Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 283-330).


VI

Marguerite, écrasée par cette humiliation, revint au château comme un condamné qui marche au supplice. Elle abandonnait les rênes de sa destinée, se sentant impuissante à prévenir une catastrophe. Tout ce qu’elle trouva le courage de faire, ce fut, en rentrant, de préparer pour Emmanuel un laconique billet où elle lui disait :

« Ne venez pas, méfiez-vous de Maillot. Je vous écrirai demain par la poste. »

Puis elle se laissa aller au courant de la vie ordinaire et attendit.

En ce moment, elle se méprisait elle-même comme une chose avilie, et n’avait même plus la force de se reprendre à son amour. Les émotions de toute nature la terrassaient.

— Je suis perdue, se disait-elle… et qu’importe l’heure où mon jugement et ma condamnation me seront signifiés ?… Qu’importe le nom du bourreau qui m’exécutera ?…

Et il lui semblait qu’un tourbillon l’entraînait, de chute en chute, à travers les spirales infinies de l’enfer de Dante, qu’elle descendait d’échelon en échelon vers le gouffre, mais seule, et n’ayant pas même, comme Françoise de Rimini, la consolation suprême d’étreindre son amant jusque dans la mort.

Dans toutes les crises de la vie il vient un moment, en effet, où les événements s’enchevêtrent, se croisent et s’embrouillent, comme précipités par la fatalité. Les prévisions humaines ne peuvent plus rien pour les diriger. Le drame se dénoue, tout naturellement, parce que l’heure de la péripétie a sonné.

C’est ainsi que ce même jour, au matin, tandis que Marguerite subissait ses plus cruelles angoisses, M. de Rouvré avait été accosté, au café où il déjeunait, par Maillot, qui s’écria brutalement :

— Fichtre ! les veilles donnent de l’appétit.

L’officier s’était plu à s’expliquer favorablement la rencontre de la nuit par un égoïsme assez ordinaire à l’homme, et qui consiste à se contenter des plus spécieux prétextes pour se délivrer de l’obligation d’être inquiet. Il fut soudain tiré de sa tranquillité par cette exclamation. Mais, bien qu’il eût pâli sur le coup, il reprit vite son empire sur lui-même, regarda fixement le bourgeois, et répondit par cette question :

— Vous avez veillé, monsieur Maillot ?

— Oui, j’ai veillé ! Je me suis promené au clair de la lune ; mais tout seul !… j’en ai le droit, j’espère ?

Emmanuel se leva, se posa en face de Maillot qui venait de s’asseoir lourdement, et de frapper sur la table pour se faire servir.

— Ne seriez-vous pas curieux, lui dit-il, de faire avec moi une promenade matinale ?

Il avait les dents serrées, et parlait d’une voix tremblante de rage.

Maillot, qui s’était sottement imaginé tenir l’officier par la terreur, ou l’obliger à le prendre pour confident, fit une prompte retraite devant cette attitude belliqueuse.

— Quoi donc ? reprit-il en essayant de jouer l’innocence ; je ne comprends guère la fureur qui vous prend, lieutenant !

M. de Rouvré eut une tentation violente d’appliquer, sur la face rougeaude du bourgeois, l’omelette qu’on apportait. Il se retint, toutefois, en songeant qu’un éclat ferait plus de tort à madame de Mauguet que les sourdes calomnies de ce grossier personnage.

— D’ailleurs, se dit-il, s’il a peur, il se taira… Et puis… il ne perdra rien pour attendre !

Il retourna lentement à sa place et acheva son déjeuner en silence, mais non sans jeter, de temps à autre, un coup d’œil menaçant du côté de Maillot. Celui-ci parla haut dans le café, pour se venger d’avoir eu peur, comme font les poltrons, qui chantent à tue-tête, en revenant la nuit par les chemins déserts. Il interpella bruyamment le garçon, fit sonner sa monnaie en payant sa consommation, et annonça qu’il s’en retournait promptement à Saint-Jouvent : — attendu, dit-il, que j’ai mille choses à disposer, car le capitaine Hersent et moi, nous organisons une chasse au louvard.

Voilà comment Maillot, furieux d’avoir trouvé en face de sa première attaque l’implacable riposte de l’officier, s’arrangea pour arriver chez lui, juste à la sortie des vêpres, de façon à pouvoir lancer sa flèche empoisonnée dans le cœur de la vicomtesse.

Cependant M. de Rouvré ne se faisait pas d’illusions sur la gravité des choses. En même temps qu’il sentait sa passion atteindre son paroxysme, à force d’obstacles et de désirs réprimés, il comprenait qu’il ne la pourrait jamais satisfaire, parce que les habitudes de la province, et les petits usages, et les grandes vertus, et les haines envieuses, gardaient son trésor mieux que n’aurait pu faire le dragon du jardin des Hespérides. Ces impossibilités, ces menaces, ces dangers l’exaspéraient. Il désirait Marguerite de toutes les forces de sa volonté. Ce n’était plus seulement une maîtresse qu’il lui fallait : c’était une victoire ! Et, renoncer à madame de Mauguet, par nécessité, avant que de l’avoir conquise, indignait la vaillance de l’officier, comme aurait pu faire une retraite honteuse devant une ville assiégée.

Jamais, non plus, il n’avait aimé d’un amour qui ressemblât à celui que lui inspirait cette femme ardente, impétueuse, innocente encore, qui croyait à ses devoirs en les sacrifiant, et cédait à la passion, comme à l’enfer, le cœur bourrelé de honte et de remords. À tout prix, il voulait la posséder, s’en enivrer, s’en rassasier, en épuisant avec elle la coupe des voluptés humaines.

« J’ai eu tort de laisser échapper Maillot, se dit-il d’abord. Il fallait écraser cette bête venimeuse… mais comment ?… Il ne voulait pas se battre et je ne pouvais pas le tuer sur place !… Peut-être, après tout, n’aura-t-il pas reconnu Marguerite… Elle était si bien enveloppée !… Peut-être ne parlera-t-il pas… car il a dû comprendre qu’il paierait cher un mot imprudent ! Eh ! d’ailleurs, qu’importe ? bien d’autres obstacles nous séparent… bien d’autres dangers nous menacent… Ce témoin mort, un autre surgirait, puis un autre encore !… et, bientôt, avant que j’aie pu triompher de ses derniers scrupules peut-être, on me l’enlèvera pour toujours !… Non ! la vie en ce pays est impossible !… »

Sans but précis encore, sans parti-pris décisif, M. de Rouvré retourna chez lui, mit de l’ordre à ses affaires, brûla quelques billets de la vicomtesse, boucla une valise et demanda un congé au général. Puis il écrivit aussi un billet pour le remettre à sa maîtresse, dans le cas où il ne pourrait lui parler.

« Un espion nous a surpris, disait-il ; c’est Maillot. Tenez-vous sur vos gardes. Niez tout, si l’on vous interrogeait. Je ne puis donc me hasarder à venir la nuit… à moins que ce ne soit pour une démarche dernière ; il faut savoir oser ou s’attendre à être trahis et séparés… — M’aimes-tu, Marguerite ? m’aimes-tu plus que tout ?… — dis oui, et nous serons l’un à l’autre pour toujours. »

Ce billet écrit et plié fin, il demanda son cheval et galopa vers Mauguet. Il arriva sur la fin du dîner, et trouva réunis, autour de la table, mademoiselle de Mauguet, Marguerite, le vicomte, le curé, madame Margerie et M. Thonnerel.

Jusques-là madame de Mauguet s’était efforcée de faire bonne contenance en se disant que, du moins, personne dans son intérieur n’avait encore de soupçons. Mais en face de son amant, elle se troubla. Elle n’avait jamais vu, sans émotion, son mari tendre la main à Emmanuel, et en ce moment, où une indiscrétion pouvait mettre la mort entre ces deux hommes, son rôle d’épouse adultère lui parut si odieux, qu’elle faillit se trahir par la rougeur qui lui monta au front.

La présence du curé aussi la gênait au dernier point. Elle sentait que le regard limpide et profond de ce prêtre perçait son âme à jour, et que, si l’abbé Aubert ignorait ses démarches, il connaissait du moins la folie de son cœur. Aussi le craignait-elle plus encore que Maillot, le témoin de sa faute.

Il y a des moments où la nature, à bout de forces, se refuse à la lutte. Marguerite en était là. Tandis qu’elle aurait dû, pour tenir tête à l’orage, feindre l’indifférence et donner le change à la perspicacité du curé, elle ne put triompher de son accablement ni quitter l’attitude embarrassée d’une coupable.

Il était impossible que cette consternation singulière durât longtemps sans être remarquée. Emmanuel, qui le comprenait, essayait en vain de rappeler Marguerite à elle-même, en lui lançant des regards éloquents. Ces regards se perdirent dans le vide, jusqu’à ce que, par hasard, M. Thonnerel, ayant tourné la tête du côté de l’officier, en surprît un plus clair, plus précis, plus impératif encore que les autres.

Il eut un éblouissement. Juste en ce moment, la vicomtesse leva les yeux, comme réveillée en sursaut par le jet de volonté que son amant dirigeait sur elle. Ces trois coups d’œil s’échangèrent, se heurtèrent, se comprirent en un quart de seconde. Pas un mot ne fut prononcé et tout fut dit.

Quel moment pour ces cœurs pleins de passion, d’orgueil et de douleur !… Le conseiller d’État, qui causait avec Jeanne et le vicomte, sentit la parole expirer sur ses lèvres. Marguerite devint plus rouge que le vin qui brillait dans son verre, puis pâle comme une morte ; M. de Rouvré, lui aussi, devint pâle, mais, plus fort que sa maîtresse, et moins frappé que le vieil ami de la famille, il reprit vite son empire sur lui-même.

— Qu’avez-vous donc, mon ami ? demanda mademoiselle de Mauguet, surprise du brusque silence de Louis Thonnerel.

— Rien… rien…, balbutia le conseiller d’État, plus troublé que les coupables ; je croyais… il m’a semblé que la vicomtesse se trouvait mal ; — et vous, monsieur de Rouvré, ne trouvez-vous pas que madame de Mauguet paraît souffrante ?

Tout le monde, soudain, tourna les yeux vers Marguerite, dont la confusion devint si grande, qu’elle s’évanouit en effet ; mais ce fut une défaillance bientôt vaincue. Jeanne et le vicomte s’empressèrent auprès d’elle, et cet empressement, qui lui faisait horreur, la rendit à elle-même. Tout à coup, elle bondit hors de son fauteuil en s’écriant :

— Laissez-moi !

Puis elle reprit d’une voix plus contenue :

— J’ai besoin d’air, cela passera.

Et elle s’enfuit au jardin, en repoussant son mari qui voulait la suivre.

Cet incident rapide et singulier jeta l’étonnement et la consternation dans le petit cercle. Les uns, madame Margerie et le vicomte, n’y comprirent rien, et crurent sincèrement à une subite indisposition de la vicomtesse ; les autres, Jeanne et le curé, furent pris d’un serrement de cœur comme à l’approche d’un malheur. Ils savaient lire, d’ailleurs, sur le visage de leur vieil ami, et, sans une cause grave, ils n’y eussent pas vu une altération si grande.

Quant à l’officier, il jouait en ce moment un difficile personnage. D’une part, il sentait que sa présence était inopportune pour tout le monde, et semblait une bravade vis-à-vis de M. Thonnerel ; de l’autre, il ne pouvait quitter la place sans donner plus d’importance à cette scène de famille, sans avouer, pour ainsi dire, ce qu’il espérait encore dissimuler à force d’audace ; sans paraître enfin fuir lâchement devant une explication.

Il s’approcha de la fenêtre à pas lents, souleva le rideau, et suivit du regard la marche saccadée de Marguerite à travers les allées tortueuses qui bordaient l’étang.

— Je nierai tout, pensait-il, si M. Thonnerel me questionne. Que prouve un regard, après tout ? Comment, sur un regard, dresser un acte d’accusation ?… Oui, mais il comprendra bien cela, ne me demandera rien, et demeurera convaincu. Sans doute, sa conviction n’aura pas de portée bien précise… mais il nous surveillera… il nous surprendra… Maillot dira un mot de trop…

La colère le prit. « Allons ! se dit-il, il faut en finir !… j’enlèverai Marguerite ! »

Cette résolution, qui flottait indécise dans son esprit, une fois arrêtée, il retrouva tout son calme et ne songea plus qu’au moyen de glisser à sa maîtresse le billet qu’il avait préparé.

Lorsqu’on descendit au jardin, pour rejoindre la vicomtesse, il s’attacha aux pas de Charles de Mauguet : c’était à ses côtés et sous son égide, pour ainsi dire, qu’il comptait remettre ce terrible morceau de papier, qui devait détruire à jamais le bonheur de la famille.

Le crépuscule tombait et semblait rendre plus facile cette entreprise audacieuse. Mais le conseiller d’État ne se laissa pas gagner de vitesse. Il marcha franchement vers la vicomtesse et lui prit le bras d’autorité.

En ce moment, la pauvre créature était arrivée au dernier paroxysme de l’aveuglement. La scène qui venait d’avoir lieu lui avait rendu l’énergie, mais l’énergie du mal. Comme toutes les natures exaltées, Marguerite passait vite de l’excès de l’abattement à l’excès de la révolte. En se voyant de tous côtés trahie par le sort, elle se redressa, comme Satan au milieu des flammes. Pendant le court espace de temps qu’elle avait passé seule, au jardin, les idées les plus terribles s’étaient succédé dans son cerveau malade.

« Hé quoi ! avait-elle pensé, suis-je donc la chose de tous ces gens qui m’entourent et me gardent ici comme dans une prison morale ? Suis-je donc vouée au malheur par une divinité cruelle, qui ne m’aurait jetée sur la terre que pour me montrer le bonheur et me le refuser ? Que m’importe une vertu qui me torture ! Ai-je vécu jusqu’à ce jour ? Je compte trente années, et je cherche en vain dans mes souvenirs les heures où mon cœur a battu. Puis, voilà qu’aujourd’hui, parce que je suis l’épouse d’un homme que je n’aime point, parce que je suis la mère d’un enfant dont le cœur et les jeunes caresses appartiennent à d’autres, parce que je porte le nom d’un vieux et triste manoir, toutes les puissances sociales, représentées par les parents, les amis, les convenances, et je ne sais quoi d’odieusement tyrannique, se liguent contre moi, me surveillent, me jugent, m’humilient, me menacent même… se mettent, enfin, entre moi et mon amant, comme l’archange, à l’épée flamboyante, qui gardait l’entrée du paradis terrestre… »

Elle tremblait, non de crainte, mais de fureur. Heureusement, M. Thonnerel ne lui dit alors que des choses indifférentes. S’il eût fait une seule question, s’il eût prononcé un mot imprudent, Marguerite aurait laissé éclater son orgueil et sa colère dans une épouvantable sortie.

Cependant, tandis qu’Emmanuel roulait fiévreusement entre ses doigts le billet qu’il lui destinait, elle cherchait aussi, de tout son pouvoir, le moyen de lui remettre celui qu’elle avait écrit en rentrant. La lutte n’était pas égale entre leurs deux volontés unies dans le même but, et la volonté isolée du conseiller d’État, qu’aucune autre ne soutenait. À force de persévérance, les amants devaient arriver à se joindre une seconde… Mais quand ?…

La promenade se prolongeait, et toujours M. Thonnerel maintenait Marguerite à distance du groupe où se trouvait Emmanuel. Enfin mademoiselle de Mauguet dit qu’elle avait froid, et l’on regagna le château.

Dès qu’on fut arrivé sur la terrasse, la vicomtesse dégagea énergiquement son bras de l’étreinte de M. Thonnerel, et s’élança dans le salon. M. de Rouvré y entra en même temps, et leurs mains se rencontrèrent dans un choc rapide ; seulement, comme chacune d’elles tenait un billet, et que l’officier seul s’attendait à en recevoir un, il y eut dans l’échange un manque de précision. Un des billets tomba, et ni Emmanuel, ni Marguerite ne s’en aperçurent, car on entrait sur leurs pas, et ils se séparèrent plus vite encore qu’ils ne s’étaient joints.

Mais tout à coup ils pâlirent horriblement : M. de Rouvré s’élança en avant, madame de Mauguet poussa un cri de terreur. En face d’eux, et venant du fond de la pièce, et non du jardin, l’abbé Aubert se dressait comme un juge ou comme un exécuteur. Il posa vivement le pied sur le billet tombé, repoussa l’officier d’un puissant coup d’épaule, et ramassa le fatal papier.

Tout cela s’exécuta plus vite qu’on ne le peut dire.

— Monsieur ! s’écria Emmanuel, en saisissant à son tour le bras du prêtre de toute la force de ses doigts.

Mais l’abbé ne sourcilla pas, se dégagea, fit quelques pas, et jeta le billet dans la cheminée où brûlait une grande flambée de sarments.

En ce moment Jeanne, le conseiller d’État et madame Margerie entraient.

— Ce papier m’appartenait, dit M. de Rouvré d’une voix étranglée par la colère.

— Il n’appartient plus qu’au Dieu qui lit au fond des consciences, répondit le prêtre.

Cependant, l’officier ne pouvait endurer cette injure. Il s’approcha du curé, pour ne pas être entendu, et reprit d’un ton bref :

— Vous deviez me le rendre.

— Ni le rendre, ni le livrer.

Il y eut un moment de silence pendant lequel l’officier se recueillit avant de dire :

— Est-ce à l’homme ou au prêtre que je dois demander compte ?…

— Au prêtre ! interrompit Sylvain Aubert, et le prêtre ne rend des comptes qu’à Dieu.

M. Thonnerel avait-il encore vu ou deviné quelque chose ? Les amants ne le purent savoir, lorsqu’ils tournèrent leurs yeux de ce côté ; car le vieux conseiller d’État tenait le journal, et semblait s’absorber dans la lecture du premier article.

Mais ils sentirent, par une rapide intuition, que leur sort était en ce moment entre les mains de deux personnes qui ne pouvaient ni ne devaient se taire, que l’heure critique sonnait, et qu’un terrible orage, qui s’amoncelait lentement dans l’air autour d’eux, allait éclater sur leurs têtes.

M. de Rouvré, dont le parti était pris, et qui avait du courage, demeura malgré l’heure avancée, s’assit entre Marguerite et mademoiselle de Mauguet, s’empara d’un journal comme le conseiller d’État, et attendit.

Pour Marguerite, jamais elle n’avait aimé son amant comme à cette heure. Elle éprouvait des transports jusqu’alors inconnus, et s’enflammait de toute la haine qui s’élevait dans son cœur contre ses gardiens. Elle aurait voulu les braver, en criant tout haut son amour. Et puis, elle éprouvait des soifs inextinguibles de fuir avec Emmanuel, non plus pour ne pas souiller le toit conjugal, mais pour se livrer sans entraves aux vertiges de la passion.

La noble et sereine figure de mademoiselle de Mauguet était ce soir-là rêveuse et attristée. Jeanne ne se rendait pas compte de la cause du danger et de la gravité de la situation ; mais elle sentait le malheur planer sur sa maison, et elle attendait dans l’angoisse.

La petite assemblée, qu’agitaient de si grandes douleurs et de si menaçantes passions, demeura longtemps silencieuse. Le vicomte et madame Margerie, seuls, causaient, car ils ne savaient rien du redoutable drame qui couvait sous ce silence.

Louis Thonnerel, enfin, sortit de sa préoccupation douloureuse pour dire à Jeanne :

— Voici aujourd’hui vingt-six ans, mademoiselle, que nous inaugurions ensemble votre rentrée à Mauguet. Bien des événements ont surgi depuis lors… bien des sentiments se sont modifiés dans nos cœurs, avec les années… mais le pur lien d’amitié qui nous unissait est devenu encore plus puissant…

— Nous étions quatre, alors, autour d’un foyer dévasté…, reprit Jeanne ; aujourd’hui nous sommes six, continua-t-elle en enveloppant Louis, le vicomte, le curé, Marguerite et madame Margerie, dans un seul regard qui séparait Emmanuel de la famille mieux qu’un mur d’enceinte. Nous sommes sept, même, en comptant l’enfant auquel appartient l’avenir… et pourtant il manque parmi nous un des représentants du passé.

La voix de Jeanne faiblit, à cette allusion à la mort récente du docteur, et deux larmes coulèrent sur les joues ridées de la veuve.

— Chère mademoiselle, tenons-nous pour heureux et bien favorisés de la Providence, quand nos amitiés, ici-bas, ne sont rompues que par la mort, dit l’abbé Aubert tout ému en songeant au coup, bien plus rude, qui attendait la noble créature.

— Avec quelle ardeur vous souhaitiez alors de reconstituer votre maison ! de refaire une fortune à vos héritiers !… et moi, comme j’étais jeune, comme je vous admirais ! s’écria Louis Thonnerel.

— Et vous avez réussi, chère tante… Je vous dois tout… Vous êtes la fée tutélaire de Mauguet ! vint dire le vicomte, en portant à ses lèvres la main amaigrie de la vieille fille.

— J’ai fait mon devoir… et j’en suis bien doucement récompensée…

— Vous avez fait plus que votre devoir, ma chère sœur… et à quel prix ! au prix de votre cœur étouffé, déchiré…, reprit le curé.

— Les passions qui secouent notre faible cœur s’éteignent ou se lassent avec l’âge… et les années qui s’amoncellent sont comme la cendre qui recouvre un foyer ardent. On s’étonne, après un certain temps, qu’elles vous aient coûté tant de peine à vaincre… Mais j’avais oublié la date de cet anniversaire… merci de réveiller mes souvenirs, Louis ! Je ne sais pas pourquoi, ce soir, je me sentais triste et disposée aux larmes ! Et voilà que d’une seule parole vous dissipez ma mélancolie… Ainsi, c’est jour de fête aujourd’hui ! Mes amis, mes enfants, réjouissons-nous ensemble !

— Oui ! s’écria le vicomte. Il faut marquer cette date par un nouveau souvenir. Ma tante, comme vous le disiez, c’est jour de fête ; mais c’est votre fête ! Je veux que nous vous la souhaitions tous, et que nous vous offrions, en guise de bouquet, les meilleurs, les plus purs, les plus doux sentiments de nos cœurs… et, pour donner à ces fleurs impalpables une représentation sensible, Marguerite, allez chercher votre fils ! Il est huit heures à peine, Pierre ne sera pas encore couché. Apportez-le sur les genoux de sa tante, et enseignez-lui, pour elle, des paroles d’amour et de respect !

Mademoiselle de Mauguet prit à deux mains la tête de son neveu qui s’était agenouillé devant elle, et l’embrassa au front. Puis elle se leva émue et frémissante, belle encore, de cette beauté de l’âme qui rayonne à travers les traits flétris et les transfigure. Le curé, M. Thonnerel, madame Margerie, s’empressèrent autour d’elle, et sur tous leurs visages se peignaient la tendresse et le respect.

Marguerite s’était hâtée d’obéir à son mari, heureuse d’avoir un prétexte pour sortir un instant de ce milieu où elle étouffait, et ne pas se joindre à ces témoignages et à ces caresses.

Emmanuel de Rouvré ne supportait qu’avec impatience la fausseté de sa position ; mais il avait résolu d’en finir avec tous les obstacles, et de vaincre, puisque le combat était engagé.

Il se tint à l’écart, près de la porte, pour pouvoir jeter un mot à madame de Mauguet lorsqu’elle rentrerait.

Pierre arriva le premier, en courant. Il se jeta impétueusement dans les bras de sa grand’tante, tandis que sa mère le suivait à pas lents et s’approchait du groupe, pâle, roide comme une statue, et les yeux allumés du feu sombre de la haine.

Elle demeura en arrière, comme si l’empressement de son fils, de son mari et de ses amis l’avait empêchée de parvenir jusqu’à Jeanne, mais, en réalité, parce qu’elle ne pouvait ni triompher de la révolte de son cœur, ni affronter les regards profondément interrogateurs de Louis et de l’abbé Aubert. On eût dit, à la voir ainsi debout dans la pénombre projetée par l’abat-jour de la lampe, un sinistre et menaçant fantôme.

Tout à coup elle sentit près de son épaule un froissement léger ; et, à son oreille, une voix bien connue, une voix toute-puissante murmura, si bas qu’elle devina les mots plutôt qu’elle ne les entendit :

« La connais-tu, cette contrée où les citronniers fleurissent ?… »

Elle se retourna par un mouvement automatique, et répondit plus bas encore :

— Eh bien !… quand vous voudrez…

Ces paroles une fois tombées de ses lèvres, elle eut horreur d’elle-même et quitta la place, pour s’éloigner franchement du groupe de la famille. Elle s’assit près du feu, en face d’Emmanuel, comme si elle eût été dans ce salon la dernière des étrangères.

L’abbé Aubert et Louis Thonnerel seuls s’aperçurent de cet isolement marqué ; leur douleur en augmenta, car ce mouvement de séparation trahissait l’étendue du mal. « Ainsi donc, pensèrent-ils, cette femme, l’épouse et la mère, ne tient plus à la famille ! Son cœur adultère est tout entier à cet étranger, que nul de nous ne connaissait il y a trois mois, et dont elle-même avait presque perdu le souvenir ! Tandis que nous nous unissons dans un même but et dans une même reconnaissance, elle n’éprouve rien pour la noble femme qui s’est offerte en holocauste au salut de sa maison, ou plutôt elle n’éprouve qu’un sentiment horrible, le besoin de nous voir tous anéantis, car nous sommes entre elle et sa passion ! »

— Il faut, ma chère tante, dit le vicomte, que nous célébrions en famille ce bienheureux anniversaire. Nous souperons tous ensemble, et Pierre, si vous le voulez bien, veillera et soupera avec nous pour la première fois. Madame Margerie représentera l’ami dont le souvenir vivra toujours parmi nous. Ainsi, vous verrez en même temps, autour de vous, le passé, le présent et l’avenir : votre ouvrage !

Le visage de Jeanne de Mauguet était illuminé par une joie divine.

— Ah ! que ce moment paye bien des douleurs ! dit-elle. Eh bien ! oui, je veux en jouir, je veux me dire et m’entendre dire ce soir que j’ai relevé ce toit qui tombait, que j’ai remplacé par l’abondance la plus triste misère, la misère de la noblesse qui n’a ni terres ni récoltes, et qui cache son blason sous un manteau troué ; que j’ai préparé pour d’autres les joies intimes dont je me suis privée. Je veux sentir enfin le bonheur qui vaut tous les sacrifices, car je ne sais pas pourquoi, — la vieillesse a de ces heures pénibles ! — mais j’ai besoin d’être heureuse aujourd’hui !

Elle sonna ; une servante parut.

— Dites à Myon de faire mettre le service des jours de fête et des fleurs sur la table. — Cette brave Myon m’a bien aidée dans mon œuvre, mes enfants, reprit-elle. Je veux qu’elle ait sa place à ce souper d’anniversaire. Le permettez-vous, Marguerite ?

— Ma tante ? s’écria madame de Mauguet comme éveillée en sursaut par cette question.

— Je vous demande si vous permettez que Myon soupe ce soir à notre table.

— Certainement… tout ce que vous voudrez, ma tante !

— Eh bien ! dites encore à Myon de mettre un couvert de plus.

Personne, jusqu’alors, n’avait pris garde à M. de Rouvré, et cet oubli semblait une manière de lui faire entendre combien sa présence était déplacée en ce moment. Il se leva pour prendre congé. D’ailleurs, il emportait le consentement de Marguerite, et n’avait plus rien à attendre dans cet intérieur où il se sentait mal à l’aise. En y demeurant jusque-là, il s’était suffisamment offert aux questions et aux provocations de l’abbé Aubert et de M. Thonnerel ; il devait maintenant songer à ses préparatifs, et faire entendre à la vicomtesse de se tenir prête.

Mais Charles de Mauguet ne lui laissa pas le temps de parler.

— Mon cher Rouvré, s’écria-t-il, vous souperez avec nous, je l’exige. Il ne faut pas que les anciennes amitiés effrayent les nouvelles. Nous avons été tout entiers, d’abord, à nos souvenirs et à nos vieilles affections. Mais croyez bien que nous serions tous au désespoir, si vous preniez la fuite devant notre fête de famille.

— Excusez-moi, mon cher vicomte, je ne puis accepter votre gracieuse invitation ; je serais vraiment un convive trop nouveau parmi vous. Et puis, je suis obligé de retourner de bonne heure à Limoges, car je pars demain matin.

— Vous partez ?

— Oui, j’ai obtenu un congé. Je vais faire un petit voyage.

— Ah ! comme cela, subitement ? Ainsi votre visite est une visite d’adieux ? Mais j’espère que nous ne tarderons pas à vous revoir ?

— Certainement. — Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Jeanne, je regrette de ne pouvoir m’unir plus longtemps à ceux qui vont vous souhaiter longue et heureuse vie. Madame de Mauguet daignera aussi m’excuser ; un voyage, si court qu’il soit, demande toujours quelques apprêts.

Il se dirigea vers la porte, après avoir dit adieu à madame Margerie, et adressé un profond salut au curé et au conseiller d’État, qui répondirent par une inclination de tête, en jetant sur lui un singulier regard d’incertitude, d’étonnement et d’interrogation. Le vicomte l’accompagna en lui faisant mille civilités, et en lui témoignant, sur sa courte absence, des regrets qui ne manquaient point de sincérité, car la société de l’officier était un intérêt dans la vie monotone de Charles de Mauguet.

— À bientôt donc ! dit-il, sur le seuil de la porte ; et il tendit la main.

Emmanuel pâlit et eut un mouvement d’hésitation ; mais ce fut l’affaire d’une seconde, et il mit sa main dans celle du vicomte de Mauguet.

Marguerite n’avait pu trouver la force ni de se composer un maintien, ni de répondre à son amant, même par un salut. Elle recueillait soigneusement le sens de ses paroles, pour s’y conformer, et le regardait sortir avec des yeux fixes et allumés par la fièvre.

La soirée s’acheva dans un inexprimable malaise. L’abbé Aubert et Louis Thonnerel se demandaient quel jeu se cachait sous ce départ subitement annoncé par M. de Rouvré, n’osaient croire à un mouvement de repentir, et n’arrivaient point à déguiser leur préoccupation. Jeanne essayait en vain de secouer de vagues inquiétudes ; madame Margerie n’était point dans une disposition de cœur à ramener la gaieté dans un cercle attristé. Quant à Marguerite, depuis le consentement qu’elle avait donné, elle ne vivait plus. Nulle résolution ne pouvait triompher de l’ouragan soulevé dans son cœur par toutes les passions déchaînées.

Le vicomte seul, et Pierre, restaient insouciants ; mais ni les efforts du premier, ni les jeux bruyants du second, ne parvenaient à ranimer la joie dans les cœurs ; les félicitations adressées à Jeanne étaient forcées, les projets d’avenir qu’elle faisait entrevoir ne trouvaient point d’écho. Cependant l’abbé Aubert et Louis cherchaient de tout leur pouvoir à dissimuler leur peine. Ils auraient voulu, malgré tout, faire cette soirée belle comme un jour de triomphe, et ne trouvaient point de paroles pour exprimer le bonheur.

Myon égaya un peu le souper par son bavardage important ; l’enfant avec ses petites saillies empêcha la conversation de s’éteindre tout à fait, mais ces surexcitations factices devenaient pénibles aux âmes tourmentées et, quand l’heure de la retraite eut sonné, elles se sentirent soulagées du poids d’une lourde contrainte.

En s’agenouillant pour la prière, Marguerite se dit qu’elle allait pour la dernière fois, sans doute, prendre part à un des actes communs de la famille. Son cœur se serra malgré la sauvage énergie de sa résolution. Il lui sembla qu’elle n’eût point voulu être entraînée ainsi par la fatalité. La veille encore, elle était si loin de prendre le parti terrible de quitter son fils et son mari pour fuir avec son amant ! Alors, l’idée du déshonneur, secret même, lui faisait horreur lorsqu’elle réfléchissait froidement à sa situation ; et maintenant, elle courait au-devant du déshonneur public !

« Aujourd’hui, se disait-elle, je suis encore la mère et l’épouse entourée de respect ; j’ai pour moi toutes les lois et toutes les garanties sociales ; demain, je ne serai plus qu’une femme perdue… une de ces pauvres créatures vouées à toutes les insultes, livrées à toutes les tyrannies, parce qu’elles sont en dehors des lois, et que le code qui les régit n’a pour base que le droit du plus fort ! »

Son orgueil patricien se révoltait à ces pensées. Elle ne pouvait y croire et se demandait si elle ne marchait pas à travers un épouvantable cauchemar. Cependant une fatalité irrésistible la poussait en avant, dans la voie de perdition. Depuis la veille, les catastrophes s’étaient multipliées et avaient rendu sa situation intolérable.

Si son orgueil se cabrait à l’idée de devenir une femme déchue, il se cabrait plus encore à l’idée de subir les reproches de sa famille, de se trouver devant Jeanne et le curé dans l’attitude d’une coupable. Affronter leur blâme lui semblait plus cruel que d’affronter le mépris du monde entier. Et puis, Maillot ne tenait-il pas son secret, n’était-il pas le maître de sa réputation ?

« Je suis bien perdue, pensait la malheureuse femme. À quoi bon me débattre encore ? Et qui sait, d’ailleurs, dans le cas où j’essayerais de rester dans la maison de mon mari, si l’on ne m’en chasserait pas demain ?… allons ! le sort en est jeté !… Pourtant que de liens, dont je ne soupçonnais pas la force, m’attachent ici ! »

Mais une vision, un éblouissement comme il en passe devant l’imagination pendant les heures fiévreuses de la passion, lui montra tout à coup un ciel resplendissant d’azur et de soleil, Emmanuel et la liberté !

En ce moment, la voix argentine de Pierre de Mauguet achevait la prière. On se leva, les domestiques sortirent. Marguerite voulut éviter les souhaits et les effusions qui allaient terminer cette soirée, et embrasser un moment, sans témoin, cet enfant qu’elle abandonnait. Elle s’enfuit en l’entraînant vers la chambre où il couchait : la chambre de Jeanne !

Depuis bien longtemps il ne lui était pas arrivé de le tenir ainsi dans ses bras, sans contrôle, de lui parler sans qu’une voix, plus tendre et plus écoutée, lui parlât en même temps. Elle éprouva une sorte de joie âpre et jalouse en le pressant sur son cœur, d’une étreinte suprême, puis une douleur horrible et inconnue en le déshabillant, et en se disant qu’elle le voyait pour la dernière fois… qu’elle ne tiendrait plus à pleines mains sa chevelure souple et soyeuse, ni ses petits pieds blancs ; qu’elle n’entendrait plus son mignon babil, qui tant de fois pourtant l’avait impatientée, tandis qu’elle rêvait à son amant.

— Pierre, m’aimes-tu un peu ? lui dit-elle.

— Oui maman, je t’aime de tout mon cœur, répondit-il, comme s’il eût récité une leçon apprise.

— Qui est-ce qui t’a dit de m’aimer comme cela ?

— Ma tante.

— Qui aimes-tu mieux, ta tante, ton papa, ou moi ?

— Je vous aime bien tous les trois.

— Mais voudrais-tu venir avec moi, si je m’en allais, ou rester avec la tante ?

L’enfant ne répondit pas.

— Ah ! comme tu te passeras bien de moi ! dit la mère, avec une exclamation douloureuse.

Elle avait assis Pierre sur le lit et s’était agenouillée par terre, pour le déchausser. Quand ce fut fini, elle le regarda et détailla une à une les perfections de ce petit être, blanc et rose, qui lui appartenait pourtant, plus qu’à nulle autre personne au monde. Un sentiment étrange, et qu’elle n’avait jamais éprouvé, envahit son cœur. Ses larmes amoncelées coulèrent à flots. Elle le coucha pour qu’il ne prît pas froid, le couvrit bien et se cacha la tête dans les couvertures, pour pleurer à l’aise, sans qu’il l’entendît.

Elle pleura beaucoup et ne tint nul compte du temps qui s’écoulait. Enfin, elle leva la tête et vit à l’horloge qu’il était près de minuit. L’enfant dormait. Une terreur soudaine la fit tressaillir.

— Que fait mademoiselle de Mauguet qu’elle n’est point encore venue se coucher ? se demanda Marguerite… Et Emmanuel ? Que va-t-il entreprendre ? Quel drame se prépare autour de moi ?

Elle déposa un dernier baiser sur le front de son fils, sortit de la chambre à pas légers, et revint vers le salon où brillait encore de la lumière. Elle allait à tâtons, en suivant le mur. Arrivée près de la porte, elle avança la tête avec précaution, pour voir sans être vue. Jeanne, M. Thonnerel et le curé causaient à voix basse, et deux grosses larmes roulaient sur les joues de mademoiselle de Mauguet.

« Ils décident de mon sort, se dit-elle. Eh bien ! je vais trancher la question, avant qu’ils ne l’aient résolue !… »

Sans perdre une minute, elle retourna en arrière, gagna sa chambre, et s’y enferma. Puis elle fit doucement glisser dans leurs gâches les verroux du cabinet de toilette, entr’ouvrit sa fenêtre, écouta si rien dans le silence de la nuit ne trahissait la présence de son amant, rassembla quelques bardes à la hâte, et attendit.

Le clair de lune seul, éclatant comme la veille, éclairait cette chambre en désordre, où gisait, au milieu des vêtements épars, une femme en proie aux plus violentes angoisses et au plus dangereux délire. Elle était assise dans une bergère, les bras pendants, les yeux fixes, l’oreille tendue pour percevoir les moindres bruits qui témoigneraient du départ de ses juges ou de l’arrivée de son amant.

Longtemps elle n’entendit que les battements précipités de son cœur. Enfin, il lui sembla que la porte de la cour s’ouvrait et se refermait, et qu’on marchait dans le corridor, comme si, la délibération finie, M. Thonnerel et Jeanne regagnaient leurs chambres.

Elle respira, délivrée d’une première terreur, et recommença une nouvelle attente… une de ces attentes suprêmes et terribles, pendant lesquelles nulle appréciation humaine ne peut mesurer le temps, parce que les conditions ordinaires de la vie sont suspendues ; que le sang bat dans les artères avec une vitesse double ; que la pensée marche dans le cerveau comme les rouages d’une horloge sans balancier, et fournit, en dix minutes, le travail d’une heure.

Nul bruit, nul signal ne venait suspendre sa fièvre ; et pourtant l’anxiété avait décuplé la puissance de ses sens ; elle eût distingué le plus léger froissement du feuillage, et les pas les plus assourdis.

Deux heures sonnèrent.

« N’est-ce donc point pour cette nuit ? » se dit-elle avec des alternatives de soulagement et d’effroi…

Tantôt elle souhaitait qu’il ne vînt pas, tantôt elle l’appelait avec des trépidations d’impatience. La lune envoyait toujours par les fenêtres ses grandes nappes de lumière argentée ; les gouttes d’eau qui suintaient à travers les rochers tombaient dans l’étang, avec une régularité monotone ; et Marguerite restait seule, immobile dans sa bergère, ne sachant plus si elle vivait en ce monde, ou si elle s’agitait au delà, dans une atmosphère embrasée, où combattaient des démons inconnus.

Enfin, une clef tourna doucement dans la serrure de la porte du cabinet de toilette ; Marguerite entendit cette porte grincer sur ses gonds, malgré les précautions infinies de la main qui l’ouvrait et la refermait. Soudain son cœur cessa de battre, son sang se glaça dans ses veines. Elle se leva tout d’une pièce, et étendit sa main dans l’ombre pour y chercher Emmanuel.

— C’est moi ! murmura-t-il, en saisissant cette main de marbre ; êtes-vous prête, Marguerite ?

Et d’une voix si basse que son amant l’entendit à peine, elle répondit :

— Oui !

Un moment ils demeurèrent embrassés, dans cette chambre où déjà ils avaient connu de folles ivresses et de terribles angoisses. Marguerite pleurait et pressait son amant d’étreintes convulsives. C’était comme des promesses d’amour qu’elle lui faisait, et d’autres qu’elle demandait en échange.

— Viens, dit-il, ne nous attardons pas.

Elle se dégagea doucement, et jeta un regard autour d’elle pour dire adieu à ces meubles, à ces gravures, à ces mille riens qui avaient environné sa vie depuis tant d’années déjà, et qu’on distinguait à peine dans l’obscurité ; puis elle marcha vers son petit bureau, l’ouvrit, et en tira le cahier où tant de fois elle avait épanché son cœur. Ce cahier, elle le posa bien en vue, connue l’explication de son départ et le testament de son cœur coupable. D’abord, en rentrant dans sa chambre, elle voulait écrire ; mais à quoi bon ? et que pouvait-elle dire que ne dissent cent fois mieux ces pages, écrites jour par jour, et racontant, une à une, ses tentations et ses tortures ?

— Il m’a fallu retourner à Limoges, où j’ai eu bien de la peine à trouver une voiture qui nous attend maintenant sur la grande route, près de la Poitevine. Nous allons gagner Poitiers où nous prendrons d’abord la diligence pour Paris. Je n’ai pas voulu qu’on vous vît avec moi traverser Limoges, car il fera jour bientôt. Et puis, si l’on nous poursuit…

— Oh !… vous me tueriez, Emmanuel, plutôt que de me laisser prendre ?

— Partons vite, Marguerite ; le temps presse, le jour approche, il faut aller à pied jusqu’à la grande route. Profitons de l’heure qui va s’écouler entre le coucher de la lune et le lever du jour. Avez-vous quelques bagages ?… donnez-les-moi.

Marguerite se prosterna en étouffant les sanglots qui l’oppressaient, envoya un adieu suprême à son fils, et suivit son amant, folle de consternation, et sans comprendre encore ce qu’elle allait faire, ni quelle fatalité la poussait à cette irréparable démarche.

Emmanuel appuya doucement le doigt sur le bouton de la serrure pour ouvrir la porte du cabinet, cette dernière barrière qui séparait encore la vicomtesse de Mauguet de la honte ; la targette céda, mais la porte demeura immobile. Il tira plus fort cette porte rebelle… mais la clef qu’il avait laissée sur la serrure, en entrant, avait été tournée du dehors. Ils étaient enfermés…

Ils poussèrent un double cri de terreur et de rage et coururent d’un mouvement spontané vers la fenêtre.

Emmanuel disait : — Fuyons par là, s’il en est temps encore ! et Marguerite songeait à l’étang, béant à ses pieds, comme un gouffre, et murmurait : — Mourons ensemble !

Mais, sur l’appui de la fenêtre, brillait une petite lampe dont la flamme, agitée par le vent, lançait dans la chambre des lueurs intermittentes.

Ils s’arrêtèrent devant cet obstacle, si frêle et si terrible, et se consultèrent d’un indéfinissable regard où luttaient la peur, la passion et la colère.

— Nous sommes traqués et pris comme des bêtes fauves ! s’écria Marguerite hors d’elle-même.

Soudain, les derniers remords s’éteignirent dans son cœur. Un ouragan d’orgueil et de révolte lui monta au cerveau.

— Tenons tête au malheur, dit-elle, et, puisqu’on nous empêche de fuir en nous cachant, nous sortirons par la grande porte de Mauguet !

— Bien ! répondit l’officier ; nous partirons dans une heure, ou je serai mort.

On frappa doucement à la porte qui s’ouvrait sur le corridor. Cette fois, la vicomtesse n’hésita pas comme la nuit où Myon avait causé ses premières terreurs. Sans plus attendre elle y courut, repoussa le verrou et l’ouvrit toute grande.

Jeanne de Mauguet apparut sur le seuil, pâle, tremblante, plus émue que la coupable. La lampe qu’elle portait faillit lui échapper des mains, et elle demeura immobile et sans voix devant l’expression sauvage de Marguerite, qui lui montrait l’officier d’un geste audacieux en s’écriant :

— C’est mon amant, mademoiselle, avec lequel je vais partir !

Il y eut un moment de silence effrayant. Puis mademoiselle de Mauguet triompha de son saisissement, entra, posa sa lampe sur un meuble, et referma la porte avec précaution.

Sans pouvoir parler encore, elle marcha vers la vicomtesse, lui saisit les deux mains d’une puissante étreinte, et la regarda de ce regard fixe et profond qui dompte les fous.

Marguerite d’abord voulut résister :

— Mademoiselle, laissez-moi sortir ; mon parti est pris.

— Ne parlez pas si haut, répondit simplement Jeanne d’une voix douce, mais encore mal assurée ; il est inutile de réveiller les gens qui dorment.

— Ah ! il y a encore des gens qui dorment ?… Eh ! bien, croyez-moi, mademoiselle, ne vous opposez pas à mon départ… ne me forcez pas à attendre ici le mépris et l’injure. Je suis une femme perdue, vous le voyez bien… au lieu de me retenir, vous devriez me chasser…

— Vous souffrez, mon enfant, reprit Jeanne d’une voix plus douce encore ; calmez-vous.

Et, d’un mouvement plein d’autorité affectueuse, elle assit Marguerite dans un fauteuil en continuant :

— Bien que je sois vieille fille, j’ai aimé, moi aussi ; comment n’aurais-je pas pitié de vos peines ?

— Je ne veux pas de pitié, répliqua l’orgueilleuse femme en se redressant de toute sa hauteur… Si j’aime en dehors des lois, c’est que les lois m’ont blessée ! c’est que mon cœur n’a su où se prendre, dans la vie que vous m’avez faite ; c’est que je ne suis pas née, moi, seulement pour servir d’intermédiaire entre le passé et l’avenir de votre maison, pour être un pion dans votre jeu, un meuble nécessaire dans votre vieux château. J’ai une âme, je sens, je souffre. Je veux vivre, enfin !

— Croyez-vous donc, Marguerite, que je n’avais pas d’âme, moi ? que je n’ai rien senti ?… que je n’étais pas altérée, aussi, des joies de la vie ?… — Mais il ne s’agit point de ces vieilles douleurs !… Vous avez plus souffert, sans doute, puisque vous avez été plus tentée…

Marguerite chancelait, terrassée par cette grandeur qui se faisait si petite pour lui sauver une humiliation. Ses yeux, brillants encore du feu de la fièvre, avaient perdu de leur expression farouche. Sa résolution tenait toujours, mais son cœur tremblait dans sa poitrine.

Emmanuel de Rouvré, lui, restait immobile, près de la vicomtesse, attendant un mouvement ou un ordre. Il était pâle et contenait sa colère avec peine ; mais il eût préféré vingt fois se trouver en face d’un homme, fût-ce même d’un mari offensé et furieux, qu’en face de cette vieille femme, à la voix douce, à l’attitude miséricordieuse, contre laquelle il ne pouvait rien.

C’est que Jeanne de Mauguet, à cette heure solennelle, semblait apparaître comme la vivante image de l’honneur et du devoir ; et, si le cœur de l’homme est plus accessible encore que celui de la femme aux séductions de l’amour, son esprit, en revanche, est moins entraînable aux sophismes qui justifient les fautes. En enlevant madame de Mauguet, Emmanuel ne songeait qu’à contenter sa passion ; mais il ne s’abusait pas sur la portée d’une action qu’il savait mauvaise et déloyale.

— Serez-vous en paix avec votre conscience, monsieur, demanda Jeanne, quand vous aurez fait franchir à… ma nièce la porte qui la séparera pour toujours de son mari… de son fils ?…

— Mademoiselle, répondit-il avec embarras, pardonnez-moi d’avoir aimé, de m’être fait aimer… mais, maintenant, n’essayez plus de nous retenir… On ne revient pas sur certaines résolutions.

— Vous partirez donc, monsieur ; seulement, je vous préviens que je me mettrai devant chaque porte, et que vous devrez me repousser pour pouvoir passer.

— Que voulez-vous donc, mademoiselle de Mauguet ? s’écria Marguerite ; me retenir ici de force, et prisonnière ?…

— Je ne vous retiens pas, Marguerite ; si je l’avais voulu faire, je ne serais pas venue ici toute seule ; mais il est de mon devoir de protester jusqu’au bout contre votre folie, et de défendre notre honneur commun tant que je pourrai… ; d’ailleurs, il ne vous sera pas difficile de vous ouvrir la route malgré moi… je ne suis pas un obstacle bien puissant…

— Il est des barrières morales plus invincibles que des murailles, reprit l’officier ; mais à quoi bon les élever, maintenant, pour nous défendre l’amour et le bonheur ?…. Vous gagnerez un jour peut-être… Et après ?

— Après ?… balbutia Jeanne épouvantée.

— Enfin, mademoiselle, s’écria Marguerite hors d’elle-même, j’aime M. de Rouvré, moi votre nièce, moi la femme de votre neveu… Eh bien ! malgré cet amour adultère, vous voulez me garder dans votre maison ?

Jeanne eut un moment de doute horrible. Elle regarda les deux amants d’un regard plein d’effroi… une question suprême lui vint aux bords des lèvres… mais elle la retint, et se répondit à elle-même : « Non ! la vicomtesse de Mauguet est pure encore… »

— Je voulais vous rappeler, Marguerite, reprit-elle avec un doux accent de prière, que vous avez un fils… et que, tout à l’heure, Pierre, en se réveillant, cherchera sa mère.

— Sa mère ? Est-ce que je suis sa mère, moi ? autrement que par un vain titre ! Si j’étais sa mère, je l’élèverais, je le soignerais, je l’aurais près de moi, le jour et la nuit… Sa tendresse enfantine m’aurait rempli la cœur peut-être… son berceau m’aurait gardée… — Ah ! laissez-moi partir, mademoiselle de Mauguet ! Ce n’était pas cette corde qu’il fallait toucher pour me retenir !… Mon fils ?… Est-ce que j’ai un fils ?… Est-te que l’enfant qui dort dans votre chambre est à moi ?… Non ! non !… Je n’ai rien, moi… Je ne tiens à rien, parce que nul ne tient à moi… Votre petit-neveu m’oubliera vite dans vos bras… Venez, Emmanuel !

M. de Rouvré, qui voulait en finir, fit un mouvement ; mais, soudain, Jeanne se jeta entre lui et sa maîtresse. Il s’arrêta frappé de stupeur. La sainte femme était tombée à genoux.

— Pardonnez-moi, Marguerite ! s’écriait-elle avec un indicible accent de prière et d’angoisse, et d’une voix où vibraient toutes les éloquences de son cœur.

La vicomtesse recula de quelques pas, stupéfaite et remuée jusqu’au fond des entrailles. M. de Rouvré se précipita pour relever mademoiselle de Mauguet.

— Qu’avez-vous, ma tante ? balbutia Marguerite.

— Je vous demande pardon, reprit Jeanne avec une dignité souveraine, mais en repoussant l’appui d’Emmanuel et en demeurant dans son humble posture. Je vous demande pardon, car je suis coupable de votre malheur, coupable de votre égarement, et je vais être coupable de votre crime, si vous partez. Oui ! c’était à moi de vous défendre, et je vous ai abandonnée… C’était à moi de songer au vide de votre cœur, à l’inaction de votre esprit, et je n’y ai point pris garde… Bien plus, vous aviez un enfant, un aliment pour le besoin de tendresse de votre cœur, et je vous l’ai volé ! Ses premiers sourires, ses petites caresses, ses éclairs d’intelligence enfantine, je me les suis attribués, comme si tout cela n’eût pas été votre bien ! Je m’enivrais de cette maternité, oubliant que je vous dépouillais… C’est parce que vous ne vous sentiez pas mère, que vous avez laissé prendre votre pauvre cœur déshérité… Je gardais tout pour moi, ici !… Je voulais me payer en bonheur de mes peines passées !… J’étais égoïste et cruelle… Ah ! que j’ai dû vous faire souffrir !… Maudissez-moi, Marguerite… Reprochez-moi toutes vos douleurs… mais ne soyez pas impitoyable… Je vous rendrai votre enfant… Ne vous vengez pas d’une si terrible vengeance… Faites-moi grâce !… Restez !…

La vicomtesse sanglotait affaissée dans un fauteuil… Son orgueil était à jamais brisé. Elle regardait, à travers ses larmes, cette femme sublime de grandeur à force d’humilité, belle, malgré les rides et les cheveux blancs, d’une beauté surhumaine, et l’implorant à genoux.

— Je resterai !… murmura-t-elle enfin d’une voix entrecoupée. Puis, tout à coup, elle bondit et s’écria : Mais partez vite, Emmanuel !

Jeanne se releva soudain, et tendit à l’officier la clef qu’elle avait prise sur la porte de la tour.

— Sortez, monsieur ! lui dit-elle.

M. de Rouvré prit la clef, mais demeura sans faire un pas. Il était vaincu, lui aussi ; cependant, il ne pouvait se résoudre à quitter la partie, et à sortir de Mauguet ainsi… seul et chassé !

— Mademoiselle, balbutia-t-il, je ne saurais abandonner madame de Mauguet en ce moment…

— Au nom de l’honneur, sortez, monsieur ! reprit Jeanne avec une énergie toute-puissante ; et quittez le pays à l’instant !

— Marguerite, est-ce par votre ordre que ?…

— Partez, Emmanuel !… répéta la vicomtesse à bout de forces.

— Monsieur ! pas un mot de plus ! s’écria Jeanne en saisissant le bras de M. de Rouvré pour l’entraîner vers le cabinet… pas un mot de plus… car, à vous, qui êtes venu ici apporter le trouble et le malheur… à vous, qui avez failli ruiner l’œuvre de toute ma vie et flétrir l’honneur de ma maison, je n’ai pas de grâce à demander… mais j’ai une grâce à faire.

Cette fois M. de Rouvré ne résista plus. Il obéit à cet accent de suprême commandement, à cet ordre que lui criait sa conscience en même temps que la voix vibrante de Jeanne de Mauguet. Elle l’entraîna ; il se laissa conduire. Elle ouvrit la porte de la tour, regarda l’officier en face d’un regard sévère, et lui dit :

— Monsieur, vous avez une sœur… Un jour peut-être vous aurez une fille… Que voudriez-vous qu’elles fissent dans une pareille situation ? Et, si vous étiez à ma place, que penseriez-vous de l’homme qui jouerait le rôle que vous avez joué ici ?… J’en appelle à votre loyauté et à votre honneur !

— Mademoiselle, reprit-il, je ferai mon devoir. Adieu.

Elle referma la porte et rentra dans la chambre.

Marguerite s’était levée au bruit de la clef tournant dans la serrure. Jeanne la trouva debout, les yeux hagards, le visage contracté par une expression farouche.

— Ainsi, dit-elle, il est parti ?… Vous me l’avez arraché… Tout est fini !…

Il y eut une seconde de silence, puis la vicomtesse courut à la porte et la secoua.

— Ouvrez-moi, disait-elle, que je le voie encore une fois… de loin… que je lui crie un adieu suprême…

— Venez voir Pierre qui dort, répondit Jeanne en s’efforçant de la calmer.

Marguerite retourna sur ses pas, morne et froide. Elle retomba dans son fauteuil, et reprit d’un air égaré :

— Il est parti !… c’est-à-dire la jeunesse et la vie… tout !… faites creuser ma tombe !

Puis les larmes, un moment taries, recommencèrent à couler. Il faisait petit jour. Jeanne éteignit la lampe, déshabilla sa nièce, et la mit au lit comme un enfant.

— Je vais vous apporter votre fils, dit-elle ; du courage, Marguerite !

Mais la pauvre créature n’entendait plus rien. Elle tremblait et sursautait dans son lit ; ses dents claquaient et elle répétait :

— Il est parti !…

C’était le délire.

En se retrouvant dehors, et seul dans la campagne, le premier sentiment d’Emmanuel de Rouvré avait été un sentiment de dépit. Mais à peine eut-il fait quelques pas, que l’air du matin calma l’effervescence de ses idées ; une sorte de soulagement inavoué remplaça dans son cœur la rage de la défection et la douleur du renoncement. Lui aussi, depuis vingt-quatre heures, il avait été entraîné par les événements, plus vite et plus loin, peut-être, qu’il n’aurait voulu. Poussé par le désir, excité par les obstacles, il s’était décidé à enlever sa maîtresse ; mais sans vouloir envisager l’énormité de l’action, ni calculer jusqu’à quel point il engageait sa vie. À cette heure, tandis qu’il jetait sur les tours de Mauguet, qui se dessinaient en noir sur le ciel clair, de longs regards de regret, sa conscience se sentait comme dégagée d’un grand poids. La passion déçue luttait dans son cœur avec la consolation d’être délivré d’un remords, et un secret amour de sa liberté.

Il cheminait machinalement vers la grande route, à travers les bois et les prés, pour regagner la voiture qui devait emporter lui et madame de Mauguet ; et, tout en marchant dans l’herbe humide, et en se serrant dans son manteau pour se défendre de la bise piquante de l’aube, il prenait tour à tour les résolutions les plus contraires. Tantôt il voulait quitter le pays à l’instant, et sans jamais rien revoir qui dût lui rappeler l’idole abandonnée ; tantôt, malgré la promesse arrachée par Jeanne, il songeait à se venger de son échec par une éclatante victoire ; tantôt, enfin, ni complétement généreux, ni complètement déloyal, il se promettait de revenir errer dans cette campagne, où il avait passé près de Marguerite de si belles heures ; de rechercher dans cet air embaumé d’amour quelques vestiges de bonheur…, de revoir sa maîtresse un instant…

Au moment où il allait sortir du taillis qui bordait la route et rejoindre sa voiture, il se trouva face à face avec M. Thonnerel.

— Je vous attendais, monsieur, dit le conseiller d’État.

— Ah !… très-bien ! répondit l’officier qui, à la vue d’un homme, sentit soudain le besoin de venger sa déconvenue. Monsieur, je suis à vos ordres.

M. Thonnerel marcha vers une clairière où gisaient sur le gazon deux épées et une boîte à pistolets.

Sans plus d’explication, l’officier jeta son manteau à terre, puis sa redingote, et dit :

— C’est à vous de choisir les armes, monsieur… Avez-vous eu soin de prévenir le cocher de la voiture qui attend à la Poitevine ? Il faut qu’il se tienne aux ordres de celui de nous qui sera vainqueur.

— Monsieur, reprit le conseiller d’État, je craignais, en trouvant ici cette voiture de voyage, de ne pas vous y voir arriver seul. Ce doute était une injure pour une personne que j’aime, et que jusqu’ici j’avais honorée de tout mon respect. Maintenant, avant de vous demander une réparation par les armes, je désire savoir si l’honneur est sauf.

— Je ne vous comprends pas, monsieur.

— Le hasard d’abord, et ma surveillance ensuite, m’ont mis sur la trace d’une intrigue déplorable. Une femme que son nom, sa famille, ses titres de mère et d’épouse, auraient dû rendre inattaquable, a été entraînée par vous à une coupable passion. Un moment même, j’ai été épouvanté par les fatales conséquences de ce triste amour… Je vous ai vu entrer au château il y a deux heures, et, si madame de Mauguet fût arrivée ici à votre bras tout à l’heure, vous ne l’eussiez fait monter dans votre voiture que sur mon cadavre. Mais vous êtes seul ; peut-être quittez-vous le pays repoussé par la femme que vous alliez séduire, ou rappelé au devoir par une voix saintement éloquente ; alors, je dois vous laisser passer, comme si je ne vous voyais pas, et oublier une heure de vertige, comme si je ne l’avais jamais connue ; peut-être, averti d’un danger pour cette nuit, par quelque circonstance ou quelque rencontre, sortez-vous du château ce matin avec le projet de renouveler demain votre tentative… — Alors… renoncez à revoir jamais la vicomtesse de Mauguet ou défendez votre vie !…

M. de Rouvré avait ramassé une des épées et maniait la poignée avec impatience. Il tremblait, car un terrible combat se livrait en lui ; la passion inassouvie, le besoin de se révolter contre une défense, et je ne sais quelle rage de vanité blessée le poussaient au duel ; l’honneur lui commandait de partir, en renouvelant à M. Thonnerel la promesse qu’il avait faite à Jeanne de Mauguet. Enfin, l’honneur triompha.

— Eh bien ? monsieur, dit-il, admettons que vous n’avez surpris aucun secret, que vous n’avez rencontré personne cette nuit, ni ce matin, et que mes adieux d’hier au soir, à toute la famille de Mauguet, précédaient un réel départ.

Il rejeta l’épée, se rajusta et se dirigea vers la route en ajoutant :

— Mais, avant de partir, j’ai ici une affaire à régler, une affaire qui n’a nul rapport au sujet que nous traitions tout à l’heure, et je vous demande vingt-quatre heures de délai.

— Vous êtes un honnête homme, répondit Louis Thonnerel ; prenez vingt-quatre heures, monsieur de Rouvré… puis, oublions tous les deux !… — Si vous avez des lettres ?…

— Tout sera brûlé dans une heure ! s’écria l’officier.

Le vieux conseiller d’État reprit le chemin du château, Emmanuel monta dans la voiture et dit au cocher :

— Retournons à Limoges !

Ce fut le soir seulement qu’il vit arriver Maillot, bouffi d’importance et de venin, au café de la place Royale.

— Eh bien ! passez-vous toujours les nuits dehors, monsieur le chasseur à l’affût ? lui demanda-t-il, avec un accent de raillerie provoquante.

— Eh ! eh ! répondit le bourgeois en ricanant, quand je vais à la chasse, au moins, moi, je rapporte mon gibier !

Et il sortit deux louveteaux de sa carnassière.

— Pour moi, riposta l’officier, en lui lançant au visage un de ses louveteaux, je chasse aussi les bêtes malfaisantes, mais je n’ai pas besoin, pour cela, d’aller m’embusquer dans les bois.

Maillot devint livide de terreur. Mais la provocation cette fois était publique, et l’insulte qui l’accompagnait rendait le duel inévitable.

— Vous vous battrez à l’épée demain matin à six heures, grommela le capitaine Hersent de sa plus belle voix de corps de garde, lorsqu’il vint annoncer la décision des témoins.

Le lendemain, au lever du soleil, Maillot tombait frappé mortellement d’un coup d’épée en pleine poitrine. Et, un quart d’heure après, le lieutenant Emmanuel de Rouvré roulait en chaise de poste vers Paris.

Cette chaise croisa dans le faubourg une autre voiture qui emportait à Mauguet le docteur Barbeyroux, le meilleur médecin du département. C’est que, depuis la veille, la vicomtesse avait le transport au cerveau, et que la fièvre ne la quittait plus.

La pauvre Marguerite était gisante sur son lit, les yeux égarés, la bouche entr’ouverte ; tantôt affaissée comme une mourante, tantôt révoltée, poussant des cris, rebondissant par soubresauts, appelant Emmanuel d’une voix rauque, ou murmurant des paroles sans suite. Jeanne et madame Margerie la veillaient, et l’abbé Aubert venait souvent s’installer dans sa chambre, tandis que M. Thonnerel s’efforçait, sous mille prétextes, d’éloigner le vicomte, qui refusait de quitter sa femme et se désespérait.

Le docteur annonça une fièvre cérébrale. La patiente fut saignée, on lui mit de la glace sur la tête, des sinapismes aux pieds. Le curé pria pour elle et fit prier Pierre. Jeanne passa les nuits à son chevet, sans cesser un instant de lui donner les soins les plus tendres ; il lui semblait vraiment qu’elle avait été le tourmenteur et le bourreau de la femme de son neveu.

— C’est moi qui l’ai tuée ! dit-elle, un jour, à l’abbé Aubert, en pleurant.

Le danger dura longtemps. Marguerite de Mauguet toucha aux portes de la mort, et toute la famille crut, un moment, que la vicomtesse allait laisser orphelin cet enfant pour lequel on l’avait gardée pure… à quel prix ?

Enfin, les saignées, la glace et les sinapismes éteignirent la fièvre en épuisant les forces et la vie. Un jour, la vicomtesse fixa sur les visages qui l’entouraient ses yeux depuis longtemps sans regards, et reconnut sa tante, son mari et son fils. Elle rappela ses souvenirs, vacillants encore, pleura, et dit à Jeanne avec un accent de tristesse infinie :

— Pourquoi donc m’avoir empêchée de mourir ?

Tout le monde, autour d’elle, s’épuisait en soins et en tendresses ; peu à peu, les forces revinrent avec la raison, Marguerite entra en convalescence.

Seulement ses cheveux avaient blanchi ; son visage s’était flétri, sa taille se courbait, et un tremblement nerveux ne cessait point d’agiter ses mains et de faire osciller sa tête.

On espéra d’abord que le temps et le repos triompheraient de cette faiblesse ; que madame de Mauguet redeviendrait, sinon jeune et belle, au moins bien portante et forte ; mais le temps passa et n’amena aucun changement dans son état ; le repos non plus n’arrêta pas le frémissement douloureux de ses nerfs.

C’est qu’elle avait été brisée, mais non pas convertie. Il n’y a que chez les natures bien fortes que la passion cède à la volonté ; les natures faibles et exaltées, comme celle de la vicomtesse, ne peuvent supporter la lutte. Le renoncement d’ailleurs n’est pas une vertu de l’humanité : il faut l’aide de Dieu pour y atteindre. Toutes les philosophies échoueraient à le prêcher : la foi seule l’inspire. Aussi, en sacrifiant son amour, la pauvre Marguerite avait senti tout son être se dissoudre. Beauté, jeunesse, enthousiasme, espérance, tout était mort en elle.

À la voir pâle et fléchissante, errer dans le château le long des corridors, ou dans les allées dénudées par l’hiver, on eût dit, parfois, le spectre d’une âme en peine, cherchant ici-bas le mot de l’énigme de la vie. Cependant, alors, elle ne rêvait plus à de dangereuses chimères. Son pauvre esprit avait perdu tout ressort, et restait frappé de stupeur comme de paralysie.

Mais Jeanne voulait réparer cet effroyable malheur dont elle s’accusait. Peu à peu, et avec de sublimes délicatesses, elle enseigna l’amour filial à son petit-neveu. L’enfant aima sa mère de toute sa tendresse quand Jeanne eut développé, dans son jeune cœur, tous les bons et nobles sentiments qui s’y trouvaient en germe. Quelquefois, lorsque la vicomtesse pleurait, il lui grimpait sur les genoux, et l’embrassait sans rien dire, buvant les larmes qui coulaient sur ce triste visage, avec ses petites lèvres roses ; ou bien, il s’asseyait sur le tabouret où elle posait les pieds, et la regardait de ce regard limpide, compatissant et interrogateur qu’ont les petits enfants pour ceux qu’ils aiment et qui soutirent, et il restait là jusqu’à ce que sa mère le vît, s’éveillât pour ainsi dire d’une douloureuse léthargie, et lui tendît les bras.

Alors, Marguerite frissonnait, puis souriait ; ses yeux, qui semblaient morts au milieu de sa figure amaigrie et pâle d’une pâleur de cire, s’illuminaient d’une rapide flamme. Elle s’étonnait de sentir que son cœur vivait encore.

Sur les débris de sa passion foudroyée s’éleva enfin pour ce petit être, qui lui devait la vie, un étrange et ardent amour. Jusqu’alors elle l’avait aimé, sans doute, mais de cette affection instinctive que la nature met au cœur de toutes les mères et qui a quelque chose de physique ; c’est-à-dire que, lorsqu’elle le voyait souffrir, ses douleurs lui retentissaient aux entrailles. Maintenant, elle l’aima de toutes ses espérances trompées, de toutes ses passions terrassées, de tous ses rêves évanouis. Elle l’aima comme on aime ce qui vous a fait souffrir, lorsqu’on ne le hait pas ; elle l’aima de cet amour suprême que ressentent les grand’mères, plus encore que les mères ; car, il faut avoir jugé la vie, et n’en attendre plus rien, pour l’éprouver dans toute sa plénitude. Mais quelle passion alors !… quelle passion que celle qui résume et contient toutes les autres !

On n’aime vraiment bien qu’après avoir passé à la rude école de la douleur, ou qu’après avoir expérimenté le vide de toutes choses ici-bas. Quelle différence entre l’amour maternel d’une jeune femme de dix-huit ans et celui d’une femme de trente-cinq ! L’une s’étonne et s’amuse de la maternité ; elle joue, pour ainsi dire, avec son enfant, comme elle jouait avec sa poupée quelques années auparavant ; mais, à côté du plaisir qu’elle éprouve à le voir sourire, il y a la vanité de lui mettre un joli bonnet ; toutes les illusions, toutes les espérances vagues et souriantes de la jeunesse habitent dans son cœur avec les joies et les peines de la maternité.

L’autre, au contraire, aime son enfant comme la religieuse qui a dit adieu à toutes les affections mondaines aime son Dieu. Rien ne subsiste plus en elle à côté de cette petite créature dans laquelle une femme désabusée sent revivre sa jeunesse, sa beauté, ses illusions perdues…

— Voyez-vous, ma tante, disait, après quelques années, Marguerite de Mauguet à cette noble et forte Jeanne qui était devenue pour elle l’amie la plus tendre, — voyez-vous, quand je me souviens de l’affection que j’avais pour Pierre lorsqu’il vint au monde, et que je regarde dans mon cœur de ce temps-là, il me semble, vous savez que je suis devenue un peu folle, pardonnez-moi ces visions,… il me semble que j’y vois un tableau de Véronèse, où la lumière s’éparpille sur mille objets brillants, femmes, fleurs, riches étoffes… un bel enfant se joue parmi toutes ces choses… Mais, dans mon cœur d’à-présent, c’est comme un tableau de Rembrandt, sombre, avec un seul jet de puissante lumière sur une tête adolescente. Cette tête est penchée sur un livre, et je vois passer sur le front les pensées comme des ombres… Je regarde, j’admire… j’attends le jet d’intelligence qui va jaillir… Et ma vie reste suspendue à cette jeune vie qui resplendit, au milieu de l’ombre, comme une étoile sur le néant.