Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 180-220).


III

Ce jour-là elle était seule au salon, tandis que le vicomte courait le pays à cheval, et que Jeanne surveillait ses travailleurs. Il faisait un temps pluvieux et froid, malgré le mois de mai. Deux tisons achevaient de brûler au fond de l’âtre ; elle travaillait à son éternelle tapisserie, en face de ce triste foyer ; et, de temps en temps, abandonnait son aiguille pour prendre un livre à côté d’elle. C’était le Faust qu’elle lisait pour la première fois. Mais, soit que le commencement n’eût pas assez surexcité son intérêt, soit que son esprit fût loin de sa lecture comme de son ouvrage, elle le continuait aussi distraitement que sa tapisserie.

Elle semblait vivre ailleurs que dans ce milieu. On eût dit qu’elle était à la fois inquiète et ennuyée, comme si elle eût vaguement attendu quelque chose d’inconnu.

Tout à coup ses yeux sans regards se fixèrent sur son livre ; elle relut deux fois la même page, et celle de ses mains qui tenait le livre trembla légèrement :

« Marguerite, seule à son rouet.

« Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !…

« Quand je ne le vois pas, c’est la tombe ; le monde entier se voile de deuil !

« Ma pauvre tête se brise ; mon pauvre esprit s’anéantit !

« Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !…

« Je suis tout le jour à la fenêtre, ou devant la maison, pour l’apercevoir de plus loin, ou pour voler à sa rencontre !… »

Elle repoussa du pied son métier à tapisserie, la rougeur lui monta au front, et une larme glissa sur sa joue.

— En suis-je donc là ? se dit-elle à demi-voix, avec un accent de colère et de douleur.

Elle demeura les yeux fixes, les bras pendants. Le tic tac monotone du balancier de la pendule, le pétillement éloigné de quelques étincelles, le bruit de la pluie sur les vitres, troublaient seuls le silence et semblaient le rendre plus sensible.

Enfin, un pas se fit entendre dans la salle à manger ; les chiens avaient grondé ; quelqu’un arrivait du dehors. La vicomtesse prêta l’oreille, mais aussitôt un nuage de contrariété passa sur son front. Sa longue habitude de la vie retirée et de l’observation lui avait appris à discerner immédiatement la démarche de tous ses commensaux. Avant que le bouton de la porte n’eût tourné dans la serrure, elle s’était dit : — Ce n’est pas lui… Ce n’est pas mon mari… Ce n’est pas ma tante… ni Pierre… C’est monsieur le curé. Quel ennui !

L’abbé Aubert, en effet, essuyait son chapeau avec son mouchoir, secouait sa soutane et sa ceinture, et s’approchait de la cheminée.

— Bonjour, madame la vicomtesse, dit-il ; vous voilà donc seule ! Et que faites-vous là, devant ce triste feu et par ce temps sombre ? Vous ne pouvez pas coudre ?…

Il chercha un siége, vit le livre, et reprit :

— Vous lisiez ?… comme toujours !

— Est-ce un reproche ? demanda-t-elle.

— Je ne vous reproche pas d’aimer la lecture, mais je vous reproche de vous complaire à certaines lectures.

— Ah ! les romans, n’est-ce pas ? reprit la vicomtesse avec un demi sourire. Vous direz bientôt, d’après d paradoxal Rousseau, qu’une femme qui a lu un roman est une femme perdue !

— Quelquefois, madame.

— Ah !

— Un mauvais roman est une bien dangereuse chose pour certaines imaginations.

— Appelez-vous ceci un roman, et un mauvais roman ? dit-elle en lui tendant Faust.

— Non, madame, ceci est un poëme, un poëme chrétien, comme la divine épopée du Dante.

Par malheur, Marguerite, en lui montrant le livre, n’avait pas pris garde à la page sur laquelle il était resté ouvert. Une larme, une larme accusatrice marquait cette page. Le curé la vit, parcourut le passage, et dit à la vicomtesse en la regardant en face :

— Mais pourquoi avez-vous pleuré ?

Elle rougit et ne put contenir un mouvement d’impatience ; puis elle reprit :

— Je vous dirai cela plus tard… en confession.

L’abbé comprit à cette réponse, et à l’accent dont elle était faite, que la vicomtesse lui imposait silence. Il se tut, étouffa un soupir, et feuilleta le livre en manière de contenance.

La nuit tombait, Marguerite sonna pour demander une lampe ; puis elle prit sa tapisserie et recommença de manœuvrer son aiguille avec toute l’agilité de ses doigts.

Jeanne rentra la première ; elle tendit affectueusement la main au curé, lui fit les questions d’usage et reprit avec lui cette conversation demi-affable, demi-banale qui recommençait tous les jours depuis tant d’années. Quelle que soit, d’ailleurs, la fécondité des intelligences et la richesse des cœurs, il faut toujours en venir, avec le temps, aux phrases stéréotypées sur le soleil et la pluie, la santé générale ou particulière, les nouvelles du jour, etc. Seulement l’accent avec lequel ces questions et ces réponses sont modulées, décèle les vrais sentiments des âmes. Le « comment vous portez-vous ? » peut se traduire de tant de manières ! Il veut dire parfois : « Soyez malade ou en santé ; au fond, je m’en soucie comme des neiges d’antan. » Il veut dire aussi : « Mon brave ami, je vous aime bien ; je souhaite que vous guérissiez du rhume ou de la sciatique, et même, en cas de besoin, j’irais vous soigner. »

Et certes, c’était ainsi qu’il fallait interpréter ces vulgaires paroles, dans la bouche de Jeanne et dans celle de l’abbé Aubert.

Un second pas d’homme frappa le parquet de la salle à manger. Cette fois Marguerite ne leva même pas la tête. Elle connaissait assez ce piétinement inégal et empressé ; ce piétinement agaçant, qui semblait tant parler pour dire si peu de choses. Le vicomte entra.

— Bonsoir curé. Bonsoir ma tante. Marguerite, tenez, voici votre soie bleue, plus un étui de vermeil qui complétera votre nécessaire,

— Ah ! vous venez de Limoges ?

Puis, par un second mouvement, elle tendit la main et ajouta : — Je vous remercie d’avoir songé à moi. Cet étui est tout à fait de bon goût.

— Oui, dit le vicomte, répondant à la première question, M. de Rouvré m’avait engagé à déjeuner, nous avons passé la journée ensemble ; et tenez, Marguerite, il ne faut pas que je m’approprie le compliment que vous venez de faire au sujet de cet étui, car c’est Rouvré qui l’a choisi.

— Ah !… Marguerite d’une voix qu’elle voulait rendre indifférente, mais où perçait un léger tremblement.

— Un charmant garçon d’ailleurs, que cet Emmanuel de Rouvré !

— Oui, dit Jeanne, il a de l’esprit, des connaissances ; il s’exprime bien, et je lui crois un estimable caractère.

— Si j’osais, ma tante, je dirais que vous venez de juger M. de Rouvré à la française, reprit Marguerite avec un sourire contraint. Vous avez cité d’abord l’esprit de M. de Rouvré, puis sa conversation ; enfin, vous ne vous êtes occupée de son caractère qu’en dernier lieu.

— Mais c’est toujours ainsi qu’il faut juger les gens, quand on en veut seulement faire une société passagère, dit le vicomte. Au fait, pour ce qui est de ses qualités sérieuses, ma chère Marguerite, nous nous en rapportons à vous, qui le connaissez de longtemps.

— Oh ! si peu !…

— Vous ferez donc plus ample connaissance, car je l’ai invité à diner pour demain.

— Au fond, reprit mademoiselle de Mauguet, je ne crois pas que vous en soyez fâchée, Marguerite, car il vous rappelle Paris et vos compagnes ; puis, vous qui aimez à vivre en imagination, vous devez écouter avec un vif intérêt ses descriptions des beaux pays chantés par les poëtes…

— Je crois que M. de Rouvré sera en effet d’une société fort agréable pour Charles, qui doit quelquefois souhaiter un peu plus d’animation dans notre intérieur, dit la vicomtesse en reprenant son travail.

L’abbé continuait de feuilleter son livre et semblait ne point prendre garde à la conversation. Mais à ces dernières paroles, soit hasard, soit intention, il regarda Marguerite. Elle rougit devant ce regard comme si elle se fût trouvée en face de sa conscience.

On eût dit d’ailleurs, à voir la contenance froide et indifférente de cette pauvre âme en peine, qu’elle attendait d’être seule, même pour penser sincèrement. Tandis que son mari préparait la table de jeu, elle reprit l’étui qu’elle avait d’abord posé négligemment sur sa corbeille à laine, et le contempla d’un œil devenu attentif ; il se trouva, en effet, que les ciselures en étaient jolies ; elle les fit miroiter à la lumière, puis machinalement elle l’ouvrit. Par bonheur personne ne la voyait en ce moment, car elle devint très-pâle, le referma vite et le mit dans sa poche… Il lui avait semblé voir au fond de l’étui un billet roulé…

Tout le temps que dura la partie de whist, Marguerite fut d’une distraction impossible à dissimuler. Elle se disait en vain : « C’est un morceau de papier Joseph placé par le marchand pour conserver le brillant de l’or ; ce ne peut pas être autre chose… » Elle ne parvenait point à dominer les trépidations d’impatience qui la secouaient, ni à empêcher ses yeux de se tourner à chaque instant vers la pendule pour regarder marcher les aiguilles.

Enfin, elle sonna l’heure de la retraite !… Que le curé fut long à faire ses adieux ! à mettre son manteau, à allumer sa lanterne ! que mademoiselle de Mauguet fit durer de temps le souper et la prière du soir ! que de détails oiseux, de paroles importunes, avant que Marguerite ait pu glisser dans sa gâche ce précieux verrou qui la défendait de toute surprise, la protégeait contre toute incursion, comme un droit d’asile, et séparait, pour elle, la terre de servitude de celle de la liberté !

— Non, se disait-elle, c’est impossible !… je deviens folle… il n’oserait… ainsi… déjà… dans cet étui… par la main même de mon mari…

Si pourtant, c’était un billet !… un billet laconique et terriblement explicite en même temps. Il ne contenait que trois mots et la signature :

« Je vous aime.

{{droite|« Emmanuel de Rouvré. »

Marguerite tomba sur un fauteuil ; sa première pensée fut : « C’est donc vrai ?… Je suis donc aimée… »

La seconde : « Que d’audace !… mais c’est un jeu à causer mort d’homme !… »

Elle se prit ensuite à réfléchir : « Que dois-je faire ? se demanda-t-elle ; évidemment, il faut que je châtie tant d’impertinence… Oser m’écrire ainsi après cinq ou six visites !… mais comment m’y prendre ?…

« Je ne puis le chasser ouvertement… ma tante et mon mari s’étonneraient et m’interrogeraient… Si je saisissais l’occasion de lui parler un moment en particulier, pour m’expliquer avec lui ?… Les explications sont dangereuses !… et il a le don de m’embarrasser !… Au fait, je n’ai qu’une chose à lui dire : « Monsieur, je vous prie de ne plus revenir dans la maison de mon mari. Oui ! mais s’il ne revenait plus en effet ?… »

La malheureuse relut le billet et le regarda un moment avec des yeux hagards et fascinés ; puis elle reprit le cours de ses pensées.

« Si je le lui renvoyais simplement sous enveloppe, par la poste… Mais il ne le recevrait pas à temps, puisqu’il doit venir demain ; la poste ne part qu’à midi. D’ailleurs, si je donne ma lettre à porter à un domestique, ma tante ou mon mari peuvent le rencontrer, la lui voir à la main… que sais-je ? À moins que je ne lui recommande de la cacher ?… Oh ! non !… Je pourrais aller moi-même jusqu’à Saint-Jouvent dès le matin, entrer chez Jean Vandier notre métayer, et dire au petit François son fils de monter à cheval et de courir à Limoges porter ma lettre sans rien dire… Ce jeu me répugne… mais pour une fois…

« J’ajouterais un mot, comme par exemple : « Monsieur, vous avez sans doute confondu l’étui que m’apportait mon mari avec un semblable, que vous destiniez à quelque grisette. Je vous renvoie ce que vous y avez mis par mégarde. »

« Oui ! c’est cela ! Je suis bien plus sûre de moi en écrivant, qu’en parlant. Il comprendra et je serai débarrassée de ses attaques.

« Après tout, ma supposition est peut-être vraie !… Monsieur de Mauguet et lui ont pu acheter deux étuis pareils, et lui, glisser dans l’un ce qui devait aller dans l’autre… »

À cette idée son front se rembrunit, son cœur se serra.

Cependant de nouvelles réflexions la déterminèrent ; elle écrivit son billet, replia celui d’Emmanuel de Rouvré, non sans avoir relu plusieurs fois les trois mots qui lui semblaient tracés en lettres de feu ; puis elle cacheta le tout ; mais, au moment de mettre la suscription, elle s’arrêta tout à coup en disant : « Je ne sais pas son adresse ! »

Force lui fut donc de renoncer au parti qu’elle avait pris et d’en chercher un autre. Garder la lettre et la lui glisser ?… C’était avoir l’air de connaître ces jeux de l’amour coupable ; c’était pactiser un instant avec M. de Rouvré dans une même tromperie ; c’était surtout lui laisser croire, une minute ou une heure, selon le temps qu’il mettrait à ouvrir le billet, qu’elle répondait à sa déclaration et à son insolent amour…

Jeter au feu ce fatal billet et la réponse qu’elle avait écrite, et faire semblant le lendemain de n’avoir rien reçu ? garder une contenance calme et glacée en même temps ? Ceci valait mieux, mais il faudrait éviter les paroles et les regards imprudents et prendre bien garde à ne se point trahir…

Elle s’en tint à cette dernière résolution.

En conséquence, elle tortilla sa lettre et la présenta devant la flamme de la lampe. Au moment où le papier s’allumait, elle s’arrêta et retira le billet de l’officier. « Je pourrai aussi bien le brûler demain, » pensa-t-elle.

Au fond, elle ne se sentait pas le courage d’anéantir ce papier magique : sa première lettre d’amour !

C’était une faible créature, après tout, que la vicomtesse Marguerite de Mauguet ; et il y avait loin de sa nature impressionnable et irrésolue au caractère noble et puissant de Jeanne. L’une allait toujours droit et ferme dans la voie de sa conscience ; l’autre s’arrêtait à tous les chemins de traverse. Elle voulait et ne voulait pas, elle tremblait et osait, cherchait l’amour et craignait de le trouver.

Peut-être fallait-il s’en prendre au temps où elle était née ; temps d’incertitude religieuse et morale. La bonne volonté ne lui manquait pas, non plus que le dévouement, car le dévouement c’est le fond du cœur de la femme. Ce qui lui manquait c’était la grandeur, c’était l’énergie. C’étaient, en un mot, les qualités fortes qui font les caractères d’exception.

Elle eut la fièvre toute la nuit, et le lendemain matin elle se leva plus indécise qu’elle ne s’était couchée la veille. Elle pensait à se dire malade et à ne pas quitter la chambre ; cependant elle s’habilla longuement et avec une recherche à la fois discrète et étudiée.

Quand l’heure de l’arrivée d’Emmanuel fut venue, elle sentit au cœur des trépidations si violentes qu’il lui fallut avoir recours à l’agitation physique pour les vaincre. Ce jour-là elle fit bien une lieue à pied dans la campagne ; et lorsqu’elle rentra, appelée par la cloche du dîner, elle souhaitait secrètement qu’une indisposition, un ordre de service, ou n’importe quelle cause, eût empêché l’officier de venir.

Il vint cependant et elle demeura stupéfaite lorsqu’il la salua d’un air tranquille comme si rien, depuis sa dernière visite, n’avait dû changer leur position vis-à-vis l’un de l’autre. Cette dissimulation l’indignait, mais la frappait d’admiration et d’une sorte de crainte. Elle le trouvait fort, et, comme toutes les natures faibles, elle s’éprenait de la force, quand bien même cette force lui semblait insolente. C’est parce qu’elle frémissait du danger que le danger l’attirait.

Toute cette après-midi elle vécut comme en état de somnambulisme ; tremblante sous le regard calme d’Emmanuel qui lui semblait une bravade ou un abîme. Elle allait, venait, mangeait, jouait et parlait automatiquement et sans quitter cette pensée : « Dois-je le châtier de son billet comme d’une sanglante injure ? dois-je considérer cette mine indifférente comme une preuve de discrétion chevaleresque ? »

Elle s’appliquait à une seule chose : c’était à ne point se trouver assez près de lui pour rendre possible le plus court aparté. Mais, chose étrange, il semblait en prendre autant de soin qu’elle.

La soirée se passa donc sans qu’un mot ni un regard aient servi d’explication, d’aggravation, ou de commentaire au billet de la veille.

D’abord Marguerite s’en félicita, pensant que la situation ne s’était pas empirée. Comme si sa contenance, interdite et stupéfiée, n’avait pas fait faire au mal un pas immense ! Ensuite, elle en devint inquiète ; cette idée qui lui avait traversé l’esprit la veille au soir l’obséda : « Si ce billet en effet devait être pour une autre ? Si elle était le jouet d’une erreur, la victime d’une méprise ? »

L’indifférence apparente de l’officier donnait alors à cette conjecture une vraie probabilité ; tout à coup Marguerite se sentit mordue par une jalousie insensée.

« Oui ! c’est cela ! plus de doute ! » se dit-elle. En même temps, il se déchira comme un voile de devant sa conscience, elle vit clair dans son cœur, et ne put empêcher ses lèvres de murmurer : « Je suis perdue !… »

Ce fut pendant la prière, et tandis que Jeanne récitait un psaume, que ce terrible éclair illumina l’esprit de la vicomtesse. Aussitôt elle perdit même cet instinct machinal qui la guidait dans les actes extérieurs de la vie ; les versets et les répons s’embrouillèrent dans sa mémoire. Elle balbutia des phrases sans suite, et finit par rester court.

Mademoiselle de Mauguet acheva seule la prière sans plus s’inquiéter du trouble de sa nièce. Seulement, au moment où chacun gagnait sa chambre, et après le bonsoir d’usage, elle lui dit : — Êtes-vous malade, Marguerite ? Vous paraissiez fatiguée ce soir ?

— J’ai marché toute la matinée, j’ai lu, j’ai écouté la conversation de M. de Rouvré et de mon mari… Tout cela m’a mis comme un moulin dans la tête. Pardon, ma tante.

— Allons, dormez bien ! reprit la douairière, en refermant sa porte. La maladie n’est pas dangereuse.

Pas dangereuse !… Ainsi Jeanne toute à son œuvre et à son but s’aveuglait à ce point sur l’état du cœur de sa nièce !… Un précipice béant était ouvert à ses côtés et elle ne le voyait pas ! Nul pressentiment, nulle voix intérieure ne venaient l’avertir ni sonner l’alarme, comme l’ange qui faisait le tour des villes maudites en criant sept fois : Malheur !…

Non ! la noble créature vivait trop loin des faiblesses humaines, elle était trop accoutumée au sacrifice et au dévouement pour prévoir les révoltes de l’égoïsme, les tentations de la solitude et de l’ennui. Et puis, candide et naïve, dans sa grandeur même, elle ne pouvait croire, chez autrui, à cette perversité native qui gît au fond de presque tous les cœurs…

Une fois seule, Marguerite se précipita sur son cahier et écrivit d’une main fiévreuse :

« Oui, le sort en est jeté : j’aime ! j’aime follement, et d’une passion sans but et sans excuse. Il s’agite en moi comme un terrible ouragan que je ne saurais plus contenir. C’est un mélange de joie insensée, d’épouvantable terreur et d’étourdissante ivresse. Il me semble qu’en ce moment si je marchais dans la campagne, ou dans les rues d’une ville, j’irais donner de la tête dans les haies ou dans les murailles, comme les gens pris de vin… Jadis, j’ai souhaité dans mes dévorantes rêveries de ressentir l’amour. Aujourd’hui je suis prise, au seuil de cette nouvelle vie, d’une indicible angoisse… pourtant je ne voudrais pas retourner en arrière ; n’avoir jamais vu Emmanuel, n’avoir pas reçu ce fatal billet !… Non, au prix des années de jeunesse qui me restent !… Malheureuse créature que je suis !… Il ne m’aime pas, cependant !… Quand bien même ce billet serait pour moi, que prouverait-il ?… Que M. de Rouvré veut lier ici une affaire de cœur pour animer un peu la vie de garnison : voilà tout ! Ah ! je sens bien ma faiblesse ! je vois clair dans ma situation… C’est de sa part une intrigue comme cent autres, une distraction, une pique d’amour-propre… tandis que moi… ma vie entière s’engage dans cette funeste passion ! Inconcevable folie ! ma raison m’avertit, et cependant je cours à l’abîme. L’amour serait-il donc une sorte de maladie qui vous saisit à son heure comme la fièvre tierce ? »

Elle s’arrêta soudain et resta rêveuse devant cette pensée formulée par sa plume au hasard, puis elle se reprit à écrire.

« J’ai le vertige ; qu’importe d’où il vienne ? J’aime, je me sens vivre, mon cœur bat, mon imagination court à travers des espaces enchantés ; il me semble que je suis reine et que le monde m’appartient… Eh bien ! j’enfermerai en moi-même cette ivresse adorable et dangereuse. Il ne saura pas que je l’aime… Et alors, qu’ai-je à craindre ? »

C’est ainsi qu’au milieu de cette vie uniforme de Mauguet s’agitaient des drames mystérieux et menaçants. Chaque jour en ramenant les mêmes occupations, les mêmes habitudes régulières et placides, apportait aussi une tentation, et faisait faire un pas de plus dans la voie mauvaise. Dans cet espace de temps qui s’écoulait entre le lever, les occupations matinales de l’intérieur, le dîner en famille, l’après-dînée remplie par les visites des amis et des voisins, le souper, la partie de cartes, qu’Emmanuel de Rouvré fût venu ou non, il n’en avait pas moins avancé, le soir, dans le cœur de Marguerite.

Tantôt il frappait l’esprit par une démarche hasardée, tantôt il intéressait l’imagination par des récits séduisants ou des paroles ardentes. Tantôt il achevait de prendre le cœur en surexcitant la curiosité et la jalousie, tantôt enfin il restait tout à coup quelques jours sans venir, sans s’occuper de Marguerite en aucune façon.

Ces éclipses subites et sans raisons apparentes avançaient son triomphe plus que toute autre chose. Lorsqu’il venait assidûment, la vicomtesse, apaisée par sa présence et assurée de son amour, trouvait une certaine force de résistance ; mais lorsqu’elle ne le voyait plus, qu’elle se demandait, durant ses longues journées solitaires : « Que fait-il ? où est-il ? » alors elle perdait la tête, l’appelait de toute la force de ses désirs, et se sentait prête à lui crier un aveu.

Elle avait perdu l’appétit et le sommeil et ne vivait véritablement que durant les visites de l’officier ; le reste du temps se passait dans l’attente ou le regret. Lors donc qu’il manquait à venir, la pauvre affolée tombait dans une prostration douloureuse, et n’en sortait que pour entrer dans une inquiétude étrange que rien n’apaisait. Pourtant, elle croyait tout sauvé parce qu’elle parvenait à contenir les marques extérieures de sa passion. Rien ne changeait, en apparence, dans ses rapports avec Emmanuel ; depuis le billet qui était demeuré sans réponse, comme sans explication, nulle parole compromettante n’avait été échangée entre eux.

Marguerite évitait avec le plus grand soin toutes les occasions de tête-à-tête et d’épanchement ; et, en même temps, elle s’efforçait, par mille ruses, de retenir son amant au château ou de l’y attirer. La présence de cet amant était le seul baume qui calmât son ardente fièvre ; elle aurait donné des années de sa vie pour ajouter des minutes à cette présence adorée. Il lui semblait, quand elle le tenait dans son atmosphère, que cette situation brûlante pouvait se prolonger indéfiniment, et elle ne souhaitait pas autre chose. Mais les forces de la volonté ont une limite, lorsque la passion est déchaînée surtout. Une crise était imminente.

Maintenant quel incident grave ou léger l’amènerait ? Quel jour et quelle heure semblaient marqués par la destinée pour ce choc de deux passions ? C’est ce que nul n’aurait pu prévoir avec précision.

L’attitude de Marguerite envers Emmanuel était réservée, polie, mais indifférente et presque froide. Si on parlait de lui, en son absence, avec éloge, elle paraissait hostile plutôt que bienveillante. L’officier, au contraire, entourait la vicomtesse de petits soins marqués, comme s’il eût été son amoureux accepté, triomphant et heureux. Mademoiselle de Mauguet et le vicomte ne prenaient pas garde à ce manége, selon qu’il arrive toujours. Marguerite s’en offensait comme d’une insolente audace, et cependant y voyait le témoignage renouvelé de l’amour de M. de Rouvré.

Si l’on avait feuilleté le cahier où elle écrivait chaque soir ses impressions de la journée, on aurait pu lire à la date du 20 juillet :

« … Venu aujourd’hui à deux heures, parti à quatre. Il m’a apporté un bouquet de trois roses rares qu’il m’a mis dans la main, sans me prier de l’accepter ; tout à fait comme s’il avait eu le droit et le devoir de se montrer galant à mon égard. Comment mon mari ne se choque-t-il pas de ces manières ?… Pour moi je tremblais qu’il n’y eût encore un billet ; mais non !…

Et à la date du 25 :

« … Personne aujourd’hui… Personne hier. Pourquoi ne vient-il pas ?… l’aurais-je blessé ?… sans doute, c’est qu’il en aime une autre, ou plutôt, c’est qu’il avait à Limoges quelque partie montée avec d’autres officiers… Ce beau vainqueur vient soupirer ici quand il n’a rien de mieux à faire… Après tout, peut-être, ma sévérité le lasse-t-elle ; peut-être veut-il essayer de se guérir, de m’oublier !… Et puis, si ce jeune homme est honnête, il doit se faire un scrupule de conscience de séduire une mère de famille,… l’amie de sa sœur… et la femme de son ami… Grand Dieu ! c’est possible, en vérité !… Mais mon mari est-il son ami dans toute l’acception du mot ? Non, ils ont ensemble cette liaison banale qui est comme une assurance mutuelle contre l’ennui, et voilà tout ! Au demeurant, M. de Rouvré n’est jamais venu que dans l’intention de me faire la cour. Pourquoi mon mari ne s’en aperçoit-il pas et me porte-t-il ses billets ?… Moi, je n’ai pas à me reprocher d’avoir encouragé ses visites… ni de l’avoir prôné, attiré, invité… Cela regarde M. de Mauguet… Faut-il donc qu’on l’avertisse ?… L’avertir !… Ce serait peut-être mon devoir… mais qu’arriverait-il alors ? une explication… un duel… D’ailleurs, que pourrais-je dire ? Que j’ai reçu une déclaration écrite de M. de Rouvré ? Et si son billet n’était pas pour moi ?… Au fait, il ne m’a jamais adressé de paroles d’amour, ce jeune homme… C’est moi, moi, malheureuse, qui l’aime follement !…

« Non certes, je ne le dénoncerai pas !… Je garderai dans mon cœur ma passion insensée… Je serai heureuse de le voir tous les jours… Oui !… jusqu’à ce qu’un ordre du ministre change de garnison le régiment d’Emmanuel !… Alors il quittera le pays tranquillement, après m’avoir offert, en cérémonie, un coffret de bois des îles comme souvenir !… Oh ! pauvre créature que je suis ! »

Quelques larmes marquaient cette page. Sur l’autre feuillet, daté du 26, l’écriture était tremblée :

« … Pas venu encore !… Que les journées sont longues !… Allons ! il aime ailleurs… M. de Mauguet a dit : « Rouvré nous néglige… sans doute il trouve à Limoges des distractions plus puissantes. » Pourquoi donc ne vais-je pas à Limoges ? Je saurais peut-être ce que fait Emmanuel ?… À quoi bon ?… Pourtant si j’étais sûre qu’il fût amoureux d’une autre, je ne pourrais pas continuer de l’aimer… Je recouvrerais ma tranquillité… Hélas ! la tranquillité des morts dans leurs cercueils…

« Il y a des moments où je me demande si ces disparitions subites ne sont pas profondément calculées ; si M. de Rouvré, en roué habile, ne s’en fait pas un moyen de surexciter ma curiosité, ma jalousie ou mon orgueil. Il pense peut-être que j’en viendrai à faire quelques efforts pour le retenir et jusqu’à des avances… »

Le lendemain 27, elle écrivait à bout de forces :

« Encore un jour de mortelle attente… d’inexprimables angoisses !… Pourquoi ne vient-il pas ?… Que veut-il ?… Eh bien ! c’en est fait de mes résolutions et de ma vertu ! Je ne peux plus attendre… Il faut que je le voie… J’ai usé d’une adresse infâme pour envoyer demain mon mari à Limoges le chercher… Viendra-t-il ?…

« S’il vient, je lui laisserai voir qu’il ne m’est pas indifférent… Je lui donnerai de l’espoir… À tout prix il faut que je le retienne !… S’il ne vient pas… Après demain j’irai à Limoges… je le rencontrerai… je lui demanderai l’explication de son billet et celle de sa conduite…

« J’en suis descendue à le provoquer. Ô honte ! »

Le lendemain elle se promenait dans le château en proie à une excitation fiévreuse. Chaque bruit la faisait tressaillir ; ses regards inquiets se portaient alternativement de la porte de la cour à la pendule du salon. Elle avait calculé l’heure précise à laquelle le vicomte devait lui ramener son amant, mais en attendant même, elle ne pouvait maîtriser ses émotions. De temps en temps elle s’asseyait et prenait un livre : c’était Werther. Cette lecture dévorante s’harmoniait trop bien avec la situation de son âme. Ses doigts tremblaient tandis qu’elle tournait les pages. Elle en était à la scène du clavecin, lorsque le jeune Pierre entra brusquement et courut à elle pour lui montrer un papillon qu’il venait de prendre.

D’ordinaire, prévenu sans doute par un secret instinct qui éloigne les enfants de ceux qui ne sont pas sympathiques à leur nature bruyante et prime-sautière, Pierre n’adressait pas à sa mère de caresses spontanées, et ne la prenait guère pour témoin ou partenaire de ses jeux. Mais cette fois sa joie était trop vive pour qu’il pût la contenir, et il n’avait à sa portée ni Jeanne, ni Myon, ni même son père. C’est pourquoi il tomba sur les genoux de la vicomtesse en criant : Victoire ! Elle le repoussa d’un geste impatient :

— Va donc au jardin avec tes bêtes !… tu froisses ma robe… tu m’étouffes.

Elle venait d’entendre le galop d’un cheval… d’un seul… Les chiens n’aboyèrent pas. Elle se précipita vers la fenêtre. Le vicomte revenait sans l’officier.

Il descendit lentement de cheval, conduisit lui-même la bête à l’écurie, parla dans la cour à un palefrenier, puis s’avança tranquillement vers le château, frappant ses bottes poudreuses du bout de sa badine. Au moment où il allait entrer, tandis que le cœur de Marguerite sautait dans sa poitrine, Pierre qui sortait tout attristé du salon se jeta au-devant de lui.

— Vois donc, papa ! vois donc, papa, le beau papillon !

Monsieur de Mauguet s’arrêta. Ô supplice !… Il s’assit à la porte de la cour, sur un banc de pierre, à l’ombre d’une treille, prit l’insecte et en détailla les couleurs. Pierre, debout entre ses jambes, levait vers lui de grands yeux interrogateurs. Alors le père se mit à lui expliquer comment cette belle fleur volante avait été d’abord une laide chenille, puis, comment il était devenu chrysalide, et enfin comment, un jour, il avait brisé son enveloppe pour s’en échapper papillon. L’enfant intéressé sauta sur les genoux de son père pour mieux l’écouter. M. de Mauguet rabattit son chapeau de paille sur ses yeux pour se défendre du soleil qui donnait en face, et raconta comment se prennent les papillons avec un sac de gaze, et comment ils se piquent sur des cartons, au bout de longues épingles. Cette causerie dura longtemps avec des intermèdes de jeux et de caresses.

La vicomtesse était debout à la fenêtre et attendait. Elle eut un mouvement de rage contre son fils. Enfin, n’y tenant plus, elle sortit pour aller chercher un arrêt.

Elle arriva pâle et roide, car elle n’était pas encore rompue à ces manéges adultères, puis, sans rien dire, elle s’assit à côté de son mari et sembla prêter l’oreille au dialogue du père et du fils. Elle espérait toujours que le vicomte dirait le résultat de sa course à Limoges, sans qu’elle l’interrogeât. Mais précisément, par un fâcheux hasard, il semblait l’avoir oublié.

Elle attendit encore, n’osant pas parler la première, car au bouleversement de son cœur elle sentait que son visage allait la trahir. Enfin, après un temps qui lui sembla interminable, elle dit à son mari en détournant la tête :

— Eh bien ! Vous êtes revenu seul de Limoges ?

— Oui, répondit-il avec indifférence… Je n’ai trouvé Rouvré, ni chez lui ni au café. Il y aurait eu de l’indiscrétion à le chercher ailleurs…

Ainsi voilà quel était le résultat de ses manœuvres, et le fruit de sa première bassesse ! Un échec banal !… Non-seulement son mari ne lui ramenait pas son amant si impétueusement appelé, mais encore il ne lui rapportait qu’une inquiétude jalouse de plus !

Il n’était pas chez lui !… Où cela chez lui ?… Ah ! si elle eût osé demander son adresse ! Mais elle n’en trouva aucun moyen.

Il n’était pas au café ! À quel café ?…

« Eh ! bien ! se dit-elle, j’irai à Limoges : j’emmènerai le petit François avec moi et je l’enverrai à la caserne demander l’adresse du lieutenant Emmanuel de Rouvré. Je m’informerai aussi par ce moyen du café où il va d’ordinaire. Mais si je ne l’y trouve pas non plus ?… « Il y aurait de l’indiscrétion à le chercher ailleurs, » a dit M. de Mauguet ? Où donc ailleurs ?… Chez cette autre qu’il aime, sans doute… Oh ! je le trouverai où qu’il soit ! »

Le lendemain, dès le matin, à une heure où habituellement la vicomtesse n’était pas encore sortie de sa chambre, elle chevauchait sur le chemin de traverse pour aller gagner la grand’route de Limoges. Elle avait revêtu son amazone de drap vert, son chapeau de feutre et son voile, comme pour une promenade. Mais sous ce harnais de plaisir son cœur battait avec violence, ses oreilles bourdonnaient, ses yeux troublés ne voyaient plus devant eux. « Je me perds, » se disait-elle à chaque pas en avant que faisait son cheval. Et cependant elle marchait toujours, pressant du talon le flanc de sa monture, et l’aiguillonnant du bout de sa cravache.

Cette première démarche coupable lui révélait tout à coup l’importance et la puissance des mille usages qui enferment les femmes dans le cercle des convenances sociales, et dont elles ne peuvent enfreindre un seul sans donner prise au blâme ou au soupçon. Par exemple, elle n’y avait jamais été seule à Limoges, et jamais non plus elle n’y avait été à cheval. S’y montrer ainsi était donc déjà une inconvenance, une bravade à l’opinion. Elle ne pouvait manquer d’y être remarquée. Les moins malicieux diraient qu’elle jouait à la Diana Vernon ; les autres se demanderaient quelle cause inimaginable lui faisait ainsi courir le pays, sans domestique et sans chaperon ; pourquoi elle faisait la valeur de sept lieues à cheval, au lieu de les faire dans sa berline ? Enfin, ce qu’elle était venue faire à Limoges, pendant ce voyage rapide et mystérieux.

Elle n’avait pas atteint la grand’route que son bon sens lui démontrait comment, dès le lendemain, tout le pays saurait sa course à Limoges, et le but de cette course. « Ce sera un scandale inouï, pensa-t-elle, et je ne tomberais pas d’une plus lourde chute en quittant ouvertement mon mari, pour aller vivre avec un amant. »

Toutefois cette idée qui la fit trembler ne l’arrêta pas. Seulement, elle se dit qu’avant d’ouvrir son cœur à l’amour, une femme devrait songer à s’aplanir les voies du péché, et à débarrasser sa vie de toutes les entraves sociales qui gênent sa liberté.

Elle se résolut à ne point emmener le fils de son métayer : « Ce serait, pensa-t-elle, me donner un témoin dangereux. Il vaut bien mieux que je m’adresse, dans le faubourg, à quelque jeune garçon qui fera ma commission sans me connaître… Eh ! après tout, s’il est un dieu pour les ivrognes, pourquoi n’y en aurait-il pas un pour les amants ? Peut-être ma folie restera-t-elle ignorée…

« Mais comment l’aborderai-je, lui, Emmanuel ? Que saurais-je lui dire si je le trouve froid et interrogateur devant ma folie ? Ou bien, malheureuse ! si je le trouve auprès d’une autre ?

« Je lui dirai : « Monsieur, de quel droit êtes-vous venu détruire le repos d’une femme honnête et pure, d’une mère de famille ? car vos lèvres ont murmuré à mon oreille des paroles troublantes… car vous m’avez écrit une déclaration d’amour »…

« Et s’il allait me répondre : « Madame, je ne sais ce que vous voulez dire ?… » Je deviendrais folle ou je mourrais de honte. »

Peu à peu, cependant, les pensées de la vicomtesse prirent une teinte moins tragique. Elle se représenta Emmanuel amoureux et ravi, la remerciant mille fois, et elle, reprenant son avantage, ne se compromettant pas trop, mais enchaînant pour jamais cet amant rebelle et dominateur.

Puis elle pensa au retour, côte à côte à travers champs ; à l’enivrement de ce premier tête-à-tête…

Et, tout en se laissant aller au pas plus tranquille de son cheval, la tête penchée en avant, le menton appuyé sur la pomme de sa cravache, elle ne prenait pas garde à une ombre noire que le soleil projetait près de la sienne, sur le sable de la route.

Cette ombre avait d’abord fait diligence pour la rejoindre. Mais alors elle semblait tenir sa monture au même pas que celle de la vicomtesse et l’observer attentivement.

L’abbé Aubert, car c’était lui, cheminait en lisant son bréviaire et, de temps en temps, jetait un regard interrogateur du côté de madame de Mauguet.

Ils marchèrent ainsi pendant un quart d’heure environ ; elle toujours rêveuse, et lui, lisant des lèvres, mais à voix basse, et tournant rapidement les feuillets de son livre. Quand il eut achevé de réciter les prières et les hymnes que l’Église prescrit quotidiennement à tous ses lévites, il toussa pour tirer la belle voyageuse de sa léthargie.

Marguerite se retourna vivement et demeura pétrifiée en se trouvant en face du prêtre. Elle devint affreusement pâle, trembla, balbutia comme si elle eût été prise en flagrant délit d’amour criminel.

Cette stupéfaction de la vicomtesse effraya le curé, qui, à son tour, demeura tout interdit.

— Bonjour, madame, dit-il d’un ton embarrassé ; vous voilà de bien bonne heure loin du logis.

La colère avait succédé à l’effroi dans le cœur de Marguerite.

— Est-ce que je n’ai pas le droit de sortir quand bon me semble ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Pardon, madame, mais je croyais que, quand vous voyagiez sur les grandes routes, on avait aussi le droit de vous rencontrer.

Madame de Mauguet se mordit les lèvres en comprenant que son trouble lui avait fait dire une sottise.

— Et vous-même, monsieur le curé, vous voilà en course pastorale ?

— Non, madame, je vais à Limoges pour mes affaires, et, si vous y allez pour les vôtres, vous voyez qu’il faudra bien encore que nous suivions le même chemin.

— Moi ? qu’irais-je faire à Limoges en cet équipage, je vous prie ?…

L’instinct du mensonge, pour masquer son imprudente démarche, avait encore été plus prompt que la réflexion. Mais cette fois elle fut bien servie par son inspiration, car elle comprit immédiatement qu’elle ne pouvait plus achever son entreprise, maintenant qu’elle avait été rencontrée par le curé.

— Cela ne me regarde point, madame, répondit l’ecclésiastique. Je ne me suis jamais occupé que de vos affaires de conscience, parce que c’était mon devoir ; et j’ai même cru voir que je devais cesser de vous en parler.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que, madame, vous n’êtes point à cette heure dans la voie du salut, ni disposée à recevoir la parole divine.

— Vous jugez bien vite, monsieur le curé, riposta l’orgueilleuse femme.

— Dieu veuille que j’aie tort, madame la vicomtesse.

— C’est parce que je discute parfois vos sermons, que vous me jugez si mal ? Je suis peut-être une ouaille révoltée ; je ne suis pas encore une damnée, j’espère.

— Il n’y a pas de damnés sur la terre, madame, il n’y a que des pécheurs.

— Alors, je suis une pécheresse ?

— Madame, n’équivoquons pas sur les mots ; nous sommes tous ici-bas des pécheurs et des pécheresses. Vous, comme les autres, ni plus ni moins. C’est de là qu’il faut partir, pour établir nos prétentions et nos devoirs. Je vous reproche seulement d’oublier trop souvent ce principe, comme le font d’ailleurs tant de beaux génies contemporains. Et d’abord, permettez-moi de vous le dire : l’esprit de discussion est antipathique à l’esprit catholique. Tout se discute, voyez-vous ; alors, il n’est plus une seule vérité au monde, et le dernier mot de toutes choses est le doute et le désespoir. Vous, qui lisez volontiers les auteurs étrangers, s’il vous prenait un jour l’idée d’ouvrir les livres d’un très-profond et très-obscur philosophe appelé Kant, vous y pourriez voir une théorie des antinomies qui vous démontrerait comme quoi il y a exactement autant de bonnes raisons pour soutenir une théorie que pour la combattre ; et ces raisons ne se détruisent pas l’une l’autre. Que nous resterait-il donc en héritage ? L’incertitude !… Et n’est-ce pas le plus cruel des tourments ?…

La vicomtesse regardait l’abbé Aubert d’un œil atone. Elle semblait l’écouter et réfléchir sur ses graves paroles. Toutefois, depuis les premières phrases de son homélie, elle avait cessé d’y prendre garde pour se dire : « Après tout, c’est peut-être un bonheur que la rencontre de ce prêtre, qui me met dans l’impossibilité de faire une démarche insensée… Mais n’y aurait-il donc aucun moyen de me servir de lui pour ramener Emmanuel ?… »

Elle en était à creuser cette idée, lorsque les dernières paroles de l’abbé, qui semblaient une allusion à l’état de son cœur, lui frappèrent les oreilles et réveillèrent son attention.

— Ah ! oui, s’écria-t-elle avec véhémence, plutôt le désespoir que l’incertitude !

— Eh bien ! donc, pourquoi au lieu de croire avec la simplicité de votre cœur, doutez-vous avec l’orgueil de votre esprit ? repartit le pauvre prêtre, qui pensa soudain avoir trouvé l’occasion de ramener à Dieu sa rebelle pénitente. Est-ce que jamais nous trouverons, par la seule force de notre intelligence, la solution des grands problèmes qu’un enfant résoudrait en lisant l’Évangile ? Ne vous y trompez pas, chère madame, nous sommes à une époque de crise. Satan secoue ses chaînes au fond de l’abîme et voudrait escalader le ciel. C’est le péché des anges déchus que cette folie de certains esprits, grands d’ailleurs, qui osent interroger Dieu et lui demander compte de ses mystères. Aussi voyez où en viennent les personnalités allégoriques enfantées par leur génie : au suicide ! le crime suprême, le seul pour lequel il n’y ait point de miséricorde. Et comment pourrait-il en être autrement ? Sans la foi, je m’émerveille qu’on supporte les peines de la vie.

Madame de Mauguet, cette fois, avait écouté l’abbé Aubert, parce qu’elle voulait l’amadouer pour se servir de lui ; d’ailleurs elle trouvait un intérêt relatif aux questions brûlantes qu’il abordait.

— Je lisais hier, dit-elle, un de ces livres que vous réprouvez et qui me captivent invinciblement : c’est Werther. Celui-là aussi termine ses douleurs passionnées par le suicide. Comme Manfred, il va demander à l’Être puissant et terrible que nous cachent les nuages les secrets qui consolent. Il succombe aux orages de son cœur, comme l’autre à ceux de son intelligence. Vous l’accusez alors ? vous le damnez ? Pourtant est-ce par sa faute que la passion l’a saisi, l’a secoué et déraciné, comme l’ouragan secoue et déracine un jeune arbre trop frêle pour résister ?

— Vous êtes éloquente, madame, pour défendre ces belles créations du génie humain qui nous racontent avec un merveilleux langage nos luttes, nos douleurs, nos amours, nos forces sublimes et nos pitoyables faiblesses. Eh ! croyez-vous donc que moi aussi je ne les aime pas ces magiques poëmes ? Moi, qui me laisse prendre avec tant de charme à la musique de Mozart, comment n’apprécierais-je pas Byron, Gœthe, Schiller, Chateaubriand, ce grand chrétien qui a eu son heure mauvaise puisqu’il a écrit René. Mais, c’est comme une ivresse dont je me défends. Il faut arracher de notre cœur et de notre esprit la coupable complaisance qui les porte sans cesse à s’analyser eux-mêmes, à déifier leurs passions ou leurs erreurs, à s’enfermer dans un monstrueux égoïsme… Je suis prêtre et j’admire la Fiancée de Corinthe… Cependant, si je commandais au gré de ma conscience, je ferais brûler par la main du bourreau cet audacieux plaidoyer de la chair contre l’esprit.

L’abbé Aubert parlait avec feu. D’abord il avait été heureux de trouver enfin la vicomtesse disposée à l’entendre ; ensuite il s’était laissé emporter par la verve ardente de son esprit convaincu. Peu à peu il oubliait à quelles oreilles s’adressait son improvisation. Il cessait d’être apôtre pour se transformer en lutteur de l’intelligence, et descendait de la chaire pour entrer dans l’arène. Sans doute il lui semblait revenir aux années de sa jeunesse, et causer encore avec Jeanne et Louis Thonnerel.

— Non, poursuivit-il, la force n’est pas dans l’orgueil, ni la grandeur dans la révolte. Les poëtes, comme les artistes, séduisent notre imagination et règnent sur ses enthousiasmes fugitifs ; mais la vérité éternelle et sainte n’a rien à recevoir ni à perdre du caprice de leurs conceptions. Malheureusement, peu d’esprits sont assez solidement établis dans la foi pour lire sans danger ces libelles admirables et insensés. C’est pour cela qu’il faut les proscrire et les combattre… Que deviendrait le libre arbitre, si Werther avait raison ? Admirons Gœthe qui a su nous intéresser à cet être orgueilleux et faible, mal à l’aise dans la vie parce qu’il ne sait ni lutter, ni se résigner, ni oser ; et estimons à sa juste valeur ce Werther maladif, fatigant aux autres et à lui-même, qui aurait vraiment bien fait de se retrancher du monde, si Dieu et la vertu n’existaient pas.

— Oui, dit Marguerite, tout cela semble juste. Cependant la passion, la faiblesse et la poignante douleur subsistent… Il y a des moments, dans la vie, où le cœur a le vertige…

— Nous ne serions pas des hommes sans cela, mais des anges.

— Et quelle barrière sépare la chute du triomphe ? Quel grain de sable fait pencher la balance ?… Souvent c’est un incident léger, un hasard, un coup de fortune, qui font le crime ou la vertu…

— Ces hasards, la Providence les envoie toujours à ceux qui ont combattu de tout leur courage. « À brebis tondue Dieu mesure le vent. »

La vicomtesse ne répondit pas. Elle secouait, du bout de sa houssine, la poussière que les pieds des chevaux faisaient voler sur la soutane du curé, et ne perdait pas de vue son projet. Seulement elle avait beau chercher une ruse, elle n’en trouvait pas. Il fallait se décider pourtant, car tout en causant on faisait du chemin. Tout à coup elle arrêta son cheval en s’écriant :

— Mais nous avons dépassé Fraîchefond, monsieur le curé ! si je vous laisse prêcher, vous me mènerez jusqu’au faubourg !

— Eh bien ! si mes sermons pouvaient vous intéresser un peu et vous faire quelque bien, je tenterais l’aventure, dit en souriant le brave prêtre, toujours prêt à redevenir naïf. J’essayerais de vous faire oublier le temps et la fatigue…

— Vous y réussiriez assurément. Mais je craindrais, si je m’absentais plus longtemps, qu’on ne fût inquiet de moi à Mauguet. Je vais vous quitter en vous disant : À bientôt !

Marguerite fit en arrière deux longueurs de cheval ; le curé rouvrit son bréviaire. Soudain elle se retourna comme si elle avait oublié quelque chose :

— À propos, monsieur le curé, s’écria-t-elle, tâchez donc de rencontrer à Limoges monsieur de Rouvré. Mon mari lui veut quelque chose, je ne sais quoi.

— Ah !… fit l’abbé Aubert stupéfait en retombant du haut de ses espérances dans la réalité. Il lança un regard froid et sévère à madame de Mauguet, et lui répondit simplement :

— Madame, je ne saurais me charger de cette commission ; veuillez m’excuser.

Puis il continua son chemin sans se retourner.

Marguerite rougit de colère en comprenant qu’elle n’avait pu mettre en défaut la clairvoyance de ce simple prêtre ; mais, en même temps, elle se sentit délivrée d’un grand poids, par l’impossibilité où elle se trouva d’accomplir sur l’heure son insigne folie.

« J’ai au moins vingt-quatre heures devant moi, » se dit-elle, en lançant son cheval au galop dans la direction de Mauguet.

Il faisait chaud, car le soleil dardait en plein et l’on était au fort de la canicule. Cependant la vicomtesse semblait à peine ressentir la chaleur, tant elle était agitée par des préoccupations vives. Une sorte de fièvre la poussait en avant, qu’elle courût à sa perte ou revînt au logis. Elle était en proie à cette ébullition du sang et à ce bouleversement des facultés pensantes qui annoncent les grandes crises.

L’air ne lui paraissait précisément ni chaud ni froid, mais comme chargé de poudre ou de phosphore, car il est des moments, dans la vie, où les impressions extérieures perdent leur caractère réel pour en prendre un fantastique. C’est ainsi que certains somnambules, sous l’influence de leur magnétiseur, trouvent à l’eau pure le goût et la force du vin de Madère, et au vinaigre, la saveur du lait ou du sirop.

Lorsque la vicomtesse arriva, ni mademoiselle de Mauguet ni le vicomte n’étaient au château. Elle jeta sa bride à un domestique sans lui adresser la parole, sauta par terre et entra, son voile sur le visage, sa cravache à la main, et sa longue jupe traînant dans la poussière.

À cause du soleil et de la chaleur, on avait fermé les contrevents. Il faisait sombre dans l’intérieur du château, et Marguerite qui venait du grand jour et qui était voilée, marchait comme à tâtons dans la direction de sa chambre.

La fraîcheur et l’obscurité calmèrent tout à coup sa surexcitation, la fièvre qui la soutenait s’éteignit dans un découragement profond et dans un insurmontable ennui. Elle se dit qu’après tout elle revenait comme elle était partie, sans avoir fait faire un pas de plus à sa situation douloureuse ; qu’il allait falloir recommencer encore une journée d’angoisses, d’attente stérile, de jalousie et d’incertitude. Peut-être deux… ou trois… Retrouverait-elle jamais l’audace de renouveler sa tentative manquée ?… De tels coups ne réussissent que par leur impétuosité et leur invraisemblance.

Elle s’arrêta au milieu du salon et se laissa tomber sur une bergère comme à bout de forces et de courage ; l’idée d’aller se déshabiller, cette idée machinale qui la conduisait dans le chemin de sa chambre, lui passa de l’esprit. La fatigue de la matinée jusqu’alors oubliée l’accabla. Elle poussa un profond soupir et murmura : « Pourquoi donc vivre ?… »

Marguerite demeura quelques instants les yeux fixes, les bras pendants, immobile et défaite comme la statue de la Désespérance. Peu à peu, cependant, ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, distinguèrent les objets. Elle reconnut les meubles, rangés dans leur ordre accoutumé et coupés par un rayon de soleil, qui perçait à travers la fente des volets ; elle suivit dans leurs méandres les grains de poussière qui tourbillonnaient dans le jet de lumière.

Tout à coup, ce silence et cette obscurité s’animèrent pour elle d’un étrange intérêt. Il lui sembla, était-ce un jeu de l’imagination ? il lui sembla qu’en face d’elle un homme, assis sur un canapé, la regardait fixement, et que cet homme ressemblait à Emmanuel. Le feu lui monta au visage ; elle se leva tremblante pour marcher au-devant de sa vision, que chaque seconde rendait plus nette et plus vivante.

— Pardon, madame, dit M. de Rouvré en se levant à son tour. Je n’ai pas parlé plus tôt parce que je vous ai vue rêveuse, préoccupée… j’ai craint de vous troubler, de vous surprendre par ma présence intempestive comme par une sorte d’indiscrétion.

Elle ne put retenir un mouvement de joie ; mais bientôt, malgré le battement de son cœur, elle retrouva les apparences du sang-froid.

— Et puis, poursuivit l’officier, pour être franc, je dois dire que j’aimais à suivre vos préoccupations sur votre front… J’aurais voulu lire dans votre pensée… comme si j’avais dû y voir ce que je désire.

En trouvant son amant chez elle et prompt à l’attaque, la vicomtesse triomphante sentit soudain renaître sa force, et cet instinct de défense qui n’abandonne la femme que dans les moments de surexcitation désespérée. Elle se redressa, toute prête à prendre le haut du pavé.

— Et c’est pour être à même de lire dans ma pensée que vous vous êtes caché là ? répondit-elle avec un ton ironique qui ne dissimulait pas bien, pourtant, un léger tremblement dans la voix.

— Je ne me suis point caché, madame ; je suis venu ici comptant vous y trouver, et, m’y voyant seul, à l’ombre et au frais, j’ai pris la liberté de m’y reposer d’une longue course en vous attendant.

— Est-ce que vous arrivez de Limoges ?

— Oui, madame.

— Par quel chemin avez-vous donc pris ? Je suis restée une heure sur la route, avec M. le curé.

— Je connais des sentiers qui traversent les bois, coupent les landes et gagnent Mauguet sans trop de détours.

Il y eut un court moment de silence, de ce silence embarrassant qui précède les paroles décisives. Marguerite, en dépit d’elle-même, ne trouvait pas une phrase banale à son service pour donner le change à la situation ou en retarder le danger.

Emmanuel la regardait toujours d’un regard interrogateur et profond. Elle se troublait de plus en plus.

— Quelle chaleur ! dit-elle enfin, pour rompre ce redoutable silence.

L’officier ne put réprimer un sourire : — Et quel vent il a fait l’hiver dernier, s’écria-t-il.

— Excusez-moi, reprit la vicomtesse qui, par une résolution suprême, se dirigea vers la porte, je vais changer de costume.

Elle ajouta d’une voix mal assurée, quand elle fut sur le seuil : — Voilà bientôt l’heure du dîner ; mon mari et ma tante ne tarderont pas à rentrer.

— Et vous allez me laisser seul pour les attendre ?… Je comprends, madame, que mes visites vous importunent et que vous voulez les rendre moins fréquentes.

Cette menace terrible glaça tout à coup le sang de Marguerite : — Il ne reviendrait plus !… pensa-t-elle. Et soudain l’abîme des douleurs s’ouvrit à ses yeux. Elle s’arrêta, se retourna et marcha vers M. de Rouvré comme un automate poussé par un ressort.

Il lui prit les deux mains et l’assit à côté de lui sans parler.

Le silence recommença ; mais, cette fois, il avait un sens bien autrement clair pour les deux amants. Marguerite, vaincue et frémissante, rouge de bonheur et de confusion, abandonnait ses mains à Emmanuel. Celui-ci les serrait en attirant doucement sa maîtresse près de son cœur.

— Oui, murmura-t-il enfin, les journées sont étouffantes et longues à passer loin l’un de l’autre… Mais que les soirées sont radieuses et fraîches ! Qu’il doit faire beau sous les grands arbres, alors que tous les bruits humains sont éteints et qu’on se retrouve loin des indifférents pour rêver de poésie ou parler d’amour !… Ah ! Marguerite ! ces rapides heures sont les seules qui comptent dans la vie… les seules qui marquent dans les souvenirs et brillent sur le passé sombre comme les météores dans la nuit… La jeunesse s’enfuit si vite… aimons-nous !

La vicomtesse ne répondit pas ; mais elle écoutait tremblante et les yeux baissés. Elle avait tant rêvé de ce moment !…

Tout à coup, la cloche retentit, et des pas et des voix se firent entendre sur la terrasse. Les deux amants bondirent et s’élancèrent à dix pas l’un de l’autre.

Marguerite devint pourpre de honte. Ce mouvement instinctif venait de lui faire mesurer sa faute. Elle s’enfuit en détournant la tête ; toutefois, avant de disparaître, elle jeta ses gants à Emmanuel comme un gage ou comme une promesse.

En dix minutes, elle eut remplacé son amazone de drap par une robe d’organdi décolletée, plongé son visage dans l’eau fraîche pour en effacer la rougeur, lissé ses cheveux et jeté sur ses épaules une écharpe de tulle. Le second coup sonnait au moment où elle arrivait à la salle à manger, frissonnant de tout le corps, pressant ses mains sur son cœur comme pour lui imposer silence. Quel visage vais-je faire ? pensait-elle, en me retrouvant là, en face de lui ?…

Par bonheur, il avait disparu. La vicomtesse éprouva en ce moment un soulagement indicible. Elle reprit, pour embrasser son fils et saluer sa tante et son mari, une apparence de sang-froid, se mit à table et s’efforça de manger et de prendre part à la conversation. L’amour illuminait ses yeux de flammes inconnues et faisait courir sous sa peau un sang vermeil et chaud. Elle était belle à ravir. Le vicomte le remarqua, tandis qu’elle tressaillait au moindre bruit, croyant à chaque minute voir apparaître son amant.

Il ne revint pas cependant et personne ne prononça son nom ni ne fit allusion à sa venue.

— Est-ce un rêve ? se demanda-t-elle à la fin du dîner ; l’ai-je vu ? m’a-t-il parlé ?… ou bien suis-je en proie à une hallucination ?…

Tandis que la famille descendait au jardin, elle ne put résister au besoin de rentrer au salon pour voir s’il n’y restait pas quelque trace du passage d’Emmanuel. Le canapé était légèrement dérangé, sa cravache gisait à terre… Elle se jeta sur le canapé et demeura perdue dans une enivrante extase.