Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Newton et Descartes

Éd. Garnier - Tome 20
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NEWTON  ET  DESCARTES.
SECTION PREMIÈRE[1].
SECTION II[2].

Newton fut d’abord destiné à l’Église. Il commença par être théologien, et il lui en resta des marques toute sa vie. Il prit sérieusement le parti d’Arius contre Athanase ; il alla même un peu plus loin qu’Arius, ainsi que tous les sociniens. Il y a aujourd’hui en Europe beaucoup de savants de cette opinion ; je ne dirai pas de cette communion, car ils ne font point de corps ; ils sont même partagés, et plusieurs d’entre eux réduisent leur système au pur déisme, accommodé avec la morale du Christ. Newton n’était pas de ces derniers ; il ne différait de l’Église anglicane que sur le point de la consubstantialité, et il croyait tout le reste.

Une preuve de sa bonne foi, c’est qu’il a commenté l’Apocalypse[3]. Il y trouve clairement que le pape est l’antechrist, et il explique d’ailleurs ce livre comme tous ceux qui s’en sont mêlés. Apparemment qu’il a voulu par ce commentaire consoler la race humaine de la supériorité qu’il avait sur elle.

Bien des gens, en lisant le peu de métaphysique que Newton a mis à la fin de ses Principes mathématiques, y ont trouvé quelque chose d’aussi obscur que l’Apocalypse. Les métaphysiciens et les théologiens ressemblent assez à cette espèce de gladiateurs qu’on faisait combattre les yeux couverts d’un bandeau ; mais quand Newton travailla les yeux ouverts à ses mathématiques, sa vue porta aux bornes du monde.

Il a inventé le calcul qu’on appelle de l’infini ; il a découvert et démontré un principe nouveau qui fait mouvoir toute la nature. On ne connaissait point la lumière avant lui ; on n’en avait que des idées confuses et fausses. Il a dit : Que la lumière soit connue, et elle l’a été.

Les télescopes de réflexion ont été inventés par lui. Le premier a été fait de ses mains ; et il a fait voir pourquoi on ne peut pas augmenter la force et la portée des télescopes ordinaires. Ce fut à l’occasion de son nouveau télescope qu’un jésuite allemand prit Newton pour un ouvrier, pour un faiseur de lunettes, artifex quidam nomine Newton, dit-il dans un petit livre. La postérité l’a bien vengé depuis. On lui faisait en France plus d’injustice, on le prenait pour un faiseur d’expériences qui s’était trompé ; et parce que Mariotte se servit de mauvais prismes, on rejeta les découvertes de Newton.

Il fut admiré de ses compatriotes dès qu’il eut écrit et opéré. Il n’a été bien connu en France qu’au bout de quarante années. Mais en récompense nous avions la matière cannelée et la matière rameuse de Descartes, et les petits tourbillons mollasses du révérend père Malebranche, et le système de M. Privât de Molières, qui ne vaut pas pourtant Poquelin de Molière.

De tous ceux qui ont un peu vécu avec monsieur le cardinal de Polignac, il n’y a personne qui ne lui ait entendu dire que Newton était péripatéticien, et que ses rayons colorifiques, et surtout son attraction, sentaient beaucoup l’athéisme. Le cardinal de Polignac joignait à tous les avantages qu’il avait reçus de la nature une très-grande éloquence ; il faisait des vers latins avec une facilité heureuse et étonnante[4] ; mais il ne savait que la philosophie de Descartes, et il avait retenu par cœur ses raisonnements comme on retient des dates. Il n’était point devenu géomètre et il n’était pas né philosophe. Il pouvait juger les Catilinaires et l’Énéide, mais non pas Newton et Locke.

Quand on considère que Newton, Locke, Clarke, Leibnitz, auraient été persécutés en France, emprisonnés à Rome, brûlés à Lisbonne, que faut-il penser de la raison humaine ? Elle est née dans ce siècle en Angleterre. Il y avait eu, du temps de la reine Marie, une persécution assez forte sur la manière de prononcer le grec, et les persécuteurs se trompaient. Ceux qui mirent Galilée en pénitence se trompaient encore plus. Tout inquisiteur devrait rougir jusqu’au fond de l’âme, en voyant seulement une sphère de Copernic. Cependant si Newton était né en Portugal, et qu’un dominicain eût vu une hérésie dans la raison inverse du carré des distances, on aurait revêtu le chevalier Isaac Newton d’un san-benito dans un auto-da-fé.

On a souvent demandé pourquoi ceux que leur ministère engage à être savants et indulgents ont été si souvent ignorants et impitoyables. Ils ont été ignorants parce qu’ils avaient longtemps étudié, et ils ont été cruels parce qu’ils sentaient que leurs mauvaises études étaient l’objet du mépris des sages. Certainement les inquisiteurs qui eurent l’effronterie de condamner le système de Copernic, non-seulement comme hérétique, mais comme absurde, n’avaient rien à craindre de ce système. La terre a beau être emportée autour du soleil ainsi que les autres planètes, ils ne perdaient rien de leurs revenus ni de leurs honneurs. Le dogme même est toujours en sûreté, quand il n’est combattu que par des philosophes : toutes les académies de l’univers ne changeront rien à la croyance du peuple. Quel est donc le principe de cette rage qui a tant de fois animé les Anitus contre les Socrates ? C’est que les Anitus disent dans le fond de leur cœur : Les Socrates nous méprisent.

J’avais cru dans ma jeunesse que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite. Je m’étais imaginé que la cour et la ville de Londres l’avaient nommé, par acclamation, grand-maître des monnaies du royaume. Point du tout, Isaac Newton avait une nièce assez aimable, nommée madame Conduit ; elle plut beaucoup au grand-trésorier Halifax. Le calcul infinitésimal et la gravitation ne lui auraient servi de rien sans une jolie nièce.


SECTION III.

DE LA CHRONOLOGIE RÉFORMÉE PAR NEWTON, QUI FAIT LE MONDE
MOINS VIEUX DE CINQ CENTS ANS[5].


  1. Les éditeurs de Kehl avaient formé la première section de cet article de la quatorzième des Lettres philosophiques. Voyez les Mélanges, année 1734. (B.)
  2. Ce morceau était dans la troisième partie des Mélanges, 1756. Peut-être est-il plus ancien. (B.)
  3. Voyez Apocalypse, tome XVII, pages 289-290 ; et dans la Correspondance, une lettre du roi de Prusse, de janvier 1750.
  4. Il est auteur de l’Anti-Lucrèce. Voyez tome XVII, page 271.
  5. Les éditeurs de Kehl avaient imprimé comme troisième section une partie de la dix-septième des Lettres philosophiques : voyez les Mélanges, année 1734. (B.)


Nécessaire

Newton et Descartes

Noël