Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 159-179).


II

Quelques mois après, Marguerite était assise au bord de l’étang, sur un banc de gazon, avec une broderie sur les genoux et une lettre à la main. Elle lisait et relisait cette lettre en s’interrompant de temps à autre pour regarder son fils, le jeune Pierre, qui s’amusait à faire naviguer sur l’eau une barque de roseaux. C’était un bel enfant, agile et bien découplé, à la physionomie intelligente et résolue. La mère le regardait avec tendresse ; mais il était aisé de voir en ce moment qu’elle avait une vive préoccupation et qu’elle portait les yeux du côté de l’étang par assujettissement à ses devoirs de surveillance maternelle et non par contemplation enthousiaste.

— Comment se fait-il que Pauline continue à m’écrire deux ou trois fois l’an ? se demandait-elle ; nous étions bonnes amies au couvent, mais, au demeurant, je n’ai jamais été beaucoup plus liée avec elle qu’avec bien d’autres, qui ne me donnent plus signe de vie depuis longtemps… Je ne puis rien pour elle… nous ne nous reverrons probablement jamais… Quel intérêt trouve-t-elle à noircir de temps à autre deux ou trois feuilles de papier à mon intention ? Peut-être aime-t-elle naturellement à écrire et joue-t-elle à la Sévigné ?… Mais non ! ses lettres n’ont aucune prétention au bel esprit… Ah ! j’y suis… Elle a été mariée bourgeoisement : elle a épousé un monsieur Milleret bourré d’écus et elle trouve sans doute une satisfaction de vanité à laisser traîner quelquefois sur son pupitre une lettre qui porte pour suscription : « à madame la vicomtesse. »

« Elle m’annonce la visite de son frère qui m’admirait tant jadis, dit-elle ; en cherchant bien je crois me souvenir, en effet, d’un garçon de dix-huit ou vingt ans qui grandissait encore lorsque je quittai le couvent, dont les cheveux étaient taillés en brosse et qui devenait rouge comme une pomme d’api, quand j’entrais au parloir avec sa sœur… Le susdit jeune homme est devenu lieutenant d’artillerie et tient garnison à Limoges… Allons, tant mieux ! Qu’il soit le bienvenu, monsieur le lieutenant, s’il sait faire de la tapisserie, chanter des romances ou faire le quatrième au whist !

« Ce doit être quelque petit officier dameret qui cherche un salon où venir faire la roue… à moins que ce ne soit un lourdaud d’estaminet que sa sœur voudrait envoyer un peu à l’école… Il m’ennuiera sans doute…

« Si, au lieu d’un joli militaire ou d’un soudard grossier, il arrivait ici un chevalier des anciens temps, un preux, un Raoul de Coucy… ou bien un poëte, de ceux qui comprennent et ressentent les douleurs intimes des âmes exilées ?… cela mettrait dans ma vie un intérêt puissant ;… et, dans quelques années, quand je serai vieille femme, je verrais dans mes souvenirs le passage de cet être comme un point lumineux dans la nuit, comme une oasis au milieu du désert…

« Celui-ci me parlera de théâtre et de modes… Bah ! cela me distraira toujours un instant… Probablement, d’ailleurs, il ne viendra pas souvent s’ennuyer ici… »

— Madame la vicomtesse, vous daignerez, j’espère, excuser mon empressement à m’autoriser de la recommandation de ma sœur pour me présenter chez vous…

Marguerite tressaillit, leva la tête et rougit en voyant devant elle le lieutenant Emmanuel de Rouvré, comme s’il l’eût surprise en flagrant délit de curiosité indiscrète, comme s’il fût entré de plain-pied dans ses pensées.

C’était un jeune homme à l’abord en même temps facile et fier, à la tournure élégante, aux traits marqués et brunis par la fatigue. Il portait l’habit de ville relevé par la décoration de la Légion d’honneur, et ne ressemblait plus en rien à l’adolescent que Marguerite avait entrevu jadis.

Elle cacha brusquement la lettre de son amie sous sa broderie, et fit un salut qui ne dissimulait pas assez son trouble.

— Madame, reprit le jeune homme, j’ai donné ma carte à un domestique qui m’a ouvert la porte, et je l’ai prié de faire demander si vous pouviez me recevoir. Il m’a répondu que vous étiez au bout du jardin, au bord de l’étang, et que vous m’attendiez. J’en ai conclu que vous aviez bien voulu faire droit à la requête de ma sœur et que vous aviez daigné prévenir vos gens.

— J’avais dit, en général, que je recevais, balbutia Marguerite dont l’embarras croissait.

— Alors, madame, permettez-moi de me féliciter d’avoir été confondu, ou sous-entendu, dans la généralité de vos visiteurs.

— Vous méritiez assurément d’en être distingué, reprit-elle ; et, sans un oubli impardonnable, j’eusse retenu ici mon mari et ma tante pour vous mieux recevoir.

— Quoi ! madame, vous m’aviez déjà oublié ! j’ai donc bien fait de me hâter de venir, car dans trois jours mon nom même vous eût été inconnu…

Et il lança un regard incisif sur un coin de la lettre qui passait sous la broderie. Ce regard fut plus rapide que la pensée, mais il semblait dire énergiquement : — Pourquoi mentez-vous ?

Marguerite se sentit confuse et irritée. Quoi ! ce jeune homme qu’elle avait cru si insignifiant, si peu digne de son attention, il osait interroger sa conscience ? Il dominait d’emblée la situation et la tenait, elle, Marguerite, sous sa férule ?

Elle voulut rompre les chiens, car cette infériorité lui était intolérable.

— Pierre, cria-t-elle à son fils, ne te penche pas tant sur l’eau, tu vas tomber.

Emmanuel de Rouvré se retourna pour regarder l’enfant, et reprit :

— Est-ce à vous, madame, ce beau garçon-là ?

— Oui, monsieur, c’est mon fils, mon seul enfant jusqu’à présent ; madame votre sœur a le bonheur de posséder une plus nombreuse famille : elle a trois enfants, je crois ?

— Bientôt quatre, madame ; mais j’envierais bien celui-ci pour mon neveu.

— Si vos neveux tiennent de leur mère ou de sa famille, ils n’ont certes rien à envier à personne.

— L’aîné ressemble un peu à ce que j’étais lorsque j’allais voir ma sœur chez les Dames Sainte-Marie. Il est frais et joufflu. Pour moi, j’ai bien changé depuis ce temps-là, et, si j’avais la présomption de croire que vous vous souveniez de moi, je vous dirais que vous ne devez pas me reconnaître.

— Oui, vous avez beaucoup grandi, vous avez bruni, vos traits se sont accentués ; enfin, vous étiez encore un enfant, et vous voilà devenu un homme.

— Et puis, j’ai fait la guerre d’Espagne et celle de Grèce, et je porte la trace de la fatigue des camps, ajouta l’officier en souriant.

— Cela ne vous va pas plus mal. Ah ! vous avez été en Espagne, vous avez vu l’Alhambra, Cordoue, Séville, Madrid ?… demanda Marguerite soudainement intéressée.

— Oui, madame, et les mers de l’Archipel, et Chio, et Corinthe, Athènes, Navarin…

Elle demeura silencieuse pendant quelques secondes, puis elle reprit :

— Savez-vous, monsieur, qu’il y a dix ans tout à l’heure que nous ne nous sommes vus ?

— Les dix plus belles années de la jeunesse. Mais vous, madame, vous avez profité de ces dix années-là pour laisser venir votre beauté à tout son développement radieux. Ce que je vous dis là ressemble à une fadeur, et cependant rien n’est plus vrai. Vous êtes beaucoup plus belle aujourd’hui que vous n’étiez alors, et je ne dois pas être le premier à vous le dire.

— Si vraiment.

— Alors tant mieux pour moi, madame.

« Il est fat et impertinent, » pensa la vicomtesse.

— Parlez-moi de Pauline, dit-elle, de son élégance, de ses toilettes, de ses bals. Son mari a une fortune énorme, n’est-ce pas ? Car pourquoi aurait-elle épousé ce monsieur Milleret ?

— Mais parce qu’elle l’aimait, madame. Mon beau-frère est un homme très-instruit, très-estimé et fort agréable, ce qui ne gâte rien. Il appartient à une famille honorable, sinon noble. Et pour sa fortune, elle est en effet de celles qu’on envie.

Marguerite se mordit les lèvres de dépit. — Il me prend, se dit-elle, pour une provinciale coquette, envieuse et sotte ! mais, en vérité, on dirait qu’une fatalité malfaisante dirige notre conversation. Je me sens stupide !… Et pourtant, nous nous entendrions peut-être, si nous n’avions débuté par cette pique d’amour-propre !

Elle s’efforça de vaincre son embarras et dit presque avec aisance :

— Puisque vous allez habiter ce pays, j’espère, monsieur, que vous viendrez quelquefois à Mauguet : je n’ose dire souvent, car la vie patriarcale que nous menons ici devra sembler un peu décolorée à un Parisien, à un homme du monde, à un officier qui connaît en même temps les plaisirs d’une société choisie et les émotions d’une vie agitée.

— Mais je n’aime pas exclusivement la vie de bivouac, et quant aux agréments intimes d’une société d’élite, c’est ce que ma sœur a voulu m’assurer en ce pays, madame, en m’adressant à vous.

— Mon mari lit et chasse. Ma tante, qui est une sainte et vénérable personne, a tous les dons du cœur et de l’intelligence. Elle sait beaucoup, elle a vu Paris pendant la Révolution, elle a connu toutes les personnalités célèbres de ce temps terrible et singulier ; elle conte à ravir ; mais son esprit s’est tourné surtout vers les idées sérieuses et les connaissances pratiques. Elle parle souvent morale et religion avec notre excellent curé, ou bien agriculture avec un vieux médecin de ses amis. Pour moi, je ne sais rien et ne parle pas de grand’chose. Je vis plus au pays des rêves que dans le salon de Mauguet. D’ailleurs, comme il ne faut pas affecter trop de modestie, je vous dirai que je suis fort habile à la tapisserie, et que j’aurai bientôt terminé un meuble complet pour ce même salon. Nous voyons peu de personnes étrangères au petit cercle que je viens de vous décrire ; ce sont de vieux amis de la famille qui habitent Limoges ou des propriétaires voisins qui apparaissent trois ou quatre fois l’an ; les curés des communes limitrophes, enfin quelques cultivateurs dont ma tante ne dédaigne pas les lumières. On joue tantôt le whist, tantôt aux dominos, quelquefois au loto même, selon les joueurs. Vous voyez quelles distractions vous pourrez trouver dans notre société… où vous serez d’ailleurs le très-bienvenu.

— J’userai de votre autorisation pour y venir aussi souvent que je pourrai le faire, sans être indiscret, madame ; et si vous parlez peu, comme vous me l’avez fait craindre, je tâcherai de deviner et de suivre les pensées de votre esprit tandis que vos doigts broderont le canevas. Si cela peut vous plaire même, j’essayerai quelquefois de vous faire voyager en imagination dans les sierras, à la suite de l’armée française et de monseigneur le duc d’Angoulême. Je ferai comme les vieux colonels en retraite, je vous raconterai mes campagnes.

La vicomtesse retint Emmanuel à souper pour le présenter à sa tante et à son mari ; d’ailleurs il n’est guère d’usage, à la campagne, de laisser partir un visiteur sans qu’il ait partagé au moins un des repas de la famille.

La glace une fois rompue entre le lieutenant et la vicomtesse, la cordialité s’établit. Jeanne aimait la jeunesse comme tous les vieillards qui sont restés bons. Quant au vicomte, il accueillit très-chaleureusement Emmanuel de Rouvré, car il entrevit tout de suite en lui un commensal aimable qui pourrait l’aider à trouver moins longues les journées de chasse, et ranimer la conversation au coin du feu.

Rentrée dans sa chambre, le soir, Marguerite fut moins empressée à prendre dans son tiroir le cahier où elle avait coutume d’exhaler ses plaintes. Elle s’assit dans sa bergère et se prit à rêver d’une rêverie vague, mais sans amertume. Elle eût été embarrassée de formuler ses pensées en apparence incohérentes, et qui cependant tournaient toutes dans un même cercle, autour d’un même pivot. Parfois le dépit plissait son front. C’était lorsqu’elle se souvenait de l’embarras de sa contenance et de la maladresse de sa conversation à l’arrivée d’Emmanuel, lorsqu’elle sentait que, dès l’abord, il avait pris l’avantage sur elle. Parfois elle souriait involontairement : c’était lorsqu’elle songeait que son intérieur si morne allait enfin s’animer un peu, qu’il y aurait un but désormais à mille choses qui n’en avaient point. Elle se demanda déjà si sa toilette ne paraissait pas bien démodée à un Parisien, si ses façons n’étaient pas devenues celles d’une provinciale, si le souper avait été convenablement servi, etc. Elle se surprit même à parcourir des yeux sa chambre, revêtue de boiseries grises, garnie de meubles à pied de biche et de sièges couverts de housses en basin blanc rayé de rose, et ornée de gravures d’après Greuze et Chardin. Cet ensemble lui parut mesquin, mais non suis une certaine grâce. Ses regards errèrent de la pendule en forme de lyre au bénitier de faïence qui soutenait, au-dessus du chevet de son lit, la branche de buis bénit ; de son grand lit à la duchesse, drapé de courtines et de bonnes grâces de basin rayé comme les housses des meubles et les rideaux, à la commode ventrue qui renfermait son linge.

— Tout cela est bien antique et bien pauvre, se dit-elle. Quelle différence, sans doute, de la chambre à coucher coquette de Pauline avec celle-ci ! Cependant cette pièce est la plus belle du manoir. Ce mobilier simple s’harmonise bien. C’est la chambre de la grand’mère de mon mari telle qu’elle l’a laissée…

Singulières pensées !… Comme si jamais ce sanctuaire devait être livré aux comparaisons d’Emmanuel de Rouvré !

Elle drapa les rideaux, ajusta les embrasses, tira d’une armoire de jolies porcelaines qu’elle disposa sur les meubles, et arrangea les fleurs dans les vases de la cheminée.

Elle ne croyait certes pas que l’officier verrait tout cela ; mais elle se laissait aller involontairement au besoin de se faire belle et de parer tout ce qui l’environnait.

Enfin, avant de se coucher, elle prit son manuscrit comme elle avait accoutumé de le faire et écrivit :


« 25 avril 1829.

« Aujourd’hui il m’est arrivé, de la part de Pauline de Rouvré (madame Milleret), un de ses frères qui se trouve en garnison à Limoges. C’est un jeune homme de bonnes façons, mais d’ailleurs assez impertinent. Mon mari l’a invité à venir chasser avec lui, mardi. Je prévois qu’il sera assez souvent notre commensal ; M. de Mauguet s’engouera de lui par le besoin qu’il a de trouver une société. »


Comment sa conscience ne lui cria-t-elle pas : — Tu n’es pas de bonne foi avec toi-même : prends garde !

Le mardi suivant, elle passa toute la matinée à essayer ses robes. Laquelle était la plus convenable ? Fallait-il recevoir M. de Rouvré en toilette négligée, comme on reçoit un ami de la maison ; ou en toilette de cérémonie, comme on reçoit un invité extraordinaire ? Elle mit d’abord une robe de taffetas changeant et se trouva vieillie ; puis une robe d’organdi blanc et craignit de paraître trop élégante ; — aux yeux de M. de Rouvré ? — non : mais à ceux de sa tante et de son mari.

Enfin, elle se décida pour une redingote de guingamp rose qui lui dessinait admirablement la taille, et pour une collerette et des manchettes plissées qui donnaient à toute sa personne un grand air de jeunesse et de simplicité.

Le vicomte et son nouvel ami s’étaient rencontrés dès le matin au carrefour de la grande route et du chemin vicinal. Ils chassèrent au lapin, la seule chasse permise en cette saison ; puis, comme il faisait beau temps, ils prolongèrent leur promenade à travers les bois et les champs de Mauguet. Le vicomte montrait à Emmanuel ses plus belles prairies, et lui expliquait les vastes travaux entrepris et menés à fin par sa tante. Tout en causant et en marchant, ils s’éloignèrent du château, et quand la cloche du dîner sonna, ils ne répondirent pas à l’appel.

Pourquoi donc Marguerite quitta-t-elle son ouvrage avec impatience ? pourquoi, après avoir rajusté devant une glace les boucles de ses cheveux, se promena-t-elle dans le salon comme si elle n’avait pu tenir en place ? puis s’arrêta-t-elle aux fenêtres pour regarder dans la campagne ? Quelle inquiétude étrange la possédait ?

Était-ce la préoccupation jalouse d’une maîtresse de maison scrupuleuse à propos d’exactitude, et mise hors d’elle-même par le moindre dérangement aux habitudes établies ? — Mais la vicomtesse s’occupait peu de ces détails, et souvent l’appel de la cloche la surprenait elle-même en un lieu éloigné ; ce ne pouvait être non plus la crainte que sa tante ne s’offensât d’un moment de retard, car mademoiselle de Mauguet était la patience même.

— Peut-être qu’il n’est pas venu, dit-elle tout à coup, à demi-voix et comme pour répondre à ses propres pensées.

— Qui ? le frère de votre amie ? demanda Jeanne en pliant le journal qu’elle lisait et en levant les yeux vers sa nièce en manière d’interrogation.

— Oui… M. de Rouvré, répondit Marguerite qui devint rouge.

— Et pourquoi cela ?… S’il n’avait pas pu venir ce matin, au rendez-vous de Charles, il l’eût probablement envoyé avertir hier ; d’ailleurs, qu’importe ?

Qu’importe ?… Ainsi, voilà tout ce qu’en pensait Jeanne… Oui, en effet, qu’importait que le lieutenant vint ou ne vînt pas ? C’est ce que se demanda Marguerite tout en battant fiévreusement la mesure du bout de ses doigts sur les vitres du salon.

— Mais, dit-elle, après une nouvelle attente de dix minutes qui lui compta bien pour une heure, comment se fait-il que M. de Mauguet, ordinairement si exact, soit en retard d’une demi-heure ?…

— Ils se seront acharnés à la poursuite de quelque gibier qui les aura menés loin. Faites sonner un quatrième coup.

La conversation tomba encore entre les deux femmes. Mademoiselle de Mauguet avait repris sa lecture.

La vicomtesse sortit et alla elle-même secouer la cloche à toute volée ; puis elle fit quelques tours sur la terrasse et rentra en murmurant :

— Voilà deux heures qui sonnent. Il n’y a pas de raison pour qu’ils arrivent aujourd’hui !

— Avez-vous faim, Marguerite ? dit vivement Jeanne, comme frappée d’une idée subite. Mais nous pouvons fort bien nous mettre à table !

Aveuglement étrange des gens qui ont passé l’heure de l’amour ! Et pourtant, Jeanne aussi avait connu ces moments d’inexplicable angoisse, pendant lesquels la vie semble suspendue. Elle avait éprouvé ces obsessions singulières qui précèdent l’envahissement de la passion. Mais les froides années de l’âge mûr, en se succédant, formaient comme des couches d’oubli sur ce passé brûlant. Quand on n’a pas encore aimé ou que l’on n’aime plus, l’amour semble une folie. On ne le comprend plus, on n’en devine plus les prémices, on ne peut plus y croire.

Le vicomte et l’officier arrivèrent enfin bottés et crottés comme de vrais chasseurs, s’excusant fort de leur retard, et proclamant un vigoureux appétit.

M. de Rouvré présenta son gibier à la vicomtesse en la priant de vouloir bien être indulgente pour l’habit de combat en faveur de la victoire. Il avait d’ailleurs le plus élégant des déshabillés de chasse, et Marguerite ne put s’empêcher de le trouver beaucoup mieux ainsi qu’en tenue de visite. Le costume moderne des hommes est si disgracieux, qu’il gagne toujours aux modifications qui lui donnent un peu de pittoresque.

Marguerite mangea peu, malgré son impatience de tout à l’heure ; mais elle parla beaucoup, contre son ordinaire. On eût dit qu’elle s’était fait un rôle, ou bien qu’elle cherchait à s’étourdir.

Après le dîner, on alla se promener au bord de l’étang et sous les arbres qui avaient remplacé l’ancienne haute futaie, si courageusement abattue par Jeanne vingt-cinq ans auparavant ; les arbres étaient déjà grands et formaient un bois aménagé en manière de parc autour du manoir ; çà et là, d’anciens chênes, respectés par la cognée comme des témoins du passé, allongeaient leurs ombres sur de jeunes ormeaux qui semblaient figurer la génération à venir. Nulle clôture ne séparait ce bois de la campagne, car le château avait toujours paru suffisamment protégé par les deux étangs qui l’entouraient. Il y avait dans tout cet ensemble à la fois simple et grand je ne sais quoi de poétique qui plaisait plus encore au second regard qu’au premier ; il semblait que dans ce milieu la vie devait s’écouler paisible et recueillie.

Emmanuel en fit la réflexion : Jeanne répondit en souriant qu’il n’était point de lieu au monde où l’homme trouvât la paix parfaite et le bonheur sans nuages, et le vicomte s’écria :

— En vérité ! la paix du cœur est quelquefois bien ennuyeuse ! Ne faites pas d’homélies là-dessus, monsieur de Rouvré, car cela me donnerait envie de perdre un peu de vue mes vieilles tours pour aller chercher ailleurs, comme l’enfant prodigue, les orages qui animent la vie.

La vicomtesse jeta sur son mari un singulier regard où luttaient l’étonnement et le mépris ; et puis, elle se dit qu’elle n’avait pas besoin, elle, de courir au-devant des terribles agitations du cœur ; et pensa aux poëmes de passion et de douleur que pourraient raconter ces murailles, tapissées de jasmins et de roses, si elles avaient une voix.

Jeanne ne s’émut pas du cri de révolte de son neveu, car elle connaissait de longue date la portée de ces boutades qui étaient plutôt un jeu d’esprit que toute autre chose. D’ailleurs, elle tenait le jeune Pierre par la main et lui expliquait, en lui montrant les nouvelles pousses des arbres, le phénomène de la végétation printanière.

— Et voilà comment l’homme aspire toujours à ce qu’il n’a pas, reprit l’officier. Le bonheur même ne saurait le satisfaire dès qu’il est exempt de péripéties. On dirait que les émotions sont la nourriture de l’âme, et que dès qu’elles s’apaisent, l’inanition commence. La lutte, c’est la vie après tout ! il ne faut peut-être pas être trop heureux…

— C’est ce qui m’aura perdu ! interrompit le vicomte.

— Je crois, dit Jeanne, qu’il faut en toutes choses se soumettre à la Providence et adorer ses décrets. Il y a des créatures taillées pour la lutte. Il y en a d’autres qui doivent, en naissant, trouver leur existence toute préparée. Dieu nous donne à chacun le fardeau selon nos forces, Ne souhaitons jamais d’avoir à combattre… car, tel qui se croit fort succomberait peut-être au premier choc, ou crierait merci à la première angoisse.

— Mais comment peut-on connaître sa force ou sa faiblesse ? demanda Marguerite.

— À la mesure de sa résignation, répondit Jeanne.

— Et si l’on ne peut pas se résigner ? allait s’écrier Marguerite ; mais elle retint cette exclamation imprudente au bord de ses lèvres. Et, comme la conversation avait atteint des régions trop hautes, elle tomba tout à coup : un silence plein de méditation régna pendant quelques minutes. Ce fut le vicomte qui le rompit en attirant l’attention de son hôte sur quelques accidents du paysage.

À la nuit tombante, le curé et le docteur, qui avaient été spécialement conviés, arrivèrent ; on regagna le château et l’on s’installa au salon. Après les présentations, la causerie devint générale. On parla, comme il est d’usage dans les circonstances analogues, de mille choses fort indifférentes en elles-mêmes. Le lieutenant vanta la beauté du pays ; le docteur et le curé dirent des choses obligeantes à l’officier à propos des guerres d’Espagne et de Morée.

Ce fut l’occasion pour Emmanuel de faire preuve d’érudition et de goût. Il s’étendit peu sur les opérations militaires et ne se mit jamais en scène ; mais il se montra antiquaire et poète. Il dépeignit avec éloquence la beauté des sites, la grandeur sauvage du caractère espagnol, la férocité des Turcs, les vestiges grandioses de l’antiquité grecque, les traces encore vivantes du règne des Mores à Cordoue, à Murcie, à Grenade. Grâce à certaines missions spéciales qui lui étaient échues, il avait pu parcourir l’Espagne et la Grèce plus en touriste qu’en soldat.

Le vicomte, vivement intéressé, eut des reparties heureuses et provoqua son hôte à de nouvelles descriptions. L’abbé Aubert mêla quelques considérations de haute politique sur les causes de la guerre d’Espagne, à la causerie pittoresque du jeune lieutenant. Jeanne fit remarquer le rôle différent qu’avait joué la France en Espagne et en Grèce. Elle jugeait défavorablement cette dernière expédition et ne pouvait s’empêcher de la comparer à la guerre d’Amérique, d’où nous revinrent tant de ferments démocratiques. — La France, dit-elle, joue un jeu dangereux pour elle en portant la liberté chez les autres nations… J’ai peur qu’elle n’ait encore lieu de s’en repentir…

— Peut-être, mademoiselle, reprit Emmanuel, est-ce son rôle nécessaire ; peut-être ne peut-elle pas échapper à cette mission de gloire et de dévouement.

— Il semble, en effet, dit le docteur, lorsque la France prête l’appui de ses armes au parti de l’autorité, qu’elle marche à l’encontre de sa destinée…

— Beaux principes, en vérité ! s’écria Charles de Mauguet. Est-ce vous que j’entends, monsieur Margerie ? La France doit bel et bien ranger à leur devoir les peuples qui se mutinent, et n’a que faire d’aller propager les doctrines révolutionnaires… mais il s’agissait, en Grèce, de défendre la civilisation contre la barbarie et la croix contre le croissant. Ce sont les descendants de Miltiade et de Thémistocle que nous avons secourus… c’est la patrie de Périclès que nous avons délivrée…

— Et c’est Byron qui a poussé le cri de guerre, interrompit l’abbé Aubert. Ô les poëtes !…

Marguerite écoutait avidement cette conversation animée qui transformait tout à coup le tranquille intérieur de Mauguet. C’est ainsi que dans les sociétés peu nombreuses et trop homogènes, où une longue habitude a peu à peu émoussé les esprits, l’introduction d’un élément étranger rappelle soudain la vie. Ce soir-là, on ne songea pas à ouvrir la table de jeu, et depuis bien longtemps pareille fortune n’était survenue. La causerie se maintint donc générale et chacun y prit part selon ses moyens et ses opinions. La vicomtesse seule garda le silence, comme si elle avait écouté en elle-même des paroles bien autrement intéressantes que celles qui se disaient tout haut. Seulement, à la fin de la soirée elle dit à Emmanuel :

— Ainsi, monsieur, vous avez fait les campagnes d’Espagne et de Grèce, vous avez vu les plus beaux pays du monde, pris part aux grandes luttes des peuples et des idées… tout cela depuis dix ans ! Alors j’étais déjà une jeune fille, une femme, et vous n’étiez qu’un enfant ; aujourd’hui, que suis-je auprès de vous ? Qu’ai-je fait pour marquer mon passage sur la terre ? dix aunes de tapisserie !… Ah ! les hommes sont bien heureux !

— Et pourtant, madame, une seule chose leur fait sentir le bonheur : la tendresse d’une femme.

Cette réponse fut faite presque dans l’oreille de Marguerite, à demi-voix, d’un ton bref et avec un accent qui la fit tressaillir. Elle n’osa pas dire un mot et ne leva plus les yeux de dessus son ouvrage.

Rentrée dans sa chambre, elle écrivit à la date du 30 avril :

« … Décidément c’est un homme dangereux que cet Emmanuel de Rouvré. Il a un ton de supériorité et d’impertinence tout à fait insupportable. On ne peut nier toutefois qu’il ne soit instruit, qu’il ne pense bien, et ne sache dire éloquemment ce qu’il pense ; mais les comédiens aussi sont de beaux parleurs… Il est élégant — comme tous les Parisiens !… Il a une beauté fière et noble, un regard scrutateur et passionné qui traverse l’âme… Mais que d’audace ! Est-ce une déclaration d’amour qu’il a osé me faire tout à l’heure en présence de mon mari ? Cette phrase qu’il m’a lancée à l’improviste m’est entrée dans le cœur comme un trait rapide et acéré… Il avait l’air, en même temps, de mettre à mes pieds tout son passé brillant, toute sa gloire, comme ce chevalier qui jetait son manteau brodé aux pieds de la reine Élisabeth, et de me dire avec orgueil : « Madame, soyez digne qu’on ait fait tout cela pour vous ! »

« Comédie sans doute ! À combien d’autres a-t-il parlé ainsi ? mieux peut-être !… car, enfin, moi je ne suis qu’une provinciale novice et candide que l’on peut aisément fasciner…

« Il faudrait pourtant lui faire perdre cette idée et lui montrer que je ne suis plus une pensionnaire ; lorsqu’il n’est pas là, je sens bien que je pourrais lui tenir tête et le maîtriser peut-être ; mais sa présence me trouble, et il a une façon de me regarder qui m’interdit et me déconcerte. Voilà ce que c’est, aussi, que de vivre confinée à la campagne : on devient ridiculement timide !

« Après tout, cependant, il ne serait pas facile de lui répondre ! car si j’ai l’air de le comprendre, il peut, d’un regard froid ou d’un salut hautain, me faire sentir que je m’alarme à tort ; si je semble, au contraire, ne pas deviner le sens de ses paroles, il peut devenir plus hardi…

« Au reste, je m’occupe beaucoup trop de ce jeune militaire qui changera de garnison dans deux ou trois mois.

« Profitons de sa société, puisqu’elle est agréable, et ne lui laissons pas croire qu’il pourrait dire comme César : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ! »