Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 221-251).


IV

Emmanuel de Rouvré, en arrivant à Limoges, était allé voir l’amie de sa sœur avec l’idée préconçue d’en faire sinon sa maîtresse, au moins une sorte d’amante idéale et platonique qui mettrait un intérêt dans sa vie de garnison. Il se souvenait de l’avoir trouvée jolie autrefois, et ne doutait pas qu’elle ne dût être devenue une femme accomplie. Il pensait aussi que la vie de province pesait à cette Parisienne exilée, et que le prestige de la gloire et de la poésie la séduirait un peu.

Lorsqu’au premier abord il l’avait vue sottement comédienne et maladroitement coquette, il s’était dit que la conquête ne serait pas difficile. « Elle est devenue bien provinciale, pensa-t-il ; mais, n’importe, elle est belle, je la crois encore naïve : je l’aurai. »

Telle avait été l’impression de M. de Rouvré ; telle était aussi sa morale. Il ne se faisait aucun scrupule de séduire Marguerite de Mauguet, parce que le vicomte ne comptait point parmi ses amis ; et puis, il n’attachait qu’une médiocre importance aux affaires de cœur, n’ayant jamais aimé bien sérieusement.

La vicomtesse Marguerite lui plaisait et il souhaitait presque d’en devenir amoureux, pourvu que ce ne fût pas au point d’avoir un chagrin réel lorsqu’il lui faudrait s’en séparer, en quittant Limoges. Comme elle lui semblait timide et novice, il se plut à l’embarrasser. Il calcula aussi fort justement que le plus sûr moyen de se faire aimer était de frapper l’imagination, d’occuper de lui en n’agissant jamais qu’en sens contraire au sens prévu. On sait que ces moyens avaient eu un succès trop rapide et trop complet ; mais le séducteur aussi s’était pris au piége. Peu à peu, les étincelles de la passion qu’il allumait le brûlèrent. Il fut surpris par le déchaînement de cet amour jeune et sincère, et s’étonna de ressentir des émotions inconnues en présence de Marguerite.

La passion d’une femme séduit et entraîne toujours un homme, ne fût-ce que par la vanité. Mais Emmanuel n’était pas seulement un fat, comme l’aurait pu croire un observateur indifférent, à voir la froide stratégie avec laquelle il assiégeait le cœur de la vicomtesse. Il avait de la jeunesse et de l’ardeur. Accoutumé aux succès faciles et à la galanterie de ces coquettes qui savent répondre en tacticiennes aux attaques, il demeura étourdi par l’emportement de cette femme qui croyait sincèrement aux grandes passions, comme un duelliste émérite par les ripostes impétueuses de certains lutteurs inexpérimentés.

Il avait trop vécu déjà pour ne pas savoir combien sont rares ces amours de bonne foi qui apportent au combat un cœur tout entier pour enjeu. Aussi, appréciait-il cette rencontre comme un coup de fortune, et voulait-il en savourer toutes les joies. Seulement, ce ne fut pas en gourmet habile et savant qu’il les dégusta ; l’ivresse le gagna, et un moment vint où il se trouva devant Marguerite aussi fiévreux et aussi troublé qu’elle.

Jusqu’à la rapide scène qui les avait fait complices, Emmanuel de Rouvré s’était senti libre et maître de lui-même ; mais depuis l’aveu, si entier, de la vicomtesse, depuis que, par un seul mouvement, elle avait trahi tout son amour, il ne retrouva plus le sang-froid qui était toujours demeuré comme spectateur de toutes ses entreprises amoureuses. À son tour, il aimait.

Maintenant, quel avenir était réservé à cet amour partagé ? C’est ce que ni l’un ni l’autre n’avait osé se demander. Marguerite était heureuse de l’ivresse même de son cœur. Elle ne voulait pas songer aux conséquences des ardents regards échangés pendant la présence des importuns, des serrements de mains discrets, des rencontres rapides au coin des chemins ; mais elle se sentait en même temps incapable de trahir jusqu’au bout la foi conjugale, en menant la vie menteuse d’une épouse adultère ; incapable de résister à son amant s’il voulait tout exiger, et incapable de contenir longtemps les marques extérieures de sa passion. Emmanuel allait devant lui, content du billet de la veille et du rendez-vous du lendemain, espérant tout et ne donnant ni un nom ni un terme à ses espérances.

Cependant cette vie si régulière et si ouverte de Mauguet, ne se prêtait guère aux allures tortueuses de la passion illicite. La plus simple démarche en dehors des habitudes établies, pouvait être remarquée et faire naître le soupçon. Tous les yeux s’ouvraient sur les actes de la pauvre vicomtesse ; non par méfiance injurieuse, mais naturellement par cette sorte de curiosité qui s’attache aux Parisiens transplantés en province. Sans qu’on s’en rendit compte, on avait toujours considéré madame de Mauguet comme une étrangère, ou, pour mieux dire, comme une greffe entée sur le tronc d’un vieil arbre. On remarquait en elle des goûts inconnus jusqu’alors dans le pays, et on lui supposait des intérêts séparés de ceux de sa nouvelle famille ; peut-être aussi n’avait-elle pas cherché à se concilier les cœurs et à rentrer dans le moule coûlé pour elle par des esprits rigides et prévenus. Enfin, qu’elle l’eût mérité ou non, elle trouvait dans son entourage des dispositions analogues à celles qui accueillirent Marie-Antoinette à la cour de France.

L’admiration et l’amour qui s’étaient attachés à Jeanne, nuisaient aussi à sa jeune nièce. L’esprit humain est ainsi fait ; on ne se demandait pas si la vicomtesse avait été à même de montrer du courage et du dévouement, on se disait seulement qu’elle n’était bonne à rien, ni aux soins du ménage, ni à la fortune de sa maison, ni à l’éducation de son fils.

Peut-être cette absence de sympathie avait-elle contribué à jeter l’esprit de Marguerite en dehors du cercle de la famille, et à lui faire trouver son point d’appui dans un dangereux idéal.

Toujours est-il que la pauvre créature s’était perverti le sens moral dans l’isolement, parce qu’à son tour elle avait tenu en suspicion la bienveillance de tout le monde.

Toutefois, tant que le besoin du mystère ne s’était pas fait sentir, elle n’avait jamais songé à se trouver gênée par cette espèce de droit d’examen que Jeanne, le curé, M. et madame Margerie, et jusqu’à Myon s’arrogeaient sur sa vie, — Que lui importait ? elle n’y prenait pas garde. Mais lorsqu’il lui fallut sans cesse veiller sur ses regards, peser ses paroles, maîtriser les mouvements de son cœur de peur de se trahir, le contrôle muet de tout ce monde lui devint odieux. Chaque coup d’œil et chaque question lui parurent une insulte. Il lui sembla qu’elle était la victime du plus rigoureux esclavage, et toutes les patriarcales coutumes de la maison furent pour elle autant d’anneaux qui faisaient une formidable chaîne.

C’est ainsi qu’après une journée de contrainte, elle écrivait le 18 août :

« M. Thonnerel est arrivé aujourd’hui. Un espion de plus attaché à ma personne ! Les vacances vont amener encore ici des hôtes et des visiteurs. Tous ces gens-là épilogueront ma conduite et chercheront à savoir quel motif engage le plus brillant officier de la garnison à venir souvent à Mauguet. Tandis que les regards curieux des femmes essayeront d’intercepter mon secret, les hommes murmureront des remarques malveillantes. Je ne pourrai pas trouver moyen d’échanger un mot avec Emmanuel, et l’on me diffamera. Quel supplice vais-je endurer !…

« Pour les femmes qui ne bornent pas leur ambition à bien réussir les confitures, la vie de province est vraiment impossible !… Une jeune fille ne songe pas assez à cela quand elle se marie. En renonçant à Paris, elle croit renoncer seulement au plaisir d’aller à l’Opéra… Elle renonce à tout ce qui fait vivre… Elle renonce à la liberté surtout, le plus grand des biens.

« Que les femmes de Paris sont heureuses ! En dépit des sujétions, il vient une heure où elles peuvent échapper à toutes les surveillances… Les places publiques de Paris sont plus solitaires que le fond de nos bois !… »

En ce moment, un grain de sable heurta la vitre d’un petit coup sec et précis comme un appel. Marguerite tressaillit et ferma instinctivement son cahier. Un second grain, puis un troisième réitérèrent le signal avec cet accent si clair et si persuasif que souvent acquièrent les bruits les plus insignifiants lorsqu’ils nous transmettent l’expression de la volonté humaine.

— C’est lui ! se dit-elle.

N’y a-t-il pas mille intonations diverses pour l’unique note produite par le choc d’un objet sur un autre ? Quel musicien pourrait traduire le langage impérieux ou suppliant de certains frappements, sur une porte close ? depuis celui qui dit : « Ouvrez-moi, par pitié ; je suis poursuivi ; la main du bourreau ou celle de l’assassin va m’atteindre… une minute encore et je suis perdu !… » ou bien : « J’ai froid ! j’ai faim ! je meurs !… » jusqu’à celui qui s’écrie avec une irrésistible puissance : « Ouvrez ! au nom de la loi ! »

Non, parfois il n’y a point d’éloquence des lèvres qui vaille le heurt d’une phalange humaine sur un panneau de sapin !

Marguerite marcha vers la fenêtre ; mais au moment de l’ouvrir, elle se souvint que les gonds rouillés grinçaient ; alors elle courut à une porte dérobée qui, de son cabinet de toilette, donnait derrière une des tourelles et sur la terrasse. Cette porte était fermée à double tour et, par hasard, la clef ne se trouvait pas à la serrure. Un mouvement d’impatience saisit madame Mauguet. — Suis-je assez garrottée ! se dit-elle en retournant à la fenêtre, en l’ouvrant avec précaution.

Cette fenêtre donnait du côté opposé à la porte du cabinet de toilette et sur le second étang. Le château, sur ce versant, n’avait point de terrasse, et les roches qui lui servaient d’assises, trempaient leur base dans l’eau ; mais une de ces roches, couverte de broussailles, pourtournait la tourelle et l’angle du château, et formait comme une petite plate-forme à quatre ou cinq pieds au-dessous de la fenêtre. C’était là qu’attendait Emmanuel. Il se fraya un chemin pour arriver jusqu’à Marguerite, à travers les genêts et les ronces.

— Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle, d’une voix étouffée, et tremblante.

— Vous voir, vous parler un instant… Voici trois jours que nous n’avons pas eu une seconde de liberté.

— Vous êtes fou… vous me perdez !… Voyez ! les fenêtres de M. Thonnerel suivent les miennes… Si, par cette chaude nuit d’été, il lui prenait envie de respirer l’air frais, et qu’il en ouvrît une, lui aussi ?

— Les volets sont fermés, la lampe est éteinte : il dort.

Et, saisissant le mur d’appui de la fenêtre, l’officier fit un mouvement comme pour le gravir et s’élancer dans la chambre.

Marguerite le repoussa par un geste instinctif.

— Non, dit-elle vivement, J’aime mieux sortir.

Elle prit une chaise et la passa en dehors en cherchant à l’assujettir sur le sol inégal de la roche.

— Quoi ? demanda l’officier, c’est par ici que vous prétendez sortir ? mais vous tomberez ! vous vous blesserez ! vous déchirerez vos vêtements aux broussailles !…

— Qu’importe !

— Mais n’y a-t-il pas d’autre moyen ?… d’autre issue ?…

— On m’a pris mes clefs… dit-elle, d’un ton bref, en mettant un pied sur la chaise et en tendant les deux mains à son amant.

Elle sauta lestement, releva sa robe et suivit les anfractuosités du rocher en s’appuyant aux murs. Emmanuel la conduisait en frémissant, car cette roche descendait à pic jusqu’à l’étang, et un pas mal assuré pouvait les précipiter tous deux.

Ils eurent vite gagné l’autre côté du manoir. Alors, par un tacite accord, ils descendirent en courant les rampes qui menaient au bois. On eût dit que, se sentant coupables, ils cherchaient l’ombre qui pouvait les cacher aux regards de leurs juges ; mais un autre sentiment faisait battre le cœur de Marguerite. C’était un ardent besoin de liberté, une soif passionnée de se soustraire, au moins un instant, à toute dissimulation. Elle était si lasse de jouer la comédie !

S’il avait fait jour en ce moment, on aurait pu voir son visage se transfigurer comme si une flamme intérieure l’eût fait resplendir. Elle s’assit sous un orme, au bout de l’étang, abandonna une de ses mains à Emmanuel, appuya sa tête sur l’autre et plongea ses regards dans l’eau comme pour y compter les reflets des étoiles.

Une profonde mélancolie succédait tout à coup au premier enivrement de la liberté, car sa raison n’était pas encore tout à fait éteinte au fond de sa conscience, et elle se disait en tremblant : Quelle sera la fin ?…

— Marguerite, murmura l’officier qui tremblait aussi en pressant la main de sa maîtresse, quel délicieux moment ! Nous voilà libres… seuls… dites-moi que vous m’aimez, Marguerite !… car si je le sens intimement, si vos yeux troublés me l’ont dit mille fois, je ne l’ai pas encore entendu de vos lèvres. Parlez-moi… je veux connaître le son de votre voix quand elle prononce des paroles d’amour…

La vicomtesse ne répondit pas.

— Voyez, reprit Emmanuel, voyez, nuls regards curieux ne nous épient, nuls visages sévères ou jaloux ne se placent en face de nous, avec un air de blâme. Ils dorment tous ceux qui n’aiment pas… la nuit et la solitude nous font rois du monde…

— Oui, je vous aime ! Emmanuel, s’écria soudain Marguerite. — À quoi me servirait-il de vous faire implorer cet aveu que mon cœur, vous crie depuis trop longtemps ? je vous aime passionnément… malgré mes devoirs que je trahis, sans les méconnaître pourtant !… malgré ma raison qui me démontre la folie de cet amour !

— Et pourquoi serait-ce une folie ? Ne vous aimé-je pas, moi aussi, de toute la richesse de mon âme… Ne sentez-vous pas que je vous appartiens comme un esclave et que vous êtes la divinité puissante dont j’attends le bonheur ?

— Je sens que je suis perdue, répondit Marguerite d’une voix profonde.

— Qu’avez-vous, ma bien-aimée ?… Que craignez-vous ?… Ne croyez-vous pas en moi ?

— Je sens que j’ai appelé la passion dans mes heures de vertige, et que la passion est venue, qu’elle me domine, que je suis maintenant sa proie, et qu’elle me tuera !

— Marguerite, vous me faites peur… D’où vous viennent ces idées sinistres…

— Eh ! croyez-vous que je ne sache pas les conséquences de cet amour sans avenir… J’ai des instants lucides à travers ma folie… Alors j’y vois clair… Je sonde le gouffre… J’ai trop de passion pour ne pas haïr mes devoirs… J’ai trop d’honneur pour les sacrifier jamais !… Je ne saurais pas mener une vie honteuse et troublée… Je saurais encore moins me résigner à vous perdre… Enfin ma vie entière est attachée à vous, et je sens que vous partirez un jour… bientôt peut-être… Et que, tandis que vous irez ailleurs, libre et fort, je resterai ici, brisée, folle !… Quand cette vision m’apparait, voyez-vous, il me semble que le néant s’entr’ouvre.

M. de Rouvré, à son tour, restait muet. Il avait peur de cette passion en même temps qu’il s’enivrait de l’orgueil de l’inspirer. Et puis, qu’aurait-il répondu aux craintes de sa trop clairvoyante maîtresse ?… Il devait partir un jour, en effet, et la laisser à Mauguet… À moins qu’il ne l’entrainât loin du toit conjugal… qu’il ne l’enlevât ?…

Cette idée lui apparut à l’improviste. Sans la creuser davantage, sans s’y arrêter avec bonne foi, il ne put résister au besoin de la faire miroiter aux yeux de Marguerite. Il voulait seulement se donner la suprême jouissance de voir l’effet de cette diabolique tentation, sur cette femme amoureuse et timorée.

— Je sais, dit-il, sous un ciel admirable, une terre fertile et fleurie… un lac plus bleu que le ciel, des montagnes aux sommets couverts de neige et au pied planté d’orangers… sur les bords du lac, aux versants des montagnes, il y a des villas pleines d’ombre et de parfums qui semblent créées pour donner asile aux amants fugitifs…

Marguerite leva la tête et plongea dans les yeux d’Emmanuel un regard aigu comme une flamme ; puis fixe, interrogateur et sévère.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? reprit-elle ; puis, sans s’expliquer davantage, elle continua : Et votre avenir, monsieur l’officier ?… Et le mariage que votre famille vous prépare à Paris ?

Si les paroles prononcées tout à l’heure par M. de Rouvré étaient une épreuve, comme la pierre qu’on jette au fond d’un gouffre pour en mesurer la profondeur, celles de Marguerite avaient alors exactement le même but et la même valeur.

— Qu’importe ? s’écria l’officier ; quel avenir d’ambitieux vaut le bonheur à deux ?… le bonheur que nous goûterions en ce moment, si nous ne nous tourmentions pas avec des chimères ?

— C’est vrai, dit la vicomtesse avec une explosion soudaine qui révéla d’un seul coup l’infini de sa passion. Il y avait dans ce cri une telle conviction, et en même temps un oubli si entier du reste du monde, qu’Emmanuel sentit l’ivresse le gagner. Un moment auparavant il jouait encore avec le cœur de sa maîtresse. Tout à coup, l’image qu’il avait évoquée pour séduire Marguerite le séduisit lui-même. Il éprouva vraiment une folle envie d’enlever la vicomtesse et d’aller épuiser avec elle, dans un coin perdu de la Suisse ou de l’Italie, les trésors de l’amour heureux.

Il y eut entre les deux amants un moment d’embarras et de silence. Ils étaient arrivés, dès l’abord, à un tel paroxysme de folie qu’ils ne pouvaient plus ajouter un mot sans faire un pas décisif dans la voie de perdition. Tous deux d’ailleurs étaient intérieurement effrayés de leur audace. L’officier craignait d’engager ainsi sa vie entière dans un moment d’ivresse, Marguerite tremblait de lui sembler trop facile à convaincre, trop éprise, trop ardente ; et puis un remords aigu lui poignait le cœur. Elle pensait à son mari, à son fils, à ses devoirs dont nulle injustice, nul mauvais procédé n’avaient dégagé sa conscience, aux exemples de vertu et de courage qui l’entouraient et qui la faisaient paraître si petite et si faible.

La fraîcheur de la nuit descendait du ciel comme pour annoncer le matin. Une brume bienfaisante voilait l’éclat des étoiles et semait çà et là des perles de rosée qui tremblaient à la pointe, des grandes herbes que faisait incliner la brise. Nul bruit, nul écho de la vie ne venait faire diversion aux rêveries dangereuses de Marguerite et d’Emmanuel. Ils se serraient l’un près de l’autre, en regardant le profil des arbres qui s’estompait dans l’eau et les larges feuilles de nénuphar qui semblaient comme des taches sur la surface brillante de l’étang. Enfin, une reinette se mit à chanter, lançant à intervalles égaux sa note mélancolique. Ce fut comme un appel qui les tira de leur contemplation.

— Marguerite, dit Emmanuel, j’ai vu les plus beaux pays du monde, et nul ne m’a ravi comme vient de me ravir ce coin de la France où je vous ai connue. Tout à l’heure j’évoquais en imagination le radieux tableau du lac Majeur, — un éblouissant saphir enchâssé dans les Alpes, comme dans une monture d’or, de bronze et d’opale. — Eh bien ! savez-vous ce qui m’est apparu ? — Votre étang sombre avec sa bordure de grands arbres, son eau verdâtre, ses contre-forts de roches grises et moussues… C’est ici, ma bienaimée, que je vous ai vue pour la première fois… — car, vous ai-je connue, alors que j’allais au parloir des dames de Sainte-Marie ?… — C’est ici, en face de nous, sous cet acacia, que vous avez rougi en me regardant, et que je ne sais quel mystérieux avertissement nous a unis dans une même émotion.

— Retournons-y, répondit Marguerite en bondissant et en entraînant Emmanuel. Oui, moi aussi, j’aime ce site depuis que nous nous y sommes rencontrés ! Ah ! pourquoi ne pas vous dire que bien des fois, déjà, j’y ai cherché le souvenir que vous venez de rappeler ? Oui, j’ai poussé l’enfantillage jusqu’à revêtir la même robe et à passer des journées entières à la même place, en vous appelant par la pensée… C’était surtout quand vous ne veniez pas… Quand je vous attendais avec la fièvre, n’osant vous attirer ni d’une parole ni d’un regard… Ah ! Emmanuel, reprit-elle avec un accent de profonde mélancolie, pourquoi ces choses et non pas d’autres ?… Pourquoi ne m’avez-vous pas aimée alors que j’étais libre… nous serions époux aujourd’hui, au lieu d’être placés entre le crime et le malheur… Dire que nous aurions pu tous deux, si la fatalité ne nous avait pas aveuglés, vivre dans une retraite comme celle-ci… nous y plaire… nous y chérir… Moi aussi, ajouta-t-elle encore, en faisant allusion à une récente ballade d’un jeune poëte déjà illustre :

    Si je n’étais captive
    J’aimerais ce pays !…

Ils se levèrent vivement pour s’enfoncer dans les allées couvertes ; le coq venait de chanter. Marguerite avait une robe blanche qui tranchait sur le fond sombre du paysage. Elle fit rapidement quelques tours au bras de son amant. Ils échangèrent une étreinte et un baiser ; puis elle dit :

— Il faut rentrer… les domestiques vont se lever. Adieu, Emmanuel, sauvez-vous.

— À demain, dit-il.

Elle glissa derrière les haies, s’accrocha aux pierres et aux broussailles, rentra dans sa chambre par la fenêtre comme elle en était sortie, retira la chaise et se jeta sur son lit, au moment où les premiers bruits du réveil se faisaient entendre dans la maison. Quant à Emmanuel, il gagna la route de Limoges par des chemins détournés, et en se demandant quel moyen il pourrait employer pour rendre plus faciles ces entrevues nocturnes. Son cœur battait avec violence, et il se disait en écoutant ce qui lui restait de prudence mondaine :

« Il faut que j’aie cette femme, ou je ferai quelque folie qui nous perdra tous deux ! »

Ce n’était pas chose facile que de renouveler cette entrevue. À mesure que l’officier en cherchait les moyens, les impossibilités surgissaient. Comment faire, en effet, pour venir de Limoges à Mauguet chaque soir, et pour s’en retourner chaque matin ? Tout se voit et tout se sait dans ces solitudes qui, dit-on, vous dérobent au monde. Il ne pouvait manquer d’être rencontré, sur les routes ou dans la campagne. On se demanderait où il allait ? d’où il venait ? — La réponse serait prompte ; et certes ! on ne penserait point que Léandre traversât le détroit d’Abydos pour une simple promenade au clair des étoiles ! D’ailleurs, il ne pouvait songer à entreprendre habituellement ce voyage à pied, et, s’il venait à cheval, que faire de sa monture pendant le rendez-vous ? La difficulté n’était pas de trouver dans le voisinage des paysans qui garderaient la bête moyennant rétribution, mais garderaient-ils aussi le secret ? Et puis, de quel droit mettre entre des mains vénales l’honneur de madame Mauguet ?

Tout en cheminant, M. de Rouvré s’impatientait de ne point voir d’issue à cette situation. Il tournait, retournait dans le cercle des impossibilités, comme les lions enchaînés dans leur gage. — Ainsi, se disait-il, quand bien même elle serait rendue, quand bien même je n’aurais plus à vaincre près d’elle un seul scrupule, je ne pourrais encore profiter de mon triomphe ! Ce n’est pas assez que d’arriver à tromper un mari, des amis, une maison tout entière, il faut que je parvienne à me cacher aux yeux des bergers, des laboureurs, des vagabonds !

Il était encore en proie à cette préoccupation dans l’après-midi, tout en lisant le journal au café de la place Royale. Autour de lui, d’autres officiers et des bourgeois, citadins ou campagnards, parlaient politique et jouaient : le cliquetis des verres, des dominos et des queues de billard frappant sur les billes, accompagnait les voix. Mais M. de Rouvré n’entendait pas plus les conversations qu’il ne suivait le sens des diatribes de la Quotidienne. Cependant, à une interpellation personnelle qui lui fut adressée, il leva la tête et tout à coup sa physionomie, assez sombre, s’éclaira du plus aimable sourire.

L’appel qui venait de le tirer de sa rêverie était celui d’un vieux capitaine qui prenait un grog à une table voisine, avec un bourgeois cossu, haut en couleur et assez bruyant. La face rubiconde de cet important monsieur parut en cet instant à Emmanuel l’image vivante de la Providence. Il avait reconnu le fils Maillot, le riche héritier de l’ancien acquéreur des terres de Mauguet. Or, ce Maillot, comme tant de provinciaux désœuvrés, quittait volontiers sa belle maison de Saint-Jouvent, pour fréquenter les lieux publics où se tenaient les militaires. Il faisait la cour aux officiers, et les invitait à venir chasser sur ses domaines et goûter ses vieux vins. Les vétérans de l’empire acceptaient quelquefois ces franches lippées, et Maillot, en revanche, se plaisait à dire devant les gens qui ne prenaient pas garde à sa vulgaire personne et à sa grosse chaîne de montre : « Mon ami le capitaine Hersent, ou le lieutenant un tel… » Emmanuel de Rouvré s’était toujours défendu contre les politesses et les invitations de Maillot, et, pour rien au monde, jusqu’alors, il n’aurait voulu l’honorer de sa compagnie. Ce jour-là il lui tendit la main comme à un vieil ami.

— De causerie en causerie, sur la chasse et les chevaux, je lui ferai renouveler son invitation, pensa-t-il soudain. J’accepterai une partie de vingt-quatre heures. Il sera fier de recevoir un noble, un ami des anciens maîtres de son père… Rien de plus facile que de retourner souvent chez lui… d’y passer deux jours… et alors, la nuit, je m’esquiverais… je me glisserais dans les landes et le long des haies… — Que diraient le vicomte et sa tante de me voir en pareille société ?… Eh, qu’importe ! pourvu que j’arrive à Marguerite !

Il avait trop d’honneur pourtant pour s’arrêter à ce parti séduisant, mais qui blessait toutes les délicatesses. Après quelques avances échangées avec le bourgeois, il reprit soudain la froideur un peu hautaine avec laquelle il l’avait toujours accueilli. Maillot fut choqué d’avoir été ainsi mis à même de renouveler ses politesses, en public, pour les voir mal reçues ; il prit en haine ce beau gentilhomme qui ne voulait pas s’encanailler, et pensa qu’il ne serait pas fâché de lui jouer quelque mauvais tour si l’occasion s’en présentait.

— Que faire donc ?… se demandait toujours M. de Rouvré. Le plus praticable et le moins compromettant lui paraissait toujours de venir de Limoges le soir, et d’y retourner le matin. S’il avait pu se faire loger à Mauguet, c’eût été bien commode, mais il n’en voyait aucune chance, et il répugnait aussi à le tenter. Enfin, comme les idées simples viennent toujours en dernier, il s’avisa de penser qu’il pourrait cacher son cheval dans un fourré depuis l’heure de son arrivée jusqu’à celle de son départ ; il se promit, d’ailleurs, d’être prudent : de venir tard et de partir de bonne heure pour éviter les rencontres ; de prendre tous les jours des chemins différents, de changer de costume, de se déguiser même. Comme cela, se dit-il en manière de conclusion, le hasard seul peut nous trahir… Eh bien ! la bonne chance y pourvoira !… Quelques semaines s’écoulèrent ainsi heureuses et troublées. Marguerite vivait dans une ivresse continuelle. L’amour la transfigurait. Malgré la dissimulation à laquelle l’habitude de se faire une vie à part dans la vie commune l’avait rompue, elle ne parvenait pas à dompter la fougue de jeunesse qui bouillonnait en elle. On lui découvrait des qualités et des beautés inconnues. Elle se mêlait à la conversation, discutait, donnait à ses toilettes de l’originalité et de la grâce, crêpait ses cheveux avec plus de coquetterie. M. de Rouvré, d’ailleurs, à l’occasion des vacances, rendait ses visites ostensibles de plus en plus fréquentes, et comment renoncer à briller à ses yeux ?

C’est pourquoi elle jetait à pleines mains, dans la conversation, l’esprit, la gaieté, la verve, les aperçus judicieux et profonds, lentement amassés pendant des années de contrainte. Le vicomte profitait avec joie de cette disposition de sa femme, pour laquelle il ressentait un goût tout nouveau, et tout différent des sentiments qu’elle lui avait inspirés jusqu’alors. Mademoiselle de Mauguet était fière de sa nièce, et se plaisait à l’entendre et à la voir ; M. Thonnerel s’étonnait ; les étrangers admiraient l’esprit et la grâce survenus tout à coup à la vicomtesse. Mais le curé et le docteur s’affligeaient en secret, car ils ne soupçonnaient que trop la cause de cette animation extraordinaire.

Qu’importaient à Marguerite l’engouement de son mari, l’admiration des visiteurs et l’inquiétude des vieux amis ? Elle aimait, elle était aimée… les journées pour elle s’écoulaient rapides et charmantes ; et, souvent la nuit, tandis que tout dormait, elle s’échappait de sa chambre, pour aller passer une heure délicieuse, à courir la campagne, au bras de son amant.

Jusque alors, nul obstacle n’était venu troubler ces rendez-vous. Au contraire, Emmanuel avait trouvé des moyens commodes de cacher son cheval, et d’aller et venir de Limoges sans être vu. Marguerite, s’arrangeait des costumes gris ou vert sombre, qui se confondaient avec les gazons et les arbres, et l’eussent dérobée aux regards, en cas d’espionnage. Seulement, elle n’avait jamais osé demander la clef de la porte de son cabinet de toilette, de peur de s’attirer des questions importunes ; le moyen de la chaise pour descendre et remonter la fenêtre lui suffisait. Elle connaissait maintenant toutes les pierres et toutes les herbes qui embarrassaient la plate-forme, et ne courait plus nul danger de se précipiter.

Ces promenades, devenues habituelles, suffisaient à Marguerite, mais elles exaspéraient, au contraire, la passion d’Emmanuel. Il s’impatientait des lenteurs que mettait à se donner cette maîtresse ardente et fière, et s’en voulait à lui-même d’attendre si longtemps une victoire complète.

Cependant, le fruit était mûr, et la moindre secousse devait le faire tomber. Malgré la résolution qu’elle avait prise de ne point installer l’adultère au foyer conjugal, Marguerite appartenait trop à Emmanuel par le cœur pour pouvoir, à un moment donné, lui disputer sa personne. Si elle demeurait pure encore, elle le devait autant au respect de son amant qu’à ses propres forces.

Une nuit qu’il devait venir, la pluie tombait à torrents. Elle l’attendait à sa fenêtre, le cœur frémissant de désirs inavoués et de vagues terreurs, les yeux plongés dans le ciel noir, ou abaissés vers l’étang plus sombre encore, sur lequel clapotaient, avec une régularité monotone, les larges gouttes d’eau. De temps en temps, elle sursautait comme si un léger bruit lui eût annoncé l’arrivée de cet amant adoré, puis, elle se prenait à le craindre autant qu’à l’espérer.

— Il ne viendra pas par cet orage, se répétait-elle ; et cependant elle demeurait debout, la main sur l’espagnolette de la fenêtre, l’oreille tendue, l’œil fixe.

Il apparut tout à coup ruisselant de pluie.

— Comment, c’est vous ! par ce temps, et en cet état ?…

— Ne comptiez-vous pas sur moi ? dit-il, en indiquant du regard la fenêtre ouverte et la mante et le capuchon dont Marguerite était enveloppée.

Elle rougit.

— Qu’eussiez-vous pensé si je n’étais pas venu ? reprit-il en escaladant la fenêtre.

Dès qu’il fut entré, elle la referma précipitamment, tremblante d’amour et de honte.

Il était donc là, seul avec elle, au milieu de la nuit, et dans cette chambre où elle avait tant rêvé de lui !… « Ton heure est venue, malheureuse affolée, » disait en elle une voix sévère et puissante qui lui semblait celle d’un juge inexorable : « Roule au fond de l’abîme dont tu as cherché le bord ! »

« Que de nuits solitaires et froides tu as passées dans cette chambre » murmurait une autre voix plus faible, mais séduisante connue une musique… « l’attente est longue… ta jeunesse n’a plus qu’un jour, l’amour est délicieux : sois heureuse Marguerite !… » Cependant elle voulait surmonter son trouble et trouver moyen de sauver la situation.

— Quelle folie que de vous être ainsi exposé à la pluie, dit-elle, il faut vous sécher tout de suite. Je vais allumer le feu, qui est tout préparé dans la cheminée, depuis la fin de l’hiver dernier.

— Pourquoi donc ? reprit l’officier, je n’ai pas froid. Les pluies d’orage sont tièdes. D’ailleurs, ne perdons pas à souffler sur des bûches, les heures trop rapides que nous avons à passer ensemble.

— Je veux que vous vous séchiez. Ôtez d’abord votre manteau, et roulez-vous dans ce châle. Je l’exige, Emmanuel ! et vous allez voir la belle flambée.

Marguerite saisit une bougie et l’approcha du foyer.

— Laissez-moi faire, alors, s’écria Emmanuel en l’arrêtant.

Ils se disputèrent un instant ces soins de ménage. Enfin la flamme brilla, et les bourrées pétillantes envoyèrent vers les amants des fusées d’étincelles. Emmanuel fut établi dans une bergère, malgré ses protestations, et son manteau étendu sur deux chaises au devant du foyer.

Alors l’embarras recommença… Marguerite chercha des sujets de conversation et n’en trouva pas. Emmanuel fixa sur sa belle maîtresse des regards ardents et profonds.

Tout à coup… est-ce un bruit fortuit ?… un craquement dans les boiseries… un battement de volet secoué par le vent ?… Mais non !… Marguerite ne se trompe pas… elle entend marcher dans les corridors… elle entend les portes s’ouvrir et se fermer avec précaution…

— Écoutez ! murmura-t-elle d’une voix étranglée par la terreur.

Les deux amants demeurèrent un moment immobiles et glacés en face l’un de l’autre…

À travers les gémissements du vent et les bruits sourds de l’intérieur, ils distinguèrent le trot d’un cheval, sur le chemin vicinal qui bordait l’autre rive de l’étang.

Il y eut une seconde d’un indicible effroi. Emmanuel courut à la fenêtre en saisissant à la hâte son manteau mouillé.

— Vous serez vu ! s’écria la vicomtesse en le retenant… Et d’ailleurs il y a de la lumière dans les chambres ! regardez les reflets des fenêtres sur l’eau ! Leurs yeux se rencontrèrent pleins d’angoisses et d’incertitude. Les pas se dirigeaient vers l’appartement de madame de Mauguet.

— C’est la honte, dit-elle… Emmanuel, cachez-vous !

Elle le poussa dans le cabinet, l’enferma, et mit la clef dans sa poche au moment où l’on frappait à la porte de sa chambre.

D’un rapide coup d’œil elle s’assura que rien ne trahissait la présence d’Emmanuel, puis elle marcha vers la porte comme on marche au feu.

— Ouvrez donc, madame ! c’est moi, dit la voix de Myon avec un accent d’impatience.

La colère remplaça soudain la terreur dans l’âme frémissante de la vicomtesse. Elle poussa vivement le verrou.

— Que voulez-vous, s’écria-t-elle avec hauteur.

— Mais, dit Myon, interdite par cet étrange accueil, c’est mademoiselle de Mauguet qui m’envoie réveiller madame la vicomtesse…

— Eh bien ! que veut mademoiselle de Mauguet ? reprit Marguerite d’un ton contenu, car elle avait compris à la réponse de la vieille servante que sa colère tombait à faux.

— Madame, M. Pierre tousse beaucoup… et mademoiselle vient d’envoyer chercher le docteur… elle craint que ce ne soit le croup…

— J’y vais ! s’écria la vicomtesse avec une vivacité où un observateur aurait pu deviner autant de soulagement que de consternation.

Elle s’enveloppa sans savoir pourquoi, car il faisait chaud et elle était tout habillée, dans ce châle encore humide d’avoir touché les vêtements d’Emmanuel, et suivit la servante.

Mais la frondeuse Myon avait eu le temps de remarquer le feu qui flambait à l’âtre par cette nuit d’été, le désordre des meubles, et les traces de pas mouillés sur le plancher.

— Madame ferait mieux de dormir que de passer les nuits dehors, surtout quand il pleut, grommela-t-elle, en marchant devant, pour éclairer le corridor.

— Madame n’a d’observation à recevoir de personne ! répliqua vertement la vicomtesse.

— Madame vit comme elle veut, cela ne regarde qu’elle et ses parents.

Marguerite s’arrêta et lança sur Myon un terrible regard d’interrogation et de défi.

— Madame prendra du mal, voilà tout, fit la servante, encore une fois démontée, en ouvrant la porte de la chambre où couchait le jeune Pierre, avec sa grand’tante.

En voyant son fils soutenu par le vicomte et par Jeanne, tandis qu’il toussait d’une voix étouffée, Marguerite sentit au cœur cette crampe douloureuse qui saisit toujours une mère à la vue de son enfant souffrant. Quelles que soient alors les préoccupations d’une femme, ou les passions qui la secouent, il se produit en elle une sorte de commotion demi-physique qui, pour un instant au moins, surmonte tout.

Elle s’approcha du lit, mais se tint aux pieds, puisque son mari et sa tante gardaient le chevet. Quand on lui eut dit, en quelques phrases, coupées par les accès de toux du petit malade, comment le croup s’était déclaré, elle voulut s’empresser à préparer les tisanes ; mais, Myon qui gouvernait les pots et les théières, ne la laissa toucher à rien. Elle revint près du lit, s’assit, et regarda tristement son fils, tandis que Jeanne commandait et dirigeait le traitement en attendant le docteur Margerie. Cependant tout à coup, cette inutilité, où elle se sentait réduite, l’indigna, la colère et les émotions de tout genre n’étaient pas encore assez étouffées par l’inquiétude et la douleur, pour ne pas se réveiller à cette blessure.

— Pourquoi donc, dit-elle à Myon, n’osant s’adresser à Jeanne, pourquoi donc, quand mon fils est malade, suis-je avertie la dernière ?…

— C’est-à-dire, reprit mademoiselle de Mauguet avec un ton plein en même temps de fermeté et de douceur, que vous êtes venue la dernière, Marguerite ; puis, soudain, dans la crainte de donner à cette observation la valeur d’un reproche, la bonne créature ajouta : — Vous habitez à l’autre extrémité du château ; comment auriez-vous pu entendre Pierre tousser ?… tandis que Charles, dont la chambre est contiguë à la mienne, s’est trouvé là tout de suite. Je vous ai envoyé Myon dès que j’ai eu de l’inquiétude.

Marguerite n’avait rien à répondre et ne pouvait se plaindre de personne ; elle se tut, en attendant le docteur, qui ne devait pas tarder à arriver.

La gorge de l’enfant cependant, s’embarrassait de plus en plus ; les tisanes lui devenaient difficiles à avaler. Jeanne le regardait avec une angoisse inexprimable. On eût dit, à la voir debout devant ce petit lit, les yeux fixes, l’oreille tendue, la respiration arrêtée, que sa vie entière était attachée à cette frêle vie, qui, faute d’un secours rapide, allait peut-être s’éteindre. C’est que ce berceau, en effet, renfermait toutes ses espérances ; sur cette jeune tête, elle avait posé son dernier amour et le but de tous ses dévouements. Pierre de Mauguet, heureux, bien portant, riche, intelligent, grand seigneur par sa naissance et sa fortune comme par sa valeur personnelle, n’était-ce pas le résultat de cinquante années de luttes et d’efforts ? le prix de son cœur offert en holocauste sur l’autel de la famille ? le triomphe auquel d’autres êtres, pleins de valeur, avaient immolé leur bonheur terrestre ?…

Quel trésor ! parfois, qu’un enfant ! combien d’amour et de sacrifices se sont réunis autour de cette petite créature vagissante que le moindre accident peut détruire ? Il vit à peine, et déjà, des femmes brillantes, des hommes puissants et forts sont ses esclaves et l’adorent à genoux. N’est-il pas l’Avenir ?… l’Avenir ! ce magique horizon sur lequel nos yeux se reposent pour ne pas voir le triste présent !… L’Avenir ! sur lequel nous comptons pour payer toutes nos déceptions, tous nos dégoûts, toutes nos douleurs !… il apparaît, autour de ce jeune berceau, comme une auréole de vapeur lumineuse et diaprée, dans laquelle dansent les fées propices. Rien ne se définit, dans ces espérances radieuses ; aucuns contours ne s’arrêtent, dans cette vision enchanteresse : c’est vague, c’est immense, c’est riche comme l’infini !

On ne se dit pas : « Il sera beau d’une telle beauté ; il aura un tel génie ; il arrivera là ; » car il faudrait aussi pouvoir admettre qu’il mourra un jour. Non. L’imagination humaine lasse des buts déterminés, avide de bonheur sans limites et d’éternité, parce que c’est l’héritage dont son créateur lui a donné soif, se plaît à lancer ses rêves au delà de toutes les bornes.

« — Il sera dieu ! » pense la mère, en regardant son nouveau-né !

Et lorsque toutes les aspirations, toutes les tendresses d’une créature ont été étouffées au profit d’une seule aspiration et d’une seule tendresse, alors, combien d’intensité doit acquérir ce sentiment suprême ? Jeanne aimait cet enfant, comme on aime ce qui doit payer tout l’arriéré de la Providence pour une vie de sacrifices. Elle tremblait en tenant sa petite main moite, et deux larmes descendaient lentement sur ses joues flétries. Ces deux larmes, sur ce visage austère et calme, racontaient une immensité de douleurs.

— Enfin ! voilà Margerie ! vint dire à la porte M. Thonnerel, qui, depuis une demi-heure, guettait sur la route l’arrivée du médecin. Il ajouta en réponse à un regard d’angoisse de mademoiselle de Mauguet :

— J’ai un cheval prêt, pour courir à Limoges, dans le cas où Margerie n’aurait pas, chez lui, les médicaments qu’il faut.

— Mais j’irai, moi ! s’écria vivement le vicomte. En deux heures, je puis faire la course.

Marguerite eut un frisson de remords, en songeant qu’il y avait près de là, honteusement caché dans sa chambre, un homme jeune et agile qui faisait toutes les nuits cette route pour trahir un ami et perdre une femme, et qui resterait blotti dans sa cachette, tandis que le père abandonnerait, pour courir chercher du secours, le lit de son fils mourant.

Le docteur était entré tout ému, tout ruisselant, car il pleuvait encore, et aussi vite que le permettaient les années. Il saisit le pouls du petit malade, écouta sa toux étranglée, l’ausculta et pâlit.

— Il est trop tard ?… demanda Jeanne épouvantée.

— Non, mais il faut agir vite… Éloignez-vous tous… donnez de l’air… bien !… — Maintenant dans quoi vais-je administrer l’émétique ?

On lui tendit une tasse de tisane, il prépara le médicament et le présenta au malade qui le repoussa en pleurant.

— Madame la vicomtesse, venez m’aider !

Marguerite s’élança ; mais Jeanne était arrivée la première, et les regards attendris et suppliants de l’enfant se tournaient vers elle.

La mère se recula, toute pâle, et avec une blessure de plus au cœur.

En ce moment, tandis que Jeanne penchée vers son petit-neveu, lui présentait la potion en l’embrassant et en le priant ; tandis que Pierre, magnétisé par cette tendresse, se laissait convaincre, approchant et reculant, tour à tour, ses lèvres blémies de la tasse, un horrible vertige saisit madame de Mauguet. Elle revit, par une apparition rapide, son amant amoureux et suppliant… Elle eut un bourdonnement de sang dans la tête et il lui sembla qu’un démon lui soufflait à l’oreille :

— Si cet enfant mourait, qui donc t’empêcherait de fuir cette maison où tu es étrangère, où personne ne t’aime, pour aller ailleurs ?… être heureuse… aux bras d’Emmanuel ?…

Ce fut un éclair, et l’horreur d’une telle pensée lui vint aussitôt que la pensée même. Elle tomba sur ses genoux, cacha son visage dans ses mains en sanglotant, et se mit à prier, pour la première fois peut-être depuis les jours de son enfance.

Quand elle se releva, elle vit une personne de plus dans la chambre. C’était l’abbé Aubert, qui avait suivi de près le docteur. Il la regardait, d’un regard plein d’étonnement et d’espoir, et semblait se dire que la grâce touchait enfin cette âme égarée. Marguerite rencontra les yeux du prêtre et rougit. Son orgueil n’était pas encore vaincu, car elle en éprouva une sorte d’impatience et de mauvaise honte, comme si, dans une lutte, elle eût, par un mouvement de défaillance, laissé deviner sa faiblesse à son adversaire.