Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/P


Dictionnaire philosophique
1764

PAPISME[1].

LE PAPISTE ET LE TRÉSORIER.

le papiste.

Monseigneur a dans sa principauté des luthériens, des calvinistes, des quakers, des anabaptistes, et même des juifs ; et vous voudriez encore qu’il admît des unitaires !

le trésorier.

Si ces unitaires nous apportent de l’industrie et de l’argent, quel mal nous feront-ils ? Vous n’en serez que mieux payé de vos gages.

le papiste.

J’avoue que la soustraction de mes gages me serait plus douloureuse que l’admission de ces messieurs ; mais enfin ils ne croient pas que Jésus-Christ soit fils de Dieu.

le trésorier.
Que vous importe, pourvu qu’il vous soit permis de le croire, et que vous soyez bien nourri, bien vêtu, bien logé ? Les juifs sont bien loin de croire qu’il soit fils de Dieu, et cependant vous êtes fort aise de trouver ici des juifs sur qui vous placez votre argent à six pour cent. Saint Paul lui-même n’a jamais parlé de la divinité de Jésus-Christ ; il l’appelle franchement un homme : la mort, dit-il, est entrée dans le monde par le péché d’un seul homme..... le don de Dieu s’est répandu par la grâce d’un seul homme, qui est Jésus[2]. Et ailleurs : Vous êtes à Jésus, et Jésus est à Dieu.... Tous vos premiers Pères de l’Église ont pensé comme saint Paul : il est évident que pendant trois cents ans Jésus s’est contenté de son humanité ; figurez-vous que vous êtes un chrétien des trois premiers siècles.
le papiste.

Mais, monsieur, ils ne croient point à l’éternité des peines.

le trésorier.

Ni moi non plus ; soyez damné à jamais si vous voulez ; pour moi, je ne compte point du tout l’être.

le papiste.

Ah ! monsieur, il est bien dur de ne pouvoir damner à son plaisir tous les hérétiques de ce monde ! Mais la rage qu’ont les unitaires de rendre un jour les âmes heureuses n’est pas ma seule peine. Vous savez que ces monstres-là ne croient pas plus à la résurrection des corps que les saducéens ; ils disent que nous sommes tous anthropophages, que les particules qui composaient votre grand-père et votre bisaïeul, ayant été nécessairement dispersées dans l’atmosphère, sont devenues carottes et asperges, et qu’il est impossible que vous n’ayez mangé quelques petits morceaux de vos ancêtres.

le trésorier.

Soit ; mes petits-enfants en feront autant de moi, ce ne sera qu’un rendu ; il en arrivera autant aux papistes. Ce n’est pas une raison pour qu’on vous chasse des États de monseigneur, ce n’est pas une raison non plus pour qu’il en chasse les unitaires. Ressuscitez comme vous pourrez ; il m’importe fort peu que les unitaires ressuscitent ou non, pourvu qu’ils nous soient utiles pendant leur vie.

le papiste.

Et que direz-vous, monsieur, du péché originel qu’ils nient effrontément ? N’êtes-vous pas tout scandalisé quand ils assurent que le Pentateuque n’en dit pas un mot ; que l’évêque d’Hippone, saint Augustin, est le premier qui ait enseigné positivement ce dogme, quoiqu’il soit évidemment indiqué par saint Paul ?

le trésorier.

Ma foi, si le Pentateuque n’en a point parlé, ce n’est pas ma faute ; pourquoi n’ajoutiez-vous pas un petit mot du péché originel dans l’Ancien Testament, comme vous y avez, dit-on, ajouté tant d’autres choses ? Je n’entends rien à ces subtilités. Mon métier est de vous payer régulièrement vos gages quand j’ai de l’argent...



PARADIS[3].

Paradis : il n’y a guère de mot dont la signification se soit plus écartée de son étymologie. On sait assez qu’originairement il signifiait un lieu planté d’arbres fruitiers ; ensuite on donna ce nom à des jardins plantés d’arbres d’ombrage. Tels furent dans l’antiquité les jardins de Saana vers Éden dans l’Arabie Heureuse, connus si longtemps avant que les hordes des Hébreux eussent envahi une partie de la Palestine.

Ce mot paradis n’est célèbre chez les Juifs que dans la Genèse. Quelques auteurs juifs canoniques parlent de jardins ; mais aucun n’a jamais dit un mot du jardin nommé paradis terrestre. Comment s’est-il pu faire qu’aucun écrivain juif, aucun prophète juif, aucun cantique juif n’ait cité ce paradis terrestre dont nous parlons tous les jours ? Cela est presque incompréhensible. C’est ce qui a fait croire à plusieurs savants audacieux que la Genèse n’avait été écrite que très-tard.

Jamais les Juifs ne prirent ce verger, cette plantation d’arbres, ce jardin, soit d’herbes, soit de fleurs, pour le ciel.

Saint Luc est le premier qui fasse entendre le ciel par ce mot paradis, quand Jésus-Christ dit au bon larron[4] : « Tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis. »

Les anciens donnèrent le nom de ciel aux nuées : ce nom n’était pas convenable, attendu que les nuées touchent à la terre par les vapeurs dont elles sont formées, et que le ciel est un mot vague qui signifie l’espace immense dans lequel sont tant de soleils, de planètes et de comètes : ce qui ne ressemble nullement à un verger.

Saint Thomas dit qu’il y a trois paradis : le terrestre, le céleste, et le spirituel. Je n’entends pas trop la différence qu’il met entre le spirituel et le céleste. Le verger spirituel est, selon lui, la vision béatifique[5]. Mais c’est précisément ce qui constitue le paradis céleste, c’est la jouissance de Dieu même. Je ne prends pas la liberté de disputer contre l’ange de l’école. Je dis seulement : Heureux qui peut toujours être dans un de ces trois paradis !

Quelques savants curieux ont cru que le jardin des Hespérides, gardé par un dragon, était une imitation du jardin d’Éden gardé par un bœuf ailé, ou par un chérubin. D’autres savants plus téméraires ont osé dire que le bœuf était une mauvaise copie du dragon, et que les Juifs n’ont jamais été que de grossiers plagiaires ; mais c’est blasphémer, et cette idée n’est pas soutenable.

Pourquoi a-t-on donné le nom de paradis à des cours carrées au devant d’une église ?

Pourquoi a-t-on appelé paradis le rang des troisièmes loges à la comédie et à l’opéra ? Est-ce parce que ces places étant moins chères que les autres, on a cru qu’elles étaient faites pour les pauvres, et qu’on prétend que dans l’autre paradis il y a beaucoup plus de pauvres que de riches ? Est-ce parce que ces loges étant fort hautes, on leur a donné un nom qui signifie le ciel ? Il y a pourtant un peu de différence entre monter au ciel et monter aux troisièmes loges.

Que penserait un étranger arrivant à Paris, à qui un Parisien dirait : Voulez-vous que nous allions voir Pourceaugnac au paradis ?

Que d’incongruités, que d’équivoques dans toutes les langues ! Que tout annonce la faiblesse humaine !

Voyez l’article Paradis[6] dans le grand Dictionnaire encyclopédique ; il est assurément meilleur que celui-ci.

Paradis aux bienfaisants, disait toujours l’abbé de Saint-Pierre.



PARLEMENT DE FRANCE[7].

DEPUIS PHILIPPE LE BEL JUSQU’À CHARLES VII.

Parlement vient sans doute de parler ; et l’on prétend que parler venait du mot celte paler, dont les Cantabres et autres Espagnols firent palabra. D’autres assurent que c’est de parabola, et que de parabole on fit parlement. C’est là sans doute une érudition fort utile.

Il y a du moins je ne sais quelle apparence de doctrine plus sérieuse dans ceux qui vous disent que nous n’avons pu encore découvrir de monuments où se trouve le mot barbare parlamentum, que vers le temps des premières croisades.

On peut répondre : Le terme parlamentum était en usage alors pour signifier les assemblées de la nation : donc il était en usage très-longtemps auparavant. On n’inventa jamais un terme nouveau pour les choses ordinaires.

Philippe III, dans la charte de cet établissement à Paris, parle d’anciens parlements. Nous avons des séances de parlement judiciaire depuis 1254 ; et une preuve qu’on s’était servi souvent du mot général parlement, en désignant les assemblées de la nation. c’est que nous donnâmes ce nom à ces assemblées dès que nous avons écrit en langue française ; et les Anglais, qui prirent toutes nos coutumes, appelèrent parlement leurs assemblées des pairs.

Ce mot, source de tant d’équivoques, fut affecté à plusieurs autres corps, aux officiers municipaux des villes, à des moines, à des écoles : autre preuve d’un antique usage.

On ne répétera pas ici comment le roi Philippe le Bel, qui détruisit et forma tant de choses, forma une chambre de parlement à Paris, pour juger dans cette capitale les grands procès portés auparavant partout où se trouvait la cour ; comment cette chambre, qui ne siégeait que deux fois l’année, fut salariée par le roi à cinq sous par jour pour chaque conseiller juge. Cette chambre était nécessairement composée de membres amovibles, puisque tous avaient d’autres emplois : de sorte que qui était juge à Paris à la Toussaint allait commander les troupes à la Pentecôte.

Nous ne redirons point comment cette chambre ne jugea de longtemps aucun procès criminel ; comment les clercs ou gradués, enquêteurs établis pour rapporter les procès aux seigneurs conseillers juges, et non pour donner leurs voix, furent bientôt mis à la place de ces juges d’épée, qui rarement savaient lire et écrire.

On sait par quelle fatalité étonnante et funeste le premier procès criminel que jugèrent ces nouveaux conseillers gradués fut celui de Charles VII, leur roi, alors dauphin de France, qu’ils déclarèrent, sans le nommer, déchu de son droit à la couronne ; et comment, quelques jours après, ces mêmes juges, subjugués par le parti anglais dominant, condamnèrent le dauphin, le descendant de saint Louis, au bannissement perpétuel, le 3 janvier 1420 ; arrêt aussi incompétent qu’infâme, monument éternel de l’opprobre et de la désolation où la France était plongée, et que le président Hénault a tâché en vain de pallier dans son Abrégé aussi estimable qu’utile. Mais tout sort de sa sphère dans les temps de trouble. La démence du roi Charles VI, l’assassinat du duc de Bourgogne commis par les amis du dauphin, le traité solennel de Troyes, la défection de tout Paris et des trois quarts de la France, les grandes qualités, les victoires, la gloire, l’esprit, le bonheur de Henri V, solennellement déclaré roi de France, tout semblait excuser le parlement.

Après la mort de Charles VI, en 1422, et dix jours après ses obsèques, tous les membres du parlement de Paris jurèrent sur un missel, dans la grand’chambre, obéissance et fidélité au jeune roi d’Angleterre Henri VI, fils de Henri V ; et ce tribunal fit mourir une bourgeoise de Paris qui avait eu le courage d’ameuter plusieurs citoyens pour recevoir leur roi légitime dans sa capitale. Cette respectable bourgeoise fui exécutée avec tous les citoyens fidèles que le parlement put saisir. Charles VII érigea un autre parlement à Poitiers ; il fut peu nombreux, peu puissant, et point payé.

Quelques membres du parlement de Paris, dégoûtés des Anglais, s’y réfugièrent. Et enfin, quand Charles eut repris Paris, et donné une amnistie générale, les deux parlements furent réunis.

PARLEMENT. — L’ÉTENDUE DE SES DROITS.

Machiavel, dans ses remarques politiques sur Tite-Live, dit que les parlements font la force du roi de France. Il avait très-grande raison en un sens. Machiavel, Italien, voyait le pape comme le plus dangereux monarque de la chrétienté. Tous les rois lui faisaient la cour ; tous voulaient l’engager dans leurs querelles ; et quand il exigeait trop, quand un roi de France n’osait le refuser en face, ce roi avait son parlement tout prêt qui déclarait les prétentions du pape contraires aux lois du royaume, tortionnaires, abusives, absurdes. Le roi s’excusait auprès du pape en disant qu’il ne pouvait venir à bout de son parlement.

C’était bien pis encore quand le roi et le pape se querellaient. Alors les arrêts triomphaient de toutes les bulles, et la tiare était renversée par la main de la justice. Mais ce corps ne fit jamais la force des rois quand ils eurent besoin d’argent. Comme c’est avec ce seul ressort qu’on est sûr d’être toujours le maître, les rois en voulaient toujours avoir. Il en fallut d’abord demander aux états généraux. La cour du parlement de Paris, sédentaire et instituée pour rendre la justice, ne se mêla jamais de finance jusqu’à François Ier. La fameuse réponse du premier président Jean de La Vaquerie au duc d’Orléans (depuis Louis XII ) en est une preuve assez forte : « Le parlement est pour rendre justice au peuple ; les finances, la guerre, le gouvernement du roi, ne sont point de son ressort. »

On ne peut pardonner au président Hénault de n’avoir pas rapporté ce trait, qui servit longtemps de base au droit public en France, supposé que ce pays connût un droit public.

PARLEMENT. — DROIT D’ENREGISTRER.

Enregistrement, mémorial, journal, livre de raison. Cet usage fut de tout temps observé chez les nations policées, et fort négligé par les barbares qui vinrent fondre sur l’empire romain. Le clergé de Rome fut plus attentif : il enregistra tout, et toujours à son avantage. Les Visigoths, les Vandales, les Bourguignons, les Francs, et tous les autres sauvages n’avaient pas seulement de registres pour les mariages, les naissances et les morts. Les empereurs firent à la vérité, écrire leurs traités et leurs ordonnances ; elles étaient conservées tantôt dans un château, tantôt dans un autre ; et quand ce château était pris par quelque brigand, le registre était perdu. Il n’y a guère eu que les anciens actes déposés à la Tour de Londres qui aient subsisté. On n’en retrouva ailleurs que chez les moines, qui suppléèrent souvent par leur industrie à la disette des monuments publics.

Quelle loi peut-on avoir à ces anciens monuments après l’aventure des fausses décrétales qui ont été respectées, pendant cinq cents ans, autant et plus que l’Évangile ; après tant de faux martyrologes, de fausses légendes, et de faux actes ? Notre Europe fut trop longtemps composée d’une multitude de brigands qui pillaient tout, d’un petit nombre de faussaires qui trompèrent ces brigands ignorants, et d’une populace aussi abrutie qu’indigente, courbée vers la terre toute l’année pour nourrir tous ces gens-là.

On tient que Philippe-Auguste perdit son chartrier, ses titres ; on ne sait pas trop à quelle occasion, ni comment, ni pourquoi il faisait transporter aux injures de l’air des parchemins qu’il devait soigneusement enfermer sous la clef.

On croit qu’Étienne Boileau, prévôt de Paris du temps de saint Louis, fut le premier qui tint un journal, et qu’il fut imité par Jean de Montluc, greffier du parlement de Paris en 1313, et non en 1256, faute de pure inadvertance dans le grand dictionnaire, au mot Enregistrement[8].

Peu à peu les rois s’accoutumèrent à faire enregistrer au parlement plusieurs de leurs ordonnances, et surtout les lois que le parlement était obligé de maintenir.

C’est une opinion commune que la première ordonnance enregistrée est celle de Philippe de Valois sur ses droits de régale, en 1332, au mois de septembre, laquelle pourtant ne fut enregistrée qu’en 1334. Aucun édit sur les finances ne fut enregistré en cette cour, ni par ce roi, ni par ses successeurs, jusqu’à François Ier.

Charles V tint un lit de justice en 1374, pour faire enregistrer la loi qui fixe la majorité des rois à quatorze ans.

Une observation fort singulière est que l’érection de presque tous les parlements du royaume ne fut point présentée au parlement de Paris pour y être enregistrée et vérifiée.

Les traités de paix y furent quelquefois enregistrés : plus souvent on s’en dispensa. Rien n’a été stable et permanent, rien n’a été uniforme. L’on n’enregistra point le traité d’Utrecht, qui termina la funeste guerre de la succession d’Espagne ; on enregistra les édits qui établirent et qui supprimèrent les mouleurs de bois, les essayeurs de beurre, et les mesureurs de charbon.

REMONTRANCES DES PARLEMENTS.

Toute compagnie, tout citoyen a droit de porter ses plaintes au souverain par la loi naturelle qui permet de crier quand on souffre. Les premières remontrances du parlement de Paris furent adressées à Louis XI par l’exprès commandement de ce roi, qui, étant alors mécontent du pape, voulut que le parlement lui remontrât publiquement les excès de la cour de Rome. Il fut bien obéi ; le parlement était dans son centre ; il défendait les lois contre les rapines. Il montra que la cour romaine avait extorqué en trente années quatre millions six cent quarante-cinq mille écus de la France. Ces simonies multipliées, ces vols réels commis sous le nom de piété, commençaient à faire horreur. Mais la cour romaine ayant enfin apaisé et séduit Louis XI, il fit taire ceux qu’il avait fait si bien parler. Il n’y eut aucune remontrance sur les finances, du temps de Louis XI, ni de Charles VIII, ni de Louis XII : car il ne faut pas qualifier du nom de remontrances solennelles le refus que fit cette compagnie de prêter à Charles VIII cinquante mille francs pour sa malheureuse expédition d’Italie, en 1496. Le roi lui envoya le sire d’Albret, le sire de Rieux, gouverneur de Paris, le sire de Graville, amiral de France, et le cardinal du Maine, pour la prier de se cotiser pour lui prêter cet argent. Étrange députation ! Les registres portent que le parlement représenta « la nécessité et l’indigence du royaume, et le cas si piteux, quod non indiget manu scribentis ». Garder son argent n’était pas une de ces remontrances publiques au nom de la France.

Il en fit pour la grille d’argent de Saint-Martin, que François Ier acheta des chanoines, et dont il devait payer l’intérêt et le principal sur ses domaines. Voilà la première remontrance pour affaire pécuniaire.

Le seconde fut pour la vente de vingt charges de nouveaux conseillers au parlement de Paris, et de trente dans les provinces. Ce fut le cohancelier cardinal Duprat qui prostitua ainsi la justice. Cette honte aduré et s’est étendue sur toute la magistrature de la France depuis 1515 jusqu’à 1771, l’espace de deux cent cinquante-cinq ans, jusqu’à ce qu’un autre chancelier[9] ait commencé à effacer cette tâche.

Depuis ce temps le parlement remontra sur toutes sortes d’objets. Il était autorisé par l’édit paternel de Louis XII, père du peuple : « Qu’on suive toujours la loi, malgré les ordres contraires à la loi que l’importunité pourrait arracher au monarque. »

Après François Ier le parlement fut continuellement en querelle avec le ministère, ou du moins en défiance. Les malheureuses guerres de religion augmentèrent son crédit ; et plus il fut nécessaire, plus il fut entreprenant. Il se regardait comme le tuteur des rois dès le temps de François II. C’est ce que Charles IX lui reprocha au temps de sa majorité par ces propres mots :

« Je vous ordonne de ne pas agir avec un roi majeur comme vous avez fait pendant sa minorité ; ne vous mêlez pas des affaires dont il ne vous appartient pas de connaître ; souvenez-vous que votre compagnie n’a été établie par les rois que pour rendre la justice suivant les ordonnances du souverain. Laissez au roi et à son conseil les affaires d’État ; défaites-vous de l’erreur de vous regarder comme les tuteurs des rois, comme les défenseurs du royaume, et comme les gardiens de Paris. »

Le malheur des temps l’engagea dans le parti de la Ligue contre Henri III. Il soutint les Guises au point qu’après le meurtre de Henri de Guise et du cardinal son frère, il commença des procédures contre Henri III, et nomma deux conseillers, Pichon et Courtin, pour informer[10].

Après la mort de Henri III, il se déclara contre Henri le Grand. La moitié de ce corps était entraînée par la faction d’Espagne, et l’autre par un faux zèle de religion.

Henri IV eut un autre petit parlement auprès de lui ainsi que Charles VII. Il rentra comme lui dans Paris par des négociations secrètes plus que par la force, et il réunit les deux parlements ainsi que Charles VII en avait usé.

Tout le ministère du cardinal de Richelieu fut signalé par des résistances fréquentes de cette compagnie : résistances d’autant plus fermes qu’elles étaient approuvées de la nation.

On connaît assez la guerre de la Fronde, dans laquelle le parlement fut précipité par des factieux, La reine régente le transféra à Pontoise par une déclaration du roi son fils, déjà majeur, datée du 3 juillet 1652. Mais trois présidents seulement et quatorze conseillers obéirent.

Louis XIV, en 1655, après l’amnistie, vint à la grand’chambre, le fouet à la main, défendre les assemblées des chambres. En 1657 il ordonna l’enregistrement de tout édit, et ne permit les remontrances que dans la huitaine après l’enregistrement. Tout fut tranquille sous son règne.

SOUS LOUIS XV.

Le parlement de Paris avait déjà, du temps de la Fronde, établi l’usage de ne plus rendre la justice lorsqu’il se croyait lésé par le gouvernement. C’était un moyen qui semblait devoir forcer le ministère à plier sous ses volontés, sans qu’on eût une rébellion à lui reprocher comme dans la minorité de Louis XIV.

Il employa cette ressource en 1718, dans la minorité de Louis XV. Le duc d’Orléans, régent, l’exila à Pontoise en 1720.

La malheureuse bulle Unigenitus le mit quelquefois aux prises avec le cardinal de Fleury.

Il cessa encore ses fonctions en 1751, dans les petits troubles excités par Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, au sujet des billets de confession et des refus de sacrements.

Nouvelle cessation de service en 1753. Tout le corps fut exilé dans plusieurs villes de son ressort ; la grand’chambre le fut à Pontoise. Cet exil dura plus de quinze mois, depuis le 10 mai 1753 jusqu’au 27 auguste 1754. Le roi, dans cet espace de temps, fit rendre la justice par des conseillers d’État et des maîtres des requêtes. Très-peu de causes furent plaidées devant ce nouveau tribunal. La plupart de ceux qui étaient en procès aimèrent mieux s’accommoder ou attendre le retour du parlement. Il semblait que la chicane eût été exilée avec ceux qui étaient institués pour la réprimer.

On rappela enfin le parlementa ses fonctions, et il revint aux acclamations de toute la France.

Deux ans après son retour, les esprits étant plus aigris que jamais, le roi vint tenir un lit de justice à Paris, en 1756, le 13 décembre. Il supprima deux chambres du parlement, et fit plusieurs règlements pour mettre dans ce corps une police nouvelle. À peine fut-il sorti que tous les conseillers donnèrent leur démission, à la réserve des présidents à mortier, et de dix conseillers de grand’chambre.

La cour ne croyait pas alors pouvoir établir un nouveau tribunal à sa place. On fut de tous les côtés très-aigri et très-incertain.

L’attentat inconcevable de Damiens parut réconcilier pendant quelque temps le parlement avec la cour. Ce malheureux, non moins insensé que coupable, accusa sept membres du parlement dans une lettre qu’il osa dicter pour le roi même, et qui lui fut portée. Cette accusation absurde n’empêcha pas le roi de remettre au parlement même le jugement de Damiens, qui fut condamné au supplice de Ravaillac par ce qui restait de la grand’chambre. Plusieurs pairs et des princes du sang opinèrent.

Après l’exécution terrible du criminel, faite le 28 mars 1757, le ministère, engagé dans une guerre ruineuse et funeste, négocia avec ces mêmes officiers du parlement qui avaient donné leur démission ; les exilés furent rappelés.

Ce corps, à force d’avoir été humilié par la cour, eut plus d’autorité que jamais.

Il signala cette autorité en abolissant par un arrêt l’ordre des jésuites en France, et en les dépouillant de tous leurs biens (par l’arrêt du 6 auguste 1762). Rien ne le rendit plus cher à la nation. Il fut en cela parfaitement secondé par tous les parlements du royaume, et par toute la France.

Il s’unissait en effet avec ces autres parlements, et prétendait ne faire avec eux qu’un corps, dont il était le principal membre. Tous s’appelaient alors classes du parlement : celui de Paris était la première classe ; chaque classe faisait des remontrances sur les édits, et ne les enregistrait pas. Il y eut même quelques-uns de ces corps qui poursuivirent juridiquement les commandants de province envoyés à eux de la part du roi pour faire enregistrer. Quelques classes décernèrent des prises de corps contre ces officiers. Si ces décrets avaient été mis à exécution, il en aurait résulté un effet bien étrange. C’est sur les domaines royaux que se prennent les deniers dont on paye les frais de justice ; de sorte que le roi aurait payé de ses propres domaines les arrêts rendus par ceux qui lui désobéissaient contre ses officiers principaux qui avaient exécuté ses ordres.

[11]Le plus singulier de ces arrêts rendus contre les commandants des provinces, et en quelque sorte contre le roi lui-même, fut celui du parlement de Toulouse contre le duc de Fitz-James Berwick, en date du 17 décembre 1763 : « Ordonne que ledit duc de Fitz-James sera pris, saisi et arrêté en quelque endroit du royaume qu’il se trouve » : c’est-à-dire que les huissiers toulousains pouvaient saisir au corps le duc de Fitz-James dans la chambre du roi même, ou à sa chapelle de Versailles. La cour dissimula longtemps cet affront ; aussi elle en essuya d’autres.

Cette étonnante anarchie ne pouvait pas subsister : il fallait ou que la couronne reprit son autorité, ou que les parlements prévalussent.

On avait besoin dans les conjonctures si critiques d’un chancelier aussi hardi que L’Hospital : on le trouva. Il fallait changer toute l’administration de la justice dans le royaume, et elle fut changée.

Le roi commença par essayer de ramener le parlement de Paris ; il le fit venir à un lit de justice qu’il tint à Versailles le 7 décembre 1770, avec les princes, les pairs, et les grands officiers de la couronne. Là, il lui défendit de se servir jamais des termes d’unité, d’indivisibilité, et de classes ;

D’envoyer aux autres parlements d’autres mémoires que ceux qui sont spécifiés par les ordonnances ;

De cesser le service, sinon dans les cas que ces mêmes ordonnances ont prévus ;

De donner leur démission en corps ;

De rendre jamais d’arrêt qui retarde les enregistrements, le tout sous peine d’être cassés.

Le parlement, sur cet édit solennel, ayant encore cessé le service, le roi leur fit porter des lettres de jussion ; ils désobéirent. Nouvelles lettres de jussion, nouvelle désobéissance. Enfin le monarque, poussé à bout, leur envoya pour dernière tentative, le 20 janvier 1771, à quatre heures du matin, des mousquetaires qui portèrent à chaque membre un papier à signer. Ce papier ne contenait qu’un ordre de déclarer s’ils obéiraient, ou s’ils refuseraient. Plusieurs voulurent interpréter la volonté du roi ; les mousquetaires leur dirent qu’ils avaient ordre d’éviter les commentaires : qu’il fallait un oui ou non.

Quarante membres signèrent ce oui, les autres s’en dispensèrent. Les oui étant venus le lendemain au parlement avec leurs camarades, leur demandèrent pardon d’avoir accepté, et signèrent non ; tous furent exilés.

La justice fut encore administrée par les conseillers d’État et les maîtres des requêtes, comme elle l’avait été en 1753 ; mais ce ne fut que par provision. On tira bientôt de ce chaos un arrangement utile.

D’abord le roi se rendit aux vœux des peuples qui se plaignaient depuis des siècles de deux griefs, dont l’un était ruineux, l’autre honteux et dispendieux à la fois. Le premier était le ressort trop étendu du parlement de Paris, qui contraignait les citoyens de venir de cent cinquante lieues se consumer devant lui en frais, qui souvent excédaient le capital. Le second était la vénalité des charges de judicature, vénalité qui avait introduit la forte taxation des épices.

Pour réformer ces deux abus, six parlements nouveaux furent institués le 23 février de la même année, sous le titre de conseils supérieurs, avec injonction de rendre gratis la justice. Ces conseils furent établis dans Arras, Blois, Châlons, Clermont, Lyon, Poitiers (en suivant l’ordre alphabétique). On y en ajouta d’autres depuis.

Il fallait surtout former un nouveau parlement à Paris, lequel serait payé par le roi sans acheter ses places, et sans rien exiger des plaideurs. Cet établissement fut fait le 13 avril 1771. L’opprobre de la vénalité, dont François Ier et le chancelier Duprat avaient malheureusement souillé la France, fut lavé par Louis XV et par les soins du chancelier de Maupeou, second du nom. On finit par la réforme de tous les parlements, et on espéra de voir réformer la jurisprudence[12]. On fut trompé : rien ne fut réformé. Louis XVI rétablit avec sagesse les parlements que Louis XV avait cassés avec justice. Le peuple vit leur retour avec des transports de joie.



PARLEMENT D’ANGLETERRE[13].



PASSIONS[14].

LEUR INFLUENCE SUR LE CORPS, ET CELLE DU CORPS SUR ELLES.

Dis-moi, docteur (je n’entends pas un docteur en médecine qui sait quelque chose, qui a longtemps examiné les sinuosités du cervelet, qui a recherché si les nerfs ont un suc circulant, qui a fouillé en vain dans des matrices pour voir comment un être pensant s’y forme, et qui connaît tout ce qu’on peut connaître de notre machine ; hélas ! j’entends un docteur en théologie), je t’adjure par la raison au nom de laquelle tu frémis : dis-moi pourquoi, ayant vu faire à ta servante un mouvement de gauche à droite, et de droite à gauche, formé par le muscle glutéus et par le vaste externe, sur-le-champ ton imagination s’alluma : deux muscles érecteurs, qui partent de l’ischion, donnèrent un mouvement de perpendicule à ton phallus. Ses corps caverneux se remplirent de sang ; tu introduisis ton balanus intra vaginam de ta servante ; et ton balanus frottant suum clitorida lui donna comme à toi un plaisir d’une ou deux secondes, dont ni elle ni toi ne connaîtront jamais la cause, et dont naîtra cependant un être pensant, tout pourri du péché originel. Quel rapport, je te prie, de toute cette action avec un mouvement du muscle glutéus de ta gouvernante ? Tu auras beau relire Sanchez et Thomas d’Aquin, et Scot et Bonaventure, tu ne sauras jamais un mot de cette mécanique incompréhensible, par laquelle l’éternel architecte dirige tes idées, tes désirs, tes actions, et fait naître un petit bâtard de prêtre, prédestiné à la damnation de toute éternité.

Le lendemain matin, après avoir pris ton chocolat, ta mémoire te retrace l’image du plaisir que tu goûtas la veille, et tu recommences. Conçois-tu, mon gros automate, ce que c’est que cette mémoire qui t’est commune avec tous les animaux ? Sais-tu quelles fibres rappellent tes idées, et peignent dans ton cerveau les voluptés de la veille par un sentiment continué, qui a dormi avec toi et qui s’est réveillé avec toi ? Le docteur me répond, après Thomas d’Aquin, que tout cela est une production de son âme végétative, de son âme sensitive, et de son âme intellectuelle, qui toutes trois composent une âme, laquelle n’étant point étendue agit évidemment sur un corps étendu.

Je vois à son air embarrassé qu’il a balbutié des mots dont il n’a aucune idée ; et je lui dis enfin : Docteur, si tu conviens malgré toi que tu ne sais ce que c’est qu’une âme, et que tu as parlé toute ta vie sans t’entendre, que ne l’avoues-tu en honnête homme ? Que ne conclus-tu ce qu’il faut conclure de la prémotion physique du docteur Boursier, et de certains endroits de Malebranche, et surtout de ce sage Locke si supérieur à Malebranche ? Que ne conclus-tu, dis-je, que ton âme est une faculté que Dieu t’a donnée, sans te dire son secret, ainsi qu’il t’en a donné tant d’autres ? Apprends que plusieurs raisonneurs prétendent qu’à proprement parler il n’y a que le pouvoir inconnu du divin Demiourgos et ses lois inconnues qui opèrent tout en nous ; et qu’à parler encore mieux, nous ne saurons jamais de quoi il s’agit.

Mon homme se fâche ; le sang lui monte au visage. Il me battrait s’il était le plus fort, et s’il n’était retenu par les bienséances. Son cœur se gonfle ; la systole et la diastole se font irrégulièrement ; son cervelet est comprimé ; il tombe en apoplexie. Quel rapport y avait-il donc entre ce sang, ce cœur, ce cervelet, et une vieille opinion du docteur qui était contraire à la mienne ? Un esprit pur, intellectuel, tombe-t-il en syncope quand on n’est pas de son avis ? J’ai proféré des sons ; il a proféré des sons ; et le voilà en apoplexie, le voilà mort.

Je suis à table, moi et mon âme, en Sorbonne, au prima mensis, avec cinq ou six docteurs, socii sorbonici. On nous donne d’un mauvais vin frelaté : d’abord nos âmes sont folles ; une demi-heure après, nos âmes sont stupides, elles sont nulles ; et le lendemain, nos mêmes docteurs donnent un beau décret par lequel l’âme, ne tenant point de place et étant absolument immatérielle, est logée matériellement dans le corps calleux, pour faire leur cour au chirurgien La Peyronie[15].

Un convive est à table gaiement. On lui apporte une lettre qui lui inspire l’étonnement, la tristesse, et la crainte. Dans l’instant même les muscles de son ventre se contractent et se relâchent ; le mouvement péristaltique des intestins s’augmente ; le sphincter du rectum s’ouvre avec une petite convulsion, et mon homme, au lieu d’achever son dîner, fait une copieuse évacuation. Dis-moi donc quelle connexion secrète la nature a mise entre une idée et une selle ?

De tous ceux qu’on a trépanés, il y en a toujours plusieurs qui restent imbéciles. On a donc offensé les fibres pensantes de leur cerveau : et où sont ces fibres pensantes ? Sanchez ! ô magister De Grillandis, Tamponel, Riballier ! ô Cogé pecus, régent de seconde et recteur de l’Université, rendez-moi raison nettement de tout cela, si vous pouvez.

Comme j’écrivais ces choses au mont Krapack, pour mon instruction particulière, on m’a apporté le livre de la Médecine de l’esprit du docteur Camus, professeur en médecine de l’Université de Paris, J’ai espéré d’y voir la solution de toutes mes difficultés. Qu’y ai-je trouvé ? Rien. Ah ! monsieur Camus, vous n’avez pas fait avec esprit la Médecine de l’esprit. C’est lui qui recommande fortement le sang d’ânon, tiré derrière l’oreille, comme un spécifique contre la folie. « Cette vertu du sang d’âne, dit-il, réintègre l’âme dans ses fonctions. » Il prétend aussi qu’on guérit les fous en leur donnant la gale. Il assure de plus que pour avoir de la mémoire il faut manger du chapon, du levraut et des alouettes, et surtout se bien garder des ognons et du beurre. Cela fut imprimé en 1769[16] avec approbation et privilége du roi. Et on mettait sa santé entre les mains de maître Camus, professeur en médecine ! Pourquoi n’aurait-il pas été premier médecin du roi ? Pauvres marionnettes de l’éternel Demiourgos, qui ne savons ni pourquoi ni comment une main invisible fait mouvoir nos ressorts, et ensuite nous jette et nous entasse dans la boîte ! Répétons plus que jamais avec Aristote : Tout est qualité occulte.



PATRIE[17].
SECTION PREMIÈRE.

Nous nous bornerons ici, selon notre usage, à proposer quelques questions que nous ne pouvons résoudre.

Un juif a-t-il une patrie ? S’il est né à Coïmbre, c’est au milieu d’une troupe d’ignorants absurdes qui argumenteront contre lui, et auxquels il ferait des réponses absurdes s’il osait répondre. Il est surveillé par des inquisiteurs qui le feront brûler s’ils savent qu’il ne mange point de lard, et tout son bien leur appartiendra. Sa patrie est-elle à Coïmbre ? Peut-il aimer tendrement Coïmbre ? Peut-il dire comme dans les Horaces de Pierre Corneille (acte Ier, scène ire et acte IIe scène iiie) :

Albe, mon cher pays et mon premier amour...
Mourir pour le pays est un si digne sort
Qu’on briguerait en foule une si belle mort.

— Tarare !

Sa patrie est-elle Jérusalem ? Il a ouï dire vaguement qu’autrefois ses ancêtres, quels qu’ils fussent, ont habité ce terrain pierreux et stérile, bordé d’un désert abominable, et que les Turcs sont maîtres aujourd’hui de ce petit pays, dont ils ne retirent presque rien. Jérusalem n’est pas sa patrie. Il n’en a point ; il n’a pas sur la terre un seul pied qui lui appartienne.

Le Guèbre, plus ancien et cent fois plus respectable que le Juif, esclave des Turcs ou des Persans, ou du Grand Mogol, peut-il compter pour sa patrie quelques pyrées qu’il élève en secret sur des montagnes ?

Le Banian, l’Arménien, qui passent leur vie à courir dans tout l’Orient, et à faire le métier de courtiers, peuvent-ils dire ma chère patrie, ma chère patrie ? Ils n’en ont d’autre que leur bourse et leur livre de compte.

Parmi nos nations d’Europe, tous ces meurtriers qui louent leurs services, et qui vendent leur sang au premier roi qui veut les payer, ont-ils une patrie ? Ils en ont bien moins qu’un oiseau de proie qui revient tous les soirs dans le creux du rocher où sa mère fit son nid.

Les moines oseraient-ils dire qu’ils ont une patrie ? Elle est, disent-ils, dans le ciel ; à la bonne heure, mais dans ce monde je ne leur en connais pas.

Ce mot de patrie sera-t-il bien convenable dans la bouche d’un Grec, qui ignore s’il y eut jamais un Miltiade, un Agésilas, et qui sait seulement qu’il est l’esclave d’un janissaire, lequel est esclave d’un aga, lequel est esclave d’un bacha, lequel est esclave d’un vizir, lequel est esclave d’un padisha, que nous appelons à Paris le Grand Turc ?

Qu’est-ce donc que la patrie ? ne serait-ce pas par hasard un bon champ, dont le possesseur, logé commodément dans une maison bien tenue, pourrait dire : Ce champ que je cultive, cette maison que j’ai bâtie, sont à moi ; j’y vis sous la protection des lois, qu’aucun tyran ne peut enfreindre ? Quand ceux qui possèdent, comme moi, des champs et des maisons, s’assemblent pour leurs intérêts communs, j’ai ma voix dans cette assemblée ; je suis une partie du tout, une partie de la communauté, une partie de la souveraineté : voilà ma patrie. Tout ce qui n’est pas cette habitation d’hommes n’est-il pas quelquefois une écurie de chevaux sous un palefrenier qui leur donne à son gré des coups de fouet ? On a une patrie sous un bon roi ; on n’en a point sous un méchant.

SECTION II[18].

Un jeune garçon pâtissier qui avait été au collége, et qui savait encore quelques phrases de Cicéron, se donnait un jour les airs d’aimer sa patrie. « Qu’entends-tu par ta patrie ? lui dit un voisin ; est-ce ton four ? est-ce le village où tu es né, et que tu n’as jamais revu ? est-ce la rue où demeuraient ton père et ta mère, qui se sont ruinés, et qui t’ont réduit à enfourner des petits pâtés pour vivre ? est-ce l’Hôtel de Ville, où tu ne seras jamais clerc d’un quartinier ? est-ce l’église de Notre-Dame, où tu n’as pu parvenir à être enfant de chœur, tandis qu’un homme absurde est archevêque et duc avec vingt mille louis d’or de rente ? »

Le garçon pâtissier ne sut que répondre. Un penseur, qui écoutait cette conversation, conclut que dans une patrie un peu étendue il y avait souvent plusieurs millions d’hommes qui n’avaient point de patrie.

Toi, voluptueux Parisien, qui n’as jamais fait d’autre grand voyage que celui de Dieppe pour y manger de la marée fraîche : qui ne connais que ta maison vernie de la ville, ta jolie maison de campagne, et ta loge à cet Opéra où le reste de l’Europe s’obstine à s’ennuyer ; qui parles assez agréablement ta langue parce que tu n’en sais point d’autre, tu aimes tout cela, et tu aimes encore les filles que tu entretiens, le vin de Champagne qui t’arrive de Reims, tes rentes que l’Hôtel de Ville te paye tous les six mois, et tu dis que tu aimes ta patrie !

En conscience, un financier aime-t-il cordialement sa patrie ?

L’officier et le soldat qui dévasteront leur quartier d’hiver, si on les laisse faire, ont-ils un amour bien tendre pour les paysans qu’ils ruinent ?

Où était la patrie du duc de Guise le balafré ? Était-ce à Nancy, à Paris, à Madrid, à Rome ?

Quelle patrie aviez-vous, cardinaux de La Balue, Duprat, Lorraine, Mazarin ?

Où fut la patrie d’Attila et de cent héros de ce genre, qui en courant toujours n’étaient jamais hors de leur chemin ?

Je voudrais bien qu’on me dit quelle était la patrie d’Abraham.

Le premier qui a écrit que la patrie est partout où l’on se trouve bien est, je crois, Euripide, dans son Phaéton :

Ὡς πανταχοῦ γε πατρὶς ἡ βόσϰουσα γῆ (Hôs pantachou ge patris hê boskousa gê).

Mais le premier homme qui sortit du lieu de sa naissance pour chercher ailleurs son bien-être l’avait dit avant lui.

SECTION III[19].

Une patrie est composée de plusieurs familles ; et comme on soutient communément sa famille par amour-propre, lorsqu’on n’a pas un intérêt contraire, on soutient par le même amour-propre sa ville ou son village, qu’on appelle sa patrie.

Plus cette patrie devient grande, moins on l’aime, car l’amour partagé s’affaiblit. il est impossible d’aimer tendrement une famille trop nombreuse qu’on connaît à peine.

Celui qui brille de l’ambition d’être édile, tribun, préteur, consul, dictateur, crie qu’il aime sa patrie, et il n’aime que lui-même. Chacun veut être sûr de pouvoir coucher chez soi sans qu’un autre homme s’arroge le pouvoir de l’envoyer coucher ailleurs ; chacun veut être sûr de sa fortune et de sa vie. Tous formant ainsi les mêmes souhaits, il se trouve que l’intérêt particulier devient l’intérêt général : on fait des vœux pour la république, quand on n’en fait que pour soi-même.

Il est impossible qu’il y ait sur la terre un État qui ne se soit gouverné d’abord en république ; c’est la marche naturelle de la nature humaine. Quelques familles s’assemblent d’abord contre les ours et contre les loups ; celle qui a des grains en fournit en échange à celle qui n’a que du bois.

Quand nous avons découvert l’Amérique, nous avons trouvé toutes les peuplades divisées en république ; il n’y avait que deux royaumes dans toute cette partie du monde. De mille nations nous n’en trouvâmes que deux subjuguées.

Il en était ainsi de l’ancien monde ; tout était république en Europe, avant les roitelets d’Étrurie et de Rome. On voit encore aujourd’hui des républiques en Afrique. Tripoli, Tunis, Alger, vers notre septentrion, sont des républiques de brigands. Les Hottentots, vers le midi, vivent encore comme on dit qu’on vivait dans les premiers âges du monde, libres, égaux entre eux, sans maîtres, sans sujets, sans argent, et presque sans besoins. La chair de leurs moutons les nourrit, leur peau les habille, des huttes de bois et de terre sont leurs retraites : ils sont les plus puants de tous les hommes, mais ils ne le sentent pas ; ils vivent et ils meurent plus doucement que nous.

Il reste dans notre Europe huit républiques sans monarques. Venise, la Hollande, la Suisse, Gènes, Lucques, Raguse, Genève, et Saint-Marin[20]. On peut regarder la Pologne, la Suède, l’Angleterre, comme des républiques sous un roi ; mais la Pologne est la seule qui en prenne le nom.

Or, maintenant, lequel vaut mieux que votre patrie soit un État monarchique, ou un État républicain? Il y a quatre mille ans qu’on agite cette question. Demandez la solution aux riches, ils aiment tous mieux l’aristocratie ; interrogez le peuple, il veut la démocratie : il n’y a que les rois qui préfèrent la royauté[21]. Comment est-il donc possible que presque toute la terre soit gouvernée par des monarques ? Demandez-le aux rats, qui proposèrent de pendre une sonnette au cou du chat[22]. Mais, en vérité, la véritable raison est, comme on l’a dit[23], que les hommes sont très-rarement dignes de se gouverner eux-mêmes.

Il est triste que souvent pour être bon patriote on soit l’ennemi du reste des hommes. L’ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours en opinant au sénat : « Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage. » Être bon patriote, c’est souhaiter que sa ville s’enrichisse par le commerce, et soit puissante par les armes. Il est clair qu’un pays ne peut gagner sans qu’un autre perde, et qu’il ne peut vaincre sans faire des malheureux.

Telle est donc la condition humaine, que souhaiter la grandeur de son pays c’est souhaiter du mal à ses voisins. Celui qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande, ni plus petite, ni plus riche, ni plus pauvre, serait le citoyen de l’univers[24].


PAUL.
SECTION PREMIÈRE[25].
QUESTIONS SUR PAUL.

Paul était-il citoyen romain comme il s’en vante ? S’il était de Tarsis en Cilicie, Tarsis ne fut colonie romaine que cent ans après lui ; tous les antiquaires en sont d’accord. S’il était de la petite ville ou bourgade de discale, comme saint Jérôme l’a cru[26], cette ville était dans la Galilée ; et certainement les Galiléens n’étaient pas citoyens romains.

Est-il vrai que Paul n’entra dans la société naissante des chrétiens, qui étaient alors demi-juifs, que parce que Gamaliel, dont il avait été le disciple, lui refusa sa fille en mariage ? Il me semble que cette accusation ne se trouve que dans les Actes des apôtres reçus par les ébionites, actes rapportés et réfutés par l’évêque Épiphane, dans son xxxe chapitre.

Est-il vrai que sainte Thècle vint trouver saint Paul, déguisée en homme ? Et les Actes de sainte Thècle sont-ils recevables ? Tertullien, dans son livre du baptême, chapitre xviie, tient que cette histoire fut écrite par un prêtre attaché à Paul. Jérôme, Cyprien, en réfutant la fable du lion baptisé par sainte Thècle, affirment la vérité de ces Actes. C’est là que se trouve un portrait de saint Paul qui est assez singulier : « Il était gros, court, large d’épaules ; ses sourcils noirs se joignaient sur son nez aquilin, ses jambes étaient crochues, sa tête chauve, et il était rempli de la grâce du Seigneur. »

C’est à peu près ainsi qu’il est dépeint dans le Philopatris de Lucien, à la grâce du Seigneur près, dont Lucien n’avait malheureusement aucune connaissance.

Peut-on excuser Paul d’avoir repris Pierre, qui judaïsait, quand lui-même alla judaïser huit jours dans le temple de Jérusalem ?

Lorsque Paul fut traduit devant le gouverneur de Judée par les Juifs, pour avoir introduit des étrangers dans le temple, fit-il bien de dire à ce gouverneur que c’était « pour la résurrection des morts qu’on lui faisait son procès », tandis qu’il ne s’agissait point de la résurrection des morts[27] ?

Paul fit-il bien de circoncire son disciple Timothée, après avoir écrit aux Galates : « Si vous vous faites circoncire, Jésus ne vous servira de rien » ?

Fit-il bien d’écrire aux Corinthiens, chapitre ix : « N’avons-nous pas le droit de vivre à vos dépens et de mener avec nous une femme ? etc. » Fit-il bien d’écrire aux Corinthiens dans sa seconde Épitre : « Je ne pardonnerai à aucun de ceux qui ont péché, ni aux autres » ? Que penserail-on aujourd’hui d’un homme qui prétendrait vivre à nos dépens, lui et sa femme, nous juger, nous punir, et confondre le coupable et l’innocent ?

Qu’entend-on par le ravissement de Paul au troisième ciel ? Qu’est-ce qu’un troisième ciel ?

Quel est enfin le plus vraisemblable (humainement parlant), ou que Paul se soit fait chrétien pour avoir été renversé de son cheval par une grande lumière en plein midi, et qu’une voix céleste lui ait crié : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » ou bien que Paul ait été irrité contre les pharisiens, soit pour le refus de Gamaliel de lui donner sa fille, soit par quelque autre cause ?

Dans toute autre histoire le refus de Gamaliel ne semblerait-il pas plus naturel qu’une voix céleste, si d’ailleurs nous n’étions pas obligés de croire ce miracle ?

Je ne fais aucune de ces questions que pour m’instruire, et j’exige de quiconque voudra m’instruire qu’il parle raisonnablement.

SECTION II[28].

Les Épîtres de saint Paul sont si sublimes qu’il est souvent difficile d’y atteindre.

Plusieurs jeunes bacheliers demandent ce que signifient précisément ces paroles[29] : « Tout homme qui prie et qui prophétise avec un voile sur sa tête souille sa tête. »

Que veulent dire celles-ci[30] : « J’ai appris du Seigneur que la nuit même qu’il fut saisi, il prit du pain » ?

Comment peut-il avoir appris cela de Jésus-Christ, auquel il n’avait jamais parlé, et dont il avait été le plus cruel ennemi sans l’avoir jamais vu ? Est-ce par inspiration ? Est-ce par le récit de ses disciples ? Est-ce lorsqu’une lumière céleste le fit tomber de cheval ? Il ne nous en instruit pas.

Et celles-ci encore[31] : « La femme sera sauvée si elle fait des enfants » ?

C’est assurément encourager la population ; il ne paraît pas que Paul ait fondé des couvents de filles.

Il traite d’impies[32], d’imposteurs, de diaboliques, de consciences gangrenées, ceux qui prêchent le célibat et l’abstinence des viandes.

Ceci est bien plus fort. Il semble qu’il proscrive moines, nonnes, jours de jeûne. Expliquez-moi cela, tirez-moi d’embarras.

Que dire sur les passages où il recommande aux évêques de n’avoir qu’une femme[33] ? Unius uxoris virum.

Cela est positif. Jamais il n’a permis qu’un évêque eût deux femmes, lorsque les grands-pontifes juifs pouvaient en avoir plusieurs.

Il dit positivement que « le jugement dernier se fera de son temps, que Jésus descendra dans les nuées comme il est annoncé dans saint Luc[34], que lui Paul montera dans l’air pour aller au-devant de lui avec les habitants de Thessalonique ».

La chose est-elle arrivée ? est-ce une allégorie, une figure ? croyait-il en effet qu’il ferait ce voyage ? croyait-il avoir fait celui du troisième ciel ? qu’est-ce que ce troisième ciel ? comment irait-il dans l’air ? y a-t-il été ?

« Que le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ[35], le père de gloire, vous donne l’esprit de sagesse. »

Est-ce là reconnaître Jésus pour le même Dieu que le père ?

« Il a opéré sa puissance sur Jésus en le ressuscitant et le mettant à sa droite. »

Est-ce là constater la divinité de Jésus ?

« Vous avez rendu Jésus de peu inférieur aux anges en le couronnant de gloire[36]. »

S’il est inférieur aux anges, est-il Dieu ?

« Si par le délit d’un seul plusieurs sont morts[37], la grâce et le don de Dieu ont plus abondé par la grâce d’un seul homme, qui est Jésus-Christ. »

Pourquoi l’appeler toujours homme, et jamais Dieu ?

« Si à cause du péché d’un seul homme la mort a régné, l’abondance de grâce régnera bien davantage par un seul homme, qui est Jésus-Christ. »

Toujours homme, jamais Dieu, excepté un seul endroit contesté par Érasme, par Grotius, par Leclerc, etc.

« Nous sommes enfants de Dieu[38], et cohéritiers de Jésus-Christ. »

N’est-ce pas toujours regarder Jésus comme l’un de nous, quoique supérieur à nous par les grâces de Dieu ?

« À Dieu seul sage, honneur et gloire par Jésus-Christ. »

Ce mot Dieu seul ne semble-t-il pas exclure Jésus de la Divinité ?

Comment entendre tous ces passages à la lettre sans craindre d’offenser Jésus-Christ ? Comment les entendre dans un sens plus relevé sans craindre d’offenser Dieu le père ?

Il y en a plusieurs de cette espèce qui ont exercé l’esprit des savants. Les commentateurs se sont combattus ; et nous ne prétendons pas porter la lumière où ils ont laissé l’obscurité. Nous nous soumettons toujours de cœur et de bouche à la décision de l’Église.

Nous avons eu aussi quelque peine à bien pénétrer les passages suivants :

« Votre circoncision profite si vous observez la loi juive[39] ; mais si vous êtes prévaricateurs de la loi, votre circoncision devient prépuce.

« Or nous savons que tout ce que la loi dit à ceux qui sont dans la loi, elle le dit afin que toute bouche soit obstruée[40], et que tout le monde soit soumis à Dieu parce que toute chair ne sera pas justifiée devant lui par les œuvres de la loi, car par la loi vient la connaissance du péché. Car un seul Dieu justifie la circoncision par la foi, et le prépuce par la foi. Détruisons-nous donc la loi par la foi ; à Dieu ne plaise !

« Car si Abraham a été justifié par ses œuvres, il en a gloire, mais non chez Dieu[41]. »

Nous osons dire que l’ingénieux et profond dom Calmet lui-même ne nous a pas donné, sur ces endroits un peu obscurs, une lumière qui dissipât toutes nos ténèbres. C’est sans doute notre faute de n’avoir pas entendu les commentateurs, et d’avoir été privés de l’intelligence entière du texte, qui n’est donnée qu’aux âmes privilégiées ; mais dès que l’explication viendra de la chaire de vérité, nous entendrons tout parfaitement.

SECTION III[42].

Ajoutons ce petit supplément à l’article Paul. Il vaut mieux s’édifier dans les lettres de cet apôtre que de dessécher sa piété à calculer le temps où elles furent écrites. Les savants recherchent en vain l’an et le jour auxquels saint Paul servit à lapider saint Étienne, et à garder les manteaux des bourreaux.

Ils disputent sur l’année où il fut renversé de cheval par une lumière éclatante en plein midi, et sur l’époque de son ravissement au troisième ciel.

Ils ne conviennent ni de l’année où il fut conduit prisonnier à Rome, ni de celle où il mourut.

On ne connaît la date d’aucune de ses lettres.

On croit que l’Épître aux Hébreux n’est point de lui. On rejette celle aux Laodicéens, quoique cette épître ait été reçue sur les mêmes fondements que les autres.

On ne sait pourquoi il changea son nom de Saül en celui de Paul, ni ce que signifiait ce nom.

Saint Jérôme, dans son commentaire sur l’Épître à Philémon, dit que Paul signifiait l’embouchure d’une flûte.

Les lettres de saint Paul à Sénèque, et de Sénèque à Paul, passèrent, dans la primitive Église, pour aussi authentiques que tous les autres écrits chrétiens. Saint Jérôme l’assure, et cite des passages de ces lettres dans son catalogue. Saint Augustin n’en doute pas dans sa cent cinquante-troisième lettre à Macédonius[43]. Nous avons treize lettres de ces deux grands hommes, Paul et Sénèque, qu’on prétend avoir été liés d’une étroite amitié à la cour de Néron. La septième lettre de Sénèque à Paul est très-curieuse. Il lui dit que les Juifs et les chrétiens sont souvent condamnés au supplice comme incendiaires de Rome. « Christiani et Judæi, tanquam machinatores incendii, supplicio affici solent. » Il est vraisemblable en effet que les Juifs et les chrétiens, qui se haïssaient avec fureur, s’accusèrent réciproquement d’avoir mis le feu à la ville ; et que le mépris et l’horreur qu’on avait pour les Juifs, dont on ne distinguait point les chrétiens, les livrèrent également les uns et les autres à la vengeance publique.

Nous sommes forcés d’avouer que le commerce épistolaire de Sénèque et de Paul est dans un latin ridicule et barbare ; que les sujets de ces lettres paraissent aussi impertinents que le style ; qu’on les regarde aujourd’hui comme des actes de faussaires. Mais aussi comment ose-t-on contredire le témoignage de saint Jérôme et de saint Augustin ? Si ces monuments attestés par eux ne sont que de viles impostures, quelle sûreté aurons-nous pour les autres écrits plus respectables ? C’est la grande objection de plusieurs savants personnages. Si on nous a trompés indignement, disent-ils, sur les lettres de Paul et de Sénèque, sur les Constitutions apostoliques, et sur les Actes de saint Pierre, pourquoi ne nous aura-t-on pas trompés de même sur les Actes des apôtres ? Le jugement de l’Église et la foi sont les réponses péremptoires à toutes ces recherches de la science, et à tous les raisonnements de l’esprit.

On ne sait pas sur quel fondement Abdias, premier évêque de Babylone, dit, dans son Histoire des apôtres, que saint Paul fit lapider saint Jacques le Mineur par le peuple. Mais avant qu’il se fût converti, il se peut très-facilement qu’il eût persécuté saint Jacques aussi bien que saint Étienne. Il était très-violent ; il est dit dans les Actes des apôtres[44] qu’il respirait le sang et le carnage. Aussi Abdias a soin d’observer que « l’auteur de la sédition dans laquelle saint Jacques fut si cruellement traité était ce même Paul que Dieu appela depuis au ministère de l’apostolat[45] ».

Ce livre attribué à l’évêque Abdias n’est point admis dans le canon ; cependant Jules Africain, qui l’a traduit en latin, le croit authentique. Dès que l’Église ne l’a pas reçu, il ne faut pas le recevoir. Bornons-nous à bénir la Providence, et à souhaiter que tous les persécuteurs soient changés en apôtres charitables et compatissants.


PÉCHÉ ORIGINEL, voyez ORIGINEL.


PÈRES, MÈRES, ENFANTS[46].

LEURS DEVOIRS.

On a beaucoup crié on France contre l’Encyclopédie, parce qu’elle avait été faite en France, et qu’elle lui faisait honneur ; on n’a point crié dans les autres pays : au contraire, on s’est empressé de la contrefaire ou de la gâter, par la raison qu’il y avait à gagner quelque argent[47].

Pour nous, qui ne travaillons point pour la gloire comme les encyclopédistes de Paris ; nous, qui ne sommes point exposés comme eux à l’envie ; nous, dont la petite société est cachée dans la Hesse, dans le Virtemberg, dans la Suisse, chez les Grisons, au mont Krapack[48], et qui ne craignons point d’avoir à disputer contre le docteur de la Comédie italienne ou contre un docteur de Sorbonne ; nous, qui ne vendons point nos feuilles à un libraire ; nous, qui sommes des êtres libres, et qui ne mettons du noir sur du blanc[49] qu’après avoir examiné, autant qu’il est en nous, si ce noir pourra être utile au genre humain ; nous enfin, qui aimons la vertu, nous exposerons hardiment notre pensée.

Honore ton père et ta mère, si tu veux vivre longtemps.

J’oserais dire : Honore ton père et ta mère, dusses-tu mourir demain.

Aime tendrement, sers avec joie la mère qui t’a porté dans son sein et qui t’a nourri de son lait, et qui a supporté tous les dégoûts de ta première enfance. Remplis ces mêmes devoirs envers ton père, qui t’a élevé.

Siècles à venir, jugez un Franc nommé Louis XIII, qui à l’âge de seize ans commença par faire murer la porte de l’appartement de sa mère, et l’envoya en exil sans en donner la moindre raison, mais seulement parce que son favori le voulait.

« Mais, monsieur, je suis obligé de vous confier que mon père est un ivrogne qui me fit un jour par hasard, sans songer à moi ; qui ne m’a donné aucune éducation que celle de me battre tous les jours quand il revenait ivre au logis. Ma mère était une coquette qui n’était occupée que de faire l’amour. Sans ma nourrice, qui s’était prise d’amitié pour moi, et qui, après la mort de son fils, m’a reçu chez elle par charité, je serais mort de misère.

— Eh bien, aime ta nourrice, salue ton père et ta mère quand tu les rencontreras. Il est dit dans la Vulgate[50] : « Honora patrem tuum et matrem tuam, » et non pas dilige.

— Fort bien, monsieur, j’aimerai mon père et ma mère s’ils me font du bien ; je les honorerai s’ils me font du mal : j’ai toujours pensé ainsi depuis que je pense, et vous me confirmez dans mes maximes.

— Adieu, mon enfant ; je vois que tu prospéreras, car tu as un grain de philosophie dans la tête.

— Encore un mot, monsieur ; si mon père s’appelait Abraham, et moi Isaac, et si mon père me disait : Mon fils, tu es grand et fort, porte ces fagots au haut de cette montagne pour te servir de bûcher quand je t’aurai coupé la tête, car c’est Dieu qui me l’a ordonné ce matin quand il m’est venu voir ; que me conseilleriez-vous de faire dans cette occasion chatouilleuse ?

— Assez chatouilleuse en effet. Mais toi, que ferais-tu ? Car tu me parais une assez bonne tête.

— Je vous avoue, monsieur, que je lui demanderais son ordre par écrit, et cela par amitié pour lui. Je lui dirais : Mon père, vous êtes chez des étrangers qui ne permettent pas qu’on assassine son fils sans une permission expresse de Dieu dûment légalisée et contrôlée. Voyez ce qui est arrivé à ce pauvre Calas dans la ville moitié française, moitié espagnole de Toulouse. On l’a roué ; et le procureur général Riquet a conclu à faire brûler Mme  Calas la mère, le tout sur le simple soupçon très-mal conçu qu’ils avaient pendu leur fils Marc-Antoine Calas pour l’amour de Dieu. Je craindrais qu’il ne donnât ses conclusions contre vous et contre votre sœur ou votre nièce Mme  Sara ma mère. Montrez-moi, encore un coup, une lettre de cachet pour me couper le cou, signée de la main de Dieu, et plus bas Raphaël, ou Michel, ou Belzébuth, sans quoi, serviteur ; je m’en vais chez Pharaon égyptiaque, ou chez le roi du désert de Gérare, qui ont été tous deux amoureux de ma mère, et qui certainement auront de la bonté pour moi. Coupez, si vous voulez, le cou de mon frère Ismaël ; mais pour le mien, je vous réponds que vous n’en viendrez pas à bout.

— Comment ! c’est raisonner en vrai sage. Le Dictionnaire encyclopédique ne dirait pas mieux. Tu iras loin, le dis-je ; je t’admire de n’avoir pas dit la moindre injure à ton père Abraham, et de n’avoir point été tenté de le battre. Et dis-moi, si tu étais ce Chram que son père Clotaire, roi franc, fit brûler dans une grange ; ou don Carlos, fils de ce renard Philippe II ; ou bien ce pauvre Alexis, fils de ce czar Pierre, moitié héros et moitié tigre ?

— Ah ! monsieur, ne me parlez plus de ces horreurs ; vous me feriez détester la nature humaine. »



PERSÉCUTION[51].

Ce n’est pas Dioclétien que j’appellerai persécuteur, car il fut dix-huit ans entiers le protecteur des chrétiens ; et si dans les derniers temps de son empire il ne les sauva pas des ressentiments de Galérius, il ne fut en cela qu’un prince séduit et entraîné par la cabale au delà de son caractère, comme tant d’autres.

Je donnerai encore moins le nom de persécuteurs aux Trajan, aux Antonins ; je croirais prononcer un blasphème.

Quel est le persécuteur ? C’est celui dont l’orgueil blessé et le fanatisme en fureur irritent le prince ou les magistrats contre des hommes innocents qui n’ont d’autre crime que de n’être pas de son avis. Impudent, tu adores un Dieu, tu prêches la vertu, et tu la pratiques ; tu as servi les hommes, et tu les as consolés ; tu as établi l’orpheline, tu as secouru le pauvre, tu as changé les déserts où quelques esclaves traînaient une vie misérable en campagnes fertiles peuplées de familles heureuses ; mais j’ai découvert que tu me méprises, et que tu n’as jamais lu mon livre de controverse ; tu sais que je suis un fripon, que j’ai contrefait l’écriture de G***, que j’ai volé des**** ; tu pourrais bien le dire. Il faut que je le prévienne. J’irai donc chez le confesseur du premier ministre, ou chez le podestat ; je leur remontrerai, en penchant le cou et en tordant la bouche, que tu as une opinion erronée sur les cellules où furent renfermés les Septante ; que tu parlas même, il y a dix ans, d’une manière peu respectueuse du chien de Tobie, lequel tu soutenais être un barbet, tandis que je prouvais que c’était un lévrier ; je te dénoncerai comme l’ennemi de Dieu et des hommes. Tel est le langage du persécuteur ; et si ces paroles ne sortent pas précisément de sa bouche, elles sont gravées dans son cœur avec le burin du fanatisme trempé dans le fiel de l’envie[52].

C’est ainsi que le jésuite Le Tellier osa persécuter le cardinal de Noailles, et que Jurieu persécuta Bayle.

Lorsqu’on commença à persécuter les protestants en France, ce ne fut ni François Ier, ni Henri II, ni François II, qui épièrent ces infortunés, qui s’armèrent contre eux d’une fureur réfléchie, et qui les livrèrent aux flammes pour exercer sur eux leurs vengeances. François Ier était trop occupé avec la duchesse d’Étampes, Henri II avec sa vieille Diane, et François II était trop enfant. Par qui la persécution commença-t-elle ? Par des prêtres jaloux qui armèrent les préjugés des magistrats et la politique des ministres.

Si les rois n’avaient pas été trompés, s’ils avaient prévu que la persécution produirait cinquante ans de guerres civiles, et que la moitié de la nation serait exterminée mutuellement par l’autre, ils auraient éteint dans leurs larmes les premiers bûchers qu’ils laissèrent allumer.

Dieu de miséricorde ! si quelque homme peut ressembler à cet être malfaisant qu’on nous peint occupé sans cesse à détruire tes ouvrages, n’est-ce pas le persécuteur ?



PÉTRONE[53].


PHILOSOPHE.

SECTION PREMIÈRE.

Philosophe, amateur de la sagesse, c’est-à-dire de la vérité. Tous les philosophes ont eu ce double caractère ; il n’en est aucun dans l’antiquité qui n’ait donnés des exemples de vertu aux hommes, et des leçons de vérités morales. Ils ont pu se tromper tous sur la physique ; mais elle est si peu néssaire à la conduite de la vie que les philosophes n’avaient pas besoin d’elle. Il a fallu des siècles pour connaître une partie des lois de la nature. Un jour suffit à un sage pour connaître les devoirs de l’homme.

Le philosophe n’est point enthousiaste, il ne s’érige point en prophète, il ne se dit point inspiré des dieux ; ainsi je ne mettrai au rang des philosophes, ni l’ancien Zoroastre, ni Hermès, ni l’ancien Orphée, ni aucun de ces législateurs dont se vantaient les nations de la Chaldée, de la Perse, de la Syrie, de l’Égypte, et de la Grèce. Ceux qui se dirent enfants des dieux étaient les pères de l’imposture ; et s’ils se servirent du mensonge pour enseigner des vérités, ils étaient indignes de les enseigner ; ils n’étaient pas philosophes : ils étaient tout au plus de très-prudents menteurs.

Par quelle fatalité, honteuse peut-être pour les peuples occidentaux, faut-il aller au bout de l’Orient pour trouver un sage simple, sans faste, sans imposture, qui enseignait aux hommes à vivre heureux six cents ans avant notre ère vulgaire, dans un temps où tout le Septentrion ignorait l’usage des lettres, et où les Grecs commençaient à peine à se distinguer par la sagesse ? Ce sage est Confucius, qui, étant législateur, ne voulut jamais tromper les hommes. Quelle plus belle règle de conduite a-t-on jamais donnée depuis lui dans la terre entière !

« Réglez un État comme vous réglez une famille ; on ne peut bien gouverner sa famille qu’en lui donnant l’exemple.

« La vertu doit être commune au laboureur et au monarque.

« Occupe-toi du soin de prévenir les crimes pour diminuer le soin de les punir.

« Sous les bons rois Yao et Xu les Chinois furent bons ; sous les mauvais rois Kie et Chu ils furent méchants.

« Fais à autrui comme à toi-même.

« Aime les hommes en général ; mais chéris les gens de bien. Oublie les injures, et jamais les bienfaits.

« J’ai vu des hommes incapables de sciences, je n’en ai jamais vu incapables de vertus. »

Avouons qu’il n’est point de législateur qui ait annoncé des vérités plus utiles au genre humain.

Une foule de philosophes grecs enseigna depuis une morale aussi pure. S’ils s’étaient bornés à leurs vains systèmes de physique, on ne prononcerait aujourd’hui leur nom que pour se moquer d’eux. Si on les respecte encore, c’est qu’ils furent justes, et qu’ils apprirent aux hommes à l’être.

On ne peut lire certains endroits de Platon et surtout l’admirable exorde des lois de Zaleucus, sans éprouver dans son cœur l’amour des actions honnêtes et généreuses. Les Romains ont leur Cicéron, qui seul vaut peut-être tous les philosophes de la Grèce. Après lui viennent des hommes encore plus respectables, mais qu’on désespère presque d’imiter : c’est Épictète dans l’esclavage, ce sont les Antonins et les Julien sur le trône.

Quel est le citoyen parmi nous qui se priverait, comme Julien, Antonin et Marc-Aurèle, de toutes les délicatesses de notre vie molle et efféminée ? qui dormirait comme eux sur la dure ? qui voudrait s’imposer leur frugalité ? qui marcherait comme eux à pied et tête nue à la tête des armées, exposé tantôt à l’ardeur du soleil, tantôt aux frimas ? qui commanderait comme eux à toutes ses passions ? Il y a parmi nous des dévots ; mais où sont les sages ? où sont les âmes inébranlables, justes, et tolérantes ?

Il y a eu des philosophes de cabinet en France; et tous, excepté Montaigne, ont été persécutés. C’est, ce me semble, le dernier degré de la malignité de notre nature, de vouloir opprimer ces mêmes philosophes qui la veulent corriger.

Je conçois bien que des fanatiques d’une secte égorgent les enthousiastes d’une autre secte, que les franciscains haïssent les dominicains, et qu’un mauvais artiste cabale pour perdre celui qui le surpasse ; mais que le sage Charron ait été menacé de perdre la vie, que le savant et généreux Ramus ait été assassiné, que Descartes ait été obligé de fuir en Hollande pour se soustraire à la rage des ignorants, que Gassendi ait été forcé plusieurs fois de se retirer à Digne, loin des calomnies de Paris : c’est là l’opprobre éternel d’une nation.

Un des philosophes les plus persécutés fut l’immortel Bayle, l’honneur de la nature humaine. On me dira que le nom de Jurieu son calomniateur et son persécuteur est devenu exécrable, je l’avoue ; celui du jésuite Le Tellier l’est devenu aussi ; mais de grands hommes qu’il opprimait en ont-ils moins fini leurs jours dans l’exil et dans la disette ?

Un des prétextes dont on se servit pour accabler Bayle, et pour le réduire à la pauvreté, fut son article de David dans son utile dictionnaire[54]. On lui reprochait de n’avoir point donné de louanges à des actions qui en elles-mêmes sont injustes, sanguinaires, atroces, ou contraires à la bonne foi, ou qui font rougir la pudeur.

Bayle à la vérité, ne loua point David pour avoir ramassé, selon les livres hébreux , si cent vagabonds perdus de dettes et de crimes ; pour avoir pillé ses compatriotes à la tête de ces bandits ; pour être venu dans le dessein d’égorger Nabal et toute sa famille, parce qu’il n’avait pas voulu payer les contributions ; pour avoir été vendre ses services au roi Achis, ennemi de sa nation ; pour avoir trahi ce roi Achis, son bienfaiteur ; pour avoir saccagé les villages alliés de ce roi Achis ; pour avoir massacré dans ces villages jusqu’aux enfants à la mamelle, de peur qu’il ne se trouvât un jour une personne qui put faire connaître ses déprédations, comme si un enfant à la mamelle aurait pu révéler son crime ; pour avoir fait périr tous les habitants de quelques autres villages sous des scies, sous des herses de fer, sous des cognées de fer, et dans des fours à briques ; pour avoir ravi le trône à Isboseth, fils de Saül, par une perfidie ; pour avoir dépouillé et fait périr Miphiboseth, petit-fils de Saül et fils de son ami, de son protecteur Jonathas ; pour avoir livré aux Gabaonites deux autres enfants de Saül, et cinq de ses petits-enfants, qui moururent à la potence.

Je ne parle pas de la prodigieuse incontinence de David, de ses concubines, de son adultère avec Bethsabée, et du meurtre d’Urie.

Quoi donc ! les ennemis de Bayle auraient-ils voulu que Bayle eût fait l’éloge de toutes ces cruautés et de tous ces crimes ? Faudrait-il qu’il eût dit : « Princes de la terre, imitez l’homme selon le cœur de Dieu ; massacrez sans pitié les alliés de votre bienfaiteur ; égorgez ou faites égorger toute la famille de votre roi ; couchez avec toutes les femmes en faisant répandre le sang des hommes : et vous serez un modèle de vertu, quand on dira que vous avez fait des psaumes ? »

Bayle n’avait-il pas grande raison de dire que si David fut selon le cœur de Dieu, ce fut par sa pénitence, et non par ses forfaits ? Bayle ne rendait-il pas service au genre humain, en disant que Dieu, qui a sans doute dicté toute l’histoire juive, n’a pas canonisé tous les crimes rapportés dans cette histoire ?

Cependant Bayle fut persécuté ; et par qui ? par des hommes persécutés ailleurs, par des fugitifs qu’on aurait livrés aux flammes dans leur patrie ; et ces fugitifs étaient combattus par d’autres fugitifs appelés jansénistes, chassés de leur pays par les jésuites, qui ont enfin été chassés à leur tour.

Ainsi tous les persécuteurs se sont déclaré une guerre mortelle, tandis que le philosophe, opprimé par eux tous, s’est contenté de les plaindre.

On ne sait pas assez que Fontenelle, en 1713, fut sur le point de perdre ses pensions, sa place et sa liberté, pour avoir rédigé en France, vingt ans auparavant, le Traité des oracles du savant Van Dale, dont il avait retranché avec précaution tout ce qui pouvait alarmer le fanatisme. Un jésuite[55] avait écrit contre Fontenelle, il n’avait pas daigné répondre ; et c’en fut assez pour que le jésuite Le Tellier, confesseur de Louis XIV, accusât auprès du roi Fontenelle d’athéisme.

Sans M. d’Argenson, il arrivait que le digne fils d’un faussaire, procureur de Vire, et reconnu faussaire lui-même, proscrivait la vieillesse du neveu de Corneille.

Il est si aisé de séduire son pénitent que nous devons bénir Dieu que ce Le Tellier n’ait pas fait plus de mal. Il y a deux gîtes dans le monde où l’on ne peut tenir contre la séduction et la calomnie : ce sont le lit et le confessionnal.

Nous avons toujours vu les philosophes persécutés par des fanatiques ; mais est-il possible que les gens de lettres s’en mêlent aussi, et qu’eux-mêmes ils aiguisent souvent contre leurs frères les armes dont on les perce tous l’un après l’autre ?

Malheureux gens de lettres ! est-ce à vous d’être délateurs ? Voyez si jamais chez les Romains il y eut des Garasse, des Chaumeix, des Hayer[56], qui accusassent les Lucrèce, les Posidonius, les Varron, et les Pline.

Être hypocrite, quelle bassesse ! mais être hypocrite et méchant, quelle horreur ! Il n’y eut jamais d’hypocrites dans l’ancienne Rome, qui nous comptait pour une petite partie de ses sujets. Il y avait des fourbes, je l’avoue, mais non des hypocrites de religion, qui sont l’espèce la plus lâche et la plus cruelle de toutes. Pourquoi n’en voit-on point en Angleterre, et d’où vient y en a-t-il encore en France ? Philosophes, il vous sera aisé de résoudre ce problème.

SECTION II[57].

Ce beau nom a été tantôt honoré, tantôt flétri, comme celui de poeëte, de mathématicien, de moine, de prêtre, et de tout ce qui dépend de l’opinion.

Domitien chassa les philosophes ; Lucien se moqua d’eux. Mais quels philosophes, quels mathématiciens furent exilés par ce monstre de Domitien ? Ce furent des joueurs de gobelets, des tireurs d’horoscopes, des diseurs de bonne aventure, de misérables juifs qui composaient des philtres amoureux et des talismans ; des gens de cette espèce qui avaient un pouvoir spécial sur les esprits malins, qui les évoquaient, qui les faisaient entrer dans le corps des filles avec des paroles ou avec des signes, et qui les en délogeaient par d’autres signes et d’autres paroles.

Quels étaient les philosophes que Lucien livrait à la risée publique ? C’était la lie du genre humain. C’étaient des gueux incapables d’une profession utile, des gens ressemblants parfaitement au Pauvre Diable, dont on nous a fait une description aussi vraie que comique[58], qui ne savent s’ils porteront la livrée ou s’ils feront l’Almanach de l’Année merveilleuse[59], s’ils travailleront à un journal ou aux grands chemins, s’ils se feront soldats ou prêtres ; et qui, en attendant, vont dans les cafés dire leur avis sur la pièce nouvelle, sur Dieu, sur l’être en général, et sur les modes de l’être ; puis vous empruntent de l’argent, et vont faire un libelle contre vous avec l’avocat Marchand, ou le nommé Chaudon, ou le nommé Bonneval[60].

Ce n’est pas d’une pareille école que sortirent les Cicéron, les Atticus, les Épictète, Trajan, Adrien, Antonin Pie, Marc-Aurèle, Julien.

Ce n’est pas là que s’est formé ce roi de Prusse qui a composé autant de livres philosophiques qu’il a gagné de batailles, et qui a terrassé autant de préjugés que d’ennemis.

Une impératrice victorieuse, qui fait trembler les Ottomans, et qui gouverne avec tant de gloire un empire plus vaste que l’empire romain, n’a été une grande législatrice que parce qu’elle a été philosophe. Tous les princes du Nord le sont, et le Nord fait honte au Midi. Si les confédérés de Pologne avaient un peu de philosophie, ils ne mettraient pas leur patrie, leurs terres, leurs maisons au pillage ; ils n’ensanglanteraient pas leur pays, ils ne se rendraient pas les plus malheureux des hommes ; ils écouteraient la voix de leur roi philosophe, qui leur a donné de si vains exemples et de si vaines leçons de modération et de prudence.

Le grand Julien était philosophe quand il écrivait à ses ministres et à ses pontifes ces belles lettres, remplies de clémence et de sagesse, que tous les véritables gens de bien admirent encore aujourd’hui en condamnant ses erreurs.

Constantin n’était pas philosophe quand il assassinait ses proches, son fils et sa femme, et que, dégouttant du sang de sa famille, il jurait que Dieu lui avait envoyé le Labarum dans les nues.

C’est un terrible saut d’aller de Constantin à Charles IX et à Henri III, roi d’une des cinquante grandes provinces de l’empire romain. Mais si ces rois avaient été philosophes, l’un n’aurait pas été coupable de la Saint-Barthélemy ; l’autre n’aurait pas fait des processions scandaleuses avec ses gitons, ne se serait pas réduit à la nécessité d’assassiner le duc de Guise et le cardinal son frère, et n’aurait pas été assassiné lui-même par un jeune jacobin, pour l’amour de Dieu et de la sainte Église.

Si Louis le Juste, treizième du nom, avait été philosophe, il n’aurait pas laissé traîner à l’échafaud le vertueux de Thou et l’innocent maréchal de Marillac ; il n’aurait pas laissé mourir de faim sa mère à Cologne ; son règne n’aurait pas été une suite continuelle de discordes et de calamités intestines.

Comparez à tant de princes ignorants, superstitieux, cruels, gouvernés par leurs propres passions ou par celles de leurs ministres, un homme tel que Montaigne ou Charron, ou le chancelier de L’Hospital, ou l’historien de Thou, ou La Mothe-le-Vayer, un Locke, un Shaftesbury, un Sydney, un Herbert ; et voyez si vous aimeriez mieux être gouvernés par ces rois ou par ces sages.

Quand je parle des philosophes, ce n’est pas des polissons qui veulent être les singes de Diogène[61], mais de ceux qui imitent Platon et Cicéron.

Voluptueux courtisans, et vous petits hommes revêtus d’un petit emploi qui vous donne une petite autorité dans un petit pays, vous criez contre la philosophie : allez, vous êtes des Nomentanus qui vous déchaînez contre Horace, et des Cotins qui voulez qu’on méprise Boileau.

SECTION III[62].

L’empesé luthérien, le sauvage calviniste, l’orgueilleux anglican, le fanatique janséniste, le jésuite qui croit toujours régenter, même dans l’exil et sous la potence, le sorboniste qui pense être Père d’un concile, et quelques sottes que tous ces gens-là dirigent, se déchaînent tous contre le philosophe. Ce sont des chiens de différente espèce qui hurlent tous à leur manière contre un beau cheval qui paît dans une verte prairie, et qui ne leur dispute aucune des charognes dont ils se nourrissent, et pour lesquelles ils se battent entre eux.

Ils font tous les jours imprimer des fatras de théologie philosophique, des dictionnaires philosopho-théologiques ; et leurs vieux arguments traînés dans les rues, ils les appellent démonstrations ; et leurs sottises rebattues, ils les nomment lemmes et corollaires, comme les faux-monnayeurs appliquent une feuille d’argent sur un écu de plomb.

Ils se sentent méprisés par tous les hommes qui pensent, et se voient réduits à tronquer quelques vieilles imbéciles. Cet état est plus humiliant que d’avoir été chassés de France, d’Espagne et de Naples. On digère tout, hors le mépris. On dit que quand le diable fut vaincu par Raphael (comme il est prouvé), cet esprit-corps si superbe se consola très-aisément, parce qu’il savait que les armes sont journalières ; mais quand il sut que Raphael se moquait de lui, il jura de ne lui pardonner jamais. Ainsi les jésuites ne pardonnèrent jamais à Pascal ; ainsi Jurieu calomnia Bayle jusqu’au tombeau ; ainsi tous les tartufes se déchaînèrent contre Molière jusqu’à sa mort.

Dans leur rage ils prodiguent les impostures, comme dans leur ineptie ils débitent leurs arguments.

Un des plus raides calomniateurs, comme un des plus pauvres argumentants que nous ayons, est un ex-jésuite nommé Paulian, qui a fait imprimer de la théologo-philosopho-rapsodie[63] en la ville d’Avignon, jadis papale, et peut-être un jour papale[64]. Cet homme accuse les auteurs de l’Encyclopédie d’avoir dit :

« Que l’homme n’étant par sa naissance sensible qu’aux plaisirs des sens, ces plaisirs par conséquent sont l’unique objet de ses désirs ;

« Qu’il n’y a en soi ni vice ni vertu, ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste ;

« Que les plaisirs des sens produisent toutes les vertus ;

« Que pour être heureux il faut étouffer les remords, etc. »

En quels endroits de l’Encyclopédie, dont on a commencé cinq éditions nouvelles, a-t-il donc vu ces horribles turpitudes ? Il fallait citer. As-tu porté l’insolence de ton orgueil et la démence de ton caractère jusqu’à penser qu’on t’en croirait sur ta parole ? Ces sottises peuvent se trouver chez tes casuistes, ou dans le Portier des Chartreux ; mais certes elles ne se trouvent pas dans les articles de l’Encyclopédie faits par M. Diderot, par M. d’Alembert, par M. le chevalier de Jaucourt, par M. de Voltaire. Tu ne les as vues ni dans les articles de M. le comte de Tressan, ni dans ceux de MM. Blondel, Boucher d’Argis, Marmontel, Venelle, Tronchin, d’Aubenton, d’Argenville, et de tant d’autres qui se sont dévoués généreusement à enrichir le Dictionnaire encyclopédique, et qui ont rendu un service éternel à l’Europe. Nul d’eux n’est assurément coupable des horreurs dont tu les accuses. Il n’y avait que toi et le vinaigrier Abraham Chaumeix le convulsionnaire crucifié qui fussent capables d’une si infâme calomnie.

Tu mêles l’erreur et la vérité, parce que tu ne sais les distinguer ; tu veux faire regarder comme impie cette maxime adoptée par tous les publicistes, que tout homme est libre de se choisir une patrie.

Quoi ! vil prédicateur de l’esclavage, il n’était pas permis à la reine Christine de voyager en France, et de vivre à Rome ? Casimir et Stanislas ne pouvaient finir leurs jours parmi nous ? Il fallait qu’ils mourussent en Pologne, parce qu’ils étaient Polonais ? Goldoni, Vanloo, Cassini, ont offensé Dieu en s’établissant à Paris ? tous les Irlandais qui ont fait quelque fortune en France ont commis en cela un péché mortel ?

Et tu as la bêtise d’imprimer une telle extravagance, et Riballier, celle de t’approuver ! et tu mets dans la même classe Bayle, Montesquieu, et le fou de la Métrie ! et tu as senti que notre nation est assez douce, assez indulgente pour ne t’abondonner qu’au mépris.

Quoi ! tu oses calomnier ta patrie (si un jésuite en a une) ! tu oses dire « qu’on n’entend en France que des philosophes attribuer au hasard l’union et la désunion des atomes qui composent l’âme de l’homme » ! Mentiris impudentissime ; je te défie de produire un seul livre fait depuis trente ans où l’on attribue quelque chose au hasard, qui n’est qu’un mot vide de sens.

Tu oses accuser le sage Locke d’avoir dit « qu’il se peut que l’âme soit un esprit, mais qu’il n’est pas sûr qu’elle le soit, et que nous ne pouvons pas décider ce qu’elle peut et ne peut pas acquérir » !

Mentiris impudentissime. Locke, le respectable Locke dit expressément dans sa réponse au chicaneur Stillingfleet : « Je suis fortement persuadé qu’encore qu’on ne puisse pas montrer (par la seule raison ) que l’âme est immatérielle, cela ne diminue nullement l’évidence de son immortalité, parce que la fidélité de Dieu est une démonstration de la vérité de tout ce qu’il a révélé[65], et le manque d’une autre démonstration ne rend pas douteux ce qui est déjà démontré. »

Voyez d’ailleurs, à l’article Âme, comme Locke s’exprime sur les bornes de nos connaissances, et sur l’immensité du pouvoir de l’Être suprême.

Le grand philosophe lord Bolingbroke déclare que l’opinion contraire à celle de Locke est un blasphème.

Tous les Pères des trois premiers siècles de l’Église regardaient l’âme comme une matière légère, et ne la croyaient pas moins immortelle. Et nous avons aujourd’hui des cuistres de collége qui appellent athées ceux qui pensent avec les Pères de l’Église que Dieu peut donner, conserver l’immortalité à l’âme, de quelque substance qu’elle puisse être !

Tu pousses ton audace jusqu’à trouver de l’athéisme dans ces paroles : « Qui fait le mouvement dans la nature ? c’est Dieu. Qui fait végéter toutes les plantes ? c’est Dieu. Qui fait le mouvement dans les animaux ? c’est Dieu. Qui fait la pensée dans l’homme ? c’est Dieu. »

On ne peut pas dire ici, Mentiris impudentissime, tu mens impudemment ; mais on doit dire : Tu blasphèmes la vérité impudemment.

Finissons par remarquer que le héros de l’ex-jésuite Paulian est l’ex-jésuite Patouillet, auteur d’un mandement d’évêque dans lequel tous les parlements du royaume sont insultés. Ce mandement fut brûlé par la main du bourreau. Il ne restait plus à cet ex-jésuite Paulian qu’à traiter l’ex-jésuite Nonotte de Père de l’Église, et à canoniser le jésuite Malagrida, le jésuite Guignard, le jésuite Carnet, le jésuite Oldcorn, et tous les jésuites à qui Dieu a fait la grâce d’être pendus ou écartelés : c’étaient tous de grands métaphysiciens, de grands philosopho-théologiens.

SECTION IV[66].

Les gens non pensants demandent souvent aux gens pensants à quoi a servi la philosophie. Les gens pensants leur répondront : À détruire en Angleterre la rage religieuse qui fit périr le roi Charles Ier sur un échafaud ; à mettre en Suède un archevêque dans l’impuissance de faire couler le sang de la noblesse, une bulle du pape à la main ; à maintenir dans l’Allemagne la paix de la religion, en rendant toutes les disputes théologiques ridicules : à éteindre enfin dans l’Espagne les abominables bûchers de l’Inquisition.

Welches, malheureux Welches, elle empêche que des temps orageux ne produisent une seconde Fronde et un second Damiens.

Prêtres de Rome, elle vous force à supprimer votre bulle In cœna Domini, ce monument d’impudence et de folie.

Peuples, elle adoucit vos mœurs. Rois, elle vous instruit.

SECTION V[67].

Le philosophe est l’amateur de la sagesse et de la vérité : être sage, c’est éviter les fous et les méchants. Le philosophe ne doit donc vivre qu’avec des philosophes.

Je suppose qu’il y ait quelques sages parmi les juifs : si l’un de ces sages mange avec quelques rabbins, s’il se fait servir un plat d’anguilles ou de lièvre, s’il ne peut s’empêcher de rire de quelques discours superstitieux de ses convives, le voilà perdu dans la synagogue ; il en faut dire autant d’un musulman, d’un guèbre, d’un banian.

Je sais qu’on prétend que le sage ne doit jamais laisser entrevoir aux profanes ses opinions, qu’il doit être fou avec les fous, imbécile avec les imbéciles ; mais on n’a pas encore osé dire qu’il doit être fripon avec les fripons. Or, si on exige que le sage soit toujours de l’avis de ceux qui trompent les hommes, n’est-ce pas demander évidemment que le sage ne soit pas un homme de bien ? Exigera-t-on d’un médecin qu’il soit toujours de l’avis des charlatans ?

Le sage est un médecin des âmes ; il doit donner ses remèdes à ceux qui lui en demandent, et fuir la société des charlatans qui le persécuteront infailliblement. Si donc un fou de l’Asie Mineure, ou un fou de l’Inde, dit au sage : Mon ami, tu as bien la mine de ne pas croire à la jument Borac, ou aux métamorphoses de Vistnou ; je te dénoncerai, je t’empêcherai d’être bostangi, je te décrierai, je te persécuterai ; le sage doit le plaindre et se taire.

Si des ignorants, nés avec un bon esprit et voulant sincèrement s’instruire, interrogent le sage, et lui disent : Dois-je croire qu’il y a cinq cents lieues de la lune à Vénus, autant de Mercure à Vénus et de Mercure au soleil, comme l’assurent tous les premiers Pères musulmans, malgré tous les astronomes ? Le sage doit leur répondre que les Pères peuvent se tromper. Le sage doit en tout temps les avertir que cent dogmes ne valent pas une bonne action, et qu’il vaut mieux secourir un infortuné que de connaître à fond l’abolissant et l’aboli.

Quand un manant voit un serpent prêt à l’assaillir, il doit le tuer : quand un sage voit un superstitieux et un fanatique, que fera-t-il ? il les empêchera de mordre.



PHILOSOPHIE.

SECTION PREMIÈRE[68].

Écrivez filosofie[69] ou philosophie, comme il vous plaira ; mais convenez que dès qu’elle paraît elle est persécutée. Les chiens à qui vous présentez un aliment pour lequel ils n’ont pas de goût vous mordent.

Vous direz que je répète ; mais il faut remettre cent fois devant les yeux du genre humain que la sacrée congrégation condamna Galilée, et que les cuistres qui déclarèrent excommuniés tous les bons citoyens qui se soumettraient au grand Henri IV furent les mêmes qui condamnèrent les seules vérités qu’on pouvait trouver dans les ouvrages de Descartes.

Tous les barbets de la fange théologique, aboyant les uns contre les autres, aboyèrent tous contre de Thou, contre La Mothe-le-Vayer, contre Bayle. Que de sottises ont été écrites par de petits écoliers welches contre le sage Locke !

Ces Welches disent que César, Cicéron, Sénèque, Pline, Marc-Aurèle, pouvaient être philosophes, mais que cela n’est pas permis chez les Welches. On leur répond que cela est très-permis et très-utile chez les Français ; que rien n’a fait plus de bien aux Anglais, et qu’il est temps d’exterminer la barbarie.

Vous me répliquez qu’on n’en viendra pas à bout. Non, chez le peuple et chez les imbéciles ; mais chez tous les honnêtes gens votre affaire est faite.

SECTION II[70].

Un des grands malheurs, comme un des grands ridicules du genre humain, c’est que dans tous les pays qu’on appelle policés, excepté peut-être à la Chine, les prêtres se chargèrent de ce qui n’appartenait qu’aux philosophes. Ces prêtres se mêlèrent de régler l’année : c’était, disaient-ils, leurs droits, car il était nécessaire que les peuples connussent leurs jours de fêtes. Ainsi les prêtres chaldéens, égyptiens, grecs, romains, se crurent mathématiciens et astronomes : mais quelle mathématique et quelle astronomie ! Ils étaient trop occupés de leurs sacrifices, de leurs oracles, de leurs divinations, de leurs augures, pour étudier sérieusement. Quiconque s’est fait un métier de la charlatanerie ne peut avoir l’esprit juste et éclairé. Ils furent astrologues, et jamais astronomes[71].

Les prêtres grecs eux-mêmes ne firent d’abord l’année que de trois cent soixante jours. Il fallut que les géomètres leur apprissent qu’ils s’étaient trompés de cinq jours et plus. Ils réformèrent donc leur année. D’autres géomètres leur montrèrent encore qu’ils s’étaient trompés de six heures. Iphitus les obligea de changer leur almanach grec. Ils ajoutèrent un jour de quatre ans en quatre ans à leur année fautive ; et Iphitus célébra ce changement par l’institution des olympiades.

On fut obligé de recourir au philosophe Méthon, qui en combinant l’année de la lune avec celle du soleil, composa son cycle de dix-neuf années, au bout desquelles le soleil et la lune revenaient au même point à une heure et demie près. Ce cycle fut gravé en or dans la place publique d’Athènes : et c’est ce fameux nombre d’or dont on se sert encore aujourd’hui avec les corrections nécessaires.

On sait assez quelle confusion ridicule les prêtres romains avaient introduite dans le comput de l’année.

Leurs bévues avaient été si grandes que leurs fêtes de l’été arrivaient en hiver. César, l’universel César, fut obligé de faire venir d’Alexandrie le philosophe Sosigène pour réparer les énormes fautes des pontifes.

Lorsqu’il fut encore nécessaire de réformer le calendrier de Jules-César, sous le pontificat de Grégoire XIII, à qui s’adressa-t-on ; fut-ce à quelque inquisiteur ? Ce fut à un philosophe, à un médecin nommé Lilio.

Que l’on donne le livre de la Connaissance des temps à faire au professeur Cogé, recteur de l’Université, il ne saura pas seulement de quoi il est question. Il faudra bien en revenir à M. de Lalande de l’Académie des sciences, chargé de ce très-pénible travail trop mal récompensé.

Le rhéteur Cogé a donc fait une étrange bévue quand il a proposé pour les prix de l’Université ce sujet si singulièrement énoncé : « Non magis Deo quam regibus infensa est ista quæ vocatur hodie philosophia. — Cette, qu’on nomme aujourd’hui philosophie, n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois. » Il voulait dire moins ennemie. Il a pris magis pour minus. Et le pauvre homme devait savoir que nos académies ne sont ennemies du roi ni de Dieu[72].

SECTION III[73].

Si la philosophie a fait tant d’honneur à la France dans l’Encyclopédie, il faut avouer aussi que l’ignorance et l’envie, qui ont osé condamner cet ouvrage, auraient couvert la France d’opprobre si douze ou quinze convulsionnaires, qui formèrent une cabale, pouvaient être regardés comme les organes de la France, eux qui n’étaient en effet que les ministres du fanatisme et de la sédition, eux qui ont forcé le roi à casser le corps qu’ils avaient séduit. Leurs manœuvres ne furent pas si violentes que du temps de la Fronde, mais ne furent pas moins ridicules. Leur fanatique crédulité pour les convulsions et pour les misérables prestiges de Saint-Médard était si forte qu’ils obligèrent un magistrat, d’ailleurs sage et respectable, de dire en plein parlement que « les miracles de l’Église catholique subsistaient toujours ». On ne peut entendre par ces miracles que ceux des convulsions. Assurément il ne s’en fait pas d’autres, à moins qu’on ne croie aux petits enfants ressuscités par saint Ovide. Le temps des miracles est passé ; l’Église triomphante n’en a plus besoin. De bonne foi, y avait-il un seul des persécuteurs de l’Encyclopédie qui entendît un mot des articles d’astronomie, de dynamique, de géométrie, de métaphysique, de botanique, de médecine, d’anatomie, dont ce livre, devenu si nécessaire, est chargé à chaque tome[74] ? Quelle foule d’imputations absurdes et de calomnies grossières n’accumula-t-on pas contre ce trésor de toutes les sciences ! Il suffirait de les réimprimer à la suite de l’Encyclopédie pour éterniser leur honte. Voilà ce que c’est que d’avoir voulu juger un ouvrage qu’on n’était pas même en état d’étudier. Les lâches ! ils ont crié que la philosophie ruinait la catholicité. Quoi donc ! sur vingt millions d’hommes s’en est-il trouvé un seul qui ait vexé le moindre habitué de paroisse ? un seul a-t-il jamais manqué de respect dans les églises ? un seul a-t-il proféré publiquement contre nos cérémonies une seule parole qui approchât de la virulence avec laquelle on s’exprimait alors contre l’autorité royale ?

Répétons que jamais la philosophie n’a fait de mal à l’État, et que le fanatisme, joint à l’esprit de corps, lui en a fait beaucoup dans tous les temps[75].

SECTION IV.
PRÉCIS DE LA PHILOSOPHIE ANCIENNE[76].

J’ai consumé environ quarante années de mon pèlerinage dans deux ou trois coins de ce monde à chercher cette pierre philosophale qu’on nomme la vérité. J’ai consulté tous les adeptes de l’antiquité, Épicure et Augustin, Platon et Malebranche, et je suis demeuré dans ma pauvreté. Peut-être dans tous ces creusets des philosophes y a-t-il une ou deux onces d’or ; mais tout le reste est tête-morte, l’ange insipide, dont rien ne peut naître.

Il me semble que les Grecs nos maîtres écrivaient bien plus pour montrer leur esprit qu’ils ne se servaient de leur esprit pour s’instruire. Je ne vois pas un seul autour de l’antiquité qui ait un système suivi, méthodique, clair, marchant de conséquence en conséquence.

Quand j’ai voulu rapprocher et combiner les systèmes de Platon, du précepteur d’Alexandre, de Pythagore, et des Orientaux, voici à peu près ce que j’en ai pu tirer.


Le hasard est un mot vide de sens ; rien ne peut exister sans cause. Le monde est arrangé suivant des lois mathématiques : donc il est arrangé par une intelligence.


Ce n’est pas un être intelligent tel que je le suis qui a présidé à la formation de ce monde, car je ne puis former un ciron : donc ce monde est l’ouvrage d’une intelligence prodigieusement supérieure.


Cet être, qui possède l’intelligence et la puissance dans un si haut degré, existe-t-il nécessairement ? Il le faut bien : car il faut, ou qu’il ait reçu l’être par un autre, ou qu’il soit par sa propre nature. S’il a reçu l’être par un autre, ce qui est très-difficile à concevoir, il faut donc que je recoure à cet autre, et cet autre sera le premier moteur. De quelque côté que je me tourne, il faut donc que j’admette un premier moteur puissant et intelligent, qui est tel nécessairement par sa propre nature.


Ce premier moteur a-t-il produit les choses de rien ? Cela ne se conçoit pas : créer de rien, c’est changer le néant en quelque chose. Je ne dois point admettre une telle production, à moins que je ne trouve des raisons invincibles qui me forcent d’admettre ce que mon esprit ne peut jamais comprendre.


Tout ce qui existe paraît exister nécessairement, puisqu’il existe. Car s’il y a aujourd’hui une raison de l’existence des choses, il y en a eu une hier, il y en a eu une dans tous les temps ; et cette cause doit toujours avoir eu son effet, sans quoi elle aurait été pendant l’éternité une cause inutile.


Mais comment les choses auront-elles toujours existé, étant visiblement sous la main du premier moteur ? Il faut donc que cette puissance ait toujours agi ; de même, à peu près, qu’il n’y a point de soleil sans lumière, de même qu’il n’y a point de mouvement sans un être qui passe d’un point de l’espace dans un autre point.


Il y a donc un être puissant et intelligent qui a toujours agi ; et si cet être n’avait point agi, à quoi lui aurait servi son existence ?


Toutes les choses sont donc des émanations éternelles de ce premier moteur.


Mais comment imaginer que de la pierre et de la fange soient des émanations de l’Être éternel, intelligent et puissant ?


Il faut de deux choses l’une, ou que la matière de cette pierre et cette fange existent nécessairement par elles-mêmes, ou qu’elles existent nécessairement par ce premier moteur : il n’y a pas de milieu.


Ainsi donc il n’y a que deux partis à prendre, ou d’admettre la matière éternelle par elle-même, ou la matière sortant éternellement de l’Être puissant, intelligent, éternel.


Mais, ou subsistante par sa propre nature, ou émanée de l’Être producteur, elle existe de toute éternité, puisqu’elle existe, et qu’il n’y a aucune raison pour laquelle elle n’aurait pas existé auparavant.


Si la matière est éternellement nécessaire, il est donc impossible, il est donc contradictoire qu’elle ne soit pas ; mais quel homme peut assurer qu’il est impossible, qu’il est contradictoire que ce caillou et cette mouche n’aient pas l’existence ? On est pourtant forcé de dévorer cette difficulté, qui étonne plus l’imagination qu’elle ne contredit les principes du raisonnement.


En effet, dès que vous avez conçu que tout est émané de l’Être suprême et intelligent, que rien n’en est émané sans raison, que cet Être existant toujours a dû toujours agir, que par conséquent toutes les choses ont dû éternellement sortir du sein de son existence, vous ne devez pas être plus rebuté de croire la matière dont sont formés ce caillou et cette mouche une production éternelle que vous n’êtes rebuté de concevoir la lumière comme une émanation éternelle de l’Être tout-puissant.


Puisque je suis un être étendu et pensant, mon étendue et ma pensée sont donc des productions nécessaires de cet Être. Il m’est évident que je ne puis me donner ni l’étendue ni la pensée : j’ai donc reçu l’une et l’autre de cet Être nécessaire.


Peut-il m’avoir donné ce qu’il n’a pas ? J’ai l’intelligence, et je suis dans l’espace : donc il est intelligent, et il est dans l’espace.


Dire que cet Être éternel, ce Dieu tout-puissant, a de tout temps rempli nécessairement l’univers de ses productions, ce n’est pas lui ôter sa liberté ; au contraire, car la liberté n’est que le pouvoir d’agir. Dieu a toujours pleinement agi : donc Dieu a toujours usé de la plénitude de sa liberté.


La liberté qu’on nomme d’indifférence est un mot sans idée, une absurdité : car ce serait se déterminer sans raison, ce serait un effet sans cause. Donc Dieu ne peut avoir cette liberté prétendue, qui est une contradiction dans les termes. Il a donc toujours agi par cette même nécessité qui fait son existence.


Il est donc impossible que le monde soit sans Dieu, il est impossible que Dieu soit sans le monde.


Ce monde est rempli d’êtres qui se succèdent : donc Dieu a toujours produit des êtres qui se sont succédé.


Ces assertions préliminaires sont la base de l’ancienne philosophie orientale et de celle des Grecs. Il faut excepter Démocrite et Épicure, dont la philosophie corpusculaire a combattu ces dogmes. Mais remarquons que les épicuriens se fondaient sur une physique entièrement erronée, et que le système métaphysique de tous les autres philosophes subsiste avec tous les systèmes physiques. Toute la nature, excepté le vide, contredit Épicure ; et aucun phénomène ne contredit la philosophie que je viens d’expliquer. Or une philosophie qui est d’accord avec tout ce qui se passe dans la nature, et qui contente les esprits les plus attentifs, n’est-elle pas supérieure à tout autre système non révélé ? Après les assertions des anciens philosophes, que j’ai rapprochées autant qu’il m’a été possible, que nous reste-t-il ? Un chaos de doutes et de chimères. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un philosophe à système qui n’ait avoué à la fin de sa vie qu’il avait perdu son temps. Il faut avouer que les inventeurs des arts mécaniques ont été bien plus utiles aux hommes que les inventeurs des syllogismes : celui qui imagina la navette l’emporte furieusement sur celui qui imagina les idées innées.



PIERRE[77].

Pourquoi les successeurs de saint Pierre ont-ils eu tant de pouvoir en Occident et aucun en Orient ? C’est demander pourquoi les évêques de Vurtzbourg et de Saltzbourg se sont attribué les droits régaliens dans des temps d’anarchie, tandis que les évêques grecs sont toujours restés sujets. Le temps, l’occasion, l’ambition des uns et la faiblesse des autres, ont fait et feront tout dans ce monde. Nous faisons toujours abstraction de ce qui est divin.

À cette anarchie l’opinion s’est jointe, et l’opinion est la reine des hommes. Ce n’est pas qu’en effet ils aient une opinion bien déterminée, mais des mots leur en tiennent lieu.

« Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. » Les partisans outrés de l’évêque de Rome soutinrent, vers le xie siècle, que qui donne le plus donne le moins ; que les cieux entouraient la terre, et que Pierre ayant les clefs du contenant, il avait aussi les clefs du contenu. Si on entend par les cieux toutes les étoiles et toutes les planètes, il est évident, selon Tomasius, que les clefs données à Simon Barjone, surnommé Pierre, étaient un passe-partout. Si on entend par les cieux : les nuées, l’atmosphère, l’éther, l’espace dans lequel roulent les planètes, il n’y a guère de serruriers, selon Meursius, qui puissent faire une clef pour ces portes-là[78]. Mais les railleries ne sont pas des raisons.

Les clefs en Palestine étaient une cheville de bois qu’on liait avec une courroie. Jésus dit à Barjone : « Ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans le ciel. » Les théologiens du pape en ont conclu que les papes avaient reçu le droit de lier et de délier les peuples du serment de fidélité fait à leurs rois, et de disposer à leur gré de tous les royaumes. C’est conclure magnifiquement. Les communes, dans les états généraux de France en 1302, disent, dans leur requête au roi, que « Boniface VIII était un b..... qui croyait que Dieu liait et emprisonnait au ciel ce que ce Boniface liait sur terre ». Un fameux luthérien d’Allemagne (c’était Mélanchton) ne pouvait souffrir que Jésus eût dit à Simon Barjone, Cepha ou Cephas : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, mon Église. » Il ne pouvait concevoir que Dieu eût employé un pareil jeu de mots, une pointe si extraordinaire, et que la puissance du pape fût fondée sur un quolibet. Cette pensée n’est permise qu’à un protestant.

Pierre a passé pour avoir été évêque de Rome ; mais on sait assez qu’en ce temps-là, et longtemps après, il n’y eut aucun évêché particulier. La société chrétienne ne prit une forme que vers le milieu du second siècle. Il se peut que Pierre eût fait le voyage de Rome ; il se peut même qu’il fût mis en croix la tête en bas, quoique ce ne fût pas l’usage ; mais on n’a aucune preuve de tout cela. Nous avons une lettre sous son nom, dans laquelle il dit qu’il est à Babylone : des canonistes judicieux ont prétendu que par Babylone on devait entendre Rome. Ainsi, supposé qu’il eût daté de Rome, on aurait pu conclure que la lettre avait été écrite à Babylone. On a tiré longtemps de pareilles conséquences, et c’est ainsi que le monde a été gouverné.

Il y avait un saint homme à qui on avait fait payer bien chèrement un bénéfice à Rome, ce qui s’appelle une simonie ; on lui demandait s’il croyait que Simon Pierre eût été au pays ; il répondit : « Je ne vois pas que Pierre y ait été, mais je suis sûr de Simon[79]. »

Quant à la personne de saint Pierre, il faut avouer que Paul n’est pas le seul qui ait été scandalisé de sa conduite ; on lui a souvent résisté en face, à lui et à ses successeurs. Saint Paul lui reprochait aigrement de manger des viandes défendues, c’est-à-dire du porc, du boudin, du lièvre, des anguilles, de l’ixion, et du griffon ; Pierre se défendait en disant qu’il avait vu le ciel ouvert vers la sixième heure, et une grande nappe qui descendait des quatre coins du ciel, laquelle était toute remplie d’anguilles, de quadrupèdes et d’oiseaux, et que la voix d’un ange avait crié : « Tuez et mangez. » C’est apparemment cette même voix qui a crié à tant de pontifes : « Tuez tout, et mangez la substance du peuple, » dit Wollaston ; mais ce reproche est beaucoup trop fort.

Casaubon ne peut approuver la manière dont Pierre traita Anania et Saphira sa femme. De quel droit, dit Casaubon, un Juif esclave des Romains ordonnait-il ou souffrait-il que tous ceux qui croiraient en Jésus vendissent leurs héritages et en apportassent le prix à ses pieds ? Si quelque anabaptiste à Londres faisait apporter à ses pieds tout l’argent de ses frères, ne serait-il pas arrêté comme un séducteur séditieux, comme un larron, qu’on ne manquerait pas d’envoyer à Tyburn ? N’est-il pas horrible de faire mourir Anania, parce qu’ayant vendu son fonds et en ayant donné l’argent à Pierre il avait retenu pour lui et pour sa femme quelques écus pour subvenir à leurs nécessités, sans le dire ? À peine Anania est-il mort que sa femme arrive. Pierre, au lieu de l’avertir charitablement qu’il vient de faire mourir son mari d’apoplexie pour avoir gardé quelques oboles, et de lui dire de bien prendre garde à elle, la fait tomber dans le piége. Il lui demande si son mari a donné tout son argent aux saints. La bonne femme répond oui, et elle meurt sur-le-champ. Cela est dur.

Conringius demande pourquoi Pierre, qui tuait ainsi ceux qui lui avaient fait l’aumône, n’allait pas tuer plutôt tous les docteurs qui avaient fait mourir Jésus-Christ, et qui le firent fouetter lui-même plus d’une fois. Ô Pierre, dit Conringius, vous faites mourir deux chrétiens qui vous ont fait l’aumône, et vous laissez vivre ceux qui ont crucifié votre Dieu[80] !

Nous avons eu, du temps de Henri IV et de Louis XIII, un avocat général du Parlement de Provence, homme de qualité, nommé Doraison de Torame, qui, dans un livre de l’Église militante dédié à Henri IV, a fait un chapitre entier des arrêts rendus par saint Pierre en matière criminelle. Il dit que l’arrêt prononcé par Pierre contre Anania et Saphira fut exécuté par Dieu même, aux termes et cas de la juridiction spirituelle. Tout son livre est dans ce goût. Conringius, comme on voit, ne pense pas comme notre avocat provençal. Apparemment que Conringius n’était pas en pays d’inquisition quand il faisait ces questions hardies.

Érasme, à propos de Pierre, remarquait une chose fort singulière : c’est que le chef de la religion chrétienne commença son apostolat par renier Jésus-Christ, et que le premier pontife des Juifs avait commencé son ministère par faire un veau d’or et par l’adorer.

Quoi qu’il en soit, Pierre nous est dépeint comme un pauvre qui catéchisait des pauvres. Il ressemble à ces fondateurs d’ordres, qui vivaient dans l’indigence, et dont les successeurs sont devenus grands seigneurs.

Le pape, successeur de Pierre, a tantôt gagné, tantôt perdu ; mais il lui reste encore environ cinquante millions d’hommes sur la terre, soumis en plusieurs points à ses lois, outre ses sujets immédiats.

Se donner un maître à trois ou quatre cents lieues de chez soi ; attendre pour penser que cet homme ait paru penser ; n’oser juger en dernier ressort un procès entre quelques-uns de ses concitoyens que par des commissaires nommés par cet étranger ; n’oser se mettre en possession des champs et des vignes qu’on a obtenus de son propre roi sans payer une somme considérable à ce maître étranger ; violer les lois de son pays, qui défendent d’épouser sa nièce, et l’épouser légitimement en donnant à ce maître étranger une somme encore plus considérable ; n’oser cultiver son champ le jour que cet étranger veut qu’on célèbre la mémoire d’un inconnu qu’il a mis dans le ciel de son autorité privée : c’est là en partie ce que c’est que d’admettre un pape ; ce sont là les libertés de l’Église gallicane, si nous en croyons Dumarsais.

Il y a quelques autres peuples qui portent plus loin leur soumission. Nous avons vu de nos jours un souverain[81] demander au pape la permission de faire juger par son tribunal royal des moines accusés de parricide, ne pouvoir obtenir cette permission, et n’oser les juger.

On sait assez qu’autrefois les droits des papes allaient plus loin ; ils étaient fort au-dessus des dieux de l’antiquité, car ces dieux passaient seulement pour disposer des empires, et les papes en disposaient en effet.

Sturbinus dit qu’on peut pardonner à ceux qui doutent de la divinité et de l’infaillibilité du pape, quand on fait réflexion :

Que quarante schismes ont profané la chaire de saint Pierre, et que vingt-sept l’ont ensanglantée ;

Qu’Étienne VII, fils d’un prêtre, déterra le corps de Formose son prédécesseur, et fit trancher la tête à ce cadavre ;

Que Sergius III, convaincu d’assassinats, eut un fils de Marozie, lequel hérita de la papauté ;

Que Jean X, amant de Théodora, fut étranglé dans son lit ;

Que Jean XI, fils de Sergius III, ne fut connu que par sa crapule ;

Que Jean XII fut assassiné chez sa maîtresse ;

Que Benoît IX acheta et revendit le pontificat ;

Que Grégoire VII fut l’auteur de cinq cents ans de guerres civiles soutenues par ses successeurs ;

Qu’enfin parmi tant de papes ambitieux, sanguinaires et débauchés, il y eut un Alexandre VI, dont le nom n’est prononcé qu’avec la même horreur que ceux des Néron et des Caligula.

C’est une preuve, dit-on, de la divinité de leur caractère, qu’elle ait subsisté avec tant de crimes ; mais si les califes avaient eu une conduite encore plus affreuse, ils auraient donc été encore plus divins. C’est ainsi que raisonne Dermius ; on lui a répondu[82]. Mais la meilleure réponse est dans la puissance mitigée que les évêques de Rome exercent aujourd’hui avec sagesse ; dans la longue possession où les empereurs les laissent jouir, parce qu’ils ne peuvent les en dépouiller ; dans le système d’un équilibre général, qui est l’esprit de toutes les cours.

On a prétendu depuis peu qu’il n’y avait que deux peuples qui pussent envahir l’Italie et écraser Rome. Ce sont les Turcs et les Russes ; mais ils sont nécessairement ennemis, et de plus....

Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

(Racine, Andromaque, acte I, scène ii.)



PIERRE LE GRAND ET J.-J. ROUSSEAU.

SECTION PREMIÈRE.[83].

« Le czar Pierre.... n’avait pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien. Quelques-unes des choses qu’il fit étaient bien, la plupart étaient déplacées. Il a vu que son peuple était barbare, il n’a point vu qu’il n’était pas mûr pour la police ; il l’a voulu civiliser quand il ne fallait que l’aguerrir. Il a d’abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il fallait commencer par faire des Russes ; il a empêché ses sujets de devenir jamais ce qu’ils pourraient être, en leur persuadant qu’ils étaient ce qu’ils ne sont pas. C’est ainsi qu’un précepteur français forme son élève pour briller un moment dans son enfance, et puis n’être jamais rien. L’empire de Russie voudra subjuguer l’Europe, et sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins deviendront ses maîtres et les nôtres : cette révolution me paraît infaillible ; tous les rois de l’Europe travaillent de concert à l’accélérer[84]. » (Du Contrat social, liv. II, chap. viii.)

Ces paroles sont tirées d’une brochure intitulée le Contrat social, ou insocial, du peu sociable Jean-Jacques Rousseau. Il n’est pas étonnant qu’ayant fait des miracles à Venise il ait fait des prophéties sur Moscou ; mais comme il sait bien que le bon temps des miracles et des prophéties est passé, il doit croire que sa prédiction contre la Russie n’est pas aussi infaillible qu’elle lui a paru dans son premier accès. Il est doux d’annoncer la chute des grands empires, cela nous console de notre petitesse. Ce sera un beau gain pour la philosophie quand nous verrons incessamment les Tartares Nogais, qui peuvent, je crois, mettre jusqu’à douze mille hommes en campagne, venir subjuguer la Russie, l’Allemagne, l’Italie et la France. Mais je me flatte que l’empereur de la Chine ne le souffrira pas ; il a déjà accédé à la paix perpétuelle, et comme il n’a plus de jésuites chez lui, il ne troublera point l’Europe. Jean-Jacques, qui a, comme on croit, le vrai génie, trouve que Pierre le Grand ne l’avait pas.

Un seigneur russe, homme de beaucoup d’esprit, qui s’amuse quelquefois à lire des brochures, se souvint, en lisant celle-ci, de quelques vers de Molière, et les cita fort à propos :

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que pour être imprimés et reliés en veau,

Les voilà dans l’état d’importantes personnes,
Qu’avec leur plume ils font le destin des couronnes[85].

Les Russes, dit Jean-Jacques, ne seront jamais policés. J’en ai vu du moins de très-polis, et qui avaient l’esprit juste, fin, agréable, cultivé, et même conséquent, ce que Jean-Jacques trouvera fort extraordinaire.

Comme il est très-galant, il ne manquera pas de dire qu’ils se sont formés à la cour de l’impératrice Catherine, que son exemple a influé sur eux, mais que cela n’empêche pas qu’il n’ait raison, et que bientôt cet empire sera détruit.

Ce petit bonhomme nous assure, dans un de ses modestes ouvrages, qu’on doit lui dresser une statue. Ce ne sera probablement ni à Moscou ni à Pétersbourg qu’on s’empressera de sculpter Jean-Jacques.

Je voudrais, en général, que lorsqu’on juge les nations du haut de son grenier on fût plus honnête et plus circonspect. Tout pauvre diable peut dire ce qu’il lui plaît des Athéniens, des Romains et des anciens Perses. Il peut se tromper impunément sur les tribunats, sur les comices, sur la dictature. Il peut gouverner en idée deux ou trois mille lieues de pays, tandis qu’il est incapable de gouverner sa servante. Il peut dans un roman recevoir un baiser âcre de sa Julie, et conseiller à un prince d’épouser la fille d’un bourreau. Il y a des sottises sans conséquence ; il y en a d’autres qui peuvent avoir des suites fâcheuses.

Les fous de cour étaient fort sensés : ils n’insultaient par leurs bouffonneries que les faibles, et respectaient les puissants ; les fous de village sont aujourd’hui plus hardis.

On répondra que Diogène et l’Arétin ont été tolérés : d’accord ; mais une mouche ayant vu un jour une hirondelle qui, en volant, emportait des toiles d’araignée, en voulut faire autant: elle y fut prise[86].

SECTION II.

Ne peut-on pas dire de ces législateurs qui gouvernent l’univers à deux sous la feuille, et qui de leurs galetas donnent des ordres à tous les rois, ce qu’Homère dit de Calchas ?

Ὃς ᾔδη τά τ’ ἐόντα, τά τ’ ἐσσόμενα, πρό τ’ ἐόντα.

(Il., i, 10.)

Il connaît le passé, le présent, l’avenir.

C’est dommage que l’auteur du petit paragraphe que nous venons de citer n’ait connu aucun des trois temps dont parle Homère.

Pierre le Grand, dit-il, « n’avait pas le génie qui fait tout de rien. » Vraiment, Jean-Jacques, je le crois sans peine : car on prétend que Dieu seul a cette prérogative.

« Il n’a pas vu que son peuple n’était pas mûr pour la police ; » en ce cas, le czar est admirable de l’avoir fait mûrir. Il me semble que c’est Jean-Jacques qui n’a pas vu qu’il fallait se servir d’abord des Allemands et des Anglais pour faire des Russes.

« Il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu’ils pourraient être, etc. »

Cependant ces mêmes Russes sont devenus les vainqueurs des Turcs et des Tartares, les conquérants et les législateurs de la Crimée et de vingt peuples différents ; leur souveraine a donné des lois à des nations dont le nom même était ignoré en Europe.

Quant à la prophétie de Jean-Jacques, il se peut qu’il ait exalté son âme jusqu’à lire dans l’avenir : il a tout ce qu’il faut pour être prophète ; mais pour le passé et pour le présent, on avouera qu’il n’y entend rien. Je doute que l’antiquité ait rien de comparable à la hardiesse d’envoyer quatre escadres du fond de la mer Baltique dans les mers de la Grèce, de dominer à la fois sur la mer Égée et sur le Pont-Euxin, de porter la terreur dans la Colchide et aux Dardanelles, de subjuguer la Tauride, et de forcer le vizir Azem à s’enfuir des bords du Danube jusqu’aux portes d’Andrinople.

Si Jean-Jacques compte pour rien tant de grandes actions qui étonnent la terre attentive, il doit du moins avouer qu’il y a quelque générosité dans un comte d’Orloff, qui, après avoir pris un vaisseau qui portait toute la famille et tous les trésors d’un bacha, lui renvova sa famille et ses trésors.

Si les Russes n’étaient pas mûrs pour la police du temps de Pierre le Grand, convenons qu’ils sont mûrs aujourd’hui pour la grandeur d’âme, et que Jean-Jacques n’est pas tout à fait mûr pour la vérité et pour le raisonnement.

À l’égard de l’avenir, nous le saurons quand nous aurons des Ézéchiels, des Isaïes, des Habacucs, des Michées. Mais le temps en est passé ; et, si on ose le dire, il est à craindre qu’il ne revienne plus.

J’avoue que ces mensonges imprimés sur le temps présent m’étonnent toujours. Si on se donne ces libertés dans un siècle où mille volumes, mille gazettes, mille journaux, peuvent continuellement vous démentir, quelle foi pourrons-nous avoir en ces historiens des anciens temps, qui recueillaient tous les bruits vagues, qui ne consultaient aucunes archives, qui mettaient par écrit ce qu’ils avaient entendu dire à leurs grand’mères dans leur enfance, bien sûrs qu’aucun critique ne relèverait leurs fautes ?

Nous eûmes longtemps neuf Muses, la saine critique est la dixième, qui est venue bien tard. Elle n’existait point du temps de Cécrops, du premier Bacchus, de Sanchoniathon, de Thaut, de Brama, etc., etc. On écrivait alors impunément tout ce qu’on voulait : il faut être aujourd’hui un peu plus avisé.



PLAGIAT[87].

On dit qu’originairement ce mot vient du latin plaga, et qu’il signifiait la condamnation au fouet de ceux qui avaient vendu des hommes libres pour des esclaves. Cela n’a rien de commun avec le plagiat des auteurs, lesquels ne vendent point d’hommes, soit esclaves, soit libres. Ils se vendent seulement eux-mêmes quelquefois pour un peu d’argent.

Quand un auteur vend les pensées d’un autre pour les siennes, ce larcin s’appelle plagiat. On pourrait appeler plagiaires tous les compilateurs, tous les faiseurs de dictionnaires, qui ne font que répéter à tort et à travers les opinions, les erreurs, les impostures, les vérités déjà imprimées dans des dictionnaires précédents ; mais ce sont du moins des plagiaires de bonne foi, ils ne s’arrogent point le mérite de l’invention. Ils ne prétendent pas même à celui d’avoir déterré chez les anciens les matériaux qu’ils ont assemblés ; ils n’ont fait que copier les laborieux compilateurs du xvie siècle. Ils vous vendent en in-quarto ce que vous aviez déjà en in-folio. Appelez-les, si vous voulez, libraires, et non pas auteurs. Rangez-les plutôt dans la classe des fripiers que dans celle des plagiaires.

Le véritable plagiat est de donner pour vôtres les ouvrages d’autrui, de coudre dans vos rapsodies de longs passages d’un bon livre avec quelques petits changements. Mais le lecteur éclairé, voyant ce morceau de drap d’or sur un habit de bure, reconnaît bientôt le voleur maladroit.

Ramsay, qui après avoir été presbytérien dans son village d’Écosse, ensuite anglican à Londres, puis quaker, et qui persuada enfin au célèbre Fénelon, archevêque de Cambrai, qu’il était catholique, et même qu’il avait beaucoup de penchant pour l’amour pur : Ramsay, dis-je, fit les Voyages de Cyrus, parce que son maître avait fait voyager Télémaque. Il n’y a jusque-là que de l’imitation. Dans ces voyages il copie les phrases, les raisonnements d’un ancien auteur anglais qui introduit un jeune solitaire disséquant sa chèvre morte, et remontant à Dieu par sa chèvre. Cela ressemble fort à un plagiat. Mais en conduisant Cyrus en Égypte, il se sert, pour décrire ce pays singulier, des mêmes expressions employées par Bossuet ; il le copie mot pour mot sans le citer. Voilà un plagiat dans toutes les formes. Un de mes amis le lui reprochait un jour ; Ramsay lui répondit qu’on pouvait se rencontrer, et qu’il n’était pas étonnant qu’il pensât comme Fénelon, et qu’il s’exprimât comme Bossuet. Cela s’appelle être fier comme un Écossais.

Le plus singulier de tous les plagiats est peut-être celui du P. Barre, auteur d’une grande histoire d’Allemagne, en dix volumes. On venait d’imprimer l’Histoire de Charles XII, et il en prit plus de deux cents pages, qu’il inséra dans son ouvrage[88]. Il fait dire à un duc de Lorraine précisément ce que Charles XII a dit.

Il attribue à l’empereur Arnould ce qui est arrivé au monarque suédois.

Il dit de l’empereur Rodolphe ce qu’on avait dit du roi Stanislas.

Valdemar, roi de Danemark, fait et dit précisément les mêmes choses que Charles à Render, etc., etc.

Le plaisant de l’affaire est qu’un journaliste, voyant cette prodigieuse ressemblance entre ces deux ouvrages, ne manqua pas d’imputer le plagiat à l’auteur de l’Histoire de Charles XII, qui avait pourtant écrit vingt ans avant le P. Barre.

C’est surtout en poésie qu’on se permet souvent le plagiat, et c’est assurément de tous les larcins le moins dangereux pour la société.



PLATON[89].

SECTION PREMIÈRE.

DU « TIMÉE » DE PLATON, ET DE QUELQUES AUTRES CHOSES.

Les Pères de l’Église des quatre premiers siècles furent tous grecs et platoniciens ; vous ne trouvez pas un Romain qui ait écrit pour le christianisme, et qui ait eu la plus légère teinture de philosophie. J’observerai ici en passant qu’il est assez étrange que cette Église de Rome, qui ne contribua en rien à ce grand établissement, en ait seule recueilli tout l’avantage. Il en a été de cette révolution comme de toutes celles qui sont nées des guerres civiles : les premiers qui troublent un État travaillent toujours sans le savoir pour d’autres que pour eux.

L’école d’Alexandrie, fondée par un nommé Marc, auquel succédèrent Athénagoras, Clément, Origène, fut le centre de la philosophie chrétienne. Platon était regardé par tous les Grecs d’Alexandrie comme le maître de la sagesse, comme l’interprète de la Divinité. Si les premiers chrétiens n’avaient pas embrassé les dogmes de Platon, ils n’auraient jamais eu aucun philosophe, aucun homme d’esprit dans leur parti. Je mets à part l’inspiration et la grâce qui sont au-dessus de toute philosophie, et je ne parle que du train ordinaire des choses humaines.

Ce fut, dit-on, dans le Timée de Platon principalement que les Pères grecs s’instruisirent. Ce Timée passe pour l’ouvrage le plus sublime de toute la philosophie ancienne. C’est presque le seul que Dacier n’ait point traduit, et je pense que la raison en est qu’il ne l’entendait point, et qu’il craignit de montrer à des lecteurs clairvoyants le visage de cette divinité grecque qu’on n’adore que parce qu’elle est voilée.

Platon, dans ce beau dialogue, commence par introduire un prêtre égyptien qui apprend à Solon l’ancienne histoire de la ville d’Athènes, qui était fidèlement conservée depuis neuf mille ans dans les archives de l’Égypte.

Athènes, dit le prêtre, était alors la plus belle ville de la Grèce, et la plus renommée dans le monde pour les arts de la guerre et de la paix ; elle résista seule aux guerriers de cette fameuse île Atlantide, qui vinrent sur des vaisseaux innombrables subjuguer une grande partie de l’Europe et de l’Asie. Athènes eut la gloire d’affranchir tant de peuples vaincus, et de préserver l’Égypte de la servitude qui nous menaçait ; mais après cette illustre victoire et ce service rendu au genre humain, un tremblement de terre épouvantable engloutit en vingt-quatre heures et le territoire d’Athènes et toute la grande île Atlantide. Cette île n’est aujourd’hui qu’une vaste mer que les débris de cet ancien monde et le limon mêlé à ses eaux rendent innavigable.

Voilà ce que ce prêtre conte à Solon ; voilà comment Platon débute pour nous expliquer ensuite la formation de l’âme, les opérations du verbe, et sa trinité. Il n’est pas physiquement impossible qu’il y eût eu une île Atlantide qui n’existait plus depuis neuf mille ans, et qui périt par un tremblement de terre, comme il est arrivé à Herculanum et à tant d’autres villes ; mais notre prêtre, en ajoutant que la mer qui baigne le mont Atlas est inaccessible aux vaisseaux, rend l’histoire un peu suspecte.

Il se peut faire, après tout, que depuis Solon, c’est-à-dire depuis trois mille ans, les flots aient nettoyé le limon de l’ancienne île Atlantide, et rendu la mer navigable ; mais enfin il est toujours surprenant qu’on débute par cette île pour parler du verbe.

Peut-être, en faisant ce conte de prêtre ou de vieille, Platon n’a-t-il voulu insinuer autre chose que les vicissitudes qui ont changé tant de fois la face du globe. Peut-être a-t-il voulu dire seulement ce que Pythagore et Timée de Locres avaient dit si longtemps avant lui, et ce que nos yeux nous disent tous les jours, que tout périt et se renouvelle dans la nature. L’histoire de Deucalion et de Pyrrha, la chute de Phaéton, sont des fables ; mais des inondations et des embrasements sont des vérités.

Platon part de son île imaginaire pour dire des choses que les meilleurs philosophes de nos jours ne désavoueraient pas : « Ce qui est produit a nécessairement une cause, un auteur. Il est difficile de trouver l’auteur de ce monde ; et quand on l’a trouvé, il est dangereux de le dire au peuple. »

Rien n’est plus vrai encore aujourd’hui. Qu’un sage, en passant par Notre-Dame de Lorette, s’avise de dire à un sage son ami que Notre-Dame de Lorette, avec son petit visage noir, ne gouverne pas l’univers entier : si une bonne femme entend ces paroles, et si elle les redit à d’autres bonnes femmes de la Marche d’Ancône, le sage sera lapidé comme Orphée. Voilà précisément le cas où croyaient être les premiers chrétiens qui ne disaient pas du bien de Cybèle et de Diane. Cela seul devait les attacher à Platon : les choses inintelligibles qu’il débite ensuite ne durent pas les dégoûter de lui.

Je ne reprocherai point à Platon d’avoir dit dans son Timée que le monde est un animal ; car il entend sans doute que les éléments en mouvement animent le monde, et il n’entend pas par animal un chien et un homme qui marchent, qui sentent, qui mangent, qui dorment, et qui engendrent. Il faut toujours expliquer un auteur dans le sens le plus favorable ; et ce n’est que lorsqu’on accuse les gens d’hérésie, ou quand on dénonce leurs livres, qu’il est de droit d’en interpréter malignement toutes les paroles, et de les empoisonner : ce n’est pas ainsi que j’en userai avec Platon.

Il y a d’abord chez lui une espèce de trinité qui est l’âme de la matière ; voici ses paroles : « De la substance indivisible, toujours semblable à elle-même, et de la substance divisible, il composa une troisième substance qui tient de la même et de l’autre. »

Ensuite viennent des nombres à la pythagoricienne, qui rendent la chose encore plus inintelligible, et par conséquent plus respectable. Quelle provision pour des gens qui commençaient une guerre de plume !

Ami lecteur, un peu de patience, s’il vous plaît, et un peu d’attention, « Quand Dieu eut formé l’âme du monde de ces trois substances, cette âme s’élança du milieu de l’univers aux extrémités de l’être, se répandant partout au dehors, et se repliant sur elle-même ; elle forma ainsi dans tous les temps une origine divine de la sagesse éternelle. »

Et quelques lignes après :

« Ainsi la nature de cet animal immense qu’on nomme le monde est éternelle. »

Platon, à l’exemple de ses prédécesseurs, introduit donc l’Être suprême, artisan du monde, formant ce monde avant les temps ; de sorte que Dieu ne pouvait être sans le monde, ni le monde sans Dieu, comme le soleil ne peut exister sans répandre la lumière dans l’espace, ni cette lumière voler dans l’espace sans le soleil.

Je passe sous silence beaucoup d’idées à la grecque, ou plutôt à l’orientale : comme, par exemple, qu’il y a quatre sortes d’animaux, les dieux célestes, les oiseaux de l’air, les poissons, et les animaux terrestres dont nous avons l’honneur d’être.

Je me hâte de venir à une seconde trinité : « L’être engendré, l’être qui engendre, et l’être qui ressemble à l’engendré et à l’engendreur. » Cette trinité est assez formelle, et les Pères ont pu y trouver leur compte.

Cette trinité est suivie d’une théorie un peu singulière des quatre éléments, La terre est fondée sur un triangle équilatère, l’eau sur un triangle rectangle, l’air sur un scalène, et le feu sur un isocèle. Après quoi il prouve démonstrativement qu’il ne peut y avoir que cinq mondes, parce qu’il n’y a que cinq corps solides réguliers, et que cependant il n’y a qu’un monde qui est rond.

J’avoue qu’il n’y a point de philosophe aux petites-maisons qui ait jamais si puissamment raisonné. Vous vous attendez, ami lecteur, à m’entendre parler de cette autre fameuse trinité de Platon, que ses commentateurs ont tant vantée : c’est l’Être éternel, formateur éternel du monde ; son verbe, ou son intelligence, ou son idée ; et le bon qui en résulte. Je vous assure que je l’ai bien cherchée dans ce Timée, je ne l’y ai jamais trouvée : elle peut y être totidem litteris, mais elle n’y est pas totidem verbis, ou je suis fort trompé.

Après avoir lu tout Platon, à mon grand regret, j’ai aperçu quelque ombre de la trinité dont on lui fait honneur. C’est dans le livre sixième de sa République chimérique, lorsqu’il dit : « Parlons du fils, production merveilleuse du bon, et sa parfaite image. » Mais malheureusement il se trouve que cette parfaite image de Dieu, c’est le soleil. On en conclut que c’était le soleil intelligible, lequel, avec le verbe et le père, composait la trinité platonique.

Il y a dans l’Épinomis de Platon[90] des galimatias fort curieux ; en voici un que je traduis aussi raisonnablement que je le puis, pour la commodité du lecteur :

« Sachez qu’il y a huit vertus dans le ciel ; je les ai observées, ce qui est facile à tout le monde. Le soleil est une de ces vertus, la lune une autre, la troisième est l’assemblage des étoiles ; et les cinq planètes font avec ces trois vertus le nombre de huit. Gardez-vous de penser que ces vertus, ou ceux qui sont dans elles et qui les animent, soit qu’ils marchent d’eux-mêmes, soit qu’ils soient portés dans des véhicules ; gardez-vous, dis-je, de croire que les uns soient des dieux, et que les autres ne le soient pas ; que les uns soient adorables, et qu’il y en ait d’autres qu’on ne doive ni adorer ni invoquer. Ils sont tous frères, chacun a son partage, nous leur devons à tous les mêmes honneurs. ils remplissent tous l’emploi que le verbe leur assigna quand il forma l’univers visible. »

Voilà déjà le verbe trouvé, il faut maintenant trouver les trois personnes. Elles sont dans la seconde lettre de Platon à Denis. Ces lettres ne sont pas assurément supposées. Le style est le même que celui de ses Dialogues. Il dit souvent à Denis et à Dion des choses assez difficiles à comprendre, et qu’on croirait écrites en chiffres ; mais aussi il en dit de fort claires, et qui se sont trouvées vraies longtemps après lui. Par exemple, voici comme il s’exprime dans sa septième lettre à Dion :

« J’ai été convaincu que tous les États sont assez mal gouvernés ; il n’y a guère ni bonne institution, ni bonne administration. On y vit, pour ainsi dire, au jour la journée, et tout va au gré de la fortune plutôt qu’au gré de la sagesse. »

Après cette courte digression sur les affaires temporelles, revenons aux spirituelles, à la trinité. Platon dit à Denis :

« Le roi de l’univers est environné de ses ouvrages, tout est l’effet de sa grâce. Les plus belles des choses ont en lui leur cause première ; les secondes en perfection ont en lui une seconde cause ; et il est encore la troisième cause des ouvrages du troisième degré. »

On pourrait ne pas reconnaître dans cette lettre la trinité telle que nous l’admettons ; mais c’était beaucoup d’avoir, dans un auteur grec, un garant des dogmes de l’Église naissante. Toute l’Église grecque fut donc platonicienne, comme toute l’Église latine fut péripatéticienne depuis le commencement du xiiie siècle. Ainsi deux Grecs qu’on n’a jamais entendus ont été nos maîtres à penser, jusqu’au temps où les hommes se sont mis, au bout de deux mille ans, à penser par eux-mêmes.


SECTION II[91].
QUESTIONS SUR PLATON, ET SUR QUELQUES AUTRES BAGATELLES.

Platon, en disant aux Grecs ce que tant de philosophes des autres nations avaient dit avant lui, en assurant qu’il y a une intelligence suprême qui arrangea l’univers, pensait-il que cette intelligence suprême résidait en un seul lieu, comme un roi de l’Orient dans son sérail ? ou bien croyait-il que cette puissante intelligence se répand partout comme la lumière, ou comme un être encore plus fin, plus prompt, plus actif, plus pénétrant que la lumière ? Le dieu de Platon, en un mot, est-il dans la matière ? en est-il séparé ? vous qui avez lu Platon attentivement, c’est-à-dire sept ou huit songe-creux cachés dans quelque galetas de l’Europe, si jamais ces questions viennent jusqu’à vous, je vous supplie d’y répondre.

L’île barbare des Cassitérides[92] où les hommes vivaient dans les bois du temps de Platon, a produit enfin des philosophes qui sont autant au-dessus de lui que Platon était au-dessus de ceux de ses contemporains qui ne raisonnaient pas.

Parmi ces philosophes, Clarke est peut-être le plus profond ensemble et le plus clair, le plus méthodique et le plus fort, de tous ceux qui ont parlé de l’Être suprême[93].

Lorsqu’il eut donné au public son excellent livre, il se trouva un jeune gentilhomme de la province de Glocester qui lui fit avec candeur des objections aussi fortes que ses démonstrations. On peut les voir à la fin du premier volume de Clarke ; ce n’était pas sur l’existence nécessaire de l’Être suprême qu’il disputait, c’était sur son infinité et sur son immensité.

Il ne paraît pas en effet que Clarke ait prouvé qu’il y ait un être qui pénètre intimement tout ce qui existe, et que cet être, dont on ne peut concevoir les propriétés, ait la propriété de s’étendre au-delà de toute borne imaginable.

Le grand Newton a démontré qu’il y a du vide dans la nature ; mais quel philosophe pourra me démontrer que Dieu est dans ce vide, qu’il touche à ce vide, qu’il remplit ce vide ? Comment, étant aussi bornés que nous le sommes, pouvons-nous connaître ces profondeurs ? Ne nous suffit-il pas qu’il nous soit prouvé qu’il existe un maître suprême ? Il ne nous est pas donné de savoir ce qu’il est, ni comment il est.

Il semble que Locke et Clarke aient eu les clefs du monde intelligible. Locke a ouvert tous les appartements où l’on peut entrer ; mais Clarke n’a-t-il pas voulu pénétrer un peu trop au delà de l’édifice ?

Comment un philosophe tel que Samuel Clarke, après un si admirable ouvrage sur l’existence de Dieu, en a-t-il pu faire ensuite un si pitoyable sur des choses de fait ?

Comment Benoît Spinosa, qui avait autant de profondeur dans l’esprit que Samuel Clarke, après s’être élevé à la métaphysique la plus sublime, peut-il ne pas s’apercevoir qu’une intelligence suprême préside à des ouvrages visiblement arrangés avec une suprême intelligence (s’il est vrai, après tout, que ce soit là le système de Spinosa) ?

Comment Newton, le plus grand des hommes, a-t-il pu commenter l’Apocalypse, ainsi qu’on l’a déjà remarqué[94] ?

Comment Locke, après avoir si bien développé l’entendement humain, a-t-il pu dégrader son entendement dans un autre ouvrage[95] ?

Je crois voir des aigles qui, s’étant élancés dans la nue, vont se reposer sur un fumier.



POËTES[96].

Un jeune homme, au sortir du collége, délibère s’il se fera avocat, médecin, théologien, ou poëte ; s’il prendra soin de notre fortune, de notre santé, de notre âme, ou de nos plaisirs. Nous avons déjà parlé des avocats et des médecins[97] ; nous parlerons de la fortune prodigieuse que fait quelquefois un théologien.

Le théologien devenu pape a non-seulement ses valets théologiens, cuisiniers, échansons, porte-coton, médecins, chirurgiens, balayeurs, faiseurs d’Agnus Dei, confituriers, prédicateurs ; il a aussi son poëte. Je ne sais quel fou était le poëte de Léon X, comme David fut quelque temps le poëte de Saül.

C’est assurément, de tous les emplois qu’on peut avoir dans une grande maison, l’emploi le plus inutile. Les rois d’Angleterre, qui ont conservé dans leur île beaucoup d’anciens usages perdus dans le continent, ont, comme on sait, leur poëte en titre d’office. Il est obligé de faire tous les ans une ode à la louange de sainte Cécile, qui jouait autrefois si merveilleusement du clavecin ou du psaltérion qu’un ange descendit du neuvième ciel pour l’écouter de plus près, attendu que l’harmonie du psaltérion n’arrive d’ici-bas au pays des anges qu’en sourdine.

Moïse est le premier poëte que nous connaissions. Il est à croire que longtemps avant lui les Égyptiens, les Chaldéens, les Syriens, les Indiens, connaissaient la poésie, puisqu’ils avaient de la musique. Mais enfin son beau cantique qu’il chanta avec sa sœur Maria en sortant du fond de la mer Rouge est le premier monument poétique en vers hexamètres que nous ayons. Je ne suis pas du sentiment de ces bélîtres ignorants et impies, Newton, Leclerc, et d’autres, qui prouvent que tout cela ne fut écrit qu’environ huit cents ans après l’événement, et qui disent avec insolence que Moïse ne put écrire en hébreu, puisque la langue hébraïque n’est qu’un dialecte nouveau du phénicien, et que Moïse ne pouvait savoir le phénicien. Je n’examine point avec le savant Huet comment Moïse put chanter, lui qui était bègue et qui ne pouvait parler.

À entendre plusieurs de ces messieurs, Moïse serait bien moins ancien qu’Orphée, Musée, Homère, Hésiode. On voit au premier coup d’œil combien cette opinion est absurde. Le moyen qu’un Grec puisse être aussi ancien qu’un Juif ?

Je ne répondrai pas non plus à ces autres impertinents qui soupçonnent que Moïse n’est qu’un personnage imaginaire, une fabuleuse imitation de la fable de l’ancien Bacchus, et qu’on chantait dans les orgies tous les prodiges de Bacchus attribués depuis à Moïse, avant qu’on sût qu’il y eût des Juifs au monde. Une telle idée se réfute d’elle-même. Le bon sens nous fait voir qu’il est impossible qu’il y ait eu un Bacchus avant un Moïse.

Nous avons encore un excellent poëte juif, très-réellement antérieur à Horace, c’est le roi David ; et nous savons bien que le Miserere est infiniment au-dessus du Justum ac tenacem propositi virum.

Mais ce qui étonne, c’est que des législateurs et des rois aient été nos premiers poëtes. Il se trouve aujourd’hui des gens assez bons pour se faire les poëtes des rois. Virgile, à la vérité, n’avait pas la charge de poëte d’Auguste, ni Lucain celle de poëte de Néron ; mais j’avoue qu’ils avilirent un peu la profession en donnant du dieu à l’un et à l’autre.

On demande comment la poésie étant si peu nécessaire au monde, elle occupe un si haut rang parmi les beaux-arts. On peut faire la même question sur la musique. La poésie est la musique de l’âme, et surtout des âmes grandes et sensibles.

Un mérite de la poésie dont bien des gens ne se doutent pas, c’est qu’elle dit plus que la prose, et en moins de paroles que la prose.

Qui pourra jamais traduire ce vers latin avec autant de brièveté qu’il est sorti du cerveau du poëte ?

Vive memor leti, fugit hora, hoc quod loquor inde est.

(Perse, sat. v, 153.)

Je ne parle pas des autres charmes de la poésie, on les connaît assez ; mais j’insisterai sur le grand précepte d’Horace[98], sapere est et principium et fons. Point de vraie poésie sans une grande sagesse. Mais comment accorder cette sagesse avec l’enthousiasme ? Comme César, qui formait un plan de bataille avec prudence, et combattait avec fureur.

Il y a eu des poëtes un peu fous ; oui, et c’est parce qu’ils étaient de très-mauvais poëtes. Un homme qui n’a que des dactyles et des spondées ou des rimes dans la tête est rarement un homme de bon sens ; mais Virgile est doué d’une raison supérieure.

Lucrèce était un misérable physicien, et il avait cela de commun avec toute l’antiquité. La physique ne s’apprend pas avec de l’esprit : c’est un art que l’on ne peut exercer qu’avec des instruments, et les instruments n’avaient pas encore été inventés. Il faut des lunettes, des microscopes, des machines pneumatiques, des baromètres, etc., pour avoir quelque idée commencée des opérations de la nature.

Descartes n’en savait guère plus que Lucrèce, lorsque ces clefs ouvrirent le sanctuaire ; et on a fait cent fois plus de chemin depuis Galilée, meilleur physicien que Descartes, jusqu’à nos jours, que depuis le premier Hermès jusqu’à Lucrèce et depuis Lucrèce jusqu’à Galilée.

Toute la physique ancienne est d’un écolier absurde. Il n’en est pas ainsi de la philosophie de l’âme et de ce bon sens qui, aidé du courage de l’esprit, fait peser avec justesse les doutes et les vraisemblances. C’est là le grand mérite de Lucrèce ; son troisième chant est un chef-d’œuvre de raisonnement ; il disserte comme Cicéron, il s’exprime quelquefois comme Virgile, et il faut avouer que quand notre illustre Polignac réfute ce troisième chant, il ne le réfute qu’en cardinal.

Quand je dis que le poëte Lucrèce raisonne en métaphysicien excellent dans ce troisième chant, je ne dis pas qu’il ait raison : on peut argumenter avec un jugement vigoureux, et se tromper, si on n’est pas instruit par la révélation. Lucrèce n’était point Juif ; et les Juifs, comme on sait, étaient les seuls hommes sur la terre qui eussent raison du temps de Cicéron, de Posidonius, de César et de Caton. Ensuite, sous Tibère, les Juifs n’eurent plus raison, et il n’y eut que les chrétiens qui eurent le sens commun.

Ainsi il était impossible que Lucrèce, Cicéron et César, ne fussent pas des imbéciles en comparaison des Juifs et de nous ; mais il faut convenir qu’aux yeux du reste du genre humain ils étaient de très-grands hommes.

J’avoue que Lucrèce se tua, Caton aussi, Cassius et Brutus aussi ; mais on peut fort bien se tuer, et avoir raisonné en homme d’esprit pendant sa vie.

Distinguons dans tout auteur l’homme et ses ouvrages. Racine écrit comme Virgile, mais il devient janséniste par faiblesse, et il meurt de chagrin par une faiblesse non moins grande, parce qu’un autre homme[99] en passant dans une galerie, ne l’a pas regardé : j’en suis fâché, mais le rôle de Phèdre n’en est pas moins admirable.



POLICE DES SPECTACLES[100].

On excommuniait autrefois les rois de France, et, depuis Philippe Ier jusqu’à Louis VIII, tous l’ont été solennellement, de même que tous les empereurs depuis Henri IV jusqu’à Louis de Bavière inclusivement. Les rois d’Angleterre ont eu aussi une part très-honnête à ces présents de la cour de Rome. C’était la folie du temps, et cette folie coûta la vie à cinq ou six cent mille hommes. Actuellement on se contente d’excommunier les représentants des monarques : ce n’est pas les ambassadeurs que je veux dire, mais les comédiens, qui sont rois et empereurs trois ou quatre fois par semaine, et qui gouvernent l’univers pour gagner leur vie.

Je ne connais guère que leur profession et celle des sorciers à qui on fasse aujourd’hui cet honneur. Mais comme il n’y a plus de sorciers depuis environ soixante à quatre-vingts ans, que la bonne philosophie a été connue des hommes, il ne reste plus pour victimes qu’Alexandre, César, Athalie, Polyeucte, Andromaque, Brutus, Zaïre et Arlequin.

La grande raison qu’on en apporte, c’est que ces messieurs et ces dames représentent des passions. Mais si la peinture du cœur humain mérite une si horrible flétrissure, on devrait donc user d’une plus grande rigueur avec les peintres et les statuaires. Il y a beaucoup de tableaux licencieux qu’on vend publiquement, au lieu qu’on ne représente pas un seul poëme dramatique qui ne soit dans la plus exacte bienséance. La Vénus du Titien et celle du Corrége sont toutes nues, et sont dangereuses en tout temps pour notre jeunesse modeste ; mais les comédiens ne récitent les vers admirables de Cinna que pendant environ deux heures, et avec l’approbation du magistrat, sous l’autorité royale. Pourquoi donc ces personnages vivants sur le théâtre sont-ils plus condamnés que ces comédiens muets sur la toile ? Ut pictura poesis erit[101]. Qu’auraient dit les Sophocle et les Euripide, s’ils avaient pu prévoir qu’un peuple qui n’a cessé d’être barbare qu’en les imitant imprimerait un jour cette tache au théâtre, qui reçut de leur temps une si haute gloire ?

Ésopus et Roscius n’étaient pas des sénateurs romains, il est vrai ; mais le flamen ne les déclarait point infâmes, et on ne se doutait pas que l’art de Térence fût un art semblable à celui de Locuste. Le grand pape, le grand prince Léon X, à qui on doit la renaissance de la bonne tragédie et de la bonne comédie en Europe, et qui fit représenter tant de pièces de théâtre dans son palais avec tant de magnificence, ne devinait pas qu’un jour, dans une partie de la Gaule, des descendants des Celtes et des Goths se croiraient en droit de flétrir ce qu’il honorait. Si le cardinal de Richelieu eût vécu, lui qui a fait bâtir la salle du Palais-Royal, lui à qui la France doit le théâtre, il n’eût pas souffert plus longtemps que l’on osât couvrir d’ignominie ceux qu’il employait à réciter ses propres ouvrages.

Ce sont les hérétiques, il le faut avouer, qui ont commencé à se déchaîner contre le plus beau de tous les arts. Léon X ressuscitait la scène tragique ; il n’en fallait pas davantage aux prétendus réformateurs pour crier à l’œuvre de Satan. Aussi la ville de Genève et plusieurs illustres bourgades de Suisse ont été cent cinquante ans sans souffrir chez elles un violon. Les jansénistes, qui dansent aujourd’hui sur le tombeau de saint Paris, à la grande édification du prochain, défendirent le siècle passé, à une princesse de Conti qu’ils gouvernaient, de faire apprendre à danser à son fils, attendu que la danse est trop profane. Cependant il fallait avoir bonne grâce, et savoir le menuet ; on ne voulait point de violon, et le directeur eut beaucoup de peine à souffrir, par accommodement, qu’on montrât à danser au prince de Conti avec des castagnettes. Quelques catholiques un peu visigoths de deçà les monts craignirent donc les reproches des réformateurs, et crièrent aussi haut qu’eux ; ainsi peu à peu s’établit dans notre France la mode de diffamer César et Pompée, et de refuser certaines cérémonies à certaines personnes gagées par le roi, et travaillant sous les yeux du magistrat. On ne s’avisa point de réclamer contre cet abus : car qui aurait voulu se brouiller avec des hommes puissants, et des hommes du temps présent, pour Phèdre et pour les héros des siècles passés ?

On se contenta donc de trouver cette rigueur absurde, et d’admirer toujours à bon compte les chefs-d’œuvre de notre scène.

Rome, de qui nous avons appris notre catéchisme, n’en use point comme nous : elle a su toujours tempérer les lois selon les temps et selon les besoins ; elle a su distinguer les bateleurs effrontés, qu’on censurait autrefois avec raison, d’avec les pièces de théâtre du Trissin et de plusieurs évêques et cardinaux qui ont aidé à ressusciter la tragédie. Aujourd’hui même on représente à Rome publiquement des comédies dans des maisons religieuses. Les dames y vont sans scandale ; on ne croit point que des dialogues récités sur des planches soient une infamie diabolique. On a vu jusqu’à la pièce de George Dandin exécutée à Rome par des religieuses, en présence d’une foule d’ecclésiastiques et de dames. Les sages Romains se gardent bien surtout d’excommunier ces messieurs qui chantent le dessus dans les opéras italiens : car en vérité c’est bien assez d’être châtré dans ce monde, sans être encore damné dans l’autre.

Dans le bon temps de Louis XIV il y avait toujours aux spectacles qu’il donnait un banc qu’on nommait le banc des évêques. J’ai été témoin que dans la minorité de Louis XV, le cardinal de Fleury, alors évêque de Fréjus, fut très pressé de faire revivre cette coutume. D’autres temps, d’autres mœurs ; nous sommes apparemment bien plus sages que dans les temps où l’Europe entière venait admirer nos fêtes, où Richelieu fit revivre la scène en France, où Léon X fit renaître en Italie le siècle d’Auguste. Mais un temps viendra où nos neveux, en voyant l’impertinent ouvrage du P. Le Brun contre l’art des Sophocles, et les œuvres de nos grands hommes, imprimés dans le même temps, s’écrieront : Est-il possible que les Français aient pu ainsi se contredire, et que la plus absurde barbarie ait levé si orgueilleusement la tête contre les plus belles productions de l’esprit humain ?

Saint-Thomas d'Aquin, dont les mœurs valaient bien celles de Calvin et du P. Quesnel ; saint Thomas, qui n’avait jamais vu de bonne comédie, et qui ne connaissait que de malheureux histrions, devine pourtant que le théâtre peut être utile. Il eut assez de bon sens et assez de justice pour sentir le mérite de cet art, tout informe qu’il était ; il le permit, il l’approuva. Saint Charles Borromée examinait lui-même les pièces qu’on jouait à Milan ; il les munissait de son approbation et de son seing.

Qui seront après cela les visigoths qui voudront traiter d’empoisonneurs Rodrigue et Chimène ? Plût au ciel que ces barbares, ennemis du plus beau des arts, eussent la piété de Polyeucte, la clémence d’Auguste, la vertu de Burrhus, et qu’ils finissent comme le mari d’Alzire !



POLITIQUE[102].

La politique de l’homme consiste d’abord à tâcher d’égaler les animaux, à qui la nature a donné la nourriture, le vêtement et le couvert.

Ces commencements sont longs et difficiles.

Comment se procurer le bien-être et se mettre à l’abri du mal ? C’est là tout l’homme.

Ce mal est partout. Les quatre éléments conspirent à le former. La stérilité d’un quart du globe, les maladies, la multitude d’animaux ennemis, tout nous oblige de travailler sans cesse à écarter le mal.

Nul homme ne peut seul se garantir du mal, et se procurer le bien : il faut des secours. La société est donc aussi ancienne que le monde.

Cette société est tantôt trop nombreuse, tantôt trop rare. Les révolutions de ce globe ont détruit souvent des races entières d’hommes et d’autres animaux dans plusieurs pays, et les ont multipliées dans d’autres.

Pour multiplier une espèce il faut un climat et un terrain tolérables ; et avec ces avantages on peut encore être réduit à marcher tout nu, à souffrir la faim, à manquer de tout, à périr de misère.

Les hommes ne sont pas comme les castors, les abeilles, les vers à soie : ils n’ont pas un instinct sûr qui leur procure le nécessaire.

Sur cent mâles il s’en trouve à peine un qui ait du génie ; sur cinq cents femelles à peine une.

Ce n’est qu’avec du génie qu’on invente les arts, qui procurent à la longue un peu de ce bien-être, unique objet de toute politique.

Pour essayer ces arts, il faut des secours, des mains qui vous aident, des entendements assez ouverts pour vous comprendre, et assez dociles pour vous obéir. Avant de trouver et d’assembler tout cela, des milliers de siècles s’écoulent dans l’ignorance et dans la barbarie ; des milliers de tentatives avortent. Enfin un art est ébauché, et il faut encore des milliers de siècles pour le perfectionner.

POLITIQUE DU DEHORS.

Quand la métallurgie est trouvée par une nation, il est indubitable qu’elle battra ses voisins et en fera des esclaves.

Vous avez des flèches et des sabres, et vous êtes nés dans un climat qui vous a rendus robustes ; nous sommes faibles, nous n’avons que des massues et des pierres : vous nous tuez ; et si vous nous laissez la vie, c’est pour labourer vos champs, pour bâtir vos maisons ; nous vous chantons quelques airs grossiers quand vous vous ennuyez, si nous avons de la voix, ou nous soufflons dans quelques tuyaux pour obtenir de vous des vêtements et du pain. Nos femmes et nos filles sont-elles jolies, vous les prenez pour vous. Monseigneur votre fils profite de cette politique établie ; il ajoute de nouvelles découvertes à cet art naissant. Ses serviteurs coupent les testicules à mes enfants ; il les honore de la garde de ses épouses et de ses maîtresses, Telle a été et telle est encore la politique, le grand art de faire servir les hommes à son bien-être, dans la plus grande partie de l’Asie.

Quelques peuplades ayant ainsi asservi plusieurs autres peuplades, les victorieuses se battent avec le fer pour le partage des dépouilles. Chaque petite nation nourrit et soudoie des soldats. Pour encourager ces soldats et pour les contenir, chacune a ses dieux, ses oracles, ses prédictions ; chacune nourrit et soudoie des devins et des sacrificateurs bouchers. Ces devins commencent par deviner en faveur des chefs de nation, ensuite ils devinent pour eux-mêmes, et partagent le gouvernement. Le plus fort et le plus habile subjugue à la fin les autres après des siècles de carnages qui font frémir, et de friponneries qui font rire : c’est là le complément de la politique.

Pendant que ces scènes de brigandages et de fraudes se passent dans une partie du globe, d’autres peuplades, retirées dans les cavernes des montagnes, ou dans des cantons entourés de marais inaccessibles, ou dans quelques petites contrées habitables au milieu des déserts de sable, ou des presqu’îles, ou des îles, se défendent contre les tyrans du continent. Tous les hommes enfin ayant à peu près les mêmes armes, le sang coule d’un bout du monde à l’autre.

On ne peut pas toujours tuer ; on fait la paix avec son voisin, jusqu’à ce qu’on se croie assez fort pour recommencer la guerre. Ceux qui savent écrire rédigent ces traités de paix. Les chefs de chaque peuple, pour mieux tromper leurs ennemis, attestent les dieux qu’ils se sont faits ; on invente les serments : l’un vous promet au nom de Sammonocodom, l’autre au nom de Jupiter, de vivre toujours avec vous en bonne harmonie ; et à la première occasion ils vous égorgent au nom de Jupiter et de Sammonocodom.

Dans les temps les plus raffinés, le lion d’Ésope fait un traité avec trois animaux ses voisins. Il s’agit de partager une proie en quatre parts égales. Le lion, pour de bonnes raisons qu’il déduira en temps et lieu, prend d’abord trois parts pour lui seul, et menace d’étrangler quiconque osera toucher à la quatrième. C’est là le sublime de la politique.

POLITIQUE DU DEDANS.

Il s’agit d’avoir dans votre pays le plus de pouvoir, le plus d’honneurs et le plus de plaisirs que vous pourrez. Pour y parvenir il faut beaucoup d’argent.

Cela est très-difficile dans une démocratie ; chaque citoyen est votre rival. Une démocratie ne peut subsister que dans un petit coin de terre. Vous aurez beau être riche par votre commerce secret, ou par celui de votre grand-père, votre fortune vous fera des jaloux et très-peu de créatures. Si dans quelque démocratie une maison riche gouverne, ce ne sera pas pour longtemps.

Dans une aristocratie on peut plus aisément se procurer honneurs, plaisirs, pouvoir et argent ; mais il y faut une grande discrétion. Si on abuse trop, les révolutions sont à craindre.

Ainsi dans la démocratie tous les citoyens sont égaux. Ce gouvernement est aujourd’hui rare et chétif, quoique naturel et sage.

Dans l’aristocratie l’inégalité, la supériorité se fait sentir ; mais moins elle est arrogante, plus elle assure son bien-être.

Reste la monarchie : c’est là que tous les hommes sont faits pour un seul. Il accumule tous les honneurs dont il veut se décorer, goûte tous les plaisirs dont il veut jouir, exerce un pouvoir absolu ; et tout cela, pourvu qu’il ait beaucoup d’argent. S’il en manque, il sera malheureux au dedans comme au dehors ; il perdra bientôt pouvoir, plaisirs, honneurs, et peut-être la vie.

Tant que cet homme a de l’argent, non-seulement il jouit, mais ses parents, ses principaux serviteurs, jouissent aussi ; et une foule de mercenaires travaillent toute l’année pour eux dans la vaine espérance de goûter un jour dans leurs chaumières le repos que leur sultan et leurs bachas semblent goûter dans leurs sérails. Mais voici à peu près ce qui arrive.

Un gros et gras cultivateur possédait autrefois un vaste terrain de champs, prés, vignes, vergers, forêts. Cent manœuvres cultivaient pour lui ; il dînait avec sa famille, buvait et s’endormait. Ses principaux domestiques, qui le volaient, dînaient après lui, et mangeaient presque tout. Les manœuvres venaient, et faisaient très-maigre chère. Ils murmurèrent, ils se plaignirent, ils perdirent patience ; enfin ils mangèrent le dîner du maître, et le chassèrent de sa maison. Le maître dit que ces coquins-là étaient des enfants rebelles qui battaient leur père. Les manœuvres dirent qu’ils avaient suivi la loi sacrée de la nature, que l’autre avait violée. On s’en rapporta enfin à un devin du voisinage qui passait pour un homme inspiré. Ce saint homme prend la métairie pour lui, et fait mourir de faim les domestiques et l’ancien maître, jusqu’à ce qu’il soit chassé à son tour. C’est la politique du dedans.

C’est ce qu’on a vu plus d’une fois ; et quelques effets de cette politique subsistent encore dans toute leur force. Il faut espérer que dans dix ou douze mille siècles, quand les hommes seront plus éclairés, les grands possesseurs des terres, devenus plus politiques, traiteront mieux leurs manœuvres, et ne se laisseront pas subjuguer par des devins et des sorciers.



POLYPES[103].

En qualité de douteur, il y a longtemps que j’ai rempli ma vocation. J’ai douté, quand on m’a voulu persuader que les glossopètres que j’ai vus se former dans ma campagne étaient originairement des langues de chiens marins ; que la chaux employée à ma grange n’était composée que de coquillages ; que les coraux étaient le produit des excréments de certains petits poissons ; que la mer par ses courants a formé le mont Cenis et le mont Taurus, et que Niobé fut autrefois changée en marbre.

Ce n’est pas que je n’aime l’extraordinaire, le merveilleux, autant qu’aucun voyageur et qu’aucun homme à système ; mais pour croire fermentent, je veux voir par mes yeux, toucher par mes mains, et à plusieurs reprises. Ce n’est pas même assez : je veux encore être aidé par les yeux et par les mains des autres.

Deux de mes compagnons, qui font comme moi des questions sur l’Encyclopédie, se sont longtemps amusés à considérer avec moi en tous sens plusieurs de ces petites tiges qui croissent dans des bourbiers à côté des lentilles d’eau. Ces herbes légères, qu’on appelle polypes d’eau douce, ont plusieurs racines, et de là vient qu’on leur a donné le nom de polypes. Ces petites plantes parasites ne furent que des plantes jusqu’au commencement du siècle où nous sommes. Leuwenhoek s’avisa de les faire monter au rang d’animal. Nous ne savons pas s’ils y ont beaucoup gagné.

Nous pensons que pour être réputé animal il faut être doué de la sensation. Que l’on commence donc par nous faire voir que ces polypes d’eau douce ont du sentiment, afin que nous leur donnions parmi nous droit de bourgeoisie.

Nous n’avons pas osé accorder cette dignité à la sensitive, quoiqu’elle parût y avoir les plus grandes prétentions : pourquoi la donnerions-nous à une espèce de petit jonc ? Est-ce parce qu’il revient de bouture ? Mais cette propriété est commune à tous les arbres qui croissent au bord de l’eau, aux saules, aux peupliers, aux trembles, etc. C’est cela même qui démontre que le polype est un végétal. Il est si léger qu’il change de place au moindre mouvement de la goutte d’eau qui le porte ; de là on a conclu qu’il marchait. On pouvait supposer de même que les petites îles flottantes des marais de Saint-Omer sont des animaux, car elles changent souvent de place.

On a dit : Ses racines sont ses pieds, sa tige est son corps, ses branches sont des bras ; le tuyau qui compose sa tige est percé en haut, c’est sa bouche. Il y a dans ce tuyau une légère moelle blanche, dont quelques animalcules presque imperceptibles sont très-avides ; ils entrent dans le creux de ce petit jonc en le faisant courber, et mangent cette pâte légère ; c’est le polype qui prend ces animaux avec son museau, et qui s’en nourrit, quoiqu’il n’y ait pas la moindre apparence de tête, de bouche, d’estomac.

Nous avons examiné ce jeu de la nature avec toute l’attention dont nous sommes capable. Il nous a paru que cette production appelée polype ressemblait à un animal beaucoup moins qu’une carotte ou une asperge. En vain nous avons opposé à nos yeux tous les raisonnements que nous avions lus autrefois ; le témoignage de nos yeux l’a emporté.

Il est triste de perdre une illusion. Nous savons combien il serait doux d’avoir un animal qui se reproduirait de lui-même et par bouture, et qui, ayant toutes les apparences d’une plante, joindrait le règne animal au végétal.

[104]Il serait bien plus naturel de donner le rang d’animal à la plante nouvellement découverte dans l’Amérique anglaise, à laquelle on a donné le plaisant nom de Vénus gobe-mouches. C’est une espèce de sensitive épineuse dont les feuilles se replient. Les mouches sont prises dans ces feuilles, et y périssent plus sûrement que dans une toile d’araignée. Si quelqu’un de nos physiciens veut appeler animal cette plante, il ne tient qu’à lui ; il aura des partisans.

Mais si vous voulez quelque chose de plus extraordinaire, quelque chose de plus digne de l’observation des philosophes, regardez le colimaçon, qui marche un mois, deux mois entiers, après qu’on lui a coupé la tête, et auquel ensuite une tête revient garnie de tous les organes que possédait la première. Cette vérité, dont tous les enfants peuvent être témoins, vaut bien l’illusion des polypes d’eau douce[105]. Que devient son sensorium, sa mémoire, son magasin d’idées, son âme, quand on lui a coupé la tête ? Comment tout cela revient-il ? Une âme qui renaît est un phénomène bien curieux ! Non, cela n’est pas plus étrange qu’une âme produite, une âme qui dort et qui se réveille, une âme détruite[106].



POLYTHÉISME[107].

La pluralité des dieux est le grand reproche dont on accable aujourd’hui les Romains et les Grecs ; mais qu’on me montre dans toutes leurs histoires un seul fait, et dans tous leurs livres un seul mot, dont on puisse inférer qu’ils avaient plusieurs dieux suprêmes ; et si on ne trouve ni ce fait ni ce mot, si au contraire tout est plein de monuments et de passages qui attestent un Dieu souverain, supérieur à tous les autres dieux, avouons que nous avons jugé les anciens aussi témérairement que nous jugeons souvent nos contemporains.

On lit en mille endroits que Zeus, Jupiter, est le maître des dieux et des hommes. Jovis omnia plena[108]. Et saint Paul[109] rend aux anciens ce témoignage : « In ipso vivimus, movemur et sumus, ut quidam vestrorum poetarum dixit. Nous avons en Dieu la vie, le mouvement et l’être, comme l’a dit un de vos poëtes. » Après cet aveu, oserons-nous accuser nos maîtres de n’avoir pas reconnu un Dieu suprême ?

Il ne s’agit pas ici d’examiner s’il y avait eu autrefois un Jupiter roi de Crète, si on en avait fait un dieu ; si les Égyptiens avaient douze grands dieux, ou huit, du nombre desquels était celui que les Latins ont nommé Jupiter. Le nœud de la question est uniquement ici de savoir si les Grecs et les Romains reconnaissaient un être céleste, maître des autres êtres célestes. Ils le disent sans cesse, il faut donc les croire.

Voyez l’admirable lettre du philosophe Maxime de Madaure à saint Augustin[110] ; « Il y a un Dieu sans commencement, père commun de tout, et qui n’a jamais rien engendré de semblable à lui : quel homme est assez stupide et assez grossier pour en douter ? » Ce païen du ive siècle dépose ainsi pour toute l’antiquité.

Si je voulais lever le voile des mystères d’Égypte, je trouverais le Knef, qui a tout produit, et qui préside à toutes les autres divinités ; je trouverais Mithra chez les Perses, Brama chez les Indiens ; et peut-être je ferais voir que toute nation policée admettait un Être suprême avec des divinités dépendantes. Je ne parle pas des Chinois, dont le gouvernement, le plus respectable de tous, n’a jamais reconnu qu’un Dieu unique depuis plus de quatre mille ans. Mais tenons-nous-en aux Grecs et aux Romains, qui sont ici l’objet de mes recherches ; ils eurent mille superstitions : qui en doute ? ils adoptèrent des fables ridicules : on le sait bien, et j’ajoute qu’ils s’en moquaient eux-mêmes ; mais le fond de leur mythologie était très-raisonnable.

Premièrement, que les Grecs aient placé dans le ciel des héros pour prix de leurs vertus, c’est l’acte de religion le plus sage et le plus utile. Quelle plus belle récompense pouvait-on leur donner ? et quelle plus belle espérance pouvait-on proposer ? Est-ce à nous de le trouver mauvais, à nous qui, éclairés par la vérité, avons saintement consacré cet usage que les anciens imaginèrent ? Nous avons cent fois plus de bienheureux, à l’honneur de qui nous avons élevé des temples, que les Grecs et les Romains n’ont eu de héros et de demi-dieux : la différence est qu’ils accordaient l’apothéose aux actions les plus éclatantes, et nous aux vertus les plus modestes. Mais leurs héros divinisés ne partageaient point le trône de Zeus, du Demiourgos, du maître éternel ; ils étaient admis dans sa cour, ils jouissaient de ses faveurs. Qu’y a-t-il à cela de déraisonnable ? N’est-ce pas une ombre faible de notre hiérarchie céleste ? Rien n’est d’une morale plus salutaire, et la chose n’est pas physiquement impossible par elle-même ; il n’y a pas là de quoi se moquer des nations de qui nous tenons notre alphabet.

Le second objet de nos reproches est la multitude des dieux admis au gouvernement du monde : c’est Neptune qui préside à la mer, Junon à l’air, Éole aux vents, Pluton ou Vesta à la terre, Mars aux armées. Mettons à quartier les généalogies de tous ces dieux, aussi fausses que celles qu’on imprime tous les jours des hommes ; passons condamnation sur toutes leurs aventures dignes des Mille et une Nuits, aventures qui jamais ne firent le fond de la religion grecque et romaine ; en bonne foi, où sera la bêtise d’avoir adopté des êtres du second ordre, lesquels ont quelque pouvoir sur nous autres, qui sommes peut-être du cent millième ordre ? Y a-t-il là une mauvaise philosophie, une mauvaise physique ? N’avons-nous pas neuf chœurs d’esprits célestes plus anciens que l’homme ? Ces neuf chœurs n’ont-ils pas chacun un nom différent ? Les Juifs n’ont-ils pas pris la plupart de ces noms chez les Persans ? Plusieurs anges n’ont-ils pas leurs fonctions assignées ? Il y avait un ange exterminateur, qui combattait pour les Juifs ; l’ange des voyageurs, qui conduisait Tobie. Michael était l’ange particulier des Hébreux ; selon Daniel il combat l’ange des Perses, il parle à l’ange des Grecs. Un ange d’un ordre inférieur rend compte à Michael, dans le livre de Zacharie, de l’état où il avait trouvé la terre. Chaque nation avait son ange. La version des Septante dit dans le Deutéronome que le Seigneur fit le partage des nations suivant le nombre des anges. Saint Paul, dans les Actes des apôtres, parle à l’ange de la Macédoine. Ces esprits célestes sont souvent appelés dieux dans l’Écriture, Éloïm. Car chez tous les peuples le mot qui répond à celui de theos, deus, dieu, ne signifie pas toujours le maître absolu du ciel et de la terre ; il signifie souvent être céleste, être supérieur à l’homme, mais dépendant du souverain de la nature : il est même donné quelquefois à des princes, à des juges.

Puis donc qu’il est vrai, puisqu’il est réel pour nous qu’il y a des substances célestes chargées du soin des hommes et des empires, les peuples qui ont admis cette vérité sans révélation sont bien plus dignes d’estime que de mépris.

Ce n’est donc pas dans le polythéisme qu’est le ridicule ; c’est dans l’abus qu’on en fit, c’est dans les fables populaires, c’est dans la multitude de divinités impertinentes que chacun se forgeait à son gré.

La déesse des tétons, dea Rumilia ; la déesse de l’action du mariage, dea Pertunda ; le dieu de la chaise percée, deus Stercutius ; le dieu Pet, deus Crepitus, ne sont pas assurément bien vénérables. Ces puérilités, l’amusement des vieilles et des enfants de Rome, servent seulement à prouver que le mot deus avait des acceptions bien différentes. Il est sûr que deus Crepitus, le dieu Pet, ne donnait pas la même idée que deus divum et hominum sator, la source des dieux et des hommes. Les pontifes romains n’admettaient point ces petits magots dont les bonnes femmes remplissaient leurs cabinets. La religion romaine était au fond très-sérieuse, très-sévère. Les serments étaient inviolables. On ne pouvait commencer la guerre sans que le collége des Féciales l’eût déclarée juste. Une vestale convaincue d’avoir violé son vœu de virginité était condamnée à mort. Tout cela nous annonce un peuple austère plutôt qu’un peuple ridicule.

Je me borne ici à prouver que le sénat ne raisonnait point en imbécile, en adoptant le polythéisme. L’on demande comment ce sénat, dont deux ou trois députés nous ont donné des fers et des lois, pouvait souffrir tant d’extravagances dans le peuple, et autoriser tant de fables chez les pontifes. Il ne serait pas difficile de répondre à cette question. Les sages de tout temps se sont servis des fous. On laisse volontiers au peuple ses lupercales, ses saturnales, pourvu qu’il obéisse ; on ne met point à la broche les poulets sacrés qui ont promis la victoire aux armées. Ne soyons jamais surpris que les gouvernements les plus éclairés aient permis les coutumes, les fables les plus insensées. Ces coutumes, ces fables, existaient avant que le gouvernement se fût formé ; on ne veut point abattre une ville immense et irrégulière pour la rebâtir au cordeau.

Comment se peut-il faire, dit-on, qu’on ait vu d’un côté tant de philosophie, tant de science, et de l’autre tant de fanatisme ? C’est que la science, la philosophie, n’étaient nées qu’un peu avant Cicéron, et que le fanatisme occupait la place depuis des siècles. La politique dit alors à la philosophie et au fanatisme : Vivons tous trois ensemble comme nous pourrons.



POPE[111].


POPULATION[112].
SECTION PREMIÈRE.

Il n’y eut que fort peu de chenilles dans mon canton, l’année passée. Nous les tuâmes presque toutes ; Dieu nous en a donné plus que de feuilles cette année.

N’en est-il pas ainsi à peu près des autres animaux, et surtout de l’espèce humaine ? La famine, la peste et la guerre, les deux sœurs venues de l’Arabie et l’Amérique, détruisent les hommes dans un canton : on est tout étonné de le trouver peuplé cent ans après.

J’avoue que c’est un devoir sacré de peupler ce monde, et que tous les animaux sont forcés par le plaisir à remplir celle vue du grand Demiourgos.

Pourquoi ces peuplades sur la terre ? et à quoi bon former tant d’êtres destinés à se dévorer tous, et l’animal homme, qui semble né pour égorger son semblable d’un bout de la terre à l’autre ? On m’assure que je saurai un jour ce secret ; je le souhaite en qualité de curieux.

Il est clair que nous devons peupler tant que nous pouvons : car que ferions-nous de notre matière séminale ? Ou sa surabondance nous rendrait malades, ou son émission nous rendrait coupables ; et l’alternative est triste.

Les sages Arabes, voleurs du désert, dans les traités qu’ils font avec tous les voyageurs, stipulent toujours qu’on leur donnera des filles. Quand ils conquirent l’Espagne, ils imposèrent un tribut de filles. Le pays de Médée[113] paye les Turcs en filles. Les flibustiers firent venir des filles de Paris dans la petite île dont ils s’étaient emparés ; et on conte que Romulus, dans un beau spectacle qu’il donna aux Sabins, leur vola trois cents filles.

Je ne conçois pas pourquoi les Juifs, que d’ailleurs je révère, tuèrent tout dans Jéricho, jusqu’aux filles, et pourquoi ils disent dans leurs psaumes qu’il sera doux d’écraser les enfants à la mamelle, sans en excepter nommément les filles.

Tous les autres peuples, soit Tartares, soit Cannibales, soit Teutons ou Welches, ont eu toujours les filles en grande recommandation.

Avec cet heureux instinct, il semble que la terre devrait être couverte d’animaux de notre espèce. Nous avons vu[114] que le P. Petau en comptait près de sept cents milliards en deux cent quatre-vingts ans, après l’aventure du déluge. Et ce n’est pourtant pas à la suite des Mille et une Nuits qu’il a fait imprimer ce beau dénombrement.

Je compte aujourd’hui sur notre globule environ neuf cents millions de mes confrères, tant mâles que femelles[115]. Wallace leur en accorde mille millions. Je me trompe ou lui, et peut-être nous trompons-nous tous deux ; mais c’est peu de chose qu’un dixième, et dans toute l’arithmétique des historiens on se trompe bien davantage.

Je suis un peu surpris que notre arithméticien Wallace, qui pousse le nombre de nos concitoyens jusqu’à un milliard, prétende dans la même page que, l’an 966 de la création, nos pères étaient au nombre de 1610 millions.

Premièrement, je voudrais qu’on m’établît bien nettement l’époque de la création ; et comme nous avons dans notre Occident près de quatre-vingts systèmes sur cet événement, il est difficile de rencontrer juste.

En second lieu, les Égyptiens, les Chaldéens, les Persans, les Indiens, les Chinois, ayant tous des calculs encore plus différents, il est encore plus malaisé de s’accorder avec eux.

Troisièmement, pourquoi en neuf cent soixante-six années le monde aurait-il été plus peuplé qu’il ne l’est de nos jours[116] ?

Pour sauver cette absurdité, on nous dit qu’il n’en allait pas autrefois comme de notre temps ; que l’espèce était bien plus vigoureuse ; qu’on digérait mieux ; que par conséquent on était bien plus prolifique, et qu’on vivait plus longtemps. Que n’ajoutait-on que le soleil était plus chaud et la lune plus belle ?

On nous allègue que du temps de César, quoique les hommes commençassent fort à dégénérer, cependant le monde était alors une fourmilière de nos bipèdes, mais qu’à présent c’est un désert[117]. Montesquieu, qui a toujours exagéré et qui a tout sacrifié à la démangeaison de montrer de l’esprit, ose croire, ou veut faire accroire dans ses Lettres persanes[118], que le monde était trente fois plus peuplé du temps de César qu’aujourd’hui.

Wallace avoue que ce calcul, fait au hasard, est beaucoup trop fort : mais savez-vous quelle raison il en donne ? C’est qu’avant César, le monde avait eu plus d’habitants qu’aux jours les plus brillants de la république romaine. Il remonte au temps de Sémiramis ; et il exagère encore plus que Montesquieu, s’il est possible.

Ensuite, se prévalant du goût qu’on a toujours attribué au Saint-Esprit pour l’hyperbole, il ne manque pas d’apporter en preuve les onze cent soixante mille hommes d’élite qui marchaient si fièrement sous les étendards du grand roi Josaphat ou Jeozaphat, roi de la province de Juda. Serrez, serrez, monsieur Wallace ; le Saint-Esprit ne peut se tromper ; mais ses ayants cause et ses copistes ont mal calculé et mal chiffré. Toute votre Écosse ne pourrait pas fournir onze cent soixante mille âmes pour assister à vos prêches ; et le royaume de Juda n’était pas la vingtième partie de l’Écosse. Voyez encore une fois ce que dit saint Jérôme de cette pauvre Terre Sainte, dans laquelle il demeura si longtemps. Avez-vous bien calculé ce qu’il aurait fallu d’argent au grand roi Josaphat pour payer, nourrir, habiller, armer onze cent soixante mille soldats d’élite ?

Et voilà justement comme on écrit l’histoire[119].

M. Wallace revient de Josaphat à César, et conclut que depuis ce dictateur de courte durée la terre s’est dépeuplée visiblement. Voyez, dit-il, les Suisses ; ils étaient, au rapport de César, au nombre de trois cent soixante-huit mille, quand ils quittèrent sagement leur pays pour aller chercher fortune, à l’exemple des Cimbres.

Je ne veux que cet exemple pour faire rentrer en eux-mêmes les partisans un peu outrés du talent d’engendrer dont ils gratifient les anciens aux dépens des modernes. Le canton de Berne. par un dénombrement exact, possède seul le nombre des habitants qui désertèrent l’Helvétie entière du temps de César. L’espèce humaine est donc plus que doublée dans l’Helvétie depuis cette aventure.

Je crois de même l’Allemagne, la France[120], l’Angleterre, bien plus peuplées qu’elles ne l’étaient alors. Ma raison est la prodigieuse extirpation des forêts et le nombre des grandes villes bâties et accrues depuis huit cents ans, et le nombre des arts augmenté en proportion. Voilà, je pense, une réponse précise à toutes les déclamations vagues qu’on répète tous les jours dans des livres où l’on néglige la vérité en faveur des saillies, et qui deviennent très-inutiles à force d’esprit.

L’Ami des hommes[121] suppose que du temps de César on comptait cinquante-deux millions d’hommes en Espagne ; Strabon dit qu’elle a toujours été mal peuplée, parce que le milieu des terres manque d’eau. Strabon paraît avoir raison, et l’Ami des hommes paraît se tromper.

Mais on nous effraye en nous demandant ce que sont devenues ces multitudes prodigieuses de Huns, d’Alains, d’Ostrogoths, de Visigoths, de Vandales, de Lombards, qui se répandirent comme des torrents sur l’Europe au ve siècle.

Je me défie de ces multitudes ; j’ose soupçonner qu’il suffisait de trente ou quarante mille bêtes féroces tout au plus pour venir jeter l’épouvante dans l’empire romain, gouverné par une Pulchérie, par des eunuques et par des moines. C’était assez que dix mille barbares eussent passé le Danube, pour que dans chaque paroisse on dît au prône qu’il y en avait plus que de sauterelles dans les plaies d’Égypte ; que c’était un fléau de Dieu ; qu’il fallait faire pénitence et donner son argent aux couvents. La peur saisissait tous les habitants, ils fuyaient en foule. Voyez seulement quel effroi un loup jeta dans le Gévaudan en 1766.

Mandrin, suivi de cinquante gueux, met une ville entière à contribution. Dès qu’il est entré par une porte, on dit à l’autre qu’il vient avec quatre mille combattants et du canon.

Si Attila fut jamais à la tête de cinquante mille assassins affamés, ramassés de province en province, on lui en donnait cinq cent mille.

Les millions d’hommes qui suivaient les Xerxès, les Cyrus, les Tomyris, les trente ou trente-quatre millions d’Égyptiens, et la Thèbes aux cent portes,

Aud. . . . . . . . Et quidquid Græcia mendax.
Audet in historia[122].


ressemblent assez aux cinq cent mille hommes d’Attila. Cette compagnie de voyageurs aurait été difficile à nourrir sur la route.

Ces Huns venaient de la Sibérie, soit ; de là je conclus qu’ils venaient en très-petit nombre. La Sibérie n’était certainement pas plus fertile que de nos jours. Je doute que sous le règne de Tomyris il y eût une ville telle que Tobolsk, et que ces déserts affreux pussent nourrir un grand nombre d’habitants.

Les Indes, la Chine, la Perse, l’Asie Mineure, étaient très-peuplées : je le crois sans peine, et peut-être ne le sont-elles pas moins de nos jours, malgré la rage destructive des invasions et des guerres. Partout où la nature a mis des pâturages, le taureau se marie à la génisse, le bélier à la brebis, et l’homme à la femme.

Les déserts de Barca, de l’Arabie, d’Horeb, de Sinaï, de Jérusalem, de Cobi, etc., ne furent jamais peuplés, ne le sont point, et ne le seront jamais, à moins qu’il n’arrive quelque révolution qui change en bonne terre labourable ces horribles plaines de sable et de cailloux.

Le terrain de la France est assez bon, et il est suffisamment couvert de consommateurs, puisque en tout genre il y a plus de postulants que de places, puisqu’il y a deux cent mille fainéants qui gueusent d’un bout du pays à l’autre, et qui soutiennent leur détestable vie aux dépens des riches ; enfin, puisque la France nourrit près de quatre-vingt mille moines, dont aucun n’a fait servir ses mains à produire un épi de froment.


SECTION II[123].
RÉFUTATION D’UN ARTICLE DE L’ENCYCLOPÉDIE.

Vous lisez dans le grand Dictionnaire encyclopédique, à l’article Population, ces paroles dans lesquelles il n’y a pas un mot de vrai :

« La France s’est accrue de plusieurs grandes provinces très-peuplée ; et cependant ses habitants sont moins nombreux d’un cinquième qu’ils ne l’étaient avant ces réunions : et ses belles provinces, que la nature semble avoir destinées à fournir des subsistances à toute l’Europe, sont incultes[124]. »

1° Comment des provinces très-peuplées étant incorporées à un royaume, ce royaume serait-il moins peuplé d’un cinquième ? A-t-il été ravagé par la peste ? S’il a perdu ce cinquième, le roi doit avoir perdu un cinquième de ses revenus. Cependant le revenu annuel de la couronne est porté à près de trois cent quarante millions de livres, année commune, à quarante-neuf livres et demie le marc. Cette somme retourne aux citoyens par le payement des rentes et des dépenses, et ne peut encore y suffire.

2° Comment l’auteur peut-il avancer que la France a perdu le cinquième de ses habitants en hommes et en femmes, depuis l’acquisition de Strasbourg, quand il est prouvé, par les recherches de trois intendants, que la population est augmentée depuis vingt ans dans leurs généralités ?

Les guerres, qui sont le plus horrible fléau du genre humain, laissent en vie l’espèce femelle, qui le répare. De là vient que les bons pays sont toujours à peu près également peuplés.

Les émigrations des familles entières sont plus funestes. La révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades ont fait à la France une plaie cruelle ; mais cette blessure est refermée, et le Languedoc, qui est la province dont il est le plus sorti de réformés, est aujourd’hui la province de France la plus peuplée, après l’Île-de-France et la Normandie.

3° Comment peut-on dire que les belles provinces de France sont incultes ? En vérité c’est se croire damné en paradis. Il suffit d’avoir des yeux pour être persuadé du contraire. Mais, sans entrer ici dans un long détail, considérons Lyon, qui contient environ cent trente mille habitants, c’est-à-dire autant que Rome, et non pas deux cent mille, comme dit l’abbé de Gaveyrac dans son Apologie de la dragonnade et de la Saint Barthélemy[125]. Il n’y a point de ville où l’on fasse meilleure chère. D’où vient cette affluence de nourritures excellentes, si ce n’est des campagnes voisines ? Ces campagnes sont donc très-bien cultivées, elles sont donc riches. J’en dirai autant de toutes les villes de France. L’étranger est étonné de l’abondance qu’il y trouve, et d’être servi en vaisselle d’argent dans plus d’une maison.

Il y a des terrains indomptables, comme les landes de Bordeaux, la partie de la Champagne nommée pouilleuse. Ce n’est pas assurément la mauvaise administration qui a frappé de stérilité ces malheureux pays : ils n’étaient pas meilleurs du temps des druides.

C’est un grand plaisir de se plaindre et de censurer, je l’avoue. Il est doux, après avoir mangé d’un mouton de pré-salé, d’un veau de rivière, d’un caneton de Rouen, d’un pluvier de Dauphiné, d’une gelinotte ou d’un coq de bruyère de Franche-Comté ; après avoir bu du vin de Chambertin, de Sillery, d’Aï, de Frontignan ; il est doux, dis-je, de plaindre dans une digestion un peu laborieuse le sort des campagnes qui ont fourni très-chèrement toutes ces délicatesses. Voyagez, messieurs, et vous verrez si vous serez ailleurs mieux nourris, mieux abreuvés, mieux logés, mieux habillés, et mieux voitures.

Je crois l’Angleterre, l’Allemagne protestante, la Hollande, plus peuplées à proportion. La raison en est évidente : il n’y a point dans ces pays-là de moines qui jurent à Dieu d’être inutiles aux hommes. Les prêtres, n’ayant que très-peu de chose à faire, s’occupent à étudier et à propager. Ils font des enfants robustes, et leur donnent une meilleure éducation que n’en ont les enfants des marquis français et italiens.

Rome, au contraire, serait déserte sans les cardinaux, les ambassadeurs et les voyageurs. Elle ne serait, comme le temple de Jupiter-Ammon, qu’un monument illustre. On comptait, du temps des premiers Césars, des millions d’hommes dans ce territoire stérile, que les esclaves et le fumier rendaient fécond. C’était une exception à cette loi générale, que la population est d’ordinaire en raison de la bonté du sol.

La victoire avait fertilisé et peuplé cette terre ingrate. Une espèce de gouvernement, la plus étrange, la plus contradictoire qui ait jamais étonné les hommes, a rendu au territoire de Romulus sa première nature. Tout le pays est dépeuplé d’Orviète à Terracine. Rome, réduite à ses citoyens, ne serait pas à Londres comme un est à douze ; et en fait d’argent et de commerce, elle ne serait pas aux villes d’Amsterdam et de Londres comme un est à mille.

Ce que Rome a perdu, non-seulement l’Europe l’a regagné, mais la population a triplé presque partout depuis Charlemagne.

Je dis triplé, et c’est beaucoup ; car on ne propage point en progression géométrique. Tous les calculs qu’on a faits sur cette prétendue multiplication sont des chimères absurdes.

Si une famille d’hommes ou de singes multipliait en cette façon, la terre au bout de deux cents ans n’aurait pas de quoi les nourrir.

La nature a pourvu à conserver et à restreindre les espèces. Elle ressemble aux parques qui filaient et coupaient toujours. Elle n’est occupée que de naissances et de destructions.

Si elle a donné à l’animal homme plus d’idées, plus de mémoire qu’aux autres ; si elle l’a rendu capable de généraliser ses idées et de les combiner ; si elle l’a avantagé du don de la parole, elle ne lui a pas accordé celui de la multiplication comme aux insectes. Il y a plus de fourmis dans telle lieue carrée de bruyères, qu’il n’y a jamais eu d’hommes sur le globe.

Quand un pays possède un grand nombre de fainéants, soyez sûr qu’il est assez peuplé, puisque ces fainéants sont logés, nourris, vêtus, amusés, respectés, par ceux qui travaillent.

S’il y a trop d’habitants, si toutes les places sont prises, on va travailler et mourir à Saint-Domingue, à la Martinique à Philadelphie, à Boston.

Le point principal n’est pas d’avoir du superflu en hommes, mais de rendre ce que nous en avons le moins malheureux qu’il est possible.

Remercions la nature de nous avoir donné l’être dans la zone tempérée, peuplée presque partout d’un nombre plus que suffisant d’habitants qui cultivent tous les arts ; et tâchons de ne pas gâter notre bonheur par nos sottises.


SECTION III.
FRAGMENT SUR LA POPULATION[126].

SECTION IV.
DE LA POPULATION DE L’AMÉRIQUE[127].

La découverte de l’Amérique, cet objet de tant d’avarice, de tant d’ambition, est devenue aussi un objet de la philosophie. Un nombre prodigieux d’écrivains s’est efforcé de prouver que les Américains étaient une colonie de l’ancien monde. Quelques métaphysiciens modestes[128] ont dit que le même pouvoir qui a fait croître l’herbe dans les campagnes de l’Amérique y a pu mettre aussi des hommes : mais ce système nu et simple n’a pas été écouté.

Quand le grand Colombo soupçonna l’existence de ce nouvel univers, on lui soutint que la chose était impossible ; on prit Colombo pour un visionnaire. Quand il en eut fait la découverte, on dit que ce nouveau monde était connu longtemps auparavant.

On a prétendu que Martin Beheim, natif de Nuremberg, était parti de Flandre vers l’an 1460, pour chercher ce monde inconnu[129], et qu’il poussa jusqu’au détroit de Magellan, dont il laissa des cartes incognito ; mais comme Martin Beheim n’avait pas peuplé l’Amérique, et qu’il fallait absolument qu’un des arrière-petits-fils de Noé eût pris cette peine, on chercha dans l’antiquité tout ce qui pouvait avoir rapport à quelque long voyage, et on l’appliqua à la découverte de cette quatrième partie de notre globe. On fit aller les vaisseaux de Salomon au Mexique, et c’est de là qu’on tira l’or d’Ophir pour ce prince, qui était obligé d’en emprunter du roi Hiram. On trouva l’Amérique dans Platon. On en fit honneur aux Carthaginois ; et on cita sur cette anecdote un livre d’Aristote qu’il n’a pas composé.

Hornius prétendit trouver quelque conformité entre la langue des Hébreux et celle des Caraïbes. Le P. Lafitau, jésuite, n’a pas manqué de suivre une si belle ouverture. Les Mexicains dans leurs grandes afflictions déchiraient leurs vêtements ; quelques peuples de l’Asie en usaient autrefois ainsi, donc ils sont les ancêtres des Mexicains. On pouvait ajouter qu’on danse beaucoup en Languedoc, que les Hurons dansent aussi dans leurs réjouissances, et qu’ainsi les Languedociens viennent des Hurons, ou les Hurons des Languedociens.

Les auteurs d’une terrible Histoire universelle prétendent que tous les Américains sont une colonie de Tartares. Ils assurent que c’est l’opinion la plus généralement reçue parmi les savants ; mais ils ne disent pas que ce soit parmi les savants qui pensent. Selon eux, quelque descendant de Noé n’eut rien de plus pressé que d’aller s’établir dans le délicieux pays de Kamtschatka, au nord de la Sibérie. Sa famille, n’ayant rien à faire, alla visiter le Canada, soit en équipant des flottes, soit en marchant par plaisir au milieu des glaces, soit par quelque langue de terre qui ne s’est pas retrouvée jusqu’à nos jours. On se mit ensuite à faire des enfants dans le Canada, et bientôt ce beau pays ne pouvant plus nourrir la multitude prodigieuse de ses habitants, ils allèrent peupler le Mexique, le Pérou, le Chili ; et leurs arrière-petites-filles accouchèrent de géants vers le détroit de Magellan.

Comme on trouve des animaux féroces dans quelques pays chauds de l’Amérique, ces auteurs supposent que les Christophes Colombs de Kamtschatka les avaient amenés en Canada pour leur divertissement, et avaient eu la précaution de prendre tous les individus de ces espèces qui ne se trouvent plus dans notre continent.

Mais les Kamtschatkiens n’ont pas seuls servi à peupler le nouveau monde ; ils ont été charitablement aidés par les Tartares-Mantchoux, par les Huns, par les Chinois, par les Japonais.

Les Tartares-Mantchoux sont incontestablement les ancêtres des Péruviens, car Mango-Capak est le premier inca du Pérou. Mango ressemble à Manco, Manco à Mancu, Mancu à Mantchu, et de là à Mantchou il n’y a pas loin. Rien n’est mieux démontré.

Pour les Huns, ils ont bâti en Hongrie une ville qu’on appelait Cunadi ; or, en changeant cu en ca, on trouve Canadi, d’où le Canada a manifestement tiré son nom.

Une plante ressemblante au ginseng des Chinois croît en Canada : donc les Chinois l’y ont portée, avant même qu’ils fussent maîtres de la partie de la Tartarie chinoise où croît leur ginseng ; et d’ailleurs les Chinois sont de si grands navigateurs qu’ils ont envoyé autrefois des flottes en Amérique, sans jamais conserver avec leurs colonies la moindre correspondance.

À l’égard des Japonais, comme ils sont les plus voisins de l’Amérique, dont ils ne sont guère éloignés que de douze cents lieues, ils y ont sans doute été autrefois ; mais ils ont depuis négligé ce voyage.

Voilà pourtant ce qu’on ose écrire de nos jours. Que répondre à ces systèmes et à tant d’autres ? Rien.



POSSÉDÉS[130].

De tous ceux qui se vantent d’avoir des liaisons avec le diable, il n’y a que les possédés à qui on n’a jamais rien de bon à répliquer. Qu’un homme vous dise : Je suis possédé, il faut l’en croire sur sa parole. Ceux-là ne sont point obligés de faire des choses bien extraordinaires ; et quand ils les font, ce n’est que pour surabondance de droit. Que répondre à un homme qui roule les yeux, qui tord la bouche, et qui dit qu’il a le diable au corps ? Chacun sent ce qu’il sent. Il y a eu autrefois tout plein de possédés, il peut donc s’en rencontrer encore. S’ils s’avisent de battre le monde, on le leur rend bien, et alors ils deviennent fort modérés. Mais pour un pauvre possédé qui se contente de quelques convulsions, et qui ne fait de mal à personne, on n’est pas en droit de lui en faire. Si vous disputez contre lui, vous aurez infailliblement le dessous ; il vous dira : Le diable est entré hier chez moi sous une telle forme ; j’ai depuis ce temps-là une colique surnaturelle que tous les apothicaires du monde ne peuvent soulager. Il n’y a certainement d’autre parti à prendre avec cet homme que celui de l’exorciser, ou de l’abandonner au diable.

C’est grand dommage qu’il n’y ait plus aujourd’hui ni possédés, ni magiciens, ni astrologues, ni génies. On ne peut concevoir de quelle ressource étaient, il y a cent ans, tous ces mystères. Toute la noblesse vivait alors dans ses châteaux. Les soirs d’hiver sont longs ; on serait mort d’ennui sans ces nobles amusements. Il n’y avait guère de château où il ne revînt une fée à certains jours marqués, comme la fée Merlusine au château de Lusignan. Le grand-veneur, homme sec et noir, chassait avec une meute de chiens noirs dans la forêt de Fontainebleau. Le diable tordait le cou au maréchal Fabert. Chaque village avait son sorcier ou sa sorcière ; chaque prince avait son astrologue ; toutes les dames se faisaient dire leur bonne aventure ; les possédés couraient les champs ; c’était à qui avait vu le diable, ou à qui le verrait : tout cela était un sujet de conversations inépuisables, qui tenait les esprits en haleine. À présent on joue insipidement aux cartes, et on a perdu à être détrompé.



POSTE[131].

Autrefois, si vous aviez eu un ami à Constantinople et un autre à Moscou, vous auriez été obligé d’attendre leur retour pour apprendre de leurs nouvelles. Aujourd’hui, sans qu’ils sortent de leur chambre ni vous de la vôtre, vous conversez familièrement avec eux par le moyen d’une feuille de papier. Vous pouvez même leur envoyer par la poste un sachet de l’apothicaire Arnoult contre l’apoplexie, et il est reçu plus infailliblement qu’il ne les guérit.

Si l’un de vos amis a besoin de faire toucher de l’argent à Pétersbourg et l’autre à Smyrne, la poste fait votre affaire.

Votre maîtresse est-elle à Bordeaux, et vous devant Prague avec votre régiment, elle vous assure régulièrement de sa tendresse ; vous savez par elle toutes les nouvelles de la ville, excepté les infidélités qu’elle vous fait.

Enfin la poste est le lien de toutes les affaires, de toutes les négociations ; les absents deviennent par elle présents ; elle est la consolation de la vie.

La France, où cette belle invention fut renouvelée dans nos temps barbares, a rendu ce service à toute l’Europe. Aussi n’a-t-elle jamais corrompu ce bienfait, et jamais le ministère qui a eu le département des postes n’a ouvert les lettres d’aucun particulier, excepté quand il a eu besoin de savoir ce qu’elles contenaient. Il n’en est pas ainsi, dit-on, dans d’autres pays. On a prétendu qu’en Allemagne vos lettres, en passant par cinq ou six dominations différentes, étaient lues cinq ou six fois, et qu’à la fin le cachet était si rompu qu’on était obligé d’en remettre un autre.

M. Craigs, secrétaire d’État en Angleterre, ne voulut jamais qu’on ouvrît les lettres dans ses bureaux ; il disait que c’était violer la foi publique, qu’il n’est pas permis de s’emparer d’un secret qui ne nous est pas confié, qu’il est souvent plus criminel de prendre à un homme ses pensées que son argent, que cette trahison est d’autant plus malhonnête qu’on peut la faire sans risque, et sans en pouvoir être convaincu.

Pour dérouter l’empressement des curieux, on imagina d’abord d’écrire une partie de ses dépêches en chiffres ; mais la partie en caractères ordinaires servait quelquefois à faire découvrir l’autre. Cet inconvénient fit perfectionner l’art des chiffres, qu’on appelle sténographie.

On opposa à ces énigmes l’art de les déchiffrer ; mais cet art fut très-fautif et très-vain. On ne réussit qu’à faire accroire à des gens peu instruits qu’on avait déchiffré leurs lettres, et on n’eut que le plaisir de leur donner des inquiétudes. Telle est la loi des probabilités que, dans un chiffre bien fait, il y a deux cents, trois cents, quatre cents à parier contre un que dans chaque numéro vous ne devinerez pas la syllabe dont il est représentatif.

Le nombre des hasards augmente avec la combinaison de ces numéros ; et le déchiffrement devient totalement impossible quand le chiffre est fait avec un peu d’art.

Ceux qui se vantent de déchiffrer une lettre sans être instruits des affaires qu’on y traite, et sans avoir des secours préliminaires, sont de plus grands charlatans que ceux qui se vanteraient d’entendre une langue qu’ils n’ont point apprise.

Quant à ceux qui vous envoient familièrement par la poste une tragédie en grand papier et en gros caractère, avec des feuilles blanches pour y mettre vos observations, ou qui vous régalent d’un premier tome de métaphysique en attendant le second, on peut leur dire qu’ils n’ont pas toute la discrétion requise, et qu’il y a même des pays où ils risqueraient de faire connaître au ministère qu’ils sont de mauvais poëtes et de mauvais métaphysiciens.



POURQUOI (LES).

[132]Pourquoi ne fait-on presque jamais la dixième partie du bien qu’on pourrait faire ?

Il est clair que si une nation qui habite entre les Alpes, les Pyrénées et la mer, avait employé à l’amélioration et à l’embellissement du pays la dixième partie de l’argent qu’elle a perdu dans la guerre de 1741, et la moitié des hommes tués inutilement en Allemagne, l’État aurait été plus florissant. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? Pourquoi préférer une guerre que l’Europe regardait comme injuste aux travaux heureux de la paix, qui auraient produit l’agréable et l’utile ?

Pourquoi Louis XIV, qui avait tant de goût pour les grands monuments, pour les fondations, pour les beaux-arts, perdit-il huit cents millions de notre monnaie d’aujourd’hui à voir ses cuirassiers et sa maison passer le Rhin à la nage, à ne point prendre Amsterdam, à soulever contre lui presque toute l’Europe ? Que n’aurait-il point fait avec ses huit cents millions ?

Pourquoi, lorsqu’il réforma la jurisprudence, ne fut-elle réformée qu’à moitié ? Tant d’anciens usages fondés sur les décrétales et sur le droit canon devaient-ils subsister encore ? Était-il nécessaire que, dans tant de causes qu’on appelle ecclésiastiques, et qui au fond sont civiles, on appelât à son évêque, de son évêque au métropolitain, du métropolitain au primat, du primat à Rome ad apostolos, comme si les apôtres avaient été autrefois les juges des Gaules en dernier ressort ?

Pourquoi, lorsque Louis XIV fut outragé par le pape Alexandre VII, Chigi, s’amusa-t-il à faire venir un légat en France pour lui faire de frivoles excuses, et à dresser dans Rome une pyramide dont les inscriptions ne regardaient que les archers du guet de Rome ; pyramide qu’il fit démolir bientôt après ? Ne valait-il pas mieux abolir pour jamais la simonie, par laquelle tout évêque des Gaules et tout abbé paye à la chambre apostolique italienne la moitié de son revenu ?

Pourquoi le même monarque, bien plus outragé par Innocent XI, Odescalchi, qui prenait contre lui le parti du prince d’Orange, se contenta-t-il de faire soutenir quatre propositions dans ses universités, et se refusa-t-il aux vœux de toute la magistrature qui sollicitait une rupture éternelle avec la cour romaine ?

Pourquoi, en faisant des lois, oublia-t-on de ranger toutes les provinces du royaume sous une loi uniforme, et laissa-t-on subsister cent quarante coutumes, cent quarante-quatre mesures différentes ?

Pourquoi les provinces de ce royaume furent-elles toujours réputées étrangères l’une à l’autre, de sorte que les marchandises de Normandie, transportées par terre en Bretagne, payent des droits comme si elles venaient d’Angleterre ?

Pourquoi n’était-il pas permis de vendre en Picardie le blé recueilli en Champagne, sans une permission expresse, comme on obtient à Rome pour trois jules la permission de lire des livres défendus ?

Pourquoi laissait-on si longtemps la France souillée de l’opprobre de la vénalité ? Il semblait réservé à Louis XV d’abolir cet usage d’acheter le droit de juger les hommes, comme on achète une maison de campagne, et de faire payer des épices à un plaideur, comme on fait payer des billets de comédie à la porte.

Pourquoi instituer dans un royaume les charges et dignités[133] de

Conseillers du roi... Inspecteurs des boissons,

Inspecteurs des boucheries,
Greffiers des inventaires,
Contrôleurs des amendes,
Inspecteurs des cochons,
Péréquateurs des tailles,
Mouleurs de bois à brûler,
Aides à mouleurs,
Empileurs de bois,
Déchargeurs de bois neuf,
Contrôleurs des bois de charpente,
Marqueurs de bois de charpente,
Mesureurs de charbon,
Cribleurs de grains,
Inspecteurs des veaux,
Contrôleurs de volailles,
Jaugeurs de tonneaux,
Essayeurs d’eaux-de-vie,
Essayeurs de bière,
Mouleurs de tonneaux,
Débardeurs de foin,
Planchéieurs-débâcleurs,
Auneurs de toile,
Inspecteurs des perruques[134] ?

Ces offices, qui font sans doute la prospérité et la splendeur d’un empire, formaient des communautés nombreuses, qui avaient chacune leur syndic. Tout cela fut supprimé en 1719, mais pour faire place à d’autres de pareille espèce dans la suite des temps.

Ne vaudrait-il pas mieux retrancher tout le faste et tout le luxe de la grandeur que de les soutenir misérablement par des moyens si bas et si honteux ?

[135]Pourquoi un royaume réduit souvent aux extrémités et à quelque avilissement s’est-il pourtant soutenu, quelques efforts que l’on ait faits pour l’écraser ? C’est que la nation est active et industrieuse. Elle ressemble aux abeilles ; on leur prend leur cire et leur miel, et le moment d’après elles travaillent à en faire d’autres.

Pourquoi dans la moitié de l’Europe les filles prient-elles Dieu en latin, qu’elles n’entendent pas ?

Pourquoi presque tous les papes et tous les évêques, au xvie siècle, ayant publiquement tant de bâtards, s’obstinèrent-ils à proscrire le mariage des prêtres, tandis que l’Église grecque a continué d’ordonner que ses curés eussent des femmes ?

Pourquoi dans l’antiquité n’y eut-il jamais de querelle théologique, et ne distingua-t-on jamais aucun peuple par un nom de secte ? Les Égyptiens n’étaient point appelés Isiaques, Osiriaques ; les peuples de Syrie n’avaient point le nom de Cybéliens. Les Crétois avaient fait une dévotion particulière à Jupiter, et ne s’intitulèrent jamais Jupitériens. Les anciens Latins étaient fort attachés à Saturne ; il n’y eut pas un village du Latium qu’on appelât Saturnien. Au contraire, les disciples du Dieu de vérité, prenant le titre de leur maître même, et s’appelant oints comme lui, déclarèrent, dès qu’ils le purent, une guerre éternelle à tous les peuples qui n’étaient pas oints, et se firent pendant plus de quatorze cents ans la guerre entre eux, en prenant les noms d’ariens, de manichéens, de donatistes, de hussites, de papistes, de luthériens, de calvinistes. Et même, en dernier lieu, les jansénistes et les molinistes n’ont point eu de mortification plus cuisante que de n’avoir pu s’égorger en bataille rangée. D’où vient cela ?

Pourquoi un marchand libraire vous vend-il publiquement le cours d’athéisme du grand poëte Lucrèce, imprimé à l’usage du dauphin, fils unique de Louis XIV, par les ordres et sous les yeux du sage duc de Montausier, et de l’éloquent Bossuet, évêque de Meaux, et du savant Huet, évêque d’Avranches ? C’est là que vous trouvez ces sublimes impiétés, ces vers admirables contre la Providence et contre l’immortalité de l’âme, qui passent de bouche en bouche à tous les siècles à venir :

Ex nihilo nihit, in nihilum nil posse reverti.

(Pers., Sat., iii, v. 84.)

Rien ne vient du néant, rien ne s’anéantit.

Tangere enim et tangi nisi corpus nulla potest res.

(Lucr., lib. I, v. 305.)

Le corps seul peut toucher et gouverner le corps.

Nec bene promeritis capitur, nec tangitur ira (Deus).

(Id., I. 62.)

Rien ne peut flatter Dieu, rien ne peut l’irriter.

Tantum relligio potuit suadere malorum !

(Id., 1, 10-2.)

C’est la religion qui produit tous les maux.

Consentire putaMortale æterno jungere, et una
Consentire putare et fungi mutua posse,
Desipere est.

(Id., III, 801-3.)

Il faut être insensé pour oser joindre ensemble
Ce qui dure à jamais et ce qui doit périr.

Nil igitur mors est, ad nos neque pertinet hilum.

(Lucr., III, 842.)

Cesser d’être n’est rien ; tout meurt avec le corps.

Mortalem tamen esse animam fateare necesse est.

(Id., III, 542.)

Non, il n’est point d’enfer, et notre âme est mortelle.

Hinc Acherusia fit stultorum denique vita.

(Id., III, 1036.)

Les vieux fous sont en proie aux superstitions.


et cent autres vers qui sont le charme de toutes les nations : productions immortelles d’un esprit qui se crut mortel.

Non-seulement on vous vend ces vers latins dans la rue Saint-Jacques et sur le quai des Augustins, mais vous achetez hardiment les traductions faites dans tous les patois dérivés de la langue latine, traductions ornées de notes savantes qui éclaircissent la doctrine du matérialisme, qui rassemblent toutes les preuves contre la Divinité, et qui l’anéantiraient si elle pouvait être détruite. Vous trouvez ce livre relié en maroquin dans la belle bibliothèque d’un grand prince dévot, d’un cardinal, d’un chancelier, d’un archevêque, d’un président à mortier ; mais on condamna les dix-huit premiers livres de l’histoire du sage de Thou, dès qu’ils parurent. Un pauvre philosophe welche[136] ose-t-il imprimer, en son propre et privé nom, que si les hommes étaient nés sans doigts ils n’auraient jamais pu travailler en tapisserie, aussitôt un autre Welche[137], revêtu, pour son argent, d’un office de robe, requiert qu’on brûle le livre et l’auteur.

Pourquoi les spectacles sont-ils anathématisés par certaines gens qui se disent du premier ordre de l’État, tandis que les spectacles sont nécessaires à tous les ordres de l’État, tandis qu’ils sont payés par le souverain de l’État, qu’ils contribuent à la gloire de l’État, et que les lois de l’État les maintiennent avec autant de splendeur que de régularité ?

Pourquoi abandonne-t-on au mépris, à l’avilissement, à l’oppression, à la rapine, le grand nombre de ces hommes laborieux et innocents qui cultivent la terre tous les jours de l’année pour vous en faire manger tous les fruits ; et qu’au contraire on respecte, on ménage, on courtise l’homme inutile, et souvent très-méchant, qui ne vit que de leur travail, et qui n’est riche que de leur misère ?

Pourquoi, pendant tant de siècles, parmi tant d’hommes qui font croître le blé dont nous sommes nourris, ne s’en trouva-t-il aucun qui découvrît cette erreur ridicule, laquelle enseigne que le blé doit pourrir pour germer, et mourir pour renaître ; erreur qui a produit tant d’assertions impertinentes, tant de fausses comparaisons, tant d’opinions ridicules ?

Pourquoi, les fruits de la terre étant si nécessaires pour la conservation des hommes et des animaux, voit-on cependant tant d’années et tant de contrées où ces fruits manquent absolument ?

Pourquoi la terre est-elle couverte de poisons dans la moitié de l’Afrique et de l’Amérique ?

Pourquoi n’est-il aucun territoire où il n’y ait beaucoup plus d’insectes que d’hommes ?

Pourquoi un peu de sécrétion blanchâtre et puante forme-t-elle un être qui aura des os durs, des désirs et des pensées ? Et pourquoi ces êtres-là se persécuteront-ils toujours les uns les autres ?

Pourquoi existe-t-il tant de mal, tout étant formé par un Dieu que tous les théistes se sont accordés à nommer bon ?

Pourquoi, nous plaignant sans cesse de nos maux, nous occupons-nous toujours à les redoubler ?

Pourquoi, étant si misérables, a-t-on imaginé que n’être plus est un grand mal, lorsqu’il est clair que ce n’était pas un mal de n’être point avant sa naissance ?

Pourquoi pleut-il tous les jours dans la mer, tandis que tant de déserts demandent de la pluie, et sont toujours arides ?

Pourquoi et comment a-t-on des rêves dans le sommeil, si on n’a point d’âme ? Et comment ces rêves sont-ils toujours si incohérents, si extravagants, si on en a une ?

Pourquoi les astres circulent-ils d’occident en orient plutôt qu’au contraire ?

Pourquoi existons-nous ? Pourquoi y a-t-il quelque chose ?



PRÉJUGÉS[138].

Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre on inspire aux enfants toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.

Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui font la vertu même. Par tout pays on apprend aux enfants à reconnaître un Dieu rémunérateur et vengeur ; à respecter, à aimer leur père et leur mère ; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice et une vertu.

Il y a donc de très-bons préjugés : ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne.

Sentiment n’est pas simple préjugé : c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer ; elle le chérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant inconnu prêt à tomber dans un précipice, ou à être dévoré par une bête.

Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme ; vous le respectez avant de savoir s’il mérite vos respects : vous croissez en âge et en connaissances ; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt et d’artifice ; vous méprisez ce que vous révériez, et le préjugé cède au jugement. Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance : on vous a dit que les Titans firent la guerre aux dieux, et que Vénus fut amoureuse d’Adonis ; vous prenez à douze ans ces fables pour des vérités ; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses.

Examinons en peu de mots les différentes sortes de préjugés, afin de mettre de l’ordre dans nos affaires. Nous serons peut-être comme ceux qui, du temps du système de Lass, s’aperçurent qu’ils avaient calculé des richesses imaginaires.

PRÉJUGÉS DES SENS.

N’est-ce pas une chose plaisante que nos yeux nous trompent toujours, lors même que nous voyons très-bien, et qu’au contraire nos oreilles ne nous trompent pas ? Que votre oreille bien conformée entende : Vous êtes belle, je vous aime ; il est bien sûr qu’on ne vous a pas dit : Je vous hais, vous êtes laide. Mais vous voyez un miroir uni : il est démontré que vous vous trompez, c’est une surface très-raboteuse. Vous voyez le soleil d’environ deux pieds de diamètre : il est démontré qu’il est un million de fois plus gros que la terre.

Il semble que Dieu ait mis la vérité dans vos oreilles, et l’erreur dans vos yeux ; mais étudiez l’optique, et vous verrez que Dieu ne vous a pas trompé, et qu’il est impossible que les objets vous paraissent autrement que vous les voyez dans l’état présent des choses.

PRÉJUGÉS PHYSIQUES.

Le soleil se lève, la lune aussi, la terre est immobile : ce sont là des préjugés physiques naturels. Mais que les écrevisses soient bonnes pour le sang, parce qu’étant cuites elles sont rouges comme lui ; que les anguilles guérissent la paralysie, parce qu’elles frétillent ; que la lune influe sur nos maladies, parce qu’un jour on observa qu’un malade avait eu un redoublement de fièvre pendant le décours de la lune ; ces idées, et mille autres, ont été des erreurs d’anciens charlatans, qui jugèrent sans raisonner, et qui, étant trompés, trompèrent les autres.

PRÉJUGÉS HISTORIQUES.

La plupart des histoires ont été crues sans examen, et cette créance est un préjugé, Fabius Pictor raconte que, plusieurs siècles avant lui, une vestale de la ville d’Albe, allant puiser de l’eau dans sa cruche, fut violée, qu’elle accoucha de Romulus et de Rémus, qu’ils furent nourris par une louve, etc. Le peuple romain crut cette fable ; il n’examina point si dans ce temps-là il y avait des vestales dans le Latium, s’il était vraisemblable que la fille d’un roi sortît de son couvent avec sa cruche, s’il était probable qu’une louve allaitât deux enfants au lieu de les manger ; le préjugé s’établit.

Un moine écrit que Clovis, étant dans un grand danger à la bataille de Tolbiac, fit vœu de se faire chrétien s’il en réchappait ; mais est-il naturel qu’on s’adresse à un dieu étranger dans une telle occasion ? N’est-ce pas alors que la religion dans laquelle on est né agit le plus puissamment ? Quel est le chrétien qui, dans une bataille contre les Turcs, ne s’adressera pas plutôt à la sainte Vierge qu’à Mahomet ? On ajoute qu’un pigeon apporta la sainte ampoule dans son bec pour oindre Clovis, et qu’un ange apporta l’oriflamme pour le conduire ; le préjugé crut toutes les historiettes de ce genre. Ceux qui connaissent la nature humaine savent bien que l’usurpateur Clovis, et l’usurpateur Rolon ou Rol, se firent chrétiens pour gouverner plus sûrement des chrétiens, comme les usurpateurs turcs se firent musulmans pour gouverner plus sûrement les musulmans.

PRÉJUGÉS RELIGIEUX.

Si votre nourrice vous a dit que Cérès préside aux blés, ou que Vistnou et Xaca se sont faits hommes plusieurs fois, ou que Sammonocodom est venu couper une forêt, ou qu’Odin vous attend dans sa salle vers le Jutland, ou que Mahomet ou quelque autre a fait un voyage dans le ciel ; enfin si votre précepteur vient ensuite enfoncer dans votre cervelle ce que votre nourrice y a gravé, vous en tenez pour votre vie. Votre jugement veut-il s’élever contre ces préjugés, vos voisins et surtout vos voisines crient à l’impie, et vous effrayent ; votre derviche, craignant de voir diminuer son revenu, vous accuse auprès du cadi, et ce cadi vous fait empaler s’il le peut, parce qu’il veut commander à des sots, et qu’il croit que les sots obéissent mieux que les autres ; et cela durera jusqu’à ce que vos voisins, et le derviche, et le cadi, commencent à comprendre que la sottise n’est bonne à rien, et que la persécution est abominable.



PRÉPUCE[139].

Il est toujours question de prépuce dans le livre des Juifs. Le passage le plus embarrassant, touchant le prépuce, est celui du premier chapitre des Machabées. L’auteur parle de plusieurs Juifs qui demandèrent permission au roi Antiochus de vivre à la grecque, permission qu’on leur accorda très-facilement. Ils étaient honteux, dans les bains publics et dans les exercices où il fallait paraître nus, de montrer aux Grecs les marques de leur circoncision. Le texte dit qu’ils se firent des prépuces, et qu’ils violèrent le saint Testament. Fecerunt sibi præputia, et recesserunt a Testamento sancto.

Comment se fait-on un prépuce ? il ne revient point comme les ongles. Cela n’est à la vérité qu’un très-petit bord du capuchon du gland qu’on a coupé ; mais ce bout de chair ne renaît pas plus que le bout du nez.

Les rabbins ont prétendu qu’il y a une manière de faire rétablir ce prépuce ; mais ils ont raisonné en rabbins. En vain le médecin Bartholin a voulu soutenir cette opinion ridicule. Il y a seulement une manière assez aisée de déguiser un peu l’amputation du prépuce : c’est de le lier un peu par le bout avec un fil, quand la verge n’est pas dans son intumescence ; mais un tel palliatif ne pourrait se prolonger longtemps. Au reste on coupe si peu de chair aux Hébreux et aux musulmans, qu’il faut de bons yeux pour s’apercevoir de ce qui manque.

On n’a pas eu moins de peine à expliquer un passage de Jérémie assez singulier :

« Je visiterai quiconque a le prépuce coupé, l’Égypte, Juda, Édom, les enfants d’Ammon et de Moab, et tous ceux qui ont les cheveux courts et qui habitent le désert, car toutes ces nations ont leur prépuce ; mais les Israélites sont incirconcis de cœur. »

On a cru que le prophète Jérémie se contredisait, puisqu’il est clair que la plupart des peuples dont il parle étaient circoncis ; aussi les opinions sont-elles fort partagées sur le sens de ce passage.

Dans les premiers temps du christianisme, c’était une question très délicate s’il fallait abolir ou conserver la circoncision. Jésus-Christ avait été circoncis. Les frères reprochèrent à saint Pierre d’avoir communiqué avec ceux qui possédaient leur prépuce : Quare introisti ad viros præputium habentes ? (Act. Apost., cap. ii.) Saint Paul dit : la circoncision est utile si tu as accompli la loi ; mais si tu prévariques la circoncision devient prépuce. (Épist. ad Rom., cap. i.) Et ces paroles sont encore un sujet de dispute. Saint Paul et ses compagnons à l’apostolat avaient des disciples circoncis, et d’autres qui ne l’étaient pas. Les chrétiens ont, depuis longtemps, la circoncision en horreur ; cependant les catholiques se vantent de posséder le prépuce de notre Sauveur : il est à Rome, dans l’église de Saint-Jean de Latran, la première qu’on ait bâtie dans cette capitale ; il est aussi à Saint-Jacques de Compostelle, en Espagne ; dans Anvers ; dans l’abbaye de Saint-Corneille, à Compiègne ; à Notre-Dame de la Colombe, dans le diocèse de Chartres ; dans la cathédrale du Puy-en-Velai ; et dans plusieurs autres lieux. Il y a peut-être un peu de superstition dans cette piété mal entendue.



PRESBYTÉRIENS[140].


PRÉTENTIONS[141].

Il n’y a pas dans notre Europe un seul prince qui ne s’intitule souverain d’un pays possédé par son voisin. Cette manie politique est inconnue dans le reste du monde : jamais le roi de Boutan ne s’est dit empereur de la Chine ; jamais le conteish tartare ne prit le titre de roi d’Égypte.

Les plus belles prétentions ont toujours été celles des papes : deux clefs en sautoir les mettaient visiblement en possession du royaume des cieux ; ils liaient et ils déliaient tout sur la terre. Cette ligature les rendait maîtres du continent ; et les filets de saint Pierre leur donnaient le domaine des mers.

Plusieurs savants théologiens ont cru que ces dieux diminuèrent eux-mêmes quelques articles de leurs prétentions, lorsqu’ils furent vivement attaqués par les titans nommés luthériens, anglicans, calvinistes, etc. Il est très-vrai que plusieurs d’entre eux devinrent plus modestes, que leur cour céleste eut plus de décence ; cependant leurs prétentions se sont renouvelées dans toutes les occasions. Je n’en veux pour preuve que la conduite d’Aldobrandin, Clément VIII, envers le grand Henri IV, quand il fallut lui donner une absolution dont il n’avait que faire, puisqu’il était absous par les évêques de son royaume et qu’il était victorieux. Aldobrandin résista d’abord pendant une année entière, et ne voulut pas reconnaître le duc de Nevers pour ambassadeur de France. À la fin il consentit à ouvrir la porte du royaume des cieux à Henri, aux conditions suivantes :

1° Que Henri demanderait pardon de s’être fait ouvrir la porte par des sous-portiers tels que des évêques, au lieu de s’adresser au grand portier ;

2° Qu’il s’avouerait déchu du trône de France jusqu’à ce qu’Aldobrandin le réhabilitât par la plénitude de sa puissance ;

3° Qu’il se ferait sacrer et couronner une seconde fois, la première étant nulle, puisqu’elle avait été faite sans l’ordre exprès d’Aldobrandin ;

4° Qu’il chasserait tous les protestants de son royaume, ce qui n’était ni honnête ni possible : la chose n’était pas honnête, parce que les protestants avaient prodigué leur sang pour le faire roi de France ; elle n’était pas possible, parce que ces dissidents étaient au nombre de deux millions ;

5° Qu’il ferait au plus vite la guerre au Grand Turc, ce qui n’était ni plus honnête ni plus possible, puisque le Grand Turc l’avait reconnu roi dans le temps que Rome ne le reconnaissait pas, et que Henri n’avait ni troupes, ni argent, ni vaisseaux, pour aller faire la guerre comme un fou à ce Grand Turc son allié ;

6° Qu’il recevrait, couché sur le ventre tout de son long, l’absolution de monsieur le légat, selon la forme ordinaire : c’est-à-dire qu’il serait fustigé par monsieur le légat ;

7° Qu’il rappellerait les jésuites chassés de son royaume par le parlement, pour l’assassinat commis sur sa personne par Jean Chastel leur écolier.

J’omets plusieurs autres petites prétentions. Henri en fit modérer plusieurs. Il obtint surtout, avec bien de la peine, qu’il ne serait fouetté que par procureur, et de la propre main d’Aldobrandin.

Vous me direz que Sa Sainteté était forcée à exiger des conditions si extravagantes par le vieux démon du midi Philippe II, qui avait dans Rome plus de pouvoir que le pape. Vous comparerez Aldobrandin à un soldat poltron, que son colonel conduit à la tranchée à coups de bâton.

Je vous répondrai qu’en effet Clément VIII craignait Philippe II ; mais qu’il n’était pas moins attaché aux droits de sa tiare ; que c’était un si grand plaisir pour le petit-fils d’un banquier de donner le fouet à un roi de France que pour rien au monde Aldobrandin n’eût voulu s’en départir.

Vous me répliquerez que si un pape voulait réclamer aujourd’hui de telles prétentions, s’il voulait donner le fouet au roi de France, au roi d’Espagne, ou au roi de Naples, ou au duc de Parme, pour avoir chassé les révérends Pères jésuites, il risquerait d’être traité comme Clément VII le fut par Charles-Quint, et d’essuyer des humiliations beaucoup plus grandes ; qu’il faut sacrifier ses prétentions à son utilité ; qu’on doit céder au temps ; que le shérif de la Mecque doit proclamer Alibeg roi d’Égypte, s’il est victorieux et affermi. Je vous répondrai que vous avez raison[142].


PRÉTENTIONS DE L’EMPIRE,
TIRÉES DE GLAFEY ET DE SCHWEDER.

Sur Rome (nulle). Charles-Quint, même après avoir pris Rome, ne réclama point le droit de domaine utile.

Sur le patrimoine de saint Pierre, depuis Viterbe jusqu’à Civita-Castellana, terres de la comtesse Mathilde, mais cédées solennellement par Rodolphe de Habsbourg.

Sur Parme et Plaisance, domaine suprême comme partie de la Lombardie ; envahies par Jules II, données par Paul III à son bâtard Farnèse ; hommage toujours fait depuis ce temps au pape ; suzeraineté toujours réclamée par les seigneurs de Lombardie ; le droit de suzeraineté entièrement rendu à l’empereur aux traités de Cambrai, de Londres, à la paix de 1737.

Sur la Toscane, droit de suzeraineté exercé par Charles-Quint ; État de l’empire appartenant aujourd’hui au frère de l’empereur.

Sur la république de Lucques, érigée en duché par Louis de Bavière en 1328 ; les sénateurs déclarés depuis vicaires de l’empire par Charles IV. L’empereur Charles VI, dans la guerre de 1701, y exerça pourtant son droit de souveraineté, en lui faisant payer beaucoup d’argent.

Sur le duché de Milan, cédé par l’empereur Venceslas à Galéas Visconti, mais regardé comme un fief de l’empire.

Sur le duché de la Mirandole, réuni à la maison d’Autriche en 1711 par Joseph Ier.

Sur le duché de Mantoue, érigé en duché par Charles-Quint, réuni de même en 1708.

Sur Guastalla, Novellaria, Bozzolo, Castiglione, aussi fiefs de l’empire, détachés du duché de Mantoue.

Sur tout le Montferrat, dont le duc de Savoie reçut l’investiture à Vienne en 1708.

Sur le Piémont, dont l’empereur Sigismond donna l’investiture au duc de Savoie Amédée VIII.

Sur le comté d’Asti, donné par Charles-Quint à la maison de Savoie ; les ducs de Savoie toujours vicaires en Italie depuis l’empereur Sigismond.

Sur Gênes, autrefois du domaine des rois lombards : Frédéric Barberousse lui donna en fief le rivage depuis Monaco jusqu’à Porto-Venere ; elle est libre sous Charles-Quint en 1529 ; mais l’acte porte : In civitate nostra Genua, et salvis romani imperii juribus.

Sur les fiefs de Langues, dont les ducs de Savoie ont le domaine direct.

Sur Padoue, Vicence et Vérone, droits devenus caducs.

Sur Naples et Sicile, droits plus caducs encore. Presque tous les États d’Italie sont ou ont été vassaux de l’empire.

Sur la Poméranie et le Mecklenbourg, dont Frédéric Barberousse donna les fiefs.

Sur le Danemark, autrefois fief de l’empire ; Othon Ier en donna l’investiture.

Sur la Pologne, pour les terres auprès de la Vistule.

Sur la Bohême et la Silésie, unies à l’empire par Charles IV en 1355.

Sur la Prusse, du temps de Henri VII ; le grand maître de Prusse reconnu membre de l’empire en 1500.

Sur la Livonie, du temps des chevaliers de l’épée.

Sur la Hongrie, dès le temps de Henri II.

Sur la Lorraine, par le traité de 1542 ; reconnue État de l’empire, payant taxe pour la guerre du Turc.

Sur le duché de Bar, jusqu’à l’an 1311 que Philippe le Bel, vainqueur, se fit prêter hommage.

Sur le duché de Bourgogne, en vertu des droits de Marie de Bourgogne.

Sur le royaume d’Arles et la Bourgogne transjurane, que Conrad le Salique posséda du chef de sa femme.

Sur le Dauphiné, comme partie du royaume d’Arles, l’empereur Charles IV s’étant fait couronner à Arles en 1365, et ayant créé le dauphin de France son vicaire.

Sur la Provence, comme membre du royaume d’Arles, dont Charles d’Anjou fit hommage à l’empire.

Sur la principauté d’Orange, comme arrière-fief de l’empire.

Sur Avignon, par la même raison.

Sur la Sardaigne, que Frédéric II érigea en royaume.

Sur la Suisse, comme membre des royaumes d’Arles et de Bourgogne.

Sur la Dalmatie, dont une grande partie appartient aujourd’hui entièrement aux Vénitiens, et l’autre à la Hongrie.



PRÊTRES[143].

Les prêtres sont, dans un État, à peu près ce que sont les précepteurs dans les maisons des citoyens, faits pour enseigner, prier, donner l’exemple ; ils ne peuvent avoir aucune autorité sur les maîtres de la maison, à moins qu’on ne prouve que celui qui donne des gages doit obéira celui qui les reçoit. De toutes les religions, celle qui exclut le plus positivement les prêtres de toute autorité civile, c’est sans contredit celle de Jésus : Rendez à César ce qui est à César. — Il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier. — Mon royaume n’est point de ce monde.

Les querelles de l’empire et du sacerdoce, qui ont ensanglanté l’Europe pendant plus de six siècles, n’ont donc été de la part des prêtres que des rebellions contre Dieu et les hommes, et un péché continuel contre le Saint-Esprit.

Depuis Calchas, qui assassina la fille d’Agamemnon, jusqu’à Grégoire XII et Sixte V, deux évêques de Rome qui voulurent priver le grand Henri IV du royaume de France, la puissance sacerdotale a été fatale au monde.

Prière n’est pas domination ; exhortation n’est pas despotisme. Un bon prêtre doit être le médecin des âmes. Si Hippocrate avait ordonné à ses malades de prendre de l’ellébore sous peine d’être pendus, Hippocrate aurait été plus fou et plus barbare que Phalaris, et il aurait eu peu de pratiques. Quand un prêtre dit : Adorez Dieu, soyez juste, indulgent, compatissant, c’est alors un très-bon médecin ; quand il dit : Croyez-moi, ou vous serez brûlé, c’est un assassin.

Le magistrat doit soutenir et contenir le prêtre, comme le père de famille doit donner de la considération au précepteur de ses enfants et empêcher qu’il n’en abuse. L’accord du sacerdoce et de l’empire est le système le plus monstrueux : car dès qu’on cherche cet accord, on suppose nécessairement la division ; il faut dire : la protection donnée par l’empire au sacerdoce. Mais dans les pays où le sacerdoce a obtenu l’empire, comme dans Salem, où Melchisédech était prêtre et roi, comme dans le Japon, où le daïri a été si longtemps empereur, comment faut-il faire ? Je réponds que les successeurs de Melchisédech et des daïri ont été dépossédés.

Les Turcs sont sages en ce point. Ils font à la vérité le voyage de la Mecque ; mais ils ne permettent pas au shérif de la Mecque d’excommunier le sultan. Ils ne vont point acheter à la Mecque la permission de ne pas observer le ramadan, et celle d’épouser leurs cousines ou leurs nièces ; ils ne sont point jugés par des imans que le shérif délègue ; ils ne payent point la première année de leur revenu au shérif. Que de choses à dire sur tout cela ! Lecteur, c’est à vous de les dire vous-même.



PRÊTRES DES PAÏENS[144].

Dom Navarrète, dans une de ses lettres à don Juan d’Autriche, rapporte ce discours du dalaï-lama à son conseil privé :

« Mes vénérables frères, vous et moi nous savons très-bien que je ne suis pas immortel ; mais il est bon que les peuples le croient. Les Tartares du grand et du petit Thibet sont un peuple de col roide et de lumières courtes, qui ont besoin d’un joug pesant et de grosses erreurs. Persuadez-leur bien mon immortalité, dont la gloire rejaillit sur vous, et qui vous procure honneurs et richesses.

« Quand le temps viendra où les Tartares seront plus éclairés, on pourra leur avouer alors que les grands lamas ne sont point immortels, mais que leurs prédecesseurs l’ont été ; et que ce qui était nécessaire pour la fondation de ce divin édifice ne l’est plus quand l’édifice est affermi sur un fondement inébranlable.

« J’ai eu d’abord quelque peine à faire distribuer aux vassaux de mon empire les agréments de ma chaise percée, proprement enchâssés dans des cristaux ornés de cuivre doré ; mais ces monuments ont été reçus avec tant de respect qu’il a fallu continuer cet usage, lequel, après tout, ne répugne en rien aux bonnes mœurs, et qui fait entrer beaucoup d’argent dans notre trésor sacré.

« Si jamais quelque raisonneur impie persuade au peuple que notre derrière n’est pas aussi divin que notre tête, si on se révolte contre nos reliques, vous en soutiendrez la valeur autant que vous le pourrez. Et si vous êtes forcés enfin d’abandonner la sainteté de notre cul, vous conserverez toujours dans l’esprit des raisonneurs le profond respect qu’on doit à notre cervelle, ainsi que dans un traité avec les Monguls nous avons cédé une mauvaise province pour être possesseurs paisibles des autres.

« Tant que nos Tartares du grand et du petit Thibet ne sauront ni lire ni écrire, tant qu’ils seront grossiers et dévots, vous pourrez prendre hardiment leur argent, coucher avec leurs femmes et avec leurs filles, et les menacer de la colère du dieu Fo s’ils osent se plaindre.

« Lorsque le temps de raisonner sera arrivé (car enfin il faut bien qu’un jour les hommes raisonnent), vous prendrez alors une conduite tout opposée, et vous direz le contraire de ce que vos prédécesseurs ont dit ; car vous devez changer de bride à mesure que les chevaux deviennent plus difficiles à gouverner. Il faudra que votre extérieur soit plus grave, vos intrigues plus mystérieuses, vos secrets mieux gardés, vos sophismes plus éblouissants, votre politique plus fine. Vous êtes alors les pilotes d’un vaisseau qui fait eau de tous côtés. Ayez sous vous des subalternes qui soient continuellement occupés à pomper, à calfater, à boucher tous les trous. Vous voguerez avec plus de peine ; mais enfin vous voguerez, et vous jetterez dans l’eau ou dans le feu, selon qu’il conviendra le mieux, tous ceux qui voudront examiner si vous avez bien radoubé le vaisseau.

« Si les incrédules sont, ou le prince des Kalkas, ou le conteish des Calmoucks, ou un prince de Casan, ou tel autre grand seigneur qui ait malheureusement trop d’esprit, gardez-vous bien de prendre querelle avec eux. Respectez-les, dites-leur toujours que vous espérez qu’ils rentreront dans la bonne voie. Mais pour les simples citoyens, ne les épargnez jamais ; plus ils seront gens de bien, plus vous devrez travailler à les exterminer : car ce sont les gens d’honneur qui sont les plus dangereux pour vous.

« Vous aurez la simplicité de la colombe, la prudence du serpent, et la griffe du lion, selon les lieux et selon les temps. »

Le dalaï-lama avait à peine prononcé ces paroles que la terre trembla, les éclairs coururent d’un pôle à l’autre, le tonnerre gronda, une voix céleste se fit entendre : Adorez Dieu, et non le grand lama.

Tous les petits lamas soutinrent que la voix avait dit : « Adorez Dieu et le grand lama. » On le crut longtemps dans le royaume du Thibet ; et maintenant on ne le croit plus.



PRIÈRES[145].

Nous ne connaissons aucune religion sans prières ; les Juifs mêmes en avaient, quoiqu’il n’y eût point chez eux de formule publique, jusqu’au temps où ils chantèrent leurs cantiques dans leurs synagogues, ce qui n’arriva que très-tard.

Tous les hommes, dans leurs désirs et dans leurs craintes, invoquèrent le secours d’une divinité. Des philosophes, plus respectueux envers l’Être suprême, et moins condescendants à la faiblesse humaine, ne voulurent, pour toute prière, que la résignation. C’est en effet tout ce qui semble convenir entre la créature et le créateur. Mais la philosophie n’est pas faite pour gouverner le monde ; elle s’élève trop au-dessus du vulgaire ; elle parle un langage qu’il ne peut entendre. Ce serait proposer aux marchandes de poissons frais d’étudier les sections coniques.

Parmi les philosophes même, je ne crois pas qu’aucun autre que Maxime de Tyr ait traité cette matière ; voici la substance des idées de ce Maxime.

L’Éternel a ses desseins de toute éternité. Si la prière est d’accord avec ses volontés immuables, il est très-inutile de lui demander ce qu’il a résolu de faire. Si on le prie de faire le contraire de ce qu’il a résolu, c’est le prier d’être faible, léger, inconstant ; c’est croire qu’il soit tel, c’est se moquer de lui. Ou vous lui demandez une chose juste : en ce cas il la doit, et elle se fera sans qu’on l’en prie ; c’est même se défier de lui que lui faire instance ; ou la chose est injuste, et alors on l’outrage. Vous êtes digne ou indigne de la grâce que vous implorez : si digne, il le sait mieux que vous ; si indigne, on commet un crime de plus en demandant ce qu’on ne mérite pas.

En un mot, nous ne faisons des prières à Dieu que parce que nous l’avons fait à notre image. Nous le traitons comme un bacha, comme un sultan qu’on peut irriter ou apaiser.

Enfin toutes les nations prient Dieu : les sages se résignent et lui obéissent.

Prions avec le peuple, et résignons-nous avec les sages.

Nous avons déjà parlé[146] des prières publiques de plusieurs nations, et de celles des Juifs. Ce peuple en a une depuis un temps immémorial, laquelle mérite toute notre attention par sa conformité avec notre prière enseignée par Jésus-Christ même. Cette oraison juive s’appelle le Kadish ; elle commence par ces mots : « Ô Dieu ! que votre nom soit magnifié et sanctifié ; faites régner votre règne ; que la rédemption fleurisse, et que le Messie vienne promptement ! »

Ce Kadish, qu’on récite en chaldéen, a fait croire qu’il était aussi ancien que la captivité, et que ce fut alors qu’ils commencèrent à espérer un messie, un libérateur, qu’ils ont demandé depuis dans les temps de leurs calamités.

Ce mot de messie, qui se trouve dans cette ancienne prière, a fourni beaucoup de disputes sur l’histoire de ce peuple. Si cette prière est du temps de la transmigration à Babylone, il est clair qu’alors les Juifs devaient souhaiter et attendre un libérateur. Mais d’où vient que, dans des temps plus funestes encore, après la destruction de Jérusalem par Titus, ni Josèphe ni Philon ne parlèrent jamais de l’attente d’un messie ? Il y a des obscurités dans l’histoire de tous les peuples ; mais celle des Juifs est un chaos perpétuel. Il est triste pour les gens qui veulent s’instruire que les Chaldéens et les Égyptiens aient perdu leurs archives, tandis que les Juifs ont conservé les leurs[147].

Voici sur la prière une anecdote assez curieuse, et qui ne paraîtra pas déplacée à la suite de ce qu’on vient de rapporter dans cet article. Il s’agit d’un acte juridique, dont une copie, que l’on assure très-fidèle, est parvenue en nos mains depuis peu. Il fut dressé par ordre d’un bon seigneur picard, qui probablement n’avait jamais lu les écrits de Maxime de Tyr, mais dont les idées ne laissent pas d’avoir une grande analogie avec celles de ce philosophe grec. C’est au lecteur à les apprécier : contentons-nous de transcrire le texte de cet acte.

« Du 30 septembre mil sept cent soixante-trois, à la requête de M. le comte de Créqui-Canaple, surnommé Hugues au baptême, seigneur de Quatrequine, de la châtellenie d’Orville, etc., etc., demeurant ci-devant à Port, et de présent à sa terre d’Orville, soit signifié et dûment fait savoir au sieur Jean-Baptiste-Laurent Vichery, prêtre, curé de la paroisse d’Orville, y demeurant, qu’il ait à se déporter, en ce qui le concerne, de l’usage de nommer le seigneur d’Orville aux prières publiques de l’Église, parce que Dieu, étant juste, accorde infailliblement ce qui est juste, sans en exiger la demande, et refuse pareillement tout ce qui est injuste, quand même on le lui demanderait. Et parce que, d’ailleurs, il est manifeste que la prière procède du vouloir être obéi, et par conséquent s’offense du refus de l’obéissance, ce qui est précisément le déni du vrai culte : car le vouloir de l’homme doit se conformer au vouloir divin, et non le vouloir divin au vouloir de l’homme ; d’où il résulte que la prière est un acte de rébellion contre la Divinité, puisqu’elle tend à conformer le vouloir divin au vouloir de l’homme. En conséquence, ledit seigneur de Créqui-Canaple, sans s’arrêter à l’usage de l’Europe entière et même de toutes les nations sur la prière, déclare audit sieur curé d’Orville qu’il ne consent point que personne prie pour lui, ni de prier lui-même pour les vivants ni pour les morts, se reposant entièrement sur la toute-science, la toute-sagesse et la toute-puissance de la Divinité en ses jugements ; pareillement, qu’il ne consent pas que ledit sieur curé d’Orville le nomme aux prières publiques, et s’y oppose formellement ; à ce qu’il n’en prétende cause d’ignorance, dont acte. Signé, etc.; signifié, etc.; contrôlé, etc., etc. »



PRIOR (DE) ;

DU POËME SINGULIER D’HUDIBRAS, ET DU DOYEN SWIFT[148].



PRIVILÉGES, CAS PRIVILÉGIÉS[149].

L’usage, qui prévaut presque toujours contre la raison, a voulu qu’on appelât privilégiés les délits des ecclésiastiques et des moines contre l’ordre civil, ce qui est pourtant très-commun ; et qu’on nommât délits communs ceux qui ne regardent que la discipline ecclésiastique, cas dont la police civile ne s’embarrasse pas, et qui sont abandonnés à la hiérarchie sacerdotale.

L’Église n’ayant de juridiction que celle que les souverains lui ont accordée, et les juges de l’Église n’étant ainsi que des juges privilégiés par le souverain, on devrait appeler cas privilégiés ceux qui sont de leur compétence, et délits communs ceux qui doivent être punis par les officiers du prince. Mais les canonistes, qui sont très-rarement exacts dans leurs expressions, surtout lorsqu’il s’agit de la juridiction royale, ayant regardé un prêtre nommé official comme étant de droit le seul juge des clercs, ils ont qualifié de privilége ce qui appartient de droit commun aux tribunaux laïques, et les ordonnances des rois ont adopté cette expression en France.

S’il faut se conformer à cet usage, le juge d’Église connaît seul du délit commun ; mais il ne connaît des cas privilégiés que concurremment avec le juge royal. Celui-ci se rend au tribunal de l’officialité, mais il n’y est que l’assesseur du juge d’Église. Tous les deux sont assistés de leur greffier ; chacun rédige séparément, mais en présence l’un de l’autre, les actes de la procédure. L’official, qui préside, interroge seul l’accusé ; et si le juge royal a des questions à lui faire, il doit requérir le juge d’Église de les proposer. L’instruction conjointe étant achevée, chaque juge rend séparément son jugement.

Cette procédure est hérissée de formalités, et elle entraîne d’ailleurs des longueurs qui ne devraient pas être admises dans la jurisprudence criminelle. Les juges d’Église, qui n’ont pas fait une étude des lois et des formalités, n’instruisent guère de procédures criminelles sans donner lieu à des appels comme d’abus, qui ruinent en frais le prévenu, le font languir dans les fers, ou retardent sa punition s’il est coupable.

D’ailleurs, les Français n’ont aucune loi précise qui ait déterminé quels sont les cas privilégiés. Un malheureux gémit souvent une année entière dans les cachots avant de savoir quels seront ses juges.

Les prêtres et les moines sont dans l’État et sujets de l’État : il est bien étrange que lorsqu’ils ont troublé la société, ils ne soient pas jugés comme les autres citoyens, par les seuls officiers du souverain.

Chez les Juifs, les grands-prêtres mêmes n’avaient point ce privilége, que nos lois ont accordé à de simples habitués de paroisse. Salomon déposa le grand-pontife Abiathar, sans le renvoyer à la synagogue pour lui faire son procès[150]. Jésus-Christ, accusé devant un juge séculier et païen, ne récusa pas sa juridiction. Saint Paul, traduit au tribunal de Félix et de Festus, ne le déclina point.

L’empereur Constantin accorda d’abord ce privilège aux évêques ; Honorius et Théodose le jeune retendirent à tous les clercs, et Justinien le confirma.

En rédigeant l’ordonnance criminelle de 1670, le conseiller d’État Pussort et le président de Novion étaient d’avis[151] d’abolir la procédure conjointe, et de rendre aux juges royaux le droit de juger seuls les clercs accusés de cas privilégiés ; mais cet avis raisonnable fut combattu par le premier président de Lamoignon et par l’avocat général Talon ; et une loi qui était faite pour réformer nos abus confirma le plus ridicule de tous.

Une déclaration du roi du 26 avril 1657 défend au parlement de Paris de continuer la procédure commencée contre le cardinal de Retz, accusé de crime de lèse-majesté. La même déclaration veut que le procès des cardinaux, archevêques, et évêques du royaume, accusés du crime de lèse-majesté, soient instruits et jugés par les juges ecclésiastiques, comme il est ordonné par les canons.

Mais cette déclaration, contraire aux usages du royaume, n’a été enregistrée dans aucun parlement, et ne serait pas suivie. Nos livres rapportent plusieurs arrêts qui ont décrété de prise de corps, déposé, confisqué les biens, et condamné à l’amende et à d’autres peines des cardinaux, des archevêques, et des évêques. Ces peines ont été prononcées :

Contre l’évêque de Nantes, par arrêt du 25 juin 1455 ;

Contre Jean de La Balue, cardinal et évêque d’Angers, par arrêt du 29 juillet 1469 ;

Contre Jean Hébert, évêque de Constance, en 1480 ;

Contre Louis de Rochechouart, évêque de Nantes, en 1481 ;

Contre Geoffroi de Pompadour, évêque de Périgueux, et Georges d’Amboise, évêque de Montauban, en 1488 ;

Contre Geoffroi Dintiville, évêque d’Auxerre, en 1531 ;

Contre Bernard Lordat, évêque de Pamiers, en 1537 ;

Contre le cardinal de Châtillon, évêque de Beauvais, le 19 mars 1569 ;

Contre Geoffroi de la Martonie, évêque d’Amiens, le 9 juillet 1594 ;

Contre Gilbert Genebrard, archevêque d’Aix, le 26 janvier 1596 ;

Contre Guillaume Rose, évêque de Senlis, le 5 septembre 1598 ;

Contre le cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux, le 17 novembre 1615.

Le parlement de Paris décréta de prise de corps le cardinal de Bouillon, et fit saisir ses biens par arrêt du 20 juin 1710.

Le cardinal de Mailly, archevêque de Reims, fit, en 1717, un mandement tendant à détruire la paix ecclésiastique établie par le gouvernement : le bourreau brûla publiquement le mandement par arrêt du parlement.

Le sieur Languet[152], évêque de Soissons, ayant soutenu qu’il ne pouvait être jugé par la justice du roi, même pour crime de lèse-majesté, il fut condamné à dix mille livres d’amende.

Dans les troubles honteux excités par les refus de sacrements, le simple présidial de Nantes condamna l’évêque de cette ville à six mille francs d’amende, pour avoir refusé la communion à ceux qui la demandaient.

En 1764, l’archevêque d’Auch, du nom de Montillet, fut condamné à une amende ; et son mandement, regardé comme un libelle diffamatoire, fut brûlé par le bourreau à Bordeaux.

Ces exemples ont été très-fréquents. La maxime que les ecclésiastiques sont entièrement soumis à la justice du roi, comme les autres citoyens, a prévalu dans tout le royaume. Il n’y a point de loi expresse qui l’ordonne ; mais l’opinion de tous les jurisconsultes, le cri unanime de la nation, et le bien de l’État, sont une loi.



PROPHÈTES[153].

Le prophète Jurieu fut sifflé, les prophètes des Cévennes furent pendus ou roués, les prophètes qui vinrent du Languedoc et du Dauphiné à Londres furent mis au pilori, les prophètes anabaptistes furent condamnés à divers supplices, le prophète Savonarola fut cuit à Florence. Et s’il est permis de joindre à tous ceux-là les véritables prophètes juifs, on verra que leur destinée n’a pas été moins malheureuse ; le plus grand de leurs prophètes, saint Jean-Baptiste eut le cou coupé.

On prétend que Zacharie fut assassiné ; mais heureusement cela n’est pas prouvé. Le prophète Jeddo ou Addo, qui fut envoyé à Béthel à condition qu’il ne mangerait ni ne boirait, ayant malheureusement mangé un morceau de pain, fut mangé à son tour par un lion ; et on trouva ses os sur le grand chemin, entre ce lion et son âne. Jonas fut avalé par un poisson ; il est vrai qu’il ne resta dans son ventre que trois jours et trois nuits ; mais c’est toujours passer soixante et douze heures fort mal à son aise.

Habacuc fut transporté en l’air par les cheveux à Babylone. Ce n’est pas un grand malheur à la vérité ; mais c’est une voiture fort incommode. On doit beaucoup souffrir quand on est suspendu par les cheveux l’espace de trois cents milles. J’aurais mieux aimé une paire d’ailes, la jument Borac, ou l’hippogriffe.

Michée, fils de Jemilla, ayant vu le Seigneur assis sur son trône avec l’armée du ciel à droite et à gauche, et le Seigneur ayant demandé quelqu’un pour aller tromper le roi Achab ; le diable s’étant présenté au Seigneur, et s’étant chargé de la commission, Michée rendit compte de la part du Seigneur au roi Achab de cette aventure céleste. Il est vrai que pour récompense il ne reçut qu’un énorme soufflet de la main du prophète Sédékia ; il est vrai qu’il ne fut mis dans un cachot que pour quelques jours ; mais enfin il est désagréable, pour un homme inspiré, d’être souffleté et fourré dans un cul de basse-fosse.

On croit que le roi Amasias fit arracher les dents au prophète Amos pour l’empêcher de parler. Ce n’est pas qu’on ne puisse absolument parler sans dents : on a vu de vieilles édentées très-bavardes ; mais il faut prononcer distinctement une prophétie, et un prophète édenté n’est pas écouté avec le respect qu’on lui doit.

Baruch essuya bien des persécutions. Ézéchiel fut lapidé par les compagnons de son esclavage. On ne sait si Jérémie fut lapidé, ou s’il fut scié en deux.

Pour Isaïe, il passe pour constant qu’il fut scié par ordre de Manassé, roitelet de Juda.

Il faut convenir que c’est un méchant métier que celui de prophète. Pour un seul qui, comme Élie, va se promener de planètes en planètes dans un beau carrosse de lumière, traîné par quatre chevaux blancs, il y en a cent qui vont à pied, et qui sont obligés d’aller demander leur dîner de porte en porte. Ils ressemblent assez à Homère, qui fut obligé, dit-on, de mendier dans les sept villes qui se disputèrent depuis l’honneur de l’avoir vu naître. Ses commentateurs lui ont attribué une infinité d’allégories auxquelles il n’avait jamais pensé. On a fait souvent le même honneur aux prophètes. Je ne disconviens pas qu’il n’y eût ailleurs des gens instruits de l’avenir. Il n’y a qu’à donner à son âme un certain degré d’exaltation, comme l’a très-bien imaginé un brave philosophe ou fou de nos jours, qui voulait percer un trou jusqu’aux antipodes, et enduire les malades de poix résine[154].

Les Juifs exaltèrent si bien leur âme qu’ils virent très-clairement toutes les choses futures : mais il est difficile de deviner au juste si par Jérusalem les prophètes entendent toujours la vie éternelle ; si Babylone signifie Londres ou Paris ; si quand ils parlent d’un grand dîner on doit l’expliquer par un jeûne ; si du vin rouge signifie du sang ; si un manteau rouge signifie la foi, et un manteau blanc la charité. L’intelligence des prophètes est l’effort de l’esprit humain[155].

Il y a encore une grande difficulté à l’égard des prophètes juifs : c’est que plusieurs d’entre eux étaient hérétiques samaritains. Osée était de la tribu d’Issachar, territoire samaritain ; Élie et Élisée eux-mêmes en étaient ; mais il est aisé de répondre à cette objection. On sait assez que l’esprit souffle où il veut, et que la grâce tombe sur le sol le plus aride comme sur le plus fertile.



PROPHÉTIES.

SECTION PREMIÈRE.

Ce mot, dans son acception ordinaire, signifie prédiction de l’avenir. C’est en ce sens que Jésus[156] disait à ses disciples : Il est nécessaire que tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les Psaumes, soit accompli. Alors ajoute l’évangéliste, il leur ouvrit l’esprit, afin qu’ils comprissent les Écritures.

On sentira la nécessité indispensable d’avoir l’esprit ouvert pour comprendre les prophéties, si l’on fait attention que les Juifs, qui en étaient les dépositaires, n’ont jamais pu reconnaître Jésus pour le messie, et qu’il y a dix-huit siècles que nos théologiens disputent avec eux pour fixer le sens de quelques-unes, qu’ils tâchent d’appliquer à Jésus. Telles sont : celle de Jacob[157] : Le sceptre ne sera point ôté de Juda, et le chef de sa cuisse, jusqu’à ce que celui qui doit être envoyé vienne ; — celle de Moïse[158] : Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi, de votre nation et d’entre vos frères ; c’est lui que vous écouterez ; — celle d’Isaïe[159] : Voici qu’une vierge concevra et enfantera un fils qui sera nommé Emmanuel ; — celle de Daniel[160] : Soixante et dix semaines ont été abrégées en faveur de votre peuple, etc. Notre objet n’est point d’entrer ici dans ce détail théologique.

Observons seulement qu’il est dit dans les Actes des apôtres[161] qu’en donnant un successeur à Judas, et dans d’autres occasions, ils se proposaient expressément d’accomplir les prophéties ; mais les apôtres même en citaient quelquefois qui ne se trouvent point dans l’écriture des Juifs ; telle est celle-ci alléguée par saint Matthieu[162] : Jésus vint demeurer dans une ville appelée Nazareth, afin que cette prédiction des prophètes fût accomplie : Il sera appelé Nazaréen.

Saint Jude, dans son Épître, cite aussi une prophétie du livre d’Hénoch, qui est apocryphe ; et l’auteur de l’ouvrage imparfait sur saint Matthieu, parlant de l’étoile vue en Orient par les mages, s’exprime en ces termes : On m’a raconté, dit-il, sur le témoignage de je ne sais quelle écriture, qui n’est pas à la vérité authentique, mais qui réjouit la foi bien loin de la détruire, qu’il y a aux bords de l’Océan oriental une nation qui possédait un livre qui porte le nom de Seth, et dans lequel il est parlé de l’étoile qui devait apparaître aux mages, et des présents que les mages devaient offrir au fils de Dieu. Cette nation, instruite par ce livre, choisit douze personnes des plus religieuses d’entre elles, et les chargea du soin d’observer quand l’étoile apparaîtrait. Lorsque quelqu’un d’eux venait à mourir, on lui substituait un de ses fils ou de ses proches. Ils s’appelaient mages dans leur langue, parce qu’ils servaient Dieu dans le silence et à voix basse.

Ces mages allaient donc tous les ans, après la récolte des blés, sur une montagne qui est dans leur pays, qu’ils nomment le mont de la Victoire, et qui est très-agréable, à cause des fontaines qui l’arrosent et des arbres qui le couvrent. Il y a aussi un antre creusé dans le roc, et c’est là qu’après s’être lavés et purifiés, ils offraient des sacrifices, et priaient Dieu en silence pendant trois jours.

Ils n’avaient point discontinué cette pieuse pratique depuis un grand nombre de générations, lorsqu’enfin l’heureuse étoile vint descendre sur leur montagne. On voyait en elle la figure d’un petit enfant, sur lequel il y avait celle d’une croix. Elle leur parla, et leur dit d’aller en Judée. Ils partirent à l’instant, l’étoile marchant toujours devant eux, et ils furent deux années en chemin.

Cette prophétie du livre de Seth ressemble à celle de Zorodascht ou Zoroastre, excepté que la figure que l’on devait voir dans l’étoile était celle d’une jeune fille vierge ; aussi Zoroastre ne dit pas qu’elle aurait une croix sur elle. Cette prophétie, citée dans l’Évangile de l’enfance[163], est rapportée ainsi par Abulpharage[164] : Zoroastre, le maître des Maguséens, instruisit les Perses de la manifestation future de notre Seigneur Jésus-Christ, et leur commanda de lui offrir des présents lorsqu’il serait né. Il les avertit que dans les derniers temps une vierge concevrait sans l’opération d’aucun homme ; et que lorsqu’elle mettrait au monde son fils, il apparaîtrait une étoile qui luirait en plein jour, au milieu de laquelle ils verraient la figure d’une jeune fille vierge. Ce sera vous, mes enfants, ajouta Zoroastre, qui l’apercevrez avant toutes les nations. Lors donc que vous verrez paraître cette étoile, allez où elle vous conduira. Adorez cet enfant naissant ; offrez-lui vos présents : car c’est le Verbe qui a créé le ciel.

L’accomplissement de cette prophétie est rapporté, dans l’Histoire naturelle de Pline[165] ; mais outre que l’apparition de l’étoile aurait précédé la naissance de Jésus d’environ quarante ans, ce passage semble fort suspect aux savants ; et ce ne serait pas le premier ni le seul qui aurait été interpolé en faveur du christianisme. En voici le précis : « Il parut à Rome, pendant sept jours, une comète si brillante qu’à peine en pouvait-on supporter la vue ; on apercevait au milieu d’elle un dieu sous la forme humaine ; on la prit pour l’âme de Jules-César qui venait de mourir, et on l’adora dans un temple particulier. »

M. Assemani, dans sa Bibliothèque orientale[166], parle aussi d’un livre de Salomon, métropolitain de Bassora, intitulé l’Abeille, dans lequel il y a un chapitre sur cette prédiction de Zoroastre. Hornius, qui ne doutait pas de son authenticité, a prétendu que Zoroastre était Balaam, et cela vraisemblablement parce qu’Origène, dans son premier livre contre Celse, dit[167] que les mages avaient sans doute les prophéties de Balaam, dont on trouve ces paroles dans les Nombres[168] : Une étoile se lèvera de Jacob, et un homme sortira d’Israël. Mais Balaam n’était pas plus Juif que Zoroastre, puisqu’il dit lui-même qu’il était venu d’Aram, des montagnes d’Orient[169].

D’ailleurs saint Paul parle expressément à Tite[170] d’un prophète Cretois ; et saint Clément d’Alexandrie[171] reconnaît que comme Dieu voulant sauver les Juifs leur donna des prophètes, il suscita de même les plus excellents hommes d’entre les Grecs, ceux qui étaient les plus propres à recevoir ses grâces ; il les sépara des hommes du vulgaire, afin d’être les prophètes des Grecs, et de les instruire dans leur propre langue. Platon, dit-il encore[172], n’a-t-il pas prédit en quelque manière l’économie salutaire, lorsque, dans son second livre de la République, il a imité cette parole de l’Écriture[173] : Défaisons-nous du juste, car il nous incommode ; et s’est exprimé en ces termes : Le juste sera battu de verges ; il sera tourmenté ; on lui crèvera les yeux, et, après avoir souffert toutes sortes de maux, il sera enfin crucifié ?

Saint Clément aurait pu ajouter que si l’on ne creva pas les yeux à Jésus, malgré cette prophétie de Platon, on ne lui brisa pas non plus les os, quoiqu’il soit dit dans un psaume[174] : Pendant qu’on brise mes os, mes ennemis, qui me persécutent, m’accablent par leurs reproches. Au contraire, saint Jean[175] dit positivement que les soldats rompirent les jambes aux deux autres qui étaient crucifiés avec lui, mais qu’ils ne rompirent point celles de Jésus, afin que cette parole de l’Écriture fût accomplie[176] : Vous ne briserez aucun de ses os.

Cette Écriture, citée par saint Jean, s’entendait à la lettre de l’agneau pascal que devaient manger les Israélites ; mais Jean-Baptiste ayant appelé[177] Jésus l’agneau de Dieu, non-seulement on lui en fit depuis l’application, mais on prétendit même que sa mort avait été prédite par Confucius. Spizeli cite l’Histoire de la Chine par Martini, dans laquelle il est rapporté que l’an 39 du règne de Kingi, des chasseurs tuèrent hors des portes de la ville un animal rare que les Chinois appellent kilin, c’est-à-dire agneau de Dieu. À cette nouvelle Confucius frappa sa poitrine, jeta de profonds soupirs, et s’écria plus d’une fois : Kilin, qui est-ce qui a dit que vous étiez venu ? Il ajouta : Ma doctrine tend à sa fin, elle ne sera plus d’aucun usage dès que vous paraîtrez.

On trouve encore une autre prophétie du même Confucius dans son second livre, laquelle on applique également à Jésus, quoiqu’il n’y soit pas désigné sous le nom d’agneau de Dieu. La voici : On ne doit pas craindre que lorsque le Saint, l’attendu des nations sera venu, on ne rende pas à sa vertu tout l’honneur qui lui est dû. Ses œuvres seront conformes aux lois du ciel et de la terre.

Ces prophéties contradictoires, prises dans les livres des Juifs, semblent excuser leur obstination, et peuvent rendre raison de l’embarras de nos théologiens dans leur controverse avec eux. De plus, celles que nous venons de rapporter des autres peuples prouvent que l’auteur des Nombres, les apôtres et les Pères, reconnaissent des prophètes chez toutes les nations. C’est ce que prétendent aussi les Arabes[178], qui comptent cent vingt-quatre mille prophètes depuis la création du monde jusqu’à Mahomet, et croient que chacun d’eux a été envoyé à une nation particulière.

Nous parlerons des prophétesses à l’article Sibylle.

SECTION II[179].

Il est encore des prophètes : nous en avions deux à Bicêtre en 1723 ; l’un et l’autre se disaient Élie. On les fouetta, et il n’en fut plus question.

Avant les prophètes des Cévennes, qui tiraient des coups de fusil derrière les haies au nom du Seigneur en 1704, la Hollande eut le fameux Pierre Jurieu, qui publia l’Accomplissement des prophéties. Mais que la Hollande n’en soit pas trop fière. Il était né en France dans une petite ville appelée Mer, de la généralité d’Orléans. Cependant il faut avouer que ce ne fut qu’à Rotterdam que Dieu l’appela à la prophétie.

Ce Jurieu vit clairement, comme bien d’autres, dans l’Apocalypse, que le pape était la bête[180] ; qu’elle tenait poculum aureum plenum abominationum, la coupe d’or pleine d’abominations ; que les quatre premières lettres de ces quatre mots latins formaient le mot papa ; que par conséquent son règne allait finir ; que les Juifs rentreraient dans Jérusalem, qu’ils domineraient sur le monde entier pendant mille ans, après quoi viendrait l’antechrist ; puis Jésus assis sur une nuée jugerait les vivants et les morts.

Jurieu prophétise expressément[181] que le temps de la grande révolution et de la chute entière du papisme « tombera justement sur l’an 1689, que j’estime, dit-il, être le temps de la vendange apocalyptique : car les deux témoins ressusciteront en ce temps-là. Après quoi la France doit rompre avec le pape avant la fin du siècle, ou au commencement de l’autre, et le reste de l’empire antichrétien s’abolira partout. »

Cette particule disjonctive ou, ce signe du doute n’était pas d’un homme adroit. Il ne faut pas qu’un prophète hésite. Il peut être obscur, mais il doit être sûr de son fait.

La révolution du papisme n’étant point arrivée en 1689, comme Pierre Jurieu l’avait prédit, il fit faire au plus vite une nouvelle édition où il assura que c’était pour 1690. Et ce qui est étonnant, c’est que cette édition fut suivie immédiatement d’une autre. Il s’en est fallu beaucoup que le Dictionnaire de Bayle ait eu une pareille vogue ; mais l’ouvrage de Bayle est resté, et Pierre Jurieu n’est pas même demeuré dans la Bibliothèque bleue avec Nostradamus.

On n’avait pas alors pour un seul prophète. Un presbytérien anglais, qui étudiait à Utrecht, combattit tout ce que disait Jurieu sur les sept fioles et les sept trompettes de l’Apocalypse, sur le règne de mille ans, sur la conversion des Juifs, et même sur l’antechrist. Chacun s’appuyait de l’autorité de Cocceïus, de Coterus, de Drabicius, de Comenius, grands prophètes précédents, et de la prophétesse Christine. Les deux champions se bornèrent à écrire ; on espérait qu’ils se donneraient des soufflets, comme Sédékia en appliqua un à Michée, en lui disant : « Devine comment l’esprit divin a passé de ma main sur ta joue. » Mot à mot : « comment l’esprit a-t-il passé de moi à toi[182] ? » Le public n’eut pas cette satisfaction, et c’est bien dommage.

SECTION III[183].

Il n’appartient qu’à l’Église infaillible de fixer le véritable sens des prophéties : car les Juifs ont toujours soutenu avec leur opiniâtreté ordinaire qu’aucune prophétie ne pouvait regarder Jésus-Christ ; et les Pères de l’Église ne pouvaient disputer contre eux avec avantage, puisque, hors saint Éphrem, le grand Origène et saint Jérôme, il n’y eut jamais aucun Père de l’Église qui sût un mot d’hébreu.

Ce ne fut qu’au ixe siècle que Raban le Maure, depuis évêque de Mayence, apprit la langue juive. Son exemple fut suivi de quelques autres, et alors on commença à disputer avec les rabbins sur le sens des prophéties.

Raban fut étonné des blasphèmes qu’ils prononçaient contre notre Sauveur, l’appelant bâtard, impie, fils de Panther, et disant qu’il n’est pas permis de prier Dieu sans le maudire[184] : « Quod nulla oratio posset apud Deum accepta esse nisi in ea Dominum nostrum Jesum Christum maledicant. Confidentes eum esse impium et filium impii, id est, nescio cujus æthnici quem nominant Panthera, a quo dicunt matrem Domini adulteratam. »

Ces horribles profanations se trouvent en plusieurs endroits dans le Talmud, dans les livres du Nizzachon, dans la dispute de Rittangel, dans celles de Jechiel et de Nachmanides, intitulées le Rempart de la Foi, et surtout dans l’abominable ouvrage du Toldos Jeschut.

C’est particulièrement dans le prétendu Rempart de la Foi du rabbin Isaac que l’on interprète toutes les prophéties qui annoncent Jésus-Christ en les appliquant à d’autres personnes.

C’est là qu’on assure que la Trinité n’est figurée dans aucun livre hébreu, et qu’on n’y trouve pas la plus légère trace de notre sainte religion. Au contraire, ils allèguent cent endroits qui, selon eux, disent que la loi mosaïque doit durer éternellement.

Le fameux passage qui doit confondre les juifs et faire triompher la religion chrétienne, de l’aveu de tous nos grands théologiens, est celui d’Isaïe : « Voici : une vierge sera enceinte, elle enfantera un fils, et son nom sera Emmanuel ; il mangera du beurre et du miel jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien... Et avant que l’enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, la terre que tu as en détestation sera abandonnée de ses deux rois... Et l’Éternel sifflera aux mouches des ruisseaux d’Égypte, et aux abeilles qui sont au pays d’Assur... Et en ce jour-là le Seigneur rasera avec un rasoir de louage le roi d’Assur, la tête et le poil des génitoires, et il achèvera aussi la barbe... Et l’Éternel me dit : Prends un grand rouleau et y écris avec une touche en gros caractère, qu’on se dépêche de butiner, prenez vite les dépouilles... Donc je pris avec moi de fidèles témoins, savoir Urie le sacrificateur, et Zacharie, fils de Jeberecia... Et je couchai avec la prophétesse ; elle conçut et enfanta un enfant mâle ; et l’Éternel me dit : Appelle l’enfant Maher-salal-has-bas. Car avant que l’enfant sache crier mon père et ma mère, on enlèvera la puissance de Damas, et le butin de Samarie devant le roi d’Assur. »

Le rabbin Isaac affirme, après tous les autres docteurs de sa loi, que le mot hébreu alma signifie tantôt une vierge, tantôt une femme mariée ; que Ruth est appelée alma lorsqu’elle était mère ; qu’une femme adultère est quelquefois même nommée alma ; qu’il ne s’agit ici que de la femme du prophète Isaïe ; que son fils ne s’appelle point Emmanuel, mais Maher-salal-has-bas ; que quand ce fils mangera du beurre et du miel, les deux rois qui assiégent Jérusalem seront chassés du pays, etc.

Ainsi ces interprètes aveugles de leur propre religion et de leur propre langue combattent contre l’Église, et disent obstinément que cette prophétie ne peut regarder Jésus-Christ en aucune manière.

On a mille fois réfuté leur explication dans nos langues modernes. On a employé la force, les gibets, les roues, les flammes ; cependant ils ne se rendent pas encore.

« Il a porté nos maladies, et il a soutenu nos douleurs, et nous l’avons cru affligé de plaies, frappé de Dieu et affligé. »

Quelque frappante que cette prédiction puisse nous paraître, ces Juifs obstinés disent qu’elle n’a nul rapport avec Jésus-Christ, et qu’elle ne peut regarder que les prophètes qui étaient persécutés pour les péchés du peuple.

« Et voilà que mon serviteur prospérera, sera honoré, et élevé très-haut. »

Ils disent encore que cela ne regarde pas Jésus-Christ, mais David : que ce roi en effet prospéra, mais que Jésus, qu’ils méconnurent, ne prospéra pas.

« Voici que je ferai un nouveau pacte avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda. »

Ils disent que ce passage ne signifie, selon la lettre et selon le sens, autre chose sinon : je renouvellerai mon pacte avec Juda et avec Israël. Cependant leur pacte n’a pas été renouvelé ; on ne peut faire un plus mauvais marché que celui qu’ils ont fait. N’importe, ils sont obstinés.

« Et toi, Bethléem d’Éphrata, qui es petite dans les milliers de Juda, il sortira pour loi un dominateur en Israël, et sa sortie est depuis le commencement jusqu’au jour d’à jamais. »

Ils osent nier encore que cette prophétie soit pour Jésus-Christ. Ils disent qu’il est évident que Michée parle de quelque capitaine natif de Bethléem, qui remportera quelque avantage à la guerre contre les Babyloniens : car il parle le moment d’après de l’histoire de Babylone et des sept capitaines qui élurent Darius. Et si on démontre qu’il s’agit du Messie, ils n’en veulent pas convenir.

Ces Juifs se trompent grossièrement sur Juda, qui devait être comme un lion, et qui n’a été que comme un âne sous les Perses, sous Alexandre, sous les Séleucides, sous les Ptolémées, sous les Romains, sous les Arabes, et sous les Turcs.

Ils ne savent ce qu’ils entendent par le Shilo, et par la verge, et par la cuisse de Juda. La verge n’a été dans Juda qu’un temps très-court ; ils disent des pauvretés ; mais l’abbé Houteville n’en dit-il pas beaucoup davantage avec ses phrases, son néologisme et son éloquence de rhéteur, qui met toujours des mots à la place des choses, et qui se propose des objections très-difficiles pour n’y répondre que par du verbiage ?

Tout cela est donc peine perdue ; et quand l’abbé François[185] ferait encore un livre plus gros, quand il le joindrait aux cinq ou six mille volumes que nous avons sur cette matière, nous en serions plus fatigués sans avoir avancé d’un seul pas.

On se trouve donc plongé dans un chaos qu’il est impossible à la faiblesse de l’esprit humain de débrouiller jamais. On a besoin, encore une fois, d’une Église infaillible qui juge sans appel. Car enfin, si un Chinois, un Tartare, un Africain, réduit au malheur de n’avoir que du bon sens, lisait toutes ces prophéties, il lui serait impossible d’en faire l’application, ni à Jésus-Christ, ni aux Juifs, ni à personne. Il serait dans l’étonnement, dans l’incertitude, ne concevrait rien, n’aurait pas une seule idée distincte. Il ne pourrait pas faire un pas dans cet abîme ; il lui faut un guide. Prenons donc l’Église pour notre guide, c’est le moyen de cheminer. On arrive avec ce guide, non-seulement au sanctuaire de la vérité, mais à de bons canonicats, à de grosses commanderies, à de très-opulentes abbayes crossées et mitrées, dont l’abbé est appelé monseigneur par ses moines et par ses paysans, à des évêchés qui vous donnent le titre de prince ; on jouit de la terre, et on est sûr de posséder le ciel en propre.



PROPRIÉTÉ[186].

Liberty and property, c’est le cri anglais. Il vaut mieux que Saint George et mon droit, Saint Denys et Mont-joie : c’est le cri de la nature.

De la Suisse à la Chine les paysans possèdent des terres en propre. Le droit seul de conquête a pu, dans quelques pays, dépouiller les hommes d’un droit si naturel.

L’avantage général d’une nation est celui du souverain, du magistrat et du peuple, pendant la paix et pendant la guerre. Cette possession des terres accordées aux paysans est-elle également utile au trône et aux sujets dans tous les temps ? Pour qu’elle le soit au trône, il faut qu’elle puisse produire un revenu plus considérable et plus de soldats.

Il faut donc voir si le commerce et la population augmenteront. Il est certain que le possesseur d’un terrain cultivera beaucoup mieux son héritage que celui d’autrui. L’esprit de propriété double la force de l’homme. On travaille pour soi et pour sa famille avec plus de vigueur et de plaisir que pour un maître. L’esclave qui est dans la puissance d’un autre a peu d’inclination pour le mariage. Il craint souvent même de faire des esclaves comme lui. Son industrie est étouffée, son âme abrutie ; et ses forces ne s’exercent jamais dans toute leur élasticité. Le possesseur, au contraire, désire une femme qui partage son bonheur, et des enfants qui l’aident dans son travail. Son épouse et ses fils font ses richesses. Le terrain de ce cultivateur peut devenir dix fois plus fertile qu’auparavant sous les mains d’une famille laborieuse. Le commerce général sera augmenté ; le trésor du prince en profitera ; la campagne fournira plus de soldats. C’est donc évidemment l’avantage du prince. La Pologne serait trois fois plus peuplée et plus riche si le paysan n’était pas esclave.

Ce n’en est pas moins l’avantage des seigneurs. Qu’un seigneur possède dix mille arpents de terre cultivés par des serfs, dix mille arpents ne lui procureront qu’un revenu très-faible, souvent absorbé par les réparations, et réduit à rien par l’intempérie des saisons. Que sera-ce si la terre est d’une plus vaste étendue, et si le terrain est ingrat ? Il ne sera que le maître d’une vaste solitude. Il ne sera réellement riche qu’autant que ses vassaux le seront. Son bonheur dépend du leur. Si ce bonheur s’étend jusqu’à rendre sa terre trop peuplée, si le terrain manque à tant de mains laborieuses (au lieu qu’auparavant les mains manquaient au terrain), alors l’excédant des cultivateurs nécessaires se répand dans les villes, dans les ports de mer, dans les ateliers des artistes, dans les armées. La population aura produit ce grand bien ; et la possession des terres accordées aux cultivateurs, sous la redevance qui enrichit les seigneurs, aura produit cette population.

Il y a une autre espèce de propriété non moins utile : c’est celle qui est affranchie de toute redevance, et qui ne paye que les tributs généraux imposés par le souverain, pour le bien et le maintien de l’État. C’est cette propriété qui a contribué surtout à la richesse de l’Angleterre, de la France, et des villes libres d’Allemagne. Les souverains qui affranchirent les terrains dont étaient composés leurs domaines en recueillirent d’abord un grand avantage, puisqu’on acheta chèrement ces franchises ; et ils en retirent aujourd’hui un bien plus grand, surtout en Angleterre et en France, par les progrès de l’industrie et du commerce.

L’Angleterre donna un grand exemple au xvie siècle, lorsqu’on affranchit les terres dépendantes de l’Église et des moines. C’était une chose bien odieuse, bien préjudiciable à un État, de voir des hommes voués par leur institut à l’humilité et à la pauvreté, devenus les maîtres des plus belles terres du royaume, traiter les hommes, leurs frères, comme des animaux de service, faits pour porter leurs fardeaux. La grandeur de ce petit nombre de prêtres avilissait la nature humaine. Leurs richesses particulières appauvrissaient le reste du royaume. L’abus a été détruit, et l’Angleterre est devenue riche.

Dans tout le reste de l’Europe, le commerce n’a fleuri, les arts n’ont été en honneur, les villes ne se sont accrues et embellies, que quand les serfs de la couronne et de l’Église ont eu des terres en propriété. Et ce qu’on doit soigneusement remarquer, c’est que si l’Église y a perdu des droits qui ne lui appartenaient pas, la couronne y a gagné l’extension de ses droits légitimes : car l’Église, dont la première institution est d’imiter son législateur humble et pauvre, n’est point faite originairement pour s’engraisser du fruit des travaux des hommes ; et le souverain, qui représente l’État, doit économiser le fruit de ces mêmes travaux pour le bien de l’État même et pour la splendeur du trône. Partout où le peuple travaille pour l’Église, l’État est pauvre ; partout où le peuple travaille pour lui et pour le souverain, l’État est riche.

C’est alors que le commerce étend partout ses branches. La marine marchande devient l’école de la marine militaire. De grandes compagnies de commerce se forment. Le souverain trouve, dans les temps difficiles, des ressources auparavant inconnues. Ainsi dans les États autrichiens, en Angleterre, en France, vous voyez le prince emprunter facilement de ses sujets cent fois plus qu’il n’en pouvait arracher par la force, quand les peuples croupissaient dans la servitude.

Tous les paysans ne seront pas riches ; et il ne faut pas qu’ils le soient. On a besoin d’hommes qui n’aient que leurs bras et de la bonne volonté. Mais ces hommes mêmes, qui semblent le rebut de la fortune, participeront au bonheur des autres. Ils seront libres de vendre leur travail à qui voudra le mieux payer. Cette liberté leur tiendra lieu de propriété. L’espérance certaine d’un juste salaire les soutiendra. Ils élèveront avec gaieté leurs familles dans leurs métiers laborieux et utiles. C’est surtout cette classe d’hommes si méprisables aux yeux des puissants qui fait la pépinière des soldats. Ainsi, depuis le sceptre jusqu’à la faux et à la houlette, tout s’anime, tout prospère, tout prend une nouvelle force par ce seul ressort.

Après avoir vu s’il est avantageux à un État que les cultivateurs soient propriétaires, il reste à voir jusqu’où cette concession peut s’étendre. Il est arrivé dans plus d’un royaume que le serf affranchi, étant devenu riche par son industrie, s’est mis à la place de ses anciens maîtres appauvris par leur luxe. Il a acheté leurs terres, il a pris leurs noms. L’ancienne noblesse a été avilie, et la nouvelle n’a été qu’enviée et méprisée. Tout a été confondu. Les peuples qui ont souffert ces usurpations ont été le jouet des nations qui se sont préservées de ce fléau.

Les erreurs d’un gouvernement peuvent être une leçon pour les autres. Ils profitent du bien qu’il a fait ; ils évitent le mal où il est tombé.

Il est si aisé d’opposer le frein des lois à la cupidité et à l’orgueil des nouveaux parvenus, de fixer l’étendue des terrains roturiers qu’ils peuvent acheter, de leur interdire l’acquisition des grandes terres seigneuriales[187], que jamais un gouvernement ferme et sage ne pourra se repentir d’avoir affranchi la servitude et d’avoir enrichi l’indigence. Un bien ne produit jamais un mal que lorsque ce bien est poussé à un excès vicieux, et alors il cesse d’être bien. Les exemples des autres nations avertissent ; et c’est ce qui fait que les peuples qui sont policés les derniers surpassent souvent les maîtres dont ils ont pris les leçons.



PROVIDENCE[188].

J’étais à la grille lorsque sœur Fessue disait à sœur Confite : « La Providence prend un soin visible de moi ; vous savez comme j’aime mon moineau : il était mort, si je n’avais pas dit neuf Ave Maria pour obtenir sa guérison. Dieu a rendu mon moineau à la vie ; remercions la sainte Vierge. »

Un métaphysicien lui dit : « Ma sœur, il n’y a rien de si bon que des Ave Maria, surtout quand une fille les récite en latin dans un faubourg de Paris ; mais je ne crois pas que Dieu s’occupe beaucoup de votre moineau, tout joli qu’il est ; songez, je vous prie, qu’il a d’autres affaires. Il faut qu’il dirige continuellement le cours de seize planètes et de l’anneau de Saturne, au centre desquels il a placé le soleil, qui est aussi gros qu’un million de nos terres. Il a des milliards de milliards d’autres soleils, de planètes et de comètes à gouverner. Ses lois immuables et son concours éternel font mouvoir la nature entière : tout est lié à son trône par une chaîne infinie dont aucun anneau ne peut jamais être hors de sa place. Si des Ave Maria avaient fait vivre le moineau de sœur Fessue un instant de plus qu’il ne devait vivre, ces Ave Maria auraient violé toutes les lois posées de toute éternité par le grand Être ; vous auriez dérangé l’univers ; il vous aurait fallu un nouveau monde, un nouveau Dieu, un nouvel ordre de choses.

sœur fessue.

Quoi ! vous croyez que Dieu fasse si peu de cas de sœur Fessue ?

le métaphysicien.

Je suis fâché de vous dire que vous n’êtes, comme moi, qu’un petit chaînon imperceptible de la chaîne infinie ; que vos organes, ceux de votre moineau, et les miens, sont destinés à subsister un nombre déterminé de minutes dans ce faubourg de Paris.

sœur fessue.

S’il est ainsi, j’étais prédestinée à dire un nombre déterminé d’Ave Maria.

le métaphysicien.

Oui ; mais ils n’ont pas forcé Dieu à prolonger la vie de votre moineau au delà de son terme. La constitution du monde portait que dans ce couvent, à une certaine heure, vous prononceriez comme un perroquet certaines paroles dans une certaine langue que vous n’entendez point; que cet oiseau, né comme vous par l’action irrésistible des lois générales, ayant été malade, se porterait mieux ; que vous vous imagineriez l’avoir guéri avec des paroles, et que nous aurions ensemble cette conversation.

sœur fessue.

Monsieur, ce discours sent l’hérésie. Mon confesseur, le révérend P. de Menou, en inférera que vous ne croyez pas à la Providence.

le métaphysicien.

Je crois la Providence générale, ma chère sœur, celle dont est émanée de toute éternité la loi qui règle toute chose, comme la lumière jaillit du soleil ; mais je ne crois point qu’une Providence particulière change l’économie du monde pour votre moineau ou pour votre chat.

sœur fessue.

Mais pourtant, si mon confesseur vous dit, comme il me l’a dit à moi, que Dieu change tous les jours ses volontés en faveur des âmes dévotes ?

le métaphysicien.
Il me dira la plus plate bêtise qu’un confesseur de filles puisse dire à un homme qui pense.
sœur fessue.

Mon confesseur une bête ! sainte Vierge Marie !

le métaphysicien.

Je ne dis pas cela ; je dis qu’il ne pourrait justifier que par une bêtise énorme les faux principes qu’il vous a insinués, peut-être fort adroitement, pour vous gouverner.

sœur fessue.

Ouais ! j’y penserai ; cela mérite réflexion. »



PUISSANCE, TOUTE-PUISSANCE[189].

Je suppose que celui qui lira cet article est convaincu que ce monde est formé avec intelligence, et qu’un peu d’astronomie et d’anatomie suffisent pour faire admirer cette intelligence universelle et suprême.

Encore une fois, Mens agitat molem. (Virg., Æn., VI.)

Peut-il savoir par lui-même si cette intelligence est toute-puissante, c’est-à-dire infiniment puissante ? A-t-il la moindre notion de l’infini, pour comprendre ce que c’est qu’une puissance infinie ?

Le célèbre historien philosophe David Hume dit[190] : « Un poids de dix onces est enlevé dans la balance par un autre poids ; donc cet autre poids est de plus de dix onces ; mais on ne peut apporter de raison pourquoi il doit être de cent. »

On peut dire de même : Tu reconnais une intelligence suprême assez forte pour te former, pour te conserver un temps limité, pour te récompenser, pour te punir. En sais-tu assez pour te démontrer qu’elle peut davantage ?

Comment peux-tu te prouver par ta raison que cet être peut plus qu’il n’a fait ? La vie de tous les animaux est courte. Pouvait-il la faire plus longue ?

Tous les animaux sont la pâture les uns des autres sans exception : tout naît pour être dévoré. Pouvait-il former sans détruire ?

Tu ignores quelle est sa nature. Tu ne peux donc savoir si sa nature ne l’a pas forcé de ne faire que les choses qu’il a faites.

Ce globe n’est qu’un vaste champ de destruction et de carnage. Ou le grand Être a pu en faire une demeure éternelle de délices pour tous les êtres sensibles, ou il ne l’a pas pu. S’il l’a pu et s’il ne l’a pas fait, crains de le regarder comme malfaisant ; mais s’il ne l’a pas pu, ne crains point de le regarder comme une puissance très-grande, circonscrite par sa nature dans ses limites.

Qu’elle soit infinie ou non, cela ne t’importe. Il est indifférent à un sujet que son maître possède cinq cents lieues de terrain ou cinq mille ; il n’en est ni plus ni moins sujet.

Lequel serait le plus injurieux à cet Être ineffable de dire : Il a fait des malheureux sans pouvoir s’en dispenser ; ou : Il les a faits pour son plaisir ?

Plusieurs sectes le représentent comme cruel ; d’autres, de peur d’admettre un Dieu méchant, ont l’audace de nier son existence. Ne vaut-il pas mieux dire que probablement la nécessité de sa nature et celle des choses ont tout déterminé ?

Le monde est le théâtre du mal moral et du mal physique : on ne le sent que trop ; et le Tout est bien de Shaftesbury, de Bolingbroke et de Pope n’est qu’un paradoxe de bel esprit, une mauvaise plaisanterie.

Les deux principes de Zoroastre et de Manès, tant ressassés par Bayle, sont une plaisanterie plus mauvaise encore. Ce sont, comme on l’a déjà observé, les deux médecins de Molière[191] dont l’un dit à l’autre : Passez-moi l’émétique, et je vous passerai la saignée. Le manichéisme est absurde ; et voilà pourquoi il a eu un si grand parti.

J’avoue que je n’ai point été éclairé par tout ce que dit Bayle sur les manichéens et sur les pauliciens. C’est de la controverse ; j’aurais voulu de la pure philosophie. Pourquoi parler de nos mystères à Zoroastre ? Dès que vous osez traiter nos mystères, qui ne veulent que de la foi et non du raisonnement, vous vous ouvrez des précipices.

Le fatras de notre théologie scolastique n’a rien à faire avec le fatras des rêveries de Zoroastre.

Pourquoi discuter avec Zoroastre le péché originel ? Il n’en a jamais été question que du temps de saint Augustin. Zoroastre, ni aucun législateur de l’antiquité, n’en avait entendu parler.

Si vous disputez avec Zoroastre, mettez sous la clef l’Ancien et le Nouveau Testament, qu’il ne connaissait pas, et qu’il faut révérer sans vouloir les expliquer.

Qu’aurais-je donc dit à Zoroastre ? Ma raison ne peut admettre deux dieux qui se combattent : cela n’est bon que dans un poëme où Minerve se querelle avec Mars. Ma faible raison est bien plus contente d’un seul grand Être, dont l’essence était de faire et qui a fait tout ce que sa nature lui a permis, qu’elle n’est satisfaite de deux grands Êtres, dont l’un gâte tous les ouvrages de l’autre. Votre mauvais principe Arimane n’a pu déranger une seule des lois astronomiques et physiques du bon principe Oromase : tout marche avec la plus grande régularité dans les cieux. Pourquoi le méchant Arimane n’aurait-il eu de puissance que sur ce petit globe de la terre ?

Si j’avais été Arimane, j’aurais attaqué Oromase dans ses belles et grandes provinces de tant de soleils et d’étoiles. Je ne me serais pas borné à lui faire la guerre dans un petit village.

Il y a beaucoup de mal dans ce village ; mais d’où savons-nous que ce mal n’était pas inévitable ?

Vous êtes forcé d’admettre une intelligence répandue dans l’univers, mais :

1° Savez-vous, par exemple, si cette puissance s’étend jusqu’à prévoir l’avenir ? Vous l’avez assuré mille fois ; mais vous n’avez jamais pu ni le prouver, ni le comprendre. Vous ne pouvez savoir comment un être quelconque voit ce qui n’est pas. Or l’avenir n’est pas ; donc nul être ne peut le voir. Vous vous réduisez à dire qu’il prévoit ; mais prévoir c’est conjecturer[192].

Or un Dieu qui, selon vous, conjecture peut se tromper. Il s’est réellement trompé dans votre système : car s’il avait prévu que son ennemi empoisonnerait ici-bas toutes ses œuvres, il ne les aurait pas produites ; il ne se serait pas préparé lui-même la honte d’être continuellement vaincu.

2° Ne lui fais-je pas bien plus d’honneur en disant qu’il a fait tout par la nécessité de sa nature, que vous ne lui en faites en lui suscitant un ennemi qui défigure, qui souille, qui détruit ici-bas toutes ses œuvres ?

3° Ce n’est point avoir de Dieu une idée indigne que de dire qu’ayant formé des milliards de mondes où la mort et le mal n’habitent point, il a fallu que le mal et la mort habitassent dans celui-ci.

4° Ce n’est point rabaisser Dieu que de dire qu’il ne pouvait former l’homme sans lui donner de l’amour-propre ; que cet amour-propre ne pouvait le conduire sans l’égarer presque toujours ; que ses passions sont nécessaires, mais qu’elles sont funestes ; que la propagation ne peut s’exécuter sans désirs ; que ces désirs ne peuvent animer l’homme sans querelles ; que ces querelles amènent nécessairement des guerres, etc.

5° En voyant une partie des combinaisons du règne végétal, animal et minéral, et ce globe percé partout comme un crible, d’où tant d’exhalaisons s’échappent en foule, quel sera le philosophe assez hardi ou le scolastique assez imbécile pour voir clairement que la nature pouvait arrêter les effets des volcans, les intempéries de l’atmosphère, la violence des vents, les pestes, et tous les fléaux destructeurs ?

6° Il faut être bien puissant, bien fort, bien industrieux, pour avoir formé des lions qui dévorent des taureaux, et produit des hommes qui inventent des armes pour tuer d’un seul coup, non-seulement les taureaux et les lions, mais encore pour se tuer les uns les autres. Il faut être très-puissant pour avoir fait naître des araignées qui tendent des filets pour prendre des mouches ; mais ce n’est pas être tout-puissant, infiniment puissant.

7° Si le grand Être avait été infiniment puissant, il n’y a nulle raison pour laquelle il n’aurait pas fait les animaux sensibles infiniment heureux ; il ne l’a pas fait, donc il ne l’a pas pu.

8° Toutes les sectes des philosophes ont échoué contre l’écueil du mal physique et moral. Il ne reste que d’avouer que Dieu, ayant agi pour le mieux, n’a pu agir mieux.

9° Cette nécessité tranche toutes les difficultés et finit toutes les disputes. Nous n’avons pas le front de dire : Tout est bien ; nous disons : Tout est le moins mal qu’il se pouvait.

10° Pourquoi un enfant meurt-il souvent dans le sein de sa mère ? Pourquoi un autre, ayant eu le malheur de naître, est-il réservé à des tourments aussi longs que sa vie, terminés par une mort affreuse ?

Pourquoi la source de la vie a-t-elle été empoisonnée dans toute la terre depuis la découverte de l’Amérique ? Pourquoi depuis le VIIe siècle de notre ère vulgaire, la petite-vérole emporte-t-elle la huitième partie du genre humain ? Pourquoi de tout temps les vessies ont-elles été sujettes à être des carrières de pierres ? Pourquoi la peste, la guerre, la famine et l’Inquisition ? Tournez-vous de tous les sens, vous ne trouverez d’autre solution sinon que tout a été nécessaire.

Je parle ici aux seuls philosophes, et non pas aux théologiens. Nous savons bien que la foi est le fil du labyrinthe. Nous savons que la chute d’Adam et d’Ève, le péché originel, la puissance immense donnée aux diables, la prédilection accordée par le grand Être au peuple juif, et le baptême substitué à l’amputation du prépuce, sont les réponses qui éclaircissent tout. Nous n’avons argumenté que contre Zoroastre, et non contre l’Université de Conimbre on Coïmbre, à laquelle nous nous soumettons dans tous nos articles. (Voyez les Lettres de Memmius à Cicéron[193], et répondez-y, si vous pouvez.)



PUISSANCE.
les deux puissances.
SECTION PREMIÈRE[194].

Quiconque tient le sceptre et l’encensoir a les deux mains fort occupées. On peut le regarder comme un homme fort habile, s’il commande à des peuples qui ont le sens commun ; mais s’il n’a affaire qu’à des imbéciles, à des espèces de sauvages, on peut le comparer au cocher de Bernier, que son maître rencontra un jour dans un carrefour de Delhi, haranguant la populace et lui vendant de l’orviétan. « Quoi ! Lapierre, lui dit Bernier, tu es devenu médecin ? — Oui, monsieur, lui répondit le cocher ; tel peuple, tel charlatan. »

Le daïri des Japonais, le dalaï-lama du Thibet, auraient pu en dire autant. Numa Pompilius même, avec son Égérie, aurait fait la même réponse à Bernier. Melchisédech était probablement dans le cas, aussi bien que cet Anius dont parle Virgile au troisième chant de l’Énéide :

Rex Anius, rex idem hominum Phœbique sacerdos,
Vittis et sacra redimitus tempora lauro.

(V. 80, 81.)

Je ne sais quel translateur du xvie siècle a translaté ainsi ces vers de Virgile :

Anius, qui fut roi tout ainsi qu’il fut prêtre,
Mange à deux râteliers, et doublement est maître.

Ce charlatan Anius n’était roi que de l’île de Délos, très-chétif royaume, qui, après celui de Melchisédech et d’Yvetot, était un des moins considérables de la terre ; mais le culte d’Apollon lui avait donné une grande réputation : il suffit d’un saint pour mettre tout un pays en crédit.

Trois électeurs allemands sont plus puissants qu’Anius, et ont comme lui le droit de mitre et de couronne, quoique subordonnés, du moins en apparence, à l’empereur romain, qui n’est que l’empereur d’Allemagne. Mais de tous les pays où la plénitude du sacerdoce et la plénitude de la royauté constituent la puissance la plus pleine qu’on puisse imaginer, c’est Rome moderne.

Le pape est regardé, dans la partie de l’Europe catholique, comme le premier des rois et le premier des prêtres. Il en fut de même dans la Rome qu’on appelle païenne : Jules César était à la fois grand-pontife, dictateur, guerrier, vainqueur, très-éloquent, très-galant, en tout le premier des hommes, et à qui nul moderne n’a pu être comparé, excepté dans une épître dédicatoire.

Le roi d’Angleterre possède à peu près les mêmes dignités que le pape en qualité de chef de l’Église.

L’impératrice de Russie est aussi maîtresse absolue de son clergé dans l’empire le plus vaste qui soit sur la terre. L’idée qu’il peut exister deux puissances opposées l’une à l’autre dans un même État y est regardée par le clergé même comme une chimère aussi absurde que pernicieuse.

Je dois rapporter à ce propos une lettre[195] que l’impératrice de Russie, Catherine II, daigna m’écrire au mont Krapack, le 22 auguste 1765, et dont elle m’a permis de faire usage dans l’occasion :

« Des capucins qu’on tolère à Moscou (car la tolérance est générale dans cet empire) il n’y a que les jésuites qui n’y sont pas soufferts[196] ; s’étant opiniâtrés cet hiver à ne pas vouloir enterrer un Français qui était mort subitement, sous prétexte qu’il n’avait pas reçu les sacrements, Abraham Chaumeix fit un factum contre eux pour leur prouver qu’ils devaient enterrer un mort. Mais ce factum, ni deux réquisitions du gouverneur, ne purent porter ces Pères à obéir. À la fin, on leur fit dire de choisir, ou de passer la frontière, ou d’enterrer ce Français. Ils partirent, et j’envoyai d’ici des augustins plus dociles, qui, voyant qu’il n’y avait pas à badiner, firent tout ce qu’on voulut. Voilà donc Abraham Chaumeix en Russie qui devient raisonnable ; il s’oppose à la persécution. S’il prenait de l’esprit, il ferait croire les miracles aux plus incrédules ; mais tous les miracles du monde n’effaceront pas sa honte d’avoir été le délateur de l’Encyclopédie...

«[197]Les sujets de l’Église souffrant des vexations souvent tyranniques, auxquelles les fréquents changements de maîtres contribuaient beaucoup, se révoltèrent vers la fin du règne de l’impératrice Élisabeth ; et ils étaient, à mon avénement, plus de cent mille en armes. C’est ce qui fit qu’en 1762 j’exécutai le projet de changer entièrement l’administration des biens du clergé, et de fixer ses revenus. Arsène, évêque de Rostou, s’y opposa, poussé par quelques-uns de ses confrères, qui ne trouvèrent pas à propos de se nommer, il envoya deux mémoires où il voulait établir le principe absurde des deux puissances. Il avait déjà fait cette tentative du temps de l’impératrice Élisabeth : on s’était contenté de lui imposer silence ; mais son insolence et sa folie redoublant, il fut jugé par le métropolitain de Novogorod et par le synode entier, condamné comme fanatique, coupable d’une entreprise contraire à la foi orthodoxe autant qu’au pouvoir souverain, déchu de sa dignité et de la prêtrise, et livré au bras séculier. Je lui fis grâce, et je me contentai de le réduire à la condition de moine. »

Telles sont ses propres paroles ; il en résulte qu’elle sait soutenir l’Église et la contenir ; qu’elle respecte l’humanité autant que la religion ; qu’elle protége le laboureur autant que le prêtre ; que tous les ordres de l’État doivent la bénir.

J’aurai encore l’indiscrétion de transcrire ici un passage d’une de ses lettres (28 novembre 1765) :

« La tolérance est établie chez nous ; elle fait loi de l’État ; il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fanatiques qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes ; mais si ceux des autres pays en faisaient autant, il n’y aurait pas grand mal : le monde en serait plus tranquille, et Calas n’aurait pas été roué. »

Ne croyez pas qu’elle écrive ainsi par un enthousiasme passager et vain, qu’on désavoue ensuite dans la pratique, ni même par le désir louable d’obtenir dans l’Europe les suffrages des hommes qui pensent et qui enseignent à penser. Elle pose ces principes pour base de son gouvernement. Elle a écrit de sa main dans le conseil de législation ces paroles, qu’il faut graver aux portes de toutes les villes :

« Dans un grand empire, qui étend sa domination sur autant de peuples divers qu’il y a de différentes croyances parmi les hommes, la faute la plus nuisible serait l’intolérance. »

Remarquez qu’elle n’hésite pas de mettre l’intolérance au rang des fautes, j’ai presque dit des délits. Ainsi une impératrice despotique détruit dans le fond du Nord la persécution et l’esclavage, tandis que dans le Midi....

[198]Jugez après cela, monsieur, s’il se trouvera un honnête homme dans l’Europe qui ne sera pas prêt de signer le panégyrique que vous méditez. Non-seulement cette princesse est tolérante, mais elle veut que ses voisins le soient. Voilà la première fois qu’on a déployé le pouvoir suprême pour établir la liberté de conscience. C’est la plus grande époque que je connaisse dans l’histoire moderne.

C’est à peu près ainsi que les anciens Persans défendirent aux Carthaginois d’immoler des hommes.

Plût à Dieu qu’au lieu des barbares qui fondirent autrefois des plaines de la Scythie et des montagnes de l’Immaüs et du Caucase vers les Alpes et les Pyrénées pour tout ravager, on vît descendre aujourd’hui des armées pour renverser le tribunal de l’Inquisition, tribunal plus horrible que les sacrifices de sang humain tant reprochés à nos pères !

Enfin, ce génie supérieur veut faire entendre à ses voisins ce que l’on commence à comprendre en Europe, que des opinions métaphysiques inintelligibles, qui sont les filles de l’absurdité, sont les mères de la discorde ; et que l’Église, au lieu de dire : Je viens apporter le glaive et non la paix, doit dire hautement : J’apporte la paix et non le glaive. Aussi l’impératrice ne veut-elle tirer l’épée que contre ceux qui veulent opprimer les dissidents.


SECTION II[199].

conversation du révérend p. bouvet, missionnaire de la compagnie de jésus, avec l’empereur kang-hi, en présence de frère attiret, jésuite, tirée des mémoires secrets de la mission, en 1772.


père bouvet.

Oui, Sacrée Majesté, dès que vous aurez eu le bonheur de vous faire baptiser par moi, comme je l’espère, vous serez soulagé de la moitié du fardeau immense qui vous accable. Je vous ai parlé de la fable d’Atlas qui portait le ciel sur ses épaules. Hercule le soulagea et porta le ciel. Vous êtes l’Atlas, et Hercule est le pape. Il y aura deux puissances dans votre empire. Notre bon Clément XI sera la première. Ainsi vous goûterez le plus grand des biens, celui d’être oisif pendant votre vie, et d’être sauvé après votre mort.

l’empereur.

Vraiment je suis très-obligé à ce cher pape, qui daigne prendre cette peine ; mais comment pourra-t-il gouverner mon empire à six mille lieues de chez lui ?

père bouvet.

Rien n’est plus aisé, Sacrée Majesté impériale. Nous sommes ses vicaires apostoliques ; il est vicaire de Dieu : ainsi vous serez gouverné par Dieu même.

l’empereur.

Quel plaisir ! je ne me sens pas d’aise. Votre vice-Dieu partagera donc avec moi les revenus de l’empire ? Car toute peine vaut salaire.

père bouvet.

Notre vice-Dieu est si bon qu’il ne prendra d’ordinaire que le quart tout au plus, excepté dans les cas de désobéissance. Notre casuel ne montera qu’à deux millions sept cent cinquante mille onces d’argent pur. C’est un bien mince objet en comparaison des biens célestes.

l’empereur.

Oui, c’est marché donné. Votre Rome en tire autant apparemment du Grand Mogol mon voisin, de l’empire du Japon mon autre voisin, de l’impératrice de Russie mon autre bonne voisine, de l’empire de Perse, de celui de Turquie ?

père bouvet.

Pas encore ; mais cela viendra, grâce à Dieu et à nous.

l’empereur.

Et combien vous en revient-il à vous autres ?

père bouvet.
Nous n’avons point de gages fixes ; mais nous sommes comme la principale actrice d’une comédie[200] d’un comte de Caylus mon compatriote : tout ce que je... c’est pour moi.
l’empereur.

Mais, dites-moi si vos princes chrétiens d’Europe payent à votre Italien à proportion de ma taxe.

père bouvet.

Non ; la moitié de cette Europe s’est séparée de lui, et ne le paye point : l’autre moitié paye le moins qu’elle peut.

l’empereur.

Vous me disiez ces jours passés qu’il était maître d’un assez joli pays.

père bouvet.

Oui ; mais ce domaine lui produit peu : il est en friche.

l’empereur.

Le pauvre homme ! il ne sait pas faire cultiver sa terre, et il prétend gouverner les miennes !

père bouvet.

Autrefois, dans un de nos conciles, c’est-à-dire dans un de nos sénats de prêtres, qui se tenait dans une ville nommée Constance, notre saint-père fit proposer une taxe nouvelle pour soutenir sa dignité. L’assemblée répondit qu’il n’avait qu’à faire labourer son domaine ; mais il s’en donna bien de garde : il aima mieux vivre du produit de ceux qui labourent dans d’autres royaumes. Il lui parut que cette manière de vivre avait plus de grandeur.

l’empereur.

Oh bien ! allez lui dire que non-seulement je fais labourer chez moi, mais que je laboure moi-même ; et je doute fort que ce soit pour lui.

père bouvet.

Ah ! sainte Vierge Marie ! je suis pris pour dupe.

l’empereur.

Partez vite, j’ai été trop indulgent.

frère attiret, à père Bouvet.

Je vous avais bien dit que l’empereur, tout bon qu’il est, avait plus d’esprit que vous et moi.



PURGATOIRE[201].

Il est assez singulier que les Églises protestantes se soient réunies à crier que le purgatoire fut inventé par les moines. Il est bien vrai qu’ils inventèrent l’art d’attraper de l’argent des vivants en priant Dieu pour les morts ; mais le purgatoire était avant tous les moines.

Ce qui peut avoir induit les doctes en erreur, c’est que ce fut le pape Jean XVI qui institua, dit-on, la fête des morts vers le milieu du xe siècle. De cela seul je conclus qu’on priait pour eux auparavant : car si on se mit à prier pour tous, il est à croire qu’on pliait déjà pour quelques-uns d’entre eux, de même qu’on n’inventa la fête de tous les saints que parce qu’on avait longtemps auparavant fêté plusieurs bienheureux. La différence entre la Toussaint et la fête des morts, c’est qu’à la première nous invoquons, et à la seconde nous sommes invoqués ; à la première nous nous recommandons à tous les heureux, et à la seconde les malheureux se recommandent à nous.

Les gens les plus ignorants savent comment cette fête fut instituée d’abord à Cluny, qui était alors terre de l’empire allemand. Faut-il redire que « saint Odilon, abbé de Cluny, était coutumier de délivrer beaucoup d’âmes du purgatoire par ses messes et par ses prières, et qu’un jour un chevalier ou un moine, revenant de la Terre-Sainte, fut jeté par la tempête dans une petite île où il rencontra un ermite, lequel lui dit qu’il y avait là auprès de grandes flammes et furieux incendies, où les trépassés étaient tourmentés, et qu’il entendait souvent les diables se plaindre de l’abbé Odilon et de ses moines, qui délivraient tous les jours quelque âme ; qu’il fallait prier Odilon de continuer, afin d’accroître la joie des bienheureux au ciel, et la douleur des diables en enfer » ?

C’est ainsi que frère Girard, jésuite, raconte la chose dans sa Fleur des saints[202], d’après le frère Ribadeneira. Fleury diffère un peu de cette légende ; mais il en a conservé l’essentiel.

Cette révélation engagea saint Odilon à instituer dans Cluny la fête des trépassés, qui ensuite fut adoptée par l’Église.

C’est depuis ce temps que le purgatoire valut tant d’argent à ceux qui avaient le pouvoir d’en ouvrir les portes. C’est en vertu de ce pouvoir que le roi d’Angleterre Jean, ce grand terrien surnommé sans terre, en se déclarant homme-lige du pape Innocent III, et en lui soumettant son royaume, obtint la délivrance d’une âme de ses parents qui était excommuniée : pro mortuo excommunicato pro quo supplicant consanguinci.

La chancellerie romaine eut même son tarif pour l’absolution des morts ; et il y eut beaucoup d’autels privilégiés où chaque messe qu’on disait au xive siècle et au xve pour six liards, délivrait une âme. Les hérétiques avaient beau remontrer qu’à la vérité les apôtres avaient eu le droit de délier tout ce qui était lié sur la terre, mais non pas sous terre, on leur courait sus comme à des scélérats qui osaient douter du pouvoir des clefs ; et en effet, il est à remarquer que quand le pape veut bien vous remettre cinq ou six cents ans de purgatoire, il vous fait grâce de sa pleine puissance : pro potestate a Deo accepta concedit.

DE L’ANTIQUITÉ DU PURGATOIRE.

On prétend que le purgatoire était, de temps immémorial, reconnu par le fameux peuple juif ; et on se fonde sur le second livre des Machabées, qui dit expressément « qu’ayant trouvé sous les habits des Juifs (au combat d’Odollam) des choses consacrées aux idoles de Jamnia, il fut manifeste que c’était pour cela qu’ils avaient péri ; et ayant fait une quête de douze mille dragmes d’argent[203], lui qui pensait bien et religieusement de la résurrection, les envoya à Jérusalem pour les péchés des morts ».

Comme nous nous sommes fait un devoir de rapporter les objections des hérétiques et des incrédules, afin de les confondre par leurs propres sentiments, nous rapporterons ici leurs difficultés sur les douze mille francs envoyés par Judas, et sur le purgatoire.

Ils disent :

1° Que douze mille francs de notre monnaie étaient beaucoup pour Judas, qui soutenait une guerre de barbets contre un grand roi ;

2° Qu’on peut envoyer un présent à Jérusalem pour les péchés des morts, afin d’attirer la bénédiction de Dieu sur les vivants ;

3° Qu’il n’était point encore question de résurrection dans ces temps-là ; qu’il est reconnu que cette question ne fut agitée chez les Juifs que du temps de Gamaliel, un peu avant les prédications de Jésus-Christ[204] ;

4° Que la loi des Juifs, consistant dans le Décalogue, le Lévitique et le Deutéronome, n’ayant jamais parlé ni de l’immortalité de l’âme, ni des tourments de l’enfer, il était impossible à plus forte raison quelle eût jamais annoncé un purgatoire ;

5° Les hérétiques et les incrédules font les derniers efforts pour démontrer à leur manière que tous les livres des Machabées sont évidemment apocryphes. Voici leurs prétendues preuves :

Les Juifs n’ont jamais reconnu les livres des Machabées pour canoniques : pourquoi les reconnaîtrions-nous ?

Origène déclare formellement que l’histoire des Machabées est à rejeter, Saint Jérôme juge ces livres indiques de croyance.

Le concile de Laodicée, tenu en 367, ne les admit point parmi les livres canoniques ; les Athanase, les Cyrille, les Hilaire, les rejettent.

Les raisons pour traiter ces livres de romans, et de très-mauvais romans, sont les suivantes :

L’auteur ignorant commence par la fausseté la plus reconnue de tout le monde. Il dit[205] : « Alexandre appela les jeunes nobles qui avaient été nourris avec lui dès leur enfance, et il leur partagea son royaume tandis qu’il vivait encore. »

Un mensonge aussi sot et aussi grossier ne peut venir d’un écrivain sacré et inspiré.

L’auteur des Machabées, en parlant d’Antiochus Épiphane, dit : « Antiochus marcha vers Élimaïs ; il voulut la prendre et la piller[206], et il ne le put, parce que son discours avait été su des habitants ; et ils s’élevèrent en combat contre lui. Et il s’en alla avec une tristesse grande, et retourna en Babylone. Et lorsqu’il était encore en Perse, il apprit que son armée en Juda avait pris la fuite... et il se mit au lit, et il mourut l’an 149. »

Le même auteur[207] dit ailleurs tout le contraire. Il dit qu’Antiochus Épiphane voulut piller Persépolis, et non pas Élimaïs ; qu’il tomba de son chariot, qu’il fut frappé d’une plaie incurable ; qu’il fut mangé des vers ; qu’il demanda bien pardon au Dieu des Juifs ; qu’il voulut se faire juif : et c’est là qu’on trouve ce verset que les fanatiques ont appliqué tant de fois à leurs ennemis : « Orabat scelestus ille veniam quam non erat consecuturus, — le scélérat demandait un pardon qu’il ne devait pas obtenir. » Cette phrase est bien juive ; mais il n’est pas permis à un auteur inspiré de se contredire si indignement.

Ce n’est pas tout : voici bien une autre contradiction et une autre bévue. L’auteur fait mourir Antiochus Épiphane d’une troisième façon[208] ; on peut choisir. Il avance que ce prince fut lapidé dans le temple de Nanée. Ceux qui ont voulu excuser cette ânerie prétendent qu’on veut parler d’Antiochus Eupator ; mais ni Épiphane ni Eupator ne fut lapidé.

Ailleurs, l’auteur dit[209] qu’un autre Antiochus (le grand) fut pris par les Romains, et qu’ils donnèrent à Eumènes les Indes et la Médie. Autant vaudrait-il dire que François Ier fit prisonnier Henri VIII, et qu’il donna la Turquie au duc de Savoie. C’est insulter le Saint-Esprit d’imaginer qu’il ait dicté des absurdités si dégoûtantes.

Le même auteur dit[210] que les Romains avaient conquis les Galates ; mais ils ne conquirent la Galatie que plus de cent ans après. Donc le malheureux romancier n’écrivait que plus d’un siècle après le temps où l’on suppose qu’il a écrit ; et il en est ainsi de presque tous les livres juifs, à ce que disent les incrédules.

Le même auteur dit[211] que les Romains nommaient tous les ans un chef du sénat. Voilà un homme bien instruit ! il ne savait pas seulement que Rome avait deux consuls. Quelle foi pouvons-nous ajouter, disent les incrédules, à ces rapsodies de contes puérils, entassés sans ordre et sans choix par les plus ignorants et les plus imbéciles des hommes ? Quelle honte de les croire ! quelle barbarie de cannibales d’avoir persécuté des hommes sensés pour les forcer à faire semblant de croire des pauvretés pour lesquelles ils avaient le plus profond mépris ! Ainsi s’expriment des auteurs audacieux.

Notre réponse est que quelques méprises, qui viennent probablement des copistes, n’empêchent point que le fond ne soit très-vrai ; que le Saint-Esprit a inspiré l’auteur, et non les copistes ; que si le concile de Laodicée a rejeté les Machabées, ils ont été admis par le concile de Trente, dans lequel il y eut jusqu’à des jésuites ; qu’ils sont reçus dans toute l’Église romaine, et que par conséquent nous devons les recevoir avec soumission.

DE L’ORIGINE DU PURGATOIRE.

Il est certain que ceux qui admirent le purgatoire dans la primitive Église furent traités d’hérétiques ; on condamna les simoniens, qui admettaient la purgation des âmes. Ψυϰήν ϰαθαρόν[212].

Saint Augustin condamna depuis les origénistes qui tenaient pour ce dogme.

Mais les simoniens et les origénistes avaient-ils pris ce purgatoire dans Virgile, dans Platon, chez les Égyptiens ?

Vous le trouvez clairement énoncé dans le sixième livre de Virgile, ainsi que nous l’avons déjà remarqué[213] ; et ce qui est de plus singulier, c’est que Virgile peint des âmes pendues en plein air, d’autres brûlées, d’autres noyées :

Aliæ panduntur inanes
Suspensæ ad ventos ; aliis sub gurgite vasto
Infectum eluitur scelus, aut exuritur igni.

(Virg., Æn., VI, 740.)

L’abbé Pellegrin traduit ainsi ces vers :

On voit ces purs esprits branler au gré des vents,
Ou noyés dans les eaux, ou brûlés dans les flammes ;
C’est ainsi qu’on nettoie et qu’on purge les âmes.

Et ce qu’il y a de plus singulier encore, c’est que le pape Grégoire, surnommé le grand, non-seulement adopta cette théologie de Virgile, mais dans ses dialogues il introduit plusieurs âmes qui arrivent du purgatoire, après avoir été pendues ou noyées.

Platon avait parlé du purgatoire dans son Phédon, et il est aisé de se convaincre, par la lecture du Mercure Trismégiste, que Platon avait pris chez les Égyptiens tout ce qu’il n’avait pas emprunté de Timée de Locres.

Tout cela est bien récent, tout cela est d’hier en comparaison des anciens brachmanes. Ce sont eux, il faut l’avouer, qui inventèrent le purgatoire, comme ils inventèrent aussi la révolte et la chute des génies, des animaux célestes[214].

C’est dans leur Shasta, ou Shastabad, écrit trois mille cent ans avant l’ère vulgaire, que mon cher lecteur trouvera le purgatoire. Ces anges rebelles, dont on copia l’histoire chez les Juifs, du temps du rabbin Gamaliel, avaient été condamnés par l’Éternel et par son fils à mille ans de purgatoire ; après quoi Dieu leur pardonna et les fit hommes. Nous vous l’avons déjà dit, mon cher lecteur ; nous vous avons déjà représenté que les brachmanes trouvèrent l’éternité des supplices trop dure[215] : car enfin l’éternité est ce qui ne finit jamais. Les brachmanes pensaient comme l’abbé de Chaulieu.

Pardonne alors, Seigneur, si, plein de tes bontés,
Je n’ai pu concevoir que mes fragilités,
Ni tous ces vains plaisirs qui passent comme un songe,
Pussent être l’objet de tes sévérités ;
Et si j’ai pu penser que tant de cruautés
Puniraient un peu trop la douceur d’un mensonge.

(Épître sur la mort, au marquis de La Fare.)


  1. Dictionnaire philosophique. 1766. (B.)
  2. Epist. ad Rom., chapitre v, v. 12-15, et jusqu’à la fin.
  3. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  4. Luc, chapitre xxiii. v. 43. (Note de Voltaire.)
  5. 1re partie, question cii. (Id.)
  6. Cet article est du chevalier de Jaucourt.
  7. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.) — Voyez aussi l’Histoire du Parlement, comprise dans les tomes XV et XVI de la présente édition.
  8. Dans l’Encyclopédie, tome V, page 703 ; cet article est de Boucher d’Argis.
  9. Maupeou, second du nom, comme dit Voltaire, page 178, et chapitre lxix de son Histoire du Parlement (page 108 du tome XVI).
  10. L’arrêt ne parle que des meurtriers du duc de Guise et de leurs complices. Il n’était que hardi, et non irrégulier. (B.)
  11. Cet alinéa n’existait pas en 1771 ; il fut ajouté, en 1774 ; dans l’édition in-4o. (B.)
  12. En 1771, l’article se terminait ici, et il était signé : Par M. D., avocat. La fin de l’article fut ajoutée en 1775. (B.)
  13. Cet article, dans le Dictionnaire philosophique, édition de Kehl, se composait de la viiie des Lettres philosophiques. Voyez Mélanges, année 1734. (B.)
  14. Addition dans l’édition de 1774, in-4o, des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  15. Chirurgien du roi.
  16. La Médecine de l’esprit, 1769, in-4°, ou deux volumes in-12, est d’Antoine Le Camus (et non Camus). Une première édition avait paru en 1753, deux volumes in-12.
  17. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771, l’article n’avait que les deux premières sections. (B.)
  18. Voyez la note 2 de la page précédente.
  19. Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique de 1764. (B.)
  20. Ceci est écrit en 1764. (Note de Voltaire.)
  21. Il n’y a qu’un esclave qui puisse dire qu’il préfère la royauté à une république bien constituée, où les hommes seraient vraiment libres, et où, jouissant, sous de bonnes lois, de tous les droits qu’ils tiennent de la nature, ils seraient encore à l’abri de toute oppression étrangère ; mais cette république n’existe point, et n’a jamais existé. On ne peut choisir qu’entre la monarchie, l’aristocratie, et l’anarchie ; et, dans ce cas, un homme sage peut très-bien donner la préférence à la monarchie, surtout s’il se défie d’un sentiment naturel qui le porte à préférer la constitution républicaine, non parce que tous les hommes y sont libres, mais parce qu’il se croit fait pour y devenir un de leurs maîtres. Ajoutons que sur les objets les plus importants pour les hommes, la sûreté, la liberté civile, la propriété, la répartition des impôts, la liberté du commerce et de l’industrie, les lois doivent être les mêmes dans les monarchies ou dans les républiques ; que, sur ces objets, l’intérêt du monarque se confond avec l’intérêt général, au moins autant que celui d’un corps législatif. Les principes qui doivent dicter les lois sur tous ces objets, puisés dans la nature des hommes, fondés sur la raison, sont indépendants des différentes formes de constitution politique. Il est malheureux que le célèbre Montesquieu, non-seulement ait méconnu cette vérité, mais qu’il ait fondé presque tout son ouvrage sur le préjugé contraire. que l’autorité de son nom soutient encore parmi un grand nombre de ses admirateurs. (K.) — Cette note est de Condorcet.
  22. La Fontaine, livre II, fable ii.
  23. Tome XI, page 528.
  24. Un pays peut augmenter sa richesse réelle, sans diminuer et même en augmentant celle de ses voisins. Il en est de même du bonheur public : celui d’une nation ne se fait point aux dépens du bonheur d’une autre. Il n’en est pas ainsi de la puissance ; mais aussi aucune nation n’est intéressée à augmenter la sienne au delà de ce qui est nécessaire à sa sûreté. (K.)
  25. Cette section faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1765. (B.)
  26. Voyez tome XVII, page 329.
  27. Actes, chapitre xxiv. (Note de Voltaire.)
  28. Cette seconde section formait tout l’article dans la huitième partie des Questions sur l’Encyclopédie, 1771, et y était signée : Par le pasteur Lélie ; signature qui a été conservée dans les éditions in-4o et de 1775. (B.)
  29. Ire Épitre aux Corinthiens, chapitre v, v. 4. (Note de Voltaire.)
  30. V. 23. (Id.)
  31. I. Timothée, chapitre ii. (Id.)
  32. I. Timothée, chapitre iv. (Id.)
  33. Timothée, chapitre iii ; et à Tite, chapitre ier (Note de Voltaire.)
  34. I. Thessal., chapitre iv. (Id.)
  35. Aux Éphésiens, chapitre ier. (Id.)
  36. Aux Hébreux, chapitre ii. (Note de Voltaire.)
  37. Aux Romains, chapitre v. (Id.)
  38. Ibid., chapitre viii, v. 17. (Id.)
  39. Épître aux Juifs de Rome, appelés les Romains, chapitre ii. (Id.)
  40. Chapitre iii. (Id.)
  41. Chapitre iv. (Note de Voltaire.)
  42. A paru dans la neuvième partie des Questions sur l’Encyclopédie, 1772. (B.)
  43. Édition des Bénédict., et dans la Cité de Dieu, livre VI. (Note de Voltaire.)
  44. Chapitre ix, v. 1. (Note de Voltaire.)
  45. Apostolica Historia, lib. VI, pages 595 et 596, Fabric. codex. (Id.)
  46. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  47. Un moment, en effet, on ne rêva plus en Europe qu’encyclopédies. De tous les recueils qui parurent alors, le plus célèbre est sans contredit la Bibliothèque universelle allemande, que le savant imprimeur Nicolaï publia à Berlin en 1762, dans le temps même où le parlement de Paris avait suspendu la publication de l’Encyclopédie française. La Bibliothèque universelle allemande, rédigée dans le même esprit et avec le même zèle que cette dernière, n’en est pas pour cela une contrefaçon. Elle comptait cent cinquante rédacteurs et forma bientôt plus de cent volumes. Lessing, Teller, Ludke, Eberhard, Damm, Thiess, Abt, Jérusalem, Moses-Mendelssohn, Semmler, Bahrdt, Kant et Fichte, concoururent à l’édification de ce grand ouvrage rationaliste. (G. A.)
  48. Voltaire parle ici au nom de la société imaginaire d’écrivains à laquelle il attribue ses Questions sur l’Encyclopédie. (G. A.)
  49. Voyez Livres, tome XIX, page 597.
  50. Exode, xx, 12 ; Deut., v, 16 ; Matth., xv, 4, et xix, 19 ; Marc, vii, 10, et x 19 ; Luc, xviii, 20 ; Éph., vi, 2.
  51. Raison par alphabet, 1769. (B.)
  52. Ce paragraphe est relatif à la délation de Biord, évêque d’Annecy, contre l’auteur. Il en a été parlé ailleurs (au mot Fanatisme, tome XIX, section iii, page 82.)
  53. L’article admis sous ce mot, dans les Questions sur l’Encyclopédie, était le xive chapitre du Pyrrhonisme de l’Histoire. Voyez Mélanges, année 1768. (B.)
  54. Voyez, sous ce même mot, l’article de Voltaire ainsi que celui qui est consacré à Bayle.
  55. Jean-François Baltus, jésuite français, né à Metz en 1667, mort à Reims en 1743, est auteur d’une Réponse à l’Histoire des oracles, 1707, in-8°, et d’une Suite à la Réponse, 1708. (B.)
  56. Garasse, dénonciateur de Théophile Viau ; Chaumeix, Hayer, ennemis de Voltaire. (G. A.)
  57. Les sections ii, iii, iv, formaient les sections i, ii, iii et tout l’article des Questions sur l’Encyclopedie, sixième partie. 1771. L’arlicle était placé à la lettre F, et intitulé Filosofe ou Philosophe ; et cette disposition a été conservée dans les éditions in-4o et de 1775, données du vivant de l’auteur. (B.)
  58. Voyez tome X, page 97.
  59. Opuscule d’un abbé d’Étrée, du village d’Étrée. (Note de Voltaire.) — Cet abbé avait dénoncé le Dictionnaire portatif au procureur général.
  60. L’avocat Marchand, auteur du Testament politique d’un académicien, libelle odieux. (Note de Voltaire.) — L’avocat Marchand (mort en 1785) est auteur du Testament politique de M. de V*** (Voltaire), 1770, in-8o de 68 pages. Huit ans auparavant avait paru un Testament de M. de Voltaire, trouvé parmi ses papiers après sa mort, 1762, in-12, de 34 pages. D’après une phrase de la Correspondance de Grimm (voyez tome V de l’édition Maurice Tourneux, page 51, et dans la même édition la lettre du 15 janvier 1771), on serait porté à croire que les deux ouvrages sont de Marchand. Le Testament de 1752 est cependant peut-être moins plat que celui de 1770. — Au moment où Voltaire allait publier la sixième partie des Questions où cet article parut, Frédéric lui écrivit : « J’avais donc deviné que ce beau testament n’était pas de vous.... Cependant bien du monde qui n’a pas le tact assez fin s’y est trompé, et je crois qu’il ne serait pas mal de le désabuser. » De là cette note.
  61. Jean-Jacques Rousseau.
  62. Voyez la note 1 de la page 200.
  63. Voyez une note de l’article Julien, section iii, tome XIX, page 546.
  64. Voyez Avignon. Cet article a été écrit, au moment (1771) où Louis XV, en possession d’Avignon, allait restituer cette ville au saint-siége.
  65. Traduction de Coste. (Note de Voltaire.)
  66. Voyez la note 1 de la page 200.
  67. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. (B.)
  68. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771, tout l’article se composait de cette première section. (B.)
  69. Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, page 200, l’auteur avait placé à la lettre F l’article Philosophe, mais non l’article Philosophie.
  70. Addition faite en 1774, dans l’édition in-4o. (B.)
  71. Voyez Astrologie. (Note de Voltaire.)
  72. Voyez le Discours de M. l’avocat Belleguier sur ce sujet ; il est assez curieux. (Note de Voltaire.) — Voyez les Mélanges, année 1773.
  73. Ajoutée dans l’édition in-4° de 1774. (B.)
  74. On sait bien que tout n’est pas égal dans cet ouvrage immense, et qu’il n’est pas possible que tout le soit. Les articles des Cahusac et d’autres semblables intrus ne peuvent égaler ceux des Diderot, des d’Alembert, des Jaucourt, des Boucher d’Argis, des Venelle, des Dumarsais, et de tant d’autres vrais philosophes ; mais à tout prendre, l’ouvrage est un service éternel rendu au genre humain : la preuve en est qu’on le réimprime partout. On ne fait pas le même honneur à ses détracteurs. Ont-ils existé ? on ne le sait que par la mention que nous faisons d’eux. (Note de Voltaire.)
  75. Dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie (1774), une Section quatrième était composée du Discours de Me Belleguier, cité à la fin de la section ii. (Voyez les Mélanges, année 1773.) (B.)
  76. Imprimé dans les Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765, ce morceau y était déjà intitulé Précis de la philosophie ancienne. (B.)
  77. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, où cet article parut pour la première fois, il était intitulé :

    « Pierre ; en italien, Piero ou Pietro ; en espagnol, Pedro ; en latin, Petrus ; en grec, Petros ; en hébreu, Cepha. »

    Cet intitulé est conservé dans les éditions de 1765 et 1767 du Dictionnaire philosophique, et aussi dans l’édition du même ouvrage publiée en 1769, sous le titre de : la Raison par alphabet. L’article n’était pas reproduit dans la première édition des Questions sur l’Encyclopédie ; il le fut dans l’édition in-4o, en 1774, et sous ce simple titre : « Saint Pierre. » (B.)

    — Voyez aussi Voyage de Saint Pierre à Rome.

  78. Cette phrase n’est pas dans 1764 ; elle fut ajoutée en 1774. (B.)
  79. C’est ce que dit Owen, livre V, épigramme viii :

    An Petrus fuerit Romaæ, sub judice lis est :
    AnSimonem vero nemo fuisse negat.

  80. En 1764 on lisait ici :

    « Apparemment que Conringius n’était pas en pays d’inquisition quand il faisait ces questions hardies. Érasme, à propos de Pierre, etc. » La version actuelle est de 1774. (B.)

  81. Le roi de Portugal, Joseph II. Voyez le chapitre xxxviii du Précis du Siècle de Louis XV, tome XV.
  82. Fin de l’article en 1764, et même en 1769 ; le reste est de 1774. (B.)
  83. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. Voyez Liberté d’imprimer. (B.)
  84. Pour juger un prince, il faut se transporter au temps où il a vécu. Si Rousseau, en disant que Pierre Ier n’a pas eu le vrai génie, a voulu dire que ce prince n’a point créé les principes de la législation et de l’administration publique, principes absolument ignorés alors en Europe, un tel reproche ne nuit point à sa gloire. Le czar vit que ses soldats étaient sans discipline, et il leur donna celle des nations de l’Europe les plus belliqueuses. Ses peuples ignoraient la marine, et en peu d’années il créa une flotte formidable. Il adopta pour le commerce les principes des peuples qui alors passaient pour les plus éclairés de l’Europe. Il sentit que les Russes ne différaient des autres Européans que par trois causes : la première était l’excessif pouvoir de la superstition sur les esprits, et l’influence des prêtres sur le gouvernement et sur les sujets. Le czar attaqua la superstition dans sa source, en détruisant les moines par le moyen le plus doux, celui de ne permettre les vœux qu’à un âge où tout homme qui a la fantaisie de les faire est à coup sûr un citoyen inutile.

    Il soumit les prêtres à la loi, et ne leur laissa qu’une autorité subordonnée à la sienne pour les objets de l’ordre civil, que l’ignorance de nos ancêtres a soumis au pouvoir ecclésiastique.

    La seconde cause qui s’opposait à la civilisation de la Russie était l’esclavage presque général des paysans, soit artisans, soit cultivateurs. Pierre n’osa directement détruire la servitude ; mais il en prépara la destruction, en formant une armée qui le rendait indépendant des seigneurs de terres, et le mettait en état de ne les plus craindre, et en créant dans sa nouvelle capitale, au moyen des étrangers appelés dans son empire, un peuple commerçant, industrieux, et jouissant de la liberté civile.

    La troisième cause de la barbarie des Russes était l’ignorance. Il sentit qu’il ne pouvait rendre sa nation puissante qu’en l’éclairant, et ce fut le principal objet de ses travaux ; c’est en cela surtout qu’il a montré un véritable génie. On ne peut assez s’étonner de voir Rousseau lui reprocher de ne s’être pas borné à aguerrir sa nation ; et il faut avouer que le Russe qui, en 1700, devina l’influence des lumières sur l’état politique des empires, et sut apercevoir que le plus grand bien qu’on puisse faire aux hommes est de substituer des idées justes aux préjugés qui les gouvernent, a eu plus de génie que le Genevois qui, en 1750, a voulu nous prouver les grands avantages de l’ignorance.

    Lorsque Pierre monta sur le trône, la Russie était à peu près au même état que la France, l’Allemagne et l’Angleterre au xie siècle. Les Russes ont fait en quatre-vingts ans, que les vues de Pierre ont été suivies, plus de progrès que nous n’en avons fait en quatre siècles : n’est-ce pas une preuve que ces vues n’étaient pas celles d’un homme ordinaire ?

    Quant à la prophétie sur les conquêtes futures des Tartares, Rousseau aurait dû observer que les barbares n’ont jamais battu les peuples civilisés que lorsque ceux-ci ont négligé la tactique, et que les peuples nomades sont toujours trop peu nombreux pour être redoutables à de grandes nations qui ont des armées. Il est différent de détrôner un despote pour se mettre à sa place, de lui imposer un tribut après l’avoir vaincu, ou de subjuguer un peuple. Les Romains conquirent la Gaule, l’Espagne ; les chefs des Goths et des Francs ne firent que chasser les Romains et leur succéder. (K.)

  85. Molière, Femmes savantes, IV, iii.
  86. Cet article fut écrit en 1765, c’est-à-dire dans les premières heures de la brouille de Voltaire avec Jean-Jacques. Ce qui mit Voltaire hors de lui, c’est que Jean-Jacques, poursuivi, condamné pour l’Émile, le désigna comme étant l’auteur du Sermon des cinquante, dans sa cinquième Lettre écrite de la montagne. C’était le dénoncer ; « c’était dire, écrivait Voltaire, on me brûle, on m’incendie ; incendiez-le aussi. » (G. A.)
  87. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  88. Voyez dans le tome XIII, Annales de l’Empire, une note de Voltaire, à l’année 1543 ; dans le tome XVI, l’Avertissement de Beuchot en tête de l’Histoire de Charles XII ; et dans les Mélanges, année 1767, la xixe des Honnêtetés littéraires.
  89. Les deux morceaux qui forment les deux sections de cet article ont paru dans les Nouveaux Mélanges, troisième partie. 1765. (B.)
  90. Diogène de Laerte, III, 37, dit qu’on regardait Philippe d’Oponte comme l’auteur de l’Épinomis, qui est cependant compris dans les œuvres de Platon. (B.)
  91. Voyez la note, page 224.
  92. L’Angleterre.
  93. Samuel Clarke, né à Norwich en 1675, mort à Londres en 1729, se signala d’abord en propageant à l’université de Cambridge les idées de René Descartes. Quoique Clarke appartînt à l’Église anglicane, et qu’il fût recteur de l’église Saint-James, il s’affranchit des vieilles règles de la théologie parénétique, et s’abstint de s’appuyer sans cesse sur l’Écriture. Ses œuvres ont été réunies en quatre volumes in-folio (Londres, 1742). La principale est une collection de seize sermons, prononcés en 1704 et 1705, sur l’existence et les attributs de Dieu, et sur les preuves de la religion naturelle. (E. B.)
  94. Voyez l’article Newton et Descartes, section ii.
  95. L’ouvrage auquel Voltaire fait allusion a pour titre le Christianisme raisonnable (Londres, 1695), dans lequel le philosophe anglais discute gravement les conséquences du péché d’Adam. La manie de s’occuper de discussions théologiques prédominait à cette époque en Angleterre. Newton ne put s’y dérober, et à ses Principes de la philosophie naturelle, il fit succéder des Observations sur les prophéties de l’Écriture sainte, particulièrement sur les prophéties de Daniel et sur l’Apocalypse de saint Jean.

    L’ouvrage de Samuel Clarke, que Voltaire oppose aux Sermons sur l’existence de Dieu, est un Essai sur le baptême, la confirmation et la pénitence. (E. B.)

  96. À l’exception du premier alinéa, que j’ai trouvé pour la première fois dans les éditions de Kehl, cet article a paru dans les Nouveaux Mélanges, tome III, 1765. (B.)
  97. Voyez Avocats et Médecins.
  98. De Arte poetica, vers 309.
  99. Louis XIV.
  100. Cet article était imprimé, dès 1745, dans le tome VI d’une édition des Œuvres de M. de Voltaire, sous le titre de Lettre sur les spectacles ; voyez aussi dans les Mélanges, année 1761, l’Appel à toutes les nations. (B.)
  101. Horace, Art poët., 361.
  102. Cet article a paru pour la première fois en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  103. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771 ; l’auteur avait écrit Polipes. (B.)
  104. Cet alinéa n’est pas en 1771 ; il fut ajouté en 1774. (B.)
  105. Fin de l’article en 1771 ; le reste est de 1774. (B.)
  106. Phèdre (III, 10) a dit : Periculosum est credere, et non credere. M. de Voltaire porte ici le doute trop loin. Il est difficile de ne pas regarder le polype comme un véritable animal, après avoir lu avec attention les belles expériences de M. Trembley. Au reste, M. de Voltaire ne nie point les faits, mais seulement que les polypes soient des animaux ; et il croit que leur analogie plus forte avec les plantes doit les faire reléguer dans le règne végétal. Voilà ce qu’auraient dû observer ceux qui lui ont reproché cette opinion avec tant d’humeur, et qui avaient eux-mêmes besoin d’indulgence pour des opinions bien moins excusables. Voyez le chapitre iii des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768). (K.)
  107. Mélanges, tome V, 1761. (B.) — Voyez la note sur l’article Allégories.
  108. Virgile, Eclog., III. 60.
  109. Dans les Actes des apôtres, xvii, 28.
  110. Voyez tome XVIII, page 361 ; tome XIX, page 414 ; et dans les Mélanges, année 1766, le dialogue intitulé Sophronime et Adélos.
  111. Dans l’édition de Kehl, cet article était formé de la seconde partie de la xxiie des Lettres philosophiques (voyez Mélanges, année 1734). (B.)
  112. Dans l’édition originale, 1770-72 (voyez l’Avertissement de Beuchot, tome XVII), l’article Population était dans la huitième partie des Questions sur l’Encyclopédie ; mais les deux sections n’en formaient qu’une seule. La disposition actuelle est de 1774, ainsi que quelques autres différences que j’indiquerai. (B.)

    — Voltaire avait déjà consacré à la Population le xxxviie chapitre des Singularités de la nature (voyez les Mélanges, année 1768).

  113. Cela était vrai ; mais cela n’est plus depuis que la Géorgie, qui comprenait la Colchide, est passée sous la domination de la Russie.
  114. Voyez Philosophie de l’histoire, tome XI, page 71 ; dans les Mélanges, année 1763, la xixe des Remarques sur l’Essai sur les Mœurs, et, année 1768, l’avant-dernier paragraphe de la Profession de foi des théistes.
  115. Voltaire écrivait en 1771. On ne portait, en 1828, la population de tout le globe qu’à sept cent trente-sept millions. (B.)
  116. L’édition originale et celle de 1771 contenaient ici deux alinéas qui ne sont plus dans l’édition de 1774 ni dans les suivantes, et que voici :

    « Croit-on de bonne foi que, l’an 1771 de notre ère vulgaire, nous soyons parvenus en Angleterre, en Allemagne, en France, en Italie, à former une population seize cent soixante-six fois plus considérable que du temps d’Egbert, de Charlemagne et du pape Léon III, qui vivaient tous il y a neuf cent soixante et six ans?

    « Supposez alors quatre millions d’hommes en Angleterre : il faudrait, suivant ce calcul, qu’elle contînt à présent six mille quatre cent quarante millions d’Anglais, et que nous eussions plus de Français à proportion. Supposons le double en France, elle contiendrait aujourd’hui douze mille cent quatre-vingts millions d’individus. » (B.)

  117. Dans les éditions citées en la note précédente, après le mot désert il y avait : « Voyez seulement les Suisses, nous dit Wallace ; ils étaient, » etc. L’addition est de 1774. (B.)
  118. Lettre cxii.
  119. Vers de Voltaire dans Charlot, acte I, scène vii.
  120. Voyez tome XIX, la note 2 de la page 254.
  121. Première partie, chapitre vii, page 119 de l’édition in-4o. L’Ami des hommes, 1756, et années suivantes, six parties formant deux volumes in-4o, a aussi été imprimé dans le format in-12. Ses auteurs sont le marquis de Mirabeau et Quesnay. (B.)
  122. Juvénal, sat. x, 174-75.
  123. Voyez la note 2 de la page 245.
  124. Cette opinion s’est établie d’après d’anciens dénombrements vraisemblablement très-exagérés. Jamais la France n’a été mieux cultivée, et par conséquent plus peuplée que depuis la paix de 1763 ; mais on doit dire en même temps qu’elle n’est peut-être pas encore parvenue à la moitié de la population et de la richesse que son sol peut lui promettre, et desquelles l’exécution du plan dont on a vu quelques essais en 1770 l’aurait fait approcher dans l’espace de trois ou quatre générations. (K.) — L’article Population est de Damilaville, ami et correspondant de Voltaire. Damilaville attribue ce dépérissement du royaume à la préférence accordée au commerce du luxe sur l’agriculture. On voit qu’il s’agit ici d’une question économique qui faisait grand bruit alors. Damilaville est ennemi du luxe et des manufactures, dont Voltaire se fit toujours le champion.
  125. Caveyrac a copié cette exagération de Pluche, sans lui en faire honneur. Pluche, dans sa Concorde (ou discorde) de la Géographie, page 152, donne libéralement un million d’habitants à Paris, deux cent mille à Lyon, deux cent mille à Lille, qui n’en a pas la moitié ; cent mille à Nantes, à Marseille, à Toulouse. Il vous débite ces mensonges imprimés avec la même confiance qu’il parle du lac Sirbon et qu’il démontre le déluge. Et on nourrit l’esprit de la jeunesse de ces extravagances ! (Note de Voltaire.)
  126. La section donnée sous ce titre dans les éditions de Kehl et celles qui les ont suivies n’est autre que la xixe des Remarques de l’Essai sur les Mœurs : voyez les Mélanges, année 1763. (B.)
  127. Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
  128. Essai sur les Mœurs, chapitres cxlv et cxlvi. Voyez tome XII, pages 376 et 385 ; et Philosophie de l’histoire, paragraphe viii ; voyez tome XI, page 24.
  129. Christophe Théophile de Murr, de Nuremberg, qui a donné, en 1778, une Histoire de Martin Beheim, et dont la traduction française par Jansen a eu, comme l’original allemand, plusieurs éditions, démontre clairement que Martin Beheim n’a eu aucune part à la découverte de l’Amérique, et encore moins à celle du détroit de Magellan. Voyez aussi tome XII, page 378. (B.)
  130. Dans la Suite des Mélanges (4e partie), 1756, ce morceau venait après l’article Magie, et commençait ainsi : « Il n’y a que les possédés à qui, etc. » (B.)
  131. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  132. Le commencement de cet article n’est dans aucune édition donnée du vivant de l’auteur, soit du Dictionnaire philosophique, soit des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  133. Le contrôleur-général Ponchartrain, depuis chancelier, est un des ministres qui ont le plus employé ce moyen d’obtenir des secours momentanés ; c’est lui qui disait : « La Providence veille sur ce royaume ; à peine le roi a-t-il créé une charge, que Dieu crée sur-le-champ un sot pour l’acheter. » (K.)
  134. Voltaire a déjà parlé de l’établissement de ces charges dans le chapitre xxx du Siècle de Louis XIV. On peut, sur l’établissement des Contrôleurs des perruques dans toute l’étendue du royaume, consulter le Journal de Verdun, avril 1706, page 238. (B.)
  135. C’est ici que commençait l’article dans la neuvième partie des Questions sur l’Encyclopédie, 1772. (B.)
  136. Helvétius : voyez la note à l’article Homme, tome XIX, page 375.
  137. Joly de Fleury.
  138. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  139. J’ai publié cet article en 1821, d’après l’original écrit de la main de Wagnière, secrétaire de Voltaire ; mais cet article avait déjà été imprimé, trois ans auparavant, dans le tome XXVI de l’édition en quarante-deux volumes. (B.)
  140. Les éditeurs de Kehl avaient formé cet article de la sixième des Lettres philosophiques ; voyez les Mélanges, année 1734. (B.)
  141. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  142. Fin de l’article ou 1771, et même en 1775 ; le reste est posthume. (B.)
  143. Dictionnaire philosophique, 1765. (B.)
  144. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  145. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  146. Article Oraison, page 146, et tome XI, page 127.
  147. Fin de l’article en 1772, et même en 1775. Ce qui suit n’est pas dans les éditions de Kehl, mais avait déjà été publié dans l’édition en quarante-deux volumes, lorsqu’en 1821 je l’imprimai après l’avoir copié sur un écrit de la main de Wagnière. (B.)
  148. L’article que les éditeurs de Kehl avaient imprimé sous ce titre était une partie de la xxiie des Lettres philosophiques (voyez les Mélanges, année 1734). (B.)
  149. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  150. IIIe livre des Rois, chapitre ii, v. 26 et 27. (Note de Voltaire.)
  151. Procès-verbal de l’ordonnance, pages 43 et 44. (Id.)
  152. Auteur de la Vie de Marie Alacoque. Voyez, tome XVII, la note 3 de la page 7.
  153. Dictionnaire philosophique, 1766. (B.)
  154. Voyez la Diatribe du docteur Akakia (dans les Mélanges, année 1752).
  155. En 1767, cet alinéa se terminait par ces mots : « C’est pourquoi je n’en dirai pas davantage. » Et c’était aussi la fin de l’article.

    Le dernier alinéa fut ajouté lorsque, en 1771, Voltaire reproduisit ce morceau dans la huitième partie de ses Questions sur l’Encyclopédie. (B.)

  156. Luc, chapitre xxiv, v. 44 et 45. (Note de Voltaire).
  157. Genèse, chapitre xlix, v. 10. (Note de Voltaire.)
  158. Deuter., chapitre xviii, v. 15. (Id.)
  159. Chapitre vii, v. 14. (Id.)
  160. Chap. ix, v. 24. (Note de Voltaire.)
  161. Chapitre i, v. 16 ; et chapitre xiii, v. 47. (Id.)
  162. Chapitre ii, v. 23. (Id.)
  163. Article 7. (Note de Voltaire.)
  164. Dinast., page 82. (Id.)
  165. Livre II, chapitre xxv. (Id.)
  166. Tome III, Ire partie, page 316. (Note de Voltaire.)
  167. Chapitre xii. (Id.)
  168. Chapitre xxiv, v. 17. (Id.)
  169. Nombres, chapitre xxiii, v. 7. (Id.)
  170. Chapitre i, v. 12. (Id.)
  171. Stromates, livre VI, page 638. (Note de Voltaire.)
  172. Ibid., livre V, page 601. (Id.)
  173. La Sagesse, chapitre ii, v. 12. (Id.)
  174. Psaume 42, v. 11. (Id.)
  175. Chapitre xix, v. 32 et 36. (Id.)
  176. Exod., chapitre xii, v. 46 ; et Nomb., chapitre ix, v. 12. (Note de Voltaire.)
  177. Jean, chapitre i, v. 29 et 36. (Id.)
  178. Histoire des Arabes, chapitre xx, par Abraham Echellensis. (Id.)
  179. Section première dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  180. Tome I, page 187. (Note de Voltaire.)
  181. Tome II, pages 133 et 134. (Id.)
  182. La Vulgate porte : Mene ergo dimisit spiritus Domini, et locutus est tibi ? III. Rois, chapitre xxii, v. 24.
  183. Section ii dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  184. Wagenselius in proœmio, page 53. (Note de Voltaire.)
  185. On a de l’abbé François un Examen des faits qui servent de fondement à la religion chrétienne, 1767, 3 vol. in-12, et quelques ouvrages contre Voltaire : voyez les Avertissements de Beuchot des tomes XI et XVII.
  186. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  187. Ces deux dernières lois seraient injustes. Mais si on voulait s’opposer à la trop grande inégalité des richesses, et qu’on n’eût ni assez de courage, ni une politique assez éclairée pour abolir absolument les substitutions et les droits d’aînesse, on pourrait restreindre ce privilége aux fiefs possédés par la noblesse ancienne ou titrée. Ce serait du moins agir conséquemment, d’après un principe vicieux à la vérité, celui de favoriser les distinctions entre les états. (K.)
  188. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  189. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie ». 1771. (B.)
  190. Particular Providence, page 359. (Note de Voltaire.)
  191. Dans l’Amour médecin, acte III, scène Ire, Desfonandrès dit : « Qu’il me passe mon émétique pour la malade dont il s’agit, et je lui passerai tout ce qu’il voudra pour le premier malade dont il sera question. »
  192. C’est le sentiment des sociniens. (Note de Voltaire.)
  193. Dans les Mélanges, année 1771.
  194. Cette première section formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  195. Le texte de cette lettre, dans la Correspondance, présente quelques différences. (B.)
  196. On a commencé à les y souffrir depuis qu’ils ont été détruits par le pape, parce qu’ils ne peuvent plus être dangereux. (K.)
  197. Toute la fin de cette section est un fragment de la Lettre sur les panégyriques (voyez les Mélanges, année 1767.)
  198. Ceci est tiré d’une lettre du citoyen du mont Krapack, dans laquelle se trouve l’extrait de la lettre de l’impératrice. (Note de Voltaire.)
  199. Cette section a paru pour la première fois en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  200. Voltaire a parlé de cette comédie dans une des notes du Pauvre Diable ; et il ne donne que l’initiale de son titre. Cette pièce n’est pas de Caylus. (B.)
  201. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  202. Tome II, page 445. (Note de Voltaire.)
  203. Livre II, chapitre xii, v. 40 et 43. (Note de Voltaire.)
  204. Voyez le Talmud, tome II.
  205. Livre I, chapitre i, v. 7. (Note de Voltaire.)
  206. Chapitre vi, v. 3 et suivants. (Id.)
  207. Livre II, chapitre ix. (Id.)
  208. Livre II, chapitre i, v. 13. (Id.)
  209. Livre I, chapitre viii, v. 7 et 8. (Note de Voltaire.)
  210. Livre I, chapitre viii, v. 2 et 3. (Id.)
  211. Ibid., v. 15 et 16. (Id.)
  212. Livre des Hérésies, chapitre xxii. (Id.)
  213. Voyez tome XI, page 384 ; et ci-après l’article Résurrection, section iii.
  214. Voyez l’article Brachmanes. (Note de Voltaire.)
  215. Tome XVIII, page 34.