Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Bayle

Éd. Garnier - Tome 17
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BAYLE[1].

Mais se peut-il que Louis Racine ait traité Bayle de cœur cruel et d’homme affreux dans une épître à Jean-Baptiste Rousseau, qui est assez peu connue, quoique imprimée ?

Il compare Bayle, dont la profonde dialectique fit voir le faux de tant de systèmes, à Marius assis sur les ruines de Carthage :

Ainsi, d’un œil content, Marius, dans sa fuite,
Contemplait les débris de Carthage détruite[2].

Voilà une similitude bien peu ressemblante, comme dit Pope, simile unlike. Marius n’avait point détruit Carthage comme Bayle avait détruit de mauvais arguments, Marius ne voyait point ces ruines avec plaisir ; au contraire, pénétré d’une douleur sombre et noble en contemplant la vicissitude des choses humaines, il fit cette mémorable réponse : « Dis au proconsul d’Afrique que tu as vu Marius sur les ruines de Carthage[3]. »

Nous demandons en quoi Marius peut ressembler à Bayle?

On consent que Louis Racine donne le nom de cœur affreux et d’homme cruel à Marius, à Sylla, aux trois triumvirs, etc., etc., etc. ; mais à Bayle ! Détestable plaisir, cœur cruel, homme affreux ! il ne fallait pas mettre ces mots dans la sentence portée par Louis Racine contre un philosophe qui n’est convaincu que d’avoir pesé les raisons des manichéens, des pauliciens, des ariens, des eutychiens, et celles de leurs adversaires. Louis Racine ne proportionnait pas les peines aux délits. Il devait se souvenir que Bayle combattit Spinosa trop philosophe, et Jurieu qui ne l’était point du tout. Il devait respecter les mœurs de Bayle, et apprendre de lui à raisonner. Mais il était janséniste, c’est-à-dire il savait les mots de la langue du jansénisme, et les employait au hasard.

Vous appelleriez avec raison cruel et affreux un homme puissant qui commanderait à ses esclaves, sous peine de mort, d’aller faire une moisson de froment où il aurait semé des chardons ; qui donnerait aux uns trop de nourriture, et qui laisserait mourir de faim les autres ; qui tuerait son fils aîné pour laisser un gros héritage au cadet. C’est là ce qui est affreux et cruel, Louis Racine ! On prétend que c’est là le Dieu de tes jansénistes ; mais je ne le crois pas. Ô gens de parti ! gens attaqués de la jaunisse ! vous verrez toujours tout jaune.

Et à qui l’héritier non penseur d’un père qui avait cent fois plus de goût que de philosophie adressait-il sa malheureuse épître dévote contre le vertueux Bayle ? À Rousseau, à un poëte qui pensait encore moins, à un homme dont le principal mérite avait consisté dans des épigrammes qui révoltent l’honnêteté la plus indulgente, à un homme qui s’était étudié à mettre en rimes riches la sodomie et la bestialité, qui traduisait tantôt un psaume et tantôt une ordure du Moyen de parvenir[4] à qui il était égal de chanter Jésus-Christ ou Giton. Tel était l’apôtre à qui Louis Racine déférait Bayle comme un scélérat. Quel motif avait pu faire tomber le frère de Phèdre et d’Iphigénie dans un si prodigieux travers ? Le voici : Rousseau avait fait des vers pour les jansénistes, qu’il croyait alors en crédit.

C’est tellement la rage de la faction qui s’est déchaînée sur Bayle, que vous n’entendez aucun des chiens qui ont hurlé contre lui, aboyer contre Lucrèce, Cicéron, Sénèque, Épicure, ni contre tant de philosophes de l’antiquité. Ils en veulent à Bayle ; il est leur concitoyen, il est de leur siècle ; sa gloire les irrite. On lit Bayle, on ne lit point Nicole : c’est la source de la haine janséniste. On lit Bayle, on ne lit ni le révérend P. Croiset ni le révérend P. Caussin : c’est la source de la haine jésuitique.

En vain un parlement de France lui a fait le plus grand honneur en rendant son testament valide malgré la sévérité de la loi[5] : la démence de parti ne connaît ni honneur ni justice. Je n’ai donc point inséré cet article pour faire l’éloge du meilleur des Dictionnaires, éloge qui sied pourtant si bien dans celui-ci, mais dont Bayle n’a pas besoin : je l’ai écrit pour rendre, si je puis, l’esprit de parti odieux et ridicule.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. Voltaire lui a aussi consacré un article dans sa Liste des Écrivains, qui fait partie du Siècle de Louis XIV. (B.)
  2. Même épître, vers 151-52.
  3. Il semble que ce grand mot soit au-dessus de la pensée de Lucain (Phars., livre II, 91) :
     
     Solatia fati

    Carthago Mariusquo tulit, pariterquo jacentes,
    Ignovere Diis.

    « Carthage et Marius, couchés sur le même sable, se consolèrent et pardonnèrent aux dieux. » Mais ils ne sont contents ni dans Lucain ni dans la réponse du Romain. (Note de Voltaire.)

  4. C’est le titre d’un ouvrage de Béroalde de Verville.
  5. L’Académie de Toulouse proposa, il y a quelques années (en 1772 pour 1773) l’éloge de Bayle pour sujet d’un prix ; mais les prêtres toulousains écrivirent en cour, et obtinrent une lettre de cachet qui défendit de dire du bien de Bayle. L’Académie changea donc le sujet de son prix, et demanda l’éloge de saint Exupère, évêque de Toulouse. (K.)


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