Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 71-92).


IV

Le lendemain, Jeanne visita ses métayers, comme elle se l’était promis. Leurs observations, leurs demandes, leurs conseils, firent germer dans son esprit une foule d’idées pratiques. Elle vit en effet que son bois devait être sacrifié, et prit énergiquement son parti. En attendant cette ressource qui devait suffire amplement aux travaux urgents, elle disposa du peu d’argent qui lui restait pour faire fumer ses terres et pour louer des gens de journée qui aideraient les métayers dans leurs labours.

Partout elle trouva la bonne volonté et le dévouement. Les colons comprirent que leur intérêt marchait d’accord avec celui de mademoiselle de Mauguet.

Les bestiaux manquaient généralement, c’est-à-dire s’étaient peu à peu réduits à un très-petit nombre. Trois couples de vaches par domaine tiraient péniblement, à tour de rôle, l’araire de nos ancêtres, la charrue primitive, formée d’un soc, d’un timon, au bout duquel vient s’attacher le joug des bœufs, et de deux branches à l’arrière, sur lesquelles s’appuie le bouvier. — Et, disaient les métayers, il n’y a jamais trop de bestiaux sur un domaine, et jamais assez de bras, Jeanne apporta une activité fiévreuse à toutes ces informations et à toutes ces courses. Elle voulut que l’on se mît immédiatement à l’œuvre, et, trois ou quatre jours après sa visite aux colons, les travaux avaient pris une activité inaccoutumée.

Poussée par l’envie de voir son entreprise réussir, par l’espoir de triompher des obstacles et de montrer à son frère une propriété en meilleur état qu’elle ne l’avait trouvée, peut-être aussi par ce besoin d’activité qui dévore les riches natures, lorsqu’elles sont surexcitées par l’amour, Jeanne ne quittait pas les travaux. Toujours à cheval, elle allait d’une métairie à l’autre, surveillant elle-même les mercenaires, tandis que les métayers travaillaient de leur côté.

Plusieurs jours se passèrent ainsi sans événements marquants. Jeanne croyait avoir pris son parti au sujet de l’amour de Louis. À force d’y penser sans cesse, le matin, le soir, et pendant ses courses, elle s’était de plus en plus convaincue qu’elle arriverait à calmer en même temps la passion du jeune homme et celle qui s’était éveillée dans son propre cœur. C’est pourquoi, se croyant sûre d’elle-même, elle s’accordait sans remords la permission de songer à Louis, de l’aimer en silence, et se donnait la joie de s’enfermer en elle-même, pour y goûter en secret le bonheur d’être aimée.

— Oui, se disait-elle, en cheminant seule à travers les landes, la tête inclinée vers la crinière de son cheval, oui, je veux garder dans mon cœur ce rêve d’amour ! Jamais je n’épouserai Louis… c’est impossible ! … Je ne me marierai point… N’étais-je pas déjà presque religieuse ?… Mais, tandis que j’éteindrai en lui cette ardente et juvénile tendresse… tandis que je le verrai s’attacher à une autre… oui ! je veux qu’il se marie et qu’il soit heureux ; tandis que je vieillirai solitaire… je réchaufferai en moi cet amour généreux et pur : ce sera la consolation, la joie, la vie. Quand je me sentirai bien seule, bien triste, je regarderai au fond de ma pensée cette image chérie !… mon cœur battra de joie à la nouvelle de ses succès… car Louis sera célèbre un jour ! Il a devant lui un bel avenir ! Il est appelé à briller à Paris, et non à s’enterrer ici dans un fond de province ! Dès le lendemain de son départ, Louis avait envoyé de Limoges un luthier qui examina le clavecin et entreprit de le réparer. Le curé, qui ne passait point de jour sans venir faire une visite à mademoiselle de Mauguet, surveillait avec amour cette réparation qui demandait beaucoup de temps. M. Margerie allait rejoindre Jeanne, souvent à travers champs, pour l’aider de ses conseils et voir comment se faisait l’ouvrage.

Un soir, il amena sa femme que Jeanne ne connaissait pas encore. C’était une bonne personne, un peu grasse, un peu rouge, mais fort entendue aux soins du ménage et aux cultures potagères. Elle appartenait à une ancienne famille bourgeoise de Limoges, une de ces familles dont le nom est resté célèbre dans les annales de l’art des émailleurs.

Il y avait alors une douzaine d’années qu’elle était mariée. N’ayant pas eu d’enfants, elle s’attacha passionnément à son ménage et à son jardin, aux mille détails de son intérieur. Aussi, aucune femme dans le pays n’avait une maison plus confortablement meublée, plus proprement tenue, du linge plus fin, plus blanc, mieux parfumé à la racine d’iris. On n’aurait pu trouver un brin d’herbe dans son jardin, ni un grain de poussière sur ses meubles. Quand elle donnait à dîner, sa table offrait les mets les plus succulents et les mieux accommodés. Elle avait su mettre dans les petites choses une incroyable perfection.

Mademoiselle de Mauguet lui fit la réception la plus cordiale et la plus affectueuse. C’était la seule femme du voisinage avec laquelle elle pût établir des relations vraiment amicales. Elle accepta l’invitation à dîner de madame Margerie, qui, pour la traiter, mit, connue on dit communément, les petits pots dans les grands.

Justement, ce jour-là, Jeanne reçut une lettre de son frère. Le vicomte ne songeait point à revenir, et laissait sa sœur absolument maîtresse de gérer Mauguet comme elle l’entendrait.

Elle arriva vers midi chez madame Margerie, et y trouva une société plus nombreuse qu’elle ne s’y attendait : au curé s’étaient joints Louis Thonnerel et M. Maurel, collaborateur de Cassini et ami du docteur.

D’abord la présence de Louis intimida Jeanne. Malgré ses résolutions, elle ne put s’empêcher de rougir en le voyant à l’improviste ; mais, bientôt, elle réprima son émotion. Madame Margerie la tira d’embarras en lui présentant M. Maurel. Bientôt la conversation devint générale.

— Je vous remercie, monsieur, dit-elle au savant collaborateur de Cassini, de vouloir bien me donner vos excellents conseils. J’en aurai d’autant plus besoin, que me voici seule à la tête de mon exploitation agricole. Mon frère ne revient pas encore en France.

— Vous avez reçu une lettre du vicomte ? demanda le curé.

— Ce matin, mon cher abbé. La voici ; lisez-la.

L’abbé Aubert la lut à haute voix, après l’avoir parcourue du regard. Elle ne contenait rien qui ne pût être entendu de tous.

« Ma chère sœur, disait en substance le vicomte Raoul je suis heureux de savoir que vous avez pu rentrer enfin dans notre château paternel. Après tant de vicissitudes un peu de repos vous était bien dû. J’espère que vous parviendrez promptement à le réparer et à recouvrer le reste de nos biens. Quant à moi, je ne retournerai point près de vous, malgré mon envie. Mon sort est attaché à celui de mon roi. Je reviendrai en France avec lui ; et cela ne peut manquer d’être bientôt. Votre neveu me charge pour vous de mille choses affectueuses. Il a le plus grand désir de vous connaître, et, entre nous, je crois qu’il fera honneur à notre maison. Adieu. Dites, je vous prie, aux amis qui vous restent, combien j’ai gardé d’eux bon souvenir. Ce que vous m’apprenez du petit Thonnerel me fait particulièrement plaisir. Un garçon qui a sa fortune à faire pouvait se tourner à cette heure de tout autre côté que du nôtre. Adieu encore ou à bientôt, selon les décrets du Dieu des armées.

« Votre affectionné frère,

« Raoul de Mauguet. »

Novembre 1803.


La phrase qui le concernait fit monter le rouge au visage de Louis. Il ferma les yeux pour voiler l’éclair qui en jaillissait.

— Eh bien ! chère amie, voilà votre position bien changée, dit le docteur.

— En quoi, monsieur Margerie ?

— En ce que vous voilà absolument maîtresse de vos actions et de votre personne. Vous pouvez agir, de toutes façons, sans contrôle.

Cette réflexion jeta dans le cœur de Louis un germe d’espérance. Elle le vit, ou plutôt le pressentit, car elle ne le regardait pas.

— Je n’en agirai pas moins comme si mon frère était là pour approuver ou blâmer mes actions, répondit-elle ; je me considère comme son intendante à Mauguet, et, quant à ce qui regarderait particulièrement la famille dont il est le chef, je ne prendrais aucune décision sans avoir non-seulement son consentement, mais encore son approbation.

Jeanne avait prononcé ces paroles d’une voix émue qu’elle essayait en vain d’affermir. Louis les entendit comme un arrêt de mort.

— Personne plus que moi, dit l’abbé Aubert, ne regrette la résolution du vicomte ; mais puisqu’elle est prise, autant vaut en voir le beau côté. Sa présence ici aurait bien compliqué les choses. Il aurait trouvé de tous côtés des oppositions qu’on vous épargnera.

— Maillot s’émeut déjà beaucoup de vos travaux sur les terres de Mauguet, et de votre activité, dit M. Margerie. Je l’ai vu l’autre jour qui cherchait à lier conversation avec un de vos colons. Avant peu, il s’étonnera bien davantage !

— Pourquoi cela, docteur ?

— Ce matin nous sommes allés faire une petite reconnaissance avec M. Maurel. Savez-vous que les deux cours d’eau, dont vous avez les sources, peuvent fertiliser votre propriété au point de lui faire rendre le double ?

— Oui, mademoiselle, reprit M. Maurel ; en élevant le niveau du ruisseau qui vient des landes, du côté de Nieulle, vous pouvez lui faire arroser près de cinquante arpents. Cela vous donnerait le moyen de créer dans les parties basses de vos landes, et à la place de pâturaux incultes, des prairies magnifiques. Il faudrait établir, de distance en distance, des pêcheries ou réservoirs pour retenir l’eau, faire creuser des rigoles, etc.

Tout cela ne coûterait guère plus d’un billet de mille francs ; mais il faut traverser les terres du voisin, voilà la difficulté.

— Je crains que la difficulté ne soit insurmontable alors ; car je ne demanderai certainement point à Maillot, comme un service, de faire passer mon eau à travers les terres qu’il a choisies parmi les miennes.

— La loi vous donne le droit de le faire, en payant une indemnité fixée par des experts, dit Louis Thonnerel. Tout ce que pourrait faire Maillot, ce serait de vous chercher chicane, et de demander une indemnité exorbitante.

— Et je ne crois pas qu’il le fasse, interrompit le docteur. À moins qu’on ne le blesse par quelque témoignage de mépris, il ne commencera point les hostilités.

— Ne pourrait-on faire passer cette eau d’un autre côté ? demanda Jeanne.

— Je n’en vois guère le moyen, mademoiselle, à moins de faire faire aux eaux un énorme circuit, dans un taillis où elles se perdraient. D’ailleurs ce moyen doublerait les frais.

— Laissez-moi me charger d’arranger cette affaire, dit madame Margerie, qui jusqu’alors n’avait point pris part à la conversation.

— Vous êtes trop bonne, ma chère madame ; mais nous vous rompons la tête de choses fort ennuyeuses ! s’écria Jeanne. Messieurs, nous causerons de tout ceci à Mauguet, si vous le voulez bien, ajouta-t-elle, car vraiment on n’abuse point ainsi de l’hospitalité.

— Je vous en prie, continuez ! Je m’entends un peu aux exploitations rurales, et rien ne m’intéresse autant que ces détails, au contraire. Voulez-vous que je vous dise ce que j’ai pensé bien souvent en passant le long du Rupt… vous savez, l’autre ruisseau, celui qui sort de la Glane et qui vient faire tourner le moulin ? Eh bien, il me semble qu’en multipliant les barrages, au-dessus de Nieulle, on pourrait presque doubler la force du courant. Ai-je tort, monsieur Maurel ?

— Non certes !… Il y a d’immenses ressources dans votre propriété, mademoiselle, ajouta l’ingénieur. J’en lèverai le plan et… avec le temps, si Dieu le veut, nous ferons merveille ! Vos trois métairies, améliorées et exploitées, peuvent, avant quinze ans, vous donner un revenu égal à celui que rendaient jadis toutes les terres de Mauguet.

— Mais vendrai-je sûrement mon bois, et le vendrai-je assez cher pour entreprendre tout cela ? dit Jeanne avec un accent de doute.

— Je m’en charge, répondit l’ingénieur ; au besoin je l’achèterais.

M. Maurel était un de ces nobles et simples caractères pour lesquels faire le bien est un besoin. Du moment où il apprécia les ressources qui permettaient d’entreprendre, à Mauguet, des travaux utiles, l’amour de l’amélioration et du perfectionnement le saisit. Il fut heureux de devenir utile à mademoiselle de Mauguet, qu’il voyait aimée de tous, et que Louis lui avait dépeinte en amant enthousiaste et en ami respectueux ; mais, il se réjouissait aussi de renouveler la face d’une vaste propriété, de répandre la fertilité sur des terres incultes, de créer des prairies verdoyantes à la place de halliers inextricables.

— Voulez-vous venir attendre au jardin que le dîner soit servi ? demanda madame Margerie. Aussi bien, vous n’avez vu encore ni mes légumes ni mes fleurs.

Le curé causait musique avec Louis ; celui-ci ne répondait guère, tant la préoccupation de son cœur le possédait fortement. Jeanne ne voulait pas continuer plus longtemps avec le docteur et M. Maurel une conversation d’affaires. À la proposition de madame Margerie, tout le monde se leva et sortit. Dieux ! les belles plates-bandes et les plantureux carrés de légumes ! Madame Margerie triomphait. Jamais Jeanne n’avait vu des allées si unies, si bien sablées, si régulièrement bordées de buis ! Deux charmilles partageaient le jardin dans sa longueur, et deux tonnelles de vigne, alors chargées de muscats gris et de chasselas dorés, le coupaient transversalement. Sur le devant de la maison, le terrain se découpait en ronds, en losanges et en triangles, pour former un parterre et entourer un bassin, dont le jet d’eau lançait sur le gazon d’alentour ses plus riches cascades. Le reste du jardin, simplement divisé en carrés réguliers, formait le jardin potager. Chaque carré était bordé d’une plate-bande plantée de fleurs et d’arbres fruitiers, dont la plupart portaient encore leurs fruits.

— La saison n’est plus guère favorable aux fleurs, s’écria madame Margerie, avec un accent de regret ; c’est du 20 mai au 20 juin, qu’il faut voir mon parterre ! J’ai les plus belles anémones du monde, j’ai des renoncules nuancées qui font des corbeilles éblouissantes ! j’ai des tulipes qui sont venues de Hollande. Ma collection de rosiers est aussi la plus complète du pays. Voici la jenny qui m’a été envoyée de Paris ce printemps : c’est la dernière variété obtenue par M. Boursault. Je vous donnerai, pour vos parterres, des griffes, des oignons, des boutures et des greffes.

— Vous voulez me faire la vie trop belle, à Mauguet, dit Jeanne ; mais vous avez tort de déplorer ainsi la saison. Voici encore des fleurs magnifiques, et vos fruits me paraissent valoir les plus belles tulipes du monde.

— Oh ! mais j’ai de beaux fruits comme j’ai de belles fleurs ; je vais vous les montrer maintenant, et j’espère bien vous les faire goûter au dessert.

— Voulez-vous me permettre de cueillir, pour mademoiselle de Mauguet, un bouquet de vos reines-marguerites ? demanda vivement Louis. Elles sont doubles et larges comme on n’en voit guère. J’y joindrai des chrysanthèmes et des roses du Bengale.

— Cueillez-les toutes ! jamais elles ne pourront avoir une meilleure destination ; je n’aurais pas osé offrir à mademoiselle de Mauguet une poignée de ces fleurs sans parfum !

— Aussi n’est-ce point une poignée que je veux cueillir, mais bien une botte. Je les arrangerai dans les vases du salon du château en reconduisant ce soir mademoiselle Jeanne.

— Louis, je ne saurais consentir à vous laisser dépouiller pour moi le jardin de madame Margerie ! Ces fleurs font ici de magnifiques massifs. La terre sera bien vite nue et froide ; laissons-lui sa dernière parure.

Madame Margerie avait à peine entendu la proposition de Louis, que, sans attendre le refus de Jeanne, elle s’était mise à l’œuvre pour encourager le jeune homme par son exemple.

— Cueillez, cueillez, lui dit-elle ; cueillez encore, cueillez toujours. Je veux que le grand salon de Mauguet soit gai et fleuri, comme pour un jour de noces ! Allons ! encore ces chrysanthèmes blancs ! et ces rameaux de rosiers du Bengale ! Ajoutez des branches de laurier et des rameaux de giroflée violette ; coupez aussi des palmes de sorbier ; leurs baies rouges feront bien dans la masse. Allons ! allons ! Ce n’est point assez d’une botte, et vous porterez bien un fagot !

Tandis que Jeanne se défendait, Louis coupait avec ardeur les tiges et les rameaux. Son cœur bondissait de joie à l’idée de porter lui-même ces fleurs, en accompagnant Jeanne, de les grouper, de les disposer dans les vases. Il aurait voulu en faire une jonchée sous ses pas le long de la route. Quand il eut fini de cueillir, il lia son butin avec une corde et le déposa sur le gazon ; puis, il se pencha de nouveau vers la terre, chercha sous les feuilles quelques violettes, prit une branche de réséda et un bouton de rose, et porta ce mignon bouquet à Jeanne.

Elle le prit en causant, le respira et le mit à sa ceinture.

En suivant les allées du jardin potager, madame Margerie s’arrêtait de minute en minute devant les arbres fruitiers, pesait ses fruits, les sentait, appuyait légèrement le doigt près de la queue pour en apprécier la maturité ; puis, quand elle en avait trouvé un qui remplissait toutes les apparences de la perfection, elle le détachait doucement et le mettait dans son tablier.

Sous la tonnelle, elle interrogea le raisin comme elle avait interrogé les poires et les pommes de Calville. Les grappes furent choisies avec soin et posées en pyramides sur les feuilles rougies. Le long des espaliers, elle glana encore quelques pêches tardives, dites perceys ou pêches de vignes. Jeanne porta les pêches et les raisins, et l’on rentra.

Le dîner fut gai. Tous les convives étaient heureux de se trouver réunis, et M. Maurel lui-même se mit bien vite à l’unisson de cette intimité charmante. À ce plaisir commun, madame Margerie joignit la satisfaction d’offrir à ses hôtes un dîner servi comme on n’en servait nulle part ailleurs dans le pays. Non que les plats fussent d’espèce rare ou de trop haut goût ; mais la perfection se faisait sentir dans la moindre sauce, les daubes étaient exquises, les rôtis cuits à point, les hors-d’œuvre délicats et savamment apprêtés, le potage aromatique et bien consommé, le dessert enrichi de confitures délicieuses, de pâtisseries réussies, de fruits savoureux. Au demeurant, on dîna fort bien et de bon appétit. Louis lui-même, malgré la joie qui lui gonflait le cœur, se laissa entraîner par l’exemple. Jeanne vanta tous les mets, leur trouva une saveur particulière. M. Margerie fut content du triomphe de sa femme, et le curé, de la joie de tout le monde. Quant à l’ingénieur, qui était gourmand, il mangea à tête reposée, et but à petits coups.

La soirée se passa presque entière à table ; le dessert, le café, les liqueurs et les ratafias furent dégustés avec la lenteur réfléchie de la province ; puis on causa amicalement de mille projets. Ce fut une soirée intime pleine de charme. Tous étaient associés dans un même but, et se rencontraient dans une même volonté. Nul ne gardait au cœur une arrière-pensée. De telles réunions sont rares ; en fouillant bien dans ses souvenirs, combien en compte-t-on dans sa vie ?

Quand l’heure de la retraite fut venue, Louis alla rechercher son bouquet, s’occupa des chevaux, et brida lui-même celui de Jeanne.

Jamais le cœur ne lui avait battu si fort ; jamais le bonheur ne lui avait paru si proche.

Ramener Jeanne à Mauguet, chevaucher une heure à ses côtés, le long de ces chemins tant de fois parcourus jadis, rentrer avec elle un instant, arranger ces fleurs, lentement, dans les grands vases de la cheminée du salon, n’était-ce pas, pour lui, à cette heure, le dernier terme de la félicité terrestre ?

Comme les adieux lui semblèrent longs ! Comme il trouva que les recommandations de madame Margerie, du docteur, du curé, de M. Maurel, ne Unissaient point !… Et cependant, il n’aurait pas voulu presser le départ, de peur de hâter, en même temps, l’heure où la grand’porte de Mauguet se refermerait devant lui. L’attente du bonheur, c’était du bonheur encore !

Il sentait si bien le prix de cette occasion unique, qu’il souhaitait, en même temps, de dévorer les moments qui le séparaient du départ, et de prolonger ces petits incidents, pendant lesquels il tenait la bride du cheval de Jeanne, le flattait de la main, comme pour lui recommander son fardeau, et distribuait aussi, à tout le monde, les adieux et les bons souhaits.

— Allons ! à bientôt, n’est-ce pas ? — C’est convenu, monsieur Thonnerel ? répétait madame Margerie.

— Songez, mon cher Louis, que M. Maurel chassera, tout seul jusqu’à votre retour de Limoges ; car, moi, je ne suis bon qu’à aller visiter mes malades et à jouer aux cartes le soir.

— Je serai ici avant trois jours ; ma cause est appelée pour après-demain.

— Votre chambre est toute prête, là-haut, à côté de celle de M. Maurel.

— Partez ! il est neuf heures, dit le curé.

— Adieu ! À demain, mademoiselle Jeanne !

— Bonsoir, mademoiselle ; demain, le docteur et moi, nous travaillerons pour vous.

— Louis, mon ami, ne vous attardez pas trop ! et surtout n’allez pas prendre la traverse, en sortant de Mauguet, pour rattraper la route. Ne craignez pas de vous allonger un peu, pour prendre le chemin le plus sûr.

— Merci.

— Bonsoir.

— Adieu ! adieu !… prenez garde à vos fleurs ! Ils partirent enfin. Le curé, qui regagnait son presbytère, fit quelques pas avec eux et les quitta au détour de l’église. Vers le milieu du village, ils virent, devant une maison d’assez belle apparence, aux murs blanchis, aux volets peints en vert, un homme de haute taille et de forte corpulence, vêtu de gros drap bleu et chaussé de bonnes guêtres, qui recevait les saints des passants, jouait avec ses breloques, et gourmandait autour de lui une petite femme maigre et un gamin d’une douzaine d’années.

C’était Maillot. Aussitôt qu’il avait vu mademoiselle de Mauguet et son cavalier, il s’était rangé le long de sa maison, en prenant sa pose la plus majestueuse. Quand ils furent juste devant sa porte, il regarda Jeanne en face, et, après une seconde d’hésitation, porta la main à son bonnet. Mademoiselle de Mauguet éprouva au cœur un mouvement de violente antipathie. Cependant, devant ce salut direct, elle comprit qu’il fallait prendre immédiatement l’attitude qu’elle s’était promis de garder. À son tour elle fit une inclination de tête et passa.

Dès qu’elle fut hors du village, elle respira, comme soulagée d’une oppression douloureuse. Ce salut échangé avec Maillot lui avait été cruellement pénible. — Je me serais crue plus forte, pensait-elle.

Néanmoins, elle sentit toute l’importance de cette première rencontre, et remercia la Providence qui ne l’avait point faite hostile.

D’ailleurs, ses pensées, un instant ramenées à la vie réelle par cet incident, reprirent bientôt leur cours vers les pays enchantés où elles erraient depuis plusieurs heures. Jeanne s’abandonnait au charme persistant de cette bonne soirée passée au milieu d’un cercle d’amis dévoués, et se reposait dans cette bienveillance infinie dont elle se sentait entourée. Pour un instant, elle oubliait les froides résolutions de la raison et les cruelles nécessités de la vie. Elle se laissait aller au bonheur, à l’amour, et partageait la joie pure et entière de Louis.

Tous deux allaient au petit pas, laissant leurs montures errer au hasard. Ils ne parlaient pas, tant ils craignaient de rompre le charme, et de compromettre leur bonheur par un mot vif ou imprudent.

Comment le cœur de Jeanne, si longtemps sevré de tendresse, aurait-il résisté à ces effluves d’amour ? Elle aimait, à son tour, avec un enthousiasme et une violence dont elle ne se serait jamais crue capable.

Parfois, elle avait peur de cette passion qui lui donnait le vertige ; mais elle l’enfermait en elle-même comme en une forteresse, et en savourait secrètement les délices.

Louis devinait le sens du silence prolongé de Jeanne. Il se sentait aimé. Peu à peu son enthousiasme l’enlevait au delà de ce monde. Il lui semblait voyager à travers des pays fantastiques dont il ne voulait pas prévoir les limites. Son cœur se dilatait dans la joie. Il vivait comme jamais il n’avait vécu. La nuit était belle, mais sombre, parce que la lune ne paraissait pas encore ; la lumière des étoiles aidait à peine à distinguer la route. Abandonnés à eux-mêmes, les chevaux avaient pris, à travers les landes, un sentier moins direct que le chemin communal. Ils allaient au pas, la tête basse, mordant, çà et là, les branches qui barraient le sentier, ou les hautes touffes de genêts. Leurs pas, amortis par le gazon court et moelleux des landes, ne s’entendaient point. Le chant du grillon et la note mélancolique que la reinette lance à intervalles égaux troublaient seuls le silence. Jeanne et Louis cheminaient sans voir et en laissant flotter les rênes sur le cou des chevaux. Ils s’endormaient dans le bonheur et tremblaient de se réveiller.

Cependant, peu à peu, Jeanne sentit que le silence devenait pour elle embarrassant et dangereux. Elle ne voulait pas que Louis pût deviner sa faiblesse, et cherchait quelque phrase indifférente pour rompre leur double émotion, il lui semblait aussi qu’une causerie douce et amicale calmerait le bouleversement de son cœur, mais la voix s’arrêtait dans sa gorge ; elle ne pouvait articuler un mot.

Louis, de son côté, aurait voulu, à cette heure d’abandon, heure unique peut-être, obtenir de Jeanne une parole qui ressemblât à un aveu, à une promesse, ou à une espérance. Il essayait de parler le premier, et ne pouvait réussir à entamer la question qui tenait sa vie suspendue. Les phrases qui lui venaient à l’esprit lui paraissaient ou banales ou gauches, ou niaises ou brutales.

Au milieu de la délicieuse harmonie de leurs cœurs et du silence enivrant qui laissait au bonheur présent sa plénitude sans engager l’avenir, toute parole était un bruit discordant, un brusque réveil, un douloureux rappel à la réalité.

Ils marchaient toujours, côtoyant les prés, les châtaigneraies, les champs en jachères. Tout à coup les chevaux s’arrêtèrent en hennissant, des chiens aboyèrent. Jeanne et Louis relevèrent la tête : la grand’porte de Mauguet était devant eux. Myon vint ouvrir ; le rêve était fini.

— Eh bien ! mademoiselle, vous devez être gelée ? vous n’aviez pas pris votre pelisse. Ah ! bonjour, monsieur Thonnerel !… Est-ce que vous venez coucher au château ? Bon Dieu ! votre chambre qui n’est pas prête ! Nicou !

— Je vais repartir tout à l’heure, Myon, ne vous agitez pas ; tenez seulement un instant mon cheval. Non, mettez-le à l’écurie pour une demi-heure. Attendez d’abord que je détache mon bouquet qui est lié à la selle.

— Ça, un bouquet ! Eh bien ! mademoiselle, vous avez donc fauché toutes les fleurs de madame Margerie ?

— Oui, Myon ; elle a voulu que j’emporte tout cela, l’excellente femme ! et je sens bien le prix de ce cadeau, car j’ai vu combien elle aimait son jardin, ses fruits et ses fleurs. Mets de l’eau dans les vases du salon et dans ceux de la salle à manger ; nous allons fleurir tout Mauguet !

Une lampe brûlait dans le grand salon. Myon avait allumé à la hâte dans la cheminée quelques branches sèches. Cinq ou six potiches, de diverses formes, étaient posées sur la grande table. Les fleurs, déliées, se répandaient alentour. Jeanne et Louis, les yeux baissés, les mains tremblantes, les arrangeaient lentement. De temps en temps ils échangeaient une parole indifférente qui restait sans écho. Ni l’un ni l’autre ne pouvait triompher de son trouble. Et puis, qu’auraient-ils dit ? Jeanne craignait par-dessus tout de se trahir, et sentait en même temps qu’elle ne pouvait dominer les élans de son cœur ; Louis n’avait plus besoin de parler de son amour, il le voyait compris et partagé peut-être.

À longs intervalles, il faisait quelques réflexions sur les fleurs qu’il tenait. Jeanne répondait. Quelquefois elle se piquait les doigts aux tiges des rosiers. Louis lui reprenait les roses, et lui donnait en échange des marguerites et des chrysanthèmes.

Les vases furent longs à se remplir de fleurs ; tant qu’on put en faire tenir, on en mit ; enfin, la dernière potiche s’emplit, et il ne resta plus, sur la table, que les débris. Machinalement Louis les ramassait, les réunissait en bouquet, taillant les tiges avec son couteau de chasse, enlevant les feuilles mortes et les fleurs flétries. Jeanne ramenait les débris en tas avec ses mains, comme pour nettoyer la table, et, poignée à poignée, elle les jetait au feu. Quand il n’y en eut plus par poignées, elle les jeta feuille à feuille, pétale à pétale.

Minuit sonna. Elle compta les coups.

— Minuit !… est-ce possible ! s’écria-t-elle.

— Minuit !… répéta Louis en liant rapidement son bouquet. Adieu… bonsoir, Jeanne.

— Bonsoir, Louis… Bon voyage…

Il lui prit la main et y déposa un long baiser. Elle ne la retira pas ; mais elle saisit vivement la lampe.

— Allons, dit-elle, ne vous attardez pas davantage !

Elle le reconduisit jusqu’à la porte et appela Myon. Myon dormait dans la cuisine, étendue dans une vieille bergère. Louis alla détacher lui-même son cheval et sauta en selle.

Au moment où il allait franchir la porte, Jeanne lui cria d’une voix qui trahit toute sa tendresse :

— Prenez la grand’route, au moins, et dépêchez-vous !

Louis toucha de ses lèvres les débris de fleurs qu’il emportait.

— Adieu ! adieu !… merci ! répondit-il, le cœur débordant d’amour et de bonheur.

Il piqua des deux. Jeanne, aidée de Myon, que les aboiements des chiens avaient enfin réveillée, repoussa les battants de la porte, et l’on entendit, sur les cailloux de la route, le rapide galop du cheval de Louis.

Cette fois, il ne s’attardait pas le long des chemins, il ne laissait point flotter les rênes en rêvant ; mais, la tête haute, aspirant l’air à pleins poumons, serrant sa bride d’une main nerveuse et légère, et donnant de l’éperon ; il dévora l’espace. Il aurait voulu enlever son cheval jusque dans les nuages, lui faire franchir des obstacles inouïs et danser des danses inconnues.