Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Liberté d’imprimer

Éd. Garnier - Tome 19
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LIBERTÉ D’IMPRIMER[1].

Mais quel mal peut faire à la Russie la prédiction de Jean-Jacques[2] ? Aucun ; il lui sera permis de l’expliquer dans un sens mystique, typique, allégorique, selon l’usage. Les nations qui détruiront les Russes, ce seront les belles-lettres, les mathématiques, l’esprit de société, la politesse, qui dégradent l’homme et pervertissent sa nature.

On a imprimé cinq à six mille brochures en Hollande contre Louis XIV ; aucune n’a contribué à lui faire perdre les batailles de Blenheim, de Turin, et de Ramillies.

En général, il est de droit naturel de se servir de sa plume comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune. Je connais beaucoup de livres qui ont ennuyé, je n’en connais point qui aient fait de mal réel. Des théologiens, ou de prétendus politiques, crient: « La religion est détruite, le gouvernement est perdu, si vous imprimez certaines vérités ou certains paradoxes. Ne vous avisez jamais de penser qu’après en avoir demandé la licence à un moine ou à un commis. Il est contre le bon ordre qu’un homme pense par soi-même. Homère, Platon, Cicéron, Virgile, Pline, Horace, n’ont jamais rien publié qu’avec l’approbation des docteurs de Sorbonne et de la sainte Inquisition.

« Voyez dans quelle décadence horrible la liberté de la presse a fait tomber l’Angleterre et la Hollande. Il est vrai qu’elles embrassent le commerce du monde entier, et que l’Angleterre est victorieuse sur mer et sur terre ; mais ce n’est qu’une fausse grandeur, une fausse opulence : elles marchent à grands pas à leur ruine. Un peuple éclairé ne peut subsister. »

On ne peut raisonner plus juste, mes amis ; mais voyons, s’il vous plaît, quel État a été perdu par un livre. Le plus dangereux, le plus pernicieux de tous est celui de Spinosa. Non-seulement en qualité de juif il attaque le Nouveau Testament, mais en qualité de savant il ruine l’Ancien ; son système d’athéisme est mieux lié, mieux raisonné mille fois que ceux de Straton et d’Épicure. On a besoin de la plus profonde sagacité pour répondre aux arguments par lesquels il tâche de prouver qu’une substance n’en peut former une autre.

Je déteste comme vous son livre, que j’entends peut-être mieux que vous, et auquel vous avez très-mal répondu ; mais avez-vous vu que ce livre ait changé la face du monde ? Y a-t-il quelque prédicant qui ait perdu un florin de sa pension par le débit des œuvres de Spinosa ? Y a-t-il un évêque dont les rentes aient diminué ? Au contraire, leur revenu a doublé depuis ce temps-là ; tout le mal s’est réduit à un petit nombre de lecteurs paisibles, qui ont examiné les arguments de Spinosa dans leur cabinet, et qui ont écrit pour ou contre des ouvrages très-peu connus.

Vous-mêmes vous êtes assez peu conséquents pour avoir fait imprimer, ad usum Delphini, l’athéisme de Lucrèce (comme on vous l’a déjà reproché[3]), et nul trouble, nul scandale n’en est arrivé ; aussi laissa-t-on vivre en paix Spinosa en Hollande, comme on avait laissé Lucrèce en repos à Rome.

Mais paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans votre petit coin de terre. Voilà un homme abominable, qui a imprimé que si nous n’avions point de mains, nous ne pourrions faire des bas ni des souliers[4] : quel blasphème ! Les dévotes crient, les docteurs fourrés s’assemblent, les alarmes se multiplient de collége en collége, de maison en maison ; des corps entiers sont en mouvement ; et pourquoi ? pour cinq ou six pages dont il n’est plus question au bout de trois mois. Un livre vous déplaît-il, réfutez-le ; vous ennuie-t-il, ne le lisez pas.

Oh ! me dites-vous, les livres de Luther et de Calvin ont détruit la religion romaine dans la moitié de l’Europe. Que ne dites-vous aussi que les livres du patriarche Photius ont détruit cette religion romaine en Asie, en Afrique, en Grèce et en Russie ?

Vous vous trompez bien lourdement quand vous pensez que vous avez été ruinés par des livres. L’empire de Russie a deux mille lieues d’étendue, et il n’y a pas six hommes qui soient au fait des points controversés entre l’Église grecque et la latine. Si le moine Luther, si le chanoine Jean Chauvin, si le curé Zuingle, s’étaient contentés d’écrire, Rome subjuguerait encore tous les États qu’elle a perdus ; mais ces gens-là et leurs adhérents couraient de ville en ville, de maison en maison, ameutaient des femmes, étaient soutenus par des princes. La furie qui agitait Amate, et qui la fouettait comme un sabot, à ce que dit Virgile[5], n’était pas plus turbulente. Sachez qu’un capucin enthousiaste, factieux, ignorant, souple, véhément, émissaire de quelque ambitieux, prêchant, confessant, communiant, cabalant, aura plus tôt bouleversé une province que cent auteurs ne l’auront éclairée. Ce n’est pas l’Alcoran qui fit réussir Mahomet, ce fut Mahomet qui fit le succès de l’Alcoran.

Non, Rome n’a point été vaincue par des livres : elle l’a été pour avoir révolté l’Europe par ses rapines, par la vente publique des indulgences ; pour avoir insulté aux hommes, pour avoir voulu les gouverner comme des animaux domestiques, pour avoir abusé de son pouvoir à un tel excès qu’il est étonnant qu’il lui soit resté un seul village. Henri VIII, Élisabeth, le duc de Saxe, le landgrave de Hesse, les princes d’Orange, les Condé, les Coligny, ont tout fait, et les livres rien. Les trompettes n’ont jamais gagné de batailles, et n’ont fait tomber de murs que ceux de Jéricho.

Vous craignez les livres comme certaines bourgades ont craint les violons. Laissez lire, et laissez danser : ces deux amusements ne feront jamais de mal au monde.


  1. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765 ; cet article s’y trouvait à la suite du morceau intitulé de Pierre le Grand et de J.-J. Rousseau. (B.) — Voyez ci-après Pierre le Grand.
  2. Rousseau a prédit la destruction prochaine de l’empire de Russie : sa grande raison est que Pierre Ier a cherché à répandre les arts et les sciences dans son empire. Mais, malheureusement pour le prophète, les arts et les sciences n’existent que dans la nouvelle capitale, et n’y sont presque cultivés que par des mains étrangères : cependant ces lumières, quoique bornées à la capitale, ont contribué à augmenter la puissance de la Russie, et jamais elle n’a été moins exposée aux événements qui peuvent détruire un grand empire que depuis le temps où Rousseau a prophétisé. (K.)
  3. Voyez tome XVIII, page 252.
  4. Helvétius, De l’Esprit, discours Ier, chapitre ier.
  5. Énéide, VII, 378.


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