Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Médecins

Éd. Garnier - Tome 20
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MÉDECINS[1].

Il est vrai que régime vaut mieux que médecine. Il est vrai que très-longtemps sur cent médecins il y a eu quatre-vingt-dix-huit charlatans. Il est vrai que Molière a eu raison de se moquer d’eux. Il est vrai que rien n’est plus ridicule que de voir ce nombre infini de femmelettes, et d’hommes non moins femmes qu’elles, quand ils ont trop mangé, trop bu, trop joui, trop veillé, appeler auprès d’eux pour un mal de tête un médecin, l’invoquer comme un dieu, lui demander le miracle de faire subsister ensemble l’intempérance et la santé, et donner un écu à ce dieu qui rit de leur faiblesse.

Il n’est pas moins vrai qu’un bon médecin nous peut sauver la vie[2] en cent occasions, et nous rendre l’usage de nos membres. Un homme tombe en apoplexie, ce ne sera ni un capitaine d’infanterie, ni un conseiller de la cour des aides qui le guérira. Des cataractes se forment dans mes yeux, ma voisine ne me les lèvera pas. Je ne distingue point ici le médecin du chirurgien ; ces deux professions ont été longtemps inséparables.

Des hommes qui s’occuperaient de rendre la santé à d’autres hommes par les seuls principes d’humanité et de bienfaisance seraient fort au-dessus de tous les grands de la terre : ils tiendraient de la Divinité. Conserver et réparer est presque aussi beau que faire.

Le peuple romain se passa plus de cinq cents ans de médecins. Ce peuple alors n’était occupé qu’à tuer, et ne faisait nul cas de l’art de conserver la vie. Comment donc en usait-on à Rome quand on avait la fièvre putride, une fistule à l’anus, un bubonocèle, une fluxion de poitrine ? On mourait.

Le petit nombre de médecins grecs qui s’introduisirent à Rome n’était composé que d’esclaves. Un médecin devint enfin chez les grands seigneurs romains un objet de luxe comme un cuisinier. Tout homme riche eut chez lui des parfumeurs, des baigneurs, des gitons, et des médecins. Le célèbre Musa, médecin d’Auguste, était esclave ; il fut affranchi et fait chevalier romain, et alors les médecins devinrent des personnages considérables.

Quand le christianisme fut si bien établi, et que nous fûmes assez heureux pour avoir des moines, il leur fut expressément défendu par plusieurs conciles d’exercer la médecine : c’était précisément le contraire qu’il eût fallu faire si on avait voulu être utile au genre humain.

Quel bien pour les hommes d’obliger ces moines d’étudier la médecine, et de guérir nos maux pour l’amour de Dieu ! N’ayant rien à gagner que le ciel, ils n’eussent jamais été charlatans. Ils se seraient éclairés mutuellement sur nos maladies et sur les remèdes. C’était la plus belle des vocations, et ce fut la seule qu’on n’eut point. On objectera qu’ils eussent pu empoisonner les impies ; mais cela eût été avantageux à l’Église. Luther n’eût peut-être jamais enlevé la moitié de l’Europe catholique à notre saint-père le pape : car à la première fièvre continue qu’aurait eue l’augustin Luther, un dominicain aurait pu lui donner des pilules. Vous me direz qu’il ne les aurait pas prises ; mais enfin, avec un peu d’adresse, on aurait pu les lui faire prendre. Continuons.

Il se trouva enfin, vers l’an 1517. un citoyen nommé Jean, animé d’un zèle charitable ; ce n’est pas Jean Calvin que je veux dire, c’est Jean surnommé de Dieu, qui institua les frères de la Charité. Ce sont, avec les religieux de la rédemption des captifs, les seuls moines utiles. Aussi ils ne sont pas comptés parmi les ordres. Les dominicains, franciscains, bernardins, prémontrés, bénédictins, ne reconnaissent pas les frères de la Charité. On ne parle pas seulement d’eux dans la continuation de l’Histoire ecclésiastique de Fleury. Pourquoi ? C’est qu’ils ont fait des cures, et qu’ils n’ont point fait de miracles. Ils ont servi, et ils n’ont point cabalé. Ils ont guéri de pauvres femmes, et ils ne les ont ni dirigé, ni séduites. Enfin leur institut étant la charité, il était juste qu’ils fussent méprisés par les autres moines.

La médecine ayant donc été une profession mercenaire dans le monde, comme l’est en quelques endroits celle de rendre la justice, elle a été sujette à d’étranges abus. Mais est-il rien de plus estimable au monde qu’un médecin qui, ayant dans sa jeunesse étudié la nature, connu les ressorts du corps humain, les maux qui le tourmentent, les remèdes qui peuvent le soulager, exerce son art en s’en défiant, soigne également les pauvres et les riches, ne reçoit d’honoraires qu’à regret, et emploie ces honoraires à secourir l’indigent ? Un tel homme n’est-il pas un peu supérieur au général des capucins, quelque respectable que soit ce général[3] ?


  1. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. (B.)
  2. Ce n’est pas que nos jours ne soient comptés. Il est bien sûr que tout arrive par une nécessité invincible, sans quoi tout irait au hasard, ce qui est absurde. Nul homme ne peut augmenter ni le nombre de ses cheveux, ni le nombre de ses jours ; ni un médecin, ni un ange, ne peuvent ajouter une minute aux minutes que l’ordre éternel des choses nous destine irrévocablement ; mais celui qui est destiné à être frappé dans un certain temps d’une apoplexie est destiné aussi à trouver un médecin sage qui le saigne, qui le purge, et qui le fait vivre jusqu’au moment fatal. La destinée nous donne la vérole et le mercure, la fièvre et le quinquina. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez l’article Maladie.


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