Essai sur les mœurs/Chapitre 67

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CHAPITRE LXVII.

De la Suisse, et de sa révolution au commencement du XIVe siècle.

De tous les pays de l’Europe, celui qui avait le plus conservé la simplicité et la pauvreté des premiers âges était la Suisse. Si elle n’était pas devenue libre, elle n’aurait point de place dans l’histoire du monde ; elle serait confondue avec tant de provinces plus fertiles et plus opulentes qui suivent le sort des royaumes où elles sont enclavées : on ne s’attire l’attention que quand on est quelque chose par soi-même. Un ciel triste, un terrain pierreux et ingrat, des montagnes, des précipices, c’est là tout ce que la nature a fait pour les trois quarts de cette contrée. Cependant on se disputait la souveraineté de ces rochers avec la même fureur qu’on s’égorgeait pour avoir le royaume de Naples, ou l’Asie Mineure.

Dans ces dix-huit ans d’anarchie où l’Allemagne fut sans empereur, des seigneurs de châteaux et des prélats combattaient à qui aurait une petite portion de la Suisse. Leurs petites villes voulaient être libres comme les villes d’Italie, sous la protection de l’empire.

Quand Rodolphe fut empereur, quelques seigneurs de châteaux accusèrent juridiquement les cantons de Schwitz, d’Uri, et d’Underwald, de s’être soustraits à leur domination féodale. Rodolphe, qui avait autrefois combattu ces petits tyrans, jugea en faveur des citoyens.

Albert d’Autriche, son fils, étant parvenu à l’empire, voulut faire de la Suisse une principauté pour un de ses enfants. Une partie des terres du pays était de son domaine, comme Lucerne, Zurich, et Glaris. Des gouverneurs sévères furent envoyés, qui abusèrent de leur pouvoir.

Les fondateurs de la liberté helvétienne se nommaient Melchtal, Stauffacher, et Walther Furst. La difficulté de prononcer des noms si respectables nuit à leur célébrité. Ces trois paysans furent les premiers conjurés ; chacun d’eux en attira trois autres. Ces neuf gagnèrent les trois cantons de Schwitz, d’Uri, et d’Underwald.

Tous les historiens prétendent que, tandis que cette conspiration se tramait, un gouverneur d’Uri, nommé Gessler, s’avisa d’un genre de tyrannie ridicule et horrible (1307). Il fit mettre, dit-on, un de ses bonnets au haut d’une perche dans la place, et ordonna qu’on saluât le bonnet sous peine de la vie. Un des conjurés, nommé Guillaume Tell, ne salua point le bonnet. Le gouverneur le condamna à être pendu, et ne lui donna sa grâce qu’à condition que le coupable, qui passait pour archer très-adroit, abattrait d’un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son fils[1]. Le père, tremblant, tira, et fut assez heureux pour abattre la pomme. Gessler, apercevant une seconde flèche sous l’habit de Tell, demanda ce qu’il en prétendait faire. « Elle t’était destinée, dit le Suisse, si j’avais blessé mon fils. » Il faut convenir que l’histoire de la pomme est bien suspecte. Il semble qu’on ait cru devoir orner d’une fable le berceau de la liberté helvétique ; mais on tient pour constant que Tell, ayant été mis aux fers, tua ensuite le gouverneur d’un coup de flèche ; que ce fut le signal des conjurés, que les peuples démolirent les forteresses.

L’empereur Albert d’Autriche, qui voulait punir ces hommes libres, fut prévenu par la mort. Le duc d’Autriche, Léopold, assembla contre eux vingt mille hommes. Les Suisses se conduisirent comme les Lacédémoniens aux Thermopyles (1315). Ils attendirent, au nombre de quatre ou cinq cents, la plus grande partie de l’armée autrichienne au pas[2] de Morgarten. Plus heureux que les Lacédémoniens, ils mirent en fuite leurs ennemis en roulant sur eux des pierres. Les autres corps de l’armée ennemie furent battus en même temps par un aussi petit nombre de Suisses.

Cette victoire ayant été gagnée dans le canton de Schwitz, les deux autres cantons donnèrent ce nom à leur alliance, laquelle, devenant plus générale, fait encore souvenir, par ce seul nom, de la victoire qui leur acquit la liberté.

Petit à petit les autres cantons entrèrent dans l’alliance. Berne, qui est en Suisse ce qu’Amsterdam est en Hollande, ne se ligua qu’en 1352 ; et ce ne fut qu’en 1513 que le petit pays d’Appenzel se joignit aux autres cantons, et acheva le nombre de treize.

Jamais peuple n’a plus longtemps ni mieux combattu pour sa liberté que les Suisses ; ils l’ont gagnée par plus de soixante combats contre les Autrichiens ; et il est à croire qu’ils la conserveront longtemps. Tout pays qui n’a pas une grande étendue, qui n’a pas trop de richesses, et où les lois sont douces, doit être libre. Le nouveau gouvernement en Suisse a fait changer de face à la nature : un terrain aride, négligé sous des maîtres trop durs, a été enfin cultivé ; la vigne a été plantée sur des rochers ; des bruyères, défrichées et labourées par des mains libres, sont devenues fertiles.

L’égalité, partage naturel des hommes, subsiste encore en Suisse autant qu’il est possible. Vous n’entendez pas par ce mot cette égalité absurde et impossible par laquelle le serviteur et le maître, le manœuvre et le magistrat, le plaideur et le juge, seraient confondus ensemble ; mais cette égalité par laquelle le citoyen ne dépend que des lois, et qui maintient la liberté des faibles contre l’ambition du plus fort. Ce pays enfin aurait mérité d’être appelé heureux si la religion n’avait, dans la suite, divisé ses citoyens que l’amour du bien public réunissait, et si, en vendant leur courage à des princes plus riches qu’eux, ils eussent toujours conservé l’incorruptibilité qui les distingue.

Chaque nation a eu des temps où les esprits s’emportent au delà de leur caractère naturel ; ces temps ont été moins fréquents chez les Suisses qu’ailleurs : la simplicité, la frugalité, la modestie, conservatrices de la liberté, ont toujours été leur partage ; jamais ils n’ont entretenu d’armée pour défendre leurs frontières ou pour entrer chez leurs voisins ; point de citadelles qui servent contre les ennemis ou contre les citoyens ; point d’impôt sur les peuples ; ils n’ont à payer ni le luxe ni les armées d’un maître ; leurs montagnes font leurs remparts, et tout citoyen y est soldat pour défendre la patrie. Il y a bien peu de républiques dans le monde, et encore doivent-elles leur liberté à leurs rochers ou à la mer qui les défend. Les hommes sont très-rarement dignes de se gouverner eux-mêmes.

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  1. On prétend que ce conte est tiré d’une ancienne légende danoise. (Note de Voltaire.)
  2. C’est le texte des éditions de 1756, 1761, 1769 (in-4°), 1775, et de celles de Kehl. Quelques éditions portent bas. (B.)