Jeanne de Mauguet/Épilogue

Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 331-337).


ÉPILOGUE

Nous sommes en 1848. La révolution de juillet, les émeutes, les changements de ministères, les orages parlementaires, l’avènement de la seconde république ont passé sur la France, sans faire dévier la destinée toute tracée des habitants de Mauguet.

Mais, si les bouleversements politiques ont été impuissants à déranger le cours naturel des choses, si la fortune reconstituée par Jeanne sur de solides bases, et toujours aménagée par sa main ferme et puissante, ne s’est trouvée arrêtée dans son développement par aucune crise et a pris au contraire un accroissement inespéré ; en revanche, la mort, en faisant sur le globe sa fatale tournée, a fauché plusieurs têtes, les unes, jeunes encore, les autres, courbées sous le poids des années ; et le temps a fortement marqué son empreinte sur celles qui survivent.

Madame Margerie n’a pas tardé à rejoindre son mari. Le vicomte a été emporté, il y a quelques mois, par une attaque d’apoplexie ; enfin, Myon est morte de vieillesse l’année précédente.

Jeanne, malgré ses soixante-quinze ans, se porte bien encore, et tient fièrement sa belle tête, encadrée de coiffes blanches, sous ses voiles de deuil, marquée de rides puissantes, et animée de la flamme de l’intelligence. Marguerite, maigre, pâle d’une pâleur mate comme celle du vieil ivoire, la taille courbée, les membres agités par le tremblement qui ne l’a point quittée depuis sa maladie, semble plus cassée que sa tante. On dirait une morte, si une ardente vie ne s’était réfugiée dans ses yeux. L’abbé Aubert est perclus de rhumatismes ; ses infirmités l’empêchent depuis quelques années d’exercer le saint ministère, et il s’est retiré à Mauguet où les soins affectueux de sa vieille amie adoucissent ses maux. Un jeune pasteur gouverne la paroisse de Saint-Jouvent.

M. Thonnerel s’est aussi retiré à Mauguet. La vieillesse l’a rendu indifférent à toutes les grandeurs de ce monde. Il a voulu revenir achever sa vie dans ce coin de terre où elle avait commencé, c’est-à-dire où son cœur plaçait ses premiers souvenirs. N’était-ce pas sous ce toit, d’ailleurs, que se rassemblait encore tout ce qu’il avait aimé ici-bas, sa famille par le cœur ? Aux derniers jours de la vie, on éprouve le besoin de se rapprocher des vieilles affections comme d’un foyer, contre le froid extérieur qui envahit tout.

Ces quatre personnages sont réunis dans le vieux salon aux murs duquel pendent de nouveaux portraits, entre ceux des aïeux et ceux des survivants. D’abord celui du docteur Margerie, que nous y avons vu déjà ; puis, celui du vicomte Charles, à la suite de ceux des chefs de la famille, et après une place vide, où manquait le portrait de son père, mort en émigration,

Myon elle-même, la servante dévouée, tenait une modeste place dans cette galerie des souvenirs. On distinguait dans un coin, à l’angle de la cheminée, son profil carré surmonté de son majestueux bonnet à créneaux : N’avait-elle pas, elle aussi, travaillé à l’œuvre commune ?

C’était le soir encore ; car cette part du cycle quotidien semble le moment réservé aux épanchements intimes. Le curé tournait les feuillets d’un livre ; Jeanne filait ; Marguerite, les mains jointes, la tête renversée en arrière, promenait autour d’elle des yeux sans regards et voilés de larmes ; le vieux conseiller d’État rêvait le front dans ses mains.

Ils ne parlaient pas alors, mais semblaient absorbés dans une pensée commune, malgré la diversité de leurs attitudes. Dans les corridors, des bruits inusités se faisaient entendre ; c’étaient des allées et venues de domestiques, qui se parlaient et se transmettaient des ordres, des heurtements de meubles ou de malles contre les murs. Les deux femmes écoutaient, et, à chaque nouveau bruit, un léger frémissement faisait trembler le fuseau de Jeanne, et deux larmes de plus roulaient sur le triste visage de Marguerite.

Enfin, une porte du salon s’ouvrit, et un jeune homme au port en même temps élégant et sévère, à la noble et intelligente physionomie, entra et vint s’asseoir auprès des vieillards.

C’est Pierre de Mauguet qui, après avoir fait ses études à Limoges et son droit à Poitiers, est revenu pour prendre des mains de sa grand’tante le gouvernement de son importante fortune territoriale.

Depuis quatre ans déjà il réside à Mauguet, où il emploie une fortune de cinquante mille livres de rente à propager les découvertes agricoles, à mettre en valeur de vastes parties de landes, à mener enfin, au fond de sa province, la noble et utile vie de gentilhomme propriétaire.

La mort récente de son père l’a fait chef de la famille, et bien qu’il compte, tout au juste, les vingt-cinq ans requis par la loi, le vote de ses concitoyens vient de le nommer représentant du peuple à l’Assemblée nationale.

Il doit partir le lendemain matin de bonne heure pour aller à Paris remplir son mandat, car nous sommes au 1er mai, et l’Assemblée se réunit le 4 en séance solennelle.

Tout semble en question dans l’ordre social comme dans l’ordre politique. Il ne s’agit plus seulement de savoir quel souverain logera aux Tuileries, quel directoire ou quel dictateur plantera sa tente dans ce vaste hôtel garni de la royauté ; mais de savoir si un changement complet ne va pas se produire dans le droit social. Des principes puissants, mais inconnus jusqu’alors, surgissent de toutes parts, passionnent les intelligences, comme de soudaines révélations d’une nouvelle vérité et d’une nouvelle justice, et nul ne sait encore si ces ferments germeront pour la paix ou pour la guerre.

C’est une lourde tâche que celle de la nouvelle Assemblée. C’est une grande responsabilité pour chacun de ses membres que l’œuvre qu’elle accomplira ; et ceux des représentants qui veulent consciencieusement chercher la lumière et rendre justice à tous tremblent au seuil de la salle des séances. Pierre est bien jeune encore ; mais la mâle énergie de ses traits, la profondeur calme et pensive de ses regards semblent promettre qu’il ne faillira pas à son mandat.

Aussitôt qu’il avait paru, tous les yeux s’étaient levés sur lui par un mouvement spontané. Ceux de la vicomtesse brillèrent sous ses larmes. Pierre lui saisit les deux mains et les lui baisa.

— Tu vas donc partir, s’écria la mère avec un indicible accent d’angoisse et de douleur ; tu vas t’exposer à tous les dangers ! Tu vas porter à la révolution, qui ne serait pas venue te prendre ici, peut-être, ta fortune, ta paix, ta vie !…

La pauvre créature croyait voir apparaître à l’horizon parisien les scènes sanglantes de 93, et son cœur se déchirait au moment de la séparation.

Jeanne, elle, qui avait vu de ses yeux des orages politiques bien faits pour excuser de maternelles terreurs, et qui vivait tout entière en son petit-neveu, ne songeait pourtant qu’à la haute mission qu’il devait remplir. La noble héroïne n’hésitait pas plus alors devant le devoir qu’elle n’avait hésité jamais.

— Souviens-toi que tu es chrétien, Français et gentilhomme, lui répétait-elle comme le résumé de toutes les conversations où ils avaient pesé la valeur des principes d’autorité et de liberté, et fait la part des besoins nouveaux de la société et des droits légitimes des individus : chrétien, c’est-à-dire disciple de celui qui vint apprendre aux hommes qu’ils étaient frères ; Français, c’est-à-dire citoyen de la patrie du courage et de l’intelligence ; gentilhomme, c’est-à-dire que, dans cette patrie, tu dois compter parmi les meilleurs et représenter surtout l’honneur, la générosité, le dévouement.

— Oui, mon enfant, reprit le curé d’une voix douce et pleine d’autorité, défendez votre Dieu et votre patrie. Allez, droit et ferme, dans la voie qu’éclaire votre conscience, et n’en sortez ni par ambition ni par crainte.

— Et s’il meurt ? cria la mère.

Le vieux conseiller d’État secoua la tête, et fit un signe pour apaiser les craintes maladives de la vicomtesse, puis ajouta :

— Madame, Pierre a je crois écrite au fond du cœur la devise que vous savez : « Fais ce que dois… »

— Regardez votre tante, votre mère, continua le prêtre ; regardez aussi ces portraits qui sont ceux de vos ancêtres par le sang, et de vos ancêtres par le dévouement. Voilà les maîtres augustes et souverains qui vous enseignent le devoir. Tous ont vécu pour vous avant que vous fussiez au monde ; vivez aussi pour vos enfants. Un gentilhomme, voyez-vous, c’est le résultat du dévouement des individus à la famille durant des siècles, et malgré les épreuves de la passion et de la douleur. Car ils ont souffert, ils ont combattu, tous ceux qui vous ont précédé dans la vie… Chacun, plus d’une fois peut-être, durant son passage ici-bas, s’est trouvé placé entre le bonheur et le sacrifice. Ils ont triomphé, puisque vous êtes ici et au milieu de nous tous : voilà pourquoi noblesse oblige !


FIN
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