Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 252-282).


V

L’état de Pierre de Mauguet demeura incertain pendant la fin de la nuit et les premières heures de la matinée.

C’était un spectacle touchant que celui de cette chambre, d’une simplicité presque monacale, où se groupaient, autour du lit d’un enfant malade, ces vieillards et ces jeunes gens, unis dans une même angoisse et dans une même prière.

Louis Thonnerel le vieux conseiller d’État, le curé de Saint-Jouvent et le docteur Margerie n’avaient-ils pas aussi apporté à l’avenir de cette chère créature leur contingent de sacrifices, de travaux et de soins. Il était leur enfant à tous, ce petit Pierre jusqu’alors si bien portant, si intelligent et si gai !

Ils parlaient bas, et seulement pour se communiquer leurs observations au sujet de la toux qui changeait peu à peu de caractère ; et, dès que l’enfant paraissait s’assoupir, ils se consultaient seulement du regard. Mademoiselle de Mauguet surtout, et Louis Thonnerel le couvaient des yeux comme s’il eût été leur petit-fils. Le vicomte restait inquiet et triste, malgré le mieux qui se déclarait, car il se disait que ce fils, seulement, assurait l’avenir de sa famille et de sa maison. La vicomtesse avait le cœur déchiré par l’inquiétude et le remords.

Seule, cependant, parmi tous, elle gardait en elle-même une obsession étrangère.

« Comment faire évader Emmanuel ? » se disait-elle. Les domestiques étaient éveillés. Ils allaient et venaient dans la maison. Le jour commençait à poindre. De minute en minute, les difficultés devenaient plus grandes. Et puis les phrases de Myon retentissaient encore à ses oreilles, avec mille intonations cruelles. Elle craignait d’être épiée. Et, lorsqu’elle pensait à quitter cinq minutes la chambre de Jeanne pour courir mettre son amant en liberté, elle craignait plus encore d’être découverte.

« Ne le suis-je pas déjà ? » se demandait-elle en se répétant, pour la centième fois, les paroles aigres de la vieille servante.

Toutefois, elle se dit que le dernier moment où elle pouvait encore essayer de faire sortir Emmanuel était venu, et que, si elle attendait davantage, il serait trop tard ; alors il faudrait évidemment attendre encore jusqu’à la nuit suivante. Elle eut peur aussi qu’il ne manquât de patience, et ne fit quelque imprudence. Enfin, elle pensa que, si M. de Rouvré demeurait enfermé jusqu’au soir, il voudrait être payé de ce supplice…

Ces raisons la déterminèrent à tenter l’entreprise. Elle se leva, s’esquiva discrètement, pendant un repos de son fils, et courut à sa chambre, sur la pointe des pieds, ouvrant et fermant les portes avec mille précautions, dans la crainte d’attirer l’attention des domestiques. Elle atteignit la sienne sans avoir rencontré personne, et elle poussait un soupir d’allégement en tournant doucement le bouton de la serrure quand, tout à coup, elle se trouva comme prise au piége par la redoutable Myon, qui éteignait le feu, balayait les cendres, et rangeait les bergères dans leurs coins respectifs.

Elle s’arrêta court, changea de visage et demeura un instant interdite. Puis, elle ouvrit une armoire et feignit d’y chercher quelque chose pour donner un but à son entrée, tout en prenant le temps de se remettre.

— Je suis venue éteindre le feu qu’avait allumé madame la vicomtesse, dit Myon. Les tisons n’auraient eu qu’à rouler sur le plancher ! et puis, le vent repousse la fumée, qui, en suivant le corridor, pourrait entrer dans la chambre de Mademoiselle et faire tousser davantage le cher enfant…

— C’est bien, dit la vicomtesse.

— Madame cherche quelque chose ?

— Oui ; des mouchoirs.

— Ils seront peut-être dans l’armoire du cabinet de toilette ?…

Marguerite eut le frisson de la petite mort. — Je suis perdue !… pensa-t-elle, ou plutôt, c’est pis encore : je suis à la discrétion de cette femme, qui me le fait cruellement sentir.

Madame de Mauguet sortit sans répondre. Tout ce qu’elle put faire, ce fut de dissimuler son trouble et sa colère. Elle rentra dans la chambre de Jeanne, et se mit à pleurer de honte et de douleur.

— Qu’avez-vous, Marguerite ? lui dit son mari, en s’approchant d’elle et d’une voix attendrie. Pierre va mieux. Voyez ! le docteur n’attend plus qu’un dernier indice pour proclamer qu’il est sauvé !

Elle eut un frisson et balbutia quelques paroles vagues.

— Vous avez été éveillée en sursaut par cette brutale Myon ! La fraîcheur du matin vient de vous saisir, reprit-il en serrant lui-même, autour d’elle, ce châle qui la brûlait comme une robe de Nessus.

Elle se leva, n’y tenant plus, et se dirigea vers le lit de son fils.

— L’enfant est véritablement hors de danger, madame, dit le docteur Margerie ; si vous souffrez, vous pouvez sans remords prendre un peu de repos ; nous sommes tous là pour veiller sur lui.

— Non, répondit-elle enfin, en dévorant ses larmes ; je resterai, quoique, en effet, je sois bien inutile…

— Inutile, Marguerite ! vous ? sa mère ?… le docteur veut dire que nous vous suppléerons en cas de nécessité, s’écria le vicomte en approchant, pour sa femme, auprès du lit de Pierre, un fauteuil de paille, le seul qu’il y eût dans la chambre.

Marguerite s’assit et s’accouda sur le lit. Elle était fort pâle et ne pouvait dominer un tremblement nerveux qui secouait ses mains et contractait ses lèvres. Jeanne, M. Thonnerel, le curé, lui prodiguèrent les paroles affectueuses tour à tour. M. Margerie l’engagea sérieusement à s’aller mettre au lit. Mais ces soins et cette tendresse lui firent plus de mal encore.

— Ne vous occupez pas de moi, je vous en prie, répondit-elle simplement. Je n’ai rien. Tout à l’heure, quand Pierre ne toussera plus, je serai tout à fait remise.

Cependant, il lui semblait que son heure suprême allait sonner, lorsqu’elle entendait, dans le château, les bruits ordinaires de la journée : elle pensait que les domestiques faisaient les chambres et qu’ils trouveraient peut-être moyen d’ouvrir, sans la clef, la porte de son cabinet de toilette. La fièvre la dévorait, elle perdait le sentiment de la vie réelle ; ses yeux et son esprit se troublaient comme si elle avait vu la hache du bourreau suspendue sur sa tête.

On apporta une collation vers les midi. Comme la toux de Pierre cessait d’être alarmante, tout le monde se mit à table avec cette sorte de bien-être qui suit le soulagement, après les grandes crises. Marguerite, cependant, ne pouvait manger ; elle lançait des regards inquiets autour d’elle, en s’efforçant de saisir un moment propice pour glisser dans sa poche un morceau de pain, qu’elle destinait à son amant. Elle y parvint enfin, vers la fin du repas. Alors, elle ne songea plus qu’à profiter du temps où Myon mangerait à son tour, pour courir à sa chambre.

Tout à coup, on frappa discrètement à la porte, et M. de Rouvré lui-même entra. Tout le monde se leva pour le recevoir, et répondre à l’empressement qu’il témoignait de savoir des nouvelles du jeune malade. Madame de Mauguet s’était levée aussi avec les autres, mais comme poussée par un ressort. Pâle, les yeux hagards et démesurément ouverts, la voix arrêtée par la terreur, elle regardait l’officier comme le spectre de son déshonneur. Son premier mouvement, dès qu’elle put concevoir une pensée, fut de chercher Myon à côté de lui : l’accusateur public à côté des preuves du crime.

« Elle lui a ouvert, et elle me l’envoie… comme un témoignage de mépris…, ou comme une menace…, se dit Marguerite en chancelant, et frappée au cœur. »

Elle se trompait pourtant. Si Myon avait une instinctive méfiance, si elle soupçonnait vaguement quelque chose de malsain dans les allures singulières de la vicomtesse, elle était à cent lieues de supposer que sa maîtresse eût un amant, et que cet amant eût passé la nuit dans la maison.

— J’ai démonté la serrure de la porte de la tour avec vos ciseaux, lui souffla M. de Rouvré dans l’oreille, au moment où ils se penchaient tous deux en même temps sur le lit de Pierre.

— Ah ! fit-elle par un soupir de délivrance, et en se penchant davantage pour cacher le rouge qui lui montait au front.

— Vous remettrez les vis, ajouta-t-il vivement ; puis, en voyant que personne en ce moment n’était à portée de les entendre, il continua : — J’ai pris l’empreinte… demain, j’aurai une clef…

— Ne venez pas ! s’écria Marguerite, révoltée par l’horreur de prendre en face de son fils un pareil rendez-vous.

— Quoi donc, maman ? demanda le petit Pierre, qui fut tiré de sa somnolence par cette réponse impétueuse.

— Rien, mon enfant chéri. Repose-toi : dors, répondit la mère avec une caresse.

L’enfant guérit, et, deux jours après, tout était rentré, à Mauguet, dans l’ordre accoutumé. On y menait cette bonne vie de famille qu’envient tant les êtres déclassés, les vieux célibataires oubliés par la débauche. On s’y aimait dans la paix ; on jouissait des travaux et des soins continués pendant vingt-cinq ans. La présence de Louis Thonnerel, l’admirable ami, faisait le charme du tranquille intérieur créé par Jeanne de Mauguet ; les visites fréquentes du jeune officier y jetaient un peu d’animation ; la beauté de la vicomtesse l’éclairait comme un rayon de soleil, et le gentil babil du petit Pierre semblait un chant d’oiseau printanier, un gai ramage de pinson au milieu d’un beau jour d’été.

Seulement, on s’inquiétait un peu d’un refroidissement qu’avait gagné le docteur Margerie dans sa course empressée, par une nuit pluvieuse, et qui le retenait au lit avec la fièvre.

Marguerite, rudement secouée par les angoisses qu’elle avait endurées pendant cette fatale nuit, effrayée du précipice creusé sous ses pieds par cette passion, et dans lequel peu s’en était fallu qu’elle ne tombât, Marguerite, encore bourrelée de remords et de honte, se défendait provisoirement contre les occasions de chute. Elle tenait à distance les enivrements de la passion, et ne voulait plus se hasarder aux entrevues nocturnes avec son amant. Quelques causeries rapides, pendant les tête-à-tête fortuits qu’arrangeait le hasard, suffisaient alors à leurs épanchements. Mais, si la vicomtesse, au moment de franchir la dernière barrière, se reculait soudain par un mouvement d’effroi, elle ne renonçait pas pourtant à l’amour d’Emmanuel. Il n’était plus temps pour elle de se retenir aux branches du rivage. Le courant l’emportait.

M. de Rouvré, au contraire, s’irritait des obstacles, après s’être irrité des lenteurs de sa maîtresse : toutefois, il se tenait pour certain de la victoire à la première occasion, et ne voulait pas violenter, par ses emportements, les derniers scrupules de la conscience.

Telles furent les causes qui suspendirent la marche des événements, après l’accès de croup de Pierre de Mauguet.

Cependant la maladie du docteur Margerie prenait de la gravité et répandait de la tristesse dans la petite société du château. On se souvenait trop qu’il l’avait gagnée au service de la famille. Et puis, il comptait soixante-huit ans, et, à cet âge, une indisposition qui se prolonge devient vite inquiétante. D’abord, M. Thonnerel et le curé s’étaient empressés auprès de son lit ; bientôt Jeanne et Marguerite y passèrent leurs journées.

On l’aimait tant, ce brave docteur, qui, depuis plus d’un demi-siècle, était venu apporter dans le petit cercle le contingent de sa bonne humeur et de son affection ! qui avait donné son dévouement et ses soins à quatre générations ; qui semblait une vivante chaîne entre le passé et le présent !

Enfin, une fluxion de poitrine se déclara, et malgré les soins multipliés de sa femme, de Jeanne et de Marguerite, malgré les secours de toutes sortes amenés par M. Thonnerel et l’abbé Aubert, malgré les prières de Pierre, à qui l’on avait appris de bonne heure la reconnaissance, le bon docteur succomba.

Ce fut un deuil profond à Mauguet, un vrai deuil de famille. Jeanne ramena la veuve au château et l’y installa. Marguerite s’habilla de noir comme sa tante. On s’enferma pour pleurer, et un mauvais portrait du docteur, le seul qui subsistât, fut placé au salon avec ceux des ancêtres.

M. de Rouvré sentit qu’il devait cesser ses visites pendant quelque temps. La vicomtesse elle-même, d’ailleurs, était sincèrement affligée. Bien qu’elle eût moins de raisons, pour pleurer, que sa tante et son mari, elle n’oubliait pas que le docteur avait sauvé son fils. Jamais, depuis dix ans, la moindre discussion, la plus légère hostilité n’était venue troubler la douceur de leurs relations. Elle ne controversait point avec lui comme avec le curé ; elle ne lisait point habituellement le blâme dans ses yeux. Quand il ne fut plus là, elle se souvint de tous ces détails et pensa, pour la première fois, qu’elle aurait pu s’en faire un ami.

Ses regrets, cependant, s’émoussèrent vite, comme s’émoussent toutes les tristesses, quand on est jeune et que le cœur vit au delà du présent et n’a point encore de passé. Il n’en fut point de même de ceux de mademoiselle de Mauguet, du curé, de Louis Thonnerel.

Ils avaient un passé, eux. — Un passé déjà long… Cette mort, c’était le premier anneau qui se rompait dans la chaîne de leur vie ; le premier coup de cloche qui leur annonçait la fin de tous les travaux, de tous les amours, de toutes les espérances terrestres. Ils se comptaient et ne se trouvaient plus que trois qui avaient vu le siècle fini et traversé le grand orage social des temps modernes.

Ce sont les souvenirs qui vieillissent l’âme. Quand on compte dans son cercle deux ou trois places vides ou qu’on appelle en vain d’anciennes amitiés, on sent que le Temps a passé sur vous sa main sèche et froide. Une mort qui vient rompre un faisceau d’amitiés, c’est comme une scission qui partage les époques de la vie. On date les événements de cette mort comme d’une hégire. Pour Jeanne, l’abbé Aubert et le conseiller d’État, ils avaient jusqu’alors compté en partant du retour à Mauguet ; désormais, cette ère était close, et ils en commençaient une autre.

Une autre, plus sombre, qui n’aurait pas pour compagne la jeunesse et l’espérance ; plus courte aussi, car vingt-cinq années ne s’écouleraient pas, avant qu’un nouveau vide ne se fît entre eux.

Ils se regardaient en songeant à cela, et, lorsqu’ils se demandaient qui partirait le premier, une larme leur tombait sur le cœur.

Quinze jours s’écoulèrent dans la solitude et la retraite absolue. C’était pour la veuve et les vieux amis la première étape des regrets. Pour Marguerite, c’était la fin du chagrin et le commencement de la mélancolie. Elle songeait à son amant qu’elle n’avait pas vu depuis si longtemps, et se disait : — Que fait-il ?… Où s’écoulent ses journées ?… ses nuits ?… Il m’oublie peut-être…

De son côté, l’officier ne supportait qu’avec peine ces nombreux jours d’exil. Enfin, il risqua une visite de condoléance qui fut courte et ne lui donna pas moyen d’échanger, même un signe, avec sa maîtresse.

Cette vie ne pouvait durer. Tandis que M. de Rouvré n’osait rien entreprendre de peur de heurter les délicatesses de Marguerite, celle-ci commençait à trouver odieux le joug de cette douleur qui ne finissait pas. Sans se l’avouer, elle aspirait à sortir de cette atmosphère de deuil. À certains moments, la nature humaine, pleine de sève et de vie, se révolte contre la peine et se refuse aux larmes.

Elle en était là, quand un soir, le grain de sable, cet éloquent grain de sable qui triomphait soudain de toutes choses, vint sonner sur la vitre son impérieux appel.

Elle bondit joyeuse jusqu’à la fenêtre et s’élança dehors, de peur qu’Emmanuel ne voulût entrer. Tous deux coururent vite, jusque dans les allées couvertes, le cœur frémissant d’amour et de bonheur.

« Enfin !… » s’écrièrent-ils en même temps quand ils furent hors de vue.

On était arrivé au commencement d’octobre. Les nuits devenaient fraîches, presque froides, mais qu’importe ! Celle-là fut belle entre les belles. La joie de se revoir sans contrainte, après tant de traverses, fit oublier tout. Ils ne voulurent même pas songer aux moyens d’assurer leurs rendez-vous. C’eût été rappeler le passé ou engager l’avenir.

Deux nuits encore ils renouvelèrent ces promenades : deux nuits éclatantes d’étoiles et de clair de lune ; de ces splendides nuits d’automne où la lumière nage dans la vapeur et semble éclairer les magiques horizons du pays des fées. Peu à peu, ils avaient étendu le cercle de leurs courses. Ils dépassaient les entours du château et traversaient les landes et les châtaigneraies. Souvent Marguerite avait reconduit Emmanuel jusqu’à son cheval, qu’il attachait au coin d’un bois, dans une masure abandonnée, puis Emmanuel revenait sur ses pas pour la reconduire à son tour.

Cette nuit-là ils recommencèrent plusieurs fois le même manége. C’était une si belle nuit !… La lune jetait à travers les clairières de telles nappes de lumière ! les gouttes de rosée brillaient tant à la pointe des bruyères ! les bouleaux à troncs blancs et à feuilles tremblantes balançaient si élégamment leurs panaches au souffle de la brise !… D’ailleurs les belles nuits allaient devenir rares… Ils avaient bien des choses à se dire… Qui savait au juste quand ils pourraient se revoir ? Et puis Emmanuel voulait obtenir la permission de se servir de cette clef de la tour qu’il avait fait faire… Marguerite refusait, malgré les nécessités évidentes de se créer un nouveau moyen de réunion, et malgré les bonnes raisons que donnait Emmanuel, pour démontrer combien celui-là diminuerait les dangers et faciliterait l’évasion en cas de surprise.

Tout à coup, la parole s’arrêta sur leurs lèvres et ils frissonnèrent en même temps. Ils venaient d’entendre derrière eux comme un froissement de feuilles et de branches. Ils se retournèrent et crurent voir, à travers les arbres, s’agiter une ombre ; puis, quand, saisis de terreur et s’interrogeant d’une muette étreinte, ils eurent fait quelques pas, les branches agitées s’entr’ouvrirent et livrèrent passage à l’ombre, qui s’enfuit en courant.

— C’est quelque bête fauve, dit Emmanuel pour calmer les alarmes de sa maîtresse, qui se vit sur-le-champ dénoncée, livrée par quelque espion subalterne à la malignité publique.

— Ou plutôt, reprit-elle, c’est un braconnier qui tendait ses collets…

— Eh bien ! quand même ce serait un braconnier, qui vous dit qu’il nous a vus, et reconnus, surtout ? d’ailleurs, il aura peur de nous, autant que nous de lui…

— Pourvu que nous ne soyons pas le gibier qu’il chasse, ce braconnier-là !

Ils revinrent vers le château en suivant des chemins détournés, et en étouffant le bruit de leurs pas dans l’herbe. Le clair de lune, si beau, qui tout à l’heure les ravissait, leur était devenu insupportable. M. de Rouvré cherchait de tout son pouvoir à rassurer Marguerite en lui démontrant que cette rencontre n’était qu’un coup de hasard, mais il était inquiet.

— En tous cas, dit-il, j’irai demain à Mauguet, dans la journée, faire une seconde visite. Prévenez-moi par un signe ou un billet, si vous croyez avoir un vrai sujet de crainte.

Cependant, lorsqu’ils furent arrivés au bord du bois, ils se séparèrent. Emmanuel n’osa pas se risquer en pays découvert, à côté de la vicomtesse, par cette nuit éclatante. Il lui laissa regagner seule le château, tandis qu’il surveillait les alentours.

Rien ne parut ; la silhouette seule de Marguerite qui traversait un pré couvert de vapeur se dessinait sur le paysage. Bientôt l’officier la vit disparaître dans les grands arbres qui entouraient le château et les étangs. Il partit à son tour, en se disant à lui-même :

« C’était un renard… un chien errant… ou bien un chasseur en maraude… Mais certainement la rencontre était fortuite… car personne dans le voisinage ne peut avoir de soupçon… et ceux qui ont le droit de surveiller Marguerite ne s’enfuiraient pas en me voyant… »

La vicomtesse se glissa contre les chênes, gagna la terrasse, puis la plate-forme. Mais, soudain, arrivée devant sa fenêtre, elle poussa un cri, s’arrêta court et faillit tomber à la renverse dans l’étang ; puis elle demeura immobile devant cette fenêtre comme la vivante statue de la terreur.

Pourtant elle ne voyait en face d’elle aucune figure encadrée dans le châssis de la croisée ou se dessinant dans la pénombre. Seulement, la chaise dont elle se servait pour descendre et remonter n’était plus là sur la plate-forme, et le dossier en apparaissait à l’intérieur, au bord de l’appui de la fenêtre. Ce dossier, que le clair de lune détachait par une ligne lumineuse sur le fond sombre, semblait de feu à Marguerite. Elle croyait y voir l’empreinte d’une main accusatrice et vengeresse. Ce simple changement disait si bien :

« Vous êtes découverte, madame… et si je voulais, vous seriez perdue… J’ai pitié de vous et je laisse à votre portée le moyen de rentrer dans votre chambre. Haussez-vous un peu sur la pointe des pieds… retirez la chaise… remontez… bien !… Mais il y a un œil qui vous a vue sortir et qui vous voit rentrer honteuse et confondue ! »

Marguerite se jeta sur son lit en proie à une affreuse anxiété. Cette fois, le doute n’était plus possible. Il fallait envisager franchement la terrible situation et prendre un parti.

« Qui m’a surprise ? se dit-elle ; et que dois-je faire ? »

À cette heure, qu’elle ne se trouvait plus en présence de son fils mourant, la peur de la honte fut aussitôt doublée de l’instinct de la défense.

« Est-ce mon mari ? continua-t-elle ; non !… il n’aurait pas eu cette patience… Mademoiselle de Mauguet se lève de trop bonne heure le matin pour passer les nuits dehors… L’abbé Aubert ?… mais sa dignité de prêtre ne saurait se prêter à l’espionnage. Il me parlerait et ne jouerait point avec mon effroi… Madame Margerie ?… la brave créature serait incapable de me faire ce mal horrible, quand bien même elle me considérerait comme la dernière des criminelles. D’ailleurs, mes verrous sont mis… Ce n’est donc pas de l’intérieur qu’est venue la surprise… C’est du dehors ; et, ni madame Margerie, ni ma tante, ne se hasarderaient sur ce bout de rocher. Alors qui donc ?… Monsieur Thonnerel ?… peut-être… mais non. Le déplacement de la chaise est l’avertissement d’un indifférent ou la menace lâche d’un valet… Myon !

« Oui !… d’ailleurs Myon me hait. Elle me dénoncera sinon à mon mari, au moins à mademoiselle de Mauguet… Attendrai-je cette dénonciation ?… Mais, comment Myon elle-même, vieille et alourdie, se serait-elle risquée jusqu’à ma plate-forme ?… la curiosité… le besoin de prendre sur moi cet horrible avantage, lui auront donné de l’adresse et des forces !… Cependant… voyons donc si mes verrous sont bien mis. »

Elle se releva et courut à ses portes. Toutes les deux étaient bien fermées, car elle avait, elle-même, revissé les clous qui tenaient la serrure de celle du cabinet de toilette ; d’ailleurs, cette porte, comme l’autre, était verrouillée et ne pouvait, par conséquent, être ouverte que de l’intérieur.

« Peut-être serait-il plus vraisemblable de penser qu’un des autres domestiques, éveillé par hasard, ou rentrant lui-même en cachette, m’aura vue et suivie… qu’il nous aura écoutés dans le bois… C’est cela ! Il a fui quand le froissement des branches nous a donné l’éveil ; il s’est glissé jusqu’ici en me devançant, tandis que nous nous interrogions, Emmanuel et moi ; puis, il a retiré la chaise, pour me faire comprendre que mon secret lui appartenait ! »

Cette supposition fixa presque son incertitude : « Eh bien ! ce valet se taira sans doute, si on le paie… Descendre jusque-là ! reprit-elle, frémissante d’orgueil révolté ; non, c’est impossible ! »

Elle se promenait fiévreusement dans sa chambre, car son agitation ne lui permettait pas de rester au lit. Il fallait aviser à parer les coups, ou ne pas les attendre. Le jour allait paraître, et, avec le jour, s’avançait pour elle l’heure du danger.

L’idée de sortir de sa chambre et de se montrer au milieu de la famille pour déjeûner lui était insupportable. Elle eût cent fois préféré affronter une batterie que les regards de son mari, de Jeanne, de Louis Thonnerel, de madame Margerie et des domestiques.

« Que le courage militaire des hommes est donc peu de chose ! en comparaison avec le courage moral qu’il faut aux femmes pour braver certaines situations ! » pensait-elle en s’habillant.

Certes, elle se serait enfuie au bout du monde, plutôt que de supporter la confusion de paraître, la honte au front, devant celui qui l’avait prise en faute. Il fallait s’y risquer cependant ; car, d’une part, la fuite était impossible en ce moment ; de l’autre, elle conservait un secret espoir, un espoir inavoué, que peut-être la rencontre dans le bois et le changement de place de la chaise étaient deux faits isolés, ne remontant pas à la même cause. En ce cas, elle pouvait tromper encore, et mettre sa sortie sur le compte d’une indisposition ou d’une fantaisie. D’ailleurs, ces obstacles qui traversaient sa passion, loin de l’éteindre, l’enflammaient davantage. Toutes ces barrières qui la séparaient d’Emmanuel lui inspiraient l’envie de les franchir. Elle s’indignait des menaces de sa conscience et des craintes de son orgueil comme d’un joug insupportable, et, par moment, tremblait autant d’impatience que de terreur.

Parfois elle s’approchait de ses fenêtres et plongeait les yeux dans cet étang profond, où se reflétait le ciel empourpré d’une belle matinée d’automne, avec l’idée d’y mourir pour mettre fin à ses angoisses. Mais cette idée traversait son âme sans s’y arrêter. Elle était à un de ces moments où l’on ne renonce pas à la vie, parce que cette vie nous tient encore en réserve trop de secrets et trop de jouissances. En dépit des mensonges qu’elle arrangeait pour tromper sa conscience, elle voulait le savourer, ce fruit défendu de l’amour, si vermeil et si amer.

Tandis que le soleil montait à l’horizon, les cloches, lancées à toute volée, faisaient retentir les échos de la campagne. Ce jour-là était un dimanche. Marguerite n’y songeait plus. Les Matines qui sonnaient le lui rappelèrent.

Elle se vêtit à la hâte, car on déjeunait de meilleure heure pour aller à la messe, et mademoiselle de Mauguet veillait elle-même à ce qu’on ne s’attardât pas.

Enfin il arriva, ce moment terrible, où il fallut franchir le seuil de sa chambre, et quitter l’asile qui la protégeait encore contre la juste indignation d’un juge ou la menace d’un persécuteur. Elle était prête, et tenait à la main son livre d’heures, mais ne pouvait se résoudre à faire un pas dehors. Ce fut son fils qui vint la chercher en riant et en sautant. Elle le suivit comme un automate, et non comme une créature douée de volonté spontanée.

Tout le monde était à la table dans la vieille salle à manger aux murs blancs et aux meubles sombres ; Jeanne récitait le benedicite en face du crucifix qui n’avait pas quitté le cône de la haute cheminée.

Pâle, les yeux baissés, le sang glacé autour du cœur, Marguerite s’avança vers sa place, conduite par l’enfant, qui cessa de rire dès qu’il entendit la prière. Elle fit à son tour le signe de la croix, et s’assit en attendant son arrêt.

Personne ne le prononça pourtant. Après quelques minutes, elle hasarda des coups d’œil furtifs autour de la table, pour surprendre sur les physionomies les signes de douleur et de colère. Elle ne vit rien de menaçant. D’ailleurs, après le bonjour matinal échangé, personne ne parla. On mangeait vite pour partir vite. C’était là sans doute la cause du silence. Mais Marguerite se demandait si ce calme n’annonçait pas un formidable orage.

Quelles émotions remplaçaient maintenant dans son cœur ce vide, cet ennui, cette vague désespérance, tant maudits autrefois ! Elle vivait d’une vie dévorante, passant en une heure du comble de l’ivresse au comble de l’angoisse, atteignant aux joies suprêmes et côtoyant l’abîme entr’ouvert. Le monde réel disparaissait autour d’elle pour faire place à une sorte de fantasmagorie, où s’agitaient les démons et les anges, tour à tour l’attirant et la repoussant, l’entraînant à travers les tourbillons du vertige dans des régions enchantées de bonheur et d’amour, ou la précipitant au fond des géhennes infernales.

Ce matin-là, à force d’avoir creusé toutes les suppositions, elle restait comme frappée de stupeur, et s’abandonnait en fermant les yeux à la fatalité. C’est ainsi qu’elle partit pour la messe, à la suite des autres, et sans prendre garde à qui marchait à côté d’elle.

On sortit de la cour, on descendit la montée, qui semblait un pont entre les deux étangs, et l’on gagna le chemin vicinal. Jeanne et Louis passaient devant en se donnant le bras. La veuve du docteur suivait avec Pierre. Marguerite allait seule, tenant d’une main son livre, de l’autre son ombrelle, accompagnant d’un œil distrait la marche de ceux qui la précédaient, et prêtant l’oreille, pour surprendre quelque indice dans la conversation des domestiques, qui se répandaient sur les côtés de la route.

— Laissez-moi vous donner le bras, Marguerite, s’écria tout à coup, à côté d’elle, le vicomte qui rejoignait le petit cortége.

Elle tressaillit, et se retourna avec une expression d’effroi, comme si ces paroles avaient été le prélude d’une explication terrible. Cependant, en voyant son mari calme et sans préoccupation apparente, elle lui laissa prendre son bras qui tremblait.

— Quel beau dimanche ! dit-il ; regardez, Marguerite ! les châtaigniers ont encore toutes leurs feuilles, et c’est à peine si les gelées blanches les ont grillées au bord. Il semble que le soleil, en dorant ces feuilles roussies, brille d’un éclat plus chaud. L’air est vif et doux en même temps. La nature paraît toute gaie et toute pimpante. Et que de monde sur la route ! C’est aujourd’hui la foire de Conore et, sans doute, tous les gens de Nieulle et de Périllac y vont aller en sortant de la messe.

— Probablement, répondit la vicomtesse, pour répondre quelque chose.

La campagne inondée de soleil, riche encore de toutes les richesses de l’automne, était en effet admirable à voir par ce jour de fête ; tandis que de toutes parts surgissaient des groupes de paysans endimanchés qui se rendaient à l’église, les cloches tintaient le second coup de la messe et la pureté de l’air rendait leur tintement plus sonore. Les chevaux hennissaient dans les prés, les enfants couraient sur la lisière des châtaigneraies, les jeunes filles babillaient en pressant le pas, et leur marche bondissante faisait chatoyer les couleurs éclatantes de leurs fichus de soie à fleurs et de leurs jupes rayées de rouge. Les femmes étalaient au vent les grandes ailes de leurs barbiches de dentelle, et leurs maris portaient fièrement la veste de droguet et le chapeau de feutre noir.

Chaque groupe en passant saluait respectueusement les châtelains, et surtout mademoiselle de Mauguet, qui connaissait toutes les familles et n’en laissait passer aucune sans lui donner quoique marque d’intérêt. À celui-là, elle demandait des nouvelles de son père aveugle ; à celle-ci, elle faisait compliment de son dernier né. Souvent ces colloques se prolongeaient pendant quelques instants, et les paysans cheminaient de conserve avec Jeanne et Louis Thonnerel. Le vicomte aussi et madame Margerie étaient accostés de temps à autre. On donnait à l’un quelques renseignements sur le gibier et les chevaux, on adressait à l’autre quelques bonnes paroles de compassion respectueuse. Pierre de Mauguet, qui avait été avec sa tante dans toutes les chaumières, rencontrait à chaque détour des amis empressés qui lui payaient en tendresses le respect et l’admiration mérités par la vieille châtelaine. Marguerite seule ne connaissait personne et ne recevait d’autre hommage qu’un salut cérémonieux.

Que lui importait cette indifférence ? Elle ne la remarquait même pas, car jamais elle ne s’était occupée d’en triompher, et elle rendait en échange une indifférence plus superbe encore. Et puis, son cœur troublé par les plus orageuses passions s’intéressait peu au spectacle de cette paix villageoise, de ces émotions douces et profondes. À travers les paysages tranquilles et recueillis du Limousin, elle entrevoyait d’autres horizons ; et, en dehors des liens qui unissaient comme en une seule famille Jeanne de Mauguet avec ses amis et les paysans d’alentour, elle savait des passions ardentes et folles qui remplissent le cœur d’ivresses et de tortures. Cependant elle fut rappelée au sentiment du présent par son mari, que cette course patriarcale du château à l’église ne laissait pas sans attendrissement. Depuis longtemps il suivait des yeux sa tante et le conseiller d’État qui causaient, appuyés l’un sur l’autre, avec un abandon plein de noblesse et de confiance.

— Regardez-les, Marguerite, dit-il en pressant doucement le bras de sa femme ; quel touchant exemple d’affection ! Voici trente ans, bientôt, qu’ils vont ainsi dans la vie, marchant côte-à-côte, échangeant leurs joies et leurs peines ; comme ils s’aiment encore ! Rien n’a flétri dans leurs cœurs les premières fleurs de l’amour ! C’est beau et c’est bon de retrouver chez les vieillards la fraîcheur des sentiments de la jeunesse !…

Marguerite leva la tête, vit le vieux couple absorbé dans une conversation qui lui parut sérieuse, et se dit avec effroi : « Ils parlent de moi… »

— Ainsi serons-nous un jour, ma chère femme, poursuivit le vicomte avec un accent plus tendre ; ainsi, et mieux encore, car ils n’ont pas ce lien chéri…

Et il montra Pierre qui courait devant eux.

La vicomtesse s’arrêta toute tremblante et leva sur son mari un regard égaré, en balbutiant :

— Pourquoi ?…

Elle n’acheva pas. « Pourquoi me parlez-vous ainsi ? aurait-elle dit ; est-ce un exorde ? Est-ce une préparation pour rendre mon cœur plus sensible au coup qui va le frapper ? »

Mais le vicomte n’avait pas compris l’interrogation de sa femme ou n’y voulait pas répondre. D’ailleurs, on était arrivé à Saint-Jouvent ; les rencontres et les saluts se multipliaient, et les cloches lançaient, à coups pressés, leur dernier appel.

Quand toute la maison eut pris place dans le banc d’œuvre, qui s’étendait entre le maître-autel et l’autel de la Vierge, Marguerite baissa la tête et plongea les yeux dans son livre, pour mieux recueillir ses pensées.

C’est à l’église souvent, et tandis qu’elle semble absorbée dans ses prières, qu’une femme rêve ses plus dangereuses rêveries, et médite ses plus audacieux projets. En ce moment, madame de Mauguet, tout en tournant les feuillets de son paroissien et en suivant les cérémonies extérieures de la messe avec la plus rigoureuse exactitude, se demandait par quel moyen elle pourrait avertir Emmanuel de l’incident de la chaise retirée, et comment elle parviendrait à savoir qui tenait son secret.

Par moment aussi elle s’abandonnait à une amère tristesse. Elle se sentait garrottée de tous côtés par les lois sociales, comme par les habitudes de la famille, et dans l’impossibilité d’être heureuse, quand bien même elle braverait toutes les hontes et tous les dangers. Puis, elle avait le cœur bourrelé de remords et ne sentait près d’elle aucun ami dont elle pût implorer la pitié. L’heure de la faiblesse enfin arrivait après l’heure de la révolte. Elle pleura.

Personne ne recueillit les larmes de cette nouvelle Magdeleine ; et, tandis qu’elle les voyait tomber, l’une après l’autre, sur les feuilles de son paroissien, elle songeait encore à la Marguerite de Gœthe pleurant, elle aussi, en cachant son visage, tandis que l’orgue chantait.

Car elle avait un orgue, cette pauvre église de Saint-Jouvent, aux murs badigeonnés de chaux, à l’autel de bois peint, au Chemin de la Croix en gravures d’Épinal enluminées de bleu et de rouge. Elle avait un orgue, donné par Jeanne aussitôt sa fortune améliorée, et que le curé Sylvain Aubert jouait tous les jours pendant de longues heures dans l’intervalle des offices. Le maître d’école savait assez de musique pour accompagner la messe et les vêpres ; et cette harmonie sacrée qui se répandait au loin dans la campagne donnait aux cérémonies religieuses de la modeste paroisse une solennité toute particulière. C’est pourquoi, lorsqu’il faisait beau, on venait de loin pour entendre la messe à Saint-Jouvent. Souvent alors, après vêpres, quand le concours avait été nombreux, le curé se plaisait à donner aux fidèles un rapide concert pour les récompenser de leur zèle.

Les simples accords du maître d’école suffisaient en ce moment à émouvoir l’âme vibrante de Marguerite. Ses nerfs se détendaient, comme sous les efforts d’un magnétisme bienfaisant. Elle se surprenait à répondre les versets latins en même temps que l’enfant de chœur, à suivre l’office des lèvres comme les bonnes gens, à s’impatienter des bruits de sabots sur les dalles, qui détonnaient, au milieu du recueillement, comme une note fausse dans un concert.

« Ah ! que ne puis-je sentir et aimer toutes ces choses ! se disait-elle, tandis que ses larmes redoublaient. »

Le curé monta en chaire pour expliquer l’Évangile du jour : c’était celui du dix-huitième dimanche après la Pentecôte. Il le lut d’abord à voix haute et claire, pour bien le faire entendre à un grand nombre de ses paroissiens qui ne pouvaient suivre les offices qu’en récitant leur chapelet, faute d’avoir appris à lire.

« En ce temps-là, Jésus étant monté sur une barque traversa le lac de Génézareth et entra dans la ville de Capharnaûm, où on lui présenta un paralytique étendu sur un lit. Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous seront remis. Alors quelques-uns des docteurs de la loi dirent en eux-mêmes : Cet homme blasphème. Mais Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : Pourquoi vos cœurs forment-ils des jugements injustes ? Lequel est plus facile à dire : Vos péchés vous seront remis, ou de dire : Levez-vous et marchez ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés : Levez-vous, dit-il au paralytique, emportez votre lit, et retournez dans votre maison. Le malade se leva aussitôt et retourna dans sa maison. À cette vue le peuple fut saisi de crainte, et rendit gloire à Dieu, qui avait donné un tel pouvoir aux hommes. »

« — Ainsi, mes frères, dit le pasteur, ayons confiance en Dieu quelle que soit notre misère. Ne peut-il pas toujours nous dire, si faibles, si pécheurs, si affligés que nous soyons : Levez-vous et marchez ! Tournons les yeux vers lui lorsque nous nous croyons au fond de l’abîme ; implorons-le lorsque nous sentons que tous les secours humains sont impuissants à nous sauver. « Vos péchés vous seront remis, » dira-t-il dans son infinie miséricorde, et aussitôt nous trouverons léger le fardeau de la vie, nous serons délivrés des impuretés, des tentations, des faiblesses honteuses qui nous clouent à la terre comme à un lit de douleur. Il nous semblera que nous sortons d’une oppression horrible, que nous naissons à une vie nouvelle. L’air nous deviendra plus pur et meilleur à respirer, le soleil plus brillant ; nous aimerons mille choses innocentes dont nous ignorions la saveur ; la consolation enfin entrera dans notre cœur et donnera à toutes nos épreuves un moins triste aspect.

« N’oublions pas non plus, mes frères, que ce monde est un lieu de combat et une vallée de larmes, comme dit l’Écriture ; nous ne sommes pas ici-bas pour être heureux, car nous sommes en exil. Notre patrie est au ciel, et il nous la faut conquérir. Luttons donc de tout notre courage, et sachons bien que Dieu, qui veut notre victoire, nous a mis dans l’âme des forces inconnues et toutes-puissantes ; luttons encore, même quand nous sommes terrassés, et nous terrasserons à notre tour l’ennemi. Levez-vous et marchez ! nous a dit le Seigneur !… »

Marguerite pleurait toujours… Enfin la messe s’acheva. Les fidèles sortirent de l’église et se dispersèrent en attendant les vêpres, qui se chantent, dans les paroisses rurales, après que le curé a déjeuné, afin que les familles ne soient pas retenues trop longtemps loin de leurs maisons.

Les paysans s’abordèrent sur la place de l’église, en causant des nouvelles et du cours des denrées ; les enfants disposèrent leurs jeux de quilles et de boules. Les dames de Boisse et de Trachaussade échangèrent des compliments avec celles de Mauguet et allèrent, comme elles, attendre le second office au presbytère en se promenant dans le jardin tandis que le curé déjeunait.

Les vêpres chantées, le salut et la bénédiction données, le curé courut à l’orgue et se plut à retenir un moment encore ses paroissiens en lançant, au travers du vaisseau de sa modeste église, une bordée de puissants accords. Puis, quand il vit toutes les tôles levées et immobiles dans l’attente, il joua un magnifique andante de Glück, dont les harmonies éclatèrent tout à coup, au milieu du silence, comme des feux du Bengale dans la nuit.

Enfin, vers trois heures, chacun reprit le chemin du logis, du plaisir ou des affaires. Le curé, lui-même, rejoignit ses amis et les suivit à Mauguet.

Comme la vicomtesse allait détourner la place, au bras de M. de Thonnerel, son oreille fut tout à coup désagréablement frappée par un refrain de Béranger, que fredonnait, en manière de bravade et de répons au pieux chant de l’orgue, la grosse voix de Maillot.

Le bourgeois venait de descendre de cheval devant sa porte, et jetait à sa servante, avec ses guides, des paquets de victuailles.

— Eh ! bonjour, M. Thonnerel ! enchanté de vous rencontrer ! Comment vous va depuis l’année passée ? s’écria-t-il, en s’interrompant soudain à la vue du conseiller d’État.

— Merci ! M. Maillot, je vais bien. Pour vous, je suppose, à voir votre figure, que vous vous portez au mieux ?

— Eh ! eh ! pas mal. Un peu enroué ; vous avez pu l’entendre tout à l’heure ! mais voilà ce que c’est que de courir le guilledou au clair de la lune, comme j’ai fait cette nuit ! hum ! hum ! Il n’y a que les amoureux qui n’attrapent pas de mal à ce jeu-là !

La vicomtesse reçut le coup au cœur, car elle ne pouvait pas s’y tromper, et le regard incisif dont Maillot accompagna ses paroles lui était franchement adressé.

Quel châtiment ! quel soufflet appliqué en plein visage ! et par cette main !

Maillot !… oui ! l’insulte dans cette bouche était le plus rude châtiment qu’elle aurait pu rêver et celui auquel jamais elle n’avait pensé !… Maillot !… Il représentait l’opinion, mais cette opinion qui part des bas-fonds sociaux et ne saurait juger sans flétrir. Il se nommait Légion… Ce qu’il pensait d’elle, et ce qu’il allait en dire, sans doute, c’est ce qu’en dirait et ce qu’en penserait le public, la masse…, ce monstre ignoble, lâche et bête, qui arrive à la curée des cœurs blessés pour rire de leurs douleurs… qui ne manque pas une agonie morale, et qui se trouve toujours près des vaincus de l’honneur, pour les achever avec le coup de pied de l’âne.