Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 38

Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 395-400).


CHAPITRE XXXVIII.

ASSASSINAT DU ROI DE PORTUGAL. JÉSUITES CHASSÉS DU PORTUGAL ET ENSUITE DE LA FRANCE.


Un ordre religieux ne devrait pas faire partie de l’histoire. Aucun historien de l'antiquité n’est entré dans le détail des établissements des prêtres de Cybèle ou de Junon. C’est un des malheurs de notre police européane que les moines, destinés par leur institut à être ignorés, aient fait autant de bruit que les princes, soit par leurs immenses richesses, soit par les troubles qu’ils ont excités depuis leur fondation.

Les jésuites étaient, comme on sait, les souverains véritables du Paraguai, en reconnaissant le roi d’Espagne. La cour d’Espagne avait cédé, par un traité d’échange, quelques districts de ces contrées au roi de Portugal Joseph II[1], de la maison de Bragance. On accusa les jésuites de s’y être opposés, et d’avoir fait révolter les peuplades qui devaient passer sous la domination portugaise. Ce grief, joint à beaucoup d’autres, fit chasser les jésuites de la cour de Lisbonne.

Quelque temps après, la famille Tavora, et surtout le duc d’Aveiro, oncle de la jeune comtesse Ataïde d’Atouguia ; le vieux marquis et la marquise de Tavora, père et mère de la jeune comtesse ; enfin le comte Ataïde, son époux, et un des frères de cette comtesse infortunée, croyant avoir reçu du roi un outrage irréparable, ils résolurent de s’en venger. La vengeance s’accorde très-bien avec la superstition. Ceux qui méditent un grand attentat cherchent parmi nous des casuistes et des confesseurs qui les encouragent. La famille, qui pensait être outragée, s’adressa à trois jésuites, Malagrida, Alexandre, et Mathos. Ces casuistes décidèrent que ce n’était pas seulement un péché qu’ils appellent véniel[2], de tuer le roi.

Il est bon de savoir, pour l’intelligence de cette décision, que les casuistes distinguent entre les péchés qui mènent en enfer et les péchés qui conduisent en purgatoire pour quelque temps ; entre les péchés que l’absolution d’un prêtre remet moyennant quelques prières ou quelques aumônes, et les péchés qui sont remis sans aucune satisfaction. Les premiers sont mortels, les seconds sont véniels.

La confession auriculaire causa un parricide en Portugal, ainsi qu’elle en avait produit dans d’autres pays. Ce qui a été introduit pour expier les crimes en a fait commettre. Telle est, comme on l’a déjà vu[3] souvent dans cette histoire, la déplorable condition humaine.

(3 septembre 1758) Les conjurés, munis de leurs pardons pour l’autre monde, attendirent le roi, qui revenait à Lisbonne d’une petite maison de campagne, seul, sans domestiques, et la nuit ; ils tirèrent sur son carrosse, et blessèrent dangereusement le monarque.

Tous les complices, excepté un domestique, furent arrêtés. Les uns périrent par la roue, les autres furent décapités. La jeune comtesse Ataïde, dont le mari fut exécuté, alla par ordre du roi pleurer dans un couvent tant d’horribles malheurs, dont elle passait pour être la cause. Les seuls jésuites qui avaient conseillé et autorisé l’assassinat du roi, par le moyen de la confession, moyen aussi dangereux que sacré, échappèrent alors au supplice.

Le Portugal, n’ayant pas encore reçu dans ce temps-là les lumières qui éclairent tant d’États en Europe, était plus soumis au pape qu’un autre. Il n’était pas permis au roi de faire condamner à la mort, par ses juges, un moine parricide ; il fallait avoir le consentement de Rome. Les autres peuples étaient dans le XVIIIe siècle ; mais les Portugais semblaient être dans le XIIe.

La postérité aura peine à croire que le roi de Portugal fit solliciter à Rome, pendant plus d’un an, la permission de faire juger chez lui des jésuites ses sujets, et ne put l’obtenir. La cour de Lisbonne et celle de Rome furent longtemps dans une querelle ouverte ; on alla même jusqu’à se flatter que le Portugal secouerait un joug que l’Angleterre, son alliée et sa protectrice, avait foulé aux pieds depuis si longtemps ; mais le ministère portugais avait trop d’ennemis pour oser entreprendre ce que Londres avait exécuté : il montra à la fois une grande fermeté et une extrême condescendance.

Les jésuites les plus coupables étaient en prison à Lisbonne ; le roi les y laissa, et prit le parti d’envoyer à Rome tous les jésuites de ses États. On les déclara bannis pour jamais du royaume ; mais on n’osait livrer à la mort trois jésuites accusés et convaincus de parricide. Le roi fut réduit à l’expédient de livrer du moins Malagrida à l’Inquisition, comme suspect d’avoir autrefois avancé quelques propositions téméraires qui sentaient l’hérésie.

Les dominicains, qui étaient juges du saint-office et assistants du grand-inquisiteur, n’ont jamais aimé les jésuites : ils servirent le roi mieux que n’avait fait Rome. Ces moines déterrèrent un petit livre de la Vie héroïque de sainte Anne, mère de Marie, dictée au révérend père Malagrida par sainte Anne elle-même. Elle lui avait déclaré que l’immaculée conception lui appartenait comme à sa fille, qu’elle avait parlé et pleuré dans le ventre de sa mère, et qu’elle avait fait pleurer les chérubins. Tous les écrits de Malagrida étaient aussi sages ; de plus, il avait fait des prédictions et des miracles : et celui d’éprouver, à l’âge de soixante et quinze ans, des pollutions dans sa prison, n’était pas un des moindres. (21 septembre 1761) Tout cela lui fut reproché dans son procès ; et voilà pourquoi il fut condamné au feu, sans qu’on l’interrogeât seulement sur l’assassinat du roi parce que ce n’est qu’une faute contre un séculier, et que le reste est un crime contre Dieu. Ainsi l’excès du ridicule et de l’absurdité fut joint à l’excès d’horreur. Le coupable ne fut mis en jugement que comme un prophète, et ne fut brûlé que pour avoir été fou, et non pas pour avoir été parricide.

Tandis qu’on chassait les jésuites du Portugal, cette aventure réveillait la haine qu’on leur portait en France, où ils ont toujours été puissants et détestés. Il arriva qu’un profès de leur ordre, nommé La Valette[4], qui était le chef des missions à la Martinique, et le plus fort commerçant des îles, fit une banqueroute de plus de trois millions. Les intéressés se pourvurent au parlement du Paris. On crut découvrir alors que le général jésuite résidant à Rome, gouvernait despotiquement les biens de la société. Le parlement de Paris condamna ce général et tous les frères jésuites solidairement à payer la banqueroute de La Valette.

Ce procès, qui indigna la France contre les jésuites, conduisit à examiner cet institut singulier qui rendait ainsi un général italien maître absolu des personnes et des fortunes d’une société de Français. On fut surpris de voir que jamais l’ordre des jésuites n’avait été formellement reçu en France par la plupart des parlements du royaume : on déterra leurs constitutions, et tous les parlements les trouvèrent incompatibles avec les lois. Ils rappelèrent alors toutes les anciennes plaintes faites contre cet ordre, et plus de cinquante volumes de leurs décisions théologiques contre la sûreté de la vie des rois. Les jésuites ne se défendirent qu’en disant que les jacobins et saint Thomas en avaient écrit autant. Ils ne prouvaient par cette réponse autre chose, sinon que les jacobins étaient condamnables comme eux. À l’égard de Thomas d’Aquin, il est canonisé ; mais il y a, dans sa Somme ultramontaine, des décisions que les parlements de France feraient brûler le jour de sa fête si on voulait s’en servir pour troubler l’État. Comme il dit, en divers endroits, que l’Église a le droit de déposer un prince infidèle à l’Église, il permet en ce cas le parricide. On peut, avec de telles maximes, gagner le paradis et la corde.

Le roi daigna se mêler de l’affaire des jésuites, et pacifier encore cette querelle comme les autres. Il voulut, par un édit, réformer paternellement les jésuites en France ; mais on prétend que le pape Clément XIII ayant dit qu’il fallait ou qu’ils restassent comme ils étaient, on qu’ils n’existassent pas, cette réponse du pape est ce qui les a perdus. On leur reprochait encore des assemblées secrètes. Le roi les abandonna alors aux parlements de son royaume, qui tous, l’un après l’autre, leur ont ôté leurs collèges et leurs biens[5].

Les parlements ne les ont condamnés que sur quelques règles de leur institut que le roi pouvait réformer, sur des maximes horribles, il est vrai, mais méprisées, publiées pour la plupart par des jésuites étrangers, et désavouées formellement depuis peu par les jésuites français.

Il y a toujours dans les grandes affaires un prétexte qu’on met en avant, et une cause véritable qu’on dissimule. Le prétexte de la punition des jésuites était le danger prétendu de leurs mauvais livres, que personne ne lit ; la cause était le crédit dont ils avaient longtemps abusé. Il leur est arrivé, dans un siècle de lumière et de modération, ce qui arriva aux templiers dans un siècle d’ignorance et de barbarie : l’orgueil perdit les uns et les autres ; mais les jésuites ont été traités dans leur disgrâce avec douceur, et les templiers le furent avec cruauté. Enfin le roi, par un édit solennel, en 1764[6], abolit dans ses États cet ordre qui avait toujours eu des personnages estimables, mais plus de brouillons, et qui fut pendant deux cents ans un sujet de discorde.

Ce n’est ni Sanchez, ni Lessius, ni Escobar, ni des absurdités de casuistes, qui ont perdu les jésuites ; c’est Le Tellier, c’est la bulle qui les a exterminés dans presque toute la France. La charrue que le jésuite Le Tellier avait fait passer sur les ruines de Port-Royal a produit, au bout de soixante ans, les fruits qu’ils recueillent aujourd’hui ; la persécution que cet homme violent et fourbe avait excitée contre des hommes entêtés a rendu les jésuites exécrables à la France : exemple mémorable, mais qui ne corrigera aucun confesseur des rois, quand il sera ce que sont presque tous les hommes à la cour, ambitieux et intrigant, et qu’il dirigera un prince peu instruit, affaibli par la vieillesse[7].

L’ordre des jésuites fut ensuite chassé de tous les États du roi d’Espagne en Europe, en Asie, en Amérique, chassé des Deux-Siciles, chassé de Parme et de Malte : preuve évidente qu’ils n’étaient pas aussi grands politiques qu’on le croyait. Jamais les jésuites n’ont été puissants que par l’aveuglement des autres hommes, et les yeux ont commencé à s’ouvrir dans ce siècle. Ce qu’il y eut d’assez étrange dans leur désastre presque universel, c’est qu’ils furent proscrits dans le Portugal pour avoir dégénéré de leur institut, et en France pour s’y être trop conformés. C’est qu’en Portugal on n’osait pas encore examiner un institut consacré par les papes, et on l’osait en France. Il en résulte qu’un ordre religieux parvenu à se faire haïr par tant de nations est coupable de cette haine.

Cet ordre fut exterminé dans presque tous les pays qui avaient été les théâtre de sa puissance, en Espagne, aux Philippines, au Pérou, au Mexique, au Paraguai, en Portugal, au Brésil, en France, dans les Deux-Siciles, dans le duché de Parme, à Malte ; mais il fut conservé (du moins pour quelque temps) en Hongrie, en Pologne, dans le tiers de l’Allemagne, en Flandre, et même à Venise, où il n’avait aucun crédit et dont il avait été autrefois chassé.

Il paraît raisonnable et juste que des souverains mécontents d’un ordre religieux s’en défassent, et que les puissances qui en sont satisfaites le conservent dans leurs États.

(1773) Enfin cette société a été abolie, après bien des négociations, par le pontife de Rome Ganganelli, successeur du pape Rezzonico. Tous les princes catholiques de l’Europe ont chassé les jésuites, et le roi de Prusse, prince protestant, les a conservés, au grand étonnement des nations. C’est que ce monarque ne voyait en eux que des hommes capables d’élever chez lui la jeunesse, et d’enseigner les belles-lettres peu cultivées dans ses États, excepté par lui-même. Il les croyait utiles, et ne les craignait pas ; il regardait du même œil les calvinistes, les luthériens, les papistes ; ceux qu’on appelle les ministres de l’Évangile, et ceux qu’on appelait les pères de la Société de Jésus, les dédaignant tous également, établissant la tolérance universelle comme le premier des dogmes, plus occupé de son armée que de ses collèges ; sachant très-bien qu’avec des soldats il contiendrait tous les théologiens, et se souciant fort peu que ce fût un jésuite ou un prédicant qui fît connaître Cicéron et Vigile à la jeunesse.



  1. Lisez Joseph Ier, voyez page 173. Il n’y a encore eu qu’un monarque portugais du nom de Joseph.
  2. C’est ce qui est rapporté dans l’acordao, ou déclaration authentique du conseil royal de Lisbonne. (Note de Voltaire).
  3. Comme il est dit dans l’Avertissement de Beuchot, ce qui forme aujourd’hui le chapitre xviii du Précis du Siècle de Louis XV formait, en 1763, le chapitre lx du Siècle de Louis XIV, imprimé à la suite de l’Essai sur l’Histoire Générale et sur les Mœurs et l’Esprit des nations ; et dans le chapitre cxxxv de cet Essai, Voltaire parlait de plusieurs assassinats commis après confession. Le chapitre cxxxv est aujourd’hui le clxiv ; voyez tome XII, page 472, et aussi l’article Confession du Dictionnaire philosophique.
  4. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxviii.
  5. Les collèges des jésuites furent fermés le 1er avril 1762, le 6 août de la même année leurs vœux furent déclares abusifs, et la société fut dissoute. Les jésuites n’en restèrent pas moins dans le royaume en portant l’habit séculier jusqu’en 1764. (G. A.)
  6. Novembre ; voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxviii.
  7. C’était ici qu’en 1763 finissait ce chapitre, alors le lxe. Il était suivi de deux chapitres dont il est parlé dans l’Avertissement de Beuchot, et qui sont placés dans les Mélanges. Les trois alinéas qui suivent ont paru dans l’édition in-4o de 1769, Le dernier alinéa du chapitre est de 1775. (B.)