alors elle ne l’avait pas raisonnée. Elle l’avait acceptée comme une nécessité, et religieusement observée comme un devoir. Tout à coup elle osa trouver que cette loi était bien cruelle, et douter de la justice de ces principes qui sacrifiaient partout l’individu à la famille.

Mais ces idées eurent à peine germé dans son cœur qu’elle les repoussa avec effroi. Son esprit viril et précis en jugea vite la portée et les conséquences. — Eh quoi ! se dit-elle, je pactise par cette seule révolte avec la révolution ; je renie ma cause et ma foi : j’abandonne le devoir pour le droit, l’autorité de Dieu, représentée par celle du chef de famille, pour la liberté individuelle… Mais, au bout de ce raisonnement, la logique me conduirait à la déclaration des droits de l’homme !…

Cette réflexion jeta Jeanne dans une perplexité singulière et dans une agitation fébrile, que le souvenir des paroles de Sylvain Aubert ne suffisait point à calmer. Elle aimait à se les remémorer pour apaiser ses scrupules ; mais je ne sais quoi restait à convaincre en elle. Cette créature austère, toute de dévouement et de vertu, s’efforçait encore de comprimer son cœur pour laisser parler les voix les plus intimes de sa conscience.

Que si, parfois, le voile de chair qui cache nos pensées pouvait s’entr’ouvrir, les âmes humaines se donneraient l’une à l’autre un magnifique spectacle ! Ainsi, ce soir-là, Jeanne, seule dans son vieux château ruiné, se promenant dans le salon au bruit du vent d’automne qui sifflait dans les grands arbres, et luttant à outrance contre June passion d’autant plus violente qu’elle était plus comprimée, n’était-elle pas un exemple de tout ce que peut la volonté contre la tentation ?

Car, elle était tentée par tout ce que l’esprit peut suggérer de raisons déterminantes et par tout ce que le cœur peut déployer de séductions. Elle se sentait aimée d’un amour absolu par un cœur loyal, dévoué, courageux, en tout digne du sien, et elle aimait en même temps, avec toute la fraîcheur d’un premier amour et toute l’ardente énergie d’une passion suprême. Parfois même elle était effrayée de la puissance de ce sentiment qui soulevait tant de pensées et de résolutions opposées.

Cependant, peu à peu, les raisons de l’abbé Aubert triomphaient dans cette âme troublée. Elle se laissait aller vers l’amour, vers la paix, vers l’espoir avec une ivresse délicieuse. Les heures de la nuit s’écoulaient sans qu’elle eût conscience du temps. La lampe, en s’éteignant, vers le matin, la rappela au sentiment de la réalité. Elle courut à sa chambre et pria longtemps devant le crucifix d’ivoire qui gardait le chevet de son lit, puis elle s’endormit sans avoir pris une résolution définitive, mais pourtant l’âme apaisée.

Louis vint le lendemain. Il rejoignit Jeanne qui présidait elle-même aux premières trouées dans la haute futaie de Mauguet. Elle choisissait et marquait les arbres d’une main sûre, dévouant à la hache les chênes aux troncs les plus droits, les ormes sans nœuds et les acacias centenaires.

En la voyant si courageuse devant le devoir, si implacable en face de la nécessité, tandis que Myon se tourmentait au logis, Louis eut peur, comme si le coup de hache dont Jeanne faisait frapper, sans pâlir, ces arbres antiques, lui eût été un présage funeste. Il trembla que l’amour qui s’élevait si vivace dans son cœur ne fût tranché de même par ce caractère tout d’une pièce, qui ne savait pas transiger avec les faiblesses humaines.

Mais lorsqu’il aborda Jeanne, elle rougit en le regardant et en lui tendant la main.

— Ah ! s’écria-t-il, vous ne me repoussez pas !

— Non, Louis… Mais, reprit-elle précipitamment et comme pour prévenir l’explosion de l’amour du jeune homme, mais, malgré les encouragements de notre ami Sylvain Aubert, je n’ai encore pu prendre ma résolution en conscience. Ne me parlez donc de rien. Ne cherchez pas à m’engager à vous. Je me délierais, je me défendrais… et, si vous le voulez, nous pouvons être si heureux aujourd’hui !…

Cette précaution et cette prière n’étaient-elles pas le plus sincère des aveux ? Grande jusque dans sa faiblesse, Jeanne n’essaya même pas de dissimuler à Louis l’étendue de son amour. Elle lui livra son cœur dès le premier regard. Tout dans son passé, dans son présent, dans la loyauté même de cet aveu, disait si bien : Oui, je vous aime, Louis, je vous aime comme mes souvenirs d’enfance, mes rêves de jeune fille, mes tendresses de femme, et pourtant, si le devoir commande de renoncer à vous, j’y renoncerai ! Quoi que je fasse, je le ferai en conscience. Votre bonheur… ou mon supplice.

Cette journée fut belle entre toutes les journées heureuses qu’ils devaient passer ensemble. Louis comprenait trop bien l’état du cœur de Jeanne pour essayer de le violenter. Et puis, il avait un tel besoin de croire et d’espérer, qu’il craignait par-dessus tout d’effaroucher le bonheur. Tous deux étaient d’accord pour mettre dans leur vie un relais de jeunesse et de joie, un souvenir d’amour pur et entier, quoi que dût leur garder l’avenir.

La nature, pourtant, semblait plutôt devoir inspirer la mélancolie que la joie. On était arrivé aux dernières journées de l’automne, le soleil ne perçait plus qu’à peine les brouillards du Limousin ; les dernières feuilles roulaient emportées par le vent ; les landes s’étendaient comme de sombres tapis coupés, çà et là, de flaques d’eau qui reflétaient un ciel clair. Plus de fleurs roses ou jaunes à la bruyère ou aux ajoncs ; rien que les teintes brunes de la terre et de la mousse autour des roches grises. La cime des arbres seulement recevait, par intermittences, de rouges reflets de soleil, tandis que les coups de cognée, qui abattaient la haute futaie, scandaient le silence d’intervalles inégaux.

Que leur importait ?… Les fêtes du cœur ne revêtent-elles pas toujours les choses extérieures du plus splendide manteau ? Et, lorsque notre âme chante le cantique d’actions de grâces, ne nous semble-t-il pas que la nature est pleine de fleurs, de lumières et de parfums, comme un jour de Fête-Dieu ? C’est ainsi que Jeanne et Louis trouvaient au brouillard des teintes d’opale, aux landes noires de chatoyants reflets, aux teintes lilas du ciel des lueurs dorées, à toute la campagne une poétique harmonie.

Ils s’aimaient et n’entendaient pas les coups de hache. Ils parcouraient les chemins défoncés et les champs incultes, et ne songeaient qu’à la richesse qu’ils y sèmeraient. Jeanne éprouvait un plaisir singulier à faire, au bras de Louis, sa tournée quotidienne dans les domaines, et Louis à élaborer des projets de défrichement et de culture. Pendant que leurs cœurs s’enivraient d’amour, ils s’appliquaient à ne causer que de choses vulgaires et d’intérêts matériels. Ne mariaient-ils pas leurs deux existences, en associant ainsi leurs pensées dans un même dévouement ? Et lorsqu’ils disaient : nous ferons creuser ici des rigoles pour l’écoulement des eaux ; nous ferons porter là du sable et des pierres pour ferrer la chaussée ; nous sèmerons du blé l’an prochain dans cette terre forte où l’on a mis du sarrasin, etc., n’était-ce pas comme s’ils avaient dit : nous habiterons ensemble le château de Mauguet ; nous y partagerons une vie tranquille et heureuse après tant d’épreuves ; nous aurons les mêmes devoirs, les mêmes intérêts, la même famille… nous serons époux enfin ?

Ils revinrent à Mauguet, vers le soir, après une longue course à travers les prés et les châtaigneraies. Cette journée avait passé comme un songe.

— Déjà quatre heures ! disait Jeanne, en écoutant sonner l’horloge de Saint-Jouvent. Louis, je vous garde à souper ! Voulez-vous ?

— Si je le veux !… Mais vous me donnez trop de bonheur aujourd’hui, Jeanne ; vous ne pourrez plus me le reprendre !

Jeanne posa précipitamment la main sur la bouche de Louis pour l’empêcher de continuer. Il saisit cette main à son tour et la baisa longuement. Jeanne la lui abandonna sans trouble et sans coquetterie, mais après un silence, pendant lequel tous deux entendaient les battements de leur cœur, elle se dégagea et s’écria tout à coup, comme pour éviter de dangereuses pensées :

— Je vous invite à souper, et je ne sais seulement pas si je pourrai faire honneur à ma parole ! La chère n’est pas toujours abondante à Mauguet, et Myon ne compte point sur vous !… Je crois, mon ami, que nous ferons bien de songer un peu nous-mêmes à notre menu et de ramasser quelques champignons.

— Si j’avais pu prévoir la fortune de ce souper, reprit Louis, j’aurais apporté mon fusil. Voilà un temps tout à fait propice à la chasse, et, si je ne me trompe, il doit y avoir des bécasses sur l’étang des landes. Ah ! quel plaisir j’aurais eu, Jeanne, à aller conquérir notre premier repas commun !

— Eh bien ! la prochaine fois, je compterai sur votre adresse pour trouver le rôti !

— Demain ?

— Non, dans huit jours… C’est trop, déjà, Louis, pour un engagement qui n’est pas irrévocable…

— Dans huit jours donc, puisque vous le voulez. Je ne chercherai point à violenter votre cœur, je compte trop sur sa pitié… oserai-je dire sur sa tendresse ?

— Vous savez bien que je suis heureuse de ce qui vous rend heureux, Louis !

— Vous êtes bonne, Jeanne, mais je ne suis pas un ingrat, je vous le prouverai par ma vie entière !…

— Ne dites pas cela, Louis ! car si j’accepte votre main, c’est moi qui contracterai envers vous une éternelle reconnaissance !

— Oh ! quel mot !… Laissez-vous aimer seulement, ma belle, ma noble, mon adorable fiancée… et je serai dix fois payé !

— Louis, reprit vivement mademoiselle de Mauguet, qui sentait le vertige d’amour la prendre au cœur, Louis, ne me parlez pas ainsi. J’aurais peur, vous dis-je, de nos tête-à-tête… et… je ne veux pas avoir peur ! Vous me rendez trop heureuse !

Elle inclina la tête sur l’épaule de son amant, et ferma les yeux à demi, comme pour mieux savourer son bonheur. Louis soutenait doucement sa taille, sans l’étreindre, de peur de troubler cette chaste et bienheureuse ivresse. Tous deux marchaient lentement, le long d’un étroit sentier. Le jour baissait ; le brouillard devenait plus dense ; les tours de Mauguet se dessinaient à peine derrière les arbres dépouillés ; mais, à travers cette brume, leurs yeux noyés de bonheur semblaient entrevoir le paradis, comme à travers un voile.

Ils atteignirent et traversèrent la haute futaie. Les bûcherons étaient partis, et leurs coups de cognée ne troublaient plus le silence. Louis, toujours attentif à ne point éveiller Jeanne de son extase, prit soin d’éviter les endroits où gisaient à terre les arbres abattus. C’est ainsi qu’ils prolongèrent leur promenade, de détour en détour, jusqu’à la nuit close.

La lune était levée lorsqu’ils arrivèrent au pied de l’étang, et, malgré le brouillard, ses rayons jetaient sur l’eau de grandes nappes de lumière. Jeanne se redressa, rouvrit les yeux, et revint au sentiment des choses de ce monde. Un frisson parcourut ses veines ; elle se sentit rougir et trembler en même temps. C’est qu’il lui sembla tout à coup que ce moment d’oubli l’avait transformée. Tant d’émotions s’étaient succédé dans son cœur, tant de rêves rapides et brûlants y avaient passé depuis quelques instants, qu’elle ne savait plus à quoi se prendre pour se retenir sur la pente de la passion. Elle eut une minute de terreur et de honte, comme si elle s’était abandonnée.

Son trouble était si grand que, par un sentiment de pudeur, elle voulut cette fois le dérober à Louis ; aussi ne se pressa-t-elle pas de gagner le château. Elle demeura un instant immobile, au bord de l’eau, les yeux fixés sur les silhouettes qui s’y miraient, et l’esprit perdu dans un chaos de pensées contradictoires. Enfin, quand le sang lui battit moins fort dans les artères, quand, par un puissant appel, elle eut réveillé sa volonté endormie, elle entraîna Louis vers la rampe qui montait à Mauguet.

Chez les natures vierges que nulle tentation n’a jamais effleurées, la passion fait parfois d’étranges ravages en une seconde. Jeanne venait de comprendre l’immensité du sacrifice qu’elle aurait à faire, s’il lui fallait retourner maintenant à la vie solitaire et froide, au parti pris de la résignation.

Louis ne soupçonnait pis l’orage qui grondait alors dans l’âme de sa compagne. Il en était resté aux impressions tendres et douces du retour à travers le bois.

Quand il se vit au sommet de la rampe et près d’atteindre la terrasse, il retint Jeanne, la força de se retourner et lui montra le paysage, qui, baigné en même temps dans la lumière et dans la brume, semblait un décor du pays des fées.

— Quelle bonne journée, quelle radieuse soirée à mettre dans nos souvenirs ! dit-il.

— Oui, reprit Jeanne, qui ne put résister à laisser encore ses yeux errer sur cette campagne qu’elle venait de traverser, en proie à de si délicieuses émotions.

Puis, tout à coup, pour vaincre une nouvelle tentation peut-être, une tentation folle de redescendre en courant, au bras de Louis, la rampe de l’étang, et de parcourir encore les bois, les prés et les landes, le cœur ouvert à toutes les ivresses, elle s’élança dans la grande salle de Mauguet.

Louis y entra après elle et la rejoignit. Le changement de milieu modifia soudain leurs impressions. Tous deux revinrent vile à la réalité. Cependant la fin de cette promenade avait trop ému Jeanne pour qu’elle pût rester en face de Louis sans trouble. Elle prétexta quelques soins à donner au souper, et sortit.

Quand, une demi-heure après, ils s’assirent à la même table, ils étaient plus inquiets qu’heureux. Leurs âmes débordaient, et ils sentaient bien que la première parole serait décisive et romprait le charme.

Par bonheur, au moment où Jeanne allait servir, la porte s’ouvrit, et l’abbé Aubert parut.

— Eh ! bonsoir, mes chers amis, s’écria-t-il. Je suis heureux de vous rencontrer tous les deux en si bonne disposition… Mais il paraît que j’arrive à temps.

— Vous arrivez toujours à propos, et vous êtes toujours le bienvenu, mon cher abbé ! Myon ! Myon ! vite ! un troisième couvert !

Ce fut d’une voix vraiment joyeuse que Jeanne répéta cet ordre. Et, d’un commun accord, Louis et elle s’empressèrent autour de Sylvain Aubert, pour le débarrasser de son manteau et lui avancer le grand fauteuil entre la table et le foyer.

— Mais vous me traitez non-seulement en pasteur, mais encore en vieillard, s’écria le jeune prêtre. Je saurai bien me caser tout seul. Un tel accueil me confond, moi qui arrive ainsi, à l’improviste, dévorer votre souper… Heureusement j’ai apporté un jambon préparé par les mains expertes de madame Margerie…

— En vérité ! mon ami, vous ne pouviez mieux faire que de venir… et d’apporter votre jambon ! s’écria Jeanne en riant ; car j’ai invité Louis par hasard, et nous allions faire un maigre souper !

— Oh ! que ce souper vous préoccupait donc ! reprit Louis… C’est à me faire honte d’avoir accepté… Eh ! qu’importe le menu quand le bonheur l’assaisonne !

— Qu’importe le menu ? mais il importe beaucoup, quand depuis midi on court la campagne. J’ai une faim dévorante, moi !… Mais vous, il paraît que vous comptez vivre de l’air du temps ? Allons, mettons tous de côté le respect humain. Mon cher abbé, dites le bénédicité, et faisons honneur au festin !

À dater de ce moment, toute gêne disparut entre les trois amis. Jeanne et Louis, se sentant hors de danger, triomphèrent de leur trouble et laissèrent leur bonheur intime s’échapper en gaieté communicative. L’abbé Aubert aussi s’associa bien vite à cette joie dont il était le premier auteur. On mangea de bon appétit, on rit comme des enfants, et le repas se prolongea tard, entremêle de causeries et de projets d’avenir.

Pendant la veillée, l’abbé Aubert fit de la musique ; les deux amants, assis en face l’un de l’autre, de chaque côté de la cheminée, semblaient écouter avec ravissement les sons grêles du pauvre clavecin. C’était pour tous deux un prétexte de s’abandonner à une rêverie délicieuse, sans la rompre par des phrases banales ou des paroles brûlantes. Aussi, par ce même accord tacite, où déjà leurs cœurs s’étaient rencontrés plus d’une fois, s’abandonnèrent-ils à leur muette extase. L’abbé, de son côté, se laissait aller au charme de recommencer ses vieux airs. On ne comptait les coups qui sonnaient à la pendule, ni de part, ni d’autre. Mademoiselle de Mauguet avait près d’elle un tricot commencé ; mais ce soir-là, contrairement à ses habitudes, elle ne le prit point, de peur peut-être de diminuer par l’action l’intensité de son bonheur intime, ou d’éveiller, par le bruit léger d’une aiguille ou d’un peloton glissant à terre, l’attention de l’abbé sur le temps qui s’écoulait.

Ce fut lui toutefois qui donna le signal de la retraite. Louis se leva en même temps, et tous deux prirent congé de Jeanne par les mêmes paroles et les mêmes souhaits ; elle les accompagna jusqu’au portail, et les regarda s’éloigner aussi longtemps que ses yeux purent distinguer leurs silhouettes sur le ciel. Elle rentra lentement, perdue dans ses pensées, regagna le coin du feu où la solitude appela peu à peu la mélancolie, puis se coucha et ne dormit point.

De ce jour-là cependant, elle prit le parti d’être heureuse. Mais elle voulait attendre, pour donner carrière à son bonheur et le faire partager, l’autorisation du vicomte son frère ; c’est pourquoi elle résolut de ne plus s’exposer aux dangereuses ivresses de la passion. Cette journée, passée presque entière en tête-à-tête avec son amant, la rendait craintive. Elle avait senti le vertige et ne voulait plus se pencher sur l’abîme.

Désormais elle arrangea sa vie de manière à ne plus être seule les jours où Louis devait venir. Tantôt c’était le curé de Saint-Jouvent qui passait la veillée à Mauguet, tantôt c’était le docteur Margerie et sa femme. D’autres fois elle chargeait Louis de lui amener M. Maurel pour décider quelque entreprise d’après l’avis du savant ingénieur. Alors les longues promenades entièrement consacrées à des levées de plan et à des études agricoles n’étaient plus dangereuses ; mais, au contraire, elles réconfortaient le courage et la vertu de Jeanne, qui trouvait dans chaque nouvelle entreprise un aliment pour son activité dévorante.

Les premiers mois de l’hiver devinrent ainsi les plus heureux de sa vie. D’une part, elle entrevoyait le rétablissement de la fortune de sa maison, non plus seulement connue un rêve, mais comme une réalité lointaine, à laquelle chaque jour qui s’écoulait donnait un gage de certitude ; de l’autre, elle laissait son cœur s’ouvrir à toutes les espérances du bonheur intime. Et puis il y avait pour elle, comme pour les amis qui l’entouraient, un charme étrange à cette vie tranquille et recueillie qui succédait à toutes les agitations. C’est après la lutte qu’on savoure bien les jouissances de la paix.

Peut-être les amateurs de romans tragiques trouveront-ils ce récit de la vie et de l’amour de Jeanne bien dénué de péripéties : mais qu’on se reporte, par la pensée, à cette époque encore tout émue des fièvres révolutionnaires ; qu’on se représente ces existences brusquement déclassées, longuement éprouvées par l’adversité, bouleversées par la terreur, se retrouvant enfin avec le calme pour le présent et l’espérance pour l’avenir. Alors les âmes tendres trouvaient sous les voûtes des églises ruinées une poésie pleine d’attraits, et dans les pages éloquentes de Bernardin de Saint-Pierre un charme enivrant. Quoi d’étonnant donc à ce que ces causeries du coin du feu, libres épanchements d’esprits d’élite et de cœurs sincères, parussent à Jeanne de Mauguet, à l’abbé Aubert, à Louis Thonnerel et à M. Margerie des plaisirs délicieux ? Quoi d’étonnant encore à ce que Louis et Jeanne savourassent les prémices de leur amour avec d’étranges voluptés ?

La réponse du vicomte de Mauguet à la lettre de l’abbé Aubert se faisait attendre. Jeanne cependant n’éprouvait aucune impatience de ce retard. Peut-être avait-elle au fond du cœur une certaine appréhension qui l’empêchait de souhaiter une trop prompte certitude. D’une part, quand on touche au bonheur, on aime pour ainsi dire à en prolonger l’attente ; de l’autre, on trouve dans l’espérance même de si douces joies qu’on voudrait souvent s’en contenter toujours plutôt que d’y renoncer jamais.

En attendant, Louis venait à Mauguet deux ou trois fois la semaine, et il y était accueilli par Jeanne en ami accepté, et parle curé, le docteur et madame Margerie, en futur mari de la châtelaine. Il ne se passait pas de soirée où quelque allusion à son prochain mariage ne vînt remplir le cœur de mademoiselle de Mauguet de trouble et de joie. Elle ne les relevait pas, elle ne les acceptait pas en y répondant, mais elle les goûtait en silence et les recueillait intérieurement.

Puis, quand elle se retrouvait seule, dans sa chambre austère, ou au milieu de la triste campagne d’hiver, elle se les répétait. Que si l’on avait dit, par exemple, qu’ils habiteraient telle partie du château, elle la meublait et la disposait en rêve, et son imagination, courant d’un mirage à un autre, se représentait mille détails d’un riant et doux avenir.