Essai sur les mœurs/Chapitre 146

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CHAPITRE CXLVI.

Vaines disputes. Comment l’Amérique a été peuplée. Différences spécifiques entre l’Amérique et l’ancien monde. Religion. Anthropophages. Raisons pourquoi le nouveau monde est moins peuplé que l’ancien.


Si ce fut un effort de philosophie qui fit découvrir l’Amérique, ce n’en est pas un de demander tous les jours comment il se peut qu’on ait trouvé des hommes dans ce continent, et qui les y a menés. Si on ne s’étonne pas qu’il y ait des mouches en Amérique, c’est une stupidité de s’étonner qu’il y ait des hommes.

Le sauvage qui se croit une production de son climat, comme son orignal et sa racine de manioc, n’est pas plus ignorant que nous en ce point, et raisonne mieux. En effet, puisque le nègre d’Afrique ne tire point son origine de nos peuples blancs, pourquoi les rouges, les olivâtres, les cendrés de l’Amérique, viendraient-ils de nos contrées ? et d’ailleurs, quelle serait la contrée primitive ?

La nature, qui couvre la terre de fleurs, de fruits, d’arbres, d’animaux, n’en a-t-elle d’abord placé que dans un seul terrain, pour qu’ils se répandissent de là dans le reste du monde ? ou serait-ce ce terrain qui aurait eu d’abord toute l’herbe et toutes les fourmis, et qui les aurait envoyées au reste de la terre ? comment la mousse et les sapins de Norvège auraient-ils passé aux terres australes ? Quelque terrain qu’on imagine, il est presque tout dégarni de ce que les autres produisent. Il faudra supposer qu’originairement il avait tout, et qu’il ne lui reste presque plus rien. Chaque climat a ses productions différentes, et le plus abondant est très-pauvre en comparaison de tous les autres ensemble. Le maître de la nature a peuplé et varié tout le globe. Les sapins de la Norvège ne sont point assurément les pères des girofliers des Moluques ; et ils ne tirent pas plus leur origine des sapins d’un autre pays que l’herbe des champs d’Archangel n’est produite par l’herbe des bords du Gange. On ne s’avise point de penser que les chenilles et les limaçons d’une partie du monde soient originaires d’une autre partie : pourquoi s’étonner qu’il y ait en Amérique quelques espèces d’animaux, quelques races d’hommes, semblables aux nôtres ?

L’Amérique, ainsi que l’Afrique et l’Asie, produit des végétaux, des animaux qui ressemblent à ceux de l’Europe ; et, tout de même encore que l’Afrique et l’Asie, elle en produit beaucoup qui n’ont aucune analogie à ceux de l’ancien monde.

Les terres du Mexique, du Pérou, du Canada, n’avaient jamais porté ni le froment qui fait notre nourriture, ni le raisin qui fait notre boisson ordinaire, ni les olives dont nous tirons tant de secours, ni la plupart de nos fruits. Toutes nos bêtes de somme et de charrue, chevaux, chameaux, ânes, bœufs, étaient absolument inconnus. Il y avait des espèces de bœufs et de moutons, mais toutes différentes des nôtres. Les moutons du Pérou étaient plus grands, plus forts que ceux d’Europe, et servaient à porter des fardeaux. Leurs bœufs tenaient à la fois de nos buffles et de nos chameaux. On trouva dans le Mexique des troupeaux de porcs qui ont sur le dos une glande remplie d’une matière onctueuse et fétide : point de chiens, point de chats. Le Mexique, le Pérou, avaient une espèce de lions, mais petits et privés de crinière ; et, ce qui est plus singulier, le lion de ces climats était un animal poltron.

On peut réduire, si l’on veut, sous une seule espèce tous les hommes, parce qu’ils ont tous les mêmes organes de la vie, des sens et du mouvement. Mais cette espèce parut évidemment divisée en plusieurs autres dans le physique et dans le moral.

Quant au physique, on crut voir dans les Esquimaux qui habitent vers le soixantième degré du nord, une figure, une taille semblable à celle des Lapons. Des peuples voisins avaient la face toute velue. Les Iroquois, les Hurons, et tous les peuples jusqu’à la Floride, parurent olivâtres et sans aucun poil sur le corps, excepté la tête. Le capitaine Rogers, qui navigua vers les côtes de la Californie, y découvrit des peuplades de nègres qu’on ne soupçonnait pas dans l’Amérique. On vit dans l’isthme de Panama une race qu’on appelle les Dariens[1] qui a beaucoup de rapport aux Albinos d’Afrique. Leur taille est tout au plus de quatre pieds ; ils sont blancs comme les Albinos, et c’est la seule race de l’Amérique qui soit blanche. Leurs yeux rouges sont bordés de paupières façonnées en demi-cercles. Ils ne voient et ne sortent de leurs trous que la nuit ; ils sont parmi les hommes ce que les hiboux sont parmi les oiseaux. Les Mexicains, les Péruviens, parurent d’une couleur bronzée, les Brasiliens d’un rouge plus foncé, les peuples du Chili plus cendrés. On a exagéré la grandeur des Patagons qui habitent vers le détroit de Magellan ; mais on croit que c’est la nation de la plus haute taille qui soit sur la terre.

Parmi tant de nations si différentes de nous, et si différentes entre elles, on n’a jamais trouvé d’hommes isolés, solitaires, errants à l’aventure à la manière des animaux, s’accouplant comme eux au hasard, et quittant leurs femelles pour chercher seuls leur pâture. Il faut que la nature humaine ne comporte pas cet état, et que partout l’instinct de l’espèce l’entraîne à la société comme à la liberté ; c’est ce qui fait que la prison sans aucun commerce avec les hommes est un supplice inventé par les tyrans, supplice qu’un sauvage pourrait moins supporter encore que l’homme civilisé.

Du détroit de Magellan jusqu’à la baie d’Hudson, on a vu des familles rassemblées et des huttes qui composaient des villages ; point de peuples errants qui changeassent de demeures selon les saisons, comme les Arabes-Bédouins et les Tartares : en effet, ces peuples, n’ayant point de bêtes de somme, n’auraient pu transporter aisément leurs cabanes. Partout on a trouvé des idiomes formés, par lesquels les plus sauvages exprimaient le petit nombre de leurs idées : c’est encore un instinct des hommes de marquer leurs besoins par des articulations. De là se sont formées nécessairement tant de langues différentes, plus ou moins abondantes, selon qu’on a eu plus ou moins de connaissances. Ainsi la langue des Mexicains était plus formée que celle des Iroquois, comme la nôtre est plus régulière et plus abondante que celle des Samoïèdes.

De tous les peuples de l’Amérique, un seul avait une religion qui semble, au premier coup d’œil, ne pas offenser notre raison. Les Péruviens adoraient le soleil comme un astre bienfaisant, semblables en ce point aux anciens Persans et aux Sabéens ; mais si vous en exceptez les grandes et nombreuses nations de l’Amérique, les autres étaient plongées pour la plupart dans une stupidité barbare. Leurs assemblées n’avaient rien d’un culte réglé ; leur créance ne constituait point une religion. Il est constant que les Brasiliens, les Caraïbes, les Mosquites, les peuplades de la Guiane, celles du Nord, n’avaient pas plus de notion distincte d’un Dieu suprême que les Cafres de l’Afrique. Cette connaissance demande une raison cultivée, et leur raison ne l’était pas. La nature seule peut inspirer l’idée confuse de quelque chose de puissant, de terrible, à un sauvage qui verra tomber la foudre, ou un fleuve se déborder. Mais ce n’est là que le faible commencement de la connaissance d’un Dieu créateur : cette connaissance raisonnée manquait même absolument à toute l’Amérique.

Les autres Américains qui s’étaient fait une religion l’avaient faite abominable. Les Mexicains n’étaient pas les seuls qui sacrifiassent des hommes à je ne sais quel être malfaisant : on a prétendu même que les Péruviens souillaient aussi le culte du soleil par de pareils holocaustes ; mais ce reproche paraît avoir été imaginé par les vainqueurs pour excuser leur barbarie. Les anciens peuples de notre hémisphère, et les plus policés de l’autre, se sont ressemblés par cette religion barbare.

Herrera nous assure que les Mexicains mangeaient les victimes humaines immolées[2]. La plupart des premiers voyageurs et des missionnaires disent tous que les Brasiliens, les Caraïbes, les Iroquois, les Hurons, et quelques autres peuplades, mangeaient les captifs faits à la guerre ; et ils ne regardent pas ce fait comme un usage de quelques particuliers, mais comme un usage de nation. Tant d’auteurs anciens et modernes ont parlé d’anthropophages qu’il est difficile de les nier. Je vis en 1725 quatre sauvages amenés du Mississipi à Fontainebleau. Il y avait parmi eux une femme de couleur cendrée comme ses compagnons ; je lui demandai, par l’interprète qui les conduisait, si elle avait mangé quelquefois de la chair humaine ; elle me répondit que oui, très-froidement, et comme à une question ordinaire. Cette atrocité, si révoltante pour notre nature, est pourtant bien moins cruelle que le meurtre. La véritable barbarie est de donner la mort, et non de disputer un mort aux corbeaux ou aux vers. Des peuples chasseurs, tels qu’étaient les Brasiliens et les Canadiens, des insulaires comme les Caraïbes, n’ayant pas toujours une subsistance assurée, ont pu devenir quelquefois anthropophages. La famine et la vengeance les ont accoutumés à cette nourriture, et quand nous voyons, dans les siècles les plus civilisés, le peuple de Paris dévorer les restes sanglants du maréchal d’Ancre, et le peuple de La Haye manger le cœur du grand-pensionnaire de Wit, nous ne devons pas être surpris qu’une horreur, chez nous passagère, ait duré chez les sauvages.

Les plus anciens livres que nous ayons ne nous permettent pas de douter que la faim n’ait poussé les hommes à cet excès. Moïse même menace les Hébreux, dans cinq versets du Deutéronome[3], qu’ils mangeront leurs enfants s’ils transgressent sa loi. Le prophète Ézéchiel répète la même menace[4], et ensuite, selon plusieurs commentateurs, il promet aux Hébreux, de la part de Dieu, que s’ils se défendent bien contre le roi de Perse, ils auront à manger de la chair de cheval[5] et de la chair de cavalier[6]. Marco Paolo, ou Marc Paul, dit que, de son temps, dans une partie de la Tartarie, les magiciens ou les prêtres (c’était la même chose) avaient le droit de manger la chair des criminels condamnés à la mort. Tout cela soulève le cœur ; mais le tableau du genre humain doit souvent produire cet effet.

Comment des peuples toujours séparés les uns des autres ont-ils pu se réunir dans une si horrible coutume ? Faut-il croire qu’elle n’est pas absolument aussi opposée à la nature humaine qu’elle le paraît ? Il est sûr qu’elle est rare, mais il est sûr qu’elle existe.

On ne voit pas que ni les Tartares, ni les Juifs, aient mangé souvent leurs semblables. La faim et le désespoir contraignirent, aux siéges de Sancerre et de Paris, pendant nos guerres de religion, des mères à se nourrir de la chair de leurs enfants. Le charitable Las Casas, évêque de Chiapa, dit que cette horreur n’a été commise en Amérique que par quelques peuples chez lesquels il n’a pas voyagé. Dampierre assure qu’il n’a jamais rencontré d’anthropophages, et il n’y a peut-être pas aujourd’hui deux peuplades où cette horrible coutume soit en usage.

Il est un autre vice tout différent, qui semble plus opposé au but de la nature, que cependant les Grecs ont vanté, que les Romains ont permis, qui s’est perpétué dans les nations les plus polies, et qui est beaucoup plus commun dans nos climats chauds et tempérés de l’Europe et de l’Asie que dans les glaces du Septentrion : on a vu en Amérique ce même effet des caprices de la nature humaine ; les Crasiliens pratiquaient cet usage monstrueux et commun ; les Canadiens l’ignoraient. Comment se peut-il encore qu’une passion qui renverse les lois de la propagation humaine se soit emparée dans les deux hémisphères des organes de la propagation même[7].

Une autre observation importante, c’est qu’on a trouvé le milieu de l’Amérique assez peuplé, et les deux extrémités vers les pôles peu habitées : en général, le nouveau monde ne contenait pas le nombre d’hommes qu’il devait contenir. Il y en a certainement des causes naturelles : premièrement, le froid excessif, qui est aussi perçant en Amérique, dans la latitude de Paris et de Vienne, qu’il l’est à notre continent au cercle polaire[8].

En second lieu, les fleuves sont pour la plupart, en Amérique, vingt, trente fois plus larges au moins que les nôtres. Les inondations fréquentes ont dû porter la stérilité, et par conséquent la mortalité, dans des pays immenses. Les montagnes, beaucoup plus hautes, sont aussi plus inhabitables que les nôtres ; des poisons violents et durables, dont la terre d’Amérique est couverte, rendent mortelle la plus légère atteinte d’une flèche trempée dans ces poisons ; enfin la stupidité de l’espèce humaine, dans une partie de cet hémisphère, a dû influer beaucoup sur la dépopulation. On a connu, en général, que l’entendement humain n’est pas si formé dans le nouveau monde que dans l’ancien : l’homme est dans tous les deux un animal très-faible ; les enfants périssent partout faute d’un soin convenable ; et il ne faut pas croire que, quand les habitants des bords du Rhin, de l’Elbe, et de la Vistule, plongeaient dans ces fleuves les enfants nouveau-nés dans la rigueur de l’hiver, les femmes allemandes et sarmates élevassent alors autant d’enfants qu’elles en élèvent aujourd’hui, surtout quand ces pays étaient couverts de forêts qui rendaient le climat plus malsain et plus rude qu’il ne l’est dans nos derniers temps. Mille peuplades de l’Amérique manquaient d’une bonne nourriture : on ne pouvait ni fournir aux enfants un bon lait, ni leur donner ensuite une subsistance saine, ni même suffisante. Plusieurs espèces d’animaux carnassiers sont réduites, par ce défaut de subsistance, à une très-petite quantité ; et il faut s’étonner si on a trouvé dans l’Amérique plus d’hommes que de singes.



  1. On ne voit presque plus aujourd’hui de ces Dariens. (Note de Voltaire.)
  2. Antonio de Tordesillas, dit Herrera, du nom de sa mère, reçut de Philippe II le titre de premier historien des Indes et de Castille. Le meilleur ouvrage qu’il ait fait en cette qualité est l’Histoire générale des gestes des Castillans dans les îles et terre ferme de l’Océan, de l’an 1492 à 1554. Madrid, 1601-1615. 4 vol. in-folio. (E. B.)
  3. Chapitre xxviii, 53-57.
  4. Chapitre v, 10.
  5. Chapitre xxxix, 20.
  6. En examinant ce passage, on voit que Dieu ordonne d’abord aux Israélites d’annoncer aux oiseaux de proie et aux bêtes féroces qu’il leur donnera à dévorer la chair des princes et des guerriers ; ensuite, sans que la construction grammaticale puisse déterminer à qui il s’adresse, il parle de manger sur sa table la chair des chevaux et des cavaliers. Supposera-t-on que Dieu répète deux fois de suite la même invitation aux oiseaux de proie, de peur qu’ils ne l’entendent pas bien du premier coup ? leur propose-t-il de se mettre à sa table ? sa table est-elle la terre sur laquelle il sert de la chair humaine ? ou enfin en promet-il aux Juifs pour leur recompense ? C’est aux théologiens à juger laquelle de ces deux interprétations est la plus conforme à l’idée qu’ils se font de l’Être suprême. (K.)
  7. Voyez dans le Dictionnaire philosophique l’article Amour socratique. (Note de Voltaire.)
  8. Voilà qui est bien exagéré. La différence de chaleur, par 30° lat. N., est de 3,3 ; par 40°, de 8,6 ; par 50°, de 12,9 ; enfin par 60°, de 16. La côte occidentale n’offre pas ces variations. (G. A.)