Jadis et naguère (1902)/Texte entier

Jadis et naguère (1902)



ŒUVRES COMPLÈTES

DE

PAUL VERLAINE


ŒUVRES COMPLÈTES
de
PAUL VERLAINE


POÈMES SATURNIENS — FÊTES GALANTES
BONNE CHANSON — ROMANCES SANS PAROLES
SAGESSE — JADIS ET NAGUÈRE



tome premier


Troisième édition



PARIS
LIBRAIRIE LÉON VANIER, ÉDITEUR
19, quai saint-michel, 19

1902


POÈMES SATURNIENS



Les Sages d’autrefois, qui valaient bien ceux-ci,
Crurent, et c’est un point encor mal éclairci,
Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres,
Et que chaque âme était liée à l’un des astres.
(On a beaucoup raillé, sans penser que souvent
Le rire est ridicule autant que décevant,
Cette explication du mystère nocturne.)
Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE,
Fauve planète, chère aux nécromanciens,
Ont entre tous, d’après les grimoires anciens,
Bonne part de malheur et bonne part de bile.
L’Imagination, inquiète et débile,
Vient rendre nul en eux l’effort de la Raison.
Dans leurs veines, le sang, subtil comme un poison,
Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule
En grésillant leur triste Idéal qui s’écroule.
Tels les Saturniens doivent souffrir et tels
Mourir, — en admettant que nous soyons mortels, —
Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d’une Influence maligne.

P. V.


PROLOGUE


Dans ces temps fabuleux, les limbes de l’histoire,
Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,
Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,
Et, par l’intensité de leur vertu, troublant
Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,
Augustes, s’élevaient jusqu’au néant suprême,
Ah ! la terre et la mer et le ciel, purs encor
Et jeunes, qu’arrosait une lumière d’or
Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures
De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,
Et retenant le vol obstiné des essaims,
Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints,
Ce pendant que le ciel et la mer et la terre
Voyaient — rouges et las de leur travail austère —
S’incliner, pénitents fauves et timorés,
Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés !

Une connexité grandiosement calme
Liait le Kchatrya serein au Chanteur calme,
Valmiki l’excellent à l’excellent Rama :
Telles sur un étang deux touffes de padma.

— Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,
De Sparte la sévère à la rieuse Attique,
Les Aèdes, Orpheus, Akaïos, étaient
Encore des héros altiers et combattaient,
Homéros, s’il n’a pas, lui, manié le glaive,
Fait retentir, clameur immense qui s’élève,
Vos échos, jamais las, vastes postérités,
D’Hektôr, et d’Odysseus, et d’Akhilleus chantés.
Les héros à leur tour, après les luttes vastes,
Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,
Et non moins que de l’art d’Arès furent épris
De l’Art dont une Palme immortelle est le prix,
Akhilleus entre tous ! Et le Laëtiade
Dompta, parole d’or qui charme et persuade,
Les esprits et les cœurs et les âmes toujours,
Ainsi qu’Orpheus domptait les tigres et les ours.

— Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères
Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,
Est-ce que le Trouvère héroïque n’eut pas
Comme le Preux sa part auguste des combats ?
Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,
Et son neveu Roland resté dans la montagne,

Et le bon Olivier et Turpin au grand cœur,
En beaux couplets et sur un rythme âpre et vainqueur,
Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,
Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles,
Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux,
De Roland et de ceux qui virent Roncevaux
Et furent de l’énorme et suprême tuerie,
Du temps de l’Empereur à la barbe fleurie ?

— Aujourd’hui l’Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé,
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force.
La Force qu’autrefois le Poète tenait
En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,
La force, maintenant, la Force, c’est la Bête
Féroce bondissante et folle et toujours prête
À tout carnage, à tout dévastement, à tout
Égorgement d’un bout du monde à l’autre bout !
L’Action qu’autrefois réglait le chant des lyres,
Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires
Fuligineux d’un siècle en ébullition,
L’Action à présent, — ô pitié ! — l’Action,
C’est l’ouragan, c’est la tempête, c’est la houle
Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule
Et déroule parmi des bruits sourds l’effroi vert
Et rouge des éclairs sur le ciel entr’ouvert !


— Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes
De la vie et du choc désordonné des armes
Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs
Ineffables, voici le groupe des Chanteurs
Vêtus de blanc, et des lueurs d’apothéoses
Empourprent la fierté sereine de leurs poses :
Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,
Et sur leur front le rêve inachevé des Dieux,
Le monde que troublait leur parole profonde,
Les exile. À leur tour ils exilent le monde !
C’est qu’ils ont à la fin compris qu’il ne faut plus
Mêler leur note pure aux cris irrésolus
Que va poussant la foule obscène et violente,
Et que l’isolement sied à leur marche lente.
Le Poète, l’amour du Beau, voilà sa foi,
L’Azur, son étendard, et l’Idéal, sa loi !
Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,
Où le rayonnement des choses éternelles
A mis des visions qu’il suit avidement,
Ne sauraient s’abaisser une heure seulement
Sur le honteux conflit des besognes vulgaires,
Et sur vos vanités plates ; et si naguères
On le vit au milieu des hommes, épousant
Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant
Aux guerres, célébrant l’orgueil des Républiques
Et l’éclat militaire et les splendeurs auliques.
Sur la kitare, sur la harpe et sur le luth,
S’il honorait parfois le présent d’un salut

Et daignait consentir à ce rôle de prêtre
D’aimer et de bénir, et s’il voulait bien être
La voix qui rit ou pleure alors qu’on pleure ou rit,
S’il inclinait vers l’âme humaine son esprit,
C’est qu’il se méprenait alors sur l’âme humaine.

— Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène.


MELANCHOLIA

À Ernest Boutier.

I

RÉSIGNATION


Tout enfant, j’allais rêvant Ko-Hinnor,
Somptuosité persane et papale,
Héliogabale et Sardanapale !

Mon désir créait sous des toits en or,
Parmi les parfums, au son des musiques,
Des harems sans fin, paradis physiques !

Aujourd’hui plus calme et non moins ardent,
Mais sachant la vie et qu’il faut qu’on plie,
J’ai dû refréner ma belle folie,
Sans me résigner par trop cependant.


Soit ! le grandiose échappe à ma dent,
Mais fi de l’aimable et fi de la lie !
Et je hais toujours la femme jolie !
La rime assonante et l’ami prudent.

II

NEVERMORE

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone.

Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant :
« Quel fut ton plus beau jour ! » fit sa voix d’or vivant,

Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.

— Ah ! les premières fleurs qu’elles sont parfumées !
Et qu’il bruit avec un murmure charmant
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées !

III

APRÈS TROIS ANS

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu’éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.

Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin…
Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.
Chaque alouette qui va et vient m’est connue.

Même j’ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue.
— Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.

IV

VŒU

Ah ! les oarystis ! les premières maîtresses !
L’or des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs,
Et puis, parmi l’odeur des corps jeunes et chers,
La spontanéité craintive des caresses !

Sont-elles assez loin toutes ces allégresses
Et toutes ces candeurs ! Hélas ! toutes devers
Le Printemps des regrets ont fui les noirs hivers
De mes ennuis, de mes dégoûts, de mes détresses !

Si que me voilà seul à présent, morne et seul,
Morne et désespéré, plus glacé qu’un aïeul,
Et tel qu’un orphelin pauvre sans sœur aînée.

Ô la femme à l’amour câlin et réchauffant,
Douce, pensive et brune, et jamais étonnée,
Et qui parfois vous baise au front, comme un enfant

V

LASSITUDE

A batallas de amor campo de pluma.
(Gongora.)


De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.
Même au fort du déduit, parfois, vois-tu, l’amante
Doit avoir l’abandon paisible de la sœur.

Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,
Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur.
Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseur
Ne valent pas un long baiser, même qui mente !

Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’oliphant
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse !

VI

MON RÊVE FAMILIER

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

VII

À UNE FEMME

À vous ces vers, de par la grâce consolante
De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux,
De par votre âme, pure et toute bonne, à vous
Ces vers du fond de ma détresse violente.

C’est qu’hélas ! le hideux cauchemar qui me hante
N’a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux,
Se multipliant comme un cortège de loups
Et se pendant après mon sort qu’il ensanglante.

Oh ! je souffre, je souffre affreusement, si bien
Que le gémissement premier du premier homme
Chassé d’Éden n’est qu’une églogue au prix du mien !

Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme
Des hirondelles sur un ciel d’après-midi,
— Chère, — par un beau jour de septembre attiédi.

VIII

L’ANGOISSE

Nature, rien de toi ne m’émeut, ni les champs
Nourriciers, ni l’écho vermeil des pastorales
Siciliennes, ni les pompes aurorales,
Ni la solennité dolente des couchants.

Je ris de l’Art, je ris de l’Homme aussi, des chants,
Des vers, des temples grecs et des tours en spirales
Qu’étirent dans le ciel vide les cathédrales,
Et je vois du même œil les bons et les méchants.

Je ne crois pas en Dieu, j’abjure et je renie
Toute pensée, et quant à la vieille ironie,
L’Amour, je voudrais bien qu’on ne m’en parlât plus.

Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille
Au brick perdu jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d’affreux naufrages appareille.


EAUX-FORTES


À François Coppée.

I

CROQUIS PARISIEN

La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus.
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris, la bise pleurait
Ainsi qu’un basson.
Au loin, un matou frileux et discret
Miaulait d’étrange et grêle façon.

Moi, j’allais, rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz.

II

CAUCHEMAR

J’ai vu passer dans mon rêve
— Tel l’ouragan sur la grève,
D’une main tenant un glaive
Et de l’autre un sablier,
Ce cavalier

Des ballades d’Allemagne
Qu’à travers ville et campagne,
Et du fleuve à la montagne,
Et des forêts au vallon,
Un étalon

Rouge-flamme et noir d’ébène,
Sans bride, ni mors, ni rêne,
Ni hop ! ni cravache, entraîne
Parmi des râlements sourds
Toujours ! toujours !


Un grand feutre à longue plume
Ombrait son œil qui s’allume
Et s’éteint. Tel, dans la brume,
Éclate et meurt l’éclair bleu
D’une arme à feu.

Comme l’aile d’une orfraie
Qu’un subit orage effraie,
Par l’air que la neige raie,
Son manteau se soulevant
Claquait au vent,

Et montrait d’un air de gloire
Un torse d’ombre et d’ivoire,
Tandis que dans la nuit noire
Luisaient en des cris stridents
Trente-deux dents.

III

MARINE

L’Océan sonore
Palpite sous l’œil
De la lune en deuil
Et palpite encore,

Tandis qu’un éclair
Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D’un long zigzag clair,

Et que chaque lame,
En bonds convulsifs,
Le long des récifs,
Va, vient, luit et clame,

Et qu’au firmament,
Où l’ouragan erre,
Rugit le tonnerre
Formidablement.

IV

EFFET DE NUIT

La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D’une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l’air noir des gigues nonpareilles,
Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d’épine épars, et quelques houx
Dressant l’horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d’un fond d’ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contresens des lances de l’averse.

V

GROTESQUES

Leurs jambes pour toutes montures,
Pour tous biens l’or de leurs regards,
Par le chemin des aventures
Ils vont haillonneux et hagards.

Le sage, indigné, les harangue ;
Le sot plaint ces fous hasardeux ;
Les enfants leur tirent la langue
Et les filles se moquent d’eux.

C’est qu’odieux et ridicules,
Et maléfiques en effet,
Ils ont l’air, sur les crépuscules,
D’un mauvais rêve que l’on fait :


C’est que, sur leurs aigres guitares
Crispant la main des libertés,
Ils nasillent des chants bizarres,
Nostalgiques et révoltés ;

C’est enfin que dans leurs prunelles
Rit et pleure — fastidieux —
L’amour des choses éternelles,
Des vieux morts et des anciens dieux !

— Donc, allez, vagabonds sans trêves,
Errez, funestes et maudits,
Le long des gouffres et des grèves,
Sous l’œil fermé des paradis !

La nature à l’homme s’allie
Pour châtier comme il le faut
L’orgueilleuse mélancolie
Qui vous fait marcher le front haut.

Et, vengeant sur vous le blasphème
Des vastes espoirs véhéments,
Meurtrit votre front anathème
Au choc rude des éléments.


Les juins brûlent et les décembres
Gèlent votre chair jusqu’aux os,
Et la fièvre envahit vos membres,
Qui se déchirent aux roseaux.

Tout vous repousse et tout vous navre,
Et quand la mort viendra pour vous,
Maigre et froide, votre cadavre
Sera dédaigné par les loups !


PAYSAGES TRISTES


À Catulle Mendès

I

SOLEILS COUCHANTS

Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchants.
Et d’étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants, sur les grèves,
Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
À des grands soleils
Couchants, sur les grèves.

II

CRÉPUSCULE DU SOIR MYSTIQUE

Le Souvenir avec le Crépuscule
Rougeoie et tremble à l’ardent horizon
De l’Espérance en flamme qui recule
Et s’agrandit ainsi qu’une cloison
Mystérieuse où mainte floraison
— Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
S’élance autour d’un treillis, et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
— Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle, dans une immense pâmoison,
Le Souvenir avec le Crépuscule.

III

PROMENADE SENTIMENTALE

Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
Les grands nénuphars entre les roseaux,
Tristement luisaient sur les calmes eaux.
Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l’étang, parmi la saulaie
Où la brume vague évoquait un grand
Fantôme laiteux se désespérant
Et pleurant avec la voix des sarcelles
Qui se rappelaient en battant des ailes
Parmi la saulaie où j’errais tout seul
Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
Et des nénuphars, parmi les roseaux,
Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

IV

NUIT DU WALPURGIS CLASSIQUE

C’est plutôt le sabbat du second Faust que l’autre.
Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement
Rhythmique. — Imaginez un jardin de Lenôtre,
Correct, ridicule et charmant.

Des ronds-points ; au milieu, des jets d’eau ; des allées
Toutes droites ; sylvains de marbre ; dieux marins
De bronze ; çà et là, des Vénus étalées ;
Des quinconces, des boulingrins ;

Des châtaigniers ; des plants de fleurs formant la dune ;
Ici, des rosiers nains qu’un goût docte effila ;
Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune
D’un soir d’été sur tout cela.


Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique
Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air
De chasse : tel, doux, lent, sourd et mélancolique,
L’air de chasse de Tannhauser.

Des chants voilés de cors lointains où la tendresse
Des sens étreint l’effroi de l’âme en des accords
Harmonieusement dissonnants dans l’ivresse ;
Et voici qu’à l’appel des cors

S’entrelacent soudain des formes toutes blanches,
Diaphanes, et que le clair de lune fait
Opalines parmi l’ombre verte des branches,
— Un Watteau rêvé par Raffet ! —

S’entrelacent parmi l’ombre verte des arbres
D’un geste alangui, plein d’un désespoir profond ;
Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres
Très lentement dansent en rond.

— Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée
Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,
Ces spectres agités en tourbe cadencée,
Ou bien tout simplement des morts ?

Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu’invite
L’horreur, ou ton regret, ou ta pensée, — hein ? — tous
Ces spectres qu’un vertige irrésistible agite,
Ou bien des morts qui seraient fous ? —


N’importe ! ils vont toujours, les fébriles fantômes,
Menant leur ronde vaste et morne et tressautant
Comme dans un rayon de soleil des atomes,
Et s’évaporent à l’instant

Humide et blême où l’aube éteint l’un après l’autre
Les cors, en sorte qu’il ne reste absolument
Plus rien — absolument — qu’un jardin de Lenôtre,
Correct, ridicule et charmant.

V

CHANSON D’AUTOMNE

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;


Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

VI

L’HEURE DU BERGER

La lune est rouge au brumeux horizon ;
Dans un brouillard qui danse, la prairie
S’endort fumeuse, et la grenouille crie
Par les joncs verts où circule un frisson ;

Les fleurs des eaux referment leurs corolles,
Des peupliers profilent aux lointains,
Droits et serrés, leurs spectres incertains ;
Vers les buissons errent les lucioles ;

Les chats-huants s’éveillent, et sans bruit
Rament l’air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s’emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c’est la Nuit.

VII

LE ROSSIGNOL

Comme un vol criard d’oiseaux en émoi,
Tous mes souvenirs s’abattent sur moi,
S’abattent parmi le feuillage jaune
De mon cœur mirant son tronc plié d’aune
Au tain violet de l’eau des Regrets,
Qui mélancoliquement coule auprès,
S’abattent, et puis la rumeur mauvaise
Qu’une brise moite en montant apaise,
S’éteint par degrés dans l’arbre, si bien
Qu’au bout d’un instant on n’entend plus rien,
Plus rien que la voix célébrant l’Absente,
Plus rien que la voix, — ô si languissante ! —
De l’oiseau qui fut mon Premier Amour,
Et qui chante encor comme au premier jour ;

Et, dans la splendeur triste d’une lune
Se levant blafarde et solennelle, une
Nuit mélancolique et lourde d’été,
Pleine de silence et d’obscurité,
Berce sur l’azur qu’un vent doux effleure
L’arbre qui frissonne et l’oiseau qui pleure.


CAPRICES


À Henry Winter.

I

FEMME ET CHATTE


Elle jouait avec sa chatte ;
Et c’était merveille de voir
La main blanche et la blanche patte
S’ébattre dans l’ombre du soir.

Elle cachait — la scélérate ! —
Sous ces mitaines de fil noir
Ses meurtriers ongles d’agate,
Coupants et clairs comme un rasoir.


L’autre aussi faisait la sucrée
Et rentrait sa griffe acérée,
Mais le diable n’y perdait rien…

Et dans le boudoir où, sonore,
Tintait son rire aérien,
Brillaient quatre points de phosphore.

II

JÉSUITISME

Le chagrin qui me tue est ironique, et joint
Le sarcasme au supplice, et ne torture point
Franchement, mais picote avec un faux sourire
Et transforme en spectacle amusant mon martyre,
Et sur la bière où gît mon Rêve mi-pourri,
Beugle un De profundis sur l’air du Traderi.
C’est un Tartuffe qui, tout en mettant des roses
Pompons sur les autels des Madones moroses,
Tout en faisant chanter à des enfants de chœurs
Ces cantiques d’eau tiède où se baigne le cœur,
Tout en amidonnant ces guimpes amoureuses
Qui serpentent au cœur sacré des Bienheureuses,
Tout en disant à voix basse son chapelet,
Tout en passant la main sur son petit collet,
Tout en parlant avec componction de l’âme,
N’en médite pas moins ma ruine, — l’infâme !

III

LA CHANSON DES INGÉNUES

Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l’œil bleu,
Qui vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu’on lit peu.

Nous allons entrelacées,
Et le jour n’est pas plus pur
Que le fond de nos pensées,
Et nos rêves sont d’azur ;

Et nous courons par les prés
Et rions et babillons
Des aubes jusqu’aux vesprées,
Et chassons aux papillons ;


Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur,
Et nos robes — si légères —
Sont d’une extrême blancheur ;

Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous prodiguent les œillades,
Les saluts et les « hélas ! »

Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant les plis ironiques
De nos jupons détournés ;

Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de muraille,
Bien que parfois nous sentions

Battre nos cœurs sous nos mantes
À des pensers clandestins,
En nous sachant les amantes
Futures des libertins.

IV

UNE GRANDE DAME

Belle « à damner les saints », à troubler sous l’aumusse
Un vieux juge ! Elle marche impérialement.
Elle parle — et ses dents font un miroitement —
Italien, avec un léger accent russe.

Ses yeux froids où l’émail sertit le bleu de Prusse
Ont l’éclat insolent et dur du diamant.
Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement
De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce

Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon,
N’égale sa beauté patricienne, non !
Vois, ô bon Buridan : « C’est une grande dame ! »

Il faut — pas de milieu ! — l’adorer à genoux,
Plat, n’ayant d’astre aux cieux que ces lourds cheveux roux
Ou bien lui cravacher la face, à cette femme !

V

MONSIEUR PRUDHOMME

Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux,
Dans un rêve sans fin, flottent insoucieux
Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l’astre d’or, que lui fait la charmille
Où l’oiseau chante à l’ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.
Il est juste-milieu, botaniste et pansu,
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.

INITIUM

Les violons mêlaient leur rire au chant des flûtes,
Et le bal tournoyait quand je la vis passer
Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes
De son oreille où mon Désir comme un baiser
S’élançait et voulait lui parler sans oser.

Cependant elle allait, et la mazurque lente
La portait dans son rythme indolent comme un vers,
— Rime mélodieuse, image étincelante, —
Et son âme d’enfant rayonnait à travers
La sensuelle ampleur de ses yeux gris et verts.

Et depuis, ma Pensée — immobile — contemple
Sa Splendeur évoquée, en adoration,
Et, dans son Souvenir, ainsi que dans un temple,
Mon Amour entre, plein de superstition.

Et je crois que voici venir la Passion.

ÇAVITRI

Maha-Bharata

Pour sauver son époux, Çavitri fit le vœu
De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières,
Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières :
Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu.

Ni, Curya, tes rais cruels, ni la langueur
Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes
Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes,
La pensée et la chair de la femme au grand cœur.

— Que nous cerne l’Oubli, noir et morne assassin,
Ou que l’Envie aux traits amers nous ait pour cibles.
Ainsi que Çavitri faisons-nous impassibles,
Mais, comme elle, dans l’âme ayons un haut dessein.

SUB URBE

Les petits ifs du cimetière
Frémissent au vent hiémal,
Dans la glaciale lumière.

Avec des bruits sourds qui font mal,
Les croix de bois des tombes neuves
Vibrent sur un ton anormal.

Silencieux comme les fleuves,
Mais gros de pleurs comme eux de flots,
Les fils, les mères et les veuves,

Par les détours du triste enclos,
S’écoulent, — lente théorie,
Au rythme heurté des sanglots.

Le sol sous les pieds glisse et crie,
Là-haut de grands nuages tors
S’échevèlent avec furie.


Pénétrant comme le remords,
Tombe un froid lourd qui vous écœure,
Et qui doit filtrer chez les morts,

Chez les pauvres morts, à toute heure
Seuls, et sans cesse grelottants,
— Qu’on les oublie ou qu’on les pleure ! —

Ah ! vienne vite le Printemps,
Et son clair soleil qui caresse,
Et ses doux oiseaux caquetants !

Refleurisse l’enchanteresse
Gloire des jardins et des champs
Que l’âpre hiver tient en détresse !

Et que, — des levers aux couchants,
L’or dilaté d’un ciel sans bornes
Berce de parfums et de chants,

Chers endormis, vos sommeils mornes !

SÉRÉNADE

Comme la voix d’un mort qui chanterait
Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.

Ouvre ton âme et ton oreille au son
De ma mandoline :
Pour toi j’ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.

Je chanterai tes yeux d’or et d’onyx
Purs de toutes ombres,
Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx
De tes cheveux sombres.

Comme la voix d’un mort qui chanterait
Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.


Puis je louerai beaucoup, comme il convient,
Cette chair bénie
Dont le parfum opulent me revient
Les nuits d’insomnie.

Et pour finir, je dirai le baiser
De ta lèvre rouge,
Et ta douceur à me martyriser,
— Mon Ange ! — ma Gouge !

Ouvre ton âme et ton oreille au son
De ma mandoline :
Pour toi j’ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.

UN DAHLIA

Courtisane au sein dur, à l’œil opaque et brun
S’ouvrant avec lenteur comme celui d’un bœuf,
Ton grand torse reluit ainsi qu’un marbre neuf.

Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucun
Arome, et la beauté sereine de ton corps
Déroule, mate, ses impeccables accords.

Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu’au moins
Exhalent celles-là qui vont fanant les foins,
Et tu trônes, Idole insensible à l’encens.

— Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur,
Élève, sans orgueil, sa tête sans odeur,
Irritant au milieu des jasmins agaçants !

NEVERMORE

Allons, mon pauvre cœur, allons, mon vieux complice,
Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux ;
Brûle un encens ranci sur tes autels d’or faux ;
Sème de fleurs les bords béants du précipice ;
Allons, mon pauvre cœur, allons, mon vieux complice !

Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni ;
Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides ;
Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides :
Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni ;
Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni.

Sonnez, grelots ; sonnez, clochettes ; sonnez, cloches !
Car mon rêve impossible a pris corps, et je l’ai
Entre mes bras pressé : le Bonheur, cet ailé
Voyageur qui de l’Homme évite les approches.
— Sonnez, grelots ; sonnez, clochettes ; sonnez, cloches !


Le Bonheur a marché côte à côte avec moi ;
Mais la FATALITÉ ne connaît point de trêve :
Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,
Et le remords est dans l’amour : telle est la loi.
— Le Bonheur a marché côte à côte avec moi.

IL BACIO

Baiser ! rose trémière au jardin des caresses !
Vif accompagnement sur le clavier des dents
Des doux refrains qu’Amour chante en les cœurs ardents,
Avec sa voix d’archange aux langueurs charmeresses !

Sonore et gracieux Baiser, divin Baiser !
Volupté non pareille, ivresse inénarrable !
Salut ! L’homme, penché sur ta coupe adorable,
S’y grise d’un bonheur qu’il ne sait épuiser.

Comme le vin du Rhin et comme la musique,
Tu consoles et tu berces, et le chagrin
Expire avec la moue en ton pli purpurin…
Qu’un plus grand, Gœthe ou Will, te dresse un vers classique.

Moi, je ne puis, chétif trouvère de Paris,
T’offrir que ce bouquet de strophes enfantines :
Sois bénin et, pour prix, sur les lèvres mutines
D’Une que je connais, Baiser, descends, et ris.

DANS LES BOIS

D’autres, ― des innocents ou bien des lymphatiques, ―
Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux,
Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux !
D’autres s’y sentent pris ― rêveurs ― d’effrois mystiques.

Ils sont heureux ! Pour moi, nerveux, et qu’un remords
Épouvantable et vague affole sans relâche,
Par les forêts je tremble à la façon d’un lâche
Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.

Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l’onde.
D’où tombe un noir silence avec une ombre encor
Plus noire, tout ce morne et sinistre décor
Me remplit d’une horreur triviale et profonde.

Surtout les soirs d’été : la rougeur du couchant
Se fond dans le gris bleu des brumes qu’elle teinte
D’incendie et de sang ; et l’angélus qui tinte
Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant.


Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe
Et repasse, toujours plus fort, dans l’épaisseur
Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur,
Et s’éparpille, ainsi qu’un miasme, dans l’espace.

La nuit vient. Le hibou s’envole. C’est l’instant
Où l’on songe aux récits des aïeules naïves…
Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources vives
Font un bruit d’assassins postés se concertant.

NOCTURNE PARISIEN

À Edmond Lepelletier.

Roule, roule ton flot indolent, morne Seine. —
Sur tes ponts qu’environne une vapeur malsaine
Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
Mais tu n’en traînes pas, en tes ondes glacées,
Autant que ton aspect m’inspire de pensées !

Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font
Monter le voyageur vers un passé profond,
Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes,
Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes.
Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers
Et reflète, les soirs, des boléros légers,
Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive
Où vient faire son kief l’odalisque lascive.
Le Rhin est un burgrave, et c’est un troubadour
Que le Lignon, et c’est un ruffian que l’Adour.
Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies,
Berce de rêves doux le sommeil des momies.

Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés,
Charrie augustement ses îlots mordorés,
Et soudain, beau d’éclairs, de fracas et de fastes,
Splendidement s’écroule en Niagaras vastes.
L’Eurotas, où l’essaim des cygnes familiers
Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers,
Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète,
Rhythmique et caressant, chante ainsi qu’un poète.
Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants
Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents
En appareil royal, tandis qu’au loin la foule
Le long des temples va, hurlant, vivante houle,
Au claquement massif des cymbales de bois,
Et qu’accroupi, filant ses notes de hautbois,
Du saut de l’antilope agile attendant l’heure,
Le tigre jaune au dos rayé s’étire et pleure.


— Toi, Seine, tu n’as rien. Deux quais, et voilà tout,
Deux quais crasseux, semés de l’un à l’autre bout
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne.
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
Les passants alourdis de sommeil ou de faim,
Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
Qu’il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
Et, s’accoudant au pont de la Cité, devant
Notre-Dame, songer, cœur et cheveux au vent !

Les nuages, chassés par la brise nocturne,
Courent, cuivreux et roux, dans l’azur taciturne.
Sur la tête d’un roi du portail, le soleil,
Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.
L’Hirondelle s’enfuit à l’approche de l’ombre.
Et l’on voit voleter la chauve-souris sombre.
Tout bruit s’apaise autour. À peine un vague son
Dit que la ville est là qui chante sa chanson,
Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes ;
Et c’est l’aube des vols, des amours et des crimes.
— Puis, tout à coup, ainsi qu’un ténor effaré
Lançant dans l’air bruni son cri désespéré,
Son cri qui se lamente, et se prolonge, et crie,
Éclate en quelque coin l’orgue de Barbarie :
Il brame un de ces airs, romances ou polkas,
Qu’enfants nous tapotions sur nos harmonicas
Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,
Vibrer l’âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.
C’est écorché, c’est faux, c’est horrible, c’est dur,
Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr ;
Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées ;
Sur une clef de sol impossible juchées,
Les notes ont un rhume et les do sont des la,
Mais qu’importe ! l’on pleure en entendant cela !
Mais l’esprit, transporté dans le pays des rêves,
Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves ;
La pitié monte au cœur et les larmes aux yeux,
Et l’on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,

Et dans une harmonie étrange et fantastique
Qui tient de la musique et tient de la plastique,
L’âme, les inondant de lumière et de chant,
Mêle les sons de l’orgue aux rayons du couchant !

— Et puis l’orgue s’éloigne, et puis c’est le silence,
Et la nuit terne arrive et Vénus se balance
Sur une molle nue au fond des cieux obscurs :
On allume les becs de gaz le long des murs.
Et l’astre et les flambeaux font des zigzags fantasques
Dans le fleuve plus noir que le velours des masques ;
Et le contemplateur sur le haut garde-fou
Par l’air et par les ans rouillé comme un vieux sou
Se penche, en proie aux vents néfastes de l’abîme.
Pensée, espoir serein, ambition sublime,
Tout, jusqu’au souvenir, tout s’envole, tout fuit,
Et l’on est seul avec Paris, l’Onde et la Nuit !

— Sinistre trinité ! De l’ombre dures portes !
Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes !
Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,
Si terribles, que l’Homme, ivre de la douleur
Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre,
L’Homme, espèce d’Oreste à qui manque une Électre,
Sous la fatalité de votre regard creux
Ne peut rien et va droit au précipice affreux ;
Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses
De tuer et d’offrir au grand Ver des épouses

Qu’on ne sait que choisir entre vos trois horreurs,
Et si l’on craindrait moins périr par les terreurs
Des Ténèbres que sous l’Eau sourde, l’Eau profonde,
Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde !

— Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,
Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,
De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres
Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres !

MARCO[1]

Quand Marco passait, tous les jeunes hommes
Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes
Où les feux d’Amour brûlaient sans pitié
Ta pauvre cahute, ô froide Amitié ;
Tout autour dansaient des parfums mystiques
Où l’âme, en pleurant, s’anéantissait.
Sur ses cheveux roux un charme glissait ;
Sa robe rendait d’étranges musiques
Quand Marco passait.


Quand Marco chantait, ses mains, sur l’ivoire
Évoquaient souvent la profondeur noire
Des airs primitifs que nul n’a redits,
Et sa voix montait dans les paradis
De la symphonie immense des rêves,
Et l’enthousiasme alors transportait
Vers des cieux connus quiconque écoutait
Ce timbre d’argent qui vibrait sans trêves,
Quand Marco chantait.

Quand Marco pleurait, ses terribles larmes
Défiaient l’éclat des plus belles armes ;
Ses lèvres de sang fonçaient leur carmin
Et son désespoir n’avait rien d’humain ;
Pareil au foyer que l’huile exaspère,
Son courroux croissait, rouge, et l’on aurait
Dit d’une lionne à l’âpre forêt
Communiquant sa terrible colère,
Quand Marco pleurait.

Quand Marco dansait, sa jupe moirée
Allait et venait comme une marée,
Et, tel qu’un bambou flexible, son flanc
Se tordait, faisant saillir son sein blanc ;
Un éclair partait. Sa jambe de marbre,
Emphatiquement cynique, haussait
Ses mates splendeurs, et cela faisait
Le bruit du vent de la nuit dans un arbre,
Quand Marco dansait.


Quand Marco dormait, oh ! quels parfums d’ambre
Et de chair mêlés opprimaient la chambre !
Sous les draps la ligne exquise du dos
Ondulait, et dans l’ombre des rideaux
L’haleine montait, rhythmique et légère ;
Un sommeil heureux et calme fermait
Ses yeux, et ce doux mystère charmait
Les vagues objets parmi l’étagère,
Quand Marco dormait.

Mais quand elle aimait, des flots de luxure
Débordaient, ainsi que d’une blessure
Sort un sang vermeil qui fume et qui bout,
De ce corps cruel que son crime absout :
Le torrent rompait les digues de l’âme,
Noyait la pensée, et bouleversait
Tout sur son passage, et rebondissait
Souple et dévorant comme de la flamme,
Et puis se glaçait.

CÉSAR BORGIA
PORTRAIT EN PIED

Sur fond sombre noyant un riche vestibule
Où le buste d’Horace et celui de Tibulle
Lointain et de profil rêvent en marbre blanc,
La main gauche au poignard et la main droite au flanc,
Tandis qu’un rire doux redresse la moustache,
Le duc CÉSAR, en grand costume, se détache.
Les yeux noirs, les cheveux noirs et le velours noir
Vont contrastant, parmi l’or somptueux d’un soir,
Avec la pâleur mate et belle du visage
Vu de trois quarts et très ombré, suivant l’usage
Des Espagnols ainsi que des Vénitiens,
Dans les portraits de rois et de patriciens.
Le nez palpite, fin et droit. La bouche, rouge,
Est mince, et l’on dirait que la tenture bouge
Au souffle véhément qui doit s’en exhaler.
Et le regard errant avec laisser-aller,

Devant lui, comme il sied aux anciennes peintures,
Fourmille de pensers énormes d’aventures.
Et le front, large et pur, sillonné d’un grand pli,
Sans doute de projets formidables rempli,
Médite sous la toque où frissonne une plume
S’élançant hors d’un nœud de rubis qui s’allume.

LA MORT DE PHILIPPE II

À Louis-Xavier de Ricard.

Le coucher d’un soleil de septembre ensanglante
La plaine morne et l’âpre arête des sierras
Et de la brume au loin l’installation lente.

Le Guadarrama pousse entre les sables ras
Son flot hâtif qui va réfléchissant par places
Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras.

Le grand vol anguleux des éperviers rapaces
Raye à l’ouest le ciel mat et rouge qui brunit,
Et leur cri rauque grince à travers les espaces.

Despotique, et dressant au-devant du zénith
L’entassement brutal de ses tours octogones,
L’Escurial étend son orgueil de granit.

Les murs carrés, percés de vitraux monotones,
Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements
Que quelques grils sculptés qu’alternent des couronnes.


Avec des bruits pareils aux rudes hurlements
D’un ours que des bergers navrent de coups de pioches
Et dont l’écho redit les râles alarmants,

Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches,
Et puis s’évaporant en des murmures longs,
Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.

Par les cours du palais, où l’ombre met ses plombs,
Circule — tortueux serpent hiératique —
Une procession de moines aux frocs blonds

Qui marchent un par un, suivant l’ordre ascétique,
Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main,
Ululent d’une voix formidable un cantique.

— Qui donc ici se meurt ? Pour qui sur le chemin
Cette paille épandue et ces croix long-voilées
Selon le rituel catholique romain ? —

La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées,
Les portes d’acajou massif tournent sans bruit,
Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées.

Une vague rougeur plus triste que la nuit
Filtre à rais indécis par les plis des tentures
À travers les vitraux où le couchant reluit,


Et fait papilloter sur les architectures,
À l’angle des objets, dans l’ombre du plafond,
Ce halo singulier qu’on voit dans les peintures.

Parmi le clair-obscur transparent et profond
S’agitent effarés des hommes et des femmes
À pas furtifs, ainsi que les hyènes font.

Riches, les vêtements des seigneurs et des dames,
Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart,
Chantent l’ode du luxe en chatoyantes gammes,

Et, trouant par éclairs distancés avec art
L’opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre
Des gardes alignés scintillent de trois quart.

Un homme en robe noire, à visage de guivre,
Se penche, en caressant de la main ses fémurs,
Sur un lit, comme l’on se penche sur un livre.

Des rideaux de drap d’or roides comme des murs
Tombent d’un dais de bois d’ébène en droite ligne,
Dardant à temps égaux l’œil des diamants durs.

Dans le lit, un vieillard d’une maigreur insigne
Égrène un chapelet, qu’il baise par moment,
Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne.


Ses lèvres font ce sourd et long marmottement,
Dernier signe de vie et premier d’agonie,
— Et son haleine pue épouvantablement.

Dans sa barbe couleur d’amarante ternie,
Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux,
Sous son linge bordé de dentelle jaunie,

Avides, empressés, fourmillants, et jaloux
De pomper tout le sang malsain du mourant fauve
En bataillons serrés vont et viennent les poux.

C’est le Roi, ce mourant qu’assiste un mire chauve,
Le Roi Philippe Deux d’Espagne, — saluez ! —
Et l’aigle autrichien s’effare dans l’alcôve,

Et de grands écussons, aux murailles cloués,
Brillent, et maints drapeaux où l’oiseau noir s’étale
Pendent de çà de là, vaguement remués !…

— La porte s’ouvre. Un flot de lumière brutale
Jaillit soudain, déferle et bientôt s’établit
Par l’ampleur de la chambre en nappe horizontale ;

Porteurs de torches, roux, et que l’extase emplit,
Entrent dix capucins qui restent en prière :
Un d’entre eux se détache et marche droit au lit.


Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre,
Et les élancements farouches de la Foi
Rayonnent à travers les cils de sa paupière ;

Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi,
Sonne sur les tapis, régulier, emphatique :
Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi.

Et tous sur son trajet dans un geste extatique
S’agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein,
Car il porte avec lui le sacré Viatique.

Du lit s’écarte avec respect le matassin,
Le médecin du corps, en pareille occurrence,
Devant céder la place, Âme, à ton médecin.

La figure du Roi, qu’étire la souffrance,
À l’approche du fray se rassérène un peu,
Tant la religion est grosse d’espérance !

Le moine cette fois ouvrant son œil de feu,
Tout brillant de pardons mêlés à des reproches,
S’arrête, messager des justices de Dieu.

— Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.

Et la Confession commence. Sur le flanc
Se retournant, le Roi, d’un ton sourd, bas et grêle,
Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang.


— « Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle ?
Brûler des juifs, mais c’est une dilection !
Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle. » —

Et, se pétrifiant dans l’exaltation,
Le Révérend, les bras en croix, tête baissée,
Semble l’esprit sculpté de l’Inquisition.

Ayant repris haleine, et d’une voix cassée,
Péniblement, et comme arrachant par lambeaux
Un remords douloureux du fond de sa pensée,

Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux
Éclaire le visage osseux et le front blême,
Prononce ces mots : Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux.

— « Les Flamands, révoltés contre l’Église même,
Furent très justement punis, à votre los,
Et je m’étonne, ô Roi, de ce doute suprême.

« Poursuivez. » Et le Roi parla de don Carlos.
Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue
Palpitante et collée affreusement à l’os.

— « Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue !
« L’Infant, certes, était coupable au dernier point,
« Ayant voulu tirer l’Espagne dans la boue


« De l’hérésie anglaise, et de plus n’ayant point
« Frémi de conspirer — ô ruses abhorrées ! —
« Et contre un Père, et contre un Maître, et contre un Oint ! »

Le moine ensuite dit les formules sacrées
Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis,
Prenant l’Hostie avec ses deux mains timorées,

Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits
Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse,
Pria, muette et pâle, et nul n’a su depuis

Si sa prière fut sincère ou bien traîtresse.
— Qui dira les pensers obscurs que protégea
Ce silence, brouillard complice qui se dresse ?

Ayant communié, le Roi se replongea
Dans l’ampleur des coussins, et la béatitude
De l’Absolution reçue ouvrant déjà

L’œil de son âme au jour clair de la certitude,
Épanouit ses traits en un sourire exquis
Qui tenait de la fièvre et de la quiétude.

Et tandis qu’alentour ducs, comtes et marquis,
Pleins d’angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine,
L’âme du Roi mourant montait aux cieux conquis,


Puis le râle des morts hurla dans la poitrine
De l’auguste malade avec des sursauts fous :
Tel l’ouragan passe à travers une ruine.

Et puis plus rien ; et puis, sortant par mille trous,
Ainsi que des serpents frileux de leur repaire,
Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux.

— Philippe Deux était à la droite du Père.

ÉPILOGUE

I

Le soleil, moins ardent, luit clair au ciel moins dense.
Balancés par un vent automnal et berceur,
Les rosiers du jardin s’inclinent en cadence.
L’atmosphère ambiante a des baisers de sœur.

La Nature a quitté pour cette fois son trône
De splendeur, d’ironie et de sérénité :
Clémente, elle descend, par l’ampleur de l’air jaune,
Vers l’homme, son sujet pervers et révolté.

Du pan de son manteau que l’abîme constelle,
Elle daigne essuyer les moiteurs de nos fronts,
Et son âme éternelle et sa forme immortelle
Donnent calme et vigueur à nos cœurs mous et prompts.


Le frais balancement des ramures chenues,
L’horizon élargi plein de vagues chansons,
Tout, jusqu’au vol joyeux des oiseaux et des nues,
Tout, aujourd’hui, console et délivre. — Pensons.

II

Donc, c’en est fait. Ce livre est clos. Chères Idées
Qui rayiez mon ciel gris de vos ailes de feu
Dont le vent caressait mes tempes obsédées,
Vous pouvez revoler devers l’Infini bleu !

Et toi, Vers qui tintais, et toi, Rime sonore,
Et vous, Rythmes chanteurs, et vous, délicieux,
Ressouvenirs, et vous, Rêves, et vous encore,
Images qu’évoquaient mes désirs anxieux,

Il faut nous séparer. Jusqu’aux jours plus propices
Où nous réunira l’Art, notre maître, adieu,
Adieu, doux compagnons, adieu, charmants complices !
Vous pouvez revoler devers l’Infini bleu.

Aussi bien, nous avons fourni notre carrière,
Et le jeune étalon de notre bon plaisir,
Tout affolé qu’il est de sa course première,
A besoin d’un peu d’ombre et de quelque loisir.


— Car toujours nous t’avons fixée, ô Poésie,
Notre astre unique et notre unique passion,
T’ayant seule pour guide et compagne choisie,
Mère, et nous méfiant de l’Inspiration.

III

Ah ! l’Inspiration superbe et souveraine,
L’Égérie aux regards lumineux et profonds,
Le Genium commode et l’Erato soudaine,
L’Ange des vieux tableaux avec des ors au fond,

La Muse, dont la voix est puissante sans doute,
Puisqu’elle fait d’un coup dans les premiers cerveaux,
Comme ces pissenlits dont s’émaille la route,
Pousser tout un jardin de poèmes nouveaux,

La Colombe, le Saint-Esprit, le saint Délire,
Les Troubles opportuns, les Transports complaisants,
Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre,
Ah ! l’Inspiration, on l’invoque à seize ans !

Ce qu’il nous faut à nous, les Suprêmes Poètes
Qui vénérons les Dieux et qui n’y croyons pas,
À nous dont nul rayon n’auréola les têtes,
Dont nulle Béatrix n’a dirigé les pas,


À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement,
À nous qu’on ne voit point les soirs aller par groupes
Harmonieux au bord des lacs et nous pâmant,

Ce qu’il nous faut à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté,
C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,
C’est l’Obstination et c’est la Volonté !

C’est la Volonté sainte, absolue, éternelle,
Cramponnée au projet comme un noble condor
Aux flancs fumants de peur d’un buffle, et d’un coup d’aile
Emportant son trophée à travers les cieux d’or !

Ce qu’il nous faut à nous, c’est l’étude sans trêve,
C’est l’effort inouï, le combat nonpareil,
C’est la nuit, l’âpre nuit du travail, d’où se lève
Lentement, lentement, l’Œuvre, ainsi qu’un soleil !

Libre à nos Inspirés, cœurs qu’une œillade enflamme,
D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau ;
Pauvres gens ! l’Art n’est pas d’éparpiller son âme :
Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo ?

Nous donc, sculptons avec le ciseau des Pensées
Le bloc vierge du Beau, Paros immaculé,

Et faisons-en surgir sous nos mains empressées
Quelque pure statue au péplos étoilé,

Afin qu’un jour, frappant de rayons gris et roses
Le chef-d’œuvre serein, comme un nouveau Memnon,
L’Aube-Postérité, fille des Temps moroses,
Fasse dans l’air futur retentir notre nom !



FÊTES GALANTES


CLAIR DE LUNE


Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques,
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L’amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.


PANTOMIME


Pierrot, qui n’a rien d’un Clitandre,
Vide un flacon sans plus attendre,
Et, pratique, entame un pâté.

Cassandre, au fond de l’avenue,
Verse une larme méconnue
Sur son neveu déshérité.

Ce faquin d’Arlequin combine
L’enlèvement de Colombine
Et pirouette quatre fois.

Colombine rêve, surprise
De sentir un cœur dans la brise
Et d’entendre en son cœur des voix.


SUR L’HERBE


L’abbé divague. — Et toi, marquis,
Tu mets de travers ta perruque.
— Ce vieux vin de Chypre est exquis
Moins, Camargo, que votre nuque.

— Ma flamme… — Do, mi, sol, la, si.
— L’abbé, ta noirceur se dévoile.
— Que je meure, mesdames, si
Je ne vous décroche une étoile.

— Je voudrais être petit chien !
— Embrassons nos bergères, l’une
Après l’autre. — Messieurs, eh bien ?
— Do, mi, sol. — Hé ! bonsoir la Lune !


L’ALLÉE


Fardée et peinte comme au temps des bergeries,
Frêle parmi les nœuds énormes de rubans,
Elle passe, sous les ramures assombries,
Dans l’allée où verdit la mousse des vieux bancs,
Avec mille façons et mille afféteries
Qu’on garde d’ordinaire aux perruches chéries.
Sa longue robe à queue est bleue, et l’éventail
Qu’elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues
S’égaie en des sujets érotiques, si vagues
Qu’elle sourit, tout en rêvant, à maint détail.
— Blonde en somme. Le nez mignon avec la bouche
Incarnadine, grasse, et divine d’orgueil
Inconscient. — D’ailleurs plus fine que la mouche
Qui ravive l’éclat un peu niais de l’œil.


À LA PROMENADE


Le ciel si pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers avec des airs
De nonchalance et des mouvements d’ailes.

Et le vent doux ride l’humble bassin,
Et la lueur du soleil qu’atténue
L’ombre des bas tilleuls de l’avenue
Nous parvient bleue et mourante à dessein.

Trompeurs exquis et coquettes charmantes
Cœurs tendres mais affranchis du serment
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes

De qui la main imperceptible sait
Parfois donner un soufflet qu’on échange
Contre un baiser sur l’extrême phalange
Du petit doigt, et comme la chose est


Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec,
Lequel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche.


DANS LA GROTTE


        Là ! Je me tue à vos genoux !
        Car ma détresse est infinie,
Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie
        Est une agnelle au prix de vous.

        Oui, céans, cruelle Clymène,
        Ce glaive qui, dans maints combats,
Mit tant de Scipions et de Cyrus à bas,
        Va finir ma vie et ma peine !

        Ai-je même besoin de lui
        Pour descendre aux Champs-Élysées ?
Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées
        Mon cœur, dès que votre œil m’eût lui ?


LES INGÉNUS


Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambe, trop souvent
Interceptés ! — et nous aimions ce jeu de dupes.

Parfois aussi le dard d’un insecte jaloux
Inquiétait le col des belles, sous les branches,
Et c’était des éclairs soudains de nuques blanches
Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

Le soir tombait, un soir équivoque d’automne :
Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble et s’étonne.


CORTÈGE


Un singe en veste de brocart
Trotte et gambade devant elle
Qui froisse un mouchoir de dentelle
Dans sa main gantée avec art,

Tandis qu’un négrillon tout rouge
Maintient à tour de bras les pans
De sa lourde robe en suspens,
Attentif à tout pli qui bouge ;

Le singe ne perd pas des yeux
La gorge blanche de la dame.
Opulent trésor que réclame
Le torse nu de l’un des dieux ;


Le négrillon parfois soulève
Plus haut qu’il ne faut, l’aigrefin,
Son fardeau somptueux, afin
De voir ce dont la nuit il rêve ;

Elle va par les escaliers
Et ne paraît pas davantage
Sensible à l’insolent suffrage
De ses animaux familiers.


LES COQUILLAGES


Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité

L’un a la pourpre de nos âmes
Dérobée au sang de nos cœurs
Quand je brûle et que tu t’enflammes ;

Cet autre affecte tes langueurs
Et tes pâleurs alors que, lasse,
Tu m’en veux de mes yeux moqueurs ;

Celui-ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse ;

Mais un, entre autres, me troubla.


EN PATINANT


Nous fûmes dupes, vous et moi,
De manigances mutuelles,
Madame, à cause de l’émoi
Dont l’Été férut nos cervelles.

Le Printemps avait bien un peu
Contribué, si ma mémoire
Est bonne, à brouiller notre jeu,
Mais que d’une façon moins noire !

Car au printemps l’air est si frais
Qu’en somme les roses naissantes,
Qu’Amour semble entr’ouvrir exprès,
Ont des senteurs presque innocentes ;

Et même les lilas ont beau
Pousser leur haleine poivrée,
Dans l’ardeur du soleil nouveau,
Cet excitant au plus récrée,


Tant le zéphyr souffle, moqueur,
Dispersant l’aphrodisiaque
Effluve, en sorte que le cœur
Chôme et que même l’esprit vaque,

Et qu’émoustillés, les cinq sens
Se mettent alors de la fête,
Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans
Que la crise monte à la tête.

Ce fut le temps, sous de clairs ciels
(Vous en souvenez-vous, Madame ?),
Des baisers superficiels
Et des sentiments à fleur d’âme,

Exempts de folles passions,
Pleins d’une bienveillance amène.
Comme tous deux nous jouissions
Sans enthousiasme — et sans peine !

Heureux instants ! — mais vint l’Été :
Adieu, rafraîchissantes brises ?
Un vent de lourde volupté
Investit nos âmes surprises.

Des fleurs aux calices vermeils
Nous lancèrent leurs odeurs mûres,

Et partout les mauvais conseils
Tombèrent sur nous des ramures

Nous cédâmes à tout cela,
Et ce fut un bien ridicule
Vertigo qui nous affola
Tant que dura la canicule.

Rires oiseux, pleurs sans raisons,
Mains indéfiniment pressées,
Tristesses moites, pâmoisons,
Et quel vague dans les pensées !

L’automne heureusement, avec
Son jour froid et ses bises rudes,
Vint nous corriger, bref et sec,
De nos mauvaises habitudes,

Et nous induisit brusquement
En l’élégance réclamée
De tout irréprochable amant
Comme de toute digne aimée…

Or, cet Hiver, Madame, et nos
Parieurs tremblent pour leur bourse,
Et déjà les autres traîneaux
Osent nous disputer la course.


Les deux mains dans votre manchon,
Tenez-vous bien sur la banquette
Et filons ! — et bientôt Fanchon
Nous fleurira quoiqu’on caquette !


FANTOCHES


Scaramouche et Pulcinella,
Qu’un mauvais dessein rassembla,
Gesticulent, noirs sur la lune.

Cependant l’excellent docteur
Bolonais cueille avec lenteur
Des simples parmi l’herbe brune.

Lors sa fille, piquant minois,
Sous la charmille en tapinois
Se glisse demi-nue, en quête

De son beau pirate espagnol,
Dont un langoureux rossignol
Clame la détresse à tue-tête.


CYTHÈRE


Un pavillon à claires-voies
Abrite doucement nos joies
Qu’éventent des rosiers amis ;

L’odeur des roses, faible, grâce
Au vent léger d’été qui passe,
Se mêle aux parfums qu’elle a mis ;

Comme ses yeux l’avaient promis,
Son courage est grand et sa lèvre
Communique une exquise fièvre ;

Et l’Amour comblant tout, hormis
La Faim, sorbets et confitures
Nous préservent des courbatures.


EN BATEAU


L’étoile du berger tremblote
Dans l’eau plus noire et le pilote
Cherche un briquet dans sa culotte.

C’est l’instant, Messieurs, ou jamais,
D’être audacieux, et je mets
Mes deux mains partout désormais !

Le chevalier Atys qui gratte
Sa guitare, à Chloris l’ingrate
Lance une œillade scélérate.

L’abbé confesse bas Églé,
Et ce vicomte déréglé
Des champs donne à son cœur la clé.

Cependant la lune se lève
Et l’esquif en sa course brève
File gaîment sur l’eau qui rêve.


LE FAUNE


Un vieux faune de terre cuite
Rit au centre des boulingrins,
Présageant sans doute une suite
Mauvaise à ces instants sereins

Qui m’ont conduit et t’ont conduite,
— Mélancoliques pèlerins, —
Jusqu’à cette heure dont la fuite
Tournoie au son des tambourins.


MANDOLINE


Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Échangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.

C’est Tircis et c’est Aminte,
Et c’est l’éternel Clitandre,
Et c’est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.

Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues,

Tourbillonnent dans l’extase
D’une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.


À CLYMÈNE


Mystiques barcarolles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux,
      Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange
Vision qui dérange
Et trouble l’horizon
      De ma raison,

Puisque l’arôme insigne
De ta pâleur de cygne
Et puisque la candeur
      De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbes d’anges défunts,
      Tons et parfums,


A sur d’almes cadences
En ses correspondances
Induit mon cœur subtil,
      Ainsi soit-il !


LETTRE


Éloigné de vos yeux, Madame, par des soins
Impérieux (j’en prends tous les dieux à témoins),
Je languis et je meurs, comme c’est ma coutume
En pareil cas, et vais, le cœur plein d’amertume,
À travers des soucis où votre ombre me suit,
Le jour dans mes pensées, dans mes rêves la nuit.
Et la nuit et le jour adorable, Madame !
Si bien qu’enfin, mon corps faisant place à mon âme,
Je deviendrai fantôme à mon tour aussi, moi,
Et qu’alors, et parmi le lamentable émoi
Des enlacements vains et des désirs sans nombre,
Mon ombre se fondra à jamais en votre ombre.

En attendant, je suis, très chère, ton valet.

Tout se comporte-t-il là-bas comme il te plaît,
Ta perruche, ton chat, ton chien ? La compagnie
Est-elle toujours belle ? et cette Silvanie

Dont j’eusse aimé l’œil noir si le tien n’était bleu,
Et qui parfois me fit des signes, palsambleu !
Te sert-elle toujours de douce confidente ?

Or, Madame, un projet impatient me hante
De conquérir le monde et tous ses trésors pour
Mettre à vos pieds ce gage — indigne — d’un amour
Égal à toutes les flammes les plus célèbres
Qui des grands cœurs aient fait resplendir les ténèbres.
Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi !
Par Marc-Antoine et par César que vous par moi,
N’en doutez pas, Madame, et je saurai combattre
Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre,

Et comme Antoine fuir au seul prix d’un baiser.

Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer,
Et le temps que l’on perd à lire une missive
N’aura jamais valu la peine qu’on l’écrive.


LES INDOLENTS


Bah ! malgré les destins jaloux,
Mourons ensemble, voulez-vous ?
— La proposition est rare.

— Le rare est le bon. Donc mourons
Comme dans les Décamérons.
— Hi ! hi ! hi ! quel amant bizarre !

— Bizarre, je ne sais. Amant
Irréprochable, assurément.
Si vous voulez, mourons ensemble ?

— Monsieur, vous raillez mieux encor
Que vous n’aimez, et parlez d’or ;
Mais taisons-nous, si bon vous semble ?


Si bien que ce soir-là Tircis
Et Dorimène, à deux assis
Non loin de deux silvains hilares,

Eurent l’inexpiable tort
D’ajourner une exquise mort.
Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres !


COLOMBINE


Léandre le sot,
Pierrot qui d’un saut
        De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son
        Capuce,

Arlequin aussi,
Cet aigrefin si
        Fantasque
Aux costumes fous,
Ses yeux luisants sous
        Son masque,

— Do, mi, sol, mi, fa, —
Tout ce monde va,
        Rit, chante
Et danse devant
Une belle enfant
        Méchante


Dont les yeux pervers
Comme les yeux verts
        Des chattes
Gardent ses appas
Et disent : « À bas
        Les pattes ! »

— Eux ils vont toujours ! —
Fatidique cours
        Des astres,
Oh ! dis-moi vers quels
Mornes ou cruels
        Désastres

L’implacable enfant,
Preste et relevant
        Ses jupes,
La rose au chapeau,
Conduit son troupeau
        De dupes ?


L’AMOUR PAR TERRE


Le vent de l’autre nuit a jeté bas l’Amour
Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc,
Souriait en bandant malignement son arc,
Et dont l’aspect nous fit tant songer tout un jour !

Le vent de l’autre nuit l’a jeté bas ! Le marbre
Au souffle du matin tournoie, épars. C’est triste
De voir le piédestal, où le nom de l’artiste
Se lit péniblement parmi l’ombre d’un arbre.

Oh ! c’est triste de voir debout le piédestal
Tout seul ! et des pensers mélancoliques vont
Et viennent dans mon rêve où le chagrin profond
Évoque un avenir solitaire et fatal.

Oh ! c’est triste ! — Et toi-même, est-ce pas ? es touchée
D’un si dolent tableau, bien que ton œil frivole
S’amuse au papillon de pourpre et d’or qui vole
Au-dessus des débris dont l’allée est jonchée.


EN SOURDINE


Calmes dans le demi-jour
Que les branches hautes font,
Pénétrons bien notre amour
De ce silence profond.

Fondons nos âmes, nos cœurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers.

Ferme tes yeux à demi,
Croise tes bras sur ton sein,
Et de ton cœur endormi
Chasse à jamais tout dessein.

Laissons-nous persuader
Au souffle berceur et doux
Qui vient à tes pieds rider
Les ondes de gazon roux.


Et quand, solennel, le soir
Des chênes noirs tombera,
Voix de notre désespoir,
Le rossignol chantera.


COLLOQUE SENTIMENTAL


Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

— Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

— Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.

— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.


Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir !
— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.



LA BONNE CHANSON


I


Le soleil du matin doucement chauffe et dore
Les seigles et les blés tout humides encore,
Et l’azur a gardé sa fraîcheur de la nuit.
L’on sort sans autre but que de sortir ; on suit,
Le long de la rivière aux vagues herbes jaunes,
Un chemin de gazon que bordent de vieux aunes.
L’air est vif. Par moments un oiseau vole avec
Quelque fruit de la haie ou quelque paille au bec,
Et son reflet dans l’eau survit à son passage.
C’est tout.
Mais le songeur aime ce paysage
Dont la claire douceur a soudain caressé
Son rêve de bonheur adorable, et bercé
Le souvenir charmant de cette jeune fille,
Blanche apparition qui chante et qui scintille,
Dont rêve le poète et que l’homme chérit,
Évoquant en ses vœux dont peut-être on sourit
La Compagne qu’enfin il a trouvée, et l’âme
Que son âme depuis toujours pleure et réclame.


II


Toute grâce et toutes nuances
Dans l’éclat doux de ses seize ans,
Elle a la candeur des enfances
Et les manèges innocents.


Ses yeux qui sont les yeux d’un ange,
Savent pourtant, sans y penser,
Éveiller le désir étrange
D’un immatériel baiser.


Et sa main, à ce point petite
Qu’un oiseau-mouche n’y tiendrait,
Captive, sans espoir de fuite,
Le cœur pris par elle en secret.


L’intelligence vient chez elle
En aide à l’âme noble ; elle est
Pure autant que spirituelle :
Ce qu’elle a dit, il le fallait !



Et si la sottise l’amuse
Et la fait rire sans pitié,
Elle serait, étant la muse,
Clémente jusqu’à l’amitié,


Jusqu’à l’amour — qui sait ? peut-être,
À l’égard d’un poète épris
Qui mendierait sous sa fenêtre,
L’audacieux ! un digne prix


De sa chanson bonne ou mauvaise !
Mais témoignant sincèrement,
Sans fausse note et sans fadaise,
Du doux mal qu’on souffre en aimant.


III


En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j’étais soucieux,
Elle apparut souriante à mes yeux
Qui l’admiraient sans redouter d’embûches ;


Elle alla, vint, revint, s’assit, parla,
Légère et grave, ironique, attendrie :
Et je sentais en mon âme assombrie
Comme un joyeux reflet de tout cela ;


Sa voix, étant de la musique fine,
Accompagnait délicieusement
L’esprit sans fiel de son babil charmant
Où la gaîté d’un cœur bon se devine.


Aussi soudain fus-je, après le semblant
D’une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite Fée
Que depuis lors je supplie en tremblant.


IV


Puisque l’aube grandit, puisque voici l’aurore,
Puisque, après m’avoir fui longtemps, l’espoir veut bien
Revoler devers moi qui l’appelle et l’implore,
Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,


C’en est fait à présent des funestes pensées,
C’en est fait des mauvais rêves, ah ! c’en est fait
Surtout de l’ironie et des lèvres pincées
Et des mots où l’esprit sans l’âme triomphait.


Arrière aussi les poings crispés et la colère
À propos des méchants et des sots rencontrés ;
Arrière la rancune abominable ! arrière
L’oubli qu’on cherche en des breuvages exécrés !


Car je veux, maintenant qu’un Être de lumière
A dans ma nuit profonde émis cette clarté
D’une amour à la fois immortelle et première,
De par la grâce, le sourire et la bonté,



Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses
Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin ;


Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie,
Vers le but où le sort dirigera mes pas,
Sans violence, sans remords et sans envie.
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.


Et comme, pour bercer les lenteurs de la route,
Je chanterai des airs ingénus, je me dis
Qu’elle m’écoutera sans déplaisir sans doute ;
Et vraiment je ne veux pas d’autre Paradis.


V


Avant que tu ne t’en ailles,
Pâle étoile du matin,
          — Mille cailles
Chantent, chantent dans le thym. —

Tourne devers le poète,
Dont les yeux sont pleins d’amour ;
          — L’alouette
Monte au ciel avec le jour. —

Tourne ton regard que noie
L’aurore dans son azur ;
          — Quelle joie
Parmi les champs de blé mûr ! —

Puis fais luire ma pensée
Là-bas, — bien loin, oh, bien loin !
          — La rosée
Gaîment brille sur le foin. —


Dans le doux rêve où s’agite
Ma mie endormie encor…
          — Vite, vite,
Car voici le soleil d’or. —


VI


La lune blanche
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée…


Ô bien-aimée.


L’étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
Du saule noir
Où le vent pleure…


Rêvons, c’est l’heure.



Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du firmament
Que l’astre irise…


C’est l’heure exquise.


VII


Le paysage dans le cadre des portières
Court furieusement, et des plaines entières
Avec de l’eau, des blés, des arbres et du ciel
Vont s’engouffrant parmi le tourbillon cruel
Où tombent les poteaux minces du télégraphe
Dont les fils ont l’allure étrange d’un paraphe.


Une odeur de charbon qui brûle et d’eau qui bout,
Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout
Desquelles hurleraient mille géants qu’on fouette ;
Et tout à coup des cris prolongés de chouette. —


— Que me fait tout cela, puisque j’ai dans les yeux
La blanche vision qui fait mon cœur joyeux,
Puisque la douce voix pour moi murmure encore,
Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore
Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,
Au rythme du wagon brutal, suavement.


VIII


Une Sainte en son auréole,
Une Châtelaine en sa tour,
Tout ce que contient la parole
Humaine de grâce et d’amour ;


La note d’or que fait entendre
Un cor dans le lointain des bois,
Mariée à la fierté tendre
Des nobles Dames d’autrefois !


Avec cela le charme insigne
D’un frais sourire triomphant
Éclos dans des candeurs de cygne
Et des rougeurs de femme-enfant ;


Des aspects nacrés, blancs et roses,
Un doux accord patricien.
Je vois, j’entends toutes ces choses
Dans son nom Carlovingien.


IX


Son bras droit, dans un geste aimable de douceur,
Repose autour du cou de la petite sœur,
Et son bras gauche suit le rythme de la jupe.
À coup sûr une idée agréable l’occupe,
Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit,
Témoignent d’une joie intime avec esprit.
Oh ! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle ?
Toute mignonne, tout aimable, et toute belle,
Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi
La pose la plus simple et la meilleure aussi :
Debout, le regard droit, en cheveux ; et sa robe
Est longue juste assez pour qu’elle ne dérobe
Qu’à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant
D’un pied malicieux imperceptiblement.


X


Quinze longs jours encore et plus de six semaines
Déjà ! Certes, parmi les angoisses humaines
La plus dolente angoisse est celle d’être loin.


On s’écrit, on se dit que l’on s’aime ; on a soin
D’évoquer chaque jour la voix, les yeux, le geste
De l’être en qui l’on mit son bonheur, et l’on reste
Des heures à causer tout seul avec l’absent.
Mais tout ce que l’on pense et tout ce que l’on sent
Et tout ce dont on parle avec l’absent, persiste
À demeurer blafard et fidèlement triste.


Oh ! l’absence ! le moins clément de tous les maux !
Se consoler avec des phrases et des mots,
Puiser dans l’infini morose des pensées
De quoi vous rafraîchir, espérances lassées,
Et n’en rien remonter que de fade et d’amer !
Puis voici, pénétrant et froid comme le fer,

Plus rapide que les oiseaux et que les balles
Et que le vent du sud en mer et ses rafales
Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison,
Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon
Décoché par le Doute impur et lamentable.


Est-ce bien vrai ? tandis qu’accoudé sur ma table
Je lis sa lettre avec des larmes dans les yeux,
Sa lettre, où s’étale un aveu délicieux,
N’est-elle pas alors distraite en d’autres choses ?
Qui sait ? Pendant qu’ici pour moi lents et moroses
Coulent les jours, ainsi qu’un fleuve au bord flétri,
Peut-être que sa lèvre innocente a souri ?
Peut-être qu’elle est très joyeuse et qu’elle oublie ?


Et je relis sa lettre avec mélancolie.


XI


La dure épreuve va finir :
Mon cœur, souris à l’avenir.


Ils sont passés les jours d’alarmes
Où j’étais triste jusqu’aux larmes.


Ne suppute plus les instants,
Mon âme, encore un peu de temps.


J’ai tu les paroles amères
Et banni les sombres chimères.


Mes yeux exilés de la voir
De par un douloureux devoir,


Mon oreille avide d’entendre
Les notes d’or de sa voix tendre,



Tout mon être et tout mon amour
Acclament le bienheureux jour


Où, seul rêve et seule pensée,
Me reviendra la fiancée !


XII


Va, chanson, à tire-d’aile
Au-devant d’elle, et dis-lui
Bien que dans mon cœur fidèle
Un rayon joyeux a lui,


Dissipant, lumière sainte,
Ces ténèbres de l’amour :
Méfiance, doute, crainte,
Et que voici le grand jour !


Longtemps craintive et muette,
Entendez-vous ? la gaîté,
Comme une vive alouette
Dans le ciel clair a chanté.


Va donc, chanson ingénue,
Et que, sans nul regret vain,
Elle soit la bienvenue
Celle qui revient enfin.


XIII


Hier, on parlait de choses et d’autres,
Et mes yeux allaient recherchant les vôtres ;


Et votre regard recherchait le mien
Tandis que courait toujours l’entretien.


Sous le sens banal des phrases pesées
Mon amour errait après vos pensées ;


Et quand vous parliez, à dessein distrait
Je prêtais l’oreille à votre secret :


Car la voix, ainsi que les yeux de Celle
Qui vous fait joyeux et triste décèle,


Malgré tout effort morose et rieur,
Et met au plein jour l’être intérieur.



Or, hier je suis parti plein d’ivresse :
Est-ce un espoir vain que mon cœur caresse,


Un vain espoir, faux et doux compagnon ?
Oh ! non ! n’est-ce pas ? n’est-ce pas que non ?


XIV


Le foyer, la lueur étroite de la lampe ;
La rêverie avec le doigt contre la tempe
Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés ;
L’heure du thé fumant et des livres fermés ;
La douceur de sentir la fin de la soirée ;
La fatigue charmante et l’attente adorée
De l’ombre nuptiale et de la douce nuit,
Oh ! tout cela, mon rêve attendri le poursuit
Sans relâche, à travers toutes remises vaines,
Impatient des mois, furieux des semaines !


XV


J’ai presque peur, en vérité,
Tant je sens ma vie enlacée
À la radieuse pensée
Qui m’a pris l’âme l’autre été,

Tant votre image, à jamais chère,
Habite en ce cœur tout à vous,
Mon cœur uniquement jaloux
De vous aimer et de vous plaire ;

Et je tremble, pardonnez-moi
D’aussi franchement vous le dire,
À penser qu’un mot, un sourire
De vous est désormais ma loi,

Et qu’il vous suffirait d’un geste,
D’une parole ou d’un clin d’œil,
Pour mettre tout mon être en deuil
De son illusion céleste.


Mais plutôt je ne veux vous voir,
L’avenir dût-il m’être sombre
Et fécond en peines sans nombre,
Qu’à travers un immense espoir,

Plongé dans ce bonheur suprême
De me dire encore et toujours,
En dépit des mornes retours,
Que je vous aime, que je t’aime !


XVI


Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs,
Les platanes déchus s’effeuillant dans l’air noir,
L’omnibus, ouragan de ferraille et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club, tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l’égout,
Voilà ma route — avec le paradis au bout.


XVII


N’est-ce pas ? en dépit des sots et des méchants
Qui ne manqueront pas d’envier notre joie,
Nous serons fiers parfois et toujours indulgents

N’est-ce pas ? nous irons, gais et lents, dans la voie
Modeste que nous montre en souriant l’Espoir,
Peu soucieux qu’on nous ignore ou qu’on nous voie.

Isolés dans l’amour ainsi qu’en un bois noir,
Nos deux cœurs, exhalant leur tendresse paisible,
Seront deux rossignols qui chantent dans le soir.

Quant au Monde, qu’il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes ? Il peut bien,
S’il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible.

Unis par le plus fort et le plus cher lien,
Et d’ailleurs, possédant l’armure adamantine,
Nous sourirons à tous et n’aurons peur de rien.


Sans nous préoccuper de ce que nous destine
Le Sort, nous marcherons pourtant du même pas,
Et la main dans la main, avec l’âme enfantine

De ceux qui s’aiment sans mélange, n’est-ce pas ?


XVIII


Nous sommes en des temps infâmes
Où le mariage des âmes
Doit sceller l’union des cœurs ;
À cette heure d’affreux orages,
Ce n’est pas trop de deux courages
Pour vivre sous de tels vainqueurs.

En face de ce que l’on ose
Il nous siérait, sur toute chose,
De nous dresser, couple ravi
Dans l’extase austère du juste
Et proclamant, d’un geste auguste
Notre amour fier, comme un défi !

Mais quel besoin de te le dire ?
Toi la bonté, toi le sourire,
N’es-tu pas le conseil aussi,
Le bon conseil loyal et brave,
Enfant rieuse au penser grave,
À qui tout mon cœur dit : merci !


XIX


Donc, ce sera par un clair jour d’été :
Le grand soleil, complice de ma joie,
Fera, parmi le satin et la soie,
Plus belle encor votre chère beauté ;

Le ciel tout bleu, comme une haute tente,
Frissonnera somptueux à longs plis
Sur nos deux fronts heureux qu’auront pâlis
L’émotion du bonheur et l’attente ;

Et quand le soir viendra, l’air sera doux
Qui se jouera, caressant, dans vos voiles,
Et les regards paisibles des étoiles
Bienveillamment souriront aux époux.


XX


J’allais par des chemins perfides,
Douloureusement incertain.
Vos chères mains furent mes guides.

Si pâle à l’horizon lointain
Luisait un faible espoir d’aurore ;
Votre regard fut le matin.

Nul bruit, sinon son pas sonore,
N’encourageait le voyageur.
Votre voix me dit : « Marche encore ! »

Mon cœur craintif, mon sombre cœur
Pleurait, seul, sur la triste voie ;
L’amour, délicieux vainqueur,

Nous a réunis dans la joie.


XXI


L’hiver a cessé : la lumière est tiède
Et danse, du sol au firmament clair.
Il faut que le cœur le plus triste cède
À l’immense joie éparse dans l’air.

Même ce Paris maussade et malade
Semble faire accueil aux jeunes soleils
Et, comme pour une immense accolade,
Tend les mille bras de ses toits vermeils.

J’ai depuis un an le printemps dans l’âme
Et le vert retour du doux floréal,
Ainsi qu’une flamme entoure une flamme,
Met de l’idéal sur mon idéal.

Le ciel bleu prolonge, exhausse et couronne
L’immuable azur où rit mon amour.

La saison est belle et ma part est bonne
Et tous mes espoirs ont enfin leur tour.

Que vienne l’été ! que viennent encore
L’automne et l’hiver ! Et chaque saison
Me sera charmante, ô Toi que décore
Cette fantaisie et cette raison !



ROMANCES SANS PAROLES


I


Le vent dans la plaine
Suspend son haleine.

(Favart.)


C’est l’extase langoureuse,
C’est la fatigue amoureuse,
C’est tous les frissons des bois
Parmi l’étreinte des brises,
C’est, vers les ramures grises,
Le chœur des petites voix.

Ô le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l’herbe agitée expire…
Tu dirais, sous l’eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.

Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante,
C’est la nôtre, n’est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s’exhale l’humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?


II


Je devine, à travers un murmure,
Le contour subtil des voix anciennes
Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future !

Et mon âme et mon cœur en délires
Ne sont plus qu’une espèce d’œil double
Où tremblote à travers un jour trouble
L’ariette, hélas ! de toutes lyres !

Ô mourir de cette mort seulette
Que s’en vont, cher amour qui t’épeures
Balançant jeunes et vieilles heures !
Ô mourir de cette escarpolette !


III


Il pleut doucement sur la ville.
(Arthur Rimbaud.)


Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.


C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine !


IV


Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses
De cette façon nous serons bien heureuses
Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins nous serons, n’est-ce pas ? deux pleureuses.

Ô que nous mêlions, âmes sœurs que nous sommes,
À nos vœux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées,
Qui s’en vont pâlir sous les chastes charmilles,
Sans même savoir qu’elles sont pardonnées.


V


Son joyeux, importun d’un clavecin sonore.
(Pétrus Borel)


Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir, longtemps parfumé d’Elle.

Qu’est-ce que c’est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
Que voudrais-tu de moi, doux chant badin ?
Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin ?


VI


C’est le chien de Jean de Nivelle
Qui mord sous l’œil même du guet
Le chat de la mère Michel ;
François-les-bas-bleus s’en égaie.

La Lune à l’écrivain public
Dispense sa lumière obscure
Où Médor avec Angélique
Verdissent sur le pauvre mur.

Et voici venir La Ramée
Sacrant en bon soldat du Roy.
Sous son habit blanc mal famé,
Son cœur ne se tient pas de joie,

Car la boulangère… — Elle ? — Oui dam !
Bernant Lustucru, son vieil homme,
A tantôt couronné sa flamme…
Enfants, Dominus vobiscum !


Place ! en sa longue robe bleue
Toute en satin qui fait frou-frou,
C’est une impure, palsembleu !
Dans sa chaise qu’il faut qu’on loue,

Fût-on philosophe ou grigou,
Car tant d’or s’y relève en bosse,
Que ce luxe insolent bafoue
Tout le papier de monsieur Loss !

Arrière ! robin crotté ! place,
Petit courtaud, petit abbé,
Petit poète jamais las
De la rime non attrapée !

Voici que la nuit vraie arrive…
Cependant jamais fatigué
D’être inattentif et naïf
François-les-bas-bleus s’en égaie.


VII


Ô triste, triste était mon âme
À cause, à cause d’une femme.

Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s’en soit allé.

Bien que mon cœur, bien que mon âme
Eussent fui loin de cette femme.

Je ne me suis pas consolé,
Bien que mon cœur s’en soit allé.

Et mon cœur, mon cœur trop sensible
Dit à mon âme : Est-il possible,

Est-il possible, — le fût-il, —
Ce fier exil, ce triste exil ?


Mon âme dit à mon cœur : Sais-je
Moi-même, que nous veut ce piège

D’être présents bien qu’exilés,
Encore que loin en allés ?


VIII


Dans l’interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.


Corneille poussive
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive ?

Dans l’interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.


IX


Le rossignol qui du haut d’une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d’un chêne et toute-fois il a peur de se noyer.
(Cyrano de Bergerac).


L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée,
Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.

Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées !


Mai, juin 1872.


PAYSAGES BELGES


« Conquestes du Roy. »
(Vieilles estampes.)


WALCOURT


Briques et tuiles,
Ô les charmants
Petits asiles
Pour les amants !

Houblons et vignes,
Feuilles et fleurs,
Tentes insignes
Des francs buveurs !

Guinguettes claires,
Bières, clameurs,
Servantes chères
À tous fumeurs !


Gares prochaines,
Gais chemins grands…
Quelles aubaines,
Bons juifs errants !


Juillet 1873.


CHARLEROI


Dans l’herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.

Quoi donc se sent ?
L’avoine siffle.
Un buisson gifle
L’œil au passant.

Plutôt des bouges
Que des maisons.
Quels horizons
De forges rouges !

On sent donc quoi ?
Des gares tonnent,
Les yeux s’étonnent,
Où Charleroi ?


Parfums sinistres !
Qu’est-ce que c’est ?
Quoi bruissait
Comme des sistres ?

Sites brutaux !
Oh ! votre haleine,
Sueur humaine,
Cris des métaux !

Dans l’herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.


BRUXELLES


SIMPLES FRESQUES


I


La fuite est verdâtre et rose
Des collines et des rampes,
Dans un demi-jour de lampes
Qui vient brouiller toute chose.

L’or sur les humbles abîmes,
Tout doucement s’ensanglante,
Des petits arbres sans cimes,
Où quelque oiseau faible chante.

Triste à peine tant s’effacent
Ces apparences d’automne.
Toutes mes langueurs rêvassent,
Que berce l’air monotone.


II


L’allée est sans fin
Sous le ciel, divin
D’être pâle ainsi !
Sais-tu qu’on serait
Bien sous le secret
De ces arbres-ci ?

Des messieurs bien mis,
Sans nul doute amis
Des Royers-Collards,
Vont vers le château.
J’estimerais beau
D’être ces vieillards.


Le château, tout blanc
Avec, à son flanc,
Le soleil couché,
Les champs à l’entour…
Oh ! que notre amour
N’est-il là niché !


Estaminet du Jeune Renard, août 1872.


BRUXELLES


CHEVAUX DE BOIS


Par Saint-Gille,
Viens-nous-en,
Mon agile
Alezan.

(V. Hugo.)


Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.

Le gros soldat, la plus grosse bonne
Sont sur vos dos comme dans leur chambre ;
Car, en ce jour, au bois de la Cambre,
Les maîtres sont tous deux en personne.

Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur.


C’est ravissant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque bête !
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.

Tournez, tournez, sans qu’il soit besoin
D’user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, sans espoir de foin

Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que la nuit qui tombe
Va réunir pigeon et colombe,
Loin de la foire et loin de madame.

Tournez, tournez ! le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
Voici partir l’amante et l’amant.
Tournez au son joyeux des tambours !


Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872.


MALINES


Vers les prés le vent cherche noise
Aux girouettes, détail fin
Du château de quelque échevin,
Rouge de brique et bleu d’ardoise,
Vers les prés clairs, les prés sans fin…

Comme les arbres des féeries,
Des frênes, vagues frondaisons,
Échelonnent mille horizons
À ce Sahara de prairies,
Trèfle, luzerne et blancs gazons.

Les wagons filent en silence
Parmi ces sites apaisés.
Dormez, les vaches ! Reposez,
Doux taureaux de la plaine immense,
Sous vos cieux à peine irisés !


Le train glisse sans un murmure,
Chaque wagon est un salon
Où l’on cause bas et d’où l’on
Aime à loisir cette nature.
Faite à souhait pour Fénelon.


Août, 1872.


BIRDS IN THE NIGHT


Vous n’avez pas eu toute patience,
Cela se comprend par malheur, de reste ;
Vous êtes si jeune ! Et l’insouciance,
C’est le lot amer de l’âge céleste !

Vous n’avez pas eu toute la douceur,
Cela par malheur d’ailleurs se comprend ;
Vous êtes si jeune, ô ma froide sœur,
Que votre cœur doit être indifférent !

Aussi, me voici plein de pardons chastes,
Non, certes ! joyeux, mais très calme en somme
Bien que je déplore, en ces mois néfastes,
D’être, grâce à vous, le moins heureux homme.


Et vous voyez bien que j’avais raison
Quand je vous disais, dans mes moments noirs,
Que vos yeux, foyers de mes vieux espoirs,
Ne couvaient plus rien que la trahison.

Vous juriez alors que c’était mensonge
Et votre regard qui mentait lui-même
Flambait comme un feu mourant qu’on prolonge,
Et de votre voix vous disiez : « Je t’aime ! »

Hélas ! on se prend toujours au désir
Qu’on a d’être heureux malgré la saison…
Mais ce fut un jour plein d’amer plaisir,
Quand je m’aperçus que j’avais raison !

Aussi bien pourquoi me mettrais-je à geindre ?
Vous ne m’aimiez pas, l’affaire est conclue,
Et, ne voulant pas qu’on ose me plaindre,
Je souffrirai d’une âme résolue.

Oui ! je souffrirai, car je vous aimais !
Mais je souffrirai comme un bon soldat
Blessé qui s’en va dormir à jamais,
Plein d’amour pour quelque pays ingrat.


Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie,
Encor que de vous vienne ma souffrance,
N’êtes-vous donc pas toujours ma Patrie,
Aussi jeune, aussi folle que la France ?

Or, je ne veux pas — le puis-je d’abord ?
Plonger dans ceci mes regards mouillés.
Pourtant mon amour que vous croyez mort
A peut-être enfin les yeux dessillés.

Mon amour qui n’est que ressouvenance,
Quoique sous vos coups il saigne et qu’il pleure
Encore et qu’il doive, à ce que je pense,
Souffrir longtemps jusqu’à ce qu’il en meure,

Peut-être a raison de croire entrevoir
En vous un remords qui n’est pas banal,
Et d’entendre dire, en son désespoir,
À votre mémoire : ah ! fi ! que c’est mal !

Je vous vois encor. J’entr’ouvris la porte.
Vous étiez au lit comme fatiguée.
Mais, ô corps léger que l’amour emporte,
Vous bondîtes nue, éplorée et gaie.


Ô quels baisers, quels enlacements fous !
J’en riais moi-même à travers mes pleurs.
Certes, ces instants seront, entre tous
Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs.

Je ne veux revoir de votre sourire
Et de vos bons yeux en cette occurrence
Et de vous enfin, qu’il faudrait maudire,
Et du piège exquis, rien que l’apparence.

Je vous vois encore ! En robe d’été
Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux.
Mais vous n’aviez plus l’humide gaîté
Du plus délirant de tous nos tantôts.

La petite épouse et la fille aînée
Était reparue avec la toilette
Et c’était déjà notre destinée
Qui me regardait sous votre voilette.

Soyez pardonnée ! Et c’est pour cela
Que je garde, hélas ! avec quelque orgueil,
En mon souvenir qui vous cajola
L’éclair de côté que coulait votre œil.


Par instants je suis le pauvre navire
Qui court démâté parmi la tempête
Et, ne voyant pas Notre-Dame luire,
Pour l’engouffrement en priant s’apprête.

Par instants je meurs la mort du pécheur
Qui se sait damné s’il n’est confessé,
Et, perdant l’espoir de nul confesseur,
Se tord dans l’Enfer, qu’il a devancé.

Ô mais ! par instants, j’ai l’extase rouge
Du premier chrétien, sous la dent rapace,
Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge
Un poil de sa chair, un nerf de sa face !


Bruxelles-Londres. — Septembre-octobre 1872.


AQUARELLES


GREEN


Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encore de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.


SPLEEN


Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l’air trop doux.

Je crains toujours, — ce qu’est d’attendre
Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !


STREETS


I


Dansons la gigue !

J’aimais surtout ses jolis yeux,
Plus clairs que l’étoile des cieux,
J’aimais ses yeux malicieux.

Dansons la gigue !

Elle avait des façons vraiment
De désoler un pauvre amant,
Que c’en était vraiment charmant !

Dansons la gigue !

Mais je trouve encore meilleur
Le baiser de sa bouche en fleur,
Depuis qu’elle est morte à mon cœur.


Dansons la gigue !

Je me souviens, je me souviens
Des heures et des entretiens,
Et c’est le meilleur de mes biens.

Dansons la gigue !


Soho.


II


Ô la rivière dans la rue !
Fantastiquement apparue
Derrière un mur haut de cinq pieds,
Elle roule sans un murmure
Son onde opaque et pourtant pure,
Par les faubourgs pacifiés.

La chaussée est très large, en sorte
Que l’eau jaune comme une morte
Dévale ample et sans nuls espoirs
De rien refléter que la brume,
Même alors que l’aurore allume
Les cottages jaunes et noirs.


Paddington


CHILD WIFE


Vous n’avez rien compris à ma simplicité,
Rien, ô ma pauvre enfant !
Et c’est avec un front éventé, dépité
Que vous fuyez devant.

Vos yeux qui ne devaient refléter que douceur,
Pauvre cher bleu miroir,
Ont pris un ton de fiel, ô lamentable sœur,
Qui nous fait mal à voir.

Et vous gesticulez avec vos petits bras
Comme un héros méchant,
En poussant d’aigres cris poitrinaires, hélas !
Vous qui n’étiez que chant !

Car vous avez eu peur de l’orage et du cœur
Qui grondait et sifflait,
Et vous bêlâtes vers votre mère — ô douleur ! —
Comme un triste agnelet.


Et vous n’avez pas su la lumière et l’honneur
D’un amour brave et fort,
Joyeux dans le malheur, grave dans le bonheur,
Jeune jusqu’à la mort !


A POOR YOUNG SHEPHERD


J’ai peur d’un baiser
Comme d’une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J’ai peur d’un baiser !

Pourtant j’aime Kate
Et ses yeux jolis.
Elle est délicate,
Aux longs traits pâlis.
Oh ! que j’aime Kate !

C’est Saint-Valentin !
Je dois et je n’ose
Lui dire au matin…
La terrible chose
Que Saint-Valentin !


Elle m’est promise,
Fort heureusement !
Mais quelle entreprise
Que d’être un amant
Près d’une promise !

J’ai peur d’un baiser
Comme d’une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J’ai peur d’un baiser !


BEAMS


Elle voulut aller sur les flots de la mer,
Et comme un vent bénin soufflait une embellie,
Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie,
Et nous voilà marchant par le chemin amer.

Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse,
Et dans ses cheveux blonds c’étaient des rayons d’or,
Si bien que nous suivions son pas plus calme encor
Que le déroulement des vagues, ô délice !

Des oiseaux blancs volaient alentour mollement
Et des voiles au loin s’inclinaient toutes blanches.
Parfois de grands varechs filaient en longues branches,
Nos pieds glissaient d’un pur et large mouvement.


Elle se retourna, doucement inquiète
De ne nous croire pas pleinement rassurés ;
Mais nous voyant joyeux d’être ses préférés,
Elle reprit sa route et portait haut sa tête.


Douvres-Ostende, à bord de la « Comtesse-de-Flandre ».

4 avril 1873.


SAGESSE


I


I


Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,
Le Malheur a percé mon vieux cœur de sa lance.

Le sang de mon vieux cœur n’a fait qu’un jet vermeil,
Puis s’est évaporé sur les fleurs, au soleil.

L’ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche
Et mon vieux cœur est mort dans un frisson farouche.

Alors le chevalier Malheur s’est rapproché,
Il a mis pied à terre et sa main m’a touché.

Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure
Tandis qu’il attestait sa loi d’une voix dure.

Et voici qu’au contact glacé du doigt de fer
Un cœur me renaissait, tout un cœur pur et fier


Et voici que, fervent d’une candeur divine,
Tout un cœur jeune et bon battit dans ma poitrine !

Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu,
Comme un homme qui voit des visions de Dieu.

Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête,
En s’éloignant, me fit un signe de la tête

Et me cria (j’entends encore cette voix) :
« Au moins, prudence ! Car c’est bon pour une fois. »


II


J’avais peiné comme Sisyphe
Et comme Hercule travaillé
Contre la chair qui se rebiffe.

J’avais lutté, j’avais baillé
Des coups à trancher des montagnes,
Et comme Achille ferraillé.

Farouche ami qui m’accompagnes,
Tu le sais, courage païen,
Si nous en fîmes des campagnes,

Si nous avons négligé rien
Dans cette guerre exténuante,
Si nous avons travaillé bien !

Le tout en vain : l’âpre géante
À mon effort de tout côté
Opposait sa ruse ambiante,


Et toujours un lâche abrité
Dans mes conseils qu’il environne
Livrait les clés de la cité.

Que ma chance fût male ou bonne,
Toujours un parti de mon cœur
Ouvrait sa porte à la Gorgone.

Toujours l’ennemi suborneur
Savait envelopper d’un piège
Même la victoire et l’honneur !

J’étais le vaincu qu’on assiège,
Prêt à vendre son sang bien cher,
Quand, blanche en vêtements de neige,

Toute belle au front humble et fier,
Une dame vint sur la nue,
Qui d’un signe fit fuir la Chair.

Dans une tempête inconnue
De rage et de cris inhumains,
Et déchirant sa gorge nue,

Le Monstre reprit ses chemins
Par les bois pleins d’amours affreuses,
Et la dame, joignant les mains :


— « Mon pauvre combattant qui creuses,
Dit-elle, ce dilemme en vain,
Trêve aux victoires malheureuses !

Il t’arrive un secours divin
Dont je suis sûre messagère
Pour ton salut, possible enfin ! »

— « Ô ma Dame dont la voix chère
Encourage un blessé jaloux
De voir finir l’atroce guerre,

Vous qui parlez d’un ton si doux
En m’annonçant de bonnes choses,
Ma Dame, qui donc êtes-vous ? »

— J’étais née avant toutes causes
Et je verrai la fin de tous
Les effets, étoiles et roses.

En même temps, bonne, sur vous,
Hommes faibles et pauvres femmes,
Je pleure, et je vous trouve fous !

Je pleure sur vos tristes âmes,
J’ai l’amour d’elles, j’ai la peur
D’elles, et de leurs vœux infâmes !


« Ô ceci n’est pas le bonheur,
Veillez, Quelqu’un l’a dit que j’aime,
Veillez, crainte du Suborneur,

« Veillez, crainte du Jour suprême !
Qui je suis ? me demandais-tu.
Mon nom courbe les anges même ;

« Je suis le cœur de la vertu,
Je suis l’âme de la sagesse,
Mon nom brûle l’Enfer têtu ;

« Je suis la douceur qui redresse,
J’aime tous et n’accuse aucun,
Mon nom, seul, se nomme promesse,

« Je suis l’unique hôte opportun,
Je parle au Roi le vrai langage
Du matin rose et du soir brun,

« Je suis la Prière, et mon gage
C’est ton vice en déroute au loin ;
Ma condition : « Toi, sois sage. »

— « Oui, ma Dame, et soyez témoin ! »


III


Qu’en dis-tu, voyageur, des pays et des gares ?
Du moins as-tu cueilli l’ennui, puisqu’il est mûr,
Toi que voilà fumant de maussades cigares,
Noir, projetant une ombre absurde sur le mur ?

Tes yeux sont aussi morts depuis les aventures,
Ta grimace est la même et ton deuil est pareil :
Telle la lune vue à travers des mâtures,
Telle la vieille mer sous le jeune soleil,

Tel l’ancien cimetière aux tombes toujours neuves !
Mais voyons, et dis-nous les récits devinés,
Ces désillusions pleurant le long des fleuves,
Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés,

Ces femmes ! Dis les gaz, et l’horreur identique
Du mal toujours, du laid partout sur tes chemins,
Et dis l’Amour et dis encor la Politique
Avec du sang déshonoré d’encre à leurs mains.


Et puis surtout ne va pas t’oublier toi-même
Traînassant ta faiblesse et ta simplicité
Partout où l’on bataille et partout où l’on aime,
D’une façon si triste et folle, en vérité !

A-t-on assez puni cette lourde innocence ?
Qu’en dis-tu ? L’homme est dur, mais la femme ? Et tes pleurs,
Qui les a bus ? Et quelle âme qui les recense
Console ce qu’on peut appeler tes malheurs ?

Ah les autres, ah toi ! Crédule à qui te flatte,
Toi qui rêvais (c’était trop excessif, aussi)
Je ne sais quelle mort légère et délicate ?
Ah toi, l’espèce d’ange avec ce vœu transi !

Mais maintenant les plans, les buts ? Es-tu de force,
Ou si d’avoir pleuré t’a détrempé le cœur ?
L’arbre est tendre s’il faut juger d’après l’écorce,
Et tes aspects ne sont pas ceux d’un grand vainqueur.

Si gauche encore ! avec l’aggravation d’être
Une sorte à présent d’idyllique engourdi
Qui surveille le ciel bête par la fenêtre
Ouverte aux yeux matois du démon de midi.

Si le même dans cette extrême décadence !
Enfin ! — Mais à ta place un être avec du sens,

Payant les violons voudrait mener la danse,
Au risque d’alarmer quelque peu les passants.

N’as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme,
Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil,
Quelque vice joyeux, effronté, qui s’enflamme
Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil ?

Un ou plusieurs ? Si oui, tant mieux ! Et pars bien vite
En guerre, et bats d’estoc et de taille, sans choix
Surtout, et mets ce masque indolent où s’abrite
La haine inassouvie et repue à la fois…

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n’a rien d’exquis et d’alléchant
S’il n’y frétille un peu de pervers et d’immonde,
Et pour n’être pas dupe il faut être méchant.

— Sagesse humaine, ah ! j’ai les yeux sur d’autres choses,
Et parmi ce passé dont ta voix décrivait
L’ennui, pour des conseils encore plus moroses,
Je ne me souviens plus que du mal que j’ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes « malheurs », selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n’ai rien retenu que la grâce de Dieu.


Si je me sens puni, c’est que je le dois être.
Ni l’homme ni la femme ici ne sont pour rien.
Mais j’ai le ferme espoir d’un jour pouvoir connaître
Le pardon et la paix promis à tout Chrétien.

Bien de n’être pas dupe en ce monde d’une heure,
Mais pour ne l’être pas durant l’éternité,
Ce qu’il faut à tout prix qui règne et qui demeure,
Ce n’est pas la méchanceté, c’est la bonté.


IV


Malheureux ! Tous les dons, la gloire du baptême,
Ton enfance chrétienne, une mère qui t’aime,
La force et la santé comme le pain et l’eau,
Cet avenir enfin, décrit dans le tableau
De ce passé plus clair que le jeu des marées,
Tu pilles tout, tu perds en viles simagrées
Jusqu’aux derniers pouvoirs de ton esprit, hélas !
La malédiction de n’être jamais las
Suit tes pas sur le monde où l’horizon t’attire,
L’enfant prodigue avec des gestes de satyre !
Nul avertissement, douloureux ou moqueur,
Ne prévaut sur l’élan funeste de ton cœur.
Tu flânes à travers péril et ridicule,
Avec l’irresponsable audace d’un Hercule
Dont les travaux seraient fous, nécessairement.
L’amitié — dame ! — a tu son reproche clément,
Et chaste, et sans aucun espoir que le suprême,
Vient prier, comme au lit d’un mourant qui blasphème.

La patrie oubliée est dure au fils affreux,
Et le monde alentour dresse ses buissons creux
Où ton désir mauvais s’épuise en flèches mortes.
Maintenant il te faut passer devant les portes,
Hâtant le pas de peur qu’on ne lâche le chien,
Et si tu n’entends pas rire, c’est encor bien.
Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage !
Mais tu vas, la pensée obscure de l’image
D’un bonheur qu’il te faut immédiat, étant
Athée (avec la foule !) et jaloux de l’instant,
Tout appétit parmi ces appétits féroces,
Épris de la fadaise actuelle, mots, noces
Et festins, la « Science », et « l’esprit de Paris »,
Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,
Imbécile ! et niant le soleil qui t’aveugle !
Tout ce que les temps ont de bête paît et beugle
Dans ta cervelle, ainsi qu’un troupeau dans un pré,
Et les vices de tout le monde ont émigré
Pour ton sang dont le fer lâchement s’étiole.
Tu n’es plus bon à rien de propre, ta parole
Est morte de l’argot et du ricanement,
Et d’avoir rabâché les bourdes du moment.
Ta mémoire, de tant d’obscénités bondée,
Ne saurait accueillir la plus petite idée,
Et patauge parmi l’égoïsme ambiant,
En quête d’on ne peut dire quel vil néant !
Seul, entre les débris honnis de ton désastre,
L’Orgueil, qui met la flamme au front du poétastre

Et fait au criminel un prestige odieux,
Seul, l’Orgueil est vivant, il danse dans tes yeux,
Il regarde la Faute et rit de s’y complaire.

— Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère !


V


Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal.
Et ces yeux, où plus rien ne reste d’animal
Que juste assez pour dire : « assez » aux fureurs mâles

Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix ! Matinal
Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal,
Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles…

Hommes durs ! Vie atroce et laide d’ici-bas !
Ah ! que du moins, loin des baisers et des combats,
Quelque chose demeure un peu sur la montagne,

Quelque chose du cœur enfantin et subtil,
Bonté, respect ! Car qu’est-ce qui nous accompagne,
Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il ?


VI


Ô vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies,
Toi, cœur saignant d’hier qui flambes aujourd’hui,
C’est vrai pourtant que c’est fini, que tout a fui
De nos sens, aussi bien les ombres que les proies.

Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d’oies
Sur la route en poussière où tous les pieds ont lui,
Bon voyage ! Et le Rire, et, plus vielle que lui,
Toi, Tristesse, noyée au vieux noir que tu broies !

Et le reste ! — Un doux vide, un grand renoncement,
Quelqu’un en nous qui sent la paix immensément,
Une candeur d’âme d’une fraîcheur délicieuse…

Et voyez ! notre cœur qui saignait sous l’orgueil,
Il flambe dans l’amour, et s’en va faire accueil
À la vie, en faveur d’une mort précieuse !


VII


Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,
Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.
Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ :
Une tentation des pires. Fuis l’infâme.

Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme,
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame.

Ô pâlis, et va-t’en, lente et joignant les mains.
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains ?
Si la vieille folie était encore en route ?

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
Un assaut furieux, le suprême sans doute !
Ô, va prier contre l’orage, va prier.


VIII


La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour :
Rester gai quand le jour triste succède au jour,
Être fort, et s’user en circonstances viles ;

N’entendre, n’écouter aux bruits des grandes villes
Que l’appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour,
Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour
L’accomplissement vil de tâches puériles ;

Dormir chez les pécheurs étant un pénitent ;
N’aimer que le silence et converser pourtant
Le temps si grand dans la patience si grande,

Le scrupule naïf aux repentirs têtus,
Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus !
— Fi, dit l’Ange Gardien, de l’orgueil qui marchande !


IX


Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie !
Ô n’avoir pas suivi les leçons de Rollin,
N’être pas né dans le grand siècle à son déclin,
Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie,

Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L’ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,
Et royale abritait la veuve et l’orphelin,
Quand l’étude de la prière était suivie,

Quand poète et docteur, simplement, bonnement,
Communiaient avec des ferveurs de novices,
Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices

Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant
D’aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses
En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses !


X


Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste !
C’est vers le Moyen Age énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât,
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste.

Roi, politicien, moine, artisan, chimiste,
Architecte, soldat, médecin, avocat,
Quel temps ! Oui, que mon cœur naufragé rembarquât
Pour toute cette force ardente, souple, artiste !

Et là que j’eusse part — quelconque, chez les rois
Ou bien ailleurs, n’importe, à la chose vitale,
Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,

Haute théologie et solide morale,
Guidé par la folie unique de la Croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale !


XI


Petits amis qui sûtes nous prouver
Par A plus B que deux et deux font quatre,
Mais qui depuis voulez parachever
Une victoire où l’on se laissait battre,

Et couronner vos conquêtes d’un coup
Par ce soufflet à la mémoire humaine ;
« Dieu ne vous a révélé rien du tout,
Car nous disions qu’il n’est que l’ombre vaine,

Que le profil et que l’allongement,
Sur tous les murs que la peur édifie
De votre pur et simple mouvement,
Et nous dictons cette philosophie. »

— Frères trop chers, laissez-nous rire un peu,
Nous les fervents d’une logique rance,
Qui justement n’avons de foi qu’en Dieu
Et mettons notre espoir dans l’Espérance,


Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi,
Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème,
Rire du vieux Satan stupide ainsi,
Pleurer sur cet Adam dupe quand même !

Frère de nous qui payons vos orgueils,
Tous fils du même Amour, ah ! la science,
Allons donc, allez donc, c’est nos cercueils
Naïfs ou non, c’est notre méfiance

Ou notre confiance aux seuls Récits,
C’est notre oreille ouverte toute grande
Ou tristement fermée au Mot précis !
Frères, lâchez la science gourmande

Qui veut voler sur les ceps défendus
Le fruit sanglant qu’il ne faut pas connaître.
Lâchez son bras qui vous tient attendus
Pour des enfers que Dieu n’a pas fait naître,

Mais qui sont l’œuvre affreuse du péché,
Car nous, les fils attentifs de l’Histoire,
Nous tenons pour l’honneur jamais taché
De la Tradition, supplice et gloire !

Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant
Qu’ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme,

Et prédisant aux crimes d’à présent
La peine immense ou le pardon énorme.

Puisqu’ils avaient vu Dieu présent toujours,
Puisqu’ils ne mentaient pas, puisque nos crimes
Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts,
Et puisqu’il est des repentirs sublimes,

Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien :
Que deux et deux fassent quatre, à merveille !
Riens innocents, mais des riens moins que rien,
La dernière heure étant là qui surveille

Tout autre soin dans l’homme en vérité !
Gardez que trop chercher ne vous séduise
Loin d’une sage et forte humilité…
Le seul savant, c’est encore Moïse.


XII


Or, vous voici promus, petits amis,
Depuis les temps de ma lettre première,
Promus, disais-je, aux fiers emplois promis
À votre thèse, en ces jours de lumière.

Vous voici rois de France ! À votre tour !
(Rois à plusieurs d’une France postiche,
Mais rois de fait et non sans quelque amour
D’un trône lourd avec un budget riche.)

À l’œuvre, amis petits ! Nous avons droit
De vous y voir, payant de notre poche,
Et d’être un peu réjouis à l’endroit
De votre état sans peur et sans reproche.

Sans peur ? Du maître ? Ô le maître, mais c’est
L’Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre,
Total, le peuple, « un âne » fort « qui s’est
Cabré », pour vous espoir clair, puis fait sombre.


Cabré comme une chèvre, c’est le mot.
Et votre bras, saignant jusqu’à l’aisselle,
S’efforce en vain : fort comme Béhémot,
Le monstre tire… et votre peur est telle

Quand l’âne brait, que le voilà parti
Qui par les dents vous boute cent ruades
En forme de reproche bien senti…
Courez après, frottant vos reins malades !

Ô Peuple, nous t’aimons immensément :
N’es-tu donc pas la pauvre âme ignorante
En proie à tout ce qui sait et qui ment ?
N’es-tu donc pas l’immensité souffrante ?

La charité nous fait chercher tes maux,
La foi nous guide à travers tes ténèbres.
On t’a rendu semblable aux animaux,
Moins leur candeur, et plein d’instincts funèbres.

L’orgueil t’a pris en ce quatre-vingt-neuf,
Nabuchodonosor, et te fait paître,
Âne obstiné, mouton buté, dur bœuf,
Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre !

Ô paysan cassé sur tes sillons,
Pâle ouvrier qu’esquinte la machine,

Membres sacrés de Jésus-Christ, allons,
Relevez-vous, honorez votre échine,

Portez l’amour qu’il faut à vos bras forts,
Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde,
Respectez-les, fuyez ces chemins tors,
Fermez l’oreille à ce conseil immonde,

Redevenez les Français d’autrefois,
Fils de l’Église, et dignes de vos pères !
Ô s’ils savaient ceux-ci sur vos pavois,
Leurs os sueraient de honte aux cimetières.

— Vous, nos tyrans minuscules d’un jour
(L’énormité des actes rend les princes
Surtout de souche impure, et malgré cour
Et splendeur et le faste, encor plus minces),

Laissez le règne et rentrez dans le rang.
Aussi bien l’heure est proche où la tourmente
Vous va donner des loisirs, et tout blanc
L’avenir flotte avec sa Fleur charmante

Sur la Bastille absurde où vous teniez
La France aux fers d’un blasphème et d’un schisme,
Et la chronique en de cléments Téniers
Déjà vous peint allant au catéchisme.


XIII


Prince mort en soldat à cause de la France,
      Âme certes élue,
Fier jeune homme si pur tombé plein d’espérance,
      Je t’aime et te salue !

Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie
      Va sous tant de ténèbres,
Vaisseau désemparé dont l’équipage crie
      Avec des voix funèbres,

Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages
      Semblent écrits d’avance…
Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages,
      Détesta ton enfance,

Et plus tard, cœur pirate épris des seuls côtes
      Où la révolte naisse,
Mon âge d’homme, noir d’orages et de fautes,
      Abhorrait ta jeunesse.


Maintenant j’aime Dieu dont l’amour et la foudre
      M’ont fait une âme neuve,
Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre,
      Humble, accepte l’épreuve,

J’admire ton destin, j’adore, tout en larmes
      Pour les pleurs de ta mère,
Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes,
      Comme un héros d’Homère.

Et je dis, réservant d’ailleurs mon vœu suprême
      Au lys de Louis Seize :
Napoléon qui fus digne du diadème,
      Gloire à ta mort française !

Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne,
      Aujourd’hui vraiment « Sire »,
Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne,
      Bon chrétien, du martyre !


XIV


Vous reviendrez bientôt, les bras pleins de pardons
      Selon votre coutume,
Ô Pères excellents qu’aujourd’hui nous perdons
      Pour comble d’amertume.

Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l’honneur,
      Avec la Fleur chérie.
Et que de pleurs joyeux, et quels cris de bonheur
      Dans toute la patrie !

Vous reviendrez, après ces glorieux exils,
      Après des moissons d’âmes,
Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils
      Encore plus infâmes,

Après avoir couvert les îles et la mer
      De votre ombre si douce
Et réjoui le ciel et consterné l’enfer,
      Béni qui vous repousse,


Béni qui vous dépouille au cri de liberté,
      Béni l’impie en armes,
Et l’enfant qu’il vous prend des bras, — et racheté
      Nos crimes par vos larmes !

Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu,
      Vous êtes l’espérance.
À tantôt, Pères saints, qui nous vaudrez de Dieu
      Le salut pour la France !


XV


On n’offense que Dieu qui seul pardonne.

On n’offense que Dieu qui seul pardonne. Mais
On contriste son frère, on l’afflige, on le blesse.
On fait gronder sa haine ou pleurer sa faiblesse,
Et c’est un crime affreux qui va troubler la paix
Des simples, et donner au monde sa pâture,
Scandale, cœurs perdus, gros mots et rire épais.

Le plus souvent par un effet de la nature
Des choses, ce péché trouve son châtiment
Même ici-bas, féroce et long communément.
Mais l’Amour tout-puissant donne à la créature
Le sens de son malheur qui mène au repentir
Par une route lente et haute, mais très sûre.

Alors un grand désir, un seul, vient investir —
Le pénitent, après les premières alarmes.
Et c’est d’humilier son front devant les larmes


De naguère, sans rien qui pourrait amollir
Le coup droit pour l’orgueil, et de rendre les armes
Comme un soldat vaincu, — triste de bonne foi.

Ô ma sœur, qui m’avez puni, pardonnez-moi !


XVI


Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire,
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !

La voix vous fut connue (et chère !),
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d’automne,
Cache et montre au cœur qui s’étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue.
Que la bonté c’est notre vie.
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue.


Elle parle aussi de la gloire
D’être simple sans plus attendre,
Et de noces d’or et du tendre
Bonheur d’une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n’est meilleur à l’âme
Que de faire une âme moins triste !

Elle est en peine et de passage
L’âme qui souffre sans colère.
Et comme sa morale est claire !…
Écoutez la chanson bien sage.


XVII


Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves,
Et les pays et les provinces.
Royales mieux qu’au temps des princes,
Les chères mains m’ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates.
Dire à cette âme qui se pâme ?

Ment-elle, ma vision chaste
D’affinité spirituelle,
De complicité maternelle,
D’affection étroite et vaste ?


Remords si cher, peine très bonne,
Rêves bénits, mains consacrées,
Ô ces mains, ces mains vénérées.
Faites le geste qui pardonne !


XVIII


Et j’ai revu l’enfant unique : il m’a semblé
Que s’ouvrait dans mon cœur la dernière blessure,
Celle dont la douleur plus exquise m’assure
D’une mort désirable en un jour consolé.

La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure !
En ces instants choisis elles ont éveillé
Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,
Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.

J’entends encor, je vois encor ! Loi du devoir
Si douce ! Enfin je sais ce qu’est entendre et voir,
J’entends, je vois toujours ! Voix des bonnes pensées,

Innocence, avenir ! Sage et silencieux.
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées.
Belles petites mains qui fermerez nos yeux !


XIX


Voix de l’Orgueil ; un cri puissant, comme d’un cor.
Des étoiles de sang sur des cuirasses d’or,
On trébuche à travers des chaleurs d’incendie…
Mais en somme la voix s’en va, comme d’un cor.

Voix de la Haine : cloche en mer, fausse, assourdie
De neige lente. Il fait si froid ! Lourde, affadie,
La vie a peur et court follement sur le quai
Loin de la cloche qui devient plus assourdie.

Voix de la Chair : un gros tapage fatigué.
Des gens ont bu. L’endroit fait semblant d’être gai.
Des yeux, des noms, et l’air plein de parfums atroces
Où vient mourir le gros tapage fatigué.

Voix d’Autrui : des lointains dans les brouillards. Des noces
Vont et viennent. Des tas d’embarras. Des négoces.
Et tout le cirque des civilisations
Au son trotte-menu du violon des noces.


Colères, soupirs noirs, regrets, tentations
Qu’il a fallu pourtant que nous entendissions
Pour l’assourdissement des silences honnêtes.
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,

Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés.
Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !

Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.
Mourez à nous, mourez aux humbles vœux cachés
Que nourrit la douceur de la Parole forte,
Car notre cœur n’est plus de ceux que vous cherchez !

Mourez parmi la voix que la prière emporte
Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte
Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,
Mourez parmi la voix que la prière apporte,

Mourez parmi la voix terrible de l’Amour !


XX


L’ennemi se déguise en L’Ennui
Et me dit : « À quoi bon, pauvre dupe ? »
Moi je passe et me moque de lui.
L’ennemi se déguise en la Chair
Et me dit : « Bah ! retrousse une jupe ! »
Moi j’écarte le conseil amer.

L’ennemi se transforme en un Ange
De lumière et dit : « Qu’est ton effort
À côté des tributs de louange
Et de Foi dus au Père céleste ?
Ton amour va-t-il jusqu’à la mort ? »
Je réponds : « L’Espérance me reste. »

Comme c’est le vieux logicien,
Il a fait bientôt de me réduire
À ne plus vouloir répliquer rien,
Mais sachant qui c’est, épouvanté
De ne plus sentir les mondes luire,
Je prierai pour de l’humilité.


XXI


Va ton chemin sans plus t’inquiéter !
La route est droite et tu n’as qu’à monter,
Portant d’ailleurs le seul trésor qui vaille
Et l’arme unique au cas d’une bataille,
La pauvreté d’esprit et Dieu pour toi.

Surtout il faut garder toute espérance,
Qu’importe un peu de nuit et de souffrances ?
La route est bonne et la mort est au bout,
Oui, garde toute espérance surtout,
La mort là-bas te dresse un lit de joie.

Et fais-toi doux de toute la douceur.
La vie est laide, encore c’est ta sœur.
Simple, gravis la côte et même chante.
Pour écarter la prudence méchante
Dont la voix basse est pour tenter ta foi.


Simple comme un enfant, gravis la côte,
Humble comme un pécheur qui hait la faute,
Chante, et même sois gai, pour défier
L’ennui que l’ennemi peut l’envoyer
Afin que tu t’endormes sur la voie.

Ris du vieux piège et du vieux séducteur,
Puisque la Paix est là, sur la hauteur.
Qui luit parmi les fanfares de la gloire,
Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire,
Déjà l’Ange Gardien étend sur toi

Joyeusement des ailes de victoire.


XXII


Pourquoi triste, ô mon âme,
Triste jusqu’à la mort,
Quand l’effort te réclame,
Quand le suprême effort
Est là qui te réclame ?

Ah ! tes mains que tu tords
Au lieu d’être à la tâche,
Tes lèvres que tu mords
Et leur silence lâche.
Et tes yeux qui sont morts !

N’as-tu pas l’espérance
De la fidélité,
Et, pour plus d’assurance
Dans la sécurité,
N’as-tu pas la souffrance ?


Mais chasse le sommeil
Et ce rêve qui pleure.
Grand jour et plein soleil !
Vois, il est plus que l’heure :
Le ciel bruit vermeil,

Et la lumière crue
Découpant d’un trait noir
Toute chose apparue,
Te montre le Devoir
Et sa forme bourrue.

Marche à lui vivement.
Tu verras disparaître
Tout aspect inclément
De sa manière d’être,
Avec l’éloignement.

C’est le dépositaire
Qui te garde un trésor
D’amour et de mystère,
Plus précieux que l’or,
Plus sûr que rien sur terre :

Les biens qu’on ne voit pas,
Toute joie inouïe,

Votre paix, saints combats,
L’extase épanouie
Et l’oubli d’ici-bas,

Et l’oubli d’ici-bas !


XXIII


Né l’enfant des grandes villes
Et des révoltes serviles,
J’ai là, tout cherché, trouvé
De tout appétit rêvé.
Mais, puisque rien n’en demeure,

J’ai dit un adieu léger
À tout ce qui peut changer,
Au plaisir, au bonheur même,
Et même à tout ce que j’aime
Hors de vous, mon doux Seigneur !

La Croix m’a pris sur ses ailes
Qui m’emporte aux meilleurs zèles,
Silence, expiation.
Et l’âpre vocation
Pour la vertu qui s’ignore.


Douce, chère Humilité,
Arrose ma charité,
Trempe-la de tes eaux vives.
Ô mon cœur, que tu ne vives
Qu’aux fins d’une bonne mort !


XXIV


L’âme antique était rude et vaine
Et ne voyait dans la douleur
Que l’acuité de la peine
Ou l’étonnement du malheur.

L’art, sa figure la plus claire
Traduit ce double sentiment
Par deux grands types de la Mère
En proie au suprême tourment.

C’est la vieille reine de Troie :
Tous ses fils sont morts par le fer.
Alors ce deuil brutal aboie
Et glapit au bord de la mer.

Elle court le long du rivage,
Bavant vers le flot écumant,
Hirsute, criade, sauvage,
La chienne littéralement !…


Et c’est Niobé qui s’effare
Et garde fixement des yeux
Sur les dalles de pierre rare
Ses enfants tués par les cieux.

Le souffle expire sur sa bouche.
Elle meurt dans un geste fou.
Ce n’est plus qu’un marbre farouche
Là transporté nul ne sait d’où !…

La douleur chrétienne est immense.
Elle, comme le cœur humain,
Elle souffre, puis elle pense.
Et calme poursuit son chemin.

Elle est debout sur le Calvaire
Pleine de larmes et sans cris.
C’est également une mère.
Mais quelle mère de quel fils !

Elle participe au Supplice
Qui sauve toute nation,
Attendrissant le sacrifice
Par sa vaste compassion.

Et comme tous sont les fils d’elle,
Sur le monde et sur sa langueur

Toute la charité ruisselle
Des sept blessures de son cœur,

Au jour qu’il faudra, pour la gloire
Des cieux enfin tout grands ouverts,
Ceux qui surent et purent croire,
Bons et doux, sauf au seul Pervers,

Ceux-là vers la joie infinie
Sur la colline de Sion
Monteront d’une aile bénie
Aux plis de son assomption.


II


I


Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour
Et la blessure est encore vibrante,
Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour !

Ô mon Dieu, votre crainte m’a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne,
Ô mon Dieu, votre crainte m’a frappé !

Ô mon Dieu, j’ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s’est installée,
Ô mon Dieu, j’ai connu que tout est vil !

Noyez mon âme aux flots de votre Vin,
Fondez ma vie au Pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.


Voici mon sang que je n’ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n’ai pas versé.

Voici mon front qui n’a pu que rougir
Pour l’escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n’a pu que rougir.

Voici mes mains qui n’ont pas travaillé
Pour les charbons ardents et l’encens rare,
Voici mes mains qui n’ont pas travaillé.

Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vain.

Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.

Voici ma voix, bruit maussade et menteur,
Pour les reproches de la Pénitence,
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux, luminaires d’erreur.
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d’erreur.


Hélas, Vous, Dieu d’offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude,
Hélas ! Vous, Dieu d’offrande et de pardon !

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas ! ce noir abîme de mon crime.
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela.

Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne.


II


Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.
Tous les autres amours sont de commandement.
Nécessaires qu’ils sont, ma mère seulement
Pourra les allumer aux cœurs qui l’ont chérie.

C’est pour Elle qu’il faut chérir mes ennemis,
C’est par Elle que j’ai voué ce sacrifice,
Et la douceur de cœur et le zèle au service,
Comme je la priais, Elle les a permis.

Et comme j’étais faible et bien méchant encore.
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins.
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains.
Et m’enseigna les mots par lesquels on adore.

C’est par Elle que j’ai voulu de ces chagrins,
C’est pour Elle que j’ai mon cœur dans les cinq Plaies,
Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies,
Comme je l’invoquais, Elle en ceignit mes reins.


Je ne veux plus penser qu’à ma mère Marie,
Siège de la sagesse et source des pardons,
Mère de France aussi, de qui nous attendons
Inébranlablement l’honneur de la patrie.

Marie Immaculée, amour essentiel.
Logique de la foi cordiale et vivace,
En vous aimant qu’est-il de bon que je ne fasse,
En vous aimant du seul amour, Porte du ciel ?


III


Vous êtes calme, vous voulez un vœu discret,
Des secrets à mi-voix dans l’ombre et le silence,
Le cœur qui se répand plutôt qu’il ne s’élance,
Et ces timides, moins transis qu’il ne paraît.

Vous accueillez d’un geste exquis telles pensées
Qui ne marchent qu’en ordre et font le moins de bruit.
Votre main, toujours prête à la chute du fruit,
patiente avec l’arbre et s’abstient de poussées.

Et si l’immense amour de vos commandements
Embrasse et presse tous en sa sollicitude,
Vos conseils vont dicter aux meilleurs et l’étude
Et le travail des plus humbles recueillements.

Le pécheur, s’il prétend vous connaître et vous plaire,
Ô vous qui nous aimant si fort parliez si peu.
Doit et peut, à tout temps du jour comme en tout lieu,
Bien faire obscurément son devoir et se taire.


Se taire pour le monde, un pur sénat de fous,
Se taire sur autrui, des âmes précieuses,
Car nous taire vous plaît, même aux heures pieuses,
Même à la mort, sinon devant le prêtre et vous.

Donnez-leur le silence et l’amour du mystère,
Ô Dieu glorifieur du bien fait en secret,
À ces timides moins transis qu’il ne paraît.
Et l’horreur, et le pli des choses de la terre.

Donnez-leur, ô mon Dieu, la résignation.
Toute forte douceur, l’ordre et l’intelligence.
Afin qu’au jour suprême ils gagnent l’indulgence
De l’Agneau formidable en la neuve Sion,

Afin qu’ils puissent dire : « Au moins nous sûmes croire »,
Et que l’Agneau terrible, ayant tout supputé,
Leur réponde : « Venez, vous avez mérité.
Pacifiques, ma paix, et, douloureux, ma gloire. »


IV


I


Mon Dieu m’a dit : Mon fils, il faut m’aimer. Tu vois
Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,
Et mes pieds offensés que Madeleine baigne
De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la croix,
Tu vois les clous, le fiel, l’éponge et tout t’enseigne
À n’aimer, en ce monde où la chair règne.
Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

Ne t’ai-je pas aimé jusqu’à la mort moi-même,
mon frère en mon Père, ô mon fils en l’Esprit,
Et n’ai-je pas souffert, comme c’était écrit ?

N’ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n’ai-je pas sué la sueur de tes nuits,
Lamentable ami qui me cherches où je suis ? »


II


J’ai répondu : Seigneur, vous avez dit mon âme.
C’est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Mais vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l’amour toujours monte comme la flamme.

Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas ! Voyez un peu mes tristes combats !
Oserai-je adorer la trace de vos pas,
Sur ces genoux saignants d’un rampement infâme ?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma houle,
Mais vous n’avez pas d’ombre, ô vous dont l’amour monte,

Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous toute lumière
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière !


III


— Il faut m’aimer ! Je suis l’universel Baiser,
Je suis cette paupière et je suis cette lèvre

Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre
Qui t’agite, c’est moi toujours ! il faut oser

M’aimer ! Oui, mon amour monte sans biaiser
Jusqu’où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,
Et t’emportera, comme un aigle vole un lièvre,
Vers des serpolets qu’un ciel cher vient arroser.

Ô ma nuit claire ! Ô tes yeux dans mon clair de lune !
Ô ce lit de lumière et d’eau parmi la brune !
Toute cette innocence et tout ce reposoir !

Aime-moi ! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,
Car étant ton Dieu tout-puissant, Je peux vouloir,
Mais je ne veux d’abord que pouvoir que tu m’aimes.


IV


— Seigneur, c’est trop ? Vraiment je n’ose. Aimer qui ? Vous ?
Oh ! non ! Je tremble et n’ose. Oh ! vous aimer je n’ose,
Je ne veux pas ! Je suis indigne. Vous, la Rose
Immense des purs vents de l’Amour, ô Vous, tous

Les cœurs des saints, ô vous qui fûtes le Jaloux
D’Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose
Sur la seule fleur d’une innocence mi-close.
Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer. Êtes-vous fous[2]


Père, Fils, Esprit ? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,
Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche
Et n’a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût.

Vue, ouïe, et dans tout son être — hélas ! dans tout
Son espoir et dans tout son remords que l’extase
D’une caresse où le seul vieil Adam s’embrase ?


V


— Il faut m’aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,
Je suis l’Adam nouveau qui mange le vieil homme,
Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,
Comme un pauvre rué parmi d’horribles mets.

Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée, et l’évaporé comme
Un parfum, — et c’est le déluge qui consomme
En son Ilot tout mauvais germe que je semais.

Afin qu’un jour la Croix où je meurs fût dressée
Et que par un miracle effrayant de bonté
Je t’eusse un jour à moi, frémissant et dompté.

Aime. Sors de ta nuit. Aime. C’est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m’aimer, moi seul qui suis resté !


VI


— Seigneur, j’ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,
Ô Justice que la vertu des bons redoute ?

Oui, comment ? Car voici que s’ébranle la voûte
Où mon cœur creusait son ensevelissement
Et que je sens fluer à moi le firmament,
Et je vous dis : de vous à moi quelle est la route ?

Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
Mais recevoir jamais la céleste accolade.

Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver
Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre,
La place où reposa la tête de l’apôtre ?


VII


— Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église,
Comme la guêpe vole au lis épanoui.


Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L’humiliation d’une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d’orgueil ou de reprise
Et m’offre le bouquet d’un repentir choisi.

Puis franchement et simplement viens à ma table.
Et je t’y bénirai d’un repas délectable
Auquel l’ange n’aura lui-même qu’assisté,

Et tu boiras le Vin de la vigne immuable,
Dont la force, dont la douceur, dont la bonté
Feront germer ton sang à l’immortalité.



Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère
D’amour par quoi je suis ta chair et ta raison,
Et surtout reviens très souvent dans ma maison,
Pour y participer au Vin qui désaltère.

Au Pain sans qui la vie est une trahison,
Pour y prier mon Père et supplier ma Mère
Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre,
D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison.

D’être l’enfant vêtu de lin et d’innocence,
D’oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi


Qui fus, durant les jours d’Hérode et de Pilate
Et de Judas et de Pierre, pareil à toi
Pour souffrir et mourir d’une mort scélérate !



Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu’ils sont encore d’ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs —

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs
Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice
Éternel, et qu’au ciel pieux la lune glisse,
Et que sonnent les angélus roses et noirs,

En attendant l’assomption dans ma lumière,
L’éveil sans fin dans ma charité coutumière,
La musique de mes louanges à jamais,

Et l’extase perpétuelle et la science.
Et d’être en moi parmi l’aimable irradiance
De tes souffrances, enfin miennes, que j’aimais !


VIII


— Ah ! Seigneur, qu’ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes
D’une joie extraordinaire : votre voix

Me fait comme du bien et du mal à la fois,
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.

Je ris, je pleure, et c’est comme un appel aux armes
D’un clairon pour des champs de bataille où je vois
Des anges bleus et blancs portés sur des pavois,
Et ce clairon m’enlève en de fières alarmes.

J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi.
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

Plein d’une humble prière, encore qu’un trouble immense
Brouille l’espoir que votre voix me révéla,
Et j’aspire en tremblant.


IX


— Pauvre âme, c’est cela !


III


I


Désormais le Sage, puni
Pour avoir trop aimé les choses,
Rendu prudent à l’infini,
Mais franc de scrupules moroses,

Et d’ailleurs retournant au Dieu
Qui fît les yeux et la lumière,
L’honneur, la gloire, et tout le peu
Qu’a son âme de candeur fière,

Le Sage peut dorénavant
Assister aux scènes du monde,
Et suivre la chanson du vent.
Et contempler la mer profonde.


Il ira, calme, et passera
Dans la férocité des villes,
Comme un mondain à l’Opéra
Qui sort blasé des danses viles.

Même, — et pour tenir abaissé
L’orgueil, qui fit son âme veuve.
Il remontera le passé.
Ce passé, comme un mauvais fleuve,

Il reverra l’herbe des bords.
Il entendra le flot qui pleure
Sur le bonheur mort et les torts
De cette date et de cette heure !…

Il aimera les cieux, les champs,
La bonté, l’ordre et l’harmonie,
Et sera doux, même aux méchants,
Afin que leur mort soit bénie.

Délicat et non exclusif,
Il sera du jour où nous sommes :
Son cœur, plutôt contemplatif.
Pourtant saura l’œuvre des hommes.

Mais, revenu des passions.
Un peu méfiant des « usages »,
À vos civilisations
Préférera les paysages.


II


Du fond du grabat
As-tu vu l’étoile
Que l’hiver dévoile ?
Comme ton cœur bat,
Comme cette idée,
Regret ou désir,
Ravage à plaisir
Ta tête obsédée,
Pauvre tête en feu,
Pauvre cœur sans dieu

L’ortie et l’herbette
Au bas du rempart
D’où l’appel frais part
D’une aigre trompette,
Le vent du coteau,

La Meuse, la goutte
Qu’on boit sur la route
À chaque écriteau,
Les sèves qu’on hume,
Les pipes qu’on fume !

Un rêve de froid :
« Que c’est beau la neige
Et tout son cortège
Dans leur cadre étroit !
Oh ! tes blancs arcanes,
Nouvelle Archangel,
Mirage éternel
De mes caravanes !
Oh ! ton chaste ciel,
Nouvelle Archangel ? »

Cette ville sombre !
Tout est crainte ici…
Le ciel est transi
D’éclairer tant d’ombre.
Les pas que tu fais
Parmi ces bruyères
Lèvent des poussières
Au souffle mauvais…
Voyageur si triste,
Tu suis quelle piste ?


C’est l’ivresse à mort,
C’est la noire orgie,
C’est l’amer effort
De ton énergie
Vers l’oubli dolent
De la voix intime,
C’est le seuil du crime,
C’est l’essor sanglant.
— Oh ! fuis la chimère :
Ta mère, ta mère !

Quelle est cette voix
Qui ment et qui flatte !
« Ah ! la tête plate,
Vipère des bois ! »
Pardon et mystère.
Laisse ça dormir,
Qui peut, sans frémir.
Juger sur la terre ?
« Ah ! pourtant, pourtant,
Ce monstre impudent ! »

La mer ! Puisse-t-elle
Laver ta rancœur,
La mer au grand cœur.
Ton aïeule, celle
Qui chante en berçant

Ton angoisse atroce,
La mer, doux colosse
Au sein innocent,
Grondeuse infinie
De ton ironie !

Tu vis sans savoir !
Tu verses ton âme,
Ton lait et ta flamme
Dans quel désespoir ?
Ton sang qui s’amasse
En une fleur d’or
N’est pas prêt encor
À la dédicace.
Attends quelque peu,
Ceci n’est que jeu.

Cette frénésie
T’initie au but.
D’ailleurs, le salut
Viendra d’un Messie
Dont tu ne sens plus.
Depuis bien des lieues,
Les effluves bleues
Sous tes bras perclus.
Naufragé d’un rêve
Qui n’a pas de grève !


Vis en attendant
L’heure toute proche.
Ne sois pas prudent.
Trêve à tout reproche.
Fais ce que tu veux.
Une main te guide
À travers le vide
Affreux de tes vaux.
Un peu de courage,
C’est le bon orage.

Voici le Malheur
Dans sa plénitude.
Mais à sa main rude
Quelle belle fleur !
« La brûlante épine ! »
Un lis est moins blanc,
« Elle m’entre au flanc. »
Et l’odeur divine !
« Elle m’entre au cœur. »
Le parfum vainqueur !

« Pourtant je regrette,
Pourtant je me meurs,
Pourtant ces deux cœurs… »
Lève un peu la tête :
« Eh bien, c’est la Croix. »

Lève un peu ton âme
De ce monde infâme.
« Est-ce que je crois ? »
Qu’en sais-tu ? La Bête
Ignore sa tête,

La Chair et le Sang
Méconnaissent l’Acte.
« Mais j’ai fait un pacte
Qui va m’enlaçant
À la faute noire,
Je me dois à mon
Tenace démon :
Je ne veux point croire.
Je n’ai pas besoin
De rêver si loin !

« Aussi bien j’écoute
Des sons d’autrefois.
Vipère des bois,
Encor sur ma route ?
Cette fois tu mords. »
Laisse cette bête.
Que fait au poète ?
Que sont des cœurs morts ?
Ah ! plutôt oublie
Ta propre folie.


Ah ! plutôt, surtout,
Douceur, patience,
Mi-voix et nuance,
Et paix jusqu’au bout !
Aussi bon que sage,
Simple autant que bon,
Soumets ta raison
Au plus pauvre adage,
Naïf et discret,
Heureux en secret !

Ah ! surtout, terrasse
Ton orgueil cruel,
Implore la grâce
D’être un pur Abel,
Finis l’odyssée
Dans le repentir
D’un humble martyr,
D’une humble pensée.
Regarde au-dessus…
« Est-ce vous, Jésus ? »


III


L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?

Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,
Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.

Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, madame.
Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.

Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors ! L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah ! quand refleuriront les roses de septembre !


IV


Gaspard Hauser chante :


Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin.

À vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau.

Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l’étant guère,
J’ai voulu mourir à la guerre :
La mort n’a pas voulu de moi.


Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Ô vous tous, ma peine est profonde ;
Priez pour le pauvre Gaspard !


V


Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie :
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie !

Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire
Du mal et du bien…
Ô la triste histoire !

Je suis un berceau
Qu’une main balance
Au creux d’un caveau :
Silence, silence !


VI


Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit
Berce sa palme.

La cloche dans le ciel qu’on voit
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

— Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?


VII




Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole sur la mer,
Tout ce qui m’est cher,
D’une aile d’effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?

Mouette à l’essor mélancolique.
Elle suit la vague, ma pensée,
À tous les vents du ciel balancée
Et biaisant quand la marée oblique,
Mouette à l’essor mélancolique.

Ivre de soleil
Et de liberté,
Un instinct la guide à travers cette immensité.
La brise d’été
Sur le flot vermeil
Doucement la porte en un tiède demi-sommeil.


Parfois si tristement elle crie
Qu’elle alarme au lointain le pilote
Puis au gré du vent se livre et flotte
Et plonge, et l’aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie !

Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole sur la mer.
Tout ce qui m’est cher,
D’une aile d’effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?


VIII


Parfums, couleurs, systèmes, lois !
Les mots ont peur comme des poules.
La Chair sanglote sur la croix.

Pied, c’est du rêve que tu foules,
Et partout ricane la voix,
La voix tentatrice des foules.

Cieux bruns où nagent nos desseins,
Fleurs qui n’êtes pas le calice,
Vin et ton geste qui se glisse,
Femme et l’œillade de tes seins,

Nuit câline aux frais traversins,
Qu’est-ce que c’est que ce délice,
Qu’est-ce que c’est que ce supplice,
Nous les damnés et vous les Saints ?


IX


Le son du cor s’afflige vers les bois
D’une douleur on veut croire orpheline
Qui vient mourir au bas de la colline
Parmi la bise errant en courts abois.

L’âme du loup pleure dans cette voix
Qui monte avec le soleil qui décline,
D’une agonie on veut croire câline
Et qui ravit et qui navre à la fois.

Pour faire mieux cette plainte assoupie
La neige tombe à longs traits de charpie
À travers le couchant sanguinolent,

Et l’air a l’air d’être un soupir d’automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone
Où se dorlote un paysage lent.


X


La tristesse, langueur du corps humain
M’attendrissent, me fléchissent, m’apitoient,
Ah ! surtout quand des sommeils noirs le foudroient.
Quand les draps zèbrent la peau, foulent la main !

Et que mièvre dans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau qui grelotte sous un toit !
Et les pieds, toujours douloureux du chemin,

Et le sein, marqué d’un double coup de poing,
Et la bouche, une blessure rouge encor.
Et la chair frémissante, frêle décor,

Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini !…
Triste corps ! Combien faible et combien puni !


XI


La bise se rue à travers
Les buissons tout noirs et tout verts,
Glaçant la neige éparpillée,
Dans la campagne ensoleillée,
L’odeur est aigre près des bois,
L’horizon chante avec des voix,
Les coqs des clochers des villages
Luisent crûment sur les nuages.
C’est délicieux de marcher
À travers ce brouillard léger
Qu’un vent taquin parfois retrousse.
Ah ! fi de mon vieux feu qui tousse !
J’ai des fourmis plein les talons.
Debout, mon âme, vite, allons !
C’est le printemps sévère encore,
Mais qui par instant s’édulcore
D’un souffle tiède juste assez
Pour mieux sentir les froids passés
Et penser au Dieu de clémence…
Va, mon âme, à l’espoir immense !


XII


Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées !
L’espoir qu’il faut, regret des grâces dépensées,
Douceur de cœur avec sévérité d’esprit,
Et cette vigilance, et le calme prescrit,
Et toutes ! — Mais encor lentes, bien éveillées,
Bien d’aplomb, mais encor timides, débrouillées
À peine du lourd rêve et de la tiède nuit.
C’est à qui de vous va plus gauche, l’une suit
L’autre, et toutes ont peur du vaste clair de lune.
« Telles, quand des brebis sortent d’un clos. C’est une,
Puis deux, puis trois. Le reste est là, les yeux baissés,
La tête à terre, et l’air des plus embarrassés.
Faisant ce que fait leur chef de file : il s’arrête,
Elles s’arrêtent tour à tour, posant leur tête
Sur son dos, simplement et sans savoir pourquoi[3]. »
Votre pasteur, ô mes brebis, ce n’est pas moi,

C’est un meilleur, un bien meilleur, qui sait les causes,
Lui qui vous tint longtemps et si longtemps là closes,
Mais qui vous délivra de sa main au temps vrai.
Suivez-le. Sa houlette est bonne.
Et je serai,
Sous sa voix toujours douce à votre ennui qui bêle,
Je serai, moi, par vos chemins, son chien fidèle.


XIII


L’échelonnement des haies
Moutonne à l’infini, mer
Claire dans le brouillard clair
Qui sent bon les jeunes baies.

Des arbres et des moulins
Sont légers sous le vert tendre
Où vient s’ébattre et s’étendre
L’agilité des poulains.

Dans ce vague d’un Dimanche
Voici se jouer aussi
De grandes brebis aussi
Douces que leur laine blanche.

Tout à l’heure déferlait
L’onde, roulée en volutes.
De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait.


XIV


L’immensité de l’humanité,
Le temps passé vivace et bon père,
Une entreprise à jamais prospère :
Quelle puissante et calme cité !

Il semble ici qu’on vit dans l’histoire,
Tout est plus fort que l’homme d’un jour,
De lourds rideaux d’atmosphère noire
Font richement la nuit alentour.

Ô civilisés que civilise
L’Ordre obéi, le Respect sacré !
Ô dans ce champ si bien préparé
Cette moisson de la Seule Église !


XV


La mer est plus belle
Que les cathédrales,
Nourrice fidèle,
Berceuse de râles,
La mer sur qui prie
La Vierge Marie !

Elle a tous les dons
Terribles et doux.
J’entends ses pardons
Gronder ses courroux.
Cette immensité
N’a rien d’entêté.

Ô ! si patiente,
Même quand méchante !
Un souffle ami hante
La vague, et nous chante :

« Vous sans espérance,
Mourez sans souffrance ! »

Et puis sous les cieux
Qui s’y rient plus clairs,
Elle a des airs bleus,
Roses, gris et verts…
Plus belle que tous,
Meilleure que nous !


XVI


La « grande ville ». Un tas criard de pierres blanches
Où rage le soleil comme en pays conquis.
Tous les vices ont leur tanière, les exquis
Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches.

Des odeurs ! Des bruits vains ! Où que vague le cœur,
Toujours ce poudroiement vertigineux de sable,
Toujours ce remuement de la chose coupable
Dans cette solitude où s’écœure le cœur ! —

De près, de loin, le Sage aura sa thébaïde
Parmi le fade ennui qui monte de ceci,
D’autant plus âpre et plus sanctifiante aussi
Que deux parts de son âme y pleurent, dans ce vide !


XVII


Toutes les amours de la terre
Laissant au cœur du délétère
Et de l’affreusement amer,
Fraternelles et conjugales,
Paternelles et filiales,
Civiques et nationales.
Les charnelles, les idéales.
Toutes ont la guêpe et le ver.

La mort prend ton père et ta mère,
Ton frère trahira son frère,
Ta femme flaire un autre époux.
Ton enfant, on te l’aliène,
Ton peuple, il se pille ou s’enchaîne
Et l’étranger y pond sa haine.
Ta chair s’irrite et tourne obscène,
Ton âme flue en rêves fous.


Mais, dit Jésus, aime, n’importe !
Puis de toute illusion morte
Fais un cortège, forme un chœur,
Va devant, tel aux champs le pâtre,
Tel le coryphée au théâtre,
Tel le vrai prêtre ou l’idolâtre,
Tels les grands-parents près de l’âtre,
Oui, que devant aille ton cœur !

Et que toutes ces voix dolentes
S’élèvent rapides ou lentes,
Aigres ou douces, composant
À la gloire de Ma souffrance
Instrument de ta délivrance,
Condiment de ton espérance
Et mets de ta propre navrance.
L’hymne qui te sied à présent !


XVIII


Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit
La reine d’ici-bas, et littéralement !
Elle dit peu de mots de ce gouvernement
Et ne s’arrête point aux détails de surcroît ;

Mais le Point, à son sens, celui qu’il faut qu’on voie
Et croie, est ceci dont elle la complimente :
Le libre arbitre pèse, arguë et parlemente.
Puis le pauvre-de-cœur décide et suit sa voie.

Qui l’en empêchera ? De vœux il n’en a plus
Que celui d’être un jour au nombre des élus,
Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain,

Prodigue et dédaigneux, sur tous, des choses eues,
Mais accumulateur des seules choses sues.
De quel si fier sujet, et libre, quelle reine !


XIX


Parisien, mon frère à jamais étonné,
Montons sur la colline où le soleil est né
Si glorieux qu’il fait comprendre l’idolâtre,
Sous cette perspective inconnue au théâtre.
D’arbres au vent et de poussière d’ombre et d’or.
Montons. Il est si frais encor, montons encor.
Là ! nous voilà placés comme dans une « loge
De face », et le décor vraiment tire un éloge,
La cathédrale énorme et le beffroi sans fin.
Ces toits de tuile sous ces verdures, le vain
Appareil des remparts pompeux et grands quand même,
Ces clochers, cette tour, ces autres, sur l’or blême
Des nuages à l’ouest réverbérant l’or dur
De derrière chez nous, tous ces lourds joyaux sur
Ces ouates, n’est-ce pas, l’écrin vaut le voyage,
Et c’est ce qu’on peut dire un brin de paysage ?
— Mais descendons, si ce n’est pas trop abuser
De vos pieds las, à fin seule de reposer

Vos yeux qui n’ont jamais rien vu que Montmartre,
— « Campagne » vert de plaie et ville blanc de dartre
(Et les sombres parfums qui grimpent de Pantin !) —
Donc, par ce lent sentier de rosée et de thym,
Cheminons vers la ville au long de la rivière,
Sous les frais peupliers, dans la fine lumière.
L’une des portes ouvre une rue, entrons-y.
Aussi bien, c’est le point qu’il faut, l’endroit choisi :
Si blanches, les maisons anciennes, si bien faites.
Point hautes, çà et là des bronches sur leurs faîtes,
Si doux et sinueux le cours de ces maisons,
Comme un ruisseau parmi de vagues frondaisons,
Profilant la lumière et l’ombre en broderies
Au lieu du long ennui de vos haussmanneries,
Et si gentil l’accent qui confine au patois
De ces passants naïfs avec leurs yeux matois !…
Des places ivres d’air et de cris d’hirondelles
Où l’histoire proteste en formules fidèles
À la crête des toits comme au fer des balcons,
Des portes ne tournant qu’à regret sur leurs gonds,
Jalouses de garder l’honneur et la famille…
Ici tout vit et meurt calme, rien ne fourmille,
Le « Théâtre » fait four, et ce dieu des brouillons.
Le « Journal » n’en est plus à compter ses bouillons,
L’amour même prétend conserver ses noblesses
Et le vice se gobe en de rares drôlesses.
Enfin rien de Paris, mon frère « dans nos murs ».
Que les modes… d’hier, et que les fruits bien mûrs

De ce fameux progrès que vous mangez en herbe.
Du reste on vit à l’aise. Une chère superbe,
La raison raisonnable et l’esprit des aïeux,
Beaucoup de sain travail, quelques loisirs joyeux,
Et ce besoin d’avoir peur de la grande route !
Avouez, la province est bonne, somme toute.
Et vous regrettez moins que tantôt la « splendeur »
Du vieux monstre, et son pouls fébrile, et cette odeur !


XX


C’est la fête du blé, c’est la fête du pain
Aux chers lieux d’autrefois revus après ces choses !
Tout bruit, la nature et l’homme, dans un bain
De lumière si blanc que les ombres sont roses.

L’or des pailles s’effondre au vol siffleur des faux
Dont l’éclair plonge, et va luire, et se réverbère.
La plaine, tout au loin couverte de travaux.
Change de face à chaque instant, gaie et sévère.

Tout halète, tout n’est qu’effort et mouvement
Sous le soleil, tranquille auteur des moissons mûres,
Et qui travaille encore imperturbablement
À gonfler, à sucrer là-bas les grappes sures.

Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin,
Nourris l’homme du lait de la terre, et lui donne
L’honnête verre où rit un peu d’oubli divin, —
Moissonneurs, vendangeurs là-bas votre heure est bonne !


Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins
La Chair et le Sang pour le calice et l’hostie !



JADIS ET NAGUÈRE



JADIS


PROLOGUE


En route, mauvaise troupe !
Partez, mes enfants perdus !
Ces loisirs vous étaient dus !
La Chimère tend sa croupe.

Partez, grimpés sur son dos,
Comme essaime un vol de rêves
D’un malade dans les brèves
Fleurs vagues de ses rideaux.

Ma main tiède qui s’agite
Faible encore, mais enfin
Sans fièvre, et qui ne palpite
Plus que d’un effort divin,


Ma main vous bénit, petites
Mouches de mes soleils noirs
Et de mes nuits blanches. Vîtes,
Partez, petits désespoirs,

Petits espoirs, douleurs, joies,
Que dès hier renia
Mon cœur quêtant d’autres proies…
Allez, æigri somnia.


SONNETS ET AUTRES VERS


À la louange de Laure et de Pétrarque.


Chose italienne où Shakspeare a passé
Mais que Ronsard fit superbement française,
Fine basilique au large diocèse,
Saint-Pierre-des-Vers, immense et condensé,

Elle, ta marraine, et Lui qui t’a pensé,
Dogme entier toujours debout sous l’exégèse
Même edmondschéresque ou francisquesarceyse,
Sonnet, force acquise et trésor amassé,

Ceux-là sont très bons et toujours vénérables,
Ayant procuré leur luxe aux misérables
Et l’or fou qui sied aux pauvres glorieux,

Aux poètes fiers comme les gueux d’Espagne,
Aux vierges qu’exalte un rythme exact, aux yeux
Épris d’ordre, aux cœurs qu’un vœu chaste accompagne.


PIERROT


À Léon Valade.


Ce n’est plus le rêveur lunaire du vieil air
Qui riait aux aïeux dans les dessus de portes ;
Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas ! est morte,
Et son spectre aujourd’hui nous hante, mince et clair.

Et voici que parmi l’effroi d’un long éclair
Sa pâle blouse a l’air, au vent froid qui l’emporte,
D’un linceul, et sa bouche est béante, de sorte
Qu’il semble hurler sous les morsures du ver.

Avec le bruit d’un vol d’oiseaux de nuit qui passe,
Ses manches blanches font vaguement par l’espace
Des signes fous auxquels personne ne répond.

Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore,
Et la farine rend plus effroyable encore
Sa face exsangue au nez pointu de moribond.


KALÉIDOSCOPE


À Germain Nouveau.


Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu :
Un instant à la fois très vague et très aigu…
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois !
Ce sera comme quand on ignore des causes :
Un lent réveil après bien des métempsycoses :
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois

Dans cette rue, au cœur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,
Où les cafés auront des chats sur les dressoirs,
Et que traverseront des bandes de musique.


Ce sera si fatal qu’on en croira mourir :
Des larmes ruisselant douces le long des joues,
Des rires sanglotés dans le fracas des roues,
Des invocations à la mort de venir,

Des mots anciens comme des bouquets de fleurs fanées !
Les bruits aigres des bals publics arriveront,
Et des veuves avec du cuivre après leur front,
Paysannes, fendront la foule des traînées

Qui flânent là, causant avec d’affreux moutards
Et des vieux sans sourcils que la dartre enfariné,
Cependant qu’à deux pas, dans des senteurs d’urine,
Quelque fête publique enverra des pétards.

Ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille !
Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor
De la même féerie et du même décor,
L’été, dans l’herbe, au bruit moiré d’un vol d’abeille.


INTÉRIEUR


À grands plis sombres une ample tapisserie
De haute lice, avec emphase descendrait
Le long des quatre murs immenses d’un retrait
Mystérieux où l’ombre au luxe se marie.

Les meubles vieux, d’étoffe éclatante flétrie,
Le lit entr’aperçu vague comme un regret,
Tout aurait l’attitude et l’âge du secret,
Et l’esprit se perdrait en quelque allégorie.

Ni livres, ni tableaux, ni fleurs, ni clavecins ;
Seule, à travers les fonds obscurs, sur des coussins,
Une apparition bleue et blanche de femme

Tristement sourirait — inquiétant témoin —
Au lent écho d’un chant lointain d’épithalame.
Dans une obsession de musc et de benjoin.


DIZAIN MIL HUIT CENT TRENTE


Je suis né romantique et j’eusse été fatal
En un frac très étroit aux boutons de métal,
Avec ma barbe en pointe et mes cheveux en brosse.
Hablant espanol, très loyal et très féroce,
L’œil idoine à l’œillade et chargé de défis.
Beautés mises à mal et bourgeois déconfits
Eussent bondé ma vie et soûlé mon cœur d’homme.
Pâle et jaune, d’ailleurs, et taciturne comme
Un enfant scrofuleux dans un Escurial…
Et puis j’eusse été si féroce et si loyal !


À HORATIO


Ami, le temps n’est plus des guitares, des plumes,
Des créanciers, des duels hilares à propos
De rien, des cabarets, des pipes aux chapeaux
Et de cette gaîté banale où nous nous plûmes.

Voici venir, ami très tendre, qui t’allumes
Au moindre dé pipé, mon doux briseur de pots,
Horatio, terreur et gloire des tripots,
Cher diseur de jurons à remplir cent volumes,

Voici venir parmi les brumes d’Elseneur
Quelque chose de moins plaisant, sur mon honneur,
Qu’Ophélia, l’enfant aimable qui s’étonne.

C’est le spectre, le spectre impérieux ! Sa main
Montre un but et son œil éclaire et son pied tonne,
Hélas ! et nul moyen de remettre à demain !


SONNET BOITEUX


À Ernest Delahaye.


Ah ! vraiment c’est triste, ah ! vraiment ça finit trop mal.
Il n’est point permis d’être à ce point infortuné.
Ah ! vraiment c’est trop la mort du naïf animal
Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.

Londres fume et crie. Ô quelle ville de la Bible !
Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons dans leur ratatinement terrible
Épouvantent comme un sénat de petites vieilles.

Tout l’affreux passé saute, piaule, miaule et glapit
Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos
Avec des indeeds et des all rights et des hâos.

Non vraiment c’est trop un martyre sans espérance,
Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c’est triste :
Ô le feu du ciel sur cette ville de la Bible !


LE CLOWN


À Laurent Tailhade.


Bobèche, adieu ! bonsoir, Paillasse ! arrière, Gille !
Place, bouffons vieillis, au parfait plaisantin,
Place ! très grave, très discret et très hautain,
Voici venir le maître à tous, le clown agile.

Plus souple qu’Arlequin et plus brave qu’Achille,
C’est bien lui, dans sa blanche armure de satin ;
Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain,
Ses yeux ne vivent pas dans son masque d’argile.

Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents,
Cependant que la tête et le buste, élégants,
Se balancent par l’arc paradoxal des jambes.

Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid,
La canaille puante et sainte des Iambes,
Acclame l’histrion sinistre qui la hait.


Écrit sur l’Album de Mme N. de V.


Des yeux tout autour de la tête
Ainsi qu’il est dit dans Murger.
Point très bonne, un esprit d’enfer
Avec des rires d’alouette.

Sculpteur, musicien, poète
Sont ses hôtes. Dieux, quel hiver
Nous passâmes ! Ce fut amer
Et doux. Un sabbat ! Une fête !

Ses cheveux, noir tas sauvage où
Scintille un barbare bijou,
La font reine et la font fantoche.

Ayant vu cet ange pervers,
« Oùsqu’est mon sonnet ? » dit Arvers
Et Chilpéric dit : « Sapristoche ! »


LE SQUELETTE


À Albert Mérat.


Deux reîtres saouls, courant les champs, virent parmi
La fange d’un fossé profond une carcasse
Humaine dont la faim torve d’un loup fugace
Venait de disloquer l’ossature à demi.

La tête, intacte, avait ce rictus ennemi
Qui nous attriste, nous énerve et nous agace.
Or, peu mystiques, nos capitaines Fracasse
Songèrent (John Falstaff lui-même en eût frémi)

Qu’ils avaient bu, que tout vin bu filtre et s’égoutte,
Et qu’en outre ce mort avec son chef béant
Ne serait pas fâché de boire aussi, sans doute.

Mais comme il ne faut pas insulter au Néant,
Le squelette s’étant dressé sur son séant
Fit signe qu’ils pouvaient continuer leur route.


À Albert Mérat.


Et nous voilà très doux à la bêtise humaine,
Lui pardonnant vraiment et même un peu touchés
De sa candeur extrême et des torts très légers
Dans le fond qu’elle assume et du train qu’elle mène.

Pauvres gens que les gens ! Mourir pour Célimène,
Épouser Angélique ou venir de nuit chez
Agnès et la briser, et tous les sots péchés,
Tel est l’Amour encor plus faible que la Haine !

L’Ambition, l’Orgueil, des tours dont vous tombez,
Le Vin, qui vous imbibe et vous tord imbibés,
L’Argent, le Jeu, le Crime, un tas de pauvres crimes !

C’est pourquoi, mon très cher Mérat, Mérat et moi,
Nous étant dépouillés de tout banal émoi,
Vivons dans un dandysme épris des seules Rimes !


ART POÉTIQUE


À Charles Morice.


De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière les voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !


Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

Ô qui dira les torts de la Rime !
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.


LE PITRE


Le tréteau qu’un orchestre emphatique secoue
Grince sous les grands pieds du maigre baladin
Qui harangue non sans finesse et sans dédain
Les badauds piétinant devant lui dans la boue.

Le plâtre de son front et le fard de sa joue
Font merveille. Il pérore et se tait tout soudain,
Reçoit des coups de pieds au derrière, badin
Baise au cou sa commère énorme, et fait la roue.

Ses boniments de cœur et d’âme, approuvons-les.
Son court pourpoint de toile à fleurs et ses mollets
Tournants jusqu’à l’abus valent que l’on s’arrête.

Mais ce qui sied à tous d’admirer, c’est surtout
Cette perruque d’où se dresse sur la tête,
Preste, une queue avec un papillon au bout.


ALLÉGORIE


À Jules Valadon.


Despotique, pesant, incolore, l’Été,
Comme un roi fainéant présidant un supplice,
S’étire par l’ardeur blanche du ciel complice
Et bâille. L’homme dort loin du travail quitté.

L’alouette, au matin, lasse n’a pas chanté.
Pas un nuage, pas un souffle, rien qui plisse.
Ou ride cet azur implacablement lisse
Où le silence bout dans l’immobilité.

L’âpre engourdissement a gagné les cigales
Et sur leur lit étroit de pierres inégales
Les ruisseaux à moitié taris ne sautent plus.

Une rotation incessante de moires
Lumineuses étend ses flux et ses reflux…
Des guêpes, çà et là volent, jaunes et noires.


L’AUBERGE


À Jean Moréas.


Murs blancs, toit rouge, c’est l’Auberge fraîche au bord
Du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne,
L’Auberge gaie avec le Bonheur pour enseigne.
Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passeport.

Ici l’on fume, ici l’on chante, ici l’on dort.
L’hôte est un vieux soldat, et l’hôtesse, qui peigne
Et lave dix marmots roses et pleins de teigne,
Parle d’amour, de joie et d’aise, et n’a pas tort !

La salle au noir plafond de poutres, aux images
Violentes, Maleck Adel et les Rois Mages,
Vous accueille d’un bon parfum de soupe aux choux.

Entendez-vous ? C’est la marmite qu’accompagne
L’horloge du tic-tac allègre de son pouls.
Et la fenêtre s’ouvre au loin sur la campagne.


CIRCONSPECTION


À Gaston Sénéchal.


Donne ta main, retiens ton souffle, asseyons-nous
Sous cet arbre géant où vient mourir la brise
En soupirs inégaux sous la ramure grise
Que caresse le clair de lune blême et doux.

Immobiles, baissons nos yeux vers nos genoux.
Ne pensons pas, rêvons. Laissons faire à leur guise
Le bonheur qui s’enfuit et l’amour qui s’épuise,
Et nos cheveux frôlés par l’aile des hiboux.

Oublions d’espérer. Discrète et contenue,
Que l’âme de chacun de nous deux continue
Ce calme et cette mort sereine du soleil.

Restons silencieux parmi la paix nocturne :
Il n’est pas bon d’aller troubler dans son sommeil
La nature, ce dieu féroce et taciturne.


VERS POUR ÊTRE CALOMNIÉ


À Charles Vignier.


Ce jour je m’étais penché sur ton sommeil.
Tout ton corps dormait chaste sur l’humble lit,
Et j’ai vu, comme un qui s’applique et qui lit,
Ah ! j’ai vu que tout est vain sous le soleil ! —

Qu’on vive, ô quelle délicate merveille,
Tant notre appareil est une fleur qui plie !
Ô pensée aboutissant à la folie !
Va, pauvre, dors, moi, l’effroi pour toi m’éveille.

Ah ! misère de t’aimer, mon frêle amour
Qui vas respirant comme on respire un jour !
Ô regard fermé que la mort fera tel !

Ô bouche qui ris en songe sur ma bouche,
En attendant l’autre rire plus farouche !
Vite, éveille-toi ! Dis, l’âme est immortelle ?


LUXURES


À Léor Trézenik.


Chair ! ô seul fruit mordu des vergers d’ici-bas,
Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules
Des affamés du seul amour, bouches ou gueules,
Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas,

Amour ! le seul émoi de ceux que n’émeut pas
L’horreur de vivre, Amour qui presses sous tes meules
Les scrupules des libertins et des bégueules
Pour le pain des damnés qu’élisent les sabbats,

Amour, tu m’apparais aussi comme un beau pâtre
Dont rêve la fileuse assise auprès de l’âtre
Les soirs d’hiver dans la chaleur d’un sarment clair,

Et la fileuse, c’est la Chair et l’heure tinte
Où le rêve éteindra la rêveuse, — heure sainte
Ou non ! qu’importe à votre extase, Amour et Chair ?


VENDANGES


À Gorges Rall.


Les choses qui chantent dans la tête
Alors que la mémoire est absente,
Écoutez ! c’est notre sang qui chante…
Ô musique lointaine et discrète !

Écoutez ! c’est notre sang qui pleure
Alors que notre âme s’est enfuie
D’une voix jusqu’alors inouïe
Et qui va se taire tout à l’heure.

Frère du sang de la vigne rose,
Frère du vin de la veine noire,
Ô vin, ô sang, c’est l’apothéose !

Chantez, pleurez ! Chassez la mémoire
Et chassez l’âme, et jusqu’aux ténèbres
Magnétisez nos pauvres vertèbres.


IMAGES D’UN SOU


À Léon Dierx.


De toutes les douleurs douces
Je compose mes magies !
Paul, les paupières rougies,
Erre seul aux Pamplemousses.
La Folle-par-amour chante
Une ariette touchante.
C’est la mère qui s’alarme
De sa fille fiancée.
C’est l’épouse délaissée
Qui prend un sévère charme
À s’exagérer l’attente
Et demeure palpitante.
C’est l’amitié qu’on néglige
Et qui se croit méconnue.
C’est toute angoisse ingénue,
C’est tout bonheur qui s’afflige :

L’enfant qui s’éveille et pleure,
Le prisonnier qui voit l’heure,
Les sanglots des tourterelles,
La plainte ! des jeunes filles.
C’est l’appel des Inésilles
— Que gardent dans des tourelles
De bons vieux oncles avares —
À tous sonneurs de guitares.
Voici Damon qui soupire
La tendresse à Geneviève
De Brabant qui fait ce rêve
D’exercer un chaste empire
Dont elle-même se pâme
Sur la veuve de Pyrame
Tout exprès ressuscitée,
Et la forêt des Ardennes
Sent circuler dans ses veines
La flamme persécutée
De ces princesses errantes
Sous les branches murmurantes,
Et madame Malbrouck monte
À sa tour pour mieux entendre
La viole et la voix tendre
De ce cher trompeur de Comte
Ory qui vient d’Espagne
Sans qu’un doublon l’accompagne.
Mais il s’est couvert de gloire
Aux gorges des Pyrénées

Et combien d’infortunées
Au teint de lis et d’ivoire
Ne fit-il pas à tous risques
Là-bas, parmi les Morisques !…
Toute histoire qui se mouille
De délicieuses larmes,
Fût-ce à travers, des chocs d’armes,
Aussitôt chez moi s’embrouille.
Se mêle à d’autres encore,
Finalement s’évapore
En capricieuses nues,
Laissant à travers des filtres
Subtiles talismans et philtres
Au fin fond de mes cornues
Au feu de l’amour rougies.
Accourez à mes magies !
C’est très beau. Venez d’aucunes
Et d’aucuns. Entrez, bagasse !
Cadet-Roussel est paillasse
Et vous dira vos fortunes.
C’est Crédit qui tient la caisse.
Allons vite qu’on se presse !


LES UNS ET LES AUTRES

comédie dédiée à
Théodore de Banville

PERSONNAGES :


Myrtil Mezzetin
Sylvandre Corydon
Rosalinde Aminte
Chloris Bergers, Masques.


La scène se passe dans un parc de Wateau, vers une fin d’après-midi d’été.

Une nombreuse compagnie d’hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d’un chanteur costumé en Mezzetin, qui s’accompagne doucement sur une mandoline.



Scène I

Mezzetin, chantant.
Puisque tout n’est rien que fables,

Hormis d’aimer ton désir,
Jouis vite du loisir
Que te font des dieux affables.

Puisqu’à ce point se trouva
Facile ta destinée,
Puisque vers toi ramenée
L’Arcadie est proche, — va !
Va ! le vin dans les feuillages
Fait éclater les beaux yeux
Et battre les cœurs joyeux
À l’étroit sous les corsages…

Corydon
À l’exemple de la cigale nous avons

Chanté…

Aminte
Chanté…Si nous allions danser ?
Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris.
Chanté… Si nous allions danser ? Nous vous suivons !
(Ils sortent à l’exception des mêmes.)

Scène II

MYRTIL, ROSALINDE, SYLVANDRE, CHLORIS
Rosalinde, à Myrtil.
Restons.
Chloris, à Sylvandre.
Restons.Favorisé, vous pouvez dire l’être :

J’aime la danse à m’en jeter par la fenêtre,
Et si je ne vais pas sur l’herbette avec eux,
C’est bien pour vous !

(Sylvandre la presse.)

C’est bien pour vous ! Paix là ! Que vous êtes fougueux !

(Sortent Sylvandre et Chloris.)

Scène III

MYRTIL, ROSALINDE
Rosalinde
Parlez-moi.
Myrtil
Parlez-moi.De quoi voulez-vous donc que je cause ?

Du passé ? Cela vous ennuierait, et pour cause.
Du présent ? À quoi bon, puisque nous y voilà ?
De l’avenir ? Laissons en paix ces choses-là !

Rosalinde
Parlez-moi du passé.
Myrtil
Parlez-moi du passé.Pourquoi ?
Rosalinde
Parlez-moi du passé. Pourquoi ? C’est mon caprice.

Et fiez-vous à la mémoire adulatrice
Qui va teinter d’azur les plus mornes jadis
Et masque les enfers anciens en paradis.

Myrtil
Soit donc ! J’évoquerai, ma chère, pour vous plaire,

Ce morne amour qui fut, hélas ! notre chimère,
Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords,
Et toute la tristesse atroce des jours morts ;
Je dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse,
Ces deux cœurs dévoués jusques à la bassesse
Et soumis l’un à l’autre, et puis, finalement,
Pour toute récompense et tout remerciement,
Navrés, martyrisés, bafoués l’un par l’autre,
Ma folle jalousie étreinte par la vôtre,
Vos soupçons complétant l’horreur de mes soupçons,
Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons !
Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée,
Ce passé que je lis tracé comme à la craie

Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux,
Ce passé tout entier, avec ses désaveux
Et ses explosions de pleurs et de colère,
Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire !

Rosalinde
Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi

Plein d’indignation élégante ?

Myrtil, irrité.
Plein d’indignation élégante ? Merci !
Rosalinde
Vous vous exagérez aussi par trop les choses.

Quoi ! pour un peu d’ennui, quelques heures moroses,
Vous lamenter avec ce courroux enfantin !
Moi, je rends grâce au dieu qui me fit ce destin
D’avoir aimé, d’aimer l’ingrat, d’aimer encore
L’ingrat qui tient de sots discours, et qui m’adore
Toujours, ainsi qu’il sied d’ailleurs en ce pays
De Tendre. Oui ! Car malgré vos regards ébahis
Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre
Que vous gardez toujours ouverte la blessure
Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce cœur-là.

Myrtil, attendri.
Pourtant le jour où cet amour m’ensorcela

Vous fut autant qu’à moi funeste, mon amie.
Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie,
C’est téméraire, et mieux vaudrait pieusement
Respecter jusqu’au bout son assoupissement
Qui ne peut que finir par la mort naturelle.

Rosalinde
Fou ! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle ?
Myrtil, sincère.
Alors, mourons !
Rosalinde
Alors, mourons ! Vivons plutôt ! Fût-ce à tout prix !

Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris,
Qui ne sont, je le sais, qu’un dépit éphémère,
Et cet orgueil qui rend votre parole amère,
J’en veux faire litière à mon amour têtu,
Et je vous aimerai quand même, m’entends-tu ?

Myrtil
Vous êtes mutinée…
Rosalinde
Vous êtes mutinée… Allons, laissez-vous faire !
Myrtil, cédant.
Donc, il le faut !
Rosalinde
Donc, il le faut ! Venez cueillir la primevère

De l’amour renaissant timide après l’hiver.
Quittez ce front chagrin, souriez comme hier
À ma tendresse entière et grande, encor qu’ancienne !

Myrtil
Ah ! toujours tu m’auras mené, magicienne !


(Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris.)

Scène IV

SYLVANDRE, CHLORIS
Chloris, courant.
Non !
Sylvandre
Non ! Si !
Chloris
Non ! Si !Je ne veux pas…
Sylvandre, la baisant sur la nuque.
Non ! Si ! Je ne veux pas… Dites : je ne veux plus !


(La tenant embrassée.)

Mais voici, j’ai fixé vos vœux irrésolus
Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle.

Chloris
Fi ! l’action vilaine ! Au moins rougissez d’elle !

Mais non ! Il rit, il rit !

(Pleurnichant pour rire.)

Mais non ! Il rit, il rit ! Ah, oh, hi, que c’est mal !

Sylvandre
Tarare ! mais le seul état vraiment normal,

C’est le nôtre, c’est, fous l’un de l’autre, gais, libres,
Jeunes, et méprisant tous autres équilibres

Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux,
D’avoir deux cœurs pour un, et, chère âme, un pour deux !

Chloris
Que voilà donc, Monsieur l’amant, de beau langage !

Vous êtes procureur ou poète, je gage,
Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément.

Sylvandre
Vous vous moquez avec un babil très charmant,

Et me voici deux fois épris de ma conquête :
Tant d’éclat en vos yeux jolis, et dans la tête
Tant d’esprit ! Du plus fin encore, s’il vous plaît.

Chloris
Et si je vous trouvais par hasard bête et laid,

Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture ?

Sylvandre
Alors, n’eussiez-vous pas arrêté l’aventure

De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût
Conçu par vous, à mon détriment, après tout ?

Chloris
Ô la fatuité des hommes qu’on n’évince

Pas sur-le-champ ! Allez, allez, la preuve est mince

Que vous invoquez là d’un penchant présumé
De mon cœur pour le vôtre, aspirant bien-aimé.
— Au fait, chacun de nous vainement déblatère
Et, tenez, je vais dire mon caractère,
Pour qu’étant à la fin bien au courant de moi
Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi,
Sachez donc…

Sylvandre
Sachez donc… Que je meure ici, ma toute belle,

Si j’exige…

Chloris
Si j’exige… — Sachez d’abord vous taire. — Or celle

Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis.
J’aime les jours légers et les frivoles nuits ;
J’aime un ruban qui m’aille, un amant qui me plaise,
Pour les bien détester après tout à mon aise.
Vous, par exemple, vous, monsieur, que je n’ai pas
Naguère tout à fait traité de haut en bas,
Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore,
Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore !

Sylvandre, souriant.
Dans le doute…
Chloris, coquette, s’enfuyant.
Dans le doute « Abstiens-toi », dit l’autre. Je m’abstiens.
Sylvandre, presque naïf.
Ah ! c’en est trop, je souffre et je m’en vais pleurer.
Chloris, touchée, mais gaie.
Ah ! c’en est trop, je souffre et je m’en vais pleurer.Viens,

Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle
Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle
Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici
Tous deux bien amoureux, — car je vous aime aussi, —
Là ! voilà le grand mot lâché ! Mais…

Sylvandre
Là ! voilà le grand mot lâché ! Mais… Ô cruelle

Réticence !

Chloris
Réticence ! Attendez la fin, pauvre cervelle.

Mais, dirais-je, malgré tous nos transports et tous
Nos serments mutuels, solennels, et jaloux
D’être éternels, un dieu malicieux préside
Aux autels de Paphos —

(Sur un geste de dénégation de Sylvandre.)

Aux autels de Paphos —c’est un fait — et de Gnide.
Telle est la loi qu’Amour à nos cœurs révéla.
L’on n’a pas plutôt dit ceci qu’on fait cela.

Plus tard on se repent, c’est vrai, mais le parjure
A des ailes, et comme il perdrait sa gageure
Celui qui poursuivrait un mensonge envolé !
Qu’y faire ? Promener son souci désolé,
Bras ballants, yeux rougis, la tête décoiffée,
À travers monts et vaux, ainsi qu’un autre Orphée,
Gonfler l’air de soupirs et l’océan de pleurs
Par l’indiscrétion de bavardes douleurs ?
Non, cent fois non ! Plutôt aimer à l’aventure
Et ne demander pas l’impossible à Nature !
Nous voici, venez-vous de dire, bien épris
L’un de l’autre, soyons heureux, faisons mépris
De tout ce qui n’est pas notre douce folie !
Deux cœurs pour un, un cœur pour deux… je m’y rallie,
Me voici vôtre, tienne !… Êtes-vous rassuré ?
Tout à l’heure j’avais mille fois tort, c’est vrai,
D’ainsi bouder un cœur offert de bonne grâce,
Et c’est moi qui reviens à vous, de guerre lasse.
Donc aimons-nous. Prenez mon cœur avec ma main,
Mais, pour Dieu, n’allons pas songer au lendemain,
Et si ce lendemain doit ne pas être aimable,
Sachons que tout bonheur repose sur le sable,
Qu’en amour il n’est pas de malhonnêtes gens,
Et surtout soyons-nous l’un à l’autre indulgents.
Cela vous plaît ?

Sylvandre
Cela vous plaît ? Cela me plairait si…

Scène V

Les Précédents, MYRTIL
Myrtil, survenant.
Cela vous plaît ? Cela me plairait siMadame

A raison. Son discours serait l’épithalame
Que j’eusse proféré si…

Chloris
Que j’eusse proféré si… Cela fait deux « si »,

C’est un de trop.

Myrtil, à Chloris.
C’est un de trop. Je pense absolument ainsi

Que vous.

Chloris, à Sylvandre.
Que vous. Et vous, Monsieur ?
Sylvandre
Que vous. Et vous, Monsieur ? La vérité m’oblige…
Chloris, au même.
Et quoi, monsieur, déjà si tiède !
Myrtil
Et quoi, monsieur, déjà si tiède ! L’homme-lige

Qu’il vous faut, ô Chloris, c’est moi…


Scène VI

Les Précédents, ROSALINDE
Rosalinde, survenant.
Qu’il vous faut, ô Chloris. c’est moiSalut ! je suis

Alors, puisqu’il le faut décidément, depuis
Tous ces étonnements où notre cœur se joue,
À votre chariot la cinquième roue.

(À Myrtil.)

Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux
Et les récents, les vrais aussi bien que les faux.

Myrtil, au bras de Chloris et protestant
comme par manière d’acquit.
Chère !
Rosalinde
Chère ! Vous n’avez pas besoin de vous défendre,

Car me voici l’amie intime de Sylvandre.

Sylvandre, ravi, surpris et léger.
Ô doux Charybde après un aimable Scylla !

Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là
Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes
Dont les caprices sont bel et bien des raquettes,
Joueront avec mon cœur, je le crains, au volant.

Chloris, à Sylvandre.
Fat !
Rosalinde, au même.
Fat ! Ingrat !
Myrtil, au même.
Fat ! Ingrat ! Insolent !
Sylvandre, à Myrtil.
Fat ! Ingrat ! Insolent ! Quand à cet « insolent »,

Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques,
Et, s’il est vrai que nous te vexions, tu nous choques.


(À Rosalinde et à Chloris.)

Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux,
Mais mon cœur qui se cabre aux chemins hasardeux
Est un méchant cheval réfractaire à la bride,
Qui devant tout péril connu s’enfuit, rapide,
À tous crins, s’allât-il rompre le col plus loin.

(À Rosalinde.)

Or, donc, si vous avez, Rosalinde, besoin
Pour un voyage au bleu pays des fantaisies
D’un franc coursier, gourmand de provendes choisies
Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté,
Chevauchez à loisir ma bonne volonté.

Myrtil
La déclaration est un tant soit peu roide.

Mais, bah ! chat échaudé craint l’eau, fût-elle froide,

(À Rosalinde.)

N’est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien
Que ce chat-là surtout, c’est moi.

Rosalinde
Que ce chat-là surtout, c’est moi.Je ne sais rien.
Myrtil
Et puisqu’en ce conflit où chacun se rebiffe

Chloris aussi veut bien m’avoir pour hippogriffe
De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs,
Me voici tout bridé, couvert d’ailleurs de fleurs
Charmantes aux odeurs puissantes et divines
Dont je sentirai tôt ou tard les épines,

(À Chloris)

Madame, n’est-ce pas ?

Chloris
Madame, n’est-ce pas ? Taisez-vous et m’aimez.

Adieu, Sylvandre !

Rosalinde
Adieu, Sylvandre ! Adieu, Myrtil !
Myrtil, à Rosalinde.
Adieu, Sylvandre ! Adieu, Myrtil ! Est-ce à jamais ?
Sylvandre, à Chloris.
C’est pour toujours !
Rosalinde
C’est pour toujours ! Adieu, Myrtil !
Chloris
C’est pour toujours ! Adieu, Myrtil ! Adieu, Sylvandre !


(Sortent Sylvandre et Rosalinde.)

Scène VII

MYRTIL, CHLORIS
Chloris
C’est donc que vous avez de l’amour à revendre

Pour, le joug d’une amante irritée écarté,
Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté ?

Myrtil
Croyez-vous qu’elle soit à ce point offensée ?
Chloris
Qui ? ma beauté ?
Myrtil
Qui ? ma beauté ? Non !… L’autre…
Chloris
Qui ? ma beauté ? Non !… L’autre…Ah ! — J’avais la pensée

Bien autre part, je vous l’avoue, et m’attendais
À quelque madrigal un peu compliqué, mais
Sans doute vous voulez parler de Rosalinde
Et du courroux auquel son cœur crispé se guinde…
N’en doutez pas, elle est vexée horriblement.

Myrtil
En êtes-vous bien sûre ?
Chloris
En êtes-vous bien sûre ? Ah çà, pour un amant

Tout récemment élu, sur sa chaude supplique
Encore ! et dans un tel concours mélancolique
Malgré qu’un tant soit peu plaisant d’événements,
Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments
Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée,
Qu’à vous préoccuper d’Ariane laissée ?
— Mais taisons cela, quitte à plus tard en parler. —
Eh oui, là je vous jure, à ne rien vous céler,
Que Rosalinde, éprise encor d’un infidèle,
Trépigne, peste, enrage, et sa rancœur est telle
Qu’elle m’en a pris mon Sylvandre de dépit.

Myrtil
Et vous regrettez fort Sylvandre ?
Chloris
Et vous regrettez fort Sylvandre ? Mal lui prit,

Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie ?

Myrtil
Et pourquoi ?
Chloris
Et pourquoi ? Faux naïf ! je ne le dirai mie.
Myrtil
Mais regrettez-vous fort Sylvandre ?
Chloris
Mais regrettez-vous fort Sylvandre ?M’aimez-vous,

Vous ?

Myrtil
Vous ? Vos yeux sont si beaux, votre…
Chloris
Vous ? Vos yeux sont si beaux, votreÊtes-vous jaloux

De Sylvandre ?

Myrtil, très vivement.
De Sylvandre ? Ô oui !


(Se reprenant.)

De Sylvandre ? Ô oui ! Mais au passé, chère belle.

Chloris
Allons, un tel aveu, bien que tardif, s’appelle

Une galanterie, et je l’admets ainsi
Donc vous m’aimez ?

Myrtil, distrait, après un silence.
Donc vous m’aimez ? Ô oui !
Chloris
Donc vous m’aimez ? Ô oui ! Quel amoureux transi

Vous seriez si d’ailleurs vous l’étiez de moi !

Myrtil, même jeu que précédemment.
Vous seriez si d’ailleurs vous l’étiez de moi ! Douce

Amie !

Chloris
Ah ! que c’est froid ! « Douce amie ! » Il vous trousse

Un compliment banal et prend un air vainqueur !
J’aurai longtemps vos « oui » de tantôt sur le cœur.

Myrtil, indolemment.
Permettez…
Chloris
Permettez…Mais voici Rosalinde et Sylvandre.
Myrtil, comme réveillé en sursaut.
Rosalinde !
Chloris
Rosalinde ! Et Sylvandre. Et quel besoin de fendre

Ainsi l’air de vos bras en façon de moulin ?
Ils débusquent. Tournons vite le terre-plein
Et vidons, s’il vous plaît, ailleurs cette querelle.

(Ils sortent.)

Scène VIII

SYLVANDRE, ROSALINDE
Sylvandre
Et voilà mon histoire en deux mots.
Rosalinde
Et voilà mon histoire en deux mots. Elle est telle

Que j’y lis à l’envers l’histoire de Myrtil.
Par un pressentiment inquiet et subtil
Vous redoutez l’amour qui venait et sa lèvre
Aux baisers inconnus encore, et lui qu’enfièvre
Le souvenir d’un vieil amour désenlacé,
Stupide autant qu’ingrat, il a peur du passé,
Et tous deux avez tort, allez Sylvandre.

Sylvandre
Et tous deux avez tort, allez Sylvandre. Dites

Qu’il a tort…

Rosalinde
Qu’il a tortNon, tous deux, et vous n’êtes pas quittes,

Et tous deux souffrirez, et ce sera bien fait.

Sylvandre
Après tout je ne vois que très mal mon forfait

Et j’ignore très bien quel sera mon martyre.

(Minaudant.)

À moins que votre cœur…

Rosalinde
À moins que votre cœur…Vous avez tort de rire.
Sylvandre
Je ne ris pas, je dis posément d’une part

Que je ne crois point tant criminel mon départ
D’avec Chloris, coquette aimable mais sujette
À caution, et puis, d’autre part je projette
D’être heureux avec vous qui m’avez bien voulu
Recueillir quand brisé, désemparé, moulu,
Berné par ma maîtresse et planté là par elle
J’allais probablement me brûler la cervelle
Si j’avais eu quelque arme à feu sous mes dix doigts.
Oui je vais vous aimer, je le veux (je le dois
En outre), je vais vous aimer à la folie…
Donc, arrière regrets, dépit, mélancolie !
Je serai votre chien féal, ton petit loup
Bien doux…

Rosalinde
Bien doux…Vous avez tort de rire, encore un coup.
Sylvandre
Encore un coup, je ne ris pas. Je vous adore,

J’idolâtre ta voix si tendrement sonore ;
J’aime vos pieds, petits à tenir dans la main,
Qui font un bruit mignard et gai sur le chemin
Et luisent, rêves blancs, sous les pompons des mules.
Quand tes grands yeux, de qui les astres sont émules,

Abaissent jusqu’à nous leurs aimables rayons,
Comparable à ces fleurs d’été que nous voyons
Tourner vers le soleil leur fidèle corolle,
Lors je tombe en extase et reste sans parole,
Sans vie et sans pensée, éperdu, fou, hagard,
Devant l’éclat charmant et fier de ton regard.
Je frémis à ton souffle exquis comme au vent l’herbe,
Ô ma charmante, ô ma divine, ô ma superbe,
Et mon âme palpite au bout de tes cils d’or…
— À propos, croyez-vous que Chloris m’aime encor ?

Rosalinde
Et si je le pensais ?
Sylvandre
Et si je le pensais ? Question saugrenue

En effet !

Rosalinde
En effet ! Voulez-vous la vérité bien nue ?
Sylvandre
Non ! Que me fait ? Je suis un sot, et me voici

Confus, et je vous aime uniquement.

Rosalinde
Confus, et je vous aime uniquement. Ainsi,

Cela vous est égal qu’il soit patent, palpable,
Évident, que Chloris vous adore…

Sylvandre
Évident, que Chloris vous adore… Du diable

Si c’est possible ! Elle ! Elle ! Allons donc !

(Soucieux, tout à coup, à part.)

Si c’est possible ! Elle ! Elle ! Allons donc ! Hélas !

Rosalinde
Si c’est possible ! Elle ! Elle ! Allons donc ! Hélas ! Quoi,

Vous en doutez ?

Sylvandre
Vous en doutez ? Ce cœur volage suit sa loi,

Elle leurre à présent Myrtil…

Rosalinde, passionnément.
Elle leurre à présent Myrtil… Elle le leurre.

Dites-vous ? Mais alors il l’aime !…

Sylvandre
Dites-vous ? Mais alors il l’aime !… Que je meure

Si je comprends ce cri jaloux !

Rosalinde
Si je comprends ce cri jaloux ! Ah ! taisez-vous !
Sylvandre
Un trompeur ! une folle !
Rosalinde
Un trompeur ! une folle ! Es-tu donc pas jaloux

De Myrtil, toi, hein, dis ?

Sylvandre, comme frappé subitement d’une idée douloureuse.
De Myrtil, toi, hein, dis ? Tiens ! la fâcheuse idée

Mais c’est qu’oui ! me voici l’âme tout obsédée…

Rosalinde, presque joyeuse.
Ah ! vous êtes jaloux aussi, je savais bien !
Sylvandre, à part.
Feignons encor.


(À Rosalinde.)

Feignons encor.Je vous jure qu’il n’en est rien
Et si vraiment je suis jaloux de quelque chose,
Le seul Myrtil du temps jadis en est la cause.

Rosalinde
Trêve de compliments fastidieux. Je suis

Très triste, et vous aussi. Le but que je poursuis

Est le vôtre. Causons de nos deuils identiques.
Des malheureux ce sont, il paraît, les pratiques,
Cela, dit-on, console. Or, nous aimons toujours
Vous Chloris, moi Myrtil, sans espoir de retours
Apparents. Entre nous la seule différence
C’est que l’on m’a trahie, et que votre souffrance
À vous vient de vous-même et n’est qu’un châtiment.
Ai-je tort ?

Sylvandre
Ai-je tort ? Vous lisez dans mon cœur couramment,

Chère Chloris, je t’ai méchamment méconnue !
Qui me rendra jamais ta malice ingénue,
Et ta gaîté si bonne, et ta grâce, et ton cœur ?

Rosalinde
Et moi, par un destin bien autrement moqueur,

Je pleure après Myrtil infidèle…

Sylvandre
Je pleure après Myrtil infidèle…Infidèle !

Mais c’est qu’alors Chloris l’aimerait. Ô mort d’elle !
J’enrage et je gémis ! Mais ne disiez-vous pas
Tantôt qu’elle m’aimait encore. — Ô cieux, là-bas,
Regardez, les voilà !

Rosalinde
Regardez, les voilà ! Qu’est-ce qu’ils vont se dire ?


(Ils remontent le théâtre.)

Scène IX

Les Précédents, CHLORIS, MYRTIL
Chloris
Allons, encore un peu de franchise, beau sire

Ténébreux. Avouez votre cas tout à fait.
Le silence, n’est-il pas vrai ? vous étouffait,
Et l’obligation banale où vous vous crûtes
D’imiter à tout bout de champ la voix des flûtes
Pour quelque madrigal bien fade à mon endroit
Vous étouffait, ainsi qu’un pourpoint trop étroit ?
Votre cœur qui battait pour elle dut me taire
Par politesse et par prudence son mystère ;
Mais à présent que j’ai presque tout deviné,
Pourquoi continuer ce mutisme obstiné ?
Parlez d’elle, cela d’abord sera sincère.
Puis vous souffrirez moins, et, s’il est nécessaire
De vous intéresser aux souffrances d’autrui,
J’ai besoin en retour de vous parler de lui

Myrtil
Et quoi, vous aussi, vous ?
Chloris
Et quoi, vous aussi, vous ? Moi-même, hélas ! moi-même,

Puis-je encore espérer que mon bien-aimé m’aime ?
Nous étions tous les deux, Sylvandre, si bien faits
L’un pour l’autre ! Quel sort jaloux, quel dieu mauvais
Fit ce malentendu cruel qui nous sépare ?
Hélas ! il fut frivole encor plus que barbare,
Et son esprit surtout fit que son cœur pécha.

Myrtil
Espérez, car peut-être il se repent déjà,

Si j’en juge d’après mes remords…

(Il sanglote.)

Si j’en juge d’après mes remords… Et mes larmes.

(Sylvandre et Rosine se pressent la main.)

Rosalinde, survenant.
Les pleurs délicieux ! Cher instant plein de charmes !
Myrtil
C’est affreux !
Chloris
C’est affreux ! Ô douleur !
Rosalinde, sur la pointe du pied et très bas.
C’est affreux ! Ô douleur ! Chloris !
Chloris
C’est affreux ! Ô douleur ! Chloris ! Vous étiez là ?
Rosalinde
Le sort capricieux qui nous désassembla

A remis, faisant trêve à son ire inhumaine,
Sylvandre en bonnes mains, et je vous le ramène
Jurant son grand serment qu’on ne l’y prendrait plus.
Est-il trop tard ?

Sylvandre, à Chloris.
Est-il trop tard ? Ô point de refus absolus !

De grâce ayez pitié quelque peu. La vengeance
Suprême, c’est d’avoir un aspect d’indulgence,
Punissez-moi sans trop de justice et daignez
Ne me point accabler de traits plus indignés
Que n’en méritent, — non mes crimes, — mais ma tête
Folle, mais mon cœur faible et lâche…

(Il tombe à genoux.)
Chloris
Folle, mais mon cœur faible et lâche… Êtes-vous bête ?

Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent
Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant,
Et je jette à ton cou chéri mes bras de lierre.
Nous nous expliquerons plus tard (Et ma première
Querelle et mon premier reproche seront pour
L’air de doute dont tu reçus mon pauvre amour
Qui, s’il a quelques tours étourdis et frivoles,
N’en est pas moins, parmi ses apparences folles,
Quelque chose de tout dévoué pour toujours).
Donc, chassons ce nuage, et reprenons le cours
De la charmante ivresse où s’exalta notre âme.

(À Rosalinde.)

Et quant à vous, soyez sûre, bonne Madame,
De mon amitié franche, — et baisez votre sœur.

(Les deux femmes s’embrassent.)

Sylvandre
Ô si joyeuse avec toute douceur !
Rosalinde, à Myrtil.
Que diriez-vous, Myrtil, si je faisais comme elle ?
Myrtil
Dieux ! elle a pardonné, clémente autant que belle.


(À Rosalinde.)

Ô laissez-moi baiser vos mains pieusement !

Rosalinde
Voilà qui finit bien et c’est un cher moment

Que celui-ci. Sans plus parler de ces tristesses,
Soyons heureux.

(À Chloris et à Sylvandre.)

Soyons heureux. Sachez enlacer vos jeunesses.
Doux amis, et joyeux que vous êtes, cueillez
La fleur rouge de vos baisers ensoleillés.

(Se tournant vers Myrtil.)

Pour nous, amants anciens sur qui gronde la vie,
Nous vous admirerons sans vous porter envie,
Ayant, nous, nos bonheurs discrets d’après-midi.

(Tous les personnages de la scène 1re  reviennent
se grouper comme au lever du rideau)

Et voyez, aux rayons du soleil attiédi,
Voici tous nos amis qui reviennent des danses
Comme pour recevoir nos belles confidences.


Scène X


Tous, groupés comme ci-dessus.
Mezzetin, chantant.
Va ! sans nul autre souci

Que de conserver ta joie !
Fripe les jupes de soie
Et goûte les vers aussi.

La morale la meilleure,
En ce monde où les plus fous
Sont les plus sages de tous,
C’est encor d’oublier l’heure.

Il s’agit de n’être point
Mélancolique et morose.
La vie est-elle une chose
Grave et réelle à ce point ?

(La toile tombe.)


VERS JEUNES


LE SOLDAT LABOUREUR


À Edmond Lepelletier


Or ce vieillard était horrible : un de ses yeux,
Crevé, saignait, tandis que l’autre, chassieux,
Brutalement luisait sous son sourcil en brosse ;
Les cheveux se dressaient d’une façon féroce,
Blancs, et paraissaient moins des cheveux que des crins ;
Le vieux torse solide encore sur les reins,
Comme au ressouvenir des balles affrontées,
Cambré, contrariait les épaules voûtées ;
La main gauche avait l’air de chercher le pommeau
D’un sabre habituel et dont le long fourreau
Semblait, s’embarrassant avec la sabretache,
Gêner la marche et vers la tombante moustache

La main droite parfois montait, la rebroussant.

Il était grand et maigre et jurait en toussant.

Fils d’un garçon de ferme et d’une lavandière,
Le service à seize ans le prit. Il fit entière
La campagne d’Égypte. Austerlitz, Iéna,
Le virent. En Espagne un moine l’éborgna :
— Il tua le bon père et lui vola sa bourse, —
Par trois fois traversa la Prusse au pas de course,
En Hesse eut une entaille épouvantable au cou,
Passa brigadier lors de l’entrée à Moscou,
Obtint la croix et fut de toutes les défaites
D’Allemagne et de France, et gagna dans ces fêtes
Trois blessures, plus un brevet de lieutenant
Qu’il résigna bientôt, les Bourbons revenant,
À Mont-Saint-Jean, bravant la mort qui l’environne.
Dit un mot analogue à celui de Cambronne ;
Puis, quand pour un second exil et le tombeau,
La Redingote grise et le petit Chapeau
Quittèrent à jamais leur France tant aimée
Et que l’on eut, hélas ! dissout la grande armée,
Il revint au village, étonné du clocher.

Presque forcé pendant un an de se cacher,
Il braconna pour vivre, et quand des temps moins rudes
L’eurent, sans le réduire à trop de platitudes,
Mis à même d’écrire en hauts lieux à l’effet
D’obtenir un secours d’argent qui lui fut fait,

Logea moyennant deux cents francs par an chez une
Parente qu’il avait, dont toute la fortune
Consistait en un champ cultivé par ses fieux,
L’un marié depuis longtemps et l’autre vieux
Garçon encore, et là notre foudre de guerre
Vivait, et bien qu’il fût tout le jour sans rien faire
Et qu’il eût la charrue et la terre en horreur,
C’était ce qu’on appelle un soldat laboureur.
Toujours levé dès l’aube et la pipe à la bouche
Il allait et venait, engloutissait, farouche,
Des verres d’eau-de-vie et parfois s’enivrait,
Les dimanches tirait à l’arc au cabaret,
Après dîner faisait un quart d’heure sans faute
Sauter sur ses genoux les garçons de son hôte
Ou bien leur apprenait l’exercice et comment
Un bon soldat ne doit songer qu’au fourniment.
Le soir il voisinait, tantôt pinçant les filles,
Habitude un peu trop commune aux vieux soudrilles,
Tantôt, geste ample et voix forte qui dominait
Le grillon incessant derrière le chenêt,
Assis auprès d’un feu de sarments qu’on entoure
Confusément disait l’Elster, l’Estramadoure,
Smolensk, Dresde, Lutzen et les ravins vosgeois
Devant quatre ou cinq gars attentifs et narquois
S’exclamant et riant très fort aux endroits farces.

Canonnade compacte et fusillade éparses,

Chevaux éventrés, coups de sabre, prisonniers
Mis à mal entre deux batailles, les derniers
Moments d’un officier ajusté par derrière,
Qui se souvient et qu’on insulte, la barrière
Clichy, les alliés jetés au fond des puits,
La fuite sur la Loire et la maraude, et puis
Les femmes que l’on force après les villes prises,
Sans choix souvent, si bien qu’on a des mèches grises
Aux mains et des dégoûts au cœur après l’ébat
Quand passe le marchef ou que le rappel bat,
Puis encore, les camps levés et les déroutes.

Toutes ces gaîtés, tous ces faits d’armes et toutes
Ces gloires défilaient en de longs entretiens,
Entremêlés de gros jurons très peu chrétiens
Et de grands coups de poing sur les cuisses voisines.

Les femmes cependant, sœurs, mères et cousines,
Pleuraient et frémissaient un peu, conformément
À l’usage, tout en se disant : « Le vieux ment. »

Et les hommes fumaient et crachaient dans la cendre.

Et lui qui quelquefois voulait bien condescendre
À parler discipline avec ces bons lourdauds
Se levait, à grands pas marchait, les mains au dos,
Et racontait alors quelque fait politique
Dont il se proclamait le témoin authentique,

La distribution des Aigles, les Adieux,
Le Sacre et ce Dix-huit Brumaire radieux,
Beau jour où le soldat qu’un bavard importune
Brisa du même coup orateurs et tribune,
Où le dieu Mars mis par la Chambre hors la Loi
Mit la Loi hors la Chambre et, sans dire pourquoi,
Balaya du pouvoir tous ces ergoteurs glabres,
Tous ces législateurs qui n’avaient pas de sabres !

Tel parlait et faisait le grognard précité
Qui mourut centenaire à peu près l’autre été.
Le maire conduisit le deuil au cimetière.
Un feu de peloton fut tiré sur la bière
Par le garde champêtre et quatorze pompiers,
Dont sept revinrent plus ou moins estropiés
À cause des mauvais fusils de la campagne.
Un tertre qu’une pierre assez grande accompagne
Et qu’orne un saule en pleurs est l’humble monument
Où notre héros dort perpétuellement.
De plus, suivant le vœu dernier du camarade,
On grava sur la pierre, après ses noms et grade,
Ces mots que tout Français doit lire en tressaillant :
« Amour à la plus belle et gloire au plus vaillant. »


LES LOUPS


Parmi l’obscur champ de bataille
Rôdant sans bruit sous le ciel noir,
Les loups obliques font ripaille
Et c’est plaisir que de les voir,

Agiles, les yeux verts, aux pattes
Souples sur les cadavres mous,
— Gueules vastes et têtes plates —
Joyeux, hérisser leurs poils roux.

Un rauquement rien moins que tendre
Accompagne les dents mâchant,
Et c’est plaisir que de l’entendre,
Cet hosannah vil et méchant :

— « Chair entaillée et sang qui coule,
Les héros ont du bon vraiment.
La faim repue et la soif soûle
Leur doivent bien ce compliment.


« Mais aussi, soit dit sans reproche,
Combien de peines et de pas
Nous a coûtés leur seule approche,
On ne l’imaginerait pas.

« Dès que, sans pitié ni relâches,
Sonnèrent leurs pas fanfarons,
Nos cœurs de fauves et de lâches,
À la fois gourmands et poltrons,

« Pressentant la guerre et la proie
Pour maintes nuits et pour maints jours
Battirent de crainte et de joie
À l’unisson de leurs tambours.

« Quand ils apparurent ensuite
Tout étincelants de métal,
Oh ! quelle peur et quelle fuite
Vers la femelle, au bois natal !

« Ils allaient fiers, les jeunes hommes,
Calmes sous leur drapeau flottant,
Et plus forts que nous ne le sommes
Ils avaient l’air très doux pourtant.

Le fer terrible de leurs glaives
Luisait moins encor que leurs yeux,
Où la candeur d’augustes rêves
Éclatait en regards joyeux.


« Leurs cheveux que le vent fouette
Sous leurs casques battaient, pareils
Aux ailes de quelque mouette,
Pâles avec des tons vermeils.

« Ils chantaient des choses hautaines !
Ça parlait de libres combats,
D’amour, de brisements de chaînes
Et de mauvais dieux mis à bas. —

« Ils passèrent. Quand leur cohorte
Ne fut plus là-bas qu’un point bleu,
Nous nous arrangeâmes en sorte
De les suivre en nous risquant peu.

« Longtemps, longtemps rasant la terre,
Discrets, loin derrière eux, tandis
Qu’ils allaient au pas militaire,
Nous marchâmes par rang de dix.

« Passant les fleuves à la nage
Quand ils avaient rompu les ponts.
Quelques herbes pour tout carnage.
N’avançant que par faibles bonds,

« Perdant à tout moment haleine…
Enfin une nuit ces démons
Campèrent au fond d’une plaine
Entre des forêts et des monts,


« Là nous les guettâmes à l’aise,
Car ils dormaient pour la plupart.
Nos yeux pareils à de la braise ;
Brillaient autour de leur rempart,

« Et le bruit sec de nos dents blanches
Qu’attendaient des festins si beaux
Faisait cliqueter dans les branches
Le bec avide des corbeaux.

« L’aurore éclate. Une fanfare
Épouvantable met sur pied
La troupe entière qui s’effare.
Chacun s’équipe comme il sied.

« Derrière les hautes futaies
Nous nous sommes dissimulés
Tandis que les prochaines haies
Cachent les corbeaux affolés.

« Le soleil qui monte commence
À brûler. La terre a frémi.
Soudain une clameur immense
A retenti. C’est l’ennemi !

« C’est lui, c’est lui ! Le sol résonne
Sous les pas durs des conquérants.
Les polémarques en personne
Vont et viennent le long des rangs.


« Et les lances et les épées
Parmi les plis des étendards
Flambent entre les échappées
De lumières et de brouillards.

« Sur ce, dans ses courroux épiques,
La jeune bande s’avança,
Gaie et sereine sous les piques,
Et la bataille commença.

« Ah ! ce fut une chaude affaire :
Cris confus, choc d’armes, le tout
Pendant une journée entière,
Sous l’ardeur rouge d’un ciel d’août.

« Le soir. — Silence et calme. À peine
Un vague moribond tardif
Crachant sa douleur et sa haine
Dans un hoquet définitif ;

« À peine, au lointain gris, le triste
Appel d’un clairon égaré.
Le couchant d’or et d’améthyste
S’éteint et brunit par degré.

« La nuit tombe. Voici la lune !
Elle cache et montre à moitié
Sa face hypocrite comme une
Complice feignant la pitié.


« Nous autres qu’un tel souci laisse
Et laissera toujours très cois,
Nous n’avons pas cette faiblesse,
Car la faim nous chasse du bois,

« Et nous avons de quoi repaître
Cet impérial appétit,
Le champ de bataille sans maître
N’étant ni vide ni petit.

« Or, sans plus perdre en phrases vaines
Dont quelque sot serait jaloux
Cette façon de grasses aubaines,
Buvons et mangeons, nous, les Loups ! »


LA PUCELLE


À Robert Caze.


Quand déjà pétillait et flambait le bûcher,
Jeanne qu’assourdissait le chant brutal des prêtres,
Sous tous ces yeux dardés de toutes ces fenêtres
Sentit frémir sa chair et son âme broncher.

Et semblable aux agneaux que revend au boucher
Le pâtour qui s’en va sifflant des airs champêtres,
Elle considéra les choses et les êtres
Et trouva son seigneur bien ingrat et léger.

« C’est mal, gentil Bâtard, doux Charles, bon Xaintrailles,
De laisser les Anglais faire ces funérailles
À qui leur fit lever le siège d’Orléans. »

Et la Lorraine, au seul penser de cette injure.
Tandis que l’étreignait la mort des mécréants,
Las ! pleura comme eût fait une autre créature.


L’ANGELUS DU MATIN


À Léon Vanier.


Fauve avec des tons d’écarlate,
Une aurore de fin d’été
Tempétueusement éclate
À l’horizon ensanglanté.

La nuit rêveuse, bleue et bonne,
Pâlit, scintille et fond en l’air,
Et l’ouest dans l’ombre qui frissonne
Se teinte au bord de rose clair.

La plaine brille au loin et fume.
Un oblique rayon venu
Du soleil surgissant allume
Le fleuve comme un sabre nu.

Le bruit des choses réveillées
Se marie aux brouillards légers
Que les herbes et les feuillées
Ont subitement dégagés.


L’aspect vague du paysage
S’accentue et change à foison.
La silhouette d’un village
Paraît. — Parfois une maison

Illumine sa vitre et lance
Un grand éclair qui va chercher
L’ombre du bois plein de silence.
Çà et là se dresse un clocher.

Cependant, la lumière accrue
Frappe dans les sillons les socs
Et voici que claire, bourrue,
Despotique, la voix des coqs

Proclamant l’heure froide et grise
Du pain mangé sans faim, des yeux
Frottés que flagelle la bise
Et du grincement des moyeux,

Fait sortir des toits la fumée,
Aboyer les chiens en fureur,
Et par la pente accoutumée
Descendre le lourd laboureur,

Tandis qu’un chœur de cloches dures,
Dans le grandissement du jour,
Monte, aubade franche d’injures,
À l’adresse du Dieu d’amour !


LA SOUPE DU SOIR


À J.-K. Huysmans.


Il fait nuit dans la chambre étroite et froide où l’homme
Vient de rentrer, couvert de neige, en blouse, et comme
Depuis trois jours il n’a pas prononcé deux mots,
La femme a peur et fait des signes aux marmots.

Un seul lit, un bahut disloqué, quatre chaises,
Des rideaux jadis blancs conchiés des punaises.
Une table qui va s’écroulant d’un côté, —
Le tout navrant avec un air de saleté.

L’homme, grand front, grands yeux pleins d’une sombre flamme,
A vraiment des lueurs d’intelligence et d’âme,
Et c’est ce qu’on appelle un solide garçon.
La femme, jeune encore, est belle à sa façon.


Mais la Misère a mis sur eux sa main funeste,
Et perdant par degrés rapides ce qui reste
En eux de tristement vénérable et d’humain,
Ce seront la femelle et le mâle, demain.

Tous se sont attablés pour manger de la soupe
Et du bœuf, et ce tas sordide forme un groupe
Dont l’ombre à l’infini s’allonge tout autour
De la chambre, la lampe étant sans abat-jour.

Les enfants sont petits et pâles, mais robustes
En dépit des maigreurs saillantes de leurs bustes,
Qui disent les hivers passés sans feu souvent
Et les étés subits dans un air étouffant.

Non loin d’un vieux fusil rouillé qu’un clou supporte
Et que la lampe fait luire d’étrange sorte,
Quelqu’un qui chercherait longtemps dans ce retrait
Avec l’œil d’un agent de police verrait

Empilés dans le fond de la boiteuse armoire
Quelques livres poudreux de « science » et « d’histoire »,
Et, sous le matelas, cachés avec grand soin,
Des romans capiteux cornés à chaque coin.

Ils mangent cependant. L’homme, morne et farouche,
Porte la nourriture écœurante à sa bouche

 D’un air qui n’est rien moins nonobstant que soumis,
Et son eustache semble à d’autres soins promis.

La femme pense à quelque ancienne compagne,
Laquelle a tout, voiture et maison de campagne,
Tandis que les enfants, leurs poings dans leurs yeux clos,
Ronflant sur leur assiette, imitent des sanglots.


LES VAINCUS


À Louis-Xavier de Ricard.


I

La Vie est triomphante et l’Idéal est mort,
Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe,
Le cheval enivré du vainqueur broie et mord
Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce,

Et nous que la déroute a fait survivre, hélas !
Les pieds meurtris, les yeux troublés, la tête lourde,
Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las,
Nous allons, étouffant mal une plainte sourde,

Nous allons, au hasard du soir et du chemin,
Comme les meurtriers et comme les infâmes,
Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain.
Aux lueurs des forêts familières en flammes !


Ah ! puisque notre sort est bien complet, qu’enfin
L’espoir est aboli, la défaite certaine,
Et que l’effort le plus énorme serait vain,
Et puisque c’en est fait, même de notre haine,

Nous n’avons plus, à l’heure où tombera la nuit,
Abjurant tout risible espoir de funérailles,
Qu’à nous laisser mourir obscurément, sans bruit,
Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles.

II

Une faible lueur palpite à l’horizon
Et le vent glacial qui s’élève redresse
Le feuillage des bois et les fleurs du gazon ;
C’est l’aube ! tout renaît sous sa froide caresse.

De fauve l’Orient devient rose, et l’argent
Des astres va bleuir dans l’azur qui se dore ;
Le coq chante, veilleur exact et diligent ;
L’alouette a volé stridente : c’est l’aurore !

Éclatant, le soleil surgit : c’est le matin !
Amis, c’est le matin splendide dont la joie
Heurte ainsi notre lourd sommeil, et le festin
Horrible des oiseaux et des bêtes de proie.


Ô prodige ! en nos cœurs le frisson radieux
Met à travers l’éclat subit de nos cuirasses,
Avec un violent désir de mourir mieux,
La colère et l’orgueil anciens des bonnes races.

Allons, debout ! allons, allons ! debout, debout !
Assez comme cela de hontes et de trêves !
Au combat, au combat ! car notre sang qui bout
A besoin de fumer sur la pointe des glaives !

III

Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles :
Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encor.
Tandis que les carcans font ployer nos épaules,
Dans nos veines le sang circule, bon trésor.

Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre
Veillent, fins espions, et derrière nos fronts
Notre cervelle pense, et s’il faut tordre ou mordre,
Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts.

Légers, ils n’ont pas vu d’abord la faute immense
Qu’ils faisaient, et ces fous qui s’en repentiront
Nous ont jeté le lâche affront de la clémence.
Bon ! la clémence nous vengera de l’affront.


Ils nous ont enchaînés ! Mais les chaînes sont faites
Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper
Les gardes qu’on désarme, et les vainqueurs en fêtes
Laissent aux évadés le temps de s’échapper.

Et de nouveau bataille ! Et victoire peut-être,
Mais bataille terrible et triomphe inclément,
Et comme cette fois le Droit sera le maître,
Cette fois-là sera la dernière, vraiment !

IV

Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques,
Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir,
Et les temps ne sont plus des fantômes épiques
Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir,

La jument de Roland et Roland sont des mythes
Dont le sens nous échappe et réclame un effort
Qui perdrait notre temps, et si vous vous promîtes
D’être épargnés par nous vous vous trompâtes fort.

Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance
Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains.
La justice le veut d’abord, puis la vengeance,
Puis le besoin pressant d’importuns lendemains.


Et la terre, depuis longtemps aride et maigre,
Pendant longtemps boira joyeuse votre sang
Dont la lourde vapeur savoureusement aigre
Montera vers la nue et rougira son flanc,

Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie
Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs,
Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie,
Car les morts sont bien morts et nous vous l’apprendrons.


À LA MANIÈRE DE PLUSIEURS


LA PRINCESSE BÉRÉNICE


À Jacques Madeleine.


Sa tête fine dans sa main toute petite,
Elle écoute le chant des cascades lointaines,
Et dans la plainte langoureuse des fontaines,
Perçoit comme un écho béni du nom de Tite.

Elle a fermé ses yeux divins de clématite
Pour bien leur peindre, au cœur des batailles hautaines,
Son doux héros, le mieux aimant des capitaines,
Et, Juive, elle se sent au pouvoir d’Aphrodite.


Alors un grand souci la prend d’être amoureuse.
Car dans Rome une loi bannit, barbare, affreuse,
Du trône impérial toute femme étrangère.

Et sous le noir chagrin dont sanglote son âme,
Entre les bras de sa servante la plus chère,
La reine, hélas ! défaille et tendrement se pâme.


II

LANGUEUR


À Georges Courteline.


Je suis l’Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D’un style d’or où la langueur du soleil danse.

L’âme seulette a mal au cœur d’un ennui dense.
Là-bas on dit qu’il est de longs combats sanglants.
Ô n’y pouvoir, étant si faible aux vœux si lents,
Ô n’y vouloir fleurir un peu de cette existence !

Ô n’y vouloir, ô n’y pouvoir mourir un peu !
Ah ! tout est bu ! Bathylle, as-tu fini de rire ?
Ah ! tout est bu, tout est mangé ! Plus rien à dire !

Seul, un poème un peu niais qu’on jette au feu,
Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige,
Seul, un ennui d’on ne sait quoi qui vous afflige !


III

PANTOUM NÉGLIGÉ


Trois petits pâtés, ma chemise brûle.
Monsieur le curé n’aime pas les os.
Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule,
Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux.

Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule,
On dirait d’un cher glaïeul sur les eaux
Vivent le muguet et la campanule !
Dodo, l’enfant do, chantez, doux fuseaux.

Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux.
Trois petits pâtés, un point et virgule ;
On dirait d’un cher glaïeul sur les eaux ;
Vivent le muguet et la campanule.

Trois petits pâtés, un point et virgule ;
Dodo, l’enfant do, chantez, doux fuseaux.
La libellule erre emmi des roseaux.
Monsieur le Curé, ma chemise brûle.


IV

PAYSAGE


Vers Saint-Denis c’est bête et sale la campagne.
C’est pourtant là qu’un jour j’emmenai ma compagne.
Nous étions de mauvaise humeur et querellions.
Un plat soleil d’été tartinait ses rayons
Sur la plaine séchée ainsi qu’une rôtie.
C’était pas trop après le Siège : une partie
Des « maisons de campagne » était à terre encor,
D’autre se relevaient comme on hisse un décor,
Et des obus tout neufs encastrés aux pilastres
Portaient écrit autour : Souvenir des désastres.


V

CONSEIL FALOT


À Raoul Ponchon.


Brûle aux yeux des femmes
Et garde ton cœur,
Mais crains la langueur
Des épithalames.

Bois pour oublier !
L’eau-de-vie est une
Qui porte la lune
Dans son tablier.

L’injure des hommes,
Qu’est-ce que ça fait ?
Va, notre cœur sait
Seul ce que nous sommes.


Ce que nous valons
Notre sang le chante !
L’épine méchante
Te mord aux talons ?

Le vent taquin ose
Te gifler souvent ?
Chante dans le vent
Et cueille la rose !

Va, tout est au mieux
Dans ce monde !
Surtout laisse dire,
Surtout sois joyeux

D’être une victime
À ces pauvres gens :
Les dieux indulgents
Ont aimé ton crime !

Tu refleuriras
Dans un élysée.
Âme méprisée,
Tu rayonneras !

Tu n’es pas de celles
Qu’un coup du Destin
Dissipe soudain
En mille étincelles.


Métal dur et clair,
Chaque coup t’affine
En arme divine
Pour un destin fier.

Arrière la forge !
Et tu vas frémir
Vibrer et jouir
Au poing de saint George

Et de saint Michel,
Dans des gloires calmes,
Au vent pur des palmes
Sur l’aile du ciel !…

C’est d’être un sourire
Au milieu des pleurs,
C’est d’être des fleurs,
Au champ du martyre,

C’est d’être le feu
Qui dort dans la pierre,
C’est d’être en prière,
C’est d’attendre un peu !


VI

LE POÈTE ET LA MUSE


La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules,
Ô pleine de jour sale et de bruits d’araignées ?
La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées
Par ces crasses au mur et par quelles virgules ?

Ah fi ! Pourtant, chambre en garni qui te recules
En ce sec jeu d’optique aux mines renfrognées
Du souvenir de trop de choses destinées,
Comme ils ont donc regret aux nuits, aux nuits d’Hercules ?

Qu’on l’entende comme on voudra, ce n’est pas ça :
Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens.
Je vous dis que ce n’est pas ce que l’on pensa.

Seule, ô chambre qui fuis en cônes affligeants.
Seule, tu sais ! mais sans doute combien de nuits
De noce auront dévirginé leurs nuits depuis !


VII

L’AUBE À L’ENVERS


À Louis Dumoulin.


Le Point-du-Jour avec Paris au large,
Des chants, des tirs, les femmes qu’on « rêvait »,
La Seine claire et la foule qui fait
Sur ce poème un vague essai de charge.

On danse aussi, car tout est dans la marge
Que fait le fleuve à ce livre parfait,
Et si parfois l’on tuait ou buvait,
Le fleuve est sourd et le vin est litharge.

Le Point-du-Jour, mais c’est l’Ouest de Paris !
Un calembour a béni son histoire
D’affreux baisers et d’immondes paris.

En attendant que sonne l’heure noire
Où les bateaux-omnibus et les trains
Ne partent plus, tirez, tirs, fringuez, reins !


VIII

UN POUACRE


À Jean Moréas.


Avec les yeux d’une tête de mort
Que la lune encore déchaîne,
Tout mon passé, disons tout mon remord
Ricane à travers ma lucarne.

Avec la voix d’un vieillard très cassé,
Comme l’on n’en voit qu’au théâtre,
Tout mon remords, disons tout mon passé
Fredonne un tralala folâtre.

Avec les doigts d’un pendu déjà vert
Le drôle agace une guitare
Et danse sur l’avenir grand ouvert,
D’un air d’élasticité rare.


« Vieux turlupin, je n’aime pas cela.
Tais ces chants et cesse ces danses. »
Il me répond avec la voix qu’il a :
« C’est moins farce que tu ne penses. »

« Et quant au soin frivole, ô doux morveux,
De te plaire ou de te déplaire,
Je m’en soucie au point que, si tu veux,
Tu peux t’aller faire lanlaire. »


IX

MADRIGAL


 Tu m’as, ces pâles jours d’automne blanc, fait mal
À cause de tes yeux où fleurit l’animal,
Et tu me rongerais, en princesse Souris,
Du bout fin de la quenotte de ton souris.
Fille auguste qui fis flamboyer ma douleur
Avec l’huile rancie encor de ton vieux pleur !
Oui, folle, je mourrais de ton regard damné.
Mais va (veux-tu ?) l’étang là dort insoupçonné
Dont du lis, nef qu’il eût fallu qu’on acclamât,
L’eau morte a bu le vent qui coule du grand mât
T’y jeter, palme ! et d’avance mon repentir
Parle si bas qu’il faut être sourd pour l’ouïr.

NAGUÈRE


PROLOGUE


Ce sont choses crépusculaires.
Des visions de fin de nuit.
Ô Vérité, tu les éclaires
Seulement d’une aube qui luit

Si pâle dans l’ombre abhorrée
Qu’on doute encore par instants
Si c’est la lune qui les crée
Sous l’horreur des rameaux flottants,

Ou si ces fantômes moroses
Vont tout à l’heure prendre corps
Et se mêler au chœur des choses
Dans les harmonieux décors

Du soleil et de la nature
Doux à l’homme et proclamant Dieu
Pour l’extase de l’hymne pure
Jusqu’à la douceur du ciel bleu.


CRIMEN AMORIS


À Villiers de l’Isle-Adam.


Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,
De beaux démons, des satans adolescents,
Au son d’une musique mahométane
Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens.

C’est la fête aux Sept Péchés : ô qu’elle est belle !
Tous les Désirs rayonnaient en feux brutaux ;
Les Appétits, pages prompts que l’on harcèle,
Promenaient des vins roses dans des cristaux.

Des danses sur des rythmes d’épithalames
Bien doucement se pâmaient en longs sanglots
Et de beaux chœurs de voix d’hommes et de femmes
Se déroulaient, palpitaient comme des flots,

Et la bonté qui s’en allait de ces choses
Était puissante et charmante tellement
Que la campagne autour se fleurit de roses
Et que la nuit paraissait en diamant.


Or le plus beau d’entre tous ces mauvais anges
Avait seize ans sous sa couronne de fleurs.
Les bras croisés sur les colliers et les franges,
Il rêve, l’œil plein de flammes et de pleurs.

En vain la fête autour se faisait plus folle,
En vain les satans, ses frères et ses sœurs,
Pour l’arracher au souci qui le désole,
L’encourageaient d’appels de bras caresseurs.

Il résistait à toutes câlineries,
Et le chagrin mettait un papillon noir
À son cher front tout brûlant d’orfèvreries :
Ô l’immortel et terrible désespoir !

Il leur disait : « Ô vous, laissez-moi tranquille !
Puis, les ayant baisés tous bien tendrement,
Il s’évada d’avec eux d’un geste agile,
Leur laissant aux mains des pans de vêtement.

Le voyez-vous sur la tour la plus céleste
Du haut palais avec une torche au poing ?
Il la brandit comme un héros fait d’un ceste :
D’en bas on croit que c’est une aube qui point.

Qu’est-ce qu’il dit de sa voix profonde et tendre
Qui se marie au claquement clair du feu
Et que la lune est extatique d’entendre ?
« Oh ! je serai celui-là qui créera Dieu !


« Nous avons tous trop souffert, anges et hommes,
« De ce conflit entre le Pire et le Mieux.
« Humilions, misérables que nous sommes,
« Tous nos élans dans le plus simple des vœux,

« Ô vous tous, ô nous tous, ô les pécheurs tristes,
« Ô les gais Saints ! Pourquoi ce schisme têtu ?
« Que n’avons-nous fait, en habiles artistes,
« De nos travaux la seule et même vertu !

« Assez et trop de ces luttes trop égales !
« Il va falloir qu’enfin se rejoignent les
« Sept Péchés aux Trois Vertus Théologales !
« Assez et trop de ces combats durs et laids !

« Et pour réponse à Jésus qui crut bien faire
« En maintenant l’équilibre de ce duel,
« Par moi l’enfer dont c’est ici le repaire
« Se sacrifie à l’Amour universel ! »

La torche tombe de sa main éployée,
Et l’incendie alors hurla s’élevant,
Querelle énorme d’aigles rouges noyée
Au remous noir de la fumée et du vent.

L’or fond et coule à flots et le marbre éclate ;
C’est un brasier tout splendeur et tout ardeur ;
La soie en courts frissons comme de l’ouate
Vole à flocons tout ardeur et tout splendeur.


Et les satans mourants chantaient dans les flammes
Ayant compris, comme s’ils étaient résignés !
Et de beaux chœurs de voix d’hommes et de femmes
Montaient parmi l’ouragan des bruits ignés.

Et lui, les bras croisés d’une sorte fière,
Les yeux au ciel où le feu monte en léchant,
Il fit tout bas une espèce de prière
Qui va mourir dans l’allégresse du chant.

Il dit tout bas une espèce de prière,
Les yeux au ciel où le feu monte en léchant…
Quand retentit un affreux coup de tonnerre,
Et c’est la fin de l’allégresse et du chant.

On n’avait pas agréé le sacrifice :
Quelqu’un de fort et de juste assurément
Sans peine avait su démêler la malice
Et l’artifice en un orgueil qui se ment.

Et du palais aux cent tours aucun vestige,
Rien ne resta dans ce désastre inouï,
Afin que par le plus effrayant prodige
Ceci ne fût qu’un vain rêve évanoui…

Et c’est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles ;
Une campagne évangélique s’étend
Sévère et douce, et, vagues comme des voiles,
Les branches d’arbres ont l’air d’ailes s’agitant.


De froids ruisseaux courent sur un lit de pierre ;
Les doux hiboux nagent vaguement dans l’air
Tout embaumé de mystère et de prière ;
Parfois un flot qui saute lance un éclair.

La forme molle au loin monte des collines
Comme un amour encore mal défini,
Et le brouillard qui s’essore des ravines
Semble un effort vers quelque but réuni.

Et tout cela comme un cœur et comme une âme,
Et comme un verbe, et d’un amour virginal
Adore, s’ouvre en une extase et réclame
Le Dieu clément qui nous gardera du mal.


LA GRÂCE


À Armand Silvestre.


Un cachot. Une femme à genoux, en prière.
Une tête de mort est gisante par terre,
Et parle, d’un ton aigre et douloureux aussi.
D’une lampe au plafond tombe un rayon transi.

« Dame Reine… — Encor toi, Satan ! — Madame Reine…
— « Seigneur, faites mon oreille assez sereine
« Pour ouïr sans l’écouter ce que dit le Malin ! »
— « Ah ! ce fut un vaillant et galant châtelain
« Que votre époux ! Toujours en guerre ou bien on fête
« (Hélas ! j’en puis parler puisque je suis sa tête),
« Il vous aima, mais moins encore qu’il n’eût dû.
« Que de vertu gâtée et que de temps perdu
« En vains tournois, en cours d’amour loin de sa dame
« Qui belle et jeune prit un amant, la pauvre âme ! » —
— « Ô Seigneur, écartez ce calice de moi ! » —
— « Comme ils s’aimèrent ! Ils s’étaient juré leur foi

« De s’épouser sitôt que serait mort le maître,
« Et le tuèrent dans son sommeil d’un coup traître. »
— « Seigneur, vous le savez, dès le crime accompli,
« J’eus horreur, et prenant ce jeune homme en oubli,
« Vins au roi, dévoilant l’attentat effroyable,
« Et pour mieux déjouer la malice du diable,
« J’obtins qu’on m’apportât en ma juste prison
« La tête de l’époux occis en trahison :
« Par ainsi le remords, devant ce triste reste,
« Me met toujours aux yeux mon action funeste.
« Et la ferveur de mon repentir s’en accroît,
« Jésus ! Mais voici : le Malin qui se voit
« Dupe et qui voudrait bien ressaisir sa conquête,
« S’en vient-il pas loger dans cette pauvre tête
« Et me tenir de faux propos insidieux ?
« Ô Seigneur, tendez-moi vos secours précieux !
— « Ce n’est pas le démon, ma Reine, c’est moi-même,
« Votre époux, qui vous parle en ce moment suprême,
« Votre époux qui, damné (car j’étais en mourant
« En état de péché mortel), vers vous se rend,
« Ô Reine, et qui, pauvre âme errante, prend la tête
« Qui fut la sienne aux jours vivants pour interprète
« Effroyable de son amour épouvanté. »
— « Ô blasphème hideux, mensonge détesté !
« Monsieur Jésus, mon maître adorable, exorcise
« Ce chef horrible et le vide de la hantise
« Diabolique qui n’en fait qu’un instrument
« Où souffle Belzébuth fallacieusement,

« Comme dans une flûte on joue un air perfide ! »
— « Ô douleur, une erreur lamentable te guide,
« Reine, je ne suis pas Satan, je suis Henry ! »
— « Oyez, Seigneur, il prend la voix de mon mari !
« À mon secours, les Saints, à l’aide, Notre-Dame ! »
— « Je suis Henry, du moins. Reine, je suis son âme,
« Qui, par sa volonté, plus forte que l’enfer,
« Ayant su transgresser toute porte de fer
« Et de flamme, et braver leur impure cohorte,
« Hélas ! vient pour te dire avec cette voix morte
« Qu’il est d’autres amours encor que ceux d’ici.
« Tout immatériels et sans autre souci
« Qu’eux-mêmes, des amours d’âmes et de pensées.
« Ah ! que leur fait le Ciel ou l’Enfer. Enlacées,
« Les âmes, elles n’ont qu’elles-mêmes pour but !
« L’enfer pour elles, c’est que leur amour mourût,
« Et leur amour de son essence est immortelle !
« Hélas ! moi, je ne puis te suivre aux cieux, cruelle
« Et seule peine en ma damnation. Mais toi,
« Damne-toi ! Nous serons heureux à deux, la loi
« Des âmes, je te dis, c’est l’alme indifférence
« Pour la félicité comme pour la souffrance
« Si l’amour partagé leur fait d’intimes cieux.
« Viens afin que l’enfer, jaloux, voie, envieux,
« Deux damnés ajouter, comme on double un délice,
« Tous les feux de l’amour à tous ceux du supplice,
« Et se sourire en un baiser perpétuel ! »
— « Âme de mon époux, tu sais qu’il est réel

« Le repentir qui fait qu’en ce moment j’espère
« En la miséricorde ineffable du Père
« Et du Fils et du Saint-Esprit ! Depuis un mois
« Que j’expie, attendant la mort que je te dois,
« En ce cachot trop doux encor, nue et par terre,
« Le crime monstrueux et l’infâme adultère,
« N’ai-je pas, repassant ma vie en sanglotant,
« Ô mon Henry, pleuré des siècles cet instant
« Où j’ai pu méconnaître en loi celui qu’on aime ?
« Va, j’ai revu, superbe et doux, toujours le même,
« Ton regard qui parlait délicieusement,
« Et j’entends, et c’est là mon plus dur châtiment,
« Ta noble voix, et je me souviens des caresses !
« Or si tu m’as absous et si tu t’intéresses
« À mon salut, du haut des cieux, ô cher souci,
« Manifeste-toi, parle, et démens celui-ci
« Qui blasphème et vomit d’affreuses hérésies ! » —
— « Je te dis que je suis damné ! Tu t’extasies
« En terreurs vaines, ô ma Reine. Je te dis
« Qu’il te faut rebrousser chemin du Paradis,
« Vain séjour du bonheur banal et solitaire
« Pour l’amour avec moi ! Les amours de la terre
« Ont, tu le sais, de ces instants chastes et lents :
« L’âme veille, les sens se taisent somnolents,
« Le cœur qui se repose et le sang qui s’affaisse
« Font dans tout l’être comme une douce faiblesse.
« Plus de désirs fiévreux, plus d’élans énervants,
« On est des frères et des sœurs et des enfants,

« On pleure d’une intime et profonde allégresse,
« On est les cieux, on est la terre, enfin on cesse
« De vivre et de sentir pour s’aimer au delà,
« Et c’est l’éternité que je t’offre, prends-la !
« Au milieu des tourments nous serons dans la joie,
« Et le Diable aura beau meurtrir sa double proie,
« Nous rirons, et plaindrons ce Satan sans amour.
« Non, les Anges n’auront dans leur morne séjour
« Rien de pareil à ces délices inouïes ! » —

La Comtesse est debout, paumes épanouies.
Elle fait le grand cri des amours surhumains,
Puis se penche et saisit avec pâles mains
La tête qui, merveille ! a l’aspect de sourire.
Un fantôme de vie et de chair semble luire
Sur le hideux objet qui rayonne à présent
Dans un nimbe languissamment phosphorescent.
Un halo clair, semblable à des cheveux d’aurore,
Tremble au sommet et semble au vent flotter encore
Parmi le chant des cors à travers la forêt.
Les noirs orbites ont des éclairs, on dirait
De grands regrets de flamme et noirs. Le trou farouche
Au rire affreux, qui fut, Comte Henry, ta bouche,
Se transfigure rouge aux deux arcs palpitants
De lèvres qu’auréole un duvet de vingt ans,
Et qui pour un baiser se tendent savoureuses…
Et la Comtesse à la façon des amoureuses

Tient la tête terrible amplement, une main
Derrière et l’autre sur le front, pâle, en chemin
D’aller vers le baiser spectral, l’âme tendue,
Hoquetant, dilatant sa prunelle perdue
Au fond de ce regard vague qu’elle a devant…
Soudain elle recule, et d’un geste rêvant
(Ô femmes, vous avez ces allures de faire !)
Elle laisse tomber la tête qui profère
Une plainte, et, roulant, sonnant creux et longtemps :
— « Mon Dieu, mon Dieu, pitié ! Mes péchés pénitents
« Lèvent leurs pauvres bras vers ta bénévolence,
« Ô ne les souffre pas criant en vain ! Ô lance
« L’éclair de ton pardon qui tuera ce corps vil !
« Vois que mon âme est faible en ce dolent exil !
« Et ne la laisse pas au Mauvais qui la guette !
« Ô que je meure ! »
« Ô que je meure !Avec le bruit d’un corps qu’on jette,
La Comtesse à l’instant tombe morte, et voici :
Son Âme en blanc linceul, par l’espace éclairci
D’une douce clarté d’or blond qui flue et vibre
Monte au plafond ouvert désormais à l’air libre
Et d’une ascension lente va vers les cieux.
....................
La tête est là, et dardant en l’air ses sombres yeux
Et sautèle dans des attitudes étranges :
Telles dans les Assomptions des têtes d’anges,
Et la bouche vomit un gémissement long,
Et des orbites vont coulant de pleurs de plomb.


L’IMPÉNITENCE FINALE


À Catulle Mendès.


La petite marquise Osine est toute belle,
Elle pourrait aller grossir la ribambelle
Des folles de Watteau sous leur chapeau de fleurs
Et de soleil, mais comme on dit, elle aime ailleurs.
Parisienne en tout, spirituelle et bonne
Et mauvaise à ne rien redouter de personne,
Avec cet air mi-faux qui fait que l’on vous croit,
C’est un ange fait pour le monde qu’elle voit,
Un ange blond, et même on dit qu’il a des ailes.

Vingt soupirants, brûlés du feu des meilleurs zèles
Avaient en vain quêté leur main à ses seize ans,
Quand le pauvre marquis, quittant ses paysans
Comme il avait quitté son escadron, vint faire
Escale au Jockey ; vous connaissez son affaire
Avec la grosse Emma de qui — l’eussions-nous cru ?
Le bon garçon était absolument féru,

Son désespoir après le départ de la grue,
Le duel avec Gontran, c’est vieux comme la rue ;
Bref il vit la petite un jour dans un salon,
S’en éprit tout d’un coup comme un fou ; même l’on
Dit qu’il en oublia si bien son infidèle
Qu’on le voyait le jour d’ensuite avec Adèle.
Temps et mœurs ! La petite (on sait tout aux Oiseaux)
Connaissait le roman du cher, et jusques aux
Moindres chapitres : elle en conçut de l’estime.
Aussi quand le marquis offrit sa légitime
Et sa main contre sa menotte, elle dit : Oui,
Avec un franc parler d’allégresse inouï.
Les parents, voyant sans horreur ce mariage
(Le marquis était riche et pouvait passer sage),
Signèrent au contrat avec laisser-aller.
Elle qui voyait là quelqu’un à consoler
Ouït la messe dans une ferveur profonde.

Elle le consola deux ans. Deux ans du monde !

Mais tout passe !

Mais tout passe !Si bien qu’un jour elle attendait
Un autre et que cet autre atrocement tardait,
De dépit la voilà soudain qui s’agenouille
Devant l’image d’une Vierge à la quenouille
Qui se trouvait là, dans cette chambre en garni,
Demandant à Marie, en un trouble infini,

Pardon de son péché si grand, si cher encore,
Bien qu’elle croie au fond du cœur qu’elle l’abhorre.

Comme elle relevait son front d’entre ses mains,
Elle vit Jésus-Christ avec les traits humains
Et les habits qu’il a dans les tableaux d’église.
Sévère, il regardait tristement la marquise,
La vision flottait blanche dans un jour bleu
Dont les ondes, voilant l’apparence du lieu,
Semblaient envelopper d’une atmosphère élue
Osine qui semblait d’extase irrésolue
Et qui balbutiait des exclamations.
Des accords assoupis de harpe de Sions
Célestes descendaient et montaient par la chambre,
Et des parfums d’encens, de cinnamome et d’ambre.
Fluaient, et le parquet retentissait des pas
Mystérieux de pieds que l’on ne voyait pas,
Tandis qu’autour c’était, en décadences soyeuses,
Un grand frémissement d’ailes mystérieuses
La marquise restait à genoux, attendant.
Toute admiration peureuse, cependant.

Et le Sauveur parla :
Et le Sauveur parla :« Ma fille, le temps passe,
Et ce n’est pas toujours le moment de la grâce.
Profitez de cette heure, ou c’en est fait de vous. »

La vision cessa.


La vision cessa.Oui certes, il est doux
Le roman d’un premier amant. L’âme s’essaie,
C’est un jeune coureur à la première haie.
C’est si mignard qu’on croit à peine que c’est mal.
Quelque chose d’étonnamment matutinal.
On sort du mariage habitueux. C’est comme
Qui dirait la fleur aurorale de l’homme,
Et les baisers parmi cette fraîche clarté
Sonnent comme des cris d’alouette en été,
Ô le premier amant ! Souvenez-vous, mesdames ?
Vagissant et timide élancement des âmes
Vers le fruit défendu qu’un soupir révéla…
Mais le second amant d’une femme, voilà !
On a tout su. La faute est bien délibérée
Et c’est bien un nouvel état que l’on se crée,
Un autre mariage à soi-même avoué.
Plus de retour possible au foyer bafoué.
Le mari, débonnaire ou non, fait bonne garde
Et dissimule mal. Déjà rit et bavarde
Le monde hostile et qui sévirait au besoin.
Ah ! que l’aise de l’autre intrigue se fait loin,
Mais aussi cette fois comme on vit, comme on aime.
Tout le cœur est éclos en une fleur suprême.
Ah ! c’est bon ! Et l’on jette à ce feu tout remords,
On ne vit que pour lui, tous autres soins sont morts.
On est à lui, on n’est qu’à lui, c’est pour la vie,
Ce sera pour après la vie, et l’on défie
Les lois humaines et divines, car on est

Folle de corps et d’âme, et l’on ne reconnaît
Plus rien, et l’on ne sait plus rien, sinon qu’on l’aime !

Or cet amant était justement le deuxième
De la marquise, ce qui fait qu’un jour après,
— Ô sans malice et presque avec quelques regrets, —
Elle le revoyait pour le revoir encore.
Quant au miracle, comme une odeur s’évapore
Elle n’y pensa plus bientôt que vaguement.

Un matin, elle était dans son jardin charmant,
Un matin de printemps, un jardin de plaisance.
Les fleurs vraiment semblaient saluer sa présence,
Et frémissaient au vent léger, et s’inclinaient
Et les feuillages, verts tendrement, lui donnaient
L’aubade d’un timide et délicat ramage
Et les petits oiseaux volant à son passage,
Pépiaient à plaisir dans l’air tout embaumé
Des feuilles, des bourgeons et des gommes de mai.
Elle pensait à lui ; sa vue errait, distraite,
À travers l’ombre jeune et la pompe discrète
D’un grand rosier bercé d’un mouvement câlin,
Quand elle vit Jésus en vêtement de lin
Qui marchait, écartant les branches de l’arbuste
Et la couvait d’un long regard triste. Et le Juste
Pleurait. Et en tout un instant s’évanouit.
Elle se recueillait

Elle se recueillaitSoudain un petit bruit

Se fit. On lui portait en secret une lettre,
Une lettre de lui, qui lui marquait peut-être
Un rendez-vous.

Un rendez-vous. Elle ne put la déchirer.

....................

Marquis, pauvre marquis, qu’avez-vous à pleurer
Au chevet de ce lit de blanche mousseline ?
Elle est malade, bien malade.
Elle est malade, bien malade.« Sœur Aline,
A-t-elle un peu dormi ? »
A-t-elle un peu dormi ? »— « Mal, Monsieur le marquis. »
Et le marquis pleurait.
Et le marquis pleurait.« Elle est ainsi depuis
« Deux heures, somnolente et calme. Mais que dire
« De la nuit ? Ah ! Monsieur le marquis, quel délire ?
« Elle vous appelait, vous demandait pardon
« Sans cesse, encor, toujours, et tirait le cordon
« De sa sonnette. »
« De sa sonnette. »Et le marquis frappait sa tête
De ses deux poings et, fou dans sa douleur muette,
Marchait à grands pas sourds sur les tapis épais.
(Dès qu’elle fut malade, elle n’eut pas de paix
Qu’elle n’eût avoué ses fautes au pauvre homme
Qui pardonna.) La sœur reprit pâle : « Elle eut comme

« Un rêve, un rêve affreux. Elle voyait Jésus,
« Terrible sur la nue et qui marchait dessus,
« Un glaive dans la main droite et de la main gauche
« Qui ramait lentement comme une faux qui fauche,
« Écartant sa prière, et passait furieux. »
....................
Un prêtre saluant les assistants des yeux,
Entre.
Entre. Elle dort.
Entre. Elle dort. Ô ses paupières violettes !
Ô ses petites mains qui tremblent maigrelettes !
Ô tout son corps perdu dans des draps étouffants !

Regardez, elle meurt de la mort des enfants.
Et le prêtre anxieux se penche à son oreille.
Elle s’agite un peu, la voilà qui s’éveille,
Elle voudrait parler, la voilà qui s’endort
Plus pâle.
Plus pâle. Et le marquis : « Est-ce déjà la mort ? »
Et le docteur lui prend les deux mains et sort vite,

On l’enterrait hier matin. Pauvre petite !


DON JUAN PIPÉ


À François Coppée.


 Don Juan qui fut grand Seigneur en ce monde
Est aux enfers ainsi qu’un pauvre immonde
Pauvre, sans la barbe faite, et pouilleux,
Et si ce n’étaient la lueur de ses yeux
Et la beauté de sa maigre figure,
En le voyant ainsi quiconque jure
Qu’il est un gueux et non ce héros fier
Aux dames comme aux poêles si cher
Et dont l’auteur de ces humbles chroniques
Vous va parler sur des faits authentiques.

Il a son front dans ses mains et paraît
Penser beaucoup à quelque grand secret.
Il marche à pas douloureux sur la neige,
Car c’est son châtiment que rien n’allège
D’habiter seul et vêtu de léger
Loin de tout lieu où fleurit l’oranger

Et de mener ses tristes promenades
Sous un ciel veuf de toutes sérénades
Et qu’une lune morte éclaire assez
Pour expier tous ses soleils passés.
Il songe. Dieu peut gagner, car le Diable
S’est vu réduire à l’état pitoyable
De tourmenteur et de geôlier gagé
Pour être las trop tôt, et trop âgé.
Du Révolté de jadis il ne reste
Plus qu’un bourreau qu’on paie et qu’on moleste
Si bien qu’enfin la cause de l’Enfer
S’en va tombant comme un fleuve à la mer,
Au sein de l’alliance primitive.
Il ne faut pas que cette honte arrive.

Mais lui, don Juan, n’est pas mort et se sent
Le cœur vif comme un cœur d’adolescent
Et dans sa tête une jeune pensée
Couve et nourrit une force amassée ;
S’il est damné, c’est qu’il le voulut bien,
Il avait tout pour être un bon chrétien,
La foi, l’ardeur au ciel, et le baptême,
Et ce désir de volupté lui-même,
Mais s’étant découvert meilleur que Dieu,
Il résolut de se mettre en son lieu.
À cet effet, pour asservir les âmes
Il rendit siens d’abord les cœurs des femmes.
Toutes pour lui laissèrent là Jésus,

Et son orgueil jaloux monta dessus
Comme un vainqueur foule un champ de bataille.
Seule la mort pouvait être à sa taille
Il l’insulta, la défit. C’est alors
Qu’il vint à Dieu sans peur et sans remords
Il vint à Dieu, lui parla face à face
Sans qu’un institut hésitât son audace.

Le défiant Lui, son Fils et ses saints ?
L’affreux combat ! Très calme et les reins ceints
D’impiété cynique et de blasphème,
Ayant volé son verbe à Jésus même,
Il voyagea, funeste pèlerin,
Prêchant en chaire et chantant au lutrin,
Et le torrent amer de sa doctrine,
Parallèle à la parole divine,
Troublait la paix des simples et noyait
Toute croyance, et, grossi, s’enfuyait.
Il enseignait : « Juste, prends patience.
« Ton heure est proche. Et mets ta confiance
« En ton bon cœur. Sois vigilant pourtant,
« Et ton salut en sera sûr d’autant.
« Femmes, aimez vos maris et les vôtres
« Sans cependant abandonner les autres…
« L’amour est un dans tous et tous dans un,
« Afin qu’alors que tombe le soir brun
« L’ange des nuits n’abrite sous ses ailes
« Que cœurs mi-clos dans la paix fraternelle. »


Au mendiant errant dans la forêt
Il donnait un sol que s’il jurait.
Il ajoutait : « De ce que l’on invoque
« Le nom de Dieu celui-ci ne s’en choque,
« Bien au contraire, et tout est pour le mieux.
« Tiens, prends, et bois à ma santé, bon vieux. »
Puis il disait : « Celui-là prévarique
« Qui de sa chair faisant une bourrique
« La subordonne au soin de son salut
« Et lui désigne un trop servile but.

« La chair est sainte ! Il faut qu’on la vénère.
« C’est notre fille, enfants, et notre mère,
« Et c’est la fleur du jardin d’ici-bas !
« Malheur à ceux qui ne l’adorent pas !
« Car, non contents de renier leur être,
« Ils s’en vont reniant le divin maître,
« Jésus fait chair qui mourut sur la croix,
« Jésus fait chair qui de sa douce voix
« Ouvrait le cœur de la Samaritaine,
« Jésus fait chair qu’aima Madeleine ! »

À ce blasphème effroyable, voilà
Que le ciel de ténèbres se voila.
Et que la mer entre-choqua les îles.
On vit errer des formes dans les villes,
Les mains des morts sortirent des cercueils,
Ce ne fut plus que terreurs et que deuils,

Et Dieu voulant venger l’injure affreuse
Prit sa foudre en sa droite furieuse
Et maudissant don Juan, lui jeta bas
Son corps mortel, mais son âme, non pas !

Non pas son âme, on l’allait voir ! Et pâle
De mâle joie et d’audace infernale,
Le grand damné, royal sous ses haillons,
Promène autour son œil plein de rayons,
Et crie : « À moi l’Enfer ! ô vous qui fûtes
« Par moi guidés en vos sublimes chutes,
« Disciples de don Juan, reconnaissez
« Ici la voix qui vous a redressés.
« Satan est mort, Dieu mourra dans la fête,
« Aux armes pour la suprême conquête !

« Apprêtez-vous, vieillards et nouveau-nés,
« C’est le grand jour pour le tour des damnés. »
Il dit. L’écho frémit et va répandre
L’appel allier, et don Juan croit entendre
Un grand frémissement de tous côtés.
Ses ordres sont à coup sûr écoutés :
Le bruit s’accroît des clameurs de victoire.
Disant son nom et racontant sa gloire.
« À nous deux, Dieu stupide, maintenant ! »
Et don Juan a foulé d’un pied tonnant

Le sol qui tremble et la neige glacée
Qui semble fondre au feu de sa pensée…

 
Mais le voilà qui devient glace aussi
Et dans son cœur horriblement transi
Le sang s’arrête, et son geste se fige.
Il est statue, il est glace. Ô prodige
Vengeur du Commandeur assassiné !
Tout bruit s’éteint et l’Enfer réfréné
Rentre à jamais dans ses mornes cellules.
« Ô les rodomontades ridicules »,
Dit du dehors Quelqu’un qui ricanait,
« Contes prévus ! farces que l’on connaît !
« Morgue espagnole et fougue italienne !
« Don Juan, faut-il afin qu’il t’en souvienne,
« Que ce vieux Diable, encor que radoteur,
« Ainsi te prenne en délit de candeur ?
« Il est écrit de ne tenter… personne.
« L’Enfer ni ne se prend ni ne se donne.
« Mais avant tout, ami, retiens ce point :
« On est le Diable, on ne le devient point. »


AMOUREUSE DU DIABLE


À Stéphane Mallarmé.


Il parle italien avec un accent russe.
Il dit : « Chère, il serait précieux que je fusse
« Riche, et seul, tout demain et tout après-demain.
« Mais riche à paver d’or monnayé le chemin
« De l’Enfer, et si seul qu’il vous va falloir prendre
« Sur vous de m’oublier jusqu’à ne plus entendre
« Parler de moi sans vous dire de bonne foi :
« Qu’est-ce que ce monsieur Félice ? Il vend de quoi ? »

Cela s’adresse à la plus blanche des comtesses.

Hélas ! toute grandeur, toutes délicatesses,
Cœur d’or, comme l’on dit, âme de diamant,
Riche, belle, un mari magnifique et charmant
Qui lui réalisait toute chose rêvée,
Adorée, adorable, une Heureuse, la Fée,

La Reine, aussi la Sainte, elle était tout cela,
Elle avait tout cela.
Elle avait tout cela. Cet homme vint, vola
Son cœur, son âme, en fit sa maîtresse et sa chose
Et ce que la voilà dans ce doux peignoir rose
Avec ses cheveux d’or épars comme du feu,
Assise, et ses grands yeux d’azur tristes un peu.

Ce fut une banale et terrible aventure
Elle quitta de nuit l’hôtel. Une voiture
Attendait. Lui dedans, ils restèrent six mois
Sans que personne sût où ni comment. Parfois
On les disait partis à toujours. Le scandale
Fut affreux. Cette allure était par trop brutale
Aussi pour que le monde ainsi mis au défi
N’eût pas frémi d’une ire énorme et poursuivi
De ses langues les plus agiles l’insensée.
Elle, que lui faisait ? Toute à cette pensée,
Lui, rien que lui, longtemps avant qu’elle s’enfuît,
Ayant réalisé son avoir (sept ou huit
Millions en billets de mille qu’on liasse
Ne pèsent pas beaucoup et tiennent peu de place).
Elle avait tassé tout dans un coffret mignon
Et le jour du départ, lorsque son compagnon
Dont du rhum bu de trop rendait la voix plus tendre
L’interrogea sur ce colis qu’il voyait pendre
À son bras qui se lasse, elle répondit : « Ça,
C’est notre bourse. »

C’est notre bourse. » Ô tout ce qui se dépensa !
Il n’avait rien que sa beauté problématique
(D’autant pire) et que cet esprit dont il se pique
Et dont nous parlerons, comme de sa beauté,
Quand il faudra… Mais quel bourreau d’argent ! Prêté,
Gagné, volé ! Car il volait à sa manière,
Excessive, partant respectable en dernière
Analyse, et d’ailleurs respectée, et c’était
Prodigieux la vie énorme qu’il menait
Quand au bout de six mois ils revinrent.

Quand au bout de six mois ils revinrent. Le coffre
Aux millions (dont plus que quatre) est là qui s’offre
À sa main. Et pourtant cette fois — une fois
N’est pas coutume — il a gargarisé sa voix
Et remplacé son geste ordinaire de prendre
Sans demander, par ce que nous venons d’entendre.
Elle s’étonne avec douceur et dit : « Prends tout
« Si tu veux. »
« Si tu veux. » Il prend tout et sort.

« Si tu veux. » Il prend tout et sort. Un mauvais goût
Qui n’avait de pareil que sa désinvolture
Semblait pétrir le fond même de sa nature,
Et dans ses moindres mots, dans ses moindres clins d’yeux.
Faisait luire et vibrer comme un charme odieux.
Ses cheveux noirs étaient trop bouclés pour un homme
Ses yeux très grands, très verts, luisaient comme à Sodome.

Dans sa voix claire et lente, un serpent s’avançait,
Et sa tenue était de celles que l’on sait :
Du vernis, du velours, trop de linge, et des bagues.
D’antécédents, il en avait de vraiment vagues
Ou, pour mieux dire, pas. Il parut un beau soir,
L’autre hiver, à Paris, sans qu’aucun pût savoir
D’où venait ce petit monsieur, fort bien du reste
Dans son genre et dans son outrecuidance leste.
Il fit rage, eut des duels célèbres et causa
Des morts de femmes par amour dont on causa.
Comment il vint à bout de la chère comtesse,
Par quel philtre ce gnome insuffisant qui laisse
Une odeur de cheval et de femme après lui
A-t-il fait d’elle cette fille d’aujourd’hui ?
Ah ! ça, c’est le secret perpétuel que berce
Le sang des dames dans son plus joli commerce,
À moins que ce ne soit celui du Diable aussi.
Toujours est-il que quand le tour eut réussi
Ce fut du propre !
Ce fut du propre Absent souvent trois jours sur quatre,
Il rentrait ivre, assez lâche et vil pour la battre,
Et quand il voulait bien rester près d’elle un peu,
Il la martyrisait, en matière de jeu,
Par étalage de doctrines impossibles.
..................
« Mia, je ne suis pas d’entre les irascibles,
« Je suis le doux par excellence, mais tenez
« Ça m’exaspère, et je le dis à votre nez,

« Quand je vous vois l’œil blanc et la lèvre pincée.
« Avec je ne sais quoi d’étroit dans la pensée
« Parce que je reviens un peu soûl quelquefois.
« Vraiment, en seriez-vous à croire que je bois
« Pour boire, pour licher, comme vous autres chattes,
« Avec vos vins sucrés dans vos verres à pattes
« Et que l’Ivrogne est une forme du Gourmand ?
« Alors l’instinct qui vous dit ça ment plaisamment
« Et d’y prêter l’oreille un instant, quel dommage !
« Dites, dans un bon Dieu de bois est-ce l’image
« Que vous voyez et vers qui vos vœux vont monter ?
« L’Eucharistie est-elle un pain à cacheter
« Pur et simple, et l’amant d’une femme, si j’ose
« Parler ainsi, consiste-t-il en cette chose
« Unique d’un monsieur qui n’est pas son mari
« Et se voit de ce chef tout spécial chéri !
« Ah ! si je bois, c’est pour me soûler, non pour boire.
« Être soûl, vous ne savez pas quelle victoire
« C’est qu’on remporte sur la vie, et quel don c’est !
« On oublie, on revoit, on ignore et l’on sait ;
« C’est des mystères pleins d’aperçus, c’est du rêve
« Qui n’a jamais eu de naissance et ne s’achève
« Pas, et ne se meut pas dans l’essence d’ici ;
« C’est une espèce d’autre vie en raccourci,
« Un espoir actuel, un regret qui « rapplique »,
« Que sais-je encore ? Et quand la rumeur publique.
« Au préjugé qui hue un homme dans ce cas,
« C’est hideux, parce que bête, et je ne plains pas

 « Ceux ou celles qu’il bat à travers son extase,
« Ô que nenni !
..................
« Ô que nenni ! « Voyons, l’amour, c’est une phrase
« Sous un mot, — avouez, un écoute-s’il-pleut,
« Un calembour dont un chacun prend ce qu’il veut,
« Un peu de plaisir fin, beaucoup de grosse joie
« Selon le plus ou moins de moyens qu’il emploie,
« Ou, pour mieux dire, au gré de son tempérament,
« Mais, entre nous, le temps qu’on y perd ! Et comment !
« Vrai, c’est honteux que des personnes sérieuses
« Comme nous deux, avec ces vertus précieuses
« Que nous avons, du cœur, de l’esprit, — de l’argent,
« Dans un siècle que l’on peut dire intelligent
« Aillent !… »
..................
« Aillent !… » Ainsi de suite, et sa fade ironie
N’épargnait rien de rien dans sa blague infinie.
Elle écoutait le tout avec les yeux baissés
Des cœurs aimants à qui tous torts sont effacés,
Hélas !
Hélas ! L’après-demain et le lendemain se passent.
Il rentre et dit : « Altro ! Que voulez-vous que fassent
« Quatre pauvres petits millions contre un sort ?
« Ruinés, ruinés, je vous dis ! C’est la mort
« Dans l’âme que je vous le dis. »
« Dans l’âme que je vous le dis. » Elle frissonne
Un peu, mais sait que c’est arrivé.
Un peu, mais sait que c’est arriv— « Ça, personne,

« Même vous, diletta, ne me croit assez sot
« Pour demeurer ici dedans le temps d’un saut
« De puce. »
« De puce. »Elle pâlit très fort et frémit presque,
Et dit : « Va, je sais tout. » — « Alors c’est trop grotesque
Et vous jouer là sans atouts avec le feu.
— « Qui dit non ? » — « Mais je suis spécial à ce jeu. »
— « Mais si je veux, exclame-t-elle, être damnée ? »
— « C’est différent, arrange ainsi ta destinée,
Moi je sors. » — « Avec moi ! » — « Je ne puis aujourd’hui. »
Il a disparu sans autre trace de lui
Qu’une odeur de soufre et qu’un aigre éclat de rire.
Elle tire un petit couteau.
Elle tire un petit couteau. Le temps de luire
Et la lame est entrée à deux lignes du cœur.
Le temps de dire, en renfonçant l’acier vainqueur ;
« À toi, je t’aime ! » et la justice la recense.

Elle ne savait pas que l’Enfer c’est l’absence.



POÈMES SATURNIENS


Melancholia 
 9
 9
II. 
 11
 12
IV. 
 13
V. 
 14
VII. 
 16
VIII. 
 17
Eaux-fortes 
 18
II. 
 19
III. 
 21
 22
 23
Paysages tristes 
 26
VII. 
 36
Caprices 
 38
 38
 40
 43
 45
 46
 47
 51
 52
 54
 62
 75



 84
 91
 98
 99
 100
 101
 102
 105
 109



 127



Paysages belges 
 166
Aquarelles 
 182


SAGESSE




 261
 273



JADIS 
 297
 297
 300



Vers jeunes 
 357


À la manière de plusieurs 
 379
II. 
 381
IV. 
 383
VIII. 
 389
IX. 
 391
NAGUÈRE 
 392
  1. L’auteur prévient que le rythme et le dessin de cette ritournelle sont empruntés à un poème faisant partie du recueil de M. J.-T. de Saint-Germain : Les Roses de Noël (Mignon). Il a cru intéressant d’exploiter au profit d’un tout autre ordre d’idées une forme lyrique un peu naïve peut-être, mais assez harmonieuse toutefois dans sa maladresse même, et qui n’a point trop mal réussi, ce semble, à son inventeur, poète aimable.
  2. Saint Augustin
  3. Dante, le Purgatoire.