Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Allégories

Éd. Garnier - Tome 17
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ALLÉGORIES[1].


Un jour, Jupiter, Neptune et Mercure, voyageant en Thrace, entrèrent chez un certain roi nommé Hyrieus, qui leur fit fort bonne chère. Les trois dieux, après avoir bien dîné, lui demandèrent s’ils pouvaient lui être bons à quelque chose. Le bonhomme, qui ne pouvait plus avoir d’enfants, leur dit qu’il leur serait bien obligé s’ils voulaient lui faire un garçon. Les trois dieux se mirent à pisser sur le cuir d’un bœuf tout frais écorché ; de là naquit Orion, dont on fit une constellation connue dans la plus haute antiquité. Cette constellation était nommée du nom d’Orion par les anciens Chaldéens ; le livre de Job en parle[2] ; mais, après tout, on ne voit pas comment l’urine de trois dieux a pu produire un garçon. Il est difficile que les Dacier et les Saumaise trouvent dans cette belle histoire une allégorie raisonnable, à moins qu’ils n’en infèrent que rien n’est impossible aux dieux, puisqu’ils font des enfants en pissant.

Il y avait en Grèce deux jeunes garnements à qui un oracle dit qu’ils se gardassent du mélampyge : un jour, Hercule les prit, les attacha par les pieds au bout de sa massue, suspendus tous deux le long de son dos, la tête en bas, comme une paire de lapins. Ils virent le derrière d’Hercule. Mélampyge signifie cul noir. « Ah ! dirent-ils, l’oracle est accompli, voici cul noir. » Hercule se mit à rire, et les laissa aller. Les Saumaise et les Dacier, encore une fois, auront beau faire, ils ne pourront guère réussir à tirer un sens moral de ces fables.

Parmi les pères de la mythologie il y eut des gens qui n’eurent que de l’imagination ; mais la plupart mêlèrent à cette imagination beaucoup d’esprit. Toutes nos académies, et tous nos faiseurs de devises, ceux même qui composent les légendes pour les jetons du trésor royal, ne trouveront jamais d’allégories plus vraies, plus agréables, plus ingénieuses, que celles des neuf Muses, de Vénus, des Grâces, de l’Amour, et de tant d’autres qui seront les délices et l’instruction de tous les siècles, ainsi qu’on l’a déjà remarqué ailleurs[3].

Il faut avouer que l’antiquité s’expliqua presque toujours en allégories. Les premiers pères de l’Église, qui pour la plupart étaient platoniciens, imitèrent cette méthode de Platon. Il est vrai qu’on leur reproche d’avoir poussé quelquefois un peu trop loin ce goût des allégories et des allusions.

Saint Justin dit, dans son Apologétique (apolog., I, n° 55), que le signe de la croix est marqué sur les membres de l’homme ; que quand il étend les bras, c’est une croix parfaite, et que le nez forme une croix sur le visage.

Selon Origène, dans son explication du Lévitique, la graisse des victimes signifie l’Église, et la queue est le symbole de la persévérance.

Saint Augustin, dans son sermon sur la différence et l’accord des deux généalogies, explique à ses auditeurs pourquoi saint Matthieu, en comptant quarante-deux quartiers, n’en rapporte cependant que quarante et un. C’est, dit-il, qu’il faut compter Jéchonias deux fois, parce que Jéchonias alla de Jérusalem à Babylone. Or ce voyage est la pierre angulaire ; et si la pierre angulaire est la première du côté d’un mur, elle est aussi la première du côté de l’autre mur : on peut compter deux fois cette pierre ; ainsi on peut compter deux fois Jéchonias. Il ajoute qu’il ne faut s’arrêter qu’au nombre de quarante, dans les quarante-deux générations, parce que ce nombre de quarante signifie la vie. Dix figure la béatitude, et dix multiplié par quatre, qui représente les quatre éléments et les quatre saisons, produit quarante.

Les dimensions de la matière ont, dans son cinquante-troisième sermon, d’étonnantes propriétés. La largeur est la dilatation du cœur ; la longueur, la longanimité ; la hauteur, l’espérance ; la profondeur, la foi. Ainsi, outre cette allégorie, on compte quatre dimensions de la matière au lieu de trois.

Il est clair et indubitable, dit-il dans son sermon sur le psaume 6, que le nombre de quatre figure le corps humain, à cause des quatre éléments et des quatre qualités, du chaud, du froid, du sec et de l’humide ; et comme quatre se rapportent au corps, trois se rapportent à l’âme, parce qu’il faut aimer Dieu d’un triple amour, de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout notre esprit. Quatre ont rapport au vieux Testament, et trois au nouveau. Quatre et trois font le nombre de sept jours, et le huitième est celui du jugement.

On ne peut dissimuler qu’il règne dans ces allégories une affectation peu convenable à la véritable éloquence. Les Pères qui emploient quelquefois ces figures écrivaient dans un temps et dans des pays où presque tous les arts dégénéraient ; leur beau génie et leur érudition se pliaient aux imperfections de leur siècle, et saint Augustin n’en est pas moins respectable pour avoir payé ce tribut au mauvais goût de l’Afrique et du IVe siècle.

Ces défauts ne défigurent point aujourd’hui les discours de nos prédicateurs. Ce n’est pas qu’on ose les préférer aux Pères ; mais le siècle présent est préférable aux siècles dans lesquels les Pères écrivaient. L’éloquence, qui se corrompit de plus en plus, et qui ne s’est rétablie que dans nos derniers temps, tomba après eux dans de bien plus grands excès : on ne parla que ridiculement chez tous les peuples barbares jusqu’au siècle de Louis XIV. Voyez tous les anciens sermonnaires ; ils sont fort au-dessous des pièces dramatiques de la Passion qu’on jouait à l’hôtel de Bourgogne. Mais dans ces sermons barbares vous retrouvez toujours le goût de l’allégorie, qui ne s’est jamais perdu. Le fameux Menot, qui vivait sous François Ier, a fait le plus d’honneur au style allégorique. « Messieurs de la justice, dit-il, sont comme un chat à qui on aurait commis la garde d’un fromage de peur qu’il ne soit rongé des souris ; un seul coup de dent du chat fera plus de tort au fromage que vingt souris ne pourraient en faire. »

Voici un autre endroit assez curieux : « Les bûcherons, dans une forêt, coupent de grosses et de petites branches, et en font des fagots ; ainsi nos ecclésiastiques, avec des dispenses de Rome, entassent gros et petits bénéfices. Le chapeau de cardinal est lardé d’évêchés ; les évêchés, lardés d’abbayes et de prieurés, et le tout, lardé de diables. Il faut que tous ces biens de l’Église passent par les trois cordelières de l’Ave Maria. Car le benedicta tu sont grosses abbayes de bénédictins ; in mulieribus, c’est monsieur et madame, et fructus ventris, ce sont banquets et goinfreries. »

Les sermons de Barlette et de Maillard sont tous faits sur ce modèle : ils étaient prononcés moitié en mauvais latin, moitié en mauvais français. Les sermons en Italie étaient dans le même goût ; c’était encore pis en Allemagne. De ce mélange monstrueux naquit le style macaronique : c’est le chef-d’œuvre de la barbarie. Cette espèce d’éloquence, digne des Hurons et des Iroquois, s’est maintenue jusque sous Louis XIII. Le jésuite Garasse, un des hommes les plus signalés parmi les ennemis du sens commun, ne prêcha jamais autrement. Il comparait le célèbre Théophile à un veau, parce que Viaud était le nom de famille de Théophile. Mais d’un veau, dit-il, la chair est bonne à rôtir et à bouillir, et la tienne n’est bonne qu’à brûler.

Il y a loin de toutes ces allégories employées par nos barbares à celles d’Homère, de Virgile et d’Ovide ; et tout cela prouve que s’il reste encore quelques Goths et quelques Vandales qui méprisent les fables anciennes, ils n’ont pas absolument raison.


  1. Mélanges, tome V, 1701. Le volume désigné sous le titre de tome V des Mélanges porte sur le frontispice : Seconde suite des Mélanges. Au reste, cette aventure est racontée par Ovide, Fastes, livre V, vers 495-535. Voyez l’article Ange, première section. (B.)
  2. Chapitre IX, 9.
  3. Discours sur la fable, imprimé dès 1746, et qui fait aujourd’hui la fin de l’article Fable ci-après. (B.)


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