Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 1-23).


JEANNE DE MAUGUET




PREMIÈRE PARTIE


I


Le château de Mauguet, situé en plein Limousin, près de Bellac, et non loin de la grande route de Limoges à Poitiers, n’est pas un manoir aux légères tourelles, aux ogives brodées de fines sculptures. C’est un assemblage de bâtiments irréguliers, lourdement coiffés de hauts toits de briques, et percés çà et là d’ouvertures inégales. On n’y arrive pas par de splendides avenues, ni à travers un parc anglais, mais par une montée tortueuse qui part du chemin vicinal pour aboutir à un portail en bois, symétriquement parsemé de têtes de clous.

Trois tours, de hauteurs différentes, soutiennent le corps de logis et l’étayent sur un sol montueux, brusquement coupé en pente, entre deux étangs qui forment comme des fossés naturels autour du manoir. Des arbres touffus entourent les étangs, montent le long des rampes escarpées, et se massent derrière les tours.

Ces bâtiments, demi-rustiques et demi-féodaux, sont situés au milieu d’un des paysages les plus accidentés du Limousin. Des montagnes, aux sommets couverts de landes et de bois, des vallées profondes, des roches d’un gris bleuâtre, entre lesquelles s’élancent de maigres bouleaux et de sombres touffes de genêt, des ravins qui serpentent, tantôt en cascade sur les roches, tantôt en méandres verdoyants au milieu des prés, qui creusent leur lit dans les châtaigneraies, entre deux rebords de mousse, ou se divisent en rigoles pour arroser les champs de seigle et de blé noir, les entourent de toutes parts.

Au mois d’octobre de l’année 1803, Mauguet était loin d’offrir l’aspect prospère qu’il a aujourd’hui. Au contraire, le manoir semblait tomber en ruines, tant les murailles étaient noires, les toitures effondrées, les fenêtres disjointes et privées de vitres. Les grands arbres, ébranchés par les cognées insouciantes ou maladroites, secouaient leurs feuilles jaunies sur les terrasses à demi éboulées ; les étangs, encombrés de nénuphars et de joncs, s’étendaient dans la vallée et y formaient des flaques d’eau noirâtre : les landes déployaient, jusqu’aux murs du château, leurs tapis d’ajoncs et de bruyères.

C’est que, dès les premiers jours de la révolution. Raoul de Nieulle, seigneur et vicomte de Mauguet, avait émigré, laissant à la nation son donjon patrimonial et les douze métairies qui l’environnaient à deux lieues à la ronde.

Les métairies dépecées avaient été vendues aux paysans patriotes des villages voisins comme biens nationaux ; mais le château, faute d’acquéreur peut-être, était resté abandonné avec ses réserves, quelques parties de bois, les trois métairies les moins productives, et une grande étendue de landes qui servait de pâtural commun aux propriétaires riverains.

Au moment où commence ce récit, les fenêtres et les portes de Mauguet se rouvrent, et quatre personnes observent, du haut de la principale terrasse, les ravages du temps et de l’abandon.

Il est six heures du soir ; le jour commence à baisser, et, malgré les rayons empourprés d’un beau soleil couchant, l’humidité des étangs se fait sentir. Cependant les hôtes de Mauguet ne songent point à rentrer. Ils regardent le paysage qui entoure le château, et se communiquent leurs pensées.

Tous, en effet, retrouvent des souvenirs épars à chaque détour des chemins, à chaque pierre des terrasses.

Une femme, surtout, enveloppée dans une large pelisse et penchée sur le rebord de la terrasse, interrompt sa conversation par de fréquents silences, et promène longuement ses regards sur les jardins dévastés, les étangs et les grands chênes qui entourent le château.

C’est mademoiselle Jeanne de Mauguet, la sœur du dernier châtelain, et la seule, de sa famille, qui n’ait point émigré. Un arrêt récent de la Cour d’appel de Limoges vint de lui assigner, pour sa part d’héritage, le château de Mauguet et les biens non vendus que nous avons cités plus haut.

Près d’elle se tient un jeune prêtre. C’est le curé de Saint-Jouvent qui vient de s’installer dans la paroisse voisine et d’y ramener la prière. Neveu de l’ancien curé que la révolution a chassé, le jeune prêtre a passé son enfance dans le presbytère modeste où il vient de rentrer après bien des orages. Souvent, jadis, il accompagnait son oncle au château de Mauguet, quand le vieillard allait le soir y faire sa partie de cartes. Il avait appris à lire dans le même abécédaire que mademoiselle de Mauguet, et tous deux étaient amis d’enfance. Ils se quittèrent à treize ans, et se retrouvèrent à trente : elle, femme raisonnable, éprouvée par les revers ; lui, prêtre chargé de replanter les croix abattues et de rallumer la foi dans les cœurs indifférents ou attiédis.

Un homme de quarante ans environ, au costume demi-bourgeois, demi-rustique, à la physionomie bienveillante et ouverte, cause avec mademoiselle de Mauguet et lui désigne du doigt plusieurs points du paysage. C’est le docteur Margerie, médecin de la commune de Saint-Jouvent, qui a, lui aussi, passé bien des heures de sa vie dans la grande salle du château de Mauguet, et qui a vu grandir Jeanne au milieu d’une famille opulente, aujourd’hui éteinte ou dispersée.

Ces trois personnages, qui semblent sur la terrasse de ce château en ruines comme les débris d’un naufrage sur le pont d’un navire démâté, se retrouvent avec une vraie joie après la tourmente. Ils oublient un instant les décombres et les morts pour ne penser qu’à l’avenir. Les plus jeunes, surtout, ouvrent leurs âmes à l’espérance. Ils se savent riches d’avenir, tandis que les épreuves les ont faits, avant l’âge, riches d’expérience ; deux fortunes qui se trouvent bien rarement réunies.

Le quatrième hôte de mademoiselle de Mauguet est un jeune homme qui semble prendre un vif intérêt aux souvenirs évoqués à chaque minute par le curé et le médecin.

Il s’appelle Louis Thonnerel, et vient d’avoir vingt-six ans. Après avoir fait son droit à Poitiers, et son stage à Paris, il est revenu à Limoges, dans sa famille. Quoique bien jeune, il a déjà acquis une certaine notoriété comme avocat consultant ; son esprit vif, juste, précis, l’a fait distinguer à Paris par quelques jurisconsultes influents. Il connaît tous les textes et toutes les coutumes, et nul ne sait, comme lui, élucider une question et découvrir le bon droit au milieu du fatras des procédures et de la poussière des parchemins. Il vient de contribuer à faire rendre à Jeanne de Mauguet le château paternel et quelques lambeaux de sa fortune ; aussi, contemple-t-il avec une satisfaction vraie ce castel en ruine et cette noble fille qui a eu tant de peine à reconquérir son foyer désert.

Lui aussi, pendant ses années d’enfance, il a couru le long des rampes escarpées qui descendent du manoir aux étangs. Son père, ami de l’ancien curé de Saint-Jouvent, l’amenait quelquefois avec lui au presbytère ; il venait à Mauguet avec le curé et son neveu. Mais il avait douze ans quand Jeanne en avait seize. À ces âges, quatre ou cinq années mettent une grande distance entre deux jeunes gens. Louis était un enfant, Jeanne une jeune fille. Tandis qu’elle préludait par de sérieuses pensées, par de pieuses rêveries, à son entrée au couvent, car elle devait être religieuse, Louis jouait avec les chiens de chasse, ou jetait de la mie de pain aux carpes des étangs.

Jeanne n’avait conservé de cette première connaissance qu’un bien vague souvenir. Dans ce temps, elle causait avec le docteur Margerie, avec le vieux curé, avec Sylvain Aubert, son neveu, qui se préparait aussi à un austère avenir, et elle faisait peu d’attention à l’enfant espiègle et tapageur. Elle l’aimait pourtant, car Louis manifestait déjà une vive intelligence et un cœur d’une sensibilité extrême ; mais, c’était d’une amitié protectrice et quasi maternelle. Quand elle le retrouva, quinze ans après, Louis était devenu un homme. Cependant elle continua de considérer l’avocat comme beaucoup plus jeune qu’elle. Il lui semblait que la distance demeurait la même, et qu’ils n’appartenaient point à la même génération.

Les souvenirs de Louis étaient plus précis, et ces rapports enfantins avaient laissé dans son jeune esprit une empreinte plus profonde.

— Mademoiselle, s’écria-t-il après l’avoir longtemps observée en silence, après avoir écouté avidement la conversation du prêtre et du médecin, mademoiselle, je ne sais quelles paroles trouver pour vous exprimer la joie que je ressens à cette heure. Je vous vois enfin chez vous ; je vous retrouve sous ces vieux arbres, où je vous ai connue enfant. Désormais vous êtes libre, vous êtes délivrée des oppressions étrangères. Ces tours s’écroulent maintenant,… mais elles sont encore votre meilleur, votre plus doux abri. J’aime à vous entendre éveiller les échos du passé… Ah ! Dieu a été bon de permettre que je puisse contribuer un peu à vous ramener à Mauguet… Jamais, jamais, je n’ai été heureux comme aujourd’hui…

La nuit tombait. Cependant le médecin et le curé purent voir briller un éclair dans les yeux de Jeanne, quand elle se tourna vers Louis Thonnerel.

— Merci, dit-elle d’une voix émue, merci ! Vous avez un bon et brave cœur, Louis !

— Oui, reprit le docteur, c’est bien à notre jeune ami que nous devons tous de nous trouver réunis sur cette terrasse ; car, en vérité, les procédures étaient si embrouillées, les dettes tellement grossies, et vos reprises légales si minimes, que, sans son dévouement et sa rare intelligence, vos droits eussent été méconnus ou réduits à des proportions dérisoires.

— Grâce à Louis, dit l’abbé Aubert, vous avez reconquis, non pas la fortune, mais la paix et la liberté. Ne vous semble-t-il pas que vous revenez d’exil ? Quelle vie isolée vous avez dû mener chez ces républicains, adorateurs de la déesse Raison, vous, fidèle royaliste et pieuse catholique !

— Il y a eu des jours cruels, mon ami, mais je me renfermais en moi-même. Je vivais dans le monde présent, comme une spectatrice désintéressée ; et puis, quand mon élève accompagnait son père dans les bals ou les assemblées, je pouvais rester seule. Alors, mon imagination retournait en arrière… Je revoyais le couvent de Beaulieu, ma cellule, mes compagnes,… puis Mauguet et ses profonds étangs qui reflètent le ciel… Mauguet vivant, animé, plein de parents et d’amis… le Mauguet d’autrefois, que nous avons connu ensemble…

— À pareille époque et à pareille heure, les cours du château étaient moins silencieuses, dit le docteur Margerie en regardant les feuilles jaunes que le vent d’automne avait secouées sur les étangs à la surface ridée par une brise déjà piquante, et le ciel rouge à l’horizon, çà et là moucheté de nuages pourpres et gris de fer. Votre oncle, le chevalier, revenait de la chasse avec votre frère : j’entends encore les aboiements des chiens et le cor du piqueur ; je vois les apprêts du souper que surveillaient votre mère et la jeune vicomtesse. Il me semble que c’était hier, et que nous allons nous réunir en cercle autour du foyer, puis déployer la table de jeu, tandis que vos mains courent sur le piano-forte ou agitent les aiguilles d’un tricot à jours. Mais, pardon !… je m’égare à travers le passé, et j’ai tort… car, depuis ce temps, la mort a fauché bien des têtes aimées… Votre mère, votre oncle, votre jeune belle-sœur, notre bon vieux curé… et votre frère est encore en exil.

— Ne craignez pas d’évoquer les souvenirs, cher docteur ; cela fait du bien au cœur de revoir ces temps heureux et paisibles après tant de déchirements. Prions pour les morts, et recommandons à Dieu leurs âmes chéries. Mais songeons aussi aux vivants qui prendront leur place. Mon frère a un fils que je ne connais pas encore, et tous deux vont revenir. Mauguet retrouvera ses châtelains. Aujourd’hui, vous et moi, notre jeune pasteur, à cette heure notre plus vieil ami, Louis Thonnerel, auquel son dévouement a fait pour toujours une place à notre foyer, nous allons réveiller les échos de la grande salle, secouer les tapisseries poudreuses, nettoyer les vieux portraits des aïeux, et reprendre notre simple et bonne vie.

— Oui, Mauguet retrouvera ses beaux jours, s’écria Louis d’une voix vibrante et sonore qui fit tressaillir Jeanne et ses hôtes, comme si l’affirmation du jeune avocat eût été un présage d’avenir. Oui, ajouta-t-il, ses murailles écroulées se relèveront, ses tours imprimeront encore sur le ciel le profil de leurs girouettes neuves… on entendra la chasse aux chiens courants rentrer dans les cours…

— Nous serons pauvres, mon cher Louis, interrompit Jeanne avec un accent doux et mélancolique. Les jours de fêtes, s’ils reviennent, sont encore loin de nous. Nos neveux seront peut-être des grands seigneurs… mais nous, tristes arbres ébranchés par l’orage, déracinés par les torrents, toute notre énergie s’usera à nous maintenir debout. Les vicomtes de Mauguet ne sont plus aujourd’hui que d’humbles propriétaires campagnards. Il faut peu à peu s’identifier avec la nouvelle organisation sociale, reboiser ses domaines, remettre ses terres en valeur, reconstruire ses tours qui penchent et ses granges dévastées… Il faut vivre surtout, avant toute chose, et vivre honorablement avec ce que la révolution nous rend. J’ai déjà vu des cultivateurs qui me proposent de prendre à bail Mauguet et les trois domaines[1] qui l’accompagnent. Savez-vous combien ils m’offrent de ferme ? Dix-huit cents francs par an, mon ami !

— Mais c’est la misère ! s’écria vivement M. Margerie ; n’acceptez jamais de pareilles conditions, chère mademoiselle, vous ruineriez votre famille !

— Que faire pourtant ?… Vous savez docteur combien l’argent est rare, et combien mes terres sont en mauvais état… D’ailleurs, si les deux fermiers que j’ai vus s’arrêtent à ce prix, vous devez bien penser que les autres ne monteront guère au-dessus.

— Oui, que faire ?… reprit l’abbé Aubert.

— Tout, excepté cela.

— Sans doute, si notre amie était une femme d’expérience au lieu d’être une jeune fille, si elle entendait l’agriculture, ou si le vicomte, en revenant à Mauguet voulait entreprendre la restauration de sa fortune, il vaudrait mieux essayer de faire valoir Mauguet, et d’améliorer la propriété par un sage gouvernement, que de le mettre en ferme. Mais que peut mademoiselle Jeanne maintenant ? Et que pourra le vicomte à son retour ? Il sera plus accoutumé à commander un bataillon qu’à diriger un défrichement. D’ailleurs, la vie d’agriculteur est une vie à part, et qu’il faut avoir menée dès les premières années de la jeunesse.

— Jamais Raoul de Mauguet ne fera et surtout n’achèvera une pareille entreprise, cela est sûr, dit vivement le docteur. Le vicomte était, à vingt-six ans, un brave et hardi gentilhomme, chassant à merveille le loup et le renard, maniant bien l’épée, spirituel, instruit, tout à fait digne de faire un charmant capitaine. Aujourd’hui le vicomte Raoul a quarante-deux ans ; il a été battu par toutes les tempêtes politiques, sans avoir pu comme nous juger de près les hommes et les choses ; au contraire, éloigné du théâtre de la lutte, attaché à la suite des princes, il a dû conserver ses goûts et ses opinions immuables. Tous les gentilshommes émigrés n’en sont-ils pas là ?

— Eh bien, cher docteur, reprit l’abbé, c’est justement pour cela qu’il faut se soumettre aux circonstances, puisqu’on ne peut les diriger. Certainement il est dur d’affermer Mauguet pour dix-huit cents francs, mais…

— C’est impossible, voilà tout !

— Une seule personne est capable de relever la fortune de sa maison à force de dévouement et d’énergie, s’écria le jeune avocat avec enthousiasme ; c’est la noble fille qui, rejetée du cloître par la Révolution, lancée dans le monde et dans la vie, seule, sans appui, sans patrimoine, mais avec un brevet de proscription, a osé affronter et le travail et la misère ! C’est la novice aux voiles blancs, la patricienne à l’écusson séculaire qui a su, pour gagner dignement son pain, se faire l’institutrice de la fille d’un conventionnel sans renier sa foi, sans pactiser un seul instant avec la Révolution, accomplissant maternellement ses devoirs envers son élève et restant, au milieu de ce monde impie et régicide, comme Daniel au milieu des lions…

— Oh ! mon cher Louis, votre esprit poétise en moi les actions les plus simples… J’ai fait ce que j’ai pu… j’ai essayé de le faire honorablement. À ma place vous eussiez agi de même… Ne me drapez pas en héroïne… ne me placez pas trop haut…

— Trop haut !… Jamais, dit le jeune homme d’une voix émue et entrecoupée ; jamais, jamais trop haut !… Mon cher abbé, vous souvenez-vous de ce que votre oncle disait de mademoiselle de Mauguet, alors qu’elle était enfant ?

— Il disait, sans doute, qu’elle serait une digne et sainte religieuse…

— Il disait, en la voyant déjà sérieuse et recueillie au récit des grandes choses, en écoutant les cris de son cœur, alors qu’on lui parlait des nobles actions de ses pères, en observant le courage viril qu’elle déployait dans ses souffrances enfantines, son calme en présence du danger, son ardeur à l’étude et toutes ses aspirations passionnées vers les beaux dévouements, il disait : Si mademoiselle Jeanne était un homme, elle aurait l’héroïsme du chevalier d’Assas ; femme, elle pourra être mère comme Cornélie, ou abbesse comme Angélique Arnauld !

Un éclat de rire bien franc répondit au jeune avocat.

— Mon cher Louis, devenez-vous fou ? s’écria-t-elle. Je n’ai pas souvenir que notre bon curé se soit tant occupé de mes aptitudes… votre jeune imagination aura rêvé toutes ces grandeurs. Et voyez, avec tant de facultés sublimes, voici que je ne suis seulement pas capable de faire valoir mes trois domaines !… Mais rentrons, messieurs ; on ne tardera pas à servir le souper. D’ailleurs, la nuit est tout à fait tombée, et il fait frais. Docteur, voulez-vous me donner le bras ?

M. Margerie, qui depuis un moment réfléchissait profondément en s’appuyant à la balustrade de la terrasse, releva vivement la tête et tendit le bras à Jeanne. Tous deux remontèrent en silence vers le château, Louis Thonnerel marcha près d’eux et le curé les suivit.

Tandis qu’ils montaient, Louis, continuant sa rêverie, murmurait à demi-voix :

— Oui… il disait tout cela. Et, quand à d’autres heures il la voyait si bienfaisante aux pauvres gens, si attentive près de sa mère déjà souffrante du mal qui devait l’emporter, si active aux soins du ménage, si adroite aux ouvrages de femme, il disait encore : Ce sera une bonne créature qui fera l’honneur et la gloire de sa maison !

— Ainsi soit-il ! dit-elle en s’élançant d’un bond dans la grande salle du château qui ouvrait par une porte vitrée sur la terrasse. Ah ! mes amis, qu’il y a longtemps que ce salon poudreux n’a vu la lumière des lampes !

C’était une haute et vaste pièce occupant toute la largeur du château, et dont les murs étaient entièrement recouverts de boiseries peintes en gris. Des portraits de différentes dimensions, suspendus aux larges panneaux, représentaient les principaux vicomtes de Mauguet et quelques-uns de leurs alliés. Les meubles en chêne, aux formes contournées, étaient recouverts de tapisseries à sujets, exécutées par les châtelaines. Des rideaux de vieux perse avaient été posés aux portes vitrées qui se faisaient vis-à-vis, et ouvraient sur les deux façades du château. La vaste cheminée, revêtue de boiseries comme le reste de la salle, supportait une énorme pendule incrustée d’écaille et de cuivre, et deux potiches ventrues de faïence limousine. Des écrans de soie peinte ou de tapisserie s’arrangeaient en faisceaux de chaque côté. Une table de trictrac en marqueterie, un clavecin, une travailleuse en bois de rose et deux consoles garnissaient les parois des murs.

Au milieu de ce salon s’étendait une grande table oblongue. Une lampe de cuivre, surmontée de son abat-jour, occupait le milieu de cette table. Çà et là, tout autour, des journaux et des livres étaient dispersés. C’était le Journal des Débats, le Mercure, Delphine, par madame de Staël, et le Génie du christianisme, qui venaient de paraître.

— Comme cette bonne Myon a bien arrangé tout cela ! s’écria mademoiselle de Mauguet en voyant l’aspect déjà vivant de cette vieille salle que, depuis la veille, deux servantes avaient eu grand’peine à débarrasser de sa poussière et à regarnir de ses anciens meubles. Elle a retrouvé les rideaux dans les armoires, et les meubles dans les greniers ; elle a apporté sur la table mes livres, mes journaux, mon ouvrage ! Elle a allumé dans la cheminée un grand feu de brandes qui renouvelle l’air, encore épais et humide ce matin ! Mes amis, nous voilà chez nous, ajouta-t-elle en s’asseyant dans une vaste bergère, au coin de la cheminée.

À peine entré, L’abbé Aubert, qui aimait passionnément la musique, courut au clavecin ; mais ce malheureux instrument était dans un pitoyable état. Louis Thonnerel traversa le salon, d’une extrémité à l’autre, pour reconnaître les portraits et les meubles. Quant au docteur, il saisit deux ou trois poignées de brandes et les lança dans le foyer.

— Illuminons les armes de Mauguet qui, depuis de longs hivers, avaient froid au fond de l’âtre, dit-il, en montrant la grande plaque de fonte qui occupait le centre du foyer. Brr… les soirées sont fraîches.

Une flamme large et claire s’échappa en pétillant de la cheminée et lécha les contours de l’écusson, rayé de gueules à la croix tréflée d’or : les chenets et le garde-cendres, en cuivre fraîchement fourbi, brillèrent au reflet de la flamme qui éclaira subitement le salon de lueurs éclatantes.

Les ajoncs lançaient en brûlant des nuées d’étincelles. La bruyère avait des flammes rouges qui surgissaient au milieu d’une fumée noire. Le genévrier jetait avec bruit ses graines enflammées, presque au milieu de la salle.

Tantôt les portraits, illuminés d’un rapide éclair, semblaient s’animer dans leurs cadres ; tantôt les silhouettes des personnages et des meubles s’allongeaient et se raccourcissaient sur les murs, dessinant des formes bizarres. Les visages, éclairés aussi par des reflets intermittents, avaient des expressions d’une vivacité et d’une mobilité singulières. On eût dit que les pensées les plus différentes passaient dans ces quatre têtes et s’y succédaient avec une rapidité fiévreuse.

Au reste, personne ne parlait. Chacun restait livré à ses préoccupations intérieures en s’abandonnant à quelque occupation machinale. Le docteur continuait à jeter des bourrées dans la cheminée. Mademoiselle de Mauguet, les mains jointes sur ses genoux, regardait flamber le feu. L’abbé Aubert feuilletait le Génie du christianisme. Louis Thonnerel parcourait vaguement des yeux un article de Fontanes dans le Journal des Débats, tandis que ses rêves chevauchaient à travers l’espace.

Bientôt le feu, sans cesse alimenté, répandit une chaleur réparatrice dans le salon. Mademoiselle de Mauguet rejeta sa pelisse sur le dossier de sa bergère et se leva, pour éviter la trop vive impression de la flamme.

Elle était grande, et sa taille avait une singulière élégance. Elle portait une robe de soie puce très-simple, et un fichu de tulle blanc croisé sur la poitrine, à la façon de Marie-Antoinette. Ses cheveux châtains et abondants étaient sans poudre et se massaient en boucles sur le front. Elle avait les sourcils noirs très-purement dessinés, ce qui est un signe de volonté et de commandement. Ses yeux bruns exprimaient l’intelligence et la bonté. Son nez, aux narines bien ouvertes, aux fins contours, était légèrement busqué. Sa bouche, un peu grande, montrait les plus belles dents du monde. Mais le trait le plus expressif de la physionomie de mademoiselle de Mauguet, c’étaient les lèvres. Ces lèvres, rouges et grassement modelées, avaient une indéfinissable expression de noblesse et de bonté.

Peut-être, au premier aspect, n’eût-on pas deviné toute la force de caractère et toute la grandeur d’âme de Jeanne de Mauguet. Mais en voyant sourire cette bouche si bienveillante et si bonne, en entendant cette voix douce et sonore en même temps, on ne pouvait douter des richesses de son cœur.

Elle comptait alors trente ans. C’était une femme dans toute la force de l’âge, et pourtant elle conservait une expression de candeur juvénile et charmante. Destinée dès l’enfance à la vie religieuse, et l’esprit naturellement porté vers les hautes aspirations, elle avait consacré à l’étude et à la réflexion les premières années de sa jeunesse. À seize ans, elle quitta Mauguet pour aller au couvent de Beaulieu d’Angoulême. Elle devait y terminer d’abord les études ébauchées près de sa mère, sous la direction du curé de Saint-Jouvent, puis faire profession et prendre le voile.

Le couvent de Beaulieu était célèbre dans l’Angoumois et les provinces limitrophes. Toutes les filles nobles y venaient faire leur éducation de trente lieues à la ronde. Aujourd’hui encore, les maisons d’éducation d’Angoulême reçoivent des pensionnaires du Bordelais et du Limousin. On y vient apprendre à parler un bon français, et perdre l’accent méridional.

En 93, le couvent fut dispersé. La supérieure périt, je crois, sur l’échafaud ; quelques-unes des religieuses l’y suivirent, d’autres parvinrent à se cacher. Les pensionnaires rejoignirent leurs familles. Jeanne de Mauguet était novice. Elle s’échappa avec une de ses compagnes, et trouva un asile dans une famille d’artisans.

Mais, depuis trois ans déjà, tous les hôtes de Mauguet avaient émigré. Partis d’abord pour quelques mois, pour quelques jours peut-être, ils s’apercevaient, au delà du Rhin, que le serment du Jeu de Paume n’était pas une simple révolte de parlement. Jeanne, qu’on avait laissée à Beaulieu, comme en un asile sûr et sacré, ignorait jusqu’au lieu de refuge de sa famille. Elle ne possédait, d’ailleurs, point de ressources pour la rejoindre, quand même toutes les communications n’eussent pas été interrompues. Il fallut donc rester à Angoulême, et tâcher d’y vivre sans être à la charge de pauvres ouvriers.

Pendant près de deux années, la noble fille s’ingénia de mille façons pour gagner sa vie. Elle fut tour à tour couturière, brodeuse, copiste. Mais ces menus travaux étaient peu rétribués, et pouvaient manquer d’un jour à l’autre ; il fallait se faire une position moins précaire.

Vers le milieu de l’année suivante, elle apprit par hasard que le représentant envoyé en mission dans un département voisin était veuf, et avait une fille de douze ans qu’il cherchait à faire élever par une personne recommandable.

M. de Brives, le représentant dont il est question, n’était point un jacobin grossier comme quelques-uns de ses collègues. C’était un gentilhomme corrézien que les passions républicaines avaient entraîné, mais qui savait reconnaître et respecter, au milieu des divergences politiques, le sentiment de la vraie grandeur.

Son nom n’était point inconnu à Jeanne. Elle se souvenait de l’avoir entendu prononcer, dans son enfance, par son père et par son oncle. Elle osa donc aller voir M. de Brives, et se proposer à lui pour devenir l’institutrice de sa fille.

— Monsieur, lui dit-elle, nos opinions sont aujourd’hui bien différentes, nos routes s’écartent chaque jour davantage ; cependant, nous avons un point de départ commun. Je ne ferai jamais de votre fille une républicaine, mais j’en ferai une bonne et honnête femme, si Dieu veut m’y aider.

L’étrangeté de la proposition n’offensa pas M. de Brives. Il comprit la noblesse réelle de cette démarche et la grandeur de ce caractère qui ne s’abaissait point au mensonge.

Sans cesse appelé d’un point de la France à l’autre, obligé de prendre part à toutes les luttes politiques, il ne pouvait pas veiller sur l’éducation de sa fille. Il lui fallait donc, d’abord et surtout, avoir près d’elle une personne respectable et sûre ; c’est pourquoi il accepta l’offre de Jeanne.

Mademoiselle de Mauguet était bien jeune encore, mais le malheur mûrit. Elle avait acquis pendant le temps qu’elle venait de passer dans le monde, en butte à la misère et aux persécutions, une rapide expérience des choses de la vie. En même temps, elle avait cruellement senti le vide autour d’elle. Depuis longtemps son cœur affectueux ne trouvait plus où se reposer. Elle prit pour Éléonore de Brives une tendresse presque maternelle, et sut admirablement conduire cette jeune intelligence dans les bonnes voies.

Elle resta sept ans près de son élève. M. de Brives les emmena avec lui dans ses voyages. C’est ainsi que Jeanne vit Paris pendant les derniers jours de la terreur, puis sous le règne des thermidoriens et du Directoire.

Les événements et les hommes passèrent devant elle. Une multitude d’idées neuves se firent jour dans son esprit. Elle comprit le véritable sens des bouleversements politiques qui avaient changé la face de la France. Sans entamer un seul instant ses convictions et ses sympathies, les faits accomplis furent pour elle d’un haut enseignement.

Peu à peu les orages s’apaisaient, et tout rentrait dans l’ordre. La France respirait et demandait surtout à être gouvernée. Le Directoire tombait et Bonaparte devenait premier consul.

Vers cette époque, mademoiselle de Brives se maria. Jeanne qui voyait quelques biens retourner à leurs légitimes possesseurs, après des réclamations légales et puissamment appuyées, se souvint de ses droits d’héritière, non émigrée, sur une partie des terres de Mauguet.

Elle quitta Paris et la maison de son élève pour retourner à Limoges. De l’avis de M. de Brives, elle introduisit une demande reconventionnelle de partage avec l’État. Au premier abord, son bon droit paraissait évident ; d’après la loi républicaine même, sa cause semblait toute gagnée. Cependant, mille difficultés la compliquaient. Ainsi, la plupart des terres étaient vendues. De plus, la fortune des vicomtes de Mauguet était grevée de dettes considérables. En émigrant, le vicomte actuel, frère aîné de Jeanne, avait encore augmenté les dettes en empruntant sur ses biens. Les droits de mademoiselle de Mauguet étaient donc devenus, en fait, presque illusoires.

Dès son arrivée à Limoges, elle reçut la visite de Louis Thonnerel. Comme nous l’avons dit, l’enfant de douze ans, qu’elle avait perdu de vue depuis son entrée au couvent de Beaulieu, ne tenait pas grande place dans ses souvenirs. Elle le reconnut à peine.

Louis, au contraire, éprouva une émotion inexprimable en la revoyant. Le changement de la jeune fille à la femme était moins grand que celui de l’enfant à l’homme. Pour lui, Jeanne semblait la même qu’autrefois. C’était cette même taille élancée et noble, ce même sourire de bonté, ce même regard limpide et profond. Seulement, le malheur et le courage la plaçaient comme sur un piédestal. Elle avait grandi.

Dans la mémoire de l’écolier, l’image de mademoiselle de Mauguet resta comme une poétique vision. Mais, au lieu de s’effacer avec les années, et de devenir indécise et vague en s’enfonçant dans le brouillard du passé, elle s’était avivée, tous les ans, de plus brillantes couleurs. Elle avait pris un corps, elle s’était faite vivante.

Louis ne trouva pas absolument en elle l’idéal de cette image. Cependant, étrange combinaison des mirages de l’imagination et des sympathies du cœur !… il la trouva cent fois plus belle, cent fois plus imposante qu’il ne l’avait rêvée.

Quant à lui, c’était un beau jeune homme, au visage noble et fier, à la taille élevée, au front intelligent. Les sourcils étaient un peu proéminents, selon le type limousin, et la tête élevée vers le sommet. Ses cheveux noirs, épais, bien plantés et taillés court, se tenaient presque droits sur son front. Ses lèvres, mobiles et frémissantes, semblaient faites pour les luttes de la parole.

Il venait mettre au service de mademoiselle de Mauguet son habileté de légiste et son dévouement d’ami. Jeanne accepta ses offres, qu’elle sentit faites d’un cœur sincère et plein d’affection. Aussitôt, le jeune avocat se mit à l’œuvre avec ardeur. Il feuilleta les parchemins, il compulsa les titres et les textes. Un an après, le procès était gagné.

  1. En Limousin, on appelle une métairie un domaine. Ainsi, telle propriété se compose de quatre ou cinq domaines comme de quatre ou cinq métairies.