Vénale/Texte entier

Victor-Havard, éditeurs (p. --tdm).
VÉNALE
CAMILLE PERT

Vénale
MŒURS MODERNES

PARIS

VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR

168, Boulevard Saint-Germain, 168


1892

Droits de traduction et de reproduction réservés.

VÉNALE


I

Il était deux heures. Un soleil de décembre un peu pâle traversait les platanes défeuillés du boulevard Malesherbes et venait égayer le petit salon encombré de bibelots, surchargé de draperies ou Germaine lisait. Le roulement assourdi des voitures montait du dehors, coupé de la corne lointaine des tramways ; et, ce bruit discret, dans la paix du salon, n’était qu’un gai rappel de la vie parisienne qui s’agitait près de là.

Vingt-cinq ans, de taille moyenne, d’une minceur ronde, des mains et des pieds délicats, Germaine, avec ses yeux bruns très doux, ses cheveux châtains, légers, avait un attrait absolument féminin, tout de charme physique.

Assise dans un large fauteuil bas, son corps s’abandonnait dans une jolie attitude de repos, enserré dans un corsage et une jupe de moire gris clair ; d’énormes plaques hollandaises de vieil argent rattachaient la traîne de peluche grise qui s’étalait à terre avec des reflets chatoyants.

Elle tenait à la main un roman récemment paru, et le livre, avec sa couverture jaune cru et les grosses lettres noires de son titre jurait avec cet intérieur élégant. On devinait les violences qu’il contenait à son aspect carré, brutal, sa physionomie particulière de livre réaliste. Il tranchait fortement avec les soies douces, les velours épais, l’ensemble discret aux teintes effacées de toute la pièce d’un bon goût très mondain.

Elle lisait avec distraction, la physionomie nulle. La vie mondaine lui laissait rarement une heure à donner à un livre, et l’habitude lui manquait pour suivre et s’intéresser à la pensée écrite. Sa jolie tête au regard sans vivacité était peu intellectuelle, gardant à l’âge où les traits s’accentuent une finesse excessive de contours, une rondeur enfantine ; la bouche aux lèvres pleines et la courbure molle du cou d’une sensualité délicate, très raffinée.

Ses yeux se tournaient de temps en temps, dans une visible attente, vers la pendule : un bijou Louis XVI niché dans une étagère de bois de rose, doublée de satin pâle.

Enfin, la porte du fond s’ouvrit, et un domestique introduisit une jeune femme. Germaine s’élança, jetant son livre à la volée, sur une table, soulagée d’en avoir fini de l’attente et de la lecture.

— Enfin, te voilà, Suzanne !

Et les deux femmes s’embrassèrent sincèrement dans une tendresse de longue date.

Les deux sœurs, à n’en pas douter : la même taille, les mêmes traits ; quoique Suzanne fût plus âgée et qu’on ne sait quoi de très différent, de plus sérieux, de plus bourgeois fût répandu sur sa personne. Son costume aussi disait toute une existence dissemblable, provinciale et insoucieuse de plaire : une robe de lainage sombre, un peu fatiguée, qui apparut lorsqu’elle déposa sa capote noire et sa pelisse de drap brun bordée de loutre.

Elle ôta ses gants, les plia soigneusement ; puis, examinant Germaine, elle eut un sourire maternel :

— Comme tu es belle !

La jeune femme eut une seconde d’embarras.

— C’est mon jour aujourd’hui… Oh ! n’aie pas peur, ajouta-t-elle vivement, personne ne viendra nous déranger avant quatre ou cinq heures… Nous avons le temps de causer.

— Bien, alors… La petite sœur n’est pas là ?

— Non, nous sommes seules… Yvonne ne rentrera que plus tard… Voyons, dis tout de suite… C’est un mari pour elle que tu nous apportes ?

Alors Suzanne s’enfonça dans un fauteuil et, bien installée, les mains croisées, elle dit avec un visible contentement :

— Oui, et un bon, je crois.

— Ah ! tant mieux ! soupira Germaine avec soulagement. C’est qu’elle a vingt-deux ans passés, et je désespérais de la marier !

— Voilà ce que je ne puis comprendre !… Comment dans toutes vos relations n’a-t-elle pas plu à quelqu’un ?

Germaine eut un geste d’impatience.

— Yvonne est assez jolie pour plaire dans le monde, elle y a des amoureux… mais, on ne trouve pas de maris possibles, maintenant, avec uniquement cent mille francs de dot !… Quand nous nous sommes mariées, il y avait des espérances, la position de notre père, président à la cour de cassation, faisait de l’effet à de certaines gens… Mais, alors que nos parents sont morts, ce n’est plus la même situation… Yvonne a l’air recueillie par nous et cela fait mauvais effet.

— Eh bien ! annonça Suzanne avec bonne humeur, son sourire illuminant sa physionomie franche et spirituelle ; je connais un jeune homme à Issoudun qui possède une très belle terre et à peu près cinquante mille livres de rente, qui se trouvera très heureux de prendre cette charmante fille avec ses cent mille francs tout secs !… Il l’a vue chez moi, l’été dernier qu’elle a passé aux Charmes ; et, si elle t’a parlé de lui, tu as dû voir qu’il ne lui déplaisait pas.

— M. Champanel ! interrogea Germaine.

— Oui… vingt-sept ans, charmant, joli garçon, même !… Maintenant, je ne te cacherai pas que le père a fait sa fortune en fabriquant des tresses pour chapeaux de paille… Mais les parents sont morts et le fils est parfaitement bien élevé et homme du monde.

Germaine fit une petite moue, les mains abandonnées sur les genoux.

— Naturellement… il y a une tare… sans cela, ce serait trop beau… Enfin cela peut aller… les chapeaux n’ont rien de flatteur, mais cela n’est pas déshonorant !… Nous ne visons pas à la noblesse, nous autres.

Puis, après un moment de réflexion, elle reprit :

— En effet, je m’étonnais de l’enthousiasme d’Yvonne pour les Charmes.

— Et, continua Suzanne avec bonhomie, tu as tout de suite pensé que ce n’était pas ma pauvre campagne qui laissait tant de souvenirs à notre sœur.

— Oh ! protesta gentiment Germaine, en général, la campagne près d’Issoudun n’est pas belle, mais les Charmes sont agréables…

— Oui, pour une femme de médecin comme moi qui ne veut pas trop s’éloigner de son mari… En réalité, ce n’est ni beau, ni pittoresque. Cela m’est égal… un grand espace, des arbres, de l’air pour les enfants c’est tout ce que je désire.

— À propos, demanda distraitement Germaine, ils vont bien tes petits ?… Pourquoi ne les as-tu pas amenés ?… Jean aurait été enchanté de voir ses petits cousins.

— Oh ! ce n’est pas possible ! s’écria Suzanne, riant à la pensée de ses quatre diables se démenant dans ce salon élégant — puis elle donna une excuse :

— Les aînés ont leurs études, et je n’aime pas à faire voyager les petits en hiver… Ils sont restés avec Mme Leydet ma belle-mère.

— Tu es toujours aussi bonne mère de famille ?

— Toujours.

Germaine eut un grand soupir :

— Ah ! je ne sais comment tu peux t’occuper ainsi constamment de tes quatre marmots ! Moi, déjà, Jean me tue !

Incrédule, Suzanne demanda :

— T’occupe-t-il tant que cela ?

Germaine rit franchement, se renversant dans son fauteuil, d’un mouvement de chatte :

— Oh ! bien, fit-elle, Jean a son Allemande… Il a cinq ans, ce mioche ; il ne m’intéresse guère.

Puis, très sérieuse :

D’ailleurs, je n’ai réellement pas le temps. Si tu savais combien de choses je fais dans une journée !… mes minutes sont comptées… Aujourd’hui, pour être libre de causer avec toi, j’ai accompli des miracles… Je me suis levée ce matin à six heures, et je m’étais couchée à quatre !

Suzanne examina sa sœur avec une sorte de pitié, et simplement :

— Que fais-tu ? demanda-t-elle.

Germaine leva les épaules avec découragement.

— Tout !… Je mène une vie insensée !

Puis, étendant la jambe pour ramener l’étoffe soyeuse de sa jupe, elle dit :

— Tiens, cette robe… c’est moi qui l’ai faite… je fais toutes mes robes… Lermontoff est censé m’habiller… en réalité, il me fait deux robes par an… J’ai une femme de chambre très adroite, mais je dispose, je finis tout… Je voulais ma robe aujourd’hui, et hier, en rentrant du Vaudeville, je me suis remise au travail avec Pauline, et nous n’avons terminé qu’à quatre heures… cela t’étonne, n’est-ce pas ?… parce que tu me crois très riche… Dans le monde, vois-tu, on n’a jamais que le quart de ce qu’il faudrait !… Puis, ce matin j’ai couru au Temple… tu sais qu’on ne peut trouver que là des vieux galons d’or qui ne soient pas hors de prix ? J’en avais absolument besoin pour un paravent que je termine… Enfin, mon jour de réception, j’ai mille rangements à faire avant de m’habiller.

Suzanne promena ses regards autour du salon :

— Il est certain que ce ne sont pas des domestiques qui peuvent ranger tous ces bibelots.

— Je fais tout retirer chaque jeudi par Pauline qui est adroite… Baptiste nettoie, et je replace tout moi-même, selon mon idée… J’ai plus de deux heures de travail, mais, pas une de mes amies n’a un appartement disposé avec l’art du mien… Par exemple, le soir, je suis tellement fatiguée que je ne puis plus me traîner.

— Qui t’oblige à vivre ainsi ?

— Comment veux-tu faire autrement ?… En province, on fait ce que l’on veut ; pas à Paris. Je n’ai pas inventé ma vie… Je fais comme toutes celles qui m’entourent.

— Oui, vous dépensez plus d’argent que vos maris n’en gagnent, vous vivez plus que vous n’avez de vie… jusqu’au jour où fortune et santé font banqueroute.

Suzanne parlait sans pédanterie, seulement triste.

— Sais-tu, reprit-elle, examinant sa sœur. Je te trouve changée… il y a longtemps que je ne t’ai vue… tu es pâle… tu as la figure tirée, presque vieillie.

— Crois-tu, vraiment ? demanda la jeune femme. Et, avec inquiétude, elle alla vivement à la fenêtre se regarder dans une petite glace à main. Au bout d’une minute, elle eut un petit soupir, et revint s’asseoir, très sérieuse.

— Que veux-tu ! fit-elle avec découragement. À partir de vingt et un ans, la beauté des femmes décline, et il est certain qu’il faut être de fer pour résister à la vie de Paris… Tiens, il sera très heureux qu’Yvonne se marie en province… la pauvre enfant n’a pas de résistance… si elle faisait ce que je fais, elle mourrait dix fois… ou, pis encore, elle deviendrait laide tout de suite !

Et Germaine entra dans de grandes explications sur leur sœur. Très bizarre, Yvonne ! Très vite fatiguée du monde, ne voulant pas en subir les exigences, dégoûtée de sa banalité comme si la vie, elle-même, n’était pas une immense banalité. — D’ailleurs, pas du tout faite pour vivre en société ; elle attachait beaucoup trop d’importance aux personnes, prête à se dévouer pour des amis d’une façon ridicule, et se blessant de ce qu’on ne lui rendit pas la pareille. Se chagrinant beaucoup trop des médisances et des petites trahisons qui sont inévitables entre gens qui se voient continuellement et ont mille intérêts contraires. Enfin, n’ayant pas du tout la tranquille indifférence qui, seule, rend les relations agréables avec des amis. Puis elle aimait peu la toilette, ne la comprenant même pas, niant les jouissances qu’elle procure, préférant s’en passer que de se donner de la peine pour l’acquérir. Une bonne fille, par exemple ! Dévouée, sûre, franche ! Trop franche même ; dans le monde, la franchise n’est que nuisible. Son défaut, son grand défaut était d’être romanesque. Il n’y avait pas à dire ; avec ses vingt-deux ans passés et son allure libre, un peu garçonnière, elle était romanesque ! Elle avait un tas d’idées de l’autre monde, un idéal du mariage qui lui préparait de rudes désillusions dans l’avenir.

Et, à mesure que la jeune femme parlait, son ton devenait plus amer, avec comme une souffrance oubliée au fond, ridiculisant des illusions qu’elle avait peut-être eues aussi.

— Enfin, conclut-elle, si son mari la trompait, je crois que la pauvre fille en serait très malheureuse !

— Mais, fit Suzanne surprise, il me semble qu’il n’est pas nécessaire d’être romanesque pour souffrir d’un pareil malheur !… Toi-même, si cela t’arrivait.

Germaine partit d’un éclat de rire, et brutalement :

— Ah ! çà, t’imagines-tu que j’ignore que mon mari couche avec toutes les femmes, excepté moi ?

Suzanne tressaillit, bouleversée des paroles et du ton de sa sœur ; mais Germaine continua :

— Je t’assure bien que je ne regrette que l’argent que cela lui coûte.

Suzanne écoutait stupéfaite. Vivant en province où sa sœur ne venait qu’avec horreur ; elle-même retenue par ses enfants et son mari, depuis son mariage, elle ignorait tout de Germaine. Les courts séjours de l’une chez l’autre et les lettres banales qu’elles échangeaient ne pouvaient en rien révéler les secrets de leurs ménages. Tout à coup elle devinait des abîmes dont rien ne lui avait donné l’idée ; la vie des autres, de loin, paraissant toujours unie et heureuse.

Alors, comme Suzanne la pressait de questions, Germaine raconta l’histoire de tant de ménages parisiens qui était la sienne. Et, peu à peu, à remuer d’anciens souvenirs qui avaient été des blessures, une souffrance lui remontait ; perdant de son insouciance, sa voix devenait vibrante et amère.

D’abord, aux premiers temps de son mariage avec Georges Watrin, c’était un mari amoureux fou de la beauté de sa femme. Six mois, on est amant et maîtresse. On initie la jeune femme à tous les dessous de la vie parisienne, riant de ses curiosités. On la mène partout ; on s’amuse de la voir imiter, cherchant à plaire, les filles qu’on lui fait coudoyer. On lui apprend, à elle, vierge de tout à l’heure, les secrets d’amour que les hommes se répètent entre deux ricanements ; on la grise de compliments, d’adoration, de passion. Puis, dans une minute d’oubli, elle devient enceinte, et cette vie idéale qu’elle croyait devoir durer toujours se brise à jamais. Tandis qu’elle souffre, qu’elle se cache, dépitée et comme honteuse de cette fécondité malencontreuse, le mari s’éloigne, au fond soulagé, lassé déjà de cette vie à deux par trop absorbante. Son cercle, ses amis, d’anciennes habitudes le reprennent. Quand la jeune femme, ayant repoussé le plus vite possible les ennuis et les dégoûts de la maternité vient, tendre et belle, s’offrir de nouveau tout entière, réclamant avec des baisers la vie passée : il est trop tard. Le mari a repris facilement la vie de garçon. La petite femme est toujours gentille, mais elle est trop exigeante, trop attachante. Mille pruderies viennent à l’homme : une femme ne peut pas toujours aller où va le mari. On ne doit pas la voir dans de certains endroits. C’était bon dans les commencements ; une fantaisie de jeune mariée sur laquelle on fermait les yeux. Mais, à la longue, cela deviendrait ridicule, inconvenant ; elle se ferait remarquer, elle se déclasserait. Ensuite les affaires que l’on abandonnait aisément jadis prennent soudain une importance terrible, occupant toutes les minutes, fournissant des excuses forcément acceptées.

Alors, repoussée, isolée, la paix de sa vie de jeune fille détruite, une rancune au cœur, la femme se jette dans la vie mondaine. Là, elle retrouve l’excitation à laquelle on l’a habituée, elle assouvit son besoin maladif de plaire, sans autre but que remplir le vide et l’ennui de son existence. Elle, que les visites obligées ennuyaient quand elle courait Paris en garçon avec son mari, elle a deux cents amies intimes. Elle dînait au restaurant ; elle dînera en ville tous les soirs ; elle sortait à n’importe quelle heure, toujours prête aux fantaisies de son mari qui n’aimait pas attendre ; elle s’ennuierait à la maison, elle galope du matin au soir. Enfin, elle s’est accoutumée au luxe et aux raffinements de toilette des filles ; maintenant, elle ne pourrait plus s’en passer, et l’argent coule entre ses doigts qu’elle n’arrive jamais à serrer suffisamment pour le compter.

Quelquefois, un regret lui venait, un dégoût la saisissait de cette existence inutile, bruyante, banale et creuse qui ne la satisfaisait même pas toujours. Mais sans volonté pour réagir, elle retombait vite dans un grand apitoiement d’elle-même, avec la conviction qu’aucun effort n’aboutirait, s’abandonnant sans courage, rejetant le blâme de sa vie sur l’homme qui l’y avait entraînée.

D’ailleurs, comment pourrait-elle s’intéresser à un intérieur où elle serait éternellement solitaire, avec la pensée poursuivante de l’indifférence et de l’oubli du mari ? Son enfant suffirait-il à la retenir, lui qu’on a accueilli avec ennui, déplaisir, presque avec haine ; lui qui, à peine au sortir du ventre de la mère a été jeté avec précipitation dans des bras étrangers ? L’affection maternelle, quand elle n’est pas innée chez la femme, naît des soins et du contact continuel de la petite créature venue d’elle. L’enfant confié à d’autres, entrevu en courant, dont on n’a suivi aucun des développements, reste un étranger pour sa mère ; objet d’une tendresse vague éveillée seulement aux jours de danger — la maladie ramenant toujours une mère — mais, qui ne connaît jamais les affres, les tortures et les récompenses raffinées de la vraie maternité.

L’amour maternel n’était pas né avec l’enfant en Germaine, dont l’esprit à cette époque était trop profondément marqué de sa préoccupation du mari ; plus tard, éloignée du petit garçon par son agitation mondaine, elle attendait, de bonne foi, que l’intérêt lui vint, jugeant l’enfant trop jeune, trop insignifiant ; persuadée qu’elle s’attacherait plus tard à une personnalité dont elle n’aurait pas suivi et aidé les débuts.

Du reste, elle avait si peu de temps pour songer à tout cela ! Et à force de parler, l’émotion de Germaine s’était usée, elle en était revenue à déplorer, avec des paroles banales qui s’écoulaient, pressées, cette fuite de toutes les minutes, cette course désordonnée dans laquelle elle vivait, frappée secrètement de ces années qui galopaient incessamment vers la vieillesse, plus terrible pour elle que la mort.

Elle avait beau dormir peu, se coucher tard, économiser toutes les secondes, régler sa journée ; jamais elle ne pouvait remplir toutes les obligations qu’elle s’était d’abord créées, et qui la possédaient maintenant.

Suzanne écoutait, pleine de pitié dans son droit bon sens pour la faiblesse de sa sœur qui la livrait à toutes les influences sans résistance possible.

Sa vie, à elle, lui apparaissait comme le contraste absolu de celle de Germaine. Non qu’elle n’eût eu aussi des désillusions et des difficultés à vaincre, des chagrins à refouler au fond d’elle-même ; mais, son instinct l’avait toujours conduite dans la bonne voie et sa fermeté l’y avait maintenue.

Son mariage avec Philippe Leydet avait été surtout un mariage de raison. Le jeune médecin, déjà connu dans un milieu scientifique, l’intéressait comme un passionné de travail, un homme à principes fermes et forts, un solide appui dans la vie ; mais aucun sentiment passionné ou seulement tendre ne l’attirait vers lui.

Leurs noces s’étaient accomplies avec le froid enthousiasme, l’amour maladroit qu’un homme et une femme, seulement amis, s’efforcent d’éprouver l’un pour l’autre, gênés de ces premières expansions, se hâtant d’arriver à une tranquille intimité conjugale.

Au bout de quelques années, Suzanne s’apercevait que les grandes qualités de son mari avaient de réels revers. Cela lui fut d’autant plus pénible, qu’ayant étudié le jeune homme sans passion avant le mariage, elle croyait avoir tout compris de son caractère.

Sous des dehors très doux, Philippe avait une volonté immuable, et son esprit de domination s’étendait aux plus minces sujets. Il imposait ses idées sans rudesse, sans discussion, mais avec l’irrésistibilité de la force continue.

Il aimait sa femme parce qu’elle s’était faite sienne, entièrement dévouée à lui et à ses enfants, que seuls il adorait avec un dévouement passionné, la moindre rébellion de Suzanne l’aurait désaffectionné.

Elle s’était d’abord heurtée à la ténacité de son mari ; puis, comprenant qu’elle devrait céder ou le mariage se dissoudre, elle avait fait abnégation d’elle-même, réservant seulement sa force pour des désaccords sérieux. Elle n’en avait pas eu besoin, les impulsions de Philippe étaient généralement justes, et le hasard les aidant, jamais le mari et la femme n’avaient eu une idée contraire dans un cas important. Mais dans les mille détails de la vie, Suzanne avait dû souvent raisonner son courage pour s’imposer des acquiescements continuels, pour supporter gaiement l’irritante obligation de toujours céder, quel que soit son désir, quelque conviction que l’on ait.

Au bout d’un an de séjour à Paris où ils s’étaient installés en se mariant, le docteur Leydet avait décidé de s’établir à Issoudun, où il était né et que sa mère habitait encore.

D’abord, Mme Leydet mère, pour qui il avait une grande vénération, désirait beaucoup ce rapprochement ; ensuite, il pensait que la vie de province serait favorable à ses travaux scientifiques.

Ce fut le premier sacrifice sérieux auquel Suzanne se résigna. Elle eut un véritable déchirement en quittant sa mère qu’elle adorait, l’intérieur tendre et doux de sa famille où ses sœurs habitaient encore, les lieux qui lui étaient familiers depuis l’enfance. Le pays où on la menait lui apparaissait hideux et triste ; sa belle-mère l’effrayait, et, dix ans après, elle se souvenait avec amertume des larmes qu’elle avait versées pendant de longues journées : les premières larmes de sa vie ; celles qui paraissent les plus douloureuses.

Cependant, elle s’était faite à sa vie, s’absorbant dans ses enfants, leurs tendresses délicates la dédommageant de l’amicale froideur de son mari. Il estimait les qualités de sa femme, son bon sens, son ordre, son amour maternel ; il était prêt à reconnaître qu’il lui devait un intérieur paisible, heureux, décent ; mais, il ne lui en avait aucune reconnaissance, puisqu’elle ne faisait que simplement son devoir de femme.

Jamais il n’avait compris les sacrifices qu’elle acceptait pour la paix de leur ménage. Observateur attentif, excepté pour elle, il n’avait jamais aperçu ses malaises physiques et moraux, en niant même l’existence avec une tranquille bonne foi.

Malgré le peu de couleur de sa vie, Suzanne avait voulu la voir heureuse ; puisque d’irréparables malheurs ne l’avaient point traversée et qu’en s’interrogeant, elle pouvait affirmer avoir largement rempli ses devoirs de femme et de mère. Pourtant, vis-à-vis de Germaine, sa délicatesse se chargeait d’un remords : peut-être que si, moins absorbée dans son propre intérieur, elle avait suivi sa sœur, obtenu plus tôt ses confidences, au moment où la jeune femme souffrait encore de l’abandon de son mari, elle aurait pu la ramener à la vie bourgeoise tranquille et dévouée, qui, aux yeux de Suzanne, était le seul idéal possible pour une femme.

Était-il trop tard maintenant ? Évidemment oui. Avec le flair de la femme complètement honnête, Suzanne devinait un changement total dans sa sœur ; et, inquiète, elle cherchait si le mal n’était pas plus grand que Germaine ne l’avouait.

Des paroles de sa mère lui revenaient, dont elle avait souvent reconnu la justesse. « Une femme inoccupée devient forcément une mauvaise femme, travaillez toujours et ne pensez guère, mes enfants, » disait la vieille Mme Duterroir en rajustant ses lunettes.

Pendant toute leur enfance et leur jeunesse, leur mère avait continuellement mis un ouvrage ou un livre entre leurs mains ; toujours, on leur avait donné une occupation manuelle et intellectuelle. Il arrivait que Suzanne et Yvonne seules en profitaient ; Germaine restait oisive, rêvant, son ouvrage tombé sur ses genoux, ou ses yeux suivant les lignes du livre sans les comprendre.

Mille détails de l’enfance de Germaine se pressaient dans la mémoire de Suzanne, ajoutant à ses doutes.

À douze ans, Germaine très jolie, nubile, un corps de femme déjà, ne pensait qu’aux hommes, avec des curiosités qui la jetaient à lire, en cachette, fiévreusement, des livres à son père ; des traités d’histoire naturelle, des traductions grecques et latines qui promettaient des révélations que ses sens, trop précoces, réclamaient.

Plus tard, elle avait eu comme un dégoût de ces lectures trop crues, de ces vérités qui déchiraient sa volupté naissante, lui montrant les réalités tristes, cruelles et accablantes de la vie. Elle s’était passionnée pour les romans. Si M. Duterroir éloignait sans pitié la littérature nouvelle qu’il estimait dépravante et triste ; il avait une abondante collection des écrits du temps de sa jeunesse, dont, parfois, il revoyait avec plaisir la morale énervante sous des dehors décents, les amours mystiques et désordonnés dont la génération précédente se repaissait.

Germaine s’était plongée avec frénésie dans cette lecture, dévorant avidement, et passant par toutes les existences d’un factice voulu de ses héroïnes, y oubliant la vie réelle et ses inexorabilités.

Enfin, encore une fois, elle s’était lassée, elle s’absorbait jusqu’au mariage dans l’idéal qu’elle s’était créé : une vie très douce, un peu vague, auprès d’un mari qu’elle adorerait et dans lequel, à l’inverse de sa sœur, elle rêvait de s’annihiler.

Suzanne se rappelait ces rêvasseries dont elle avait sourit. Elle aussi, elle avait eu des rêves, et le temps les avait éparpillés. Mais son bon sens avait su s’accommoder de ce qui lui restait ; tandis qu’elle se demandait ce qui s’était passé dans la vie de Germaine après l’effondrement de ses illusions transformées, par un mari peu délicat, en des réalités sensuelles.

Le flot des visites de cinq heures vint interrompre la conversation des deux sœurs. Suzanne, alléguant la fatigue de son voyage et sa toilette chiffonnée, resta seule dans le petit salon. Au moment où Germaine s’élançait, dans l’ouverture de la porte vite refermée, on aperçut le miroitement des tentures anciennes brodées d’or qui couvraient les murs, sous l’éclairage vif, et la table à thé, où le samovar brillait, envoyant une légère vapeur blanche, au milieu de l’échafaudage des gâteaux et la peinture claire des tasses.

Dans la pièce solitaire, Mme Leydet s’absorba dans ses réflexions, tisonnant distraitement le feu qui envoyait des flammes rapides. Et, pendant que l’obscurité gagnait, enveloppant et endolorissant encore ses pensées, des bruits de voix gaies venaient du grand salon ; le fouillis des conversations, avec des éclats de rire un peu amortis par les portières retombées ; quelquefois, le bruit clair d’une cuiller heurtant une tasse passant sous la porte avec le rayon lumineux qui traçait une raie brillante sur le tapis sombre.

À huit heures, le diner réunit tout le monde. Yvonne, une grande belle fille blonde, un peu trop forte, aux yeux bruns passionnés s’était emparée de Suzanne et l’étourdissait de ses questions amicales, dans la joie réelle de leur réunion, et la fièvre de la proposition de mariage que Suzanne lui avait aussitôt communiquée.

Germaine, qui avait passé un peignoir lâche en cachemire blanc bordé de cygne, se reposait, alanguie, de la surexcitation qu’elle avait dû soutenir pendant les trois heures de sa réception, les yeux animés d’une fièvre qui tombait, presque silencieuse, maintenant, mangeant à peine, l’estomac gâté par des lunchs continuels, les gâteaux et les sandwichs avalés sans faire attention, en causant, une tasse de thé à la main.

En face d’elle se tenait son mari, Georges Watrin. Un beau garçon, un peu gros, très correct, le buste fort, une tête ronde, chauve, terminée par une barbe blond rouge en pointe : la physionomie propre à l’ingénieur moderne, et les yeux à fleur de tête soulignés de la boursouflure de chair du viveur qui touche à la quarantaine.

Distrait, la pensée évidemment ailleurs, il parlait, de temps en temps, avec un sourire poli, soulagé quand les femmes, causant de faits qui seules les concernaient, l’excluaient de leur conversation.

Un peu plus loin, baby Jean, encore en robe de peluche, sa tête pâle et mignonne sortant d’un col de guipure, se haussait, sérieux, le nez à la hauteur de la table, près de l’Allemande. Celle-ci, une fille commune, aux yeux louches qui s’empiffrait silencieusement, avalant de grands verres de vin d’un air discret.

Le dîner s’avançait, rapide ; peu de plats, très simples, servis correctement par Baptiste en livrée, avec un grand luxe d’argenterie reluisante et de linge fin très élégant.

Dès le dessert, Georges s’esquiva à la hâte, distribuant des serrements de mains aux femmes avec un sourire aimable.

— Au revoir ! dit-il à Germaine.

— Au revoir, répondit-elle d’un air ennuyé.

C’étaient les seules paroles échangées entre eux dans la soirée.

— Georges est bien pressé ce soir, remarqua Suzanne.

Germaine eut un petit rire :

— Oh !… c’est en ton honneur qu’il est venu dîner… il y a une première aux Variétés, ce soir.

Et, comme explication, elle ajouta, accentuant les mots :

— Il y a de ses amies qui jouent… il ne doit pas manquer le commencement.

Bientôt, elle fut obligée de congédier Jean, qui, s’enhardissant sous l’attention souriante de Suzanne, commençait à babiller à tort et à travers, d’une voix drôle de petit clown, ne sachant plus bien parler français dans sa vie continuelle avec l’Allemande et les autres institutrices étrangères de ses petits camarades.

Alors, on passa dans le fumoir où l’on se tenait les jours ordinaires : une pièce longue, à la haute cheminée sculptée en pan coupé, tendue et meublée d’étoffes de Bagdad, aux ramages bizarres sur le tissu rude.

Tout de suite, d’un mouvement lassé, Germaine s’étendit sur le grand divan qui tenait tout un côté du salon, et elle s’endormit, les mains sous la tête, enfonçant dans les coussins ; l’étoffe souple du peignoir descendant des rondeurs de la hanche jusqu’au tapis où la bordure de cygne mettait un fouillis de neige délicate.

Suzanne et Yvonne s’étaient assises devant une ancienne table de trictrac qui avait appartenu à leur père, et, rangeant les dames d’ivoire jauni qui tintaient bruyamment, elles échangeaient un regard d’amitié. Involontairement, elles se reportaient, en pensée, au temps où M. Duterroir et leur mère se penchaient à ces mêmes places, secouant ces cornets de vieux cuir piqués des vers ; tous deux en lunettes et attentifs aux « écoles ».

Quand elles se trouvèrent seules — le sommeil de Germaine ne mettant même pas le bruit d’une respiration entre elles — dans l’intimité de leurs deux cœurs qui s’aimaient vraiment, Yvonne interrogea sa sœur, une émotion dans la voix :

— Alors, c’est vrai ?… C’est M. Champanel qui t’a demandé de venir ?

Suzanne sourit :

— Tu penses bien que s’il ne s’agissait d’une grave question comme celle de ton mariage, je n’aurais pas abandonné mon mari et mes enfants.

Et, tout en jouant, avec des arrêts pour placer les dames ou pour marquer les points, elle racontait longuement les préliminaires de la demande, sûre de l’attention émue de la jeune fille.

À l’automne, après le départ d’Yvonne, les visites de Robert aux Charmes s’étaient faites plus rares, comme si rien ne l’attirait plus là. Puis, au bout de quelque temps, il était revenu plus souvent, avec le besoin, faute de mieux, de revoir les endroits où il l’avait rencontrée. Quand la famille Leydet s’était installée à Issoudun pour l’hiver, le jeune homme entrait continuellement chez eux, avec le désir irrésistible de parler d’elle, et le vague espoir de la voir revenir.

Enfin, un jour, très simplement, il s’était déclaré à Mme Leydet ; en homme sérieux qui détaille franchement les avantages pécuniaires qu’il possède ; en amoureux, avec des alternatives d’espoir et de défiance ; suppliant Mme Leydet d’appuyer de sa présence la demande dont il la chargeait.

— Demain, dit-elle en terminant, il viendra chercher ta réponse.

Puis, avec un regard à sa sœur, elle ajouta en souriant :

— Et je crois que je n’aurai pas besoin de beaucoup plaider pour lui ?

Yvonne baissa la tête, une rougeur visible courut sous sa peau de blonde, tandis que ses doigts remuaient, sans y penser, les jetons d’ivoire.

— C’est vrai, dit-elle franchement, je l’accepte, et, je t’avoue que je suis heureuse… bien heureuse de ce mariage… De toutes les façons… je le crois un homme honnête et loyal… puis, j’ai vingt-deux ans, et, surtout, je suis profondément soulagée de quitter cette maison et la vie qu’on y mène.

Et, tandis qu’une tristesse assombrissait sa physionomie ouverte, elle répondait en hâte à l’interrogation de Suzanne.

Non que Germaine ne l’aimât pas ! au contraire, elle la comblait de cadeaux, d’attentions, de tendresse ; jamais elle n’avait pu croire qu’elle fût de trop dans la maison. Sincèrement, Germaine s’était donné beaucoup de peine pour la marier ; il ne tenait qu’à la jeune fille de la suivre partout et toutes les distractions de sa sœur, elle les partageait. Mais, c’était précisément ces sorties perpétuelles, cette vie en l’air, ce galop continuel qui irritaient Yvonne. Cet effort constant pour le monde lui pesait comme une chaîne de fer. L’année précédente, elle n’avait rien voulu dire à Suzanne ; à quoi bon la chagriner ? Maintenant qu’elle se mariait, que cela allait finir, elle éprouvait un grand soulagement à tout révéler.

Et, à voix demi-haute, s’assurant de temps en temps du sommeil de Germaine, elle disait les dessous pénibles de cette existence brillante : la course continuelle après l’argent ; l’enfant, rejeté au plus loin de l’appartement, à la merci de l’Allemande ; le mari, toujours absent, absolument étranger dans son intérieur, vivant le jour dans ses bureaux de la rue Taitbout, le soir au cercle ou chez des maîtresses ; la femme se tuant et tuant sa sœur en peines et en démarches pour soutenir un luxe qu’elle ambitionnait toujours plus grand que ses ressources.

Quelquefois, la force manquait à Germaine, malgré sa souple et forte organisation ; et, retenue au lit un jour ou deux, par une courbature générale, une fièvre intense, un brisement de tout son être, elle avait des crises de larmes, des désespoirs, des terreurs. Elle se voyait gravement malade, morte bientôt, et perdait la tête ; c’étaient des scènes qui terrifiaient Yvonne, lui laissant une émotion bien longtemps après que Germaine avait tout oublié, se rejetant joyeusement dans le tourbillon sitôt la crise passée.

Ensuite, Yvonne était sûre que Germaine avait des dettes. En fille sérieuse, habituée à compter, elle donnait des chiffres, détaillant les gages des trois domestiques, ceux de l’institutrice, le cocher, la voiture et les chevaux loués, il est vrai pour l’hiver, mais qui n’en constituaient pas moins une forte dépense. En ajoutant l’appartement, les toilettes, les réceptions, les voyages, le montant des dépenses de la maison, on arrivait à un chiffre dépassant certainement de trente à trente-cinq mille francs par an, la somme que Georges donnait à sa femme, indifférent de savoir si cela lui suffisait.

Et, comme Suzanne s’exclamait, avec la terreur de la bourgeoisie sensée pour la dette, Yvonne eut un geste de découragement : — Que faire ? Elle avait souvent songé à avertir Georges. Puis, une timidité, une répugnance à ce rôle de délatrice l’avait arrêtée. D’ailleurs, Germaine niait toute dette, et Watrin approuvait systématiquement les dépenses de sa femme, craignant le contrôle des siennes.

Anciennement, leur existence était montée d’une façon presque modeste ; leur train ne s’était que peu à peu augmenté. On n’habitait que depuis trois ans ce grand appartement, avec trois salons et mille détails de luxe. C’était une idée d’économie qui avait, soi-disant, décidé les Watrin. Les loyers avaient beaucoup diminué depuis quelques années, et l’on profitait pour dix mille francs, d’un appartement loué autrefois quinze mille ; puis, sa proximité du parc Monceau éviterait la dépense d’une maison de campagne l’été.

Mais, il avait fallu meubler le nouveau local, beaucoup plus vaste que l’ancien, et la maison de campagne était remplacée par des voyages qui coûtaient le double. Enfin, l’on recevait beaucoup plus que dans le premier logement, mal distribué, et l’éloignement du centre de Paris avait nécessité une voiture.

Toujours les fantaisies de la jeune femme grandissaient, sa rage de dépense montait, s’exagérant au contact des fortunes énormes qu’elle fréquentait.

Alors, abandonnant la folie de sa sœur, avec un calme dans la voix, Yvonne se complaisait dans sa maison future, se reposant de son existence présente dans son rêve d’avenir. Un intérieur bourgeois, sans dépenses pour le monde, où l’on aurait toujours de l’argent pour se donner de véritables jouissances. Une vie de province paisible, coupée de séjours à Paris, avec de beaux voyages remplissant les souvenirs, et non des stations en courant dans les endroits à la mode, mangés de poussière, de banalité, et de monde. Et surtout, pas de visites, pas de dîners, pas de soirées obligées ; la vie tranquille chez soi, pour soi, avec la liberté de penser, de lire, même de ne rien faire ; sans le tracas des toilettes, sans l’obsession de toujours préparer sa beauté, la préoccupation constante du public.

Puis, ses yeux passionnés se voilaient d’une tendresse en songeant à la douceur de n’être plus seule dans la vie ; à la joie d’être liée à un compagnon aimé ; un camarade amoureux et tendre, qui mettait en elle, avec confiance, son nom et son bonheur.

Le mariage lui apparaissait splendide et radieux ; la période de développement complet de la femme, le moment où elle devient réellement elle-même, fière de son pouvoir et de ses responsabilités ; libre de montrer sa force d’aimer, son dévouement, la valeur de son âme : épreuve dans laquelle les unes se brisent et les autres deviennent plus fortes.

Suzanne l’écoutait tristement : Germaine avait raison, leur sœur était romanesque.

À elle, que dix années de ménage avaient instruite, le mariage semblait plutôt la période des rêves brisés, tournant court ; le moment où toutes les réalités de la vie se montrent, dures et palpables, s’imposent, inexorables. C’est un bel idéal, en effet, deux êtres se fondant en un seul et se complétant l’un l’autre. Malheureusement, les plus convaincus s’aperçoivent bien vite de l’impossibilité de ce rêve. La nature est là, qui a fait deux êtres complets, distincts, dissemblables, et que rien ne peut unir. Le semblant d’entente ne peut venir que de l’annihilation entière de l’un au profit de l’autre, et Suzanne, tout en admettant que ce fût le rôle de la femme, savait ce qu’il a de cruel.

Et la maternité ! quel apprentissage de douleur ; pourtant, elle y reconnaissait des joies, n’ayant que des enfants au-dessous de dix ans.

Vers onze heures, Germaine se réveilla ; tandis que la conversation s’épuisait entre ses sœurs, plus attentives à leur jeu. Elle s’approcha avec lenteur, les mains appuyées aux hanches.

— Quelles joueuses !

Puis, elle ajouta d’un ton languissant :

— Allons, il faut que je m’habille…

Stupéfaite, Suzanne demanda :

— Comment, tu sors ce soir ?

Germaine eut un geste d’ennui :

— Il faut bien… Cette absurde Louise Danesse n’est pas venue aujourd’hui… J’ai absolument besoin de m’entendre avec elle pour cette comédie que nous organisons… Je la trouverai certainement ce soir chez les Denferneys.

Suzanne jeta un coup d’œil rapide à Yvonne, qui jouait avec les dés, indifférente, les yeux baissés.

— Mais tu sors sans ton mari ?

Germaine rit franchement, amusée de cette réflexion naïve.

— Georges ?… Il vient avec moi dans les grandes occasions… Quant à ces petites soirées, si je l’attendais !…

Et, elle s’éloigna, la démarche lassée, ennuyée, remplissant un devoir.

Alors Suzanne s’adressa à Yvonne.

— C’est absurde !… une jeune femme ne doit pas sortir sans son mari.

Yvonne eut un geste indulgent :

— Que veux-tu !… Cela l’amuse… ses amies le font aussi… Ce n’est plus la vie bourgeoise comme on la menait chez notre mère… je t’assure que cela ne semble singulier à personne.

Et elles se turent. La partie traînait. Suzanne était distraite, attristée des découvertes qu’elle faisait depuis le matin, pressentant des troubles et des hontes dans cet intérieur en déroute.

Au bout d’une demi-heure, Germaine entr’ouvrit la porte, jeta un bonsoir rapide, et, laissant retomber la portière, s’éloigna.

Dans cette courte apparition, brusquement, Suzanne crut apercevoir le bas du peignoir blanc que la jeune femme portait tout à l’heure, sous le grand manteau de soie violette bordé de renard bleu, qui l’enveloppait tout entière.

Tout de suite, elle s’en voulut de cette absurdité. Allait-elle en soirée avec un peignoir.

Cependant, cette vision la poursuivait ; tandis qu’elle se déshabillait lentement, dans le dépaysement d’une chambre inconnue. Des idées lui venaient, malgré elle, des mots, qu’elle se reprochait de prononcer mentalement ; et, toujours l’obsession du peignoir entrevu la hantait, avec la certitude que Germaine mentait en prétendant se rendre à une soirée où ni son mari ni sa sœur ne l’accompagnaient.

Alors, la figure enfoncée dans l’oreiller, elle pleurait sa sœur qui lui paraissait perdue, évoquant le souvenir de son honnête mère, de son aïeule, de toutes les générations de femmes pures dont elles descendaient ; exemple qu’elle avait suivi, immuable et forte.

II

Suzanne n’était pas encore à l’âge où les soirées éloignent le sommeil. Après huit heures de calme repos, son bon sens de femme forte et saine lui reprocha les jugements hâtifs de la veille, se refusant à admettre la flétrissure de sa sœur qui lui paraissait prouvée, dans la fatigue et la surprise de l’arrivée.

À peine était-elle éveillée, Germaine entra, fraîche et souriante, vêtue d’un peignoir de flanelle rose, très simple. Elle sortait du bain, et sa peau moite, très blanche, sentait bon.

Elle apportait elle-même deux tasses de chocolat, et, assise près du lit de sa sœur, elle avala doucement le liquide très chaud, causant gaiement.

Par acquit de conscience, pour se débarrasser d’une pensée qui la gênait, Suzanne la questionna :

— Tu as trouvé ton amie, hier ?

Tout en remuant son chocolat, qui, décidément, la brûlait, Germaine répondit tranquillement :

— Louise Danesse ?… Oui… mais, nous n’avons rien décidé… c’est toujours comme cela avec elle ! Très intelligente, mais absolument toquée… Tu ne la connais pas, je crois ?… Non, c’est vrai, il n’y a que deux ans qu’ils habitent Paris… son mari était avocat à Bordeaux… Ils nous sont un peu parents… alliés plutôt…

Et elle se lança dans une généalogie très compliquée dans laquelle Suzanne se perdait.

Un regret très vif venait à celle-ci d’avoir pu soupçonner cette femme au regard limpide, qui bavardait, légère, vive, sans préoccupations ; et, elle se reprochait comme une mauvaise action de l’avoir accusée, mentalement traînée dans la boue, sans preuves, sur des faits sans importance.

Puis, baby, dont la chambre était voisine, arriva au bruit des voix, et de nouveaux remords envahirent Suzanne quand l’enfant, assis sur les genoux de sa mère, trempa son museau dans la tasse de la jeune femme, qui riait tendrement, amusée de la gourmandise câline du petit garçon.

— Évidemment, Yvonne, de nature exaltée, avait exagéré le tableau de l’intérieur désuni des Watrin. Il était facile de voir que l’enfant aimait sa mère, il paraissait avoir l’habitude de ses caresses. Peut-être un reste de tendresse existait-il aussi entre le mari et la femme, liés par ce petit être. Qui sait si la jeune fille n’avait pas laissé pénétrer en elle un grain de cette jalousie, de cette aigreur qui gagne, peu à peu, toute fille qui n’est pas mariée très jeune ?

Certainement, Germaine n’était pas la femme, la mère idéale ! Mais, la pauvre enfant faible, mal mariée, mal conseillée, sans direction, avait dans le fond le cœur bon et tendre. Et elle s’attendrissait des caresses banales que Germaine donnait à Jean.

Tout, ce jour-là, apparut à Mme Leydet d’une façon différente. La salle à manger très classique, en chêne sculpté, lui plut ; éclairée d’un gai soleil qui faisait briller les cuivres et les porcelaines constellant les murs. Cette pièce était trop banale pour être vraiment luxueuse, et Suzanne reprenait pied dans la bourgeoisie cossue du velours vert des tentures et la guipure blanche, très simple, des vitrages.

Elle admirait l’ordre parfait et la propreté éclatante qu’elle rêvait chez elle, et à laquelle, malgré sa surveillance minutieuse, jamais sa cuisinière, paysanne balourde, ni son cocher, valet de chambre à ses moments perdus, ne pouvaient atteindre.

Puis elle se trouva tout à fait à l’aise dans la grande pièce claire qui servait d’atelier de couture ; meublée d’armoires de sapin verni et d’une grande table à tailler où traînaient des patrons avec les grands ciseaux, et les minces rognures de la dernière coupe.

Dans une encoignure, deux grandes glaces descendant jusqu’à terre se rejoignaient, renvoyant l’image d’un mannequin habillé d’un jupon blanc, mince de taille, aux épaules rondes, gardant une ressemblance avec Germaine, malgré la mutilation des bras et de la tête. Près de la fenêtre, une machine à coudre, soigneusement entretenue, fleurie d’or et de nacre, attira l’attention de Suzanne, tandis qué Germaine tirait d’une armoire une toilette récemment terminée ; une idée à elle, un fouillis exquis de gaze blanche et de dentelles.

Et tandis qu’elle la montrait sous toutes ses faces, elle disait convaincue :

— La gaze… vois-tu… il n’y a rien de plus commun, ou bien, il n’y a rien de plus joli… Tout dépend de comment cela est arrangé…

Puis, elle montra une toilette de dîner en pékin rose avec la jupe aux lourdes fleurs d’argent ; une autre, dont les draperies molles de surah bleu pâle découvraient de larges raies de satin brodées de boules de lapis-lazuli. Et, malgré elle, Suzanne s’intéressait à ces étoffes soyeuses, douces au toucher et aux yeux, à ces couleurs harmonisées, ces teintes pour le soir qui gardent une pâleur maladive et sympathique le jour.

Germaine atteignait toujours des robes qui s’étalaient sur des chaises ; la grande table se couvrait de dentelles, de passementeries, de rubans lamés d’or reluisant sous l’éclat du soleil qui traversait les feuilles vertes des palmiers rangés devant la fenêtre. Elle sortait aussi des fleurs artificielles, en longues grappes entourées de feuilles, admirables de vérité, dont elle faisait ressortir l’éclat, les posant d’une main habile dans les plis nacrés des étoffes.

Ensuite, c’étaient, dans des papiers de soie d’une blancheur transparente, des satins pâles, des moires aux dessins changeants comme l’eau d’un ruisseau qui s’écoule ; des foulards lisses, semés de fleurettes légères ; des surahs aux grosses côtes d’étoffe riche malgré leur souplesse. Germaine soulevait seulement le coin de l’enveloppe, et, respectant les plis réguliers des soieries, les replaçait dans les grands cartons qui s’empilaient sur la planche supérieure des armoires. Elle expliquait cette quantité de pièces.

— Tout cela, ce sont des occasions… des coupons. C’est extraordinairement bon marché… Je m’en sers peu à peu… j’aime à avoir beaucoup d’étoffes et de teintes autour de moi quand je compose une toilette… cela me donne des idées.

Dans l’air chaud, un parfum montait ; l’émanation des robes portées, l’odeur délicate des corsages de bal, faite des senteurs des sachets, de sueur féminine, des gommes des satins et des fleurs fondues par la chaleur.

Au milieu de ces répandues soyeuses, veloutées et légères, Suzanne sentait une indulgence l’envahir pour la futilité de sa sœur.

Après tout, n’y avait-il pas dans le maniement, l’arrangement de ces tissus délicats, une jouissance tout artistique, une création passionnante ?

Comme un regret lui venait de ses robes éternellement sombres, solides et dures, qui l’enveloppaient sans grâce, lui faisant porter le deuil de sa jeunesse longtemps avant qu’elle fût envolée. Mariée jeune, et, sitôt le mariage, enterrée dans les soucis de la maternité et les économies d’une petite fortune, elle n’avait jamais connu la sensation de se trouver belle, changée, transfigurée dans une de ces toilettes qui idéalisent une femme.

Pourtant, elle savait avoir été jolie : elle l’était encore. Ses yeux calmes et allongés avaient une grande beauté, ses épaules et ses bras étaient sculpturaux, son teint avait gardé la fraîcheur des femmes chastes. Un instant, il lui passa l’envie, vite oubliée, de se trouver dans un bal à la place de Germaine, admirée et entourée comme elle devait l’être.

— Tu ne sors jamais ? demanda Germaine.

Suzanne chercha, ne trouvant rien d’abord ; puis, il lui revint, du commencement de son arrivée en Berry, le souvenir de quelques sorties : pauvres soirées, plus grosses de préoccupations, de préparatifs, de déconvenues, que d’amusement. Elle se rappelait les courses au fond des vieux magasins de la ville pour se procurer des gants, des chaussures dont elle avait honte ; l’ennui de sa robe de mariage, mal refaite ; la mauvaise humeur de son mari ; le froid en rentrant à pied, les jupes relevées, dans la ville aux rues étroites, dont les rares réverbères laissaient des ombres traitresses sur les bosses et les trous boueux des trottoirs.

— Je suis allée à trois bals, je crois, depuis que je suis à Issoudun : deux fois à la sous-préfecture et une fois à une soirée de contrat ; c’est tout. Maintenant, le sous-préfet n’est pas marié et personne autre ne reçoit… Tout au plus y a-t-il quelques petites soirées sans cérémonie, qui se terminent vers onze heures… mais, je n’en suis pas, cela me dérange plus que cela ne m’amuse.

Germaine fit un geste de dégoût.

— Oui, je vois cela !… des soirées avec deux lampes dans le salon… un jour de sépulcre pour éclairer des robes sombres et des redingotes d’un noir d’enterrement, qui font d’interminables whists sans parler ! Comme dans le temps, chez maman… et l’on appelle cela recevoir !

Et, avec une véritable commisération, elle prit les mains de sa sœur, les berçant doucement dans les siennes.

— Reste un peu avec nous, ma pauvre Suzanne, je te ferai voir quelques gentilles réceptions… Cela te secouera… cela fait tant de bien, le monde !

Suzanne sourit, touchée de la bonne intention de sa sœur.

— Ce n’est pas la peine !… Vois-tu, je ne suis plus qu’une bonne mère de famille, et toujours je le resterai.

Au déjeuner, servi très bourgeoisement par la femme de chambre, Georges parut. Il paraissait gai, toujours soigné, avec une veste de drap bleu doublée de soie rouge, ses pieds chaussés de souliers vernis découvrant largement les chaussettes de soie noire. Un tas de journaux auprès de lui, il bavardait un peu politique, pour amuser les femmes, car cela ne lui importait guère. Puis, il disait un mot de quelques-unes de ses affaires : des canaux dans le midi qui lui fourniraient l’occasion d’emmener Germaine passer quelques jours à Nice ; des chemins de fer norwégiens, moins tentants, ceux-là, à inspecter ! Cependant, l’été, c’était une jolie excursion si l’on trouvait des amis intrépides pour vous accompagner.

La veille, la soirée aux Variétés s’était très bien passée. Il y avait eu des applaudissements pour tout le monde ; la pièce avait réussi et les artistes avaient été acclamés.

Après, on avait fait un gentil souper très intime, point poseur, point bruyant, très gai, tout simple et très bon enfant : l’auteur, un charmant garçon qui avait aussi des attaches dans les affaires, trois ou quatre amis, et enfin, les deux jolies femmes dont la réunion dans la pièce assurait sa réussite ; chacune suffisant à remplir une salle.

Et le souvenir agréable de cette nuit rendait Georges charmant dans sa famille, désireux de faire partager sa bonne humeur.

— Mais, le vrai voyage, disait-il en achevant de peler avec soin une poire, c’est celui de Perse !

Une affaire splendide que je refuse depuis longtemps, de peur d’y gâcher trop de temps. Un projet de chemin de fer reliant l’Europe à l’Asie à mettre debout… Tenez, Yvonnette, voilà un voyage de noces pour vous !… Si vous vous engagez à venir avec moi, j’accepte l’affaire !

Et, enchanté de ce projet, auquel d’ailleurs il n’attachait aucune réalité, il s’enthousiasmait en parlant du voyage triomphal qu’ils feraient dans le pays des Khans et des Rajahs. Il détaillait les costumes nécessaires ; les bagages, les tentes, les armes, les provisions, les malles perfectionnées dont ils se précautionneraient. Il fallait un matériel de route splendide et pratique : une escorte, presque une armée les accompagnerait. Et quel spectacle que ces peuples si différents de notre banalité, ces pays de saleté pittoresque, de chameaux, de guenilles et de tissus resplendissants sous le ciel écrasant, d’un bleu fluide.

Ce n’était plus une étude de chemin de fer qu’il rêvait ; mais la conquête du progrès et de la civilisation sur des peuples presque sauvages. Il voyait déjà la ligne s’allonger, déposer la file interminable de ses stations, l’uniformité de ses rails pareils à Paris et à Samarcand, et jeter le flot des voyageurs européens sur ces terrains incultes qui ne demandaient que l’envahissement de l’industrie moderne pour devenir d’une richesse incomparable.

Il aimait s’emballer ainsi, sincère à la surface, oubliant cinq minutes après ce qui l’avait passionné pendant une heure auparavant. Son imagination galopante se satisfaisait dans l’éruption d’un flot de projets plus ou moins irréalisables, et après cet effort, retombait vite sous la domination de sa raison froide et calculatrice.

Ayant fini sa poire, il se renversa sur sa chaise, enchanté, ayant goûté tous les plaisirs de l’expédition.

— Est-ce décidé ? demanda-t-il. Partirons-nous tout de suite après le mariage ?

Yvonne rougit, murmurant :

— Il faut d’abord que le mariage soit décidé.

Elle était très nerveuse depuis le matin, avec des distractions, de soudaines envies de pleurer sans causes déterminées. Elle évitait de parler de la visite attendue dans la journée, et visiblement, elle en était obsédée, mangeant pour ne pas se faire remarquer et se forçant d’écouter les discours de son beau-frère qu’elle suivait avec peine.

Elle se souvenait des attentions de Robert Champanel pour elle, de l’intérêt avec lequel ses regards la suivaient continuellement aux Charmes. Depuis son retour de la campagne, elle avait souvent songé qu’il l’aimait, que peut-être il voudrait l’épouser, et son consentement était prêt depuis longtemps. Pourtant, un étonnement presque effrayé lui venait du dénouement si proche, de cette fin brusque et naturelle de ses rêves vagues. Il lui semblait que la journée qui commençait n’avait rien de semblable aux précédentes, tous les menus faits de la vie habituelle prenaient à ses yeux une importance inusitée, à cause de la minute approchante où sa vie se déciderait.

Dans chacune des paroles qui lui étaient adressées, elle croyait à une allusion au jeune homme dont sa pensée était pleine ; le bruit assourdi du timbre de l’entrée résonnant la faisait tressaillir, quoiqu’il ne fût pas possible que Robert se présentât à cette heure. Puis, sans raison, elle se persuadait qu’il ne viendrait pas : indécise si cela lui serait une déception ou un soulagement, dans l’émotion et la timidité qui tout à coup l’enserraient.

Le déjeuner qui finissait lui paraissait interminable, et ses yeux, constamment dirigés vers la pendule, se fatiguaient de la marche lente du temps.

Enfin, n’y tenant plus, elle alla s’enfermer dans sa chambre, disant d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre indifférent, la voix embarrassée dans la gorge :

— Si M. Champanel vient, vous me préviendrez.

Ses sœurs la laissèrent s’éloigner, discrètes sur son émotion que, plus elle voulait vaincre, plus elle sentait redoubler.

Vers trois heures de l’après-midi, elle n’avait pas reparu, Suzanne et Germaine étaient seules dans le petit salon. Assise près de la fenêtre, Germaine avait déployé une étoffe lamée d’or qu’elle brodait de soies aux couleurs tendres. Elle avait le goût du travail à l’aiguille, avec des étoffes très jolies, des soies douces au toucher et aux yeux, des ors brillants et riches. Avec le sens naturel de l’union des couleurs, elle produisait sans modèle, sans réflexion même, des chefs-d’œuvre dans lesquels ses doigts d’une délicatesse rare se complaisaient.

Suzanne aurait aimé aussi ces ouvrages où la nature de la femme se révèle : communs, vulgaires, puérils, fantaisistes, sensuels ou corrects selon l’ouvrière. Les siens auraient été de vastes compositions riches plutôt par l’ensemble, plaisant par la sobriété harmonieuse des dessins et des teintes. Germaine se lançait dans des broderies d’une fantaisie singulière mariant les teintes avec audace, tirant des effets sensuels des velours épais et des peluches miroitantes aux nuances indécises et frissonnantes.

Avec un regret, Suzanne se rappelait un projet caressé au commencement de son mariage : tout un meuble de salon en vieux point Louis XIII, dont les dessins décoratifs et larges plaisaient à son esprit correct. Mais, le temps et l’argent lui avaient manqué pour réaliser ce désir, que sa raison bourgeoise avait bien vite relégué dans les nombreuses choses impossibles ; et, éternellement, ses travaux étaient des raccommodages rebutants et des vêtements d’enfants simples et solides.

Ce jour-là, étonnée d’être inactive, elle suivait avec intérêt l’aiguille rapidement maniée de sa sœur, s’émerveillant de la richesse soudain répandue sur l’étoffe unie.

Derrière elles, Baptiste ouvrit la porte ; et, sa voix solennelle remplissant le salon, il annonça : — M. Champanel !

Un jeune homme blond, de taille moyenne, entra. Sa moustache mince surmontait une jolie bouche aux lèvres délicates un peu nerveuses, ses yeux bleu clair avaient une grande douceur. Son costume était élégant, sans prétention, et il s’avançait avec l’aplomb tranquille d’un homme du monde.

Germaine se leva, rejetant sur une petite table son ouvrage et les menus brins de soie qui s’attachaient à sa robe, et elle s’avança vers le jeune homme.

Comme un éclair, elle le reconnut ; elle poussa une sourde exclamation, le visage décomposé ; sa main tremblante chercha instinctivement un appui dans le vide.

— Quoi ?… Qu’as-tu ? cria Suzanne effrayée. Mais elle ne répondit rien, fixant, éperdue, Robert. Celui-ci se tenait droit, les yeux dirigés à terre, une contraction sur la face.

— Sortez ! supplia enfin Germaine, sortez !… Robert… oh ! cela me tue !…

Robert jeta un regard de détresse à Suzanne.

— Madame… commença-t-il.

— Mais oui… allez-vous-en, balbutia-t-elle précipitamment, vous lui faites mal, je crois… allez ! allez !…

Robert lança un dernier regard à Germaine qui restait droite, le regard fou ; et sans parler, il sortit rapidement, pâle et les lèvres serrées.

Germaine écouta un instant les pas s’éloigner, puis, éclatant en sanglots nerveux, elle s’affaissa à terre, la tête cachée dans les coussins d’un canapé qu’elle froissait de ses mains tremblantes.

Suzanne, la gorge serrée, terrifiée, sans réflexion, la questionnait, l’implorant en paroles sans suite :

— Germaine !… ma Germaine !… réponds-moi !… qu’as-tu ?… tu es malade ?… veux-tu de l’eau ?… veux-tu que j’ouvre la fenêtre ?… Parle-moi donc !

Et son esprit se butait à une idée de mal physique, oubliant tout.

Enfin, Germaine se releva, essuyant d’un geste brutal les larmes qui coulaient le long de sa figure brûlante, et, elle parla, parcourant la chambre sans s’en apercevoir, la poitrine soulevée de mouvements convulsifs ; disant tout dans l’excès de son désarroi, d’une voix changée, tremblante et monotone.

— Alors, tu ne devines rien ?… Tu ne vois pas que cet homme était mon amant ?

Sans entendre le cri de souffrance de sa sœur, elle continua :

— Oui, mon amant !… je l’ai connu comme une fille, un matin, au Salon… il m’a parlé… je lui plaisais… je lui ai donné rendez-vous là-bas, dans un appartement que j’avais loué exprès… je voulais un amant… oh ! n’importe lequel !… c’était de l’argent dont j’avais besoin… Georges m’en refusait… il fallait bien que j’en trouvasse ! Tu ne me comprends pas, n’est-ce pas ?… Tu ne crois pas que cela soit moi qui parle ?… Moi aussi il me semble que c’est un rêve !… Oh ! cela ne devrait pas arriver ces choses-là !… Mon Dieu, que je souffre !

Et interrompant sa course inconsciente elle se laissa glisser sur un fauteuil, essayant de maîtriser le frisson qui la secouait tout entière.

Blanche comme une morte, Suzanne tâchait de comprendre.

— Mais, comment est-il venu ici ?… Tu ne savais donc pas son nom ? demanda-t-elle enfin, la voix brisée.

Germaine secoua la tête :

— Non… c’était convenu entre nous… je ne savais pas son nom, il ne savait pas le mien. Jamais nous ne devions chercher à nous connaître. Nous ne nous rencontrions que là-bas… Et, il est entré tout à l’heure chez moi !…

Une angoisse lui coupa la voix : — Quelle terrible chose ! le voir ici, lui !

Ensuite, à tort et à travers, elle expliqua, dans un besoin de parler, de révéler tout ce qu’elle avait si habilement caché depuis trois ans.

Elle ne pouvait dire comment l’idée lui était venue, tout naturellement, de se procurer de cette manière infâme l’argent qui lui faisait défaut. Peut-être s’y était-elle habituée, au commencement de son mariage, lorsqu’elle coudoyait, dans tous les lieux où son mari la menait, l’amour payé, le facile échange de la beauté de la femme contre des billets de banque. Peut-être n’y avait-elle jamais eu de répugnance. Dès son jeune âge, elle avait eu du goût pour les hommages brutaux d’hommes inconnus, recueillis dans la rue. Elle était heureuse, à quinze ans, de recevoir un compliment insultant d’un passant ; flattée de sentir, avec son savoir de jeune Parisienne que, si elle était à vendre, elle ne manquerait pas d’amateurs. Dans le frottement des vices de Paris, elle avait eu tout de suite conscience de sa valeur vénale, et elle s’en faisait honneur, fière de représenter un capital, longtemps avant d’avoir la pensée de l’exploiter.

D’ailleurs, ses idées se brouillaient sur la morale, qui lui paraissait des conventions plus ou moins respectées par la société. On admettait qu’une femme se donnât en mariage pour de l’argent ; journellement, on plaisantait d’un jeune homme épousant une femme uniquement pour sa dot. Suffisait-il donc que l’acte civil et religieux y passa, pour sanctifier ce qui n’était, en réalité, qu’un accouplement vénal ?

Les romans démodés qu’elle avait lus, tout en exaltant pour un temps son imagination, lui avaient laissé la conviction du pouvoir de la femme. Anciennement, on lui donnait son cœur, sa vie, son honneur ; de nos jours, on lui donne de l’argent qui, avec les besoins de la vie moderne, vaut plus que tout.

Quand elle s’était mariée, tout en connaissant vaguement la puissance de l’argent, elle ne le désirait pas, ignorant les jouissances qu’il procure, et dont elle s’affamerait de plus en plus. Plus tard, aux prises avec ses désirs de luxe toujours montants, elle s’était affolée, prête à tout pour se procurer ce qui lui manquait.

Son affection pour son mari était morte très vite ; l’amour ne lui représentait plus qu’un acte sans charme, toujours ennuyeux, quelquefois pénible, auquel, pour s’y soumettre, on devait attacher un but plus solide que le plaisir. D’un autre côté, elle s’irritait de voir Georges gagner de fortes sommes, et en consacrer la plus grande partie à son existence et à ses plaisirs particuliers. Une rage lui venait de tout cet argent qui roulait à côté d’elle sans fruit pour ses convoitises ; elle voulait en gagner aussi ; le gagner seule, afin de le sentir bien à elle, libre de tout contrôle. Son corps pouvait seul le lui procurer : elle s’en servit.

— Vois-tu, disait-elle de sa voix troublée, tu ne me comprendras peut-être pas, mais ce mystère entre nous, c’était ma dernière honnêteté… Il ne savait rien de moi… J’étais une femme et c’est tout… Il n’a rien eu de moi… Ce n’est pas Germaine qu’il possédait, c’était une inconnue, que, rentrée chez moi, je pouvais oublier aussi… Jamais je n’aurais pu être la maîtresse d’un homme de notre monde… le voir, lui serrer la main en public… subir la torture de le rencontrer dans toutes les circonstances banales de la vie, en présence d’étrangers… Je n’aurais pu supporter ce supplice. Mais, maintenant, le voilà arrivé le supplice !… il a tout découvert !

Et, se levant, elle reprit sa course désordonnée :

— Il sait qui je suis !… il m’a reconnue !… mon nom, ma famille, tout, il sait tout !

— Et Yvonne ! dit lentement Suzanne.

Germaine s’arrêta, frappée d’une idée qui, dans son égoïsme, ne lui était pas encore venue. Elle dit, presque bas :

— C’est vrai.

Suzanne passa la main sur son front. Tout se brouillait dans sa tête sous le choc de cette révélation subite :

— Voyons, reprit-elle avec effort, s’il t’aime, comment veut-il épouser Yvonne ?

— Mais, c’est fini ! répondit vivement Germaine. Il y a plus d’un an que nous ne nous sommes vus !

— Tu ne le vois plus ? s’écria Suzanne, le souvenir du peignoir entrevu la veille traversant rapidement son esprit.

— Non, je te le jure, affirma Germaine.

Son accent était si juste, si sincère que Suzanne fut presque convaincue ; et, passant à une autre pensée, elle interrogea, très émue :

— Et c’est pour de l’argent que tu t’es donnée, mon enfant ?… Voyons, tu l’aimais aussi ?… Dis, je t’en supplie ?… ton mari te trompait… tu as voulu te venger ?… tu étais seule, tu as eu besoin d’une affection… Robert t’a plu… il est jeune, attachant, il est tendre… Voyons, parle ! ajouta-t-elle avec colère.

Germaine se troubla, affaissée, elle pleurait molle et faible comme une enfant.

— Que veux-tu que je te dise ? dit-elle doucement, évidemment, j’en ai beaucoup voulu ;… j’en veux encore à Georges de son abandon… Robert ne me déplaisait pas…

— Alors, c’est tout ce que tu trouves à dire ? cria Suzanne.

Germaine se tut, pleurant plus fort.

— Je n’excuse pas une faute causée par l’amour, reprit Suzanne, très émue. Mais je puis la comprendre… tandis que tu me laisses croire une chose impossible… Tu t’es vendue pour subvenir à tes besoins de fille, à ton amour des jouissances, à ton appétit de luxe et de faux brillant ?… Tu t’es vendue pour accrocher des loques à tes murs, pour te couvrir de chiffons qui ne laissent même pas la place à ton fils de t’embrasser !

— Tu t’es vendue ! répéta-t-elle avec un gémissement sourd. Mais alors, qui es-tu ?… Car, tu n’es pas ma sœur, je te renie !… Je ne veux pas que notre mère ait eu une créature comme toi parmi ses filles !

Germaine, vaincue, pleurait silencieusement, un bras replié sur la figure, tous les souvenirs d’honnêteté stricte de son enfance s’emparant d’elle pour l’accabler.

Après avoir respiré, Suzanne reprit, transfigurée, belle de toute son indignation :

— Tu me dis que tu ne voulais rien connaître de ton amant ?… C’est une dernière lâcheté de ta part… un calcul odieux… Ah ! je te comprends ! de cette façon, tu te débarrassais facilement, et du monde, et de l’amant !… En effet, ceux qui aiment, le monde les surprend bien vite… des regards qui se cherchent… une étreinte trop tendre, cela se remarque !… puis, l’amant est souvent gênant… il est jaloux… il s’implante dans la vie d’une femme comme s’il lui était quelque chose ! tandis que tu réglais les heures de tes ivresses selon le prix que l’on te comptait… Tu sortais de ses bras à l’heure dite, et, jusqu’au moment où il te fallait reprendre le joug de ton métier, tu étais libre et tranquille !… Ici, tu jouais l’honnête femme… on te respectait, et tu avais le cœur paisible !… Ce n’était pas mentir cela ?… Je te le répète… je te pardonnerais peut-être, si tu m’avais dit : « C’est vrai, j’ai aimé, j’ai failli, mais c’est une folie dans une heure d’abandon qui m’a envahie, et je ne puis me reprendre. » — Tandis que tu n’as pas un mot d’amour ni de tendresse !… Robert n’a été pour toi qu’un passant banal !… Rien que calcul et vénalité honteuse !… De quelle boue es-tu faite !

Suzanne, violemment agitée, s’accouda à une table, cachant sa figure dans ses mains. Accablée, Germaine tendit les bras vers sa sœur d’un geste de prière instinctif, et, désespérément, elle dit :

— C’est vrai… je suis faible, coupable !… Mais, tu ne sais pas les tentations toutes-puissantes que j’ai subies… Tu ne te doutes pas, dans ta vie calme et obscure, des folies du monde !… Oui, quand, par hasard, je me reporte aux habitudes si simples et si bourgeoises de notre enfance, je me rends bien compte que c’est une folie de dépense inutile, de luxe stupide dans laquelle j’ai été entraînée et qui me tient aujourd’hui… Nous voyons des gens dix fois plus riches que nous ; j’ai beau me raisonner, je me laisse toujours emporter, je les imite, je fais ce qu’ils font… près d’eux, je ne sais plus rien, je ne compte plus… Mon luxe me paraît toujours mince auprès de celui des autres ; et, rendue à moi-même, quoique je me promette à chaque dépense que ce sera la dernière, je ne peux tenir ma résolution… Et, pourtant, j’ai gardé beaucoup de l’ordre, de l’économie de notre famille… Avec ce que je dépense, je fais dix fois ce que d’autres feraient à ma place !… Ensuite, je ne peux pas envisager une dette… Pour moi, une note, un retard, c’est une obsession, une maladie !… D’ailleurs, c’est ce qui m’a perdue !… Si j’avais pu, comme tant de femmes, me lancer éperdument sans compter, profiter du crédit que j’avais si facilement, jamais je n’en serais venue à une liaison qui ne m’a pas tenté, qui m’a seulement été imposée par la nécessité… Suis-je plus coupable de m’être déshonorée par faiblesse que par vice ?… Les commencements m’ont été plus pénibles qu’agréables, je t’assure !… peu à peu, je me suis rassurée… Comme rien ne se découvrait, j’ai cru qu’il en serait toujours ainsi… Aujourd’hui, je suis cruellement punie !… Est-ce ton devoir de m’abandonner ?… Auras-tu la force de me rejeter ? Que t’importe ce que j’ai fait, tu es ma sœur, tu m’as aimée, aie pitié de moi quand je souffre tant et que je suis si seule !… Crois-tu que ma mère ne m’eût pas tout pardonné ?… Tu es tout ce qui me reste d’elle… ne me repousse pas !

Suzanne se souleva avec émotion. Dans l’état nerveux où cette scène l’avait mise, l’appel désespéré de sa sœur remua profondément son cœur maternel. Elle la regarda, et une pitié immense lui vint tout à coup pour cette faiblesse qui faisait le mal sans le comprendre, le sens moral absent, la délicatesse détruite.

Alors, silencieusement, elle attira la jeune femme frémissante sur sa poitrine et l’embrassa tendrement, pendant que de grosses larmes coulaient de ses yeux baissés.

— Est-ce que je sais comment j’en suis arrivée là ! murmurait Germaine. Comment ai-je pu consentir à accepter une existence pareille, qui ne me donnait pas même la tranquillité !… Je ne sais pas. Quand je suis auprès de toi, cela me transporte au temps de notre première jeunesse, et je vois, je juge ma transformation… J’ai été entraînée peu à peu… d’abord je m’ennuyais à la maison, Georges n’y étant plus… Je suis sortie… j’ai eu des amies… avec elles, des besoins de luxe irrésistibles et chaque jour je m’enfonçais davantage. Je t’assure que je suis encore moins coupable que bien d’autres !… si tu savais ce qui se passe autour de moi !

Et, elle tamponnait son visage avec un mouchoir fin, songeant déjà à sa figure décomposée.

— Si tu savais ce que j’ai appris de mes amies ! Ce qu’on dit, ce qu’on répète entre soi !… tu parles d’aimer !… Qui aime, maintenant ?… Il y a celles qui ont besoin d’amour physique et celles qui ont besoin d’argent… Moi, je n’ai pas de tempérament. Si mon mari ne m’avait pas entraînée, excitée, s’il n’avait pas détruit tout ce que j’avais d’honnête dans le cœur, jamais je n’aurais pu me résoudre à tomber ainsi… tout mon être se serait révolté.

Elle se tut un instant, les yeux fixés sur le tapis, des souvenirs l’envahissant ; puis, avec un sentiment profond, elle reprit :

— Ah ! Suzanne… mon mari m’a moins respectée… il m’a plus avilie que mon amant !… Tu ne te doutes pas de ce qu’il m’enseignait moins de huit jours après notre mariage… tandis que j’étais encore si ignorante que je ne distinguais pas ce qui était honteux de ce qui est naturel… C’est bien commode aux hommes d’épouser des vierges, des innocentes !… Après lui, je n’avais plus de hontes à connaître, ni de répugnances à vaincre.

Tout en parlant, elle ouvrait une petite boîte de poudre de riz, et elle poudrait délicatement son visage brûlant, son émotion très vraie, pourtant.

— Après mon mari, continua-t-elle, les femmes sont venues m’achever… parmi mes amies, je n’en connais que trois qui aient des amants… C’est peu, mais je t’assure que ce ne sont pas les plus corrompues !… Je ne puis pas te répéter ce que nous disons en riant… tu es trop loin de cela… je rougirais devant toi !… Qu’ai-je fait, moi, en comparaison d’elles ?

Et, serrant ses bras autour d’elle, elle se regardait avec attendrissement.

— Cependant, je souffre dix fois plus qu’elles !… En définitive, je n’ai pas un moment de calme… Je n’ai pas la récompense du plaisir, je suis esclave de ma faute… Sans cesse, je crains d’être découverte… Je suis obligée de mentir et de surveiller mes mensonges, dans une crainte constante de me contredire… Malgré tout, je suis toujours dans la misère, je cours du matin au soir, je travaille comme une ouvrière !… Ah ! je suis bien punie… Si tu crois que je tiens à mes amours !… pas plus que Georges aux siens, qui ont le tort de lui coûter plus cher !

Suzanne se leva brusquement. De nouveau sa sœur la choquait ; après s’être attendri, son cœur se fermait.

Elle interrompit Germaine presque durement :

— Voyons, ce qui est fait, est fait !… Maintenant, il faut chercher comment nous pourrons expliquer à Yvonne la rupture de son mariage… Quant à M. Champanel, il est inutile de s’en occuper…

— Peut-être espère-t-il encore ? objecta Germaine.

— Quoi ? demanda Suzanne, la voix brève. Être le mari d’Yvonne après avoir été l’amant de sa sœur ?

Germaine baissa la tête en silence ; et, tandis qu’elle se pelotonnait dans un fauteuil, l’émotion épuisée, l’esprit déjà ailleurs, brisée de la dépense nerveuse qu’elle avait faite et des larmes qui n’étaient pas accoutumées à tomber de ses yeux ; Suzanne cherchait, inhabile, à construire un mensonge plausible.

Enfin, elle rassembla un projet confus : d’abord, cacher à Yvonne la visite courte du jeune homme, le dire retenu dans le Berry pour affaires ; et, de jour en jour, éloigner par un prétexte la visite et la demande attendues. L’indispensable était de ne pas laisser Yvonne s’habituer à cette idée de mariage qui, malheureusement, lui souriait déjà trop.

Quand la jeune fille entra dans le salon, une interrogation dans le regard, ses sœurs étaient assez remises pour expliquer avec calme leur défaite. Elle écouta en silence, subitement sérieuse, ses yeux fixes se portant de Suzanne à Germaine avec la conviction qu’elles mentaient. La déception de cette journée écoulée dans l’anxiété de l’attente se fondait dans l’irritation d’une trahison devinée : non de la part de l’homme qu’elle considérait déjà comme son fiancé, mais de celle de ses sœurs, qu’elle épiait avec une haine jalouse, immédiatement née. Cependant, sans preuves, elle ne pouvait que se taire et attendre, observant seulement avec attention les indices qui pouvaient lui découvrir ce qui se passait.

Le reste de la journée se traîna, dans une gêne, chacune poursuivant une idée qu’elle taisait. Le dîner parut long. Baby Jean était chez des amis, Georges s’était excusé, et, Germaine abattue, n’eut pas même un sourire à l’explication embrouillée qu’il crut devoir donner de son absence, devant Suzanne.

Ensuite, dans le fumoir, la soirée commença, accablante, coupée par la banalité de quelques phrases jetées, de loin en loin avec effort, par les femmes absorbées.

On avait servi le café ; personne n’y touchait. L’âcre senteur qui montait des tasses froidissantes se mêlait au parfum fade se dégageant des tentures d’orient chauffées par les vapeurs lourdes du calorifère. Aucun bruit extérieur ne traversait les portières épaisses, et le calme de la pièce devenait un malaise.

Le courrier du soir apporta une lettre à Suzanne qu’elle lut longuement, les pieds au feu, la tête cachée dans l’ombre du grand fauteuil dans lequel elle était assise.

— C’est de ton mari ? demanda Yvonne.

Sa voix mal assurée résonnait péniblement dans le silence du salon. Suzanne ne répondit rien, la jeune fille n’insista pas ; baissant la tête sur un livre qu’elle ne lisait pas, tournant les pages irrégulièrement, quand une honte la prenait qu’on ne s’aperçût de ses distractions.

Germaine travaillait assidument, sans un regard. Courbée sous la lampe, elle piquait des paillettes d’or sur un carré de satin.

La lettre était de Robert, et Suzanne la relisait sans pouvoir se décider : — « Chère madame, on vous a sans doute tout dit. Mais, je vous en supplie, avant de prendre un parti irrémédiable, consentez à m’entendre. Je connais votre caractère droit et ferme, et je suis sûr que vous jugez impossible de donner suite au projet de mariage que vous aviez bien voulu accueillir. Cependant, je crois que vous m’estimez assez pour m’accorder une entrevue. Demain, je vous attendrai devant la Madeleine, du côté du boulevard Malesherbes. Depuis midi, je serai là. Je vous en prie, madame, au nom de l’affection profonde que j’ai pour Mlle Yvonne, ne me refusez pas cette grâce !

« ROBERT CHAMPANEL. »

Suzanne rêvait. Lassée, écœurée de la scène de la journée, il lui prenait une lâcheté devant une nouvelle explication.

Accepterait-elle ce rendez-vous ? — Rien que ce mot lui répugnait, évoquant en elle mille idées honteuses. Tout ce qui était louche, mensonger, lui paraissait odieux. D’ailleurs, que lui dirait-il ? Son amour pour Yvonne pouvait être réel ; il l’était certainement, mais changerait-il ce qui était ? Effacerait-il l’odieux de la situation ? Il avait été l’amant de Germaine, il ne devait pas entrer le front haut dans la famille. À quoi bon, alors, discuter ? Le revoir maintenant la faisait rougir, la torturait comme si la faute avait été la sienne.

Cependant, elle saisit un regard furtif qu’Yvonne lui jetait. La jeune fille devinait que la lettre était de Robert, et son inquiétude souffrante se peignait si entièrement sur son visage que Suzanne sentit s’ébranler ses répugnances pour l’entrevue demandée.

Jusque-là, elle n’avait guère songé à Yvonne, toute à l’émoi et à la douleur causés par Germaine. Maintenant, elle considérait la jeune sœur avec pitié, se rappelant les projets confiants qu’elle faisait, la veille encore.

À l’émotion dont Yvonne était envahie, il était évident qu’elle aimait Robert encore plus qu’elle ne l’avouait. Son abandon supposé la ferait sérieusement souffrir.

Alors, Suzanne se sacrifiant céda : elle irait au rendez-vous. Peut-être, Robert, avec son amour, découvrirait-il un biais pour adoucir la cruauté de cette rupture que la jeune fille devait subir, dans une injuste expiation des fautes de sa sœur.

III

Le lendemain, vers midi, lorsque Suzanne, qui descendait rapidement le boulevard Malesherbes, aperçut Robert approchant, son cœur battit violemment, elle sentit sa poitrine serrée d’une émotion qui étonna son esprit sans habitude des aventures, et elle ralentit le pas, avec le regret de ne pouvoir s’éloigner aussi vite qu’elle était venue.

Ils se serrèrent la main, silencieusement.

— Voulez-vous que nous prenions une voiture ? demanda Robert, nous causerons mieux.

Elle consentit d’un signe de tête, et ils se dirigèrent vers la station qui s’alignait sous les arbres défeuillés, les voitures paraissant minuscules près de la lourde masse de la Madeleine. Il faisait très froid. Le jour gris attristait. Le sol résonnait, blanc et gelé sous les pieds des passants qui couraient presque, rares à cette heure, hâtifs de regagner leur logis. Sur l’asphalte unie, le long des grilles de l’église, de grands fourgons des pompes funèbres roulaient doucement, emportant les dernières tentures d’un grand enterrement fait le matin. Plus loin, les omnibus tournaient le coin de la rue Tronchet, ébranlant le sol, avec le bruit métallique du trot des chevaux qui glissaient. Dans l’auge de pierre, au bout du trottoir, des cochers s’amusaient à casser la glace ; d’autres, la figure violacée, se battaient la poitrine de leurs bras pour se réchauffer, lâchant un juron de temps en temps, avec le bâillement ennuyé des longues attentes oisives sous le vent glacial.

Robert fit monter Suzanne dans un des fiacres.

— Allez où vous voudrez, dit-il au cocher, je vous préviendrai quand il faudra revenir.

Le gros homme, enveloppé d’une houppelande verte, usée, jeta un coup d’œil à Suzanne, très jolie sous sa voilette noire ; et, grimpant péniblement sur son siège, il répondit, après un crachat retentissant, sa face couperosée fendue d’un sourire aimable :

— Bien, monsieur… et pas trop de cahots, n’est-ce pas ?

Robert ferma bruyamment la portière sur cette phrase que Suzanne ne comprit pas tout de suite. Le fiacre s’ébranla et roula posément vers les Champs-Élysées.

Il y eut quelques minutes de silence embarrassé, tous deux trop pleins du sujet douloureux qui les réunissait pour l’aborder aisément. Enfin, Robert se remit, et il parla, très calme.

Il l’avait bien devinée, elle voulait rompre ? Rompre tout de suite et sans appel le mariage avec sa sœur, blessée au cœur des révélations de la veille. Mais, savait-elle bien toute l’affection sérieuse, profonde, qu’il avait pour Yvonne ? Tout de suite, elle lui avait plu par son allure franche, par sa forte et saine beauté qui dédaignait les coquetteries, se montrant telle qu’elle était. Et, ce n’était pas une sympathie vague qu’il avait éprouvée. Du premier jour où il l’avait vue à la campagne, aux Charmes, il avait pensé en faire sa femme, il avait rêvé se l’attacher à jamais. Le soir, dans sa maison solitaire, l’image de la jeune fille lui était apparue, entourée d’enfants qui seraient les siens, et l’idée de ce calme bonheur, de cette vie grave et riante l’avait séduit, entrant chaque jour plus profondément dans son cœur. La vue de l’intimité de Mme Leydet, le bonheur de leur ménage modèle l’avait sans doute encouragé, et il disait, de sa voix vibrante d’émotion, des mots qui allaient au cœur de Suzanne : sa profonde estime pour Philippe, ce travailleur, passionné seulement des siens et de la science ; la révélation de la mère de famille qu’avait été Suzanne pour lui ; ce type à la fois charmant et respectable, attirant et doux de la mère, toujours tendre, gaie, patiente et forte.

— Vous savez, continua-t-il, que j’ai perdu ma mère très jeune ; et, peut-être plus qu’un autre, j’avais besoin d’une femme auprès de moi.

J’étais réservé, on disait triste. Les yeux brutaux de mes camarades me déplaisaient ; et, déjà grand, j’ai pleuré bien souvent, au collège, quand, les jours de sortie, je restais seul, abandonné, tandis que de jeunes femmes emmenaient leurs enfants avec de doux baisers et la caresse de leurs regards tendrement attachés sur leurs petits. Mon père m’aimait certainement, mais je le gênais. Souvent, il m’a reproché la mort de ma mère qui le chargeait uniquement de ma personne. Il s’occupait ardument de ses affaires, puis courait les petits théâtres, les cafés-concerts, les brasseries : la vie du fabricant parisien, ancien commis voyageur. C’était un homme probe, un commerçant solide ; il ne fallait pas lui demander plus qu’il ne pouvait donner. Son amour paternel ne consistait qu’à amasser beaucoup d’argent pour moi, sans se priver de rien du reste, mettant tout son orgueil à élever un enfant de luxe qui vivrait du travail du père, ayant, dans le fond, un secret mépris pour ma santé délicate, la douceur, la pusillanimité de caractère que je tenais de ma mère et qui me séparait si complètement de sa grosse bonne humeur et de son tempérament habitué aux excès de tout genre. À douze ans, je savais tout juste lire et écrire. J’avais auprès de moi un vieux domestique qui, autrefois, avait étudié pour être instituteur. C’était lui qui m’instruisait et mon père trouvait que j’en savais toujours assez. À Paris, je ne voyais personne ; mon père était toujours hors de la maison ; sans le poney qu’il m’avait donné et un gros terre-neuve qui ne me quittait pas, j’aurais été bien malheureux. L’été, on m’envoyait à la campagne, près d’Issoudun, dans la ferme des Piquets que vous connaissez ; là, j’étais heureux absolument. Je ne demandais pas autre chose que flâner dans les bois ou dans les champs ; j’ai souvent passé des nuits entières dehors ; toujours seul dans la campagne, je n’y sentais pas la solitude. Cependant, lorsque le vieux bonhomme qui faisait semblant de me surveiller mourut, mon père se décida à me mettre au collège ; j’y ai fait mes études tant bien que mal. J’aurais voulu entrer dans une école d’agriculture, mais jamais mon père n’y consentit. Enfin, je terminais mon volontariat quand il mourût, foudroyé en pleine activité par une attaque d’apoplexie. Je l’ai beaucoup pleuré. Il n’était pas tendre ; mais je n’avais jamais eu de meilleure affection et l’entière solitude me surprenait. Libre, je vins à la première habitation où mon enfance s’était plue, aux Piquets. J’ai acheté des terres, j’ai bâti, et je rêvais d’exploitation par moi-même ; puis les mois se passant, mon enthousiasme tomba, l’ennui me prit, un ennui profond, un dégoût de tout ce qui m’avait attiré jusque-là, un regret de m’enterrer si vite, tout seul, sans rien connaître de Paris et de la vie. Après tout, à trente ans, il serait assez tôt pour m’établir définitivement dans l’existence que j’avais désirée, et qui devait être, au fond, ma véritable vocation. J’avais beau résister, m’acharner à retrouver mon ancien amour des choses de la campagne, avec un dépit de me contredire si vite, je ne le pouvais pas. Comme, au bout du compte, je n’avais personne pour me blâmer ou me tourner en ridicule, j’abandonnai tout. Quand je vins à Paris, j’avais vingt-trois ans ; pendant un an, je vécus en désœuvré, me raccrochant à des amitiés de collège, aux fils des anciens amis de mon père. J’avais assez de fortune pour que l’on bien, mais j’avais un passé et des goûts trop dissemblables à ceux de mes amis, et je vivais en paria parmi eux. Après avoir épuisé assez vite les distractions à ma portée, je commençais à regretter mon ancienne solitude, lorsque je crus le bonheur arrivé pour moi le jour…

Il s’arrêta, surveillant l’effet de ses paroles.

— Le jour, continua-t-il tout bas, où j’ai rencontré Germaine.

Suzanne attendait ce nom ; pourtant, elle tressaillit en l’entendant dire par les lèvres du jeune homme, familières à le prononcer.

— Je ne sais si elle vous a dit comment nous nous sommes connus ?

Suzanne fit un signe affirmatif. Elle n’avait pas changé de position depuis que le jeune homme parlait, appuyée au fond de la voiture, ses yeux obstinément attachés sur son manchon qu’elle serrait nerveusement sur ses genoux. Malgré tout ce qu’il pouvait dire, son attention n’était pas à l’histoire de Robert ; le nom de Germaine qu’elle sentait arriver avec honte, barrait tout dans son esprit.

— Je vous fais souffrir, dit tendrement le jeune homme, mais il est indispensable que vous me connaissiez bien, que vous sachiez tout… peut-être alors, vous aurez confiance en moi et vous ne me repousserez plus. — J’étais très épris d’elle. Elle me charmait et me déconcertait. Il était impossible de la confondre avec une fille ; et, tout de suite, malgré son silence, j’avais deviné qu’elle était du monde. Pourtant, elle abordait avec une liberté, une audace inconsciente, un sujet que les femmes voilent ordinairement, plus ou moins habilement. Immédiatement, elle me prévint que je n’obtiendrais d’elle que ce qui se donne pour de l’argent : l’amour physique. Elle tint parole. Si elle avait voulu, je l’aurais adorée ; elle ne s’en souciait pas, au contraire, elle éteignait en riant toutes mes tendresses, me refusant tout son être moral avec une âpreté féroce… Elle me répétait qu’elle ne pouvait m’aimer, et qu’elle n’en voulait pas faire la comédie. Elle m’abandonnait son corps, son sourire, ses caresses ; cela devait me suffire et il était inutile de lui en demander davantage… Sa possession m’affolait, en effet, mais elle ne me contentait pas. Malgré tout, mon aveuglement était si grand que je refusais de la croire ; je l’aimais follement, persuadé qu’elle mentait, que ses paroles étaient une coquetterie, bizarre, il est vrai… Vous avez pu deviner mon caractère, chère madame ? Vous comprendrez que, du jour où je m’aperçus que pour cela, du moins, elle était sincère, j’aie pu me lasser d’elle ? Moi, qui ai des idées un peu féminines sur l’amour ; moi, qui demandais à ma maîtresse de remplacer l’affection de la mère et des sœurs que je n’ai pas eues. J’ai eu des désespoirs qui l’ennuyaient, j’ai rêvé des dévouements dont elle riait. J’ai tout fait pour qu’elle m’aime, et, j’ai fini par me détacher en reconnaissant qu’elle n’est pas susceptible d’aimer… Elle n’est ni méchante ni dépravée… elle est vaniteuse et égoïste…

Suzanne allait parler ; il l’arrêta, avec un sourire triste :

— Laissez-moi dire !… Je la connais mieux que vous, j’ai assez souffert par elle !… Germaine est un joli et doux animal, gracieuse et tendre à la surface. En réalité, rien ne la touche qu’elle-même ; elle sacrifiera tout, impitoyablement, à sa fantaisie, à son plaisir, quels qu’ils soient.

Elle s’est abandonnée à moi, froidement, par calcul, jamais elle ne m’a aimé une seconde… Elle subissait mon amour et mes lubies parce que cela représentait la seule chose qui la remue : le luxe. Ce qui l’affole, ce n’est pas la passion sincère d’un homme ; c’est le désir de briller, de paraître, d’être enviée, admirée par tous — Un soir, elle allait à un bal costumé… J’avais obtenu qu’elle vînt passer quelques instants avec moi avant de s’y rendre… Elle était admirablement belle… Je la vois encore !… Sa taille souple s’élançait dans la robe lâche de toile d’argent des femmes du xve siècle, ses cheveux frisaient sous un petit bonnet brodé d’or,… ses yeux avaient un éclat, ses traits une étrangeté dans ces vêtements inusités qui troublaient…

Il s’arrêta, les yeux fixés dans le vide, absorbé dans un souvenir ; puis, il continua, la voix émue :

— Oui, elle était charmante ! — Eh bien, j’ai tout fait pour la persuader de rester avec moi ; je lui ai demandé, je l’ai suppliée de me sacrifier cette soirée !… Vous comprenez bien qu’elle m’a refusé ?… Je le savais d’avance… Je ne sais même pas si je n’étais pas heureux qu’elle ne cédât pas. J’étais excédé de la vie que je menais, j’étais décidé à partir, à ne la revoir jamais ; mais, je voulais tenter cette dernière épreuve, peut-être que, si elle avait cédé, si j’avais reconnu qu’un jour je pouvais l’émouvoir, je me serais laissé reprendre à cette chaîne qui me pesait pourtant lourdement. — Enfin, complètement désabusé, je partis le lendemain, lui écrivant ce que je n’aurais su lui dire… et je suis sûr qu’elle n’a pas eu une larme ! — Depuis, je n’ai pas été tenté une seule fois de la revoir. En moi-même, je me suis souvent étonné de ne sentir aucune rancune contre elle : rien que l’indifférence la plus complète, et la sensation que cette partie de ma vie s’est reculée excessivement, rejoignant les souvenirs qui s’effacent de mon enfance. — Maintenant que je vous ai dit sincèrement les dessous de cette malheureuse liaison, si vite et si complètement oubliée de tous les deux ; ne pensez-vous pas pouvoir me donner Yvonne ?… Elle consent à m’aimer, puisque vous êtes venue ? Je voudrais vous faire partager ma conviction que cette affectueuse, sincère et charmante fille réalise le rêve de toute ma vie.

Il prit affectueusement la main de Suzanne dans les siennes.

— Croyez-vous qu’Yvonne ne sera pas une seconde madame Leydet ?… Moi, je suis sûr, avec elle, de valoir Philippe… en affection, du moins… Elle aime la campagne ; nous vivrons aux Piquets, près de vous qu’elle adore.

Il reprit, après un temps :

— Quant à ceux de Paris… nous les verrons comme vous les voyez : rarement.

Suzanne se taisait, indécise sur ce qu’elle allait dire. C’était la première fois qu’elle ne repoussait pas immédiatement une action qui, au fond, lui paraissait blâmable, odieuse même.

Robert serrait toujours sa main, suivant, anxieux, sa pensée, ne quittant pas ses yeux :

— Ne voit-on pas souvent un homme épouser sa belle-sœur, dit-il très doucement.

— Oui, répondit rapidement la jeune femme, mais la femme est morte !

Robert protesta, très grave :

— Je vous jure qu’elle n’existe plus pour moi ! Je vous le dis franchement : je l’ai aimée quand je ne la connaissais pas… à mesure que je l’ai comprise, je me suis détaché d’elle, et elle n’a plus rien été dans ma vie.

Suzanne eut un geste d’impatience.

— Qu’en savez-vous ?… J’admets que vous l’ayiez oubliée, tandis que vous étiez loin d’elle… Vous n’aviez le souvenir que d’une personnalité vague, avec le doute de sa situation réelle… Maintenant qu’elle revient dans votre vie ; que, malgré tout, vous serez obligé de la rencontrer ; que son nom vous sera continuellement rappelé par Yvonne ou par des étrangers ; pouvez-vous, dans ces conditions nouvelles, prétendre être sûr de vous ?

— Oui, affirma vivement Robert. D’ailleurs, que voulez-vous que soit pour moi un souvenir de tourments, auprès de la douce réalité d’Yvonne ?

Suzanne eut un geste de doute :

— Yvonne ! Yvonne !… Vous ne l’aimerez pas toujours !… Au bout de quelques années de mariage, il y a des désillusions !… et, qui me dit qu’à ce moment-là, ce que vous appelez tourments à présent n’aura pas précisément un charme pour vous ?… le charme des impressions de la première jeunesse… Et elle, Yvonne, si elle apprend jamais quoi que ce soit ?… Croyez-vous qu’elle vous pardonne ; croyez-vous qu’elle me pardonne à moi aussi, notre mensonge ?… Enfin, de quel front aborderiez-vous celle qui deviendrait votre belle-sœur ?… Comment tous les trois supporterions-nous nos regards ?… Je ne suis plus toute jeune, je suis une mère de famille, j’ai entendu parler de bien des vilenies ; pourtant, je ne puis vous regarder en face, monsieur !… Je ne puis même pas comprendre comment j’arrive à vous écouter dévoiler la honte de notre famille !… Vous-même, vous êtes ému… vos yeux ne se rencontrent pas avec les miens… Que deviendrions-nous donc s’il nous fallait mentir continuellement devant des étrangers… pis que cela… moi, devant ma sœur… vous, devant votre femme ?

Robert passa la main sur son front, découragé, puis, il s’écria :

— J’ai déjà remué tout ce que vous me dites ! Évidemment, il y a du vrai !… pourtant, rien ne pourra me faire renoncer à ce mariage !

— Certainement, les répugnances de Mme Leydet étaient légitimes ; cependant, en approfondissant, les faits se modifiaient et perdaient de leur force. D’abord, il était hors de toute probabilité qu’Yvonne apprît jamais un secret qu’ils étaient tous intéressés à garder. Ensuite, jamais lui et Germaine ne s’étaient véritablement aimés ; leur liaison, inconnue de tous, était déjà oubliée d’eux-mêmes.

D’un autre côté, il aimait Yvonne et Yvonne l’aimait de la sérieuse affection, sans aveuglement et sans emportement, qui fait les ménages paisibles et vraiment solides.

Devait-on sacrifier leurs certitudes de bonheur, seulement à cause de cette déplorable liaison qu’on lui pardonnerait avec toute autre femme ! Le malheureux hasard qu’il lui avait fait rencontrer la sœur de celle qu’il aimerait devait-il le condamner impitoyablement.

Vivement chagrin de ne pouvoir amener sur ses lèvres ce qui convaincrait Suzanne, dans un besoin d’expansion, il saisissait ses mains, et, penché vers elle, il lui parlait ardemment, tâchant de lui communiquer sa conviction.

— Je vous jure qu’elle ne m’est plus rien ! L’aurais-je quittée si j’avais eu un reste de tendresse ou de désir pour elle ?… Qui m’empêchait de la rejoindre ?… C’est vous, tenez, que j’aurais aimée si je n’avais pas rencontré tout de suite Yvonne à votre côté !… Votre beauté, votre maternité charmante, votre intelligence qui vous laisse si femme ! tout en vous me séduisait, puis, Yvonne, presque semblable à vous, m’a sauvé de cette passion qui aurait achevé de briser ma vie, car vous n’êtes pas de celles à qui on avoue même qu’on les aime !

Suzanne écoutait, vaguement remuée par la voix chaude, l’accent sincère de Robert. Elle regardait machinalement la vitre couverte de vapeur qui les enfermait, invisibles, dans la voiture qui roulait, au trot du cheval.

Un tête-à-tête dans un lieu isolé, avec un homme jeune, trouble toujours une femme quand, pour obtenir quelque chose, il l’enveloppe de la caresse de sa voix, et de son geste, même chaste. Si les sens dominent chez la femme, cette émotion la jette brusquement dans les bras de l’homme, sans que, une heure auparavant, elle eût pu le prévoir. Si elle est honnête, le trouble reste cérébral, mais n’en est pas moins profond. Sans la comprendre, sans l’analyser, Suzanne subissait cette impression. Causant avec Robert dans un lieu ouvert, en présence d’un tiers, jamais elle n’aurait accepté ce mariage qui heurtait ses principes et sa délicatesse ; seule, elle se sentit vaincue, et ses idées se modifièrent sous le vouloir du jeune homme.

Elle cédait, brisée de la lassitude intellectuelle du débat de sa raison contre son désir, dans un trouble très doux. Cependant, elle fit un dernier effort :

— Laissez-moi le temps de réfléchir… dans quelques jours, nous reparlerons de cela.

Mais, ardemment, le jeune homme combattait ses atermoiements. À quoi bon attendre ? le temps ne ferait qu’ajouter aux difficultés de la situation. Yvonne pouvait s’inquiéter, se piquer, chercher, deviner, enfin !

C’était juste ; pourtant, elle balançait encore, dans une appréhension de la gravité de sa décision. Enfin, elle se décida :

— Allons, je me rends !… J’espère ne pas faire notre malheur à tous !

Quoique sa responsabilité lui parût pesante, jamais elle n’avait voulu la faire partager à Philippe. Pourtant, son habitude était de tout soumettre à son mari. Dans ce cas-là, un sentiment indéfinissable lui faisait croire qu’elle n’avait pas le droit de l’introduire dans le secret de Germaine.

Confusément, elle sentait que l’esprit de Philippe eût repoussé immédiatement une union aux mauvaises bases ; et un instinct, un sentiment très doux la prévenait pour Robert. Elle avait vu naître, conduit son amour ; il lui coûtait de le rompre à jamais.

Quand Robert comprit qu’elle consentait enfin, dans un élan de joie, il saisit ses mains et les baisa longuement.

Elle n’était pas habituée aux démonstrations ; dans la surprise de cette caresse soudaine, une sensation aiguë la traversa qui la fit se rejeter en arrière, retirant vivement ses mains, chaudes de l’étreinte du jeune homme. Puis, embarrassée de sa brusquerie sans motif avouable, elle se pencha, essuyant la vitre pour s’occuper, la respiration brève, l’esprit très loin des remerciements dont Robert la couvrait.

Maintenant, la voiture longeait la Seine de son trot ralenti. Un brouillard était venu, blanc et lourd. Au-dessus du parapet de pierre lisse, la rivière coulait verte et glauque, sillonnée de temps en temps par un bateau omnibus qui filait, ridant l’eau trouble, son pont désert et glacé. Plus loin, le brouillard tombait épais, voilant les seconds plans terminés brusquement.

Peu à peu, le silence de Mme Leydet gagna Robert. Alors que ce qui les préoccupait était résolu heureusement, un trouble lui venait de se trouver seul si près d’elle, avec l’intimité de leurs corps se frôlant dans l’étroitesse de la voiture. Pour la première fois, il remarquait la grande ressemblance de Suzanne avec Germaine. Malgré lui, ses yeux s’attachaient, avec un souvenir sensuel, à la blancheur du cou et du menton de la jeune femme qui s’enfonçait dans la fourrure du manteau avec un geste familier à Germaine.

Enfin, avec le regret d’une émotion inutile, il baissa la vitre, et cria au cocher l’adresse du boulevard Malesherbes.

Leur gêne cessa avec l’air vif du dehors et la nécessité de se séparer bientôt. Rapidement, ils convinrent de la marche à suivre pour renouer le mariage et le terminer le plus prochainement possible. C’était très simple. On expliquerait le prétexte de la veille ; il viendrait le lendemain ; et, après la réponse officielle d’Yvonne, on presserait les démarches.

De Germaine, ils ne disaient rien ; gênés, sûrs aussi que son indifférence n’entraverait rien.

Au boulevard Malesherbes, Suzanne serra une dernière fois la main de Robert, et rentra seule, avec le soulagement d’une décision prise, la ferme résolution d’écarter les mauvais pressentiments qui la troublaient.

Lorsqu’elle annonça à Yvonne la visite et la demande certaine du jeune homme pour le lendemain, le mouvement de joie sincère, l’élan qui jeta sa sœur à son cou fut si significatif, qu’elle se réconcilia tout à fait avec le consentement qui lui avait été arraché.

Germaine, qui était présente, n’eut qu’un sourire tranquille, ses yeux purs fixés sur Mme Leydet, heureuse, en bonne sœur, de la joie d’Yvonne. Et, très vite, elle plongea ses sœurs dans les détails matériels du mariage décidé ; les préparatifs de la cérémonie et du trousseau : si l’on voulait se marier le mois prochain, l’on n’avait pas trop de temps devant soi.

Et, malgré elle, Suzanne, devant la facilité de ce dénouement, oubliait ses angoisses et les dessous d’infamie écartés si simplement, se laissant aller au torrent de lingeries, de robes, de chaussures, de gants, de dentelles dans lequel on l’entraînait.

IV

Ce soir-là, où le fiancé d’Yvonne dînait pour la première fois chez lui, Georges Watrin avait poliment fait le sacrifice de sa soirée aux devoirs de la famille ; et, son amabilité souriante se liant vite, la connaissance avait été rapidement faite entre les deux hommes.

Dans le calme du fumoir, aux lourdes portières orientales, ils causaient gaiement en fumant, assis devant le feu. Et, de chaque côté de la cheminée, dans la même pose renversée, les jambes croisées, leur silhouette était identique ; depuis la jambe serrée dans le pantalon sombre, terminée par le soulier verni, large et pointu, jusqu’à la tête blonde de l’un, encadrée comme le crâne luisant de l’autre par les nuages légers des cigarettes.

Ils s’étaient reconnus des connaissances communes qui, tout de suite, les faisaient camarades, malgré la différence des âges ; et, avec un regret de bonne amitié, ils s’étonnaient de ne pas s’être rencontrés plus tôt.

Puis, Watrin avait longuement questionné Robert sur ses propriétés et les tendances politiques de son département. S’intéressant à ses projets d’avenir, il lui conseillait vivement, avec une sollicitude fraternelle, de se pousser par là à la députation. Depuis longtemps la famille Champanel avait des terres dans l’Indre, son nom était connu ; en trois ou quatre ans, en se donnant de la peine, il serait en passe de réussir. S’il aimait l’agriculture, il n’était point forcé d’y renoncer : les députés ont bien des moments perdus. Quand on n’est pas fonctionnaire ni dans les affaires ; mais, jeune, avec une jolie situation de fortune, sans profession déterminée, la Chambre vous ouvre les bras, naturellement.

Et l’intérêt de Georges n’était pas feint.

Un beau-frère député est précieux dans les affaires, et il désirait vivement que Robert se rendît à la justesse de ses avis.

Toujours, il avait attaché une grande importance au lien de la famille, se désolant de n’en pas avoir, convaincu de la force invincible d’une union intime d’intérêts concourant à l’élévation de tous ensemble. Fils unique d’un papetier de petite ville, son père, honorable et dévoué, n’avait pu lui fournir que l’argent nécessaire à ses études et il avait dû s’élever à lui seul.

En sortant de l’École Polytechnique, il avait eu la chance de tomber sur la place au moment où l’on cherchait partout, fiévreusement des ingénieurs. La France et l’étranger se couvraient de chemins de fer, dans un affolement de progrès immédiat ; et l’on proposa au jeune homme de vingt-trois ans une situation au réseau autrichien que, vingt ans plus tard, dans la réaction inévitable de ces créations rapides, un ingénieur au milieu de sa carrière eût enviée.

Très vite, son énergie, son intelligence, son brillant l’avaient poussé ; et, après une dizaine d’années de travaux à l’étranger, il se fixait à Paris, prenant sa place dans un petit groupe d’ingénieurs à réputation, à qui toutes les entreprises sont proposées, leur nom étant comme la garantie de solidité de la compagnie dont ils font partie.

Dès lors que sa situation dans les affaires fut conquise et assurée, il ambitionna d’en avoir une semblable dans le monde, dont, en réalité, il ne faisait pas partie. Ses invitations aux dîners d’hommes et aux réceptions officielles ne lui suffisaient plus ; il voulait un salon à lui, qui le classât définitivement à Paris. Plusieurs essais malheureux lui prouvèrent qu’une femme seule pouvait le créer et le maintenir : c’est ce qui l’avait décidé à épouser Germaine, fille du président à la cour de cassation Duterroir, dont la vieille famille était sans grande fortune, mais alliée ou amie à tout le monde politique sérieux et influent de Paris.

Indifféremment, les ministères pouvaient tomber, dans les diverses combinaisons, il y avait toujours au moins un ministre ami ou parent, dont on tutoyait la femme ou la fille et qui, de temps en temps, venait faire le whist de M. Duterroir, aux soirées du jeudi, où Mme Duterroir servait simplement du thé et des brioches depuis quarante ans.

Sous tous les régimes, la justice, l’intérieur et les finances étaient occupés par les innombrables ramifications de la famille, depuis les plus proches parents jusqu’aux cousins aux degrés perdus.

Germaine avait parfaitement servi les projets de son mari, faisant immédiatement entrer Watrin dans cette société que, seul, il avait vainement voulu forcer. À la mort des parents de sa femme, leur cercle d’amitiés influentes s’était transporté, sans difficulté, chez Germaine ; et, sans être une des grosses fortunes de Paris, leur maison était de celles où l’on se fait un honneur d’être reçu.

C’était avec un triomphe que, les soirs de fêtes, il couvait des yeux les célébrités, les noms connus, les personnalités influentes qui se coudoyaient dans son salon, l’image lui revenant de la petite boutique de son père, rue aux Loyers, à Sens, une sombre et étroite pièce, toute en longueur, basse et misérable, dans l’humidité de laquelle, son père en calotte et sa mère en bonnet noir vendaient mélancoliquement des cahiers, des plumes et des livres de classe aux élèves du grand pensionnat Letellier, dont les hauts murs sombres encavaient de leur ombre la petite maison du papetier.

Du papier à lettres qui jaunissait, de l’encre séchée et quelques romans dévots, c’était, avec des essuie-plumes représentant des chiens de drap noir aux langues rouges, tout ce que contenait la boutique. Il en avait fallu des économies au pauvre ménage pour soutenir Georges pendant son éducation ! De bons vieux, après tout ! et, qui avaient eu la tendre discrétion de disparaître de la vie, sans bruit, juste au moment où leur existence pauvre, étriquée, pleine de manies et de ridicules aurait pu gêner leur fils dans sa marche ascensionnelle.

Maintenant que son salon était solidement établi, et qu’il pouvait être moins difficile sur le choix de ceux qu’il recevait, Georges pensait que Champanel pourrait lui amener un élément nouveau : les arrivés de la fabrique parisienne, dont les grandes fortunes ne sont point à dédaigner, alors que les capitalistes se font de plus en plus rares.

— Prenez-vous du café, monsieur Champanel ?

Germaine s’approchait des hommes, les bras tendus par les tasses pleines qu’elle portait ; et, paisible, elle se penchait, ses frisons dorés effleurant le front de son ancien amant, avec seulement l’attention de ne pas renverser le café débordant.

À son tour, Yvonne s’avançait tenant le sucrier. Elle était rayonnante ce soir-là, avec une joie dans ses yeux plus vifs et son teint animé ; sa robe de cachemire bleu, un peu ouverte, découvrait son cou de blonde grasse, et ses cheveux rattachés en une seule natte épaisse dans le dos mettaient une frisure cendrée sur son front qui adoucissait ses traits un peu forts.

Assise à l’écart, Suzanne sentait une grande tristesse l’envahir, devant ce bonheur confiant ; et, dans un remords, elle se demandait si elle n’avait pas outrepassé son droit en engageant sa sœur ignorante dans cette union.

Pourtant, rien jusqu’à présent n’avait pu l’effrayer ; les présentations s’étaient faites correctement ; on s’était revu sans aucune des émotions qu’elle redoutait ; le mariage se présentait exactement comme si aucun passé n’était là, menaçant, irréparable.

L’impression dominante de Mme Leydet avait été l’étonnement que tout se passât si uniment. Elle ne pouvait comprendre qu’il n’advint pas quelque chose — elle ne savait quoi — qui romprait tout, violemment.

Et, peu à peu, ses craintes s’éloignant, un dégoût lui venait de cette paix, de l’oubli de ces deux amants qui pouvaient se regarder sans rougir. Sa franchise était blessée jusqu’à l’écœurement de l’intimité souriante qui régnait dans la maison. Ce mari et cet amant camarades la révoltaient ; encore plus cette femme, frôlant, tranquille et insoucieuse, les deux hommes qui l’avaient possédée.

— Voyons, Germaine, disait Yvonne que le bonheur rendait expansive, maintenant que tu auras deux sœurs dans le Berry, tu y viendras ?… promets-le-moi ?

Germaine eut un petit rire, jetant un regard amusé à Robert qui, indifférent, reposait sa tasse vide sur le plateau.

— Moi ?… Oh ! je vous gênerais trop !

— Si, si, reprit Yvonne, tu viendras… et tu amèneras Jean… Cela lui fera tant de bien.

Pauvre Jean ! pensait Suzanne. Qui s’occupe de lui ? Justement l’Allemande était partie ; une lubie, un besoin subit de retourner au pays : une grossesse ou un vol à cacher, malgré ses yeux louches et son air discret. Alors, l’enfant était confié à la femme de chambre qui, entre deux coutures, le promenait à la hâte, peu contente de ce surcroît d’ouvrage. Tandis que la mère galopait au dehors, il était avec les domestiques, la santé et la pensée gâtées par le mauvais air et les obscénités de la cuisine.

Mais le rire de Georges la distrayait.

— Ma chère Yvonne… Je connais ma femme… vous ne la tenez pas encore à la campagne !… C’est vous, plutôt, qui viendrez nous voir !… la nostalgie de Paris vous prendra bientôt… Mon cher Robert, vous savez… c’est pour votre tranquillité que je vous conseille de nous revenir député le plus vite possible !… Vous verrez l’effet de la campagne sur les femmes !… ennuyées, distraites, nerveuses, et, tout de suite amoureuses de leur curé si elles n’ont pas mieux !

Yvonne secouait la tête :

— Non, non, moi j’adore la campagne.

— Vous ?… peut-être maintenant que vous n’y allez qu’en courant !… mais je vous attends à l’année prochaine !… Paris !… il n’y a que Paris pour faire des femmes toujours gaies et charmantes !

Une nouvelle angoisse serrait le cœur de Mme Leydet. Qui sait, en effet, si ce mariage ferait même le bonheur d’Yvonne ?

Malgré ses dégoûts, Yvonne avait partagé la vie de sa sœur ; elle s’était faite inconsciemment à ces journées constamment remplies, débordantes d’occupations. Son éducation l’avait habituée à toujours courir après les heures trop courtes. Après les cours de l’abbé Gautier qu’elle avait suivis jusqu’à dix-sept ans, elle s’était engagée dans des cours supérieurs de littérature, d’histoire, de chimie ; des leçons de musique, de peinture, de modelage qui se partageaient, à grand’peine, les heures où elle n’accompagnait pas sa sœur dans le monde.

De chaque chose, elle faisait peu, et, isolée, aucun de ces divers talents ébauchés ne pourrait lui servir d’occupation. Le temps qu’elle passait aux ateliers était le plus souvent perdu en bavardages avec les autres élèves, toutes jeunes filles du même monde, poussées par le besoin fiévreux des femmes de Paris de s’agiter, de se remuer dans les arts, par affectation, par mode, par pose, sans but et sans profit.

Peut-être, après ces heures gaies et surchargées, le calme de la province, auquel elle aspirait, lui semblerait-il terriblement lourd, à la longue.

Quoique son instruction dirigée par sa mère et sa première jeunesse n’eussent point eu la légèreté amusante de celle d’Yvonne, Suzanne se souvenait de l’impression d’isolement, de ténèbres, d’ennui que la province lui avait causée, et elle la craignait pour sa sœur. Tout de suite, pour la plier à sa vie, les enfants étaient venus et son amour immense pour eux lui avait tenu lieu de tout. En serait-il de même pour Yvonne ? Au fond d’elle-même, Suzanne pensait que non. La jeune fille n’avait pas innée la passion de l’enfance. Elle n’était pas attirée par la faiblesse, et le dévouement ne lui était pas naturel. Son attitude vis-à-vis de son petit neveu le disait. Devant l’abandon de Jean, Suzanne se serait faite sa mère ; Yvonne le plaignait, blâmait sa sœur, et ne se rapprochait pas de lui.

Quelle force aurait-elle donc plus tard, quand son amour pour son mari, refroidi par les années, ne la préserverait plus ?

En province, comme à Paris, les occasions se trouvent toujours pour la femme qui faiblit ; et les suites en sont toujours plus graves : la solitude qui permet de rêvasser, les voisinages, les médisances qui hâtent la chute et la consacrent immédiatement.

Et si, un jour ennuyée, désillusionnée, quelque chose manquant à sa vie, elle apprenait le secret de son mari et de Germaine, qu’arriverait-il ?

Suzanne la savait d’une passion violente sous ses dehors tranquilles de blonde. La colère et le chagrin, la connaissance des mensonges qui avaient entouré son mariage, la rancune ne la perdraient-ils pas comme la faiblesse avait perdu sa sœur ?

En vain, elle se répétait que ce secret ne pouvait être connu dans l’avenir ; son bon sens lui criait que lorsqu’il y a eu faute, il y a toujours révélation.

Maintenant, Georges avait atteint une petite roulette ; et, attablés, ils jouaient avec animation, pour le plaisir de jouer, avec de grands rires quand d’énormes sommes fictives étaient perdues ou gagnées.

La bourgeoisie de Suzanne se choquait de cet amusement qui les mettait attentifs, presque anxieux autour de la table, avec la passion du jeu dans leurs yeux. Les corps des femmes penchés sur ceux des hommes, leurs mains se touchant pour ramasser les jetons, dans l’empressement du gain, lui semblaient une indécence : comme leurs rires trop sonores, la gaieté de leurs yeux, l’osé de leurs attitudes. Elle n’était pas dévote, et pourtant, des paroles de l’Écriture, anciennement lues, lui revenaient, défendant les rires et les gestes immodérés qui, par l’ivresse qu’ils procurent, attentent à la chasteté.

Elle avait prétexté une fatigue pour rester seule à rêver ; et, dans l’air saturé des cigarettes fumées qui l’engourdissait, une réelle lassitude, un dégoût profond de tout ce qui l’entourait la gagnaient.

Elle se sentait étrangère à ceux auxquels elle était venue se mêler. Il lui paraissait être d’un autre siècle ; peut-être d’un siècle qui n’a jamais existé, où l’on était honnête et pur, droit et délicat.

Un immense désir lui venait de se retrouver dans sa famille à elle, entre le labeur intellectuel de son mari et les douces caresses de ces enfants, débarrassée de ces pensées de honte qui l’accablaient à Paris.

Alors les tracas matériels de son existence dont elle s’était souvent plainte en elle-même lui semblaient infiniment petits auprès des secousses morales qu’elle avait subies depuis quelques jours.

— Il n’y avait pas encore huit jours qu’elle était à Paris, et cela lui semblait un siècle. Les angoisses, les surprises, les idées qu’elle avait remuées pendant ce court moment de sa vie l’avaient allongé indéfiniment, lui laissant une fatigue, un découragement, une amertume dans le cœur.

Devant l’attitude complètement heureuse et paisible de Germaine et de Robert, un égoïsme lui venait, une colère de prendre tant à cœur les affaires des autres qui les tourmentaient si peu.

Était-ce juste que ce fût elle qui eût toutes les hontes et toutes les angoisses ? Porterait-elle le deuil de l’honneur de sa sœur, tandis que l’adultère, la pensée à mille lieues, se renversait sur sa chaise, la poitrine gonflée de rires, dans un accès de gaieté, amicalement coquette pour le mari et pour l’amant, s’amusant d’un jeu d’enfant sans remords et sans ressouvenirs.

Quel rôle jouait-il, le mari ? Crédule ou indulgent ? Les deux certainement. Sûr de sa femme, dans sa fatuité d’homme, n’imaginant pas qu’il puisse être de ceux que l’on trompe ; fermant les yeux sur les folies mondaines de Germaine, sur sa vie sans règle et ses gaspillages. Probablement, de son côté, il creusait un trou dans lequel honneur, santé, fortune s’effondreraient un jour. Et Suzanne aimait se le figurer coupable, comme si ses fautes dussent atténuer celles de sa sœur.

Très vite, dans un besoin d’oublier, d’écarter les dessous pénibles qu’elle avait été obligée de mesurer, puisqu’il lui était impossible d’y remédier, elle se décida à rentrer chez elle. Là, au moins, elle retrouverait le soulagement de l’honnêteté stricte, au grand jour. Si leur vie était monotone, sévère, elle pouvait, du moins, s’étaler aux yeux de tous.

Elle reviendrait seulement quelques jours avant la cérémonie. Il y avait au moins un mois à attendre avant que les formalités légales et les préparatifs pussent être terminés, et il lui était matériellement impossible de passer un temps aussi long loin des siens.

Après tout, elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour Yvonne. Tout marchait à souhait. Elle était bien sûre que ni Robert ni Germaine ne se trahiraient ; ils avaient trop de tranquillité, trop de sang-froid, une trop grande habitude de la dissimulation pour se livrer ! Que ferait-elle donc à Paris et à quoi servait-elle ? Pour les toilettes et le trousseau, les avis de Germaine valaient dix fois les siens, et c’était tout ce qui affairait maintenant.

C’était si vrai que, lorsqu’elle annonça sa décision, on ne lui fit d’objections que par politesse : Germaine, soulagée de ne plus sentir sur elle ces yeux qui savaient ; Yvonne trop heureuse pour songer à autre chose qu’à son bonheur.

Le mariage se ferait au commencement du mois suivant ; on lui écrirait la date. Après, on repartirait pour l’Indre ensemble, les fiancés préférant se rendre tout de suite aux Piquets que de faire le voyage de noces traditionnel.

— Promets-moi de revenir au moins huit jours avant ? demanda Yvonne.

— Et, amenez-nous ce brave Philippe ! recommanda Georges avec sa cordialité correcte.

Le surlendemain, tandis que le train d’Issoudun roulait en tressants brusques dans la lueur grise du matin, Suzanne songeait tristement, suivant machinalement du coin du wagon où elle s’enfonçait, les horizons plats, sous le jour terne, que l’on traversait.

Les terres brunes, lourdes et humides de la dernière fonte de neige, s’étendaient au loin, coupées d’herbages jaunis par les gelées, avec la maigre silhouette des arbres fruitiers penchant leurs membres grêles et tortueux. Dans l’humidité froide de l’air, les villages traversés rapidement étaient encore plus désolés que la campagne, avec les coulures verdâtres sur les plâtres crevés des murs, et les toits aux tuiles brisées et mangées de mousse noire.

Les quelques figures humaines qui se hasardaient sous la pluie glaciale qui commençait à tomber lentement, se hâtaient, le visage verdi par le vent coupant, avec l’entassement de vieux vêtements incolores dont les paysans se surchargent l’hiver.

Jamais la vie n’était apparue si amère à Suzanne, quoiqu’elle eût eu bien souvent des moments de découragements ou de chagrins plus vifs.

Dans ce voyage commencé joyeusement, heureuse de porter un bonheur à sa jeune sœur, elle avait vu les derniers liens qui l’attachaient à sa famille se briser. Aux êtres vivant ensemble et changeant ensemble, les modifications des années sont insensibles. À ceux qui, séparés, se représentant l’absent avec les anciennes impressions, sont réunis un jour, le coup est brutal, l’affection reste hésitante, ne reconnaissant plus celui que l’on aimait jadis, et qui choque maintenant, par toutes les habitudes et les sentiments inconnus qu’il a pris.

Suzanne aimait Germaine de confiance, de par la douce habitude de leur liaison d’enfance. Ce qu’elle aimait, c’était une image un peu indécise, unie aux gaietés de leur jeunesse, aux temps heureux où elles vivaient comme vivent les jeunes filles : sans préoccupations réelles, avec la sensation que la vie est encore à venir, et la tranquille succession des jours assurés par les parents.

La femme qu’elle voyait maintenant lui semblait une étrangère, ses fautes et ses faiblesses la laissant sans pitié, dans l’horreur de la femme sans passions pour celle qui a failli.

Quelque chose qu’elle analysait difficilement l’avait presque autant détachée d’Yvonne. Peut-être était-elle blessée de l’égoïsme naissant de la jeune fille, totalement absorbée dans le mariage qu’elle devait pourtant entièrement à Mme Leydet. Peut-être pressentait-elle qu’un caractère inconnu surgirait dans celle-là aussi, dès le mariage. Comme les traits d’Yvonne s’étaient modifiés dans cet hiver où ses vingt-deux ans s’étaient accomplis, s’accentuant et prenant une lourdeur volontaire ; son esprit prendrait une forme définitive, les passions et les intérêts développés et assis désormais.

Et Suzanne reconnaissait avec amertume cette loi qui veut que la famille, unie lorsqu’elle existe autour des parents, se divisant en familles nouvelles, se détache de jour en jour jusqu’à former des groupes indifférents, hostiles même quand l’intérêt de leur existence est en jeu.

Le cœur serré, elle découvrait que plus elle avançait en âge, plus les désillusions apparaissaient, nouvelles et toujours s’accroissant. Après celles du mariage, celles de la famille. Et, dans le lointain, elle pressentait celles de la maternité ; elles seraient les plus douloureuses, celles qui laissent les empreintes les plus profondes, et après lesquelles on n’a plus la force de se rattacher à de nouveaux rêves.

Que de choses ! que de sentiments, que de livres lui étaient expliqués maintenant, qui restaient lettre close pour sa première jeunesse forte et souriante ! Elle avait ri des mélancolies, des découragements, méprisé ceux qui sont las de la vie, blâmé ceux qui passent indifférents dans les bons jours, ne voyant que l’amertume des autres. Maintenant, dans l’expérience qui lui venait des douleurs, des ennuis, des fatigues, une indulgence montait en elle pour ceux qui n’ont plus de sourire, ayant trop souvent pleuré.

Elle avait eu foi en l’existence : que croyait-elle maintenant ? Elle avait aimé passionnément sa mère, pensait-elle : morte, elle avait pu l’oublier.

Du mariage ; ce qu’elle voyait, c’était le joug de fer, les tracasseries incessantes, l’effort constant pour maintenir l’équilibre des caractères opposés en contact. L’amour ; c’était en vain qu’elle s’efforçait de ne pas le considérer comme une grossière plaisanterie. Que lui restait-il donc, si ce n’est l’idée de la nécessité de vivre, de borner ses désirs, et de voir chaque jour ses facultés s’émousser pour la joie et pour la peine.

Que de plaisirs elle avait goûtés qui n’existaient plus pour elle ! Elle s’étonnait de ne plus entendre dans la musique cette voix qui la traversait autrefois d’une émotion indicible. Au théâtre, elle ne voyait que l’acteur. Dans les livres même, elle sentait l’effort de l’écrivain, et ses préférences anciennes s’évanouissaient sans qu’elle pût les remplacer.

Un seul intérêt l’attachait encore complètement : ses enfants, qui suffisaient à remplir tous les vides ; en attendant d’en creuser de plus poignants.

Tandis que le train ralentissait, entrant dans la gare d’Issoudun, les plaques tournantes résonnant bruyamment sous les roues brutales des wagons ; Suzanne aperçut ses quatre enfants, groupés autour de leur grand’mère, sur le quai de la gare, regardant anxieusement le train qui s’arrêtait brusquement, dans le ronflement sonore des freins serrés.

Alors, avec une souffrance, elle pensa qu’un jour viendrait où ces petits êtres, qui se serraient la main dans la main, avec l’amitié de l’enfance, seraient des hommes et des femmes qui se haïraient peut-être, divisés par la vie, oubliant les caresses partagées sur les genoux de leur mère.

V

Le samedi, quatre février, dans l’appartement des Watrin, tout était en l’air pour la grande soirée du contrat d’Yvonne.

Le mariage se ferait la semaine suivante, le onze, afin de ne pas tomber dans le carême qui commençait de bonne heure, cette année.

Suzanne était arrivée la veille, promettant son mari pour le jour du mariage. Et, de partout, les cadeaux arrivaient, s’entassant, remplissant la chambre d’Yvonne de petites caisses, de paquets soigneusement enveloppés que l’on ouvrait dans des nuages de papier de soie.

Germaine comptait sur un monde énorme pour la soirée. Beaucoup se croiraient obligés d’y paraître, par politesse ; d’autres étaient curieux d’examiner le fiancé d’Yvonne que l’on avait à peine entrevu ; enfin, la plupart viendraient parce que, chez Mme Watrin, il y avait toujours de l’entrain et l’on y rencontrait tout ce que l’on connait, tout ce que l’on doit connaître.

Depuis le matin, les cheveux simplement relevés, vêtue d’une robe courte de lainage sombre, Germaine surveillait elle-même les préparatifs du bal, infatigable, avec la fierté des résultats obtenus.

Suzanne, s’apercevant que son inexpérience mondaine rendait sa présence plutôt gênante, s’était retirée dans sa chambre où elle essayait de lire, distraite par le bruit des meubles que l’on déménageait.

Une préoccupation plus sérieuse la troublait aussi, dans son calme reconquis par le temps passé chez elle. Elle trouvait Yvonne changée depuis son dernier séjour. La jeune fille semblait triste, absorbée, avec une fièvre dans la voix quand elle se forçait à parler, après de longs silences, et des accents qui détonnaient dans les phrases les plus banales.

Rien, pourtant, dans les lettres que Suzanne avait reçues pendant le mois précédent ne pouvait faire craindre la survenance d’un incident quelconque. Après tout, l’approche seule du mariage énervait peut-être Yvonne. L’attente de cet événement si grave et l’écoulement fatal des minutes qui en séparent, agissent fortement sur une jeune fille, troublant profondément ses fonctions physiques et morales.

Et, maternellement, Suzanne s’apitoyait sur les émotions presque douloureuses que sa sœur devait éprouver.

Évidemment, avec ses vingt-deux ans et son éducation parisienne, Yvonne n’était plus ignorante ; mais, Suzanne savait, par expérience, que la connaissance précise de l’acte du mariage, loin de préparer la jeune fille, double son émoi au moment décisif.

Elle se rappelait le soir de son mariage : la souffrance du battement précipité de son cœur, lorsque son mari était entré dans la chambre où elle l’attendait, avec l’angoisse cruelle de ce qu’elle devrait subir et la répugnance, le dégoût jusqu’à la nausée de l’homme.

Ce n’était pas celui qu’elle estimait, l’intelligence qui plaisait à la sienne, qu’elle redoutait ; mais, l’homme qui allait accomplir sur elle l’acte du mâle sur la femelle, et que ses sens calmes et son éducation chaste repoussaient, éperdus. Si dans cet instant d’affolement, elle ne s’était pas refusée, violemment, c’était par pudeur, avec l’effroi d’un scandale, préférant se soumettre que de mettre au jour ses souffrances.

Pourtant, elle songeait que son mari n’avait jamais été pour elle qu’un camarade, un ami, un frère, accepté comme époux par nécessité ; tandis que sa sœur semblait ressentir de l’amour pour Robert, un attrait qui adoucirait peut-être ses répugnances. Et, sans pouvoir le comprendre, elle s’efforçait d’admettre que l’accouplement à heure fixe d’un homme et d’une vierge pouvait quelquefois perdre de sa pénible cruauté.

Enfin, à la nuit tombante, le dîner pris à la hâte, de bonne heure, pour laisser la salle à manger libre, où le buffet devait être dressé ; le silence s’était fait dans l’appartement, les apprêts enfin terminés. Alors, dans un besoin d’approbation, Germaine emmena Mme Leydet le visiter.

Dans l’antichambre, sous le lustre ancien de six lampes en cuivre ciselé, étincelaient des tentures blanches, légères, brodées d’argent qui, partant du plafond, venaient s’appliquer en draperies retombantes autour des portes des salons et de la chambre de Georges, transformée en vestiaire. De grands vases de cuivre montaient des palmiers élancés, dont l’embrouillure des feuilles luisantes se découpait sur la clarté pâle des murs.

Suzanne examinait, un peu dépaysée, cette antichambre de harem ; mais sa sœur l’entraîna vite dans le grand salon.

Les tentures aux anciennes couleurs et aux ors pâles garnissaient seules le vaste salon dont les meubles et les tableaux avaient été enlevés, les chaises et les fauteuils les moins encombrants seulement conservés. Ainsi déserté, la pièce paraissait immense, avec le lac luisant du parquet découvert.

Mais, l’idée dont Germaine triomphait, c’étaient les angles dissimulés par d’énormes pyramides d’azalées et d’hortensias montant jusqu’au plafond ; les masses roses, bleues et blanches serrées, sans une verdure, continuant de leur fraîcheur tendre les teintes délicates des étoffes précieuses qui les touchaient.

Et, avec un rire de mépris, Germaine expliquait la peine qu’elle avait eue à faire exécuter intégralement son projet au fleuriste Simon.

— Imagine-toi qu’il voulait mélanger des camélias et des fougères !… Cela détruisait absolument l’ensemble… Tu vois cela ?… des camélias avec la raideur de leurs feuilles cirées ?… Alors, pourquoi pas une bordure d’arceaux en fer, comme dans les jardins publics ?

Devant le petit salon, elle passa rapidement, rien n’avait été changé, le superflu des meubles seulement enlevé et des tables de jeu disposées.

C’était la pièce tranquille, avec un tapis, des canapés profonds, où les amateurs de fraîcheur et de repos viendrait s’établir.

Au contraire, le fumoir, où elle s’arrêta avec complaisance, avait complètement changé d’aspect. Le grand divan, trop encombrant, était remplacé par une banquette circulaire de tissu pareil aux tentures ; de grandes glaces éclairaient la teinte sombre de la pièce, reflétant de hautes colonnes de marbre noir, d’où, de vases antiques, montaient des bougies en masse compacte, formant des gerbes étincelantes de lumière. La cheminée disparaissait derrière un entrelacement de plantes exotiques ; et au milieu de grappes de fleurs étranges, d’un rouge sanglant, une statue se dressait : une danseuse hindoue, très remarquée au salon précédent, à la pose cambrée, dont le corps de bronze semblait vivant, saillissant de la jupe dorée et du corsage court incrusté de pierreries, laissant voir la gorge aux pointes relevées. C’était de l’art très moderne, touchant au mauvais goût ; mais d’un grand éclat et d’une vérité puissante.

— C’est très beau, avoua Suzanne.

Germaine fit un geste de satisfaction.

— Oui, c’est ce qu’il y a de mieux… et pourtant, je désespérais de cette pièce sombre.

Et, avec un sentiment artistique qui étonnait Suzanne, elle expliquait longuement l’importance d’une étoffe claire placée à propos ; les tâtonnements persévérants qu’il fallait pour déterminer la quantité et la disposition des lumières. Les plantes vertes, par exemple, étaient très difficiles à éclairer, paraissant tout de suite sombres et lourdes.

Et, relevant quelques feuilles.

— Tu vois, il y a dessous des quantités de petites lanternes aux carreaux verts pour rendre les dessous transparents.

— Quel travail ! soupirait Suzanne, et pour une soirée seulement !

Mais la salle à manger, que l’on finissait seulement de disposer, réclamait Germaine.

Au fond, devant la porte conduisant à l’office, un buffet occupait toute la largeur de la pièce, laissant juste derrière, la place pour circuler aux serveurs. Sur la nappe qui retombait devant avec les broderies éclatantes des tapis d’autels de cultes d’Orient, les sandwichs, les petits fours, les fruits glacés s’échafaudaient dans de nombreuses coupes de verre aux teintes d’or montées en vermeil ; des pyramides de fleurs claires aux pétales délicates s’espaçaient ; à chaque bout on installait, avec précaution, deux arbres étranges. Au milieu des feuilles légères, c’étaient, dans l’un, des raisins, dans l’autre, des fraises rosées de la teinte pâle des fruits mûris en serre.

Alors, Germaine sérieuse, examinant tout avec soin, donna ses dernières instructions au maître d’hôtel, un agent de la maison Gressette, le fournisseur de toutes les maisons qui reçoivent à Paris — qui s’inclinait avec déférence devant la jeune femme, reconnue comme la plus compétente des maîtresses de maison à Paris.

Il fallait compter sur une immense consommation. L’assistance serait nombreuse ; puis, les soirées de contrat font exception à l’ordinaire, il n’y a ni comédie ni musique qui tiennent les auditeurs plusieurs heures sans bouger ; il s’y fait beaucoup de présentations, on circule beaucoup, et le buffet est toujours le but, le prétexte des promenades.

— Soyez tranquille, Madame, répétait le maître d’hôtel, nous sommes en mesure… Madame n’aura rien à nous reprocher.

Et, très digne, caressant les favoris roux qui encadraient sa face grasse et molle, pâlie par les nuits passées debout, derrière les buffets, il montra orgueilleusement les masses de victuailles déposées dans l’office. Les paniers plats étaient engagés dans de légères étagères de bois à plusieurs rangs, et chaque panier avait le nom de son contenu inscrit au-dessus de sa case. Dans le haut, le nom du glacier connu s’étalait en lettres d’or, très larges.

— À deux heures, reprit-il, avec un sourire entendu, nous inaugurerons une nouvelle composition de la maison : une croquette d’alouette et de faisan mélangés entourant un cœur de purée de truffes.

— C’est froid ? demanda Germaine intéressée.

— Chaud… mollet, plutôt.

— Alors, attendez trois heures… et si vous voulez du succès… ne servez rien de sérieux avant… rien que des sandwichs, des foies gras, des gâteaux.

— Madame a peut-être raison… Cependant, à deux heures la consommation devient plus solide.

Germaine secoua la tête.

— Non, non !… ce n’est pas encore décidé… On prendra des choses connues… on ne se risquera qu’à demi avec du nouveau, et l’on discutera votre composition… comme vous dites… à trois heures, l’appétit sera venu… Lancez carrément votre croquette, et, si cela est bon, cela prendra tout de suite… Tenez, je puis faire quelque chose pour vous… je vais vous donner d’adorables petites coquilles de tortues montées en nickel que j’ai achetées dernièrement… C’est inédit… Servez votre croquette là dedans… tout le monde en prendra.

Le maître d’hôtel s’inclina, ravi, ses paupières molles battantes.

— Madame nous comble !… grâce à Madame, cette création marquera dans l’hiver !

Revenue dans sa chambre, Germaine se laissa tomber sur un fauteuil avec un rire.

— Un bon type, n’est-ce pas ?… un convaincu !… mais, il faut cela… Il est admirable… Avec lui, je suis sûre que tout ira bien.

Elle eut un soupir de fatigue — ah ! continua-t-elle, si j’avais à la maison quelqu’un dans son genre, je ne me tuerais pas pour organiser la moindre réunion !

Puis, elle dit ses regrets. Certes, l’appartement était gentil ; mais, elle rêvait une maison tout entière à elle. Et, c’était une méchanceté de la part de Georges de lui en refuser une ! En définitive, un joli hôtel, pas trop grand, comme elle en désirait un, cela n’était que le capital, bien placé, de la rente qu’ils payaient maintenant en loyer.

Avec envie, elle détaillait les avantages d’une maison à soi : les dégagements, l’air, l’espace que donnaient les antichambres, l’escalier ; la possibilité d’avoir une serre attenante au salon. Quoi qu’on fasse, un appartement a toujours un certain air mesquin. Et puis, mille ennuis des escaliers communs, de la proximité des voisins et des domestiques.

Un des jeudis soirs où elle recevait, des personnages inconnus s’étaient présentés chez elle. Elle les croyait invités, par extraordinaire, par son mari, et ce n’est qu’après une heure de barbotage que l’on découvrit qu’ils allaient chez les gens de l’étage au-dessus. Une véritable scène du Palais-Royal, et encore, trop ridicule pour être drôle.

Cependant, l’heure de s’apprêter était venue et Suzanne laissa Germaine dans la grande pièce aux hautes glaces où la femme de chambre avait allumé de nombreuses bougies. La robe que la jeune femme porterait tout à l’heure habillait le mannequin : une merveille ; une jupe d’étoffe superbe bleu pâle, brochée de fleurs roses, avec des draperies molles de crêpe rose se mêlant à des écharpes de point d’Alençon. Sur la grande table, les jupons aux hautes dentelles, la chemise, le corset de satin rose, bas et souple pour danser, les bas et les souliers roses s’étalaient rangés par ordre.

Près des glaces, une petite table et une chaise étaient préparés, avec les peignes et les boîtes de poudre, la vaseline parfumée et les flacons de réséda dont Germaine se servait habituellement.

La toilette de la jeune femme durait longtemps, accomplie avec une attention et un art passionné. C’était la première sensation du bal, dans laquelle elle s’alanguissait à plaisir, jouissant de suivre sa beauté s’affermir et se développer pendant ces soins secrets et raffinés.

Après l’étalage de la poudre sur la vaseline que la peau tiède fondait, l’ombrage discret des cils et des sourcils, l’allumage léger de la lèvre ; chaque coin de son corps était scrupuleusement visité, chaque petite rougeur dissimulée, chaque léger poil épilé : jusqu’aux aisselles qu’elle rasait impitoyablement, détestant la tache fauve trop brutale, que le moindre mouvement découvrait sous le décolletage du corsage.

Ces heures de toilette, longuement traînées étaient la jouissance la plus exquise de la jeune femme ; le repos, la détente la plus complète des occupations et des tracas de la journée.

Aucun désagrément ne parvenait à cette pièce lumineuse, à l’air tiède, parfumée des poudres qui volaient et des flacons débouchés. Les glaces lui renvoyaient son image gracieuse, la rondeur de ses bras, la minceur extrême de ses poignets, la profondeur de ses yeux allongés où la lumière mettait une étincelle brillante ainsi que sur l’émail de ses dents quand elle se souriait, s’approchant et s’éloignant de la glace, dans une admiration étonnée de se plaire autant.

En chemise et en jupon, les pieds nus sur le tapis, ses seins dessinés sous les dentelles, elle restait longtemps, s’étudiant dans toutes ses poses, heureuse de se connaître, de se parcourir des yeux. Dans ces moments-là, elle se sentait très bonne, remplie d’une émotion affectueuse qui débordait ; et, dans la joie de l’attrait qu’elle s’inspirait, n’importe quel service ou sacrifice on lui aurait demandé, elle l’eût accordé avec enthousiasme. Souvent, il lui arrivait de faire des cadeaux à sa femme de chambre dont elle se repentait plus tard, revenue à sa nature égoïste et froide qui regrettait toujours dans l’objet donné, l’usage qu’elle aurait pu en faire elle-même.

Mais, Pauline, faite à ces sautes de caractère, se hâtait d’empocher ou de faire disparaître le ruban, la dentelle ou la robe obtenue des attendrissements passagers de sa maîtresse. En fille sensée, elle amassait tout l’argent qu’elle tirait de sa place pour acheter un fonds de restaurateur, boulevard de Clichy, qu’elle et Baptiste, qui devait l’épouser sitôt leurs épargnes suffisantes, guignaient depuis longtemps.

Suzanne n’avait point tant de préparatifs à faire : une demi-heure et deux bougies lui suffisaient. Elle passa simplement de l’eau tiède sur sa figure, ses épaules et ses bras ; puis, ses cheveux relevés, une aigrette de plumes noires piquée d’une agrafe de diamants — les seuls qu’elle possédât — plantée sur le côté de sa tête, elle passa une robe de velours noir aux draperies retenues par des cordons de jais, une toilette coûteuse dont elle s’était décidée à grand’peine à faire la dépense.

Elle était prête. Alors ne sachant plus à quoi s’occuper dans sa chambre, se tenant droite, avec un malaise de l’étoffe trop belle qu’elle n’était pas habituée à porter, elle se décida à aller jeter un nouveau coup d’œil aux appartements.

Comme elle se dirigeait vers le fumoir, Robert Champanel y entra, avec la familiarité d’un habitué, très élégant dans son habit noir irréprochable.

Il eut une exclamation :

— Comme vous êtes belle !

Et serrant affectueusement la main de Suzanne, il la tourna vers une des glaces qui descendaient jusqu’à terre, la montrant entièrement.

Près du vase antique de marbre noir, avec ses épaules d’une blancheur sculpturale, encadrées des draperies de velours sombre d’une lourdeur molle, elle semblait la véritable statue de cette salle à la décoration grave. Ses cheveux foncés surmontés d’une aigrette guerrière la coiffaient comme le casque des Minerves antiques dont elle avait aussi la puissante poitrine et les bras magnifiques ; sous la traîne de la robe, on devinait des pieds de marbre semblables à ceux de la déesse.

Comme Suzanne contemplait la femme presque inconnue qui se reflétait devant elle, Yvonne entra rapidement : et, s’arrêtant devant le groupe de sa sœur et de son fiancé, elle eut un rire singulier.

— Est-ce que vous lui faites la cour, à elle aussi ?

Robert se retourna vivement, avec un malaise qui étonna Mme Leydet, ainsi que de la parole saccadée, fébrile de sa sœur, en prononçant cette phrase qui ne pouvait être qu’une plaisanterie.

Contrairement à son habitude, Yvonne était mal habillée. Elle portait une robe de tulle blanc dont la légèreté et la simplicité voulues, accusaient ses formes trop développées ; et, son regard brillant, ordinairement d’une franchise si gaie, était comme terni, avec de temps en temps des éclairs sombres, tandis qu’un pli amer marquait les coins de sa bouche.

Mais, Georges arrivant, avec sa cordiale et loquace affabilité, apporta tout de suite un soulagement ; et, quand Germaine entra à son tour, tous causaient gaiement, se promenant dans les pièces agrandies par le nouvel arrangement.

La jeune femme était complètement prête, d’une beauté idéale de Parisienne dans l’apprêté de sa toilette, de sa peau trop blanche, de ses lèvres trop rouges qui brillaient comme ses diamants, en lourde guirlande de fleurs de pierre sur son corsage.

Prise de gaieté sous la lumière vive du salon vide, elle se mit à tourner en valsant, son éventail de plumes roses, très grand, à demi déployé derrière sa tête.

Hein ! jeta-t-elle en riant. Cela serait bon de valser, maintenant, il y aurait de la place !

Alors, tandis que Georges jouait une valse, avec un sourire approbatif à la beauté de sa femme, Robert s’avança très vite, sans y réfléchir ; et, enlaçant Germaine, ils commencèrent à valser.

Georges jouait bien, en musicien né qui, toute sa vie, malgré les occupations, les travaux, les soucis, avait gardé le culte de la musique. Sous ses doigts, la valse d’un motif vague avait un rythme puissant, presque sauvage, qu’un habile seul en musique sait donner.

Germaine valsait comme il plaît aux hommes, on la sentait tout entière sans qu’une réalité pénible en détruisît le charme, elle s’abandonnait sans être lourde. Tout son art était de suivre, attentive et docile, les mouvements de l’homme qui l’étreignait.

Elle dansait, le bras appuyé sur l’épaule de Robert, sa poitrine nue le frôlant ; et, au-dessus de ses pieds dont la pointe légère se posait à peine à terre, ses jambes se dessinaient au travers de la jupe envolée, s’enlaçant à celles du jeune homme.

Alors, Suzanne regarda Yvonne assise auprès d’elle.

Le dos appuyé au canapé, les mains croisées, serrées sur ses genoux, elle suivait avidement les valseurs, une souffrance dans son regard fixe.

Elle répondit au coup d’œil de sa sœur, avec un sourire amer :

— Ils s’amusent !

Robert parut apercevoir l’appel muet de sa fiancée ; il s’arrêta tout à coup, et laissant familièrement Germaine au milieu du salon, il vint s’asseoir sur une chaise basse près d’Yvonne, implorant un pardon du regard.

— Voulez-vous valser ? demanda-t-il.

Yvonne eut un sourire triste :

— À quoi bon ?… on va arriver tout à l’heure.

Mais le jeune homme l’entraîna, tandis que Germaine se jetait gaiement sur le canapé près de Suzanne, soulevant les dentelles froissées de son corsage, la poitrine palpitante, avec une ivresse dans les yeux.

— J’adore valser !

Puis prise d’une envie de parler, de s’agiter, elle s’occupait de la toilette de Suzanne :

— Tu es très bien… Mais cela manque d’arrangement… le décolletage n’est pas aussi réussi qu’il pourrait l’être avec des épaules comme les tiennes… Mon Dieu, que je voudrais avoir tes épaules !… Vois comme je suis maigre !

Et, coquettement, elle mettait son épaule mignonne et potelée de chair rose et frémissante près du marbre insensible de sa sœur, avec un trouble sensuel de ces exhibitions permises de leurs chairs.

Mais Suzanne ne l’écoutait pas, suivant des yeux le nouveau couple.

Georges frappait les mêmes notes sonores, mais ce n’était plus l’enlacement de tout à l’heure, l’union de deux corps familiers aux étreintes. Yvonne se tenait droite, le visage sérieux, la main à peine posée sur l’épaule de son fiancé. Quoique de même taille que Robert elle paraissait plus grande, le buste un peu lourd, avec la solidité des attaches des femmes fortes et actives.

Suivant les regards de sa sœur, Germaine résuma sa pensée :

— La toilette du soir ne va pas à Yvonne, n’est-ce pas ?

En effet, la beauté réelle de la jeune fille n’apparaissait qu’en plein air, quand la chaleur et le soleil doraient sa peau admirablement fraiche ; au bain, à cheval, sa force souple attirait ; tous les exercices violents, même un peu garçonniers, lui seyaient. Le soir, en robe légère, dans l’espace restreint d’un salon, ses beautés s’alourdissaient, le milieu lui nuisait ; tandis que Germaine brillait de tout son éclat, avec la délicatesse de ses formes et la grâce de ses gestes.

Et, malgré elle, Suzanne apercevait une rivalité entre les deux femmes montant ; elle s’alarmait de ce que Yvonne ne pourrait soutenir la lutte : sa tristesse le disait comme l’air triomphant de l’autre.

Mais les musiciens s’étaient établis, et, peu à peu l’on arrivait. Alors, dans la confusion des présentations successives, l’expression du visage des deux femmes s’égalisa. Germaine, calme et attentive dans l’occupation de sa réception, Yvonne commençant à reconquérir au bras de son fiancé un peu de son assurance gaie d’autrefois.

Bientôt les sièges autour du salon furent tous occupés et des masses serrées d’hommes remplirent les entrées. Un murmure confus de conversations montait, coupé par des valses dont l’harmonie brillante éclatait ; tandis que les couples s’entre-croisaient, rapides, dans un tournoiement aux couleurs vives.

À minuit, le flot arriva si serré que, malgré la grandeur de l’appartement, on ne put plus circuler.

Des femmes faisaient le tour du salon lentement, cherchant du regard un siège, avec des poignées de mains et de rapides causeries, en passant. Enfin, l’on se poussait, des chaises étaient rapportées, et les rangs se triplaient, mangeant inégalement le lac luisant du parquet, qui disparaissait complètement sous le flot des hommes, refoulés seulement quand les danses reprenaient.

Au buffet, il y avait foule ; mais, plutôt pour causer. Les domestiques servaient sans peine : un verre de champagne, un fruit glacé, un peu de raisin ; c’était tout. Cependant, vers une heure, les jeunes gens qui dansent, ceux dont l’âge n’a pas encore diminué l’ardeur, commençaient à entourer le buffet, la figure décomposée, des gouttes de sueur roulant sur la peau, avec le malaise d’estomac produit par la danse trop répétée, qui donne l’illusion de la faim.

Puis, des femmes dont la jeunesse disparaissait, se faisaient conduire dans la salle à manger, sous le prétexte d’une glace à prendre, un bonbon à manger, revenant lentement à leurs places, pendant que l’on jouait une valse, avec l’espoir d’une invitation tardive que leurs yeux languissants quêtaient.

Germaine dansait tout le temps. Souple et légère, elle s’alanguissait dans les bras de tous les hommes, les enlaçant de ses membres, et, ayant pour tous, le sourire pâmé de la femme que la valse, l’étreinte de bras d’hommes grise comme une possession. Et, son véritable amusement, l’entrain de sa personne étaient l’attrait et l’animation de ses soirées.

Assise près d’une des torchères de marbre noir, contre la fraîcheur de laquelle elle appuyait son épaule moite, Suzanne se trouvait très seule au milieu du mouvement. Pourtant, il y avait eu des reconnaissances avec des personnes qu’elle voyait anciennement chez son père, mais, après les poignées de main et les premières banalités échangées, on ne trouvait plus rien à se dire. Depuis dix ans qu’elle vivait en province, isolée dans sa vie d’intérieur, Suzanne avait absolument perdu l’habitude des conversations mondaines. D’ailleurs, elle ignorait tout des familles retrouvées ; des morts, des mariages, des naissances, des brouilles étaient survenus, et elle n’osait s’aventurer dans des questions maladroites.

Alors, la tête alourdie par la chaleur qui montait, intense, et le bourdonnement des salons, elle tâchait de suivre dans la foule étrangère ceux à qui elle s’intéressait.

Robert, étranger aussi à ceux qui les environnaient, ne pouvait se dérober comme elle. Plusieurs fois, il avait cherché à la rejoindre, avec un désir d’échanger quelques paroles vraiment amicales, après l’abus de politesses qu’il avait dû subir ; mais, très vite, avec une gentillesse fraternelle, Germaine s’emparait de lui, le promenant avec elle, le présentant sans relâche.

Au milieu d’un groupe de jeunes filles, Yvonne semblait avoir recouvré sa tranquillité, causant gaiement, animée elle aussi, par les danses répétées qui mettaient une moiteur rosée sur ses joues et ses épaules au grain fin de blonde.

À trois heures, la musique se tut, ménageant un repos, une sorte de léger souper, avant le grand souper assis. Et, dans la houle des toilettes claires qui se remuaient, dans le tumulte croissant des voix, les croquettes en coquilles circulèrent, s’annonçant en succès. La nouveauté des vases intriguait, forçant à trouver une différence entre cette fine préparation et les autres dont les habitués de soupers sont blasés.

Un sénateur, vieil ami de M. Duterroir, offrit son bras à Suzanne ; et, tandis qu’ils se frayaient lentement un chemin entre les groupes stationnants, elle aperçut Germaine au bras de Robert ; doucement, elle l’emmenait avec un sourire. L’ayant conduit jusqu’au bout de la salle à manger, près de l’arbre aux fraises, dont elle cueillait des fruits d’une main distraite, elle lui parlait d’un air singulier. Robert, les yeux baissés, regardait fixement la gorge nue de la jeune femme qui palpitait, distincte et vivante sous les dentelles. Tous deux semblaient avoir perdu la notion du monde qui les entourait, s’enfonçant dans une causerie troublée, aux paroles coupées de silences où leurs yeux ne se quittaient plus.

Suzanne ne pouvait entendre ce qu’ils disaient ; mais un malaise lui venait, une chaleur lui montait aux joues, de leur attitude, qu’elle s’imaginait devoir être claire pour tous les yeux. Et, désireuse de les séparer, elle s’ingéniait, dans son esprit peu inventif, pour trouver un moyen d’abandonner convenablement son conducteur qui la chargeait de consommations dont il lui détaillait longuement les mérites.

— Comment, vous ne voulez rien prendre ?

Et, sa face vénérable, entourée d’un collier de barbe blanche, exprimait une profonde désolation.

— Alors, c’est une sinécure de vous conduire au buffet ?… Vous avez des dents charmantes, et maintenant les jolies femmes mettent une coquetterie à se bourrer d’un tas de choses…

Mais Suzanne refusait, presque impatiemment, le regard au loin :

— Non, non, je vous assure ! je ne suis plus habituée aux soirées, cette chaleur me donne mal à la tête.

Alors, le sénateur geignit mélancoliquement.

— Moi aussi… mais, que voulez-vous ?… ma femme et mes filles me traînent en soirée !… j’ai encore deux filles à marier, vous savez !… Deux bonnes petites filles, mais que je voudrais bien voir deux bonnes petites femmes avec des maris pour les conduire au bal !… Enfin, il faut prendre son mal en patience… Quand je dors trop, je mange… Cela me réveille et me donne des forces.

Et, tandis que ses babines molles mâchonnaient des foies gras, il répétait, engageant :

— Je vous en prie, faites comme moi… vous vous en trouverez bien.

Maintenant, Germaine était tout près de Robert, et leurs sourires s’unissaient, leurs gestes s’amollissant, prêts à l’étreinte.

Tout à coup, Yvonne parut entre eux. D’une voix émue, sans un regard à sa sœur, elle appela :

— Monsieur Champanel !… Vous m’avez demandé cette valse… n’en voulez-vous plus ?

Robert eut un sursaut qui l’éloigna maladroitement de Germaine ; celle-ci fixa tranquillement sa sœur d’un air de défi, portant lentement à ses lèvres un verre de champagne, avec un geste vague de baiser à l’adresse de Robert.

En effet, les musiciens recommençaient à jouer, et les femmes regagnaient leurs places au bras de leurs conducteurs, se frayant difficilement un passage le long des valseurs.

Fatiguée et inquiète, l’esprit heurté de mille visions de malheur, Suzanne demeura près du buffet, avalant quelques cuillerées de thé, par contenance, le silence relatif de la pièce désertée, la reposant.

Des groupes de jeunes gens surmenés causaient, lents à recommencer la danse ; des femmes s’attardaient à des causeries intimes, et Suzanne retrouvait les sourires noyés de sa sœur et de Robert sur les figures de ces couples indifférents des témoins…

Activement, les serveurs réparaient le désordre du buffet, les assiettes se garnissaient, de nouvelles bouteilles de champagne étaient débouchées, les coupes s’échafaudaient, débordantes, entre les fleurs qui se fanaient doucement et les rangées brillantes des tasses et des verres propres.

— Eh bien, vous voilà toute seule ? demanda Georges qui s’approchait, attirant une chaise avec un long regard aux épaules et à la poitrine polies de la jeune femme.

— Je me repose.

— Oui, vous êtes un peu ahurie, je vois cela… Il fallait venir avec nous, dans le petit salon… On y est très bien, il fait frais, et cette musique infernale ne vous tape pas les oreilles.

Délicatement, il avalait de petites sandwichs empilées près de sa tasse de chocolat, très occupé de sa petite restauration, venu tard, après le flot des consommateurs pour manger tranquillement, sans souci de politesses ennuyeuses.

Quand il eut fini, il alla déposer sa tasse vide, et, après avoir échangé quelques paroles avec le maître d’hôtel, dont la face pâlissait encore dans la fatigue de la nuit qui s’avançait, il revint près de sa belle-sœur.

— Vous ne dansez pas ?

Elle eut un geste de surprise :

— Moi ?… Je suis trop vieille.

Georges sourit, et, simplement :

— Venez donc, nous allons voir cela.

Et, la faisant lever, il l’enlaça tout de suite. La musique parvenait, très assourdie, pourtant plusieurs couples tournaient, rattrapant une note de la valse, de temps en temps.

Georges s’arrêta bientôt.

— On n’entend pas ici… Venez dans le grand salon.

Suzanne sourit à son tour, un peu distraite de ses idées noires.

— C’est-à-dire que je ne sais plus valser !… Croyez-moi… restons-en là, cela vaudra mieux.

Mais Georges s’entêta :

— Non, du tout !… vous valsez très bien… trop bien… Je ne vous sens pas du tout… laissez-vous aller.

En effet, dans le grand salon, dans le retentissement de l’harmonie rythmée, Suzanne, en s’appliquant, put se tirer d’affaire. Georges valsait bien, sans grands mouvements, dissimulant la raideur commençante des jambes sous une grande correction de pas, se raidissant surtout contre l’essoufflement.

Quoique beaucoup de monde fût déjà parti, le tournoiement des danseurs restait compact : les fanatiques et les intimes des Watrin. Dans cette foule, malgré les précautions, des couples maladroits se lançaient, écrasant les voisins qui recevaient le choc sans broncher. À un heurt un peu violent, Suzanne eut une exclamation étouffée, et Georges l’arrêta aussitôt, avec le savant mouvement tournant qui couche, un instant, la danseuse sur le bras de l’homme.

— On vous a fait mal ? demanda-t-il avec un empressement poli, la respiration oppressée ; heureux d’avoir un prétexte pour se reposer.

— J’ai l’épaule déchirée, tout simplement ! dit Suzanne en riant, un peu de sa jeunesse lui revenant dans la griserie de cet exercice oublié.

Sans impatience de reprendre la valse, ils restèrent l’un près de l’autre, regardant les couples qui les effleurait en passant.

Justement, Robert et Germaine passèrent sans les remarquer. Ils valsaient de nouveau ensemble, et leur enlacement devenait de plus en plus intime. Le bras nu de Germaine pressait nerveusement l’épaule de Robert, et les frisures de son front étaient sous la bouche du jeune homme ; les dentelles froissées de son corsage quittaient sa peau moite.

À cette vision qui se perdit bientôt, Suzanne jeta un coup d’œil inquiet au mari.

Mais il dit seulement, très tranquille :

— Germaine est décidément une de celles qui valsent le mieux… On voit tout de suite qu’une femme est légère à la façon dont ses pieds touchent le sol… Si ses talons l’effleurent, c’est fini.

Puis, avec un sourire aimable, il reprit la taille de Suzanne.

— Voulez-vous que nous recommencions ?

Devant ce calme et cette paix souriante, Suzanne pensa un instant qu’elle se forgeait des craintes chimériques, s’accusant de voir partout le mal. Et, pourtant, le passé était vrai, pouvait angoisser pour le présent et l’avenir.

La valse finissait ; ils firent seulement quelques tours dans les arpèges du finale, et Mme Leydet au bras de Georges, chercha à retrouver son ancienne place, près de la colonne de marbre. Mais, un remue-ménage se faisait : le cotillon allait commencer. Les femmes restaient debout, causant, et les habits noirs des hommes se précipitaient tumultueusement, recherchant leurs danseuses. Des jeunes gens passaient, portant des chaises à bras tendus, au-dessus des têtes ; d’autres, rangeaient rapidement leurs sièges aux places préférées, installant des amis sans danseuses à les garder.

Dès la fin de la valse, Robert avait disparu, accompagnant Germaine qui allait chercher les accessoires du cotillon, déposés dans sa chambre.

Yvonne devait conduire le cotillon avec son fiancé, ainsi que Germaine et un jeune homme, conducteur émérite. Chacun des couples s’était distribué la moitié des figures, très nombreuses, à diriger. Ainsi, la confusion et la fatigue seraient moindres.

Quand Germaine entra rapidement dans sa chambre, suivie de Robert, elle eut un soupir de soulagement :

— Comme il fait bon ici !

Deux bougies, d’une applique très élevée, teintaient seulement la chambre d’une demi-clarté ; il faisait très frais, avec un vague parfum de réséda. Rien du bruit du bal n’arrivait jusqu’au silence apaisé de cette pièce intime. Sur le lit, très bas, qui s’avançait dans la chambre, le clinquant des accessoires empilés, brillait.

— Je ne sais ce qu’est devenu la liste des figures, murmura Germaine.

Et, la pensée ailleurs, elle entassait des mirlitons cerclés de papier doré dans les tambours de basque enrubannés, le cœur battant de l’étreinte de tout à l’heure, et de celle, plus complète, qu’elle pressentait, à laquelle elle aspirait de tout son être frémissant.

Robert s’était approché, et, appuyé sur le montant sculpté du lit, ses lèvres touchaient presque la nudité du dos de Germaine, penchée.

Tout à coup, dans un élan de désir, il la saisit à la taille, aux épaules ; et, la renversant sur le lit, il l’attira à lui presque brutalement, tandis que les mirlitons abandonnés roulaient sur le tapis, avec le froissement léger de leurs corps de bambous.

Silencieusement, les lèvres du jeune homme écrasaient celles de Germaine, qui s’abandonnait, dans l’ardente impression de sa première joie sensuelle.

Jusque-là, la possession l’avait toujours surprise avant que son désir fût éveillé. Sous les étreintes, elle restait coquette, avec une émotion banale, toute à fleur de peau. Dans le trouble énervant des fins de bals, elle avait souvent rêvé se donner ainsi, dans la vibration de tout son corps excité ; mais, l’occasion avait manqué. À la fin des valses, où des causes physiques et son imagination surexcitable la grisaient de confuses images passionnantes, ses danseurs la quittaient froidement, avec le respect de son irréprochabilité reconnue. D’ailleurs, sa raison restait suffisante, en ces courts instants de délire, pour ne pas détruire la réputation qu’elle avait construite si laborieusement, et l’empêcher de se jeter à la tête du premier venu qui l’aurait obsédée le lendemain.

Dans ses amours systématiquement réglés il n’y avait pas place pour la satisfaction de ses sens ; elle arrivait aux rendez-vous avec la froideur de ses calculs, et le seul désir de plaire, qui n’existe plus quand la jouissance naît.

Cette nuit-là, enfin, elle satisfaisait avec passion les rêves qui l’avaient longtemps hantée. D’ailleurs, quelque chose de plus intellectuel lui rendait l’étreinte de Robert plus désirée : depuis qu’elle avait revu tous les jours le jeune homme, vécu fraternellement avec lui, un attachement lui venait qu’elle ne connaissait pas auparavant et dont la douceur lui faisait regretter d’avoir repoussé insoucieusement la tendresse dévouée que lui offrait son amant, au temps de leur liaison. Le premier sentiment de l’amour naissait en elle : la jalousie, le désir instinctif de reconquérir son ancien amant ; impression qu’elle avait ignorée jusque-là.

Quand ils se relevèrent, sans embarras, avec l’habitude renouée de leurs anciens enlacements, Germaine, d’un geste souple, entoura de son bras nu le cou de Robert ; et, doucement, avec tendresse, elle baisa le jeune homme au coin de la bouche, sous ses moustaches soyeuses : c’était son premier baiser d’amoureuse.

Rapidement, ils se quittèrent. La porte venait de s’ouvrir et Yvonne entrait, jetant une question d’une voix claire qui détonnait dans le silence doux de la pièce et le trouble sensuel à peine éteint des deux amants.

— Que faites-vous donc ?… On vous attend !

Immédiatement, en entrant, la jeune fille avait eu un regard sur le lit et sa rapidité à s’approcher dénotait un soupçon. Mais, rien de trop accusateur ne se révélait dans la demi-obscurité de la pièce, qui l’éblouissait au sortir des salons étincelants de lumière.

Tandis que Robert, à genoux par terre, ramassait les mirlitons égarés, Germaine se chargeait des tambourins, de guitares enrubannées, de bâtons bizarres d’où pendaient des gazes multicolores ; et elle seule pouvait dire si les cocardes qu’elle réunissait d’une main hâtive étaient froissées.

Très calme, elle répondit :

— Nous arrivons tout de suite… Je cherchais la liste des figures que j’ai perdue.

— Tu n’en as pas besoin, puisque j’ai la mienne, répondit Yvonne d’un ton acerbe.

Alors, si tôt arrachés à l’ébranlement de leur émotion, ils rentrèrent dans le salon, emportant les objets nécessaires aux premières figures du cotillon ; Baptiste disposerait les autres sur une table, à l’entrée du petit salon, à la portée des conducteurs.

Tout le monde, à peu près, était placé. Tandis que des couples en retard se casaient encore, avec peine ; d’autres, tranquillement assis, causaient derrière le battement lent des éventails. Le cercle s’allongeait jusque dans le salon oriental, passant par la large baie qui la séparait du grand salon ; les rangs étaient doubles et sur les chaises serrées, les genoux des hommes disparaissaient sous les jupes des femmes ; les taches noires des habits fondues dans l’ensemble chatoyant de teintes claires où le blanc rosé des chairs nues dominait.

Les figures se succédaient, avec leurs dessins emmêlés, ou l’isolement d’une femme au milieu du salon, choisissant entre plusieurs l’homme à qui elle livrera un instant sa taille, son haleine, la caresse de son odeur, le battement de sa poitrine qui s’appuie : choix tantôt banal, au hasard de la danse, ou longtemps cherché et amené de celui que l’on préfère, pour qui le sourire est involontaire, la taille plus souple, les membres plus enlaçants.

En réalité, Germaine conduisait seule avec son partenaire, tous deux attentionnés et infatigables, prêts à réparer les moindres erreurs commises, donnant les signaux des départs, habiles à interrompre les danses trop longues, s’occupant soigneusement de ceux et de celles qui ne sont jamais choisis ; enfin, remplissant consciencieusement les devoirs de leur charge.

L’attention de Robert se portait malgré lui sur Germaine, avec les images involontaires de la possession de tout à l’heure, et le trouble, le désarroi moral de l’action commise.

Yvonne semblait envahie d’une torpeur, ayant à peine un sourire forcé à la conversation distraite de son fiancé. Pâle et les yeux cernés d’une souffrance, elle accomplissait machinalement les figures, poussée par la force de l’habitude ; la pensée tellement enchaînée qu’elle eût nommé avec difficulté les amies de tous les jours dont les mains touchaient les siennes dans l’enchevêtrement de la danse.

Enfin, le souper lui apporta un soulagement, la liberté de ne plus agir. Des rangées de petites tables avaient été apprêtées dans la salle à manger et le petit salon pendant le cotillon ; et, tandis que, dans une confusion on en dressait d’autres dans le grand salon, les femmes au bras de leurs danseurs circulaient, cherchant les amies qui devaient partager leur table.

Alors Yvonne vint se placer avec son fiancé et Suzanne dans un coin isolé du fumoir, où peu de tables étaient placées, à cause de l’éloignement du buffet. Et un peu de calme lui revint, dans la banalité de sa conversation avec Suzanne que la chaleur et l’inaction pendant le cotillon engourdissaient.

Comme, décidément, on les oubliait dans ce coin perdu, Robert partit à la recherche de quelques victuailles, suivant un chemin étroit entre les tables bondées, d’où un murmure montait de conversations animées.

Après un moment de silence, Suzanne remarqua la figure décomposée de sa sœur.

Maternellement, elle la gronda :

— Tu t’es trop fatiguée… Une grande fille comme toi devrait être raisonnable… Tu as une figure !… Tu n’es pas raisonnable.

Yvonne leva les yeux lentement, avec la fatigue des paupières qui ont longtemps retenu des larmes. Et, appuyant avec tendresse sa main sur le genou de sa sœur, elle dit douloureusement :

— Je ne suis pas fatiguée. Ce n’est pas cela qui me change ainsi.

Et, comme Robert revenait déjà, suivi de Baptiste qui portait un plateau chargé, elle ajouta seulement, avec un long regard à la silhouette élégante du jeune homme :

— Je te dirai cela plus tard. Quand nous serons seules.

Pourtant elle paraissait calme, et Suzanne essayait de repousser les craintes qui la serraient à la moindre alerte, en la voyant causer presque gaiement, ne quittant pas Robert de ses yeux tendres, au regard blessé ; acceptant des assiettes chargées avec sollicitude par le jeune homme ; auxquelles, à la vérité elle ne touchait pas.

Après le souper, on dansa encore dans le salon vite déblayé ; mais la plupart étaient partis. Il était près de sept heures, et, les musiciens exténués, les fleurs fanées, les odeurs lourdes du souper et des exhalaisons humaines lassaient les plus intrépides. Seules, quelques jeunes femmes tenaient bon, voulant épuiser jusqu’au bout la sensation de ces fins de nuits, faites d’excitation des nerfs, de lassitude forcée qui devient une sorte d’ébranlement sensuel.

Enfin, les dernières poignées de main furent échangées dans le salon vide, et Robert se retira à son tour, avec un sourire tendre à Yvonne.

Alors, presque brutalement, la jeune fille entraîna Mme Leydet dans sa chambre, et la porte à peine fermée, n’y pouvant plus tenir, elle lâcha ce qui la brûlait :

— Écoute !… Germaine est la maîtresse de Robert !

Suzanne eut un éblouissement, avec la terreur rapide des événements qui allaient suivre, une brusque lâcheté des reproches qui lui seraient adressés.

Pourtant, s’étant tue, par bonheur, tandis que Yvonne se grisait de paroles pressées, colères et souffrantes, elle finit par deviner que la jeune fille ne savait rien de précis, malgré son affirmation de tout à l’heure. Seulement, le mois précédent, elle avait senti, peu à peu, le froissement d’un changement de Robert à son égard, et, le soir même, l’absence de son fiancé, son tête-à-tête avec Germaine, leur attitude dans la chambre sombre, tout lui avait fait pressentir, croire à une trahison que rien ne lui affirmait. Seule, Suzanne, d’un mot aurait tout prouvé. Elle eut ce mot sur les lèvres, dans la fatigue de cette lutte incessante ; puis, elle s’arrêta, effrayée du désespoir de la jeune fille.

Assise sur un fauteuil, pâle, dans sa robe de neige, ses bras nus étendus, les mains jointes et serrées, elle parlait, avec un déchirement dans la voix :

— Ah ! Suzanne, que cela fait mal !… Je vois maintenant que je l’aime profondément, à ce que sa lâcheté me fait souffrir !… Mais, pourquoi a-t-il voulu m’épouser s’il ne m’aimait pas ?… Car il ne m’aimait pas, si, fiancé avec moi, il a pu l’aimer, elle !… Comment a-t-il pu mentir ainsi ? Tu ne sais pas la douceur des paroles qu’il me murmurait, les premiers soirs qu’il venait ici, tandis que Germaine travaillait, indifférente, ou sommeillait dans un fauteuil. Quelles tendresses ! Quels projets d’avenir !… Qui l’obligeait à parler ainsi ? Quelle indignité !… Et moi, pauvre sotte, je me laisse prendre… je me donne, toutes mes pensées, tous mes rêves, toutes mes affections, je lui donne tout !… et, quand tout de sa part remue mon être entier, il m’abandonne ! C’est elle qu’il aime ! Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui, je ne voulais pas l’admettre, maintenant je suis bien forcée de le reconnaître. Depuis ces quelques jours de joie, depuis que tu m’as quittée, il a changé pour moi de jour en jour : D’abord, il était près de moi, tout à moi… Nous sommes allés au théâtre ; il était là, derrière moi, et je trouvais son regard, sa pensée, à chacun de mes mouvements. Nous avons fait des achats ensemble, et c’était une grande joie que le choix de ces objets qui devaient nous rappeler toute notre vie cet instant.

Elle s’arrêta avec un soupir pénible ; puis, elle reprit, voulant tout dire :

— Après, cela a été autre chose. Petit à petit Germaine s’est glissée entre nous deux jusqu’à m’évincer, me remplacer, moi, la fiancée, la femme bientôt !… Tiens, c’était si visible, que, un jour, nous sommes allés chercher des meubles anciens, rue Bonaparte, et la femme qui était là prenait Robert et Germaine pour le mari et la femme !… moi, l’on m’isolait comme une vieille fille quelconque, une sœur, une amie, peut-être même une demoiselle de compagnie… J’ai bien pleuré, ce soir-là ! Et, j’étais si folle que je me blâmais de ma susceptibilité !

Elle se tut encore, cherchant à rassembler en ordre les souvenirs qui se pressaient.

— Et je ne puis dire par quelle pente insensible cela est venu. Tout de suite il y a eu entre eux une camaraderie, une entente, une intimité qu’il n’avait pas même avec moi. Je ne puis pourtant pas précisément accuser Germaine d’avoir cherché à l’attirer, elle était avec lui comme elle est avec tous. Cela a suffi pour lui plaire, pour l’attacher à elle. Je suis trop franche, trop sincère, trop simple pour plaire aux hommes. Peut-être ne m’aimait-il que parce qu’il n’avait pas rencontré mieux auparavant !… Le malheureux ! s’il la connaissait.

Et, avec une amertume haineuse, elle étalait les faiblesses et les défauts de sa sœur, son insouciance insolente de tout ce qui n’était pas elle, ses désirs et ses plaisirs ; cet esprit nul ne trouvant rien en lui-même, forcé de s’étourdir dans un continuel galop pour s’occuper ; sa cruelle indifférence pour son enfant qui dépérissait de jour en jour sans qu’elle voulût l’apercevoir ; sa désunion d’avec son mari.

— Elle t’a raconté, n’est-ce pas, ce qui s’est passé entre eux dans les premières années de leur mariage ?… Mais naturellement elle s’est donné le beau rôle… elle excelle à cela… Mais, moi, il y a longtemps que je ne crois plus à ses airs candides !… En réalité, elle n’a pas aimé son mari une heure ; elle n’a jamais aimé personne !… Elle affichait de ne pouvoir se passer de lui parce que cela lui permettait de l’accompagner dans des endroits, et de se mêler à des vices qui lui plaisaient, qui chatouillaient ses goûts… Fausse et vicieuse, hypocrite et menteuse ! elle est toute là dedans. Habile à ne jamais se compromettre, ne laissant jamais un mot saillant, une action visible derrière elle, sachant tout dissimuler, tout effacer.

La tête baissée, Suzanne laissait passer ce flot de colère, amer de jalouse rancune. Et ce ne fut que lorsque Yvonne s’arrêta, épuisée, qu’elle parla à son tour.

Avant d’avouer les anciennes relations de Germaine et de Robert, elle voulait être sûre qu’une nouvelle possession les eût réunis de nouveau. Malgré l’évidence, son honnêteté se refusait à admettre cette faute inouïe, honteuse ; cette trahison de la sœur et cette inconcevable lâcheté du fiancé ; avec ses habitudes chastes, elle ne pouvait croire à cet accouplement rapide, effronté, cynique, au hasard des surprises.

Alors, troublée, une rougeur lui montant de remuer dans sa pensée ces images de la saleté humaine, elle essaya, avec des phrases maladroites, de démontrer que les soupçons de sa sœur étaient mal fondés. Et elle donnait plutôt à penser que sa conviction était contraire, tant ses mots sonnaient mal, faussement, dans son inhabileté à mentir.

Mais, à son étonnement, Yvonne paraissait facile à persuader. La première explosion de sa colère tombée, elle restait très faible, indécise, au fond, passionnément éprise du jeune homme, avec un ardent besoin de croire qu’elle s’était trompée, prête à rejeter, pour un temps, les soupçons qu’elle considérait comme des preuves, tout à l’heure.

Quand elles terminèrent leur entretien, il était neuf heures. Le soleil glissait de grands rayons entre les rideaux baissés ; tandis que la lueur fausse des bougies tombait, chacune s’éteignant à son tour, noyée au fond du candélabre. Alors, elles s’aperçurent du froid qui les pénétrait, marbrant de rouge la nudité de leurs épaules. Et, l’émotion morale épuisée, le malaise physique de cette nuit de fatigue apparaissait.

Ayant obtenu que Yvonne essayerait de se reposer un peu, Suzanne s’éloigna doucement, brisée, elle aussi, par les fatigues émotionnantes des heures précédentes.

Passant devant la chambre de Germaine, mue par une intention vague, elle ouvrit la porte.

Seule, et à l’aise dans le grand lit, Germaine dormait profondément sous la lueur douce de la veilleuse. Sa tête aux traits purs était renversée sur l’oreiller, de chaque côté, ses cheveux en deux tresses régulières s’allongeaient sur la blancheur des draps, lui donnant l’expression candide d’une jeune fillette. Son sommeil était calme, semblant celui d’une vierge, avec la pudeur des draps remontés sur les seins que ses petites mains serraient maintenaient.

Elle n’entendit point la porte ouverte et bientôt refermée par Suzanne. Aucune pensée n’altérait son repos ; tranquille, elle dormait sans qu’on entendit même le souffle léger de sa respiration.

VI

Vers une heure, Suzanne était seule dans le petit salon, la seule pièce habitable encore. Dans tout l’appartement, on entendait de grands bruits de meubles remués, avec le vent s’engouffrant par les fenêtres ouvertes, et le battement formidable des balais et des plumeaux chassant la poussière du bal de la veille.

Germaine reposait encore et Yvonne, sachant que Robert viendrait, s’était enfermée chez elle pour laisser à Suzanne la liberté d’interroger le jeune homme.

Depuis le matin, le soleil avait disparu derrière de gros nuages lourds que le vent fouettait et qui crevaient, de temps en temps, en tourbillons de pluie serrée, cinglant les vitres et assombrissant le salon d’une lueur terne.

Le temps paraissait long à Suzanne, ses pensées sortant, malgré elle, du roman qu’elle parcourait machinalement : quand un véritable chagrin, une angoisse étreint l’âme, les fictions des livres paraissent bien fades, les bâtissures bien grossières, l’imitation de la vie réelle bien éloignée de la vérité.

Enfin, Robert entra, très tranquille, le visage reposé et paisible. Tendant un gros paquet de roses et de violettes de parme à Suzanne, il dit gaiement :

— Puisque c’est vous qui êtes ma fiancée aujourd’hui, vous allez prendre cela.

Mais, Suzanne sérieuse, déposa, sans un regard, les fleurs sur une table. L’explication qu’elle devait provoquer faisait battre son cœur très vite, dans une émotion douloureuse. Cependant, courageuse, elle parla tout de suite, ne voulant pas laisser engager la conversation par des lieux communs.

— Monsieur Champanel ! Depuis le jour où vous m’avez décidée à vous donner ma sœur — une pauvre enfant qui vous aime — vous avez oublié vos paroles et vos promesses !

À cette attaque directe qu’il ne prévoyait pas, Robert devint très grave ; sur la défensive, il protesta :

— Je ne vous comprends pas, chère madame.

— C’est moi qui étais folle ! continua Mme Leydet avec agitation. Je devais voir clair sous vos protestations !… Vous aimiez Germaine, vous l’avez toujours aimée… Vous l’aimez encore ! Et ces jours passés n’ont fait que creuser plus profondément le chagrin que ma pauvre Yvonne aurait eu, si je vous avais tout de suite rejeté loin de nous, comme je le devais !

Très ému, Robert demanda :

— De quoi m’accusez-vous ?

Suzanne eut une exclamation indignée ; puis, d’une voix basse, ardente :

— Je vous accuse ?… je vous accuse d’être l’amant de Germaine… Maintenant, comme vous l’avez été autrefois, le niez-vous donc ?

— Vous savez ? balbutia-t-il avec angoisse, et Yvonne ?

— Yvonne pleure, Yvonne se désespère. Elle devine, et devant son chagrin, je n’ose lui confirmer votre conduite inexplicable !… L’aimez-vous ou ne l’aimez-vous plus ?… Déclarez-le !… Rompons !… Un fait accompli la torturera moins que le doute !

— Ah ! continua-t-elle avec une expression de dégoût, il est temps que cela finisse, toutes ces vilenies !… Mentir, cacher des hontes semblables, et en avoir toujours de nouvelles à dissimuler, je n’en puis plus, je ne saurais vivre ainsi !

Robert eut un cri sincère :

— Mais, j’aime toujours Yvonne !… Oh ! je ne nie rien ! reprit-il à un geste de Suzanne. Je vous parle en toute vérité… Hier, j’ai été amené à commettre un acte inqualifiable qui sera le remords de toute ma vie. Mais je vous jure que, malgré ma faiblesse d’un instant, je n’aime pas, je n’ai jamais aimé Mme Watrin, et que tout mon désir est de m’éloigner d’elle !

Suzanne haussa les épaules, exaspérée :

— Si ce n’est pas de l’amour que vous avez pour elle, qu’est-ce donc, alors ?

Robert resta un instant silencieux, se promenant machinalement, le front penché.

— Que voulez-vous ! la situation est insensée ! Voilà une femme dont j’ai été l’amant… Je la connais toute ; chacune de ses poses, chacun de ses gestes me sont familiers… sa voix a des inflexions qui sont des souvenirs pour moi. Tout ce qu’elle dit, tout ce qui m’entoure, tout ce qu’elle touche me rappelle le passé, un passé de passion et de plaisir !… Et, il faut que je reste froid, indifférent, impénétrable, sourd, aveugle ! — Tenez, continua-t-il, désignant rapidement des bibelots autour de lui, ceci, c’est moi qui le lui ai donné !… la petite montre ancienne qu’elle m’a prié de régler, hier, je la lui ai achetée, un jour où nous avions oublié les nôtres… une folie, ce jour-là, comme elle en faisait rarement… une promenade à Versailles, tous les deux, il y a à peu près trois ans de cela… Toute une journée de mai à Trianon, et elle, rose et souriante, faisant sonner cette petite vieillerie que nous avions dénichée chez un marchand de curiosités, voilà ce que ce bijou me rappelle !… Et, quand elle semble prendre plaisir à me mettre sur cette voie troublante, à jouer avec mes sensations, croyez-vous que je puisse écarter facilement des souvenirs si récents ?

Suzanne se taisait, atterrée. Le jeune homme continua, très excité :

— Et le peignoir japonais qu’elle porte souvent, maintenant ;… elle le mettait quelquefois quand elle venait le soir là-bas, enveloppée d’un grand manteau !… puis-je m’empêcher de voir et de me souvenir ?… tout me renvoie à ce temps… Non, je ne l’aime pas, et, je vous jure que je venais ici, bien décidé à lui parler et à ne lui en laisser aucun doute… Mais comment voulez-vous que le rappel constant de notre liaison ancienne ne me trouble pas ; ne me grise pas !… il n’y a pas à dire, le plaisir, l’amour physique a des attaches horriblement fortes !

— Si vous aimiez Yvonne, objecta Suzanne, vous oublierez tout ce qui n’est pas elle.

Robert se recueillit un instant, hésitant :

— Je ne sais pas, reprit-il, si je pourrai me faire comprendre de vous qui êtes une femme. En effet, Yvonne ne me fait pas oublier, elle ne trouble pas mes sens… Et cependant, je l’aime profondément. Elle est à mes yeux l’épouse, la femme sûre, fidèle et tendre qui sera la mère irréprochable de mes enfants. C’est la douceur du foyer, c’est la raison, c’est le bonheur de ma vie, c’est mon avenir qu’aucun rêve ne me fera abandonner… Maintenant, sa valeur, son intelligence, ses qualités qui font que je l’aime et l’épouse, lui ôtent peut-être un peu du charme tout féminin que sa sœur possède si puissamment… Germaine attire… On la sait fausse, sensuelle, vaniteuse, égoïste !… elle trouble, elle tente, elle entraine !… C’est l’homme qu’elle émeut irrésistiblement, en dehors de la raison et de l’intelligence. On pourra la désirer follement une heure et l’oublier l’heure suivante… enfin, l’une, c’est le cœur ; l’autre, c’est le corps.

— Subtilités ! cria sèchement Suzanne. En résumé, vous voudriez l’une comme femme et l’autre comme maîtresse !

Robert eut un geste de colère :

— Je l’avais bien dit, une femme n’est pas capable de suivre un raisonnement !

Suzanne secoua la tête avec indignation :

— Allons donc !… Je vous comprends bien, je vous assure !… C’est en effet bien commode de choisir une femme élevée, pure, honnête ! On l’épouse, on lui dit : Voilà ton foyer ; désert ou non, garde-le intact… je suis sûr de ta fidélité, je t’abandonne sans crainte ! le cœur tranquille, je puis courir chercher les femmes qui émeuvent, qui plaisent, qui remuent la saleté que nous caressons au fond de nous ; toi, tu pleureras, mais tu ne te vengeras pas !… Impunément, je te martyriserai, je te retrouverai toujours prête à pardonner… Car, à qui recourrais-tu, toi qui n’as d’appui que ma tendresse, d’autre nom que le mien, d’autre force que mon bras, d’autre honneur que le mien ? Ah ! si ce sont là les maximes de tous les hommes, malheur à eux !… qu’ils pensent à leurs filles !… elles aimeront aussi, sincèrement, et, qu’ils se disent que les larmes qu’ils ont fait verser à la mère, d’autres hommes les feront retrouver aux filles !

Très froid, Robert avait écouté jusqu’au bout la tirade de Suzanne, qui parlait avec véhémence, sortant de son calme habituel, disant tout franchement, une fois dans sa vie.

— Chère madame, permettez-moi de vous dire que vous exagérez. — Je ne veux pas dire comme une femme, puisque ce mot a l’air de vous blesser ; — je vous ai avoué qu’entraîné par des mobiles faciles à comprendre, j’ai eu un moment de faiblesse que je me reproche et qui me mettra en garde pour l’avenir. Une femme vraiment femme n’est pas inexorable. Et, je suis convaincu que, si nous ne voulions pas épargner notre chère Yvonne et que je lui avouasse ce que vous traitez de crime, elle serait plus faible que vous, elle me pardonnerait, ajoutant foi en ma parole pour l’avenir… Quant à croire à la vertu de sa femme, quoi que l’on fasse, c’est, il me semble, le plus beau compliment qu’on puisse lui faire.

Suzanne s’était calmée, regrettant son emportement inutile ; elle sourit amèrement :

— Bien des femmes se passeraient de ce compliment si cela pouvait retenir leur mari ! Croyez-moi, je connais Yvonne, elle sera profondément malheureuse si elle n’est pas tout pour vous. Ces distinctions que vous m’avez faites tout à l’heure et qui m’indignent, moi qui ne suis plus jeune et qui suis brisée par la vie, pensez-vous qu’elle puisse les accepter ? Elle n’a que des doutes, et déjà, elle se désespère. Si vous ne pouvez vous donner à elle tout entier, comme elle se donne tout entière, ne craignez aucun éclat… brisons ce mariage… tout vaudra mieux que la vie qui vous serait faite à tous les deux !

— Jamais je n’y consentirai, répliqua énergiquement le jeune homme. Si vous n’avez pas égard à la douleur que cela lui causera, apprenez-lui tout… mais je vous préviens que je plaiderai ma cause, et je suis sûr d’obtenir son pardon !

L’image éperdue d’Yvonne revint devant les yeux de Suzanne. Robert avait raison ; elle l’épouserait quand même, leurrée et entraînée d’amour, quitte à pleurer, plus tard, toutes les larmes de son corps ! attachement de cœur et des sens où ses vingt-deux ans la jetaient sans défense et sans réflexion possible. Alors, il valait encore mieux se taire, ne pas jeter une désunion, un reproche, une crainte irréparable dans ce mariage que l’on ne pouvait empêcher.

Elle continua tout haut sa pensée :

— Pauvre Yvonne ! encore une qui aura plus de peines que de joies dans la vie !

Comme elle finissait de parler, Yvonne entra. Elle venait, malgré sa résolution, inquiète de ce qui se passait, avec une sorte de jalousie contre Suzanne qui s’éternisait avec son fiancé. Après tout, elle était lasse de voir tout le monde s’immiscer dans ses affaires et les brouiller. Elle regrettait de n’avoir point demandé elle-même, franchement, une explication à son fiancé, oubliant les détails honteux dans lesquels elle aurait dû s’enfoncer et se souiller.

Cette impatience, cette envie de secouer son aide complaisante, Suzanne la sentit au ton acerbe de la jeune fille dans la banalité des quelques phrases échangées. Alors, souriant maternellement, elle sortit avec un prétexte, laissant les fiancés ensemble. Maintenant que Robert était prévenu, il saurait bien se disculper. D’ailleurs, elle voyait qu’Yvonne était vaincue ; elle venait, décidée à le croire les yeux fermés : une image de son avenir de femme ; son besoin d’aimer qui la ramènerait toujours, soumise et ne voulant pas douter, avec la terreur de voir son amour lui échapper. Elle était de celles qu’une caresse, un baiser de celui qui les subjugue, rendent sourdes et aveugles.

Quand elle fut seule avec Robert, Yvonne maîtrisa, d’un effort, l’émotion qui la gagnait ; dans une honte de vierge de laisser voir le trouble que son amour lui causait.

— C’était pour moi ces pauvres fleurs jetées là ? demanda-t-elle.

Et, prenant les bottes sur ses genoux, elle délia les violettes pâles qui s’éparpillèrent, respirant le parfum doux qui montait de leurs cœurs chiffonnés.

Robert s’assit tout près d’elle, et prit sa main qu’il baisa doucement.

— Oui, je sais que vous aimez les violettes… Vous souvenez-vous de celles des Charmes ?… Mme Leydet nous a tant grondés parce que nous avions tout cueilli.

À ce rappel des journées de tendresse encore vague que les jeunes gens avaient passées ensemble, sous le ciel bleu, le soleil resplendissant et l’air calme et solitaire de la campagne, une émotion envahit Yvonne, une reconnaissance de l’accent tendre de son fiancé, qu’elle retrouvait enfin tel qu’elle l’avait entendu dans ces jours de bonheur. Et, tandis qu’elle se renversait en arrière, cachant sa figure derrière les roses dont elle respirait l’odeur pénétrante, des larmes coulaient de ses yeux fermés, quoi qu’elle fît pour les retenir.

— Oui, je me souviens… Suzanne n’aime pas les fleurs cueillies.

Et, sous la banalité des phrases qu’ils échangeaient, une émotion commune les réunissait. Doucement, Robert passa son bras autour de la jeune fille, et attirant sa tête blonde sur son épaule, il baisa longuement ses yeux encore humides qui frissonnaient sous ses lèvres.

— Pourquoi pleurez-vous ?

Comme elle sanglotait maintenant tout à fait, nerveusement, se cachant obstinément sous les fleurs, dans une détente de tout ce qu’elle avait imaginé, deviné, craint, souffert ; il la pressa tendrement contre lui, sincèrement touché, avec l’attendrissement flatté de l’homme qui découvre clairement l’amour complet d’une femme pour lui.

Sous ce nouveau jour, Yvonne lui plaisait plus entièrement. Il sentait avec pitié, et une joie, au fond, qu’un mot de lui, le son de sa voix, son regard était le désespoir ou le bonheur de cette belle fille qu’il sentait frémir le long de lui et dont il apercevait la blancheur tentante du cou et du visage entre les pétales frais des roses qui s’effeuillaient, tandis qu’elle les serrait le long d’elle.

Dans un élan de tendresse émue, il jurait mentalement de se consacrer entièrement au bonheur de cette créature chaste et dévouée, tout en gardant, au fond, un sourire de la facilité de la tromperie avec elle, et la sûreté que, quoi qu’il fît, elle ne se refuserait jamais la joie du pardon.

Quand Suzanne quitta le salon, elle entra résolument dans la chambre de Germaine. Puisque le mariage était inévitable, il fallait empêcher à tout prix que les fantaisies de Mme Watrin ne vinssent le troubler ; par peur ou par persuasion, il fallait la réduire à un état inoffensif.

Un rayon de soleil pâle, entre deux nuages se glissait dans la chambre, encore adouci par les mousselines ambrées, brodées de fleurs de soie qui drapaient la fenêtre en triptyque, très haute. Les mêmes étoffes des Indes couvraient les murs, alternant avec de lourdes portières de velours orangé merveilleusement brodées de soies et d’or, sur lesquelles les meubles Renaissance en ébène surchargés d’incrustations s’enlevaient, sombres et corrects dans leur massive richesse.

Près de la cheminée, dont les draperies compliquées et surbrodées préservaient du feu vif, Germaine travaillait à une frange de soie blanche, couchée sur une chaise longue, consultant de temps en temps les dessins d’un livre élégamment relié, posé sur ses genoux. Son peignoir de peluche gris-ardoisé allongé sur ses pieds étendus, laissait à peine voir la pointe de ses pantoufles de chevreau doré ; sur ses épaules un large fichu de mousseline blanche, bordé d’un volant souple découvrait la grâce de son cou blanc ; ses cheveux très frisés sur le front se relevaient mollement en arrière, piqués d’épingles en écaille blonde, très simples.

Elle leva les yeux sur la silhouette sombre de Suzanne qui entrait rigide et droite.

— Ah ! te voilà… tu vas m’aider. Je ne puis venir à bout de ce dessin. Je ne comprends pas si ce sont des boucles ou des nœuds… Tiens, vois !…

Mais Suzanne ne prit pas le livre que sa sœur lui tendait ; le contraste était trop grand entre les paroles graves qu’elles devaient échanger et l’élégance heureuse, la paix de la pièce où elle entrait. Elle s’assit sans mot dire, cherchant ses paroles. Sa pudeur d’honnête femme étranglait sur ses lèvres les mots qui lui venaient ; tandis que Germaine se taisait, seulement occupée de son ouvrage.

— Je quitte M. Champanel, commença-t-elle, avec embarras. Nous avons eu ensemble une conversation… une explication plutôt, qui m’a beaucoup émue, tu le vois… Il faut tout mon courage et la nécessité pour que je t’en demande une semblable…

Germaine eut un petit rire, fouillant du regard la physionomie contractée de Mme Leydet.

— Mon Dieu, comme tu es mélodramatique, ma pauvre Suzanne !… Voyons, aborde-la ton explication, je suis prête à te répondre.

Depuis le matin, Germaine était très gaie. Elle s’était réveillée avec des idées couleur de rose, dans un vague souvenir très doux ; mélange de la soirée parfaitement réussie et de la sensation aiguë d’amour ressentie, et ignorée jusque-là. Elle éprouvait un orgueil de son esprit dispos, de son teint frais et reposé auprès des embarras douloureux qui se reflétaient sur la face de Suzanne, meurtrie des fatigues physiques et morales des dernières vingt-quatre heures.

Mais, ce bonheur souriant exaspéra brusquement Suzanne, précipitant l’expression des sentiments de colère qui la remplissaient.

— Écoute ! cria-t-elle avec indignation, si je ne sais quel ton prendre avec toi, c’est que je suis une honnête femme et que je n’ai pas l’habitude des saletés dans lesquelles tu vis !… j’avais la bonté de te ménager, de rougir pour toi de ce que j’avais à te dire… Mais, puisque les préparations t’ennuient, je veux bien les laisser de côté ! — Je sais que pendant que je n’étais pas ici, tu as fait tout ce que tu as pu pour arracher Robert à Yvonne !… Je sais que, cette nuit, tu as été à lui, bravant tout pour je ne sais quel but ou quelles satisfactions malpropres ! Je ne puis empêcher ce qui est arrivé… Mais, le mariage va s’accomplir… Yvonne aime Robert, et je ne veux pas… tu entends bien ? je ne veux pas que tu viennes troubler ce mariage et jeter notre sœur dans des chagrins qu’elle ne pourrait supporter !

Germaine continuait son travail sans manquer une maille, entre-croisant avec soin son crochet d’écaille ; cependant, une sourde irritation montait en elle. On ne pouvait donc avoir une jouissance, sans que tout le monde ne vint se mettre à la traverse !

— Quand on défend quelque chose à quelqu’un, dit-elle en appuyant sur les mots, c’est qu’on a le moyen de faire respecter sa défense… autrement, on s’en moque !

Suzanne debout, très droite, eut un regard noir à ce défi qui la mettait hors de son calme habituel :

— Je l’ai, le moyen !… Je te jure que si tu ne t’écartes pas immédiatement et entièrement du chemin de notre sœur, je vais trouver ton mari et je lui apprends tout !

Germaine se dressa subitement, jetant son ouvrage, avec un éclair dans les yeux :

— Tu me dénoncerais, toi ?

— Oui, je le ferais ! — Puisque rien ne te touche que la force, je t’assure que je saurai l’employer, s’il le faut !

Mais Germaine haussa les épaules, tout à coup ironique :

— Et tu t’imagines que Georges te croirait ? Au premier mot, il t’enverra promener !… Il aime trop sa tranquillité et il a trop besoin de moi, pour admettre que je puisse le tromper !

Suzanne se pencha vivement, et serrant les mains fines de la jeune femme, elle la regarda dans les yeux.

— Crois-tu que je ne saurai pas me faire écouter ?… Quel qu’il soit, ton mari sera bien obligé de m’entendre !… et, tu sais ce qu’il a dans les mains ! — le divorce ! — si je te disais qu’il peut te tuer, tu rirais ? les crimes ne sont plus dans nos mœurs… mais, admettras-tu qu’il puisse te jeter à la porte, se débarrasser de toi qui souilles son nom, comme d’une misérable maitresse ?… Un peu de procédure et cela sera fait… Cela te touche-t-il, cela ?… toi, si folle de ta situation, de ton monde, de ta réputation ?

Un instant, Germaine resta atterrée, dans le vague émoi de la menace et la souffrance de l’étreinte que sa sœur resserrait toujours davantage. Puis, avec une rage froide, elle se débarrassa nerveusement des mains qui la meurtrissaient inconsciemment ; et, s’adossant à la cheminée, elle dévisagea Suzanne avec haine, une colère relevant sa lèvre supérieure, naturellement courte, et blémissant l’entour de sa bouche.

Là, elle aurait voulu être forte et libre de tuer, de hacher cette sœur qui la bravait, qui la faisait souffrir à crier dans son amour-propre inviolé jusque-là.

— D’abord, dit-elle avec une affectation de calme, je te prie de ne pas me toucher ! tu as des mains d’honnête femme… autrement dit, de cuisinière, auxquelles les miennes ne sont pas habituées !

Tout en frottant doucement ses poignets rougis, elle continua, avec un sourire méprisant :

— Tout ce que tu dis n’a pas le sens commun !… Tu n’as pas la moindre preuve à offrir à mon mari et je te défie bien d’en trouver aucune !… D’ailleurs, j’admets qu’il te croie sur parole… Après ?… Cela ne fait pas matière à divorce… Cela serait trop commode si l’on pouvait se débarrasser de sa femme parce qu’une tendre sœur vient raconter ce que le hasard lui a pu faire soupçonner !

Elle s’arrêta un instant, les lèvres blanches, respirant violemment.

— Tu me crois donc bien sotte pour essayer de me faire peur avec de pareils épouvantails à moineaux ?… ma situation ? ma réputation ? Oui, j’y tiens ! je suis et je resterai Madame Watrin, entends-tu ?… Madame Watrin respectée, enviée et admirée par tout le monde ! Et, un jour viendra peut-être où, toi, tes enfants et ton mari qui se pique de vouloir être célèbre, auront besoin de moi. Alors tu viendras me trouver, humble et souriante, tâchant de me faire oublier les menaces que tu m’as faites tout à l’heure !… Car, moi et mon mari, qui n’aura garde de se priver de mon appui, nous avons un pouvoir très grand, indiscuté, sais-tu ? — Tu as cru pouvoir facilement marcher sur moi parce qu’il y a un mois, dans la terreur de reconnaître mon amant dans le fiancé d’Yvonne, j’ai été faible et stupide !… j’ai pleuré, j’ai divagué, je le reconnais… et j’étais sincère, car ce coup du hasard m’avait anéantie, je voyais la chute de tout ce que j’avais bâti, et je l’avoue, j’ai cru un instant à la réalité des châtiments !… Mais, depuis, j’ai beaucoup réfléchi, les événements ont marché, et j’en suis arrivée à considérer cette rencontre comme un fait heureux pour moi !… Jusqu’ici je n’avais vu dans l’amour qu’un moyen, souvent pénible, de me procurer le luxe que je désirais ; tandis que je reconnais qu’il y existe réellement des jouissances. — J’ai donc à te remercier, ajouta-t-elle ironiquement, puisque c’est toi qui m’a ramené mon ancien amant, et que c’est grâce à toi que notre liaison s’est renouée, mille fois plus tendre et plus intime qu’autrefois.

Suzanne se taisait, stupéfaite de l’audace de sa sœur : mais là, elle triompha, pâle aussi et la voix tremblante.

— Garde tes remerciements, tu n’en as pas tant à me faire !… Si tu l’avais entendu tout à l’heure, orgueilleuse niaise, tu ne croirais pas qu’il t’aime !… Tu es une créature méchante et gâtée !… Si je t’avais mieux connue, je n’aurais pas perdu mes paroles à te défendre le chemin de honte où ton instinct te pousse encore bien plus que tes calculs !… Mais, ne crains rien, jamais je ne te demanderai ton appui ni pour moi ni pour les miens !… et, dans huit jours, Yvonne et son mari te seront aussi étrangers que moi !… Le jour du mariage, nous nous embrasserons pour le public, ce sera l’adieu définitif. Suis ton chemin comme tu l’entendras, notre mère n’est plus là pour m’ordonner de te traiter comme une sœur et je ne te connais plus !

Ses lèvres retroussées dans un rire qui montrait ses dents blanches, très fines, Germaine demanda :

— Et tu crois que Robert me quittera comme cela ?

Convaincue, Suzanne assura :

— C’est son seul désir… il te quittera comme il l’a déjà fait une fois, désabusé et écœuré de toi.

Germaine eut un haussement d’épaules qui déroula brusquement ses cheveux sur le blanc fichu qui garnissait ses épaules ; et, nerveusement, elle ramenait les petites mèches frisées de son cou jusqu’à sa bouche, où elles les mordait, les mouillant, les amenuisant ensuite d’une main frémissante, l’esprit très loin.

— Il m’a quitté, dit-elle, parce que je ne l’aimais pas… Maintenant que je veux de lui, que j’ai besoin, que j’ai soif de lui… Maintenant que je l’ai repris, je te réponds qu’il n’y a pas de force qui puisse me l’ôter !

Alors, exaspérée, Suzanne cria :

— Mais, stupide créature ! s’il t’aimait, épouserait-il Yvonne ?… Il l’aime, il l’épouse malgré tout ce que tu dis !… Il est homme, il t’a cédé, mais, quand il sera entouré d’honnêtes gens et garanti par la tendresse de sa femme, je suis bien sûre de lui !

Germaine sourit méchamment :

— Tu n’étais pas si sûre que cela tout à l’heure, quand, avec des menaces de nourrice tu voulais me faire jurer de ne plus m’attaquer à ce bel amoureux ! — Mais, parlons sérieusement. — Je n’ai jamais eu l’intention d’empêcher le mariage avec Yvonne, comme tu as l’air de le croire… Au contraire, s’il manquait, cela me dérangerait beaucoup. Ce serait un fâcheux éclat qui m’ôterait les moyens de me rapprocher facilement de Robert. Je connais parfaitement le genre d’affection qu’il aura pour Yvonne, et cela n’empêchera jamais qu’il ne m’aime en même temps.

Elle se renversa dans son fauteuil, jouant avec un écran, une perversité dans ses yeux à demi fermés ; elle continua :

— Ne te mets pas à la traverse et nous serons tous parfaitement heureux !… déjà, Georges et Robert s’aiment beaucoup… Il suivra les conseils de mon mari, il reviendra à Paris député, sa femme restera à la campagne, et il partagera sa vie entre nous deux !… Hein ! quelle bonne petite existence !… Tous amis, tous confiants ! N’aie pas peur, je ne serai pas jalouse des enfants qu’il fera à Yvonne… J’aurai mieux.

Terrifiée de ce que sa sœur débitait, Suzanne gémit sourdement, les mains croisées.

— Non, jamais je n’aurais cru que tu fusses un pareil monstre !

Alors, Germaine s’emporta :

— Ah ! çà, en définitive, laquelle le prend à l’autre ?… N’est-ce pas Yvonne qui me vole mon amant ? Ne suis-je pas trop bonne de lui en laisser un peu ? Je lui abandonne le mari… Elle, l’honnête femme, cela ne lui suffit donc pas ?

Puis, sérieuse, avec une voix ardente, elle continua :

— Tu ne veux donc pas comprendre que je l’aime, moi aussi !… Si je veux bien le partager, je ne veux pas le perdre ! Je n’avais jamais cru arriver à ce sentiment… eh bien, ça y est !… et la preuve, c’est que l’amour froid, l’amour subi d’un autre homme m’est devenu impossible !… Il y a à peu près un mois que tu as amené Robert ici… Il y a trois semaines que je n’ai revu l’autre !… Tu dresses les oreilles ? L’autre, ce n’est pas mon mari… il y a longtemps qu’il ne met plus ma complaisance à l’épreuve !… L’autre c’est celui qui avait remplacé Robert dans son rôle ancien… Tu comprends bien que, les revenus partis, il a fallu en trouver d’autres !… eh bien, ces revenus, la tranquillité, la jouissance de toute ma vie jusqu’ici, je les ai sacrifiés… c’est-à-dire… je les ai rejetés, n’en pouvant plus, plus écœurée à mesure que l’image de Robert et le besoin de son amour s’enfonçaient plus profondément en moi ! Je n’en suis pas arrivée à lui défendre une femme, mais je ne peux plus supporter d’autre homme !… Tu vois que c’est grave !

À ces révélations, une nouvelle angoisse serra Suzanne. Ce n’était donc pas assez des opprobres qu’elle connaissait déjà ! il y en avait d’autres ! d’autres abîmes de boue, et toujours elle en découvrirait ! Un autre amant ! encore un inconnu lié à leur malheur, à leur honte ! Un jeune peut-être, qu’on torturait ? Peut-être un vieux ?

Et, dans une détresse, sa dernière fermeté l’abandonnant, elle fondit en larmes derrière ses mains serrées, comprimant son visage bouleversé.

Alors, rassérénée par les pleurs de sa sœur qui étaient comme une humiliation, un écrasement devant son calme, Germaine tenta une explication.

En réalité, tous les grands mots, les sentiments superbes dont Suzanne se repaissait, c’étaient des vieilleries, des phrases creuses, des redites au sens échappé, derrière lesquelles la vie marchait inexorable et vraie. L’honnêteté du mariage, les femmes pures, les hommes fidèles, les sacrifices au devoir ; où voyait-on cela dans la vie ? Pour elle, les devoirs du mariage se résumaient à ceci : la conservation de la fortune commune et de la considération du public. Point de dettes et point de scandales.

Maintenant, elle se rendait parfaitement compte que son mari, un instant épris, à fleur de peau, de sa beauté, ne l’avait épousée que pour la situation sociale qu’elle lui apportait. Pourvu qu’elle sût conserver des dehors irréprochables, que lui importait, au fond, la conduite de sa femme ? Leurs corps étaient complètement étrangers depuis plusieurs années, et leurs esprits n’avaient jamais eu la moindre liaison. Tous leurs amis connaissaient les maîtresses de Georges ; elle taisait ses amants ; il n’avait donc rien à lui reprocher.

Et, absolument sincère, elle riait des mots passés, vieillots, décolorés de : vertu, honnêteté, dévouement ! Des conventions toutes différentes pour l’homme et la femme ! et même, chez la femme que de variantes pour la dévote, la pieuse ou l’indifférente, encore plus pour la bourgeoise et la femme du monde. À l’une, tous les raffinements, les hontes de l’amour paraissent permis, sanctifiés par le mariage ; l’autre apporte mille restrictions, tâtant et discutant avec son confesseur ce qui peut être admis ou ce qui sera retiré ; chacune se bâtissant un petit code de permissions et de refus selon ses goûts, ses besoins, ou sa santé, sous couleur de religion et de morale. En définitive, les pires saletés se commettant entre époux. En quoi le mariage rend-il sacré un acte qui n’est de toute façon qu’une ordure ? La famille ? mais il y a longtemps que l’idée de la famille n’existe plus, si elle a jamais existé !

Et, s’adressant directement à Suzanne, elle la questionnait, en ricanant :

— Et toi, quand tu allais avec ton mari, avec ennui, dégoût, par devoir, crois-tu que c’était plus propre que ce que je faisais ? Si tu trouves sale de coucher avec un homme qu’on n’aime pas, que ne restais-tu vieille fille ? Et puis, pourquoi as-tu quatre enfants, nés de vos rapports d’habitude, de besoin de la part de ton mari, de complaisance de la tienne ? C’est donc bien méritoire, bien ragoûtant la cuisine qui se fait dans tous les ménages ?… Malgré ton titre d’épouse, tu n’as jamais eu une honte, une humiliation du métier que tu faisais ?… Laissons donc une bonne fois de côté les phrases toutes faites sur la sublimité, la sainteté du mariage !… Légaux, bénits ou non, les rapports des hommes et des femmes, c’est toujours la même chose, il n’y a qu’une manière de s’y prendre ! Et, si nous voulons faire la grimace, faisons-la pareille pour les liaisons légitimes et pour les illégitimes. Il y a le plaisir de l’un qui paie la soumission de l’autre ; que se soit en argent, en position, en satisfactions de toute sorte, c’est toujours une monnaie. À côté de cette vérité, il n’y a rien de vrai. Sans doute, en public, on doit avoir l’air d’admettre les préjugés courants, mais, entre soi, à quoi bon ?

Elle parla longtemps, et dans le flot de ses paroles, les quelques vérités que Suzanne y reconnaissait la déchiraient cruellement, lui mettant au cœur une tristesse, et la vie lui paraissait très lourde, l’avenir très sombre.

VII

À quelques jours de là, le huit février, vers sept heures du matin, Suzanne fut réveillée par la femme de chambre de Germaine qui entrait dans sa chambre. Tout de suite, l’air mystérieux de cette fille l’inquiéta.

— Qu’y a-t-il, Pauline ? demanda-t-elle, anxieuse.

C’était une grande fille mince, très blanche, avec des cheveux bruns et la mise correcte d’une institutrice. Elle hésita un instant, vraiment émue :

— Mon Dieu, madame, il y a quelque chose que je ne sais comment vous dire… et pourtant, c’est à vous que j’aime le mieux m’adresser… Madame est sortie hier soir et elle n’est pas rentrée !

Un tremblement parcourut Suzanne, éperdue.

— Elle n’est pas rentrée ?… Elle n’est pas ici ?

Et, fiévreusement, elle se jeta à s’habiller, avec l’idée de courir tout de suite, elle ne savait où.

— Comment cela se peut-il ? répétait-elle. Mille pensées rapides volaient ; s’entre-croisaient dans son esprit troublé. Elle s’efforçait de se représenter la journée de la veille, qui ne lui apportait aucune explication. Elle était sortie avec Yvonne après le déjeuner et elles n’étaient rentrées que pour le dîner, après des courses et une longue séance chez la couturière ; Germaine était donc restée seule une partie de la journée. Le soir, il est vrai, elle avait remarqué l’air accablé de la jeune femme, sans y attacher d’importance, non plus qu’à sa préoccupation inusitée. Vers onze heures, la jeune femme les avait quittées, elle allait en soirée, seule comme d’habitude. Alors, quoi ? Elle allait donc retrouver un amant, fuir avec lui ?

Et, comme un éclair, l’idée qu’elle était partie avec Robert la traversa ; puis, le souvenir du jeune homme lui revint, finissant tranquillement la soirée avec elle et Yvonne ; elle revoyait son attitude, son calme ; c’était impossible, elle eut honte de ce soupçon involontaire.

— Hier, dans la journée, racontait Pauline, il est venu un jeune homme demander à parler à Mme Watrin. Comme je ne l’avais jamais vu venir ici et que ce n’était pas le jour de Madame, je croyais qu’elle ne le recevrait pas. Pourtant, quand Madame a vu sa carte, elle m’a dit de le faire entrer dans le petit salon. Il est resté longtemps. Je ne sais pas ce qu’ils disaient, mais de la chambre où je travaillais, j’ai entendu comme une discussion. Après, quand Madame est rentrée dans sa chambre, elle était si changée, elle avait l’air si fatiguée que je lui ai demandé si elle était malade. Elle m’a dit non, mais que cela lui avait été pénible de recevoir cet individu. Elle m’a dit aussi que c’était inutile que je parle de cette visite — « d’ailleurs, ce n’est pas un secret, » a-t-elle ajouté. — Le soir, j’ai habillé madame comme pour une soirée ; elle m’a dit qu’elle allait chez Mme Danesse, l’amie intime de Madame qui reçoit, en effet, le jeudi ; puis, elle est partie dans le coupé.

— Mais, le cocher, qu’a-t-il dit ?

— Madame, je ne l’ai vu. Quand il a reconduit Monsieur ou Madame, le soir, il retourne aux Batignolles où sont les écuries ; il ne revient qu’à dix heures pour conduire Monsieur à ses bureaux, à moins qu’il n’ait d’autres ordres.

— Vous n’avez pas prévenu M. Watrin ?

— Non, madame, je n’ai encore rien dit à personne. D’ailleurs, je ne sais pas si Monsieur est chez lui. Cette nuit, en attendant Madame, je me suis endormie, et ce n’est que tout à l’heure, en me réveillant, que j’ai vu qu’elle n’était pas chez elle.

Suzanne se raccrocha à une dernière espérance.

— Elle n’a peut-être pas pu rentrer, avait-elle une clef ?

— Oui, Madame, je suis sûre de la lui avoir donnée. D’ailleurs, Madame aurait sonné.

— Vous dormiez.

— Je ne me suis endormie que passé trois heures et les soirées de Mme Danesse finissent toujours avant cette heure-là. Du reste, j’ai le sommeil léger et le bruit du timbre m’aurait certainement réveillée.

Une sueur froide envahissait Suzanne. C’était un coup de tête, une fuite, un esclandre, une honte publique ! Dans une heure, tout serait révélé ! Déjà, cette femme de chambre devait deviner. Rapidement, elle la questionna :

— Enfin, que croyez-vous ? que pensez-vous qui puisse être arrivé ?

Pauline eut un geste d’ignorance sincère.

— Je ne sais pas, madame !… J’ai pensé tout d’abord que Madame avait été malade et que Mme Danesse l’avait gardée ; mais, on aurait envoyé prévenir. Ensuite, j’ai songé à un accident ; mais le cocher, quelqu’un serait toujours venu… Enfin, je ne peux pas dire, je ne trouve rien ! — Cependant, je ne sais pourquoi l’idée du jeune homme d’hier me revient… Il avait l’air si drôle quand il a parti, comme en colère !… Madame est très bonne, elle s’intéresse à des artistes, et quelquefois, ce sont de bien vilaines gens !

— Vous avez vu son nom ?

— J’ai même sa carte ; car, Madame l’avait laissée dans la poche de son peignoir.

Et, la prenant dans son tablier, elle la tendit à Mme Leydet. C’était une carte bordée de noir, peu élégante, où le nom de Paul Esterat était imprimé.

— Paul Esterat, lut Suzanne à voix basse.

C’était évidemment l’amant dont Germaine lui avait parlé, il y avait quelques jours. Elle l’avait quitté brutalement, il était venu, fou de passion et de colère, la réclamer ; et, elle avait perdu la tête, elle avait dû céder, partir avec lui, peut-être aussi, lasse de la vie qu’elle menait.

Et, un remords venait à Suzanne. Depuis la scène qu’elles avaient eue ensemble, après la première colère tombée, Germaine avait paru triste et absorbée, renonçant à toute avance pour Robert, paraissant le fuir, plutôt. Alors, Suzanne se reprochait la dureté des paroles qu’elle avait dites, oubliant celles de sa sœur, s’accusant d’avoir exaspéré, poussé à bout la jeune femme.

La vue de la femme de chambre qui l’examinait silencieusement, la rappela à la nécessité d’agir, de trouver quelque chose. L’important était de ne pas laisser ébruiter cette disparition, de la cacher jusqu’à la dernière limite.

— Écoutez, Pauline ; vous avez bien fait de ne parler qu’à moi, et je vous demande encore un peu de silence. — Il est inutile d’effrayer toute la maison. — Mme Watrin ne se montre ordinairement qu’à l’heure du déjeuner… d’ici là, nous l’aurons retrouvée et elle nous expliquera elle-même ce qui lui est arrivé ; ce qui vaut mieux que de nous perdre dans des suppositions.

La pensée subite de recourir à Robert lui était venue. Rien à cacher avec celui-là ; mieux qu’elle il connaissait les habitudes de sa sœur, il devinerait sûrement quelque chose de plus qu’elle. D’ailleurs, elle voulait se convaincre qu’il n’était pour rien dans cette fuite.

Rapidement habillée, elle s’échappa de l’appartement, encore silencieux, rencontrant seulement, sous le porche ouvert au souffle glacial du matin, le concierge qui, son balai à la main, s’arrêta surpris, pour la suivre des yeux.

Un quart d’heure après, le fiacre qu’elle avait pris hâtivement la déposait devant l’hôtel du Louvre où Robert logeait. Quand elle se fit annoncer dans sa chambre, il fumait, accoudé à la fenêtre ouverte ; l’air piquant sous le soleil gai semblait bon à ses habitudes campagnardes, prises dès l’enfance.

Il se tourna avec un geste de surprise :

— Comment, c’est vous ! cria-t-il gaiement, jetant sa cigarette pour tendre la main à Suzanne.

Elle balbutia quelques mots inintelligibles, tandis que le garçon refermait la porte ; et, s’asseyant, la respiration coupée, dans l’émotion de ce qu’elle avait à dire, elle lâcha :

— Germaine est partie !

Et, comme il la regardait sans comprendre, elle tira la carte de visite de sa poche et la lui tendit. Elle parla, hachant ses paroles, ses yeux agrandis ne quittant pas le jeune homme, comme cherchant une assistance en lui, dans son désarroi profond.

— Tenez, elle était sa maîtresse… elle est allée le retrouver hier soir… ils sont partis. Elle n’est pas rentrée !… Pauline le sait déjà… toute la maison le saura bientôt… son mari, Yvonne, tout le monde !… Tout à l’heure, ce sera fini, nous serons tous déshonorés !

Robert fixait la carte de deuil, où le nom de Paul Esterat s’étalait, funèbre. Il demanda lentement :

— Comment savez-vous qu’elle était sa maîtresse ? Qui est-ce ?

Alors, Suzanne raconta la scène où, Germaine lui avait cyniquement avoué cette nouvelle liaison, et tout ce qui avait suivi.

Robert eut un éclair de colère dans les yeux ; et, passant promptement son par-dessus, il prit son chapeau.

— Allons rue Duphot !… ils y sont peut-être encore !

Suzanne interrogea, surprise :

— Rue Duphot ?

Robert lui serra la main fortement ; et, à voix basse :

— C’était là que je la rencontrais !… Elle n’a changé que d’amant, soyez-en sûre, cela aurait dérangé ses habitudes !

Ils montèrent dans la voiture qui avait amené Suzanne ; et tandis qu’ils roulaient, durement cahotés sur les pavés de la rue Saint-Honoré, le temps leur parut très long. Silencieusement, ils poursuivaient la même idée obsédante.

— Ils n’y seront plus, dit enfin Suzanne.

Robert eut un geste vague.

— Nous apprendrons peut-être quelque chose.

Et ils ne dirent plus rien jusqu’au numéro 27 de la rue Duphot, où la voiture s’arrêta. C’était, dans une façade grise aux fenêtres serrées, entre deux boutiques aux vitrines sombres, une porte cochère assez basse. Au fond du porche ouvert, on apercevait un groupe de femmes affairées, causant dans la cour sombre et noire comme un puits.

— Madame Duteil ? demanda, hésitant, Robert à la concierge.

Dans cette grosse femme, encore jeune, à la gorge débordante sous le caraco noir, il ne reconnaissait pas la vieille qui anciennement l’accueillait, avec un sourire de connaissance. Et, à ce premier dépaysement, un doute lui venait : peut-être Germaine avait-elle changé de nom, quitté l’appartement ? Malgré lui, il sentait un contentement de ce que la jeune femme n’eût pas profané avec un autre, le lieu où il l’avait tant aimée.

Mais, la concierge avait compris ; et, joignant les mains, ses gros traits prirent une expression de sympathie :

— Mon Dieu, Monsieur… Le corps est déjà enlevé !… Monsieur est un parent ?

Suzanne s’exclama sourdement, s’attachant au bras de Robert.

— Que dit-elle ?

— Vous comprenez, Monsieur, on a transporté M. Esterat chez sa mère… Mais, pour Mme Duteil, la police n’a pas pu établir son identité… je me doute bien que ce n’est pas son vrai nom, à cette pauvre petite chère dame !… mais je ne sais rien !… je l’ai toujours prise pour ce qu’elle se donnait, n’est-ce pas ? Ce n’est pas mon genre d’être curieuse, je l’ai bien dit à la police… Un vrai cœur d’or, pas regardante, et jolie comme les amours ; voilà tout ce que je connais d’elle… Et dire que cette pauvre petite a fini comme cela !

Très pâle, Robert écoutait ; tandis que l’étreinte de Suzanne se resserrait davantage dans une angoisse croissante du malheur qui se dessinait, terrible.

— Vous voyez bien que nous ne savons rien ! cria-t-il avec angoisse. — Qu’est-il arrivé ? Elle est morte ? — Madame est sa sœur, ajouta-t-il en désignant Suzanne.

Un murmure de pitié bruyante courut parmi les femmes qui écoutaient discrètement, à quelques pas en arrière.

— Ah ! mon Dieu ! fit la concierge, et moi qui parle !… Je croyais que vous aviez été prévenus par la police !

— Mais, dites, madame ! supplia Suzanne.

— Mon Dieu, commença la femme en hésitant, je ne voudrais pas vous porter un coup… pourtant, il faut bien vous dire la chose telle que !… Ce matin, à sept heures, comme je balayais la cour, j’ai tout à coup le sursaut d’entendre une pétarade de coups de revolver !… Tout de suite, cela fait une rumeur dans la maison, comme vous pensez !… tout le monde sort des appartements…

Une grande vieille fille maigre et jaune, tortillée dans un vieux châle de laine noire, ne put se tenir de parler.

— Moi, j’étais convaincue qu’il y avait une émeute, qu’on venait égorger les bourgeois ! dans les temps où nous sommes, n’est-ce pas ?…

La concierge jeta un coup d’œil sévère à son interruptrice, reprenant dignement :

— Enfin, chacun fait ses suppositions… Comme tous les étages remuaient à l’excepté du premier sur la cour, je me dis : pour sûr, c’est de là ! — Alors, je ne fais qu’un saut, je sonne, j’appelle… personne ne répond !… Comme j’ai une clef, je me décide à entrer… Ah ! madame, quel spectacle !… Ces dames qui m’accompagnaient peuvent vous dire l’effet que cela leur a fait !

— Ah ! bien sûr, j’en ai le cœur malade ! gémit une femme.

— J’en aurai pour un mois à ne pouvoir regarder mes repas, assura la vieille fille en secouant sa tête maigre.

Une jeune bonne frissonna, toute pâle au souvenir :

— Ça ne se voit pas deux fois dans la vie, mais ça suffit pour s’en souvenir toujours !

— Enfin, conclut la concierge, nous en avions les sangs tournés ! — ils étaient tous les deux couchés… morts tous les deux !… M. Paul tenait encore à la main le revolver… le sang coulait du lit sur le parquet… et dans la chambre, ce n’était qu’une fumée de poudre qui étouffait !

Suzanne s’attendait depuis le matin à une catastrophe. Derrière les atermoiements de la concierge, elle devinait une horrible mort. Et, pourtant, quand le doute ne fut plus possible, ce fut comme un coup qui la frappa, détraquant ses nerfs, la faisant trembler comme une vieille, avec la sensation d’étourdissement d’un heurt violent reçu sur la tête.

Cependant, elle ne s’évanouit pas complètement, elle entendit le cri des voisines empressées, elle eut la perception distincte du bras de Robert qui l’entourait avec une fraternelle sollicitude, elle comprenait la concierge qui la suppliait d’entrer un instant s’asseoir.

— Non, non ! répétait-elle avec entêtement, je vais bien… je n’ai rien !

Pourtant, le tremblement de ses jambes devint si violent qu’elle dût se laisser conduire dans la loge : une petite pièce basse, mal éclairée d’un jour de souffrance. On l’assit dans un fauteuil de tapisserie usée et la femme s’empressa autour d’elle, enchantée de ce surcroît d’événements, débouchant un vieux litre de vinaigre oublié au fond d’un placard crasseux. Dans cette atmosphère lourde de chambre peu aérée et d’une propreté douteuse, des nausées vinrent à Suzanne qui se leva très vite, ressaisissant avec peine ses forces.

— Puisque madame se trouve mieux, insinua la concierge, peut-être voudra-t-elle voir la chambre ?… Il y a justement un agent qui est resté pour écrire l’état des lieux… Alors, monsieur et madame pourraient donner des détails sur la jeune dame.

Robert eut un geste de pitié à la pâleur de Suzanne, murmurant :

— N’allez pas là, chère madame !

— Si, si, il le faut ! répondit-elle à voix basse. Montons, je le veux !

Et elle suivit résolument la concierge qui s’essuyait les yeux en geignant, d’un mouchoir à carreaux très sale.

Quand ils entrèrent dans la première pièce, un petit salon assez élégant, l’agent qui écrivait sur une table se leva poliment.

— Monsieur et madame sont le frère et la sœur de la jeune dame, expliqua la femme.

L’homme toucha son képi.

— Ah ! très bien. Cela va simplifier nos recherches.

Mais, rapidement, Suzanne s’était dirigée vers une porte ouverte à deux battants.

C’était bien là que le drame s’était passé. Sous la clarté crue du jour matinal, le lit s’avançait avec ses oreillers et les draps blafards, en désordre, maculés d’énormes taches de sang. Sur le tapis clair, d’autre sang s’étalait en larges plaques, et encore des gouttes se disséminaient, formant un chemin jusqu’à une table où l’on avait dû étaler les cadavres, dans un dernier espoir de les rappeler à la vie. Un pansement avait été essayé ; des linges tachés et chiffonnés traînaient ; et, d’une bouteille débouchée, une violente odeur phéniquée s’envolait, prenant à la gorge avec un rappel sinistre d’hôpital.

Robert et l’agent s’étaient aussi approchés. L’agent donnait des détails, très calme, avec l’habitude des drames parisiens.

— Elle était couchée sur le côté droit… Il a dû tirer pendant le sommeil de la victime. La première balle a tourné sur les côtes, la seconde a pénétré dans la région du cœur. La mort a dû être instantanée. — Lui, il s’est tiré trois coups, assis au bord du lit. Les deux premiers dans la poitrine, sans résultats sérieux, le troisième dans la gorge… Quand nous sommes arrivés, les corps étaient encore chauds, mais on a inutilement essayé de les secourir… D’abord, nous avons cru à un double suicide par amour, cela se voit, et l’attitude des corps l’indiquait… Puis, des papiers trouvés dans les habits du jeune homme ont démontré que c’était bien un assassinat suivi du suicide du meurtrier ; la jalousie et l’abandon projeté de la femme ont provoqué le crime.

Il tira un mouchoir, se moucha gravement et conclut :

— D’ailleurs, la justice ne peut que constater, le criminel n’existant plus.

Suzanne avait vaguement entendu, elle se rapprocha, questionnant anxieusement :

— Alors, le corps, où est-il ?… à la Morgue ?

Et sa voix s’étrangla dans ce dernier mot odieux.

L’agent s’inclina ; et, comme s’excusant :

— Rien n’avait pu établir son identité, madame.

Alors, toute l’ignominie de cette mort apparut soudain à Suzanne. Jusque-là, elle était restée dans l’abrutissement de ce coup subit, ne pouvant raisonner, se répétant, le sens de ses paroles lui échappant malgré elle, que sa sœur était morte, que c’était fini à jamais, qu’elle l’avait vue la veille pour la dernière fois. Maintenant, mille épouvantes nouvelles surgissaient pour accompagner cette mort terrifiante. Elle se représentait, avec une pitié révoltée, le corps profané de la malheureuse Germaine, ses blessures béantes étudiées par une foule, son sang répandu, sa figure décomposée ; et, dans un retour de tendresse éperdu pour cette victime, elle fermait les yeux sur ses fautes, avec un désespoir immense, une colère qui montait contre le meurtrier, contre le misérable qui avait pu l’assassiner. L’assassiner ! rien que ce mot était horrible et la bouleversait, éveillant une idée et une sensation inconnue en elle. Souvent, ses yeux avaient parcouru des faits divers, avec l’indifférence des choses qui arrivent très loin, dans un monde inconnu, à des êtres vagues. Maintenant, les mots de crime, d’assassinat, de meurtre, prenaient une signification terrible, un retentissement effrayant, éveillant des images atroces dans la stupeur de son malheur.

— Le misérable ! cria-t-elle tout à coup, sortant d’un long silence. — Le misérable !

Et balbutiant, frémissante, dans sa colère, elle ne trouvait pas d’autre mot ; le répétant dix fois sans en avoir conscience.

L’agent eut un geste d’acquiescement.

— La jalousie… commença-t-il.

Mais Suzanne ne l’écoutait pas.

— Il a une mère, n’est-ce pas ? On m’a dit qu’il avait une mère… On l’a transporté chez elle, je crois ?

— Oui, madame. Vingt-trois, rue de Seine, Mme Esterat.

Suzanne appuya sa main sur le bras de Robert dans un geste de prière.

— Écoutez ! je veux la voir ! je veux aller chez elle ! Il faut que je sache tout… Je veux savoir comment il a pu… comment il a osé !… Venez avec moi, n’est-ce pas ?

Robert hésitait — l’agent s’interposa :

— Pardon, fit-il, je ne puis pas vous laisser partir sans que vous fassiez une déclaration, et puis vous avez le corps à réclamer.

— Eh bien, décida Suzanne, Robert, vous resterez ici, j’y vais seule — La réclamation, toutes les démarches, il me semble qu’il faut que ce soit son mari qui les fasse — nous nous retrouverons tout à l’heure boulevard Malesherbes et nous chercherons comment l’avertir, puisqu’il ne peut encore rien savoir.

Et, vivement, sans un regard à cette chambre sinistre qui la torturait, elle courut retrouver la voiture. Quand elle jeta l’adresse au cocher, un vide, un émoi se fit dans son cœur à quelles existences inconnues allait-elle se mêler ? Et, un besoin fébrile la poussait à découvrir encore, à savoir tout ; toujours son esprit essayait de se persuader du drame sans y arriver jamais. Ses lèvres répétaient machinalement :

— Cela n’arrive pas, ces choses-là ! cela n’arrive pas !

Le fiacre roulait ; les objets extérieurs, les rues, les maisons, les passants défilaient, frappant les yeux de Suzanne sans que leur image pénétrât jusqu’à son esprit ; quand la voiture s’arrêta, elle n’avait rien vu ; ses enfants seraient passés près d’elle, elle ne les eût peut-être pas reconnus.

Mme Esterat ? demanda-t-elle à la concierge qui travaillait dans sa loge.

La femme se pencha, la regardant longuement, en ramenant d’un geste frileux sa pèlerine d’astrakan sur sa poitrine.

Mme Esterat ? — au troisième. Mais je ne sais pas si elle vous recevra.

Sans répondre, Suzanne monta l’escalier sombre, très ciré, avec un tapis rouge aux tringles de cuivre luisantes. Une odeur forte régnait, venant du laboratoire d’un pharmacien qui occupait une des boutiques du rez-de-chaussée. Et cette odeur ramenait Suzanne à l’horreur de la chambre de là-bas, avec la bouteille oubliée et les linges sanglants.

Elle sonna plusieurs fois ; et, comme la grosse fille qui vint enfin ouvrir semblait avoir perdu la tête, elle entra carrément, ordonnant péremptoirement :

— Allez dire à Mme Esterat que j’ai absolument besoin de lui parler.

Quand la bonne interdite fut sortie, ayant d’un geste machinal introduit la visiteuse dans le salon ; Suzanne s’assit, sentant enfin dans le silence et l’abandon de la pièce aux persiennes demi-closes, la fatigue énervée qui lui coupait les jambes.

Cette chambre froide et triste parlait d’une existence de vieille femme solitaire. Près de la fenêtre, il y avait un fauteuil usé avec une têtière de guipure, devant une table à ouvrage empire, où des lunettes, un livre et un tricot étaient posés : la place habituelle de la maîtresse du logis.

Au-dessus des quelques meubles de velours rouge, des portraits pendaient : des pastels décolorés ou de mauvaises peintures à l’huile. Seule dans un cadre simple de bois noir une figure de vieille femme se détachait, énergique et vraie sur un fond sombre. En bas, une date récente et la signature de Paul Esterat furent tout à coup une lumière pour Suzanne. Elle se souvenait d’avoir remarqué ce portrait et ce nom au Salon de 188.

Et, peu à peu, dans l’honnêteté triste de cet intérieur, une gêne lui venait d’y faire irruption avec des reproches sanglants, et elle se demandait quelle raison impérieuse l’avait poussée tout à l’heure irrésistiblement à cette démarche.

Enfin, Mme Esterat entra. C’était bien la vieille femme du portrait. Vêtue de noir, elle s’avançait très droite, le regard perdu ; des cheveux blancs donnaient une douceur à ses traits trop accentués ; grande, elle avait encore une souplesse dans la taille. Elle s’arrêta près de Suzanne.

— Que désirez-vous ? demanda-t-elle froidement.

— Je suis la sœur de Germaine, répondit sourdement Suzanne.

La vieille femme eut un éclair de colère dans ses yeux creusés ; et de nouveau, avec une nuance de mépris, elle dit.

— Que désirez-vous ?

Cette froideur hautaine irrita Suzanne, lui rendant son émotion de tout à l’heure.

— Ce que je vous dis n’est-il pas suffisant, madame ? je suis la sœur de celle que votre fils a lâchement assassinée !… Ma sœur a un mari, un enfant… elle a vingt-cinq ans… elle aimait la vie, elle était heureuse et votre fils l’a tuée !… Il a jeté son corps et son nom à la honte, à la dérision publique !… Madame ! on a dit qu’il s’est fait justice !… Ce n’est pas vrai, car il méritait plus qu’une mort rapide et presque sans souffrances !

Mme Esterat examinait Suzanne, qui parlait fiévreusement, dans la douleur excessive de son affection sincèrement retrouvée pour sa sœur morte ; et, sans rien répondre, posant sa main jaunie sur celle de la jeune femme, elle la fit entrer dans une chambre dont elle ouvrit doucement la porte.

Tout de suite, dans la petite pièce très simple, avec des meubles en acajou et des rideaux de Perse claire, Suzanne aperçut un homme couché sur le lit, la tête renversée raide sur l’oreiller : c’était le corps de Paul Esterat. Une crispation de douleur était restée sur sa face exsangue aux traits réguliers et fins ; une cravate de mousseline cachait mal le trou béant et violet de la gorge, les déchirures sanguinolentes des chairs, montant jusqu’au menton.

Mme Esterat s’assit près du lit et attirant une des mains pâles du mort dans les siennes, elle dit d’une voix brisée :

— Voilà mon fils.

Cela fut si simple, et son attitude, ses yeux ternes étaient si déchirants, on sentait si complètement l’écroulement de son être entier, que Suzanne, pénétrée, fit un pas pour se retirer, honteuse de troubler cette immense douleur.

— Restez, madame, dit Mme Esterat. Je veux justifier mon fils que vous accusez sans le connaître, — je sais tout ce qui concerne votre sœur… Dans ces derniers temps, mon fils affolé avait fini par tout me dire, j’ai lu les lettres de passion que mon fils lui a écrites et qu’elle lui a renvoyées, il y a quinze jours en lui signifiant l’abandon qui lui a perdu la tête. S’est-elle souvenue qu’elle avait un mari, un enfant, une famille, quand elle s’est offerte à mon enfant pour son tourment sur la terre et dans le ciel ?… Madame ! je vous répète que je sais tout d’elle, et je vous dis qu’elle était un monstre !… Elle vous a fait souffrir, elle vous fait souffrir encore, mais jamais vos peines n’égaleront celles de mon fils et les miennes.

Mme Esterat posa un baiser sur la main de son fils et, la reposant doucement sur le lit, elle s’approcha de Suzanne, un désespoir dans ses yeux mornes.

— Madame, quand je devins veuve, j’étais enceinte de mon fils ; mon mari me laissait une fortune suffisante pour me consacrer à l’éducation de mon enfant et le bien élever. Il a été le but de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de tous mes rêves. J’avais perdu mes parents, je n’avais que lui au monde, il n’avait que moi ! Pendant vingt-cinq ans nous avons été tout l’un pour l’autre, tout ce que j’avais rêvé, il l’avait réalisé ; il était sur le chemin de tous les bonheurs et de toutes les gloires !… Alors, il l’a rencontrée… elle !… qui ne me l’a rendu que comme il est maintenant !

Elle s’arrêta un instant, suffoquée, quoique ses yeux restassent absolument secs, très ardents, puis, avec un effort, elle reprit plus doucement :

— Je ne vous connais pas, madame, mais vous paraissez une honnête et digne femme ; je vous plains du malheur qui vient troubler votre famille ; mais croyez-vous que je puisse mettre en comparaison mon désastre ?… Je n’ai plus rien !… Et voilà des mois, des années,… deux années que le chagrin est entré dans cette maison avec elle !… J’ai eu chaque jour le désespoir de voir mon fils transformé, affolé, perdant sa gaieté, sa santé, son goût du travail, jetant, gaspillant la fortune de son honnête père, sans souci de l’avenir… Il était majeur, il avait la disposition de ce bien, il lui a donné, et, quand il n’a plus eu rien, elle l’a jeté hors de son chemin !… Car, ce n’était même pas lui, sa beauté, son amour qu’elle voulait, la malheureuse !… Malgré tout, il l’aimait… Elle me l’avait perverti à ce point que, sachant ce qu’elle était, il la voulait encore !

Et, s’excitant dans ces souvenirs de cruelles douleurs, elle continua, la voix plus haute :

— Tenez, il y a quelques semaines, je l’ai trouvé là, à cette table, affaissé et sanglotant, lui ! mon digne et fier enfant !… Et, sans force contre son désespoir, il m’a confié ce que je savais en partie : cette liaison qui le tenait par toutes les fibres de son être, son argent dissipé et l’ingratitude de cette femme qui lui signifiait qu’elle ne le reverrait plus, sèchement et brutalement ; le style d’une femme congédiant un serviteur ! — Alors, je l’ai pris dans mes bras, j’ai voulu lui parler raison, j’ai essayé de lui rappeler ma tendresse qui le consolait de tout autrefois. — Il ne m’entendait pas, je ne le reconnaissais plus ! Le malheureux espérait encore ; il ne pouvait croire qu’elle eut la cruauté de l’abandonner ainsi, sans une pitié pour sa folie si complète… Tous les jours, il se rendait à cet appartement maudit, et je voyais son attente vaine au découragement de ses yeux quand il rentrait le soir. J’avais beau lui parler de son travail, de ses œuvres qui le passionnaient autrefois… Il n’aimait plus qu’elle ! elle seule existait ! — Je ne vous parle pas des nuits que j’ai passées à pleurer ; les mères sont faites pour souffrir, et pour l’avoir encore là, je donnerais bien mon reste de vie à n’importe quelles tortures ! Madame, vous ne savez pas ce que c’est que de perdre un enfant ! — Se dire que ces yeux dont on a guetté le premier sourire, cette bouche qui vous a baisée la première, ce corps qu’on a tenu enfant dans ses bras, qui s’est développé peu à peu par vos soins, que tout cet être qui est vous, votre chair, votre amour, tout cela n’est plus rien ! ne sera jamais plus rien ! Il ne sent plus rien, les caresses, les appels de sa mère, il ne peut plus rien entendre !

Elle se tut, ne pouvant plus parler, tremblante, renversant la tête en arrière dans un paroxysme de douleur, comme la bête qui tend le cou au couteau qui va l’égorger.

Puis, trempant ses mains dans un verre d’eau, elle mouilla son front avidement. Enfin, elle reprit :

— Il y a quelques jours, je vis à l’animation de ses regards, à la fièvre de ses gestes que quelque chose se passait… Il finit par m’avouer qu’à force de recherches, il avait découvert son nom et son adresse véritables. Jusque-là, il avait respecté sa défense et jamais il n’avait cherché à la connaître. Mais, à présent, rien ne pouvait lui défendre d’essayer à la revoir, c’était plus fort que lui ; — pourtant, il balança à se présenter chez elle. J’ai essayé de l’en dissuader, car je prévoyais des catastrophes, mais je n’avais plus aucun pouvoir sur lui ! — Hier, enfin, il l’a revue ! hier !

Une nouvelle suffocation la reprit, l’affre des événements si proches l’étreignant.

— Hier, il m’a embrassée… il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé… il avait une joie fiévreuse… il l’avait vue… il lui avait parlé, il lui avait persuadé de venir encore… Il espérait la forcer de l’aimer encore. Il tâchait de se persuader qu’il ne l’avait pas seulement effrayée, qu’il l’avait touchée. Peut-être voulait-il aussi m’abuser ! — Enfin, le soir, il est parti, il m’a embrassée encore, et je ne l’ai plus revu vivant !

Sa voix s’éteignit, et, revenant près du lit, elle posa la main de son fils sur son front, s’affolant des visions qui lui revenaient. Pourtant, le contact glacé de la main du cadavre sembla la calmer un peu. Elle prit une lettre sur une table et la tendit à Suzanne. Avec effort, la voix comme brisée, elle dit, faiblement :

— Voici la lettre qu’il me laissait… je ne l’ai lue que tout à l’heure… lisez.

Rendue muette et bouleversée du désespoir de cette mère, Suzanne s’approcha de la fenêtre et lut. L’écriture était difficile, irrégulière, et les larmes coulant de ses yeux la gênaient : — « Ma chère mère, je ne sais pas si tu me reverras. Tu sais la passion qui m’unit à Germaine. C’est faiblesse de ma part, ingratitude envers toi, mais je ne puis réagir. Si je ne puis la décider à être toute à moi dans l’avenir et si je ne puis obtenir des gages certains de cette promesse, je suis décidé à nous tuer ensemble. Si elle ne veut pas être à moi, elle ne sera à personne. Pardonne-moi, ma chère mère, la douleur que je te cause, mais je ne suis pas équilibré pour vivre ; les menus détails de la vie me sont odieux. Un instant, poussé par toi, je m’étais passionné pour des rêves de gloire et de renommée ; maintenant, je les vois creux et sans goût. Je suis écœuré de tout. Il n’y a qu’un grand amour qui puisse me sauver. Si elle y consent, je recommencerai ma vie avec elle. Si elle ne veut pas, tant pis, ou tant mieux, je ne regrette rien de la vie et c’est avec soulagement que j’irai dormir en terre. Adieu, chère mère, toi qui seule, je crois, m’as aimé, je t’embrasse, je t’en supplie, ne vois pas en moi un ingrat, mais un désespéré.

« Paul Esterat. »

— Pauvre enfant ! murmura la mère, la tête penchée, ses larmes coulant abondantes, maintenant. Je voudrais ne pas croire en Dieu et savoir que sa peine est finie, qu’il dort paisible !… Mon Dieu, pardonnez-lui pour tout ce que je souffre !

VIII

Quand Suzanne entra dans le salon du boulevard Malesherbes, où Yvonne était seule, celle-ci vint au-devant d’elle vivement, pâle et les traits contractés.

— Tu sais ? interrogea Suzanne anxieuse.

Yvonne baissa la tête, et d’un mouvement instinctif se jeta au cou de sa sœur.

Elles pleurèrent, étroitement unies, une émotion commune battant dans leurs poitrines. Et Suzanne pensa que le lien de la famille n’était pas nul, puisqu’il pouvait autant faire souffrir.

Enfin, elle déposa Yvonne sur un canapé et resta debout, marchant machinalement ; tandis que la jeune fille pressait fortement son mouchoir sur ses yeux et sa bouche.

— Qui t’a parlé ? demanda-t-elle.

Yvonne fit un effort et laissa échapper de ses lèvres tremblantes :

— Robert.

— Robert ? est-il ici ?

— Il est allé rue Taitbout, au bureau de Georges.

— Ah ! c’est vrai, Georges ! murmura Suzanne.

Et, accablée, elle se laissa tomber sur un fauteuil, évitant les yeux de sa sœur pour ne pas augmenter leur émotion, le cœur amolli, se reportant à l’intérieur désolé d’où elle arrivait et se figurant la stupeur du mari à la révélation incroyable que Robert avait dû se charger de lui faire.

Pendant longtemps, elles restèrent immobiles, perdues dans leurs réflexions, n’osant élever leurs voix trop émues, attendant et s’énervant dans l’inaction, torturées de savoir ce qui se passait là-bas, où Georges et Robert étaient allés ; avec, cependant, une lâcheté de nouvelles émotions.

Tout à coup, le timbre de la porte d’entrée retentit. Elles tressaillirent, échangeant un regard d’angoisse. Était-ce déjà Georges ?

Une terreur leur venait de voir la morte entrer avec lui.

Au bout de quelques minutes, Baptiste se faufila gauchement, murmurant avec embarras :

— C’est un domestique de la part de Mme Danesse, qui vient demander un cahier de musique que madame devait donner…

Pauline avait dû parler. La contenance du domestique disait toutes les suppositions, les discussions, les espionnages et les conclusions qui passionnaient l’office.

— Dites qu’on le portera plus tard, balbutia Suzanne, les yeux à terre.

Le domestique referma silencieusement la porte.

— Oh ! mon Dieu ! gémit seulement Yvonne.

Que dire ? Comment avouer, comment apprendre aux domestiques, au monde, ce désastre, cette catastrophe, ce malheur terrifiant et ignominieux ? Ce n’était pas seulement une mort à pleurer, la surprise d’une jeunesse enlevée tout à coup, le désarroi où jette la disparition de la vie qui a côtoyé la vôtre ; c’était une honte bruyante, un déshonneur éclatant qui fondait soudain, frappant la famille en pleine sécurité, et dont il faudrait recevoir tous les coups. Les questions, les curiosités se presseraient ; comment y répondrait-on ? Comment se dérober ? Que faire ? Quels mensonges inutiles accumuler pour sauver un lambeau de l’honneur de cette malheureuse punie si cruellement.

Le temps marchait lentement, pesant et lugubre, dans le silence de l’appartement. Une seule fois, on entendit la voix claire de baby Jean, bientôt étouffée. Et ce rappel du pauvre petit fut un nouveau coup aux deux sœurs, dont les yeux se rencontrèrent, pleins de larmes contenues.

La pendule sonna péniblement midi, le dernier coup vibrant longtemps, avec un résonnement énervant.

— Comme c’est long ! prononça douloureusement Suzanne.

Le silence rompu, ce fut un soulagement pour elles de parler un peu. Elles évitaient le sujet de leurs pensées, s’attardant aux détails.

— C’est vers neuf heures que Robert est arrivé ici, disait Yvonne. Il t’a attendue, puis, comme tu ne revenais pas, il s’est décidé à aller seul trouver Georges. Il n’a probablement pas trouvé de voiture avant la station de la rue de Rome… c’est assez long à pied, il n’a dû rejoindre Georges que vers dix heures et demie.

— Ah ! c’est là-bas ! murmura Suzanne. Il doit y avoir des démarches… je ne sais pas.

Et, toutes deux baissèrent la tête, avec l’horrible pensée de la Morgue, cet endroit hideux qu’elles se figuraient confusément, ne l’ayant jamais aperçu que du dehors, de loin.

Par la porte entre-bâillée discrètement, Pauline demanda :

— Ces dames ne veulent pas déjeuner ?

Suzanne regarda Yvonne :

— Tu ne veux pas essayer ?…

Mais Yvonne refusa vivement. — Non, non ! Alors Mme Leydet secoua la tête avec lassitude :

— Plus tard, Pauline.

Elle savait bien qu’un moment viendrait où la faim, le besoin s’imposerait ; mais, à cette heure, leur existence était arrêtée, ne fonctionnant plus que par la pensée fixe des événements qui se déroulaient, inexorables.

Encore une fois, le timbre retentit, et, au bout de quelques minutes, Pauline parut, très pâle. Elle s’adressa à Suzanne : — Madame, c’est un homme qui vient de la part de Monsieur… Il demande un drap et une couverture… Si Madame veut m’indiquer ce qu’il faut donner ?

— Un drap ? questionna Suzanne surprise.

— Oui, Madame, répondit la femme de chambre, gênée, c’est pour envelopper le corps.

— Bien, bien, dit rapidement Suzanne.

Et, se raidissant contre l’émotion aiguë qui la contractait à ce détail palpable de leur malheur, elle traversa vivement l’antichambre où le commissionnaire attendait, debout, le chapeau à la main, l’air indifférent.

Elle s’arrêta dans l’office.

— C’est là, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, dans les placards du fond.

Et Pauline ouvrit les portes des armoires où le linge était empilé en hautes colonnes blanches sur les planches de chêne verni.

Les premiers draps que Suzanne tira étaient garnis d’une haute dentelle très riche, les chiffres brodés s’étalant largement. Elle les rejeta, une honte lui venant de cette élégance promenée et souillée à la Morgue.

— Il n’y en a pas d’autres sans dentelles ? demanda-t-elle.

— Il y a les draps de domestiques — Ah ! par derrière, il y a le linge qui est venu de chez Mme Duterroir.

Pour atteindre la pyramide de draps honnêtes dans leur simplicité, affinés par l’usure, qui portaient encore la marque en coton rouge pâli de leur mère, Suzanne dut déranger des piles de toiles fines aux broderies et aux dentelles compliquées qui s’écrasaient, éparpillant leur luxe malhonnête. Après cela, elle choisit une grande couverture de laine blanche, soyeuse ; et, le paquet enveloppé, l’homme s’éloigna, sifflotant un air gai.

Maintenant, l’attente ne pouvait être bien longue et la souffrance s’accentuait chez les deux sœurs, dont le cœur tressaillait au moindre bruit de la rue.

Enfin, deux coups de timbre pressés retentirent ; et, par la porte ouverte, elles virent Georges et Robert entrer rapidement, précédant des hommes dont les pas lourds se pressaient, penchés sur un paquet volumineux recouvert d’une toile noire déteinte par places.

— Par ici, indiqua Georges d’une voix brève.

Son chapeau sur la tête, la face pâle, sans un regard à ses belles-sœurs qui s’effaçaient, muettes, il dirigea les porteurs dans le fumoir. Il indiqua le divan :

— Posez ici.

Avec un léger effort, les hommes déposèrent le corps ; puis, enlevant la toile noire, ils se retirèrent, leurs pas bruyants retentissant dans la maison élégante aux bruits discrets.

D’un mouvement violent, Georges arracha son chapeau et son pardessus, les jetant sur un meuble à la volée. Puis, s’adressant à Suzanne, avec un regard fixe au paquet informe dans la couverture pliée, il dit seulement :

La voilà !

Sa face blanche semblait de cire dans la barbe rouge sanglante, et comme un tic lui faisait cligner les paupières, très souvent.

Suzanne s’avança, le regard perdu, anéantie, tandis que Robert s’approchait d’Yvonne qui sanglotait, la tête dans ses mains, s’abîmant dans un fauteuil éloigné. Et, il l’entourait de ses bras, lui parlant bas très doucement, dans un besoin, lui aussi, de tendresse, d’expansion, de caresses dans ce malheur qui l’atteignait également.

Watrin reprit fébrilement, essayant un sourire, le regard affolé :

— Hein ! ce que c’est que la vie !… On est là, tranquille, et tout à coup, cela vous écrase !… Ah ! c’est rude !… Et puis, vous savez, il ne faut pas s’attarder à des sensibleries !… Ce qui est fait est fait !… Il s’agit de sauver notre honneur à tous !

Suzanne secoua la tête avec découragement :

— Ce n’est pas possible.

— Il faut que cela soit possible ! cria Georges avec violence. Laissez-moi faire !

À ce moment, la porte du fond s’ouvrit et Pauline annonça :

— Monsieur le docteur Parise !

Georges se tourna, et alla vivement vers l’homme qui entrait, les mains tendues :

— Vous avez reçu ma lettre, docteur ?

Le docteur, un grand homme correct aux favoris blonds mêlés de blanc, avec un faux air de magistrat homme du monde, jeta un coup d’œil inquisiteur sur l’attitude accablée des assistants.

— Oui, je suis venu immédiatement… Vous m’avez dit — cas exceptionnellement grave, justement, je rentrais déjeuner…

Georges se recueillit un instant ; puis, d’une voix qui vibrait, troublante, dans le silence lugubre de la pièce, il dit : « Mon cher Parise, il s’agit de sauver notre honneur, et je crois que je peux compter sur vous — ma femme avait un amant, il l’a assassinée et s’est tué ensuite… Voulez-vous me promettre de jurer à tous ceux qui vous questionneront qu’elle est morte d’un anévrisme ou quelque chose d’approchant ?… Bien entendu, je ne vous demande aucun certificat faux… l’acte de décès est déjà fait légalement… Je suis assuré que la justice se taira ; le médecin, l’ami veut-il en faire autant ? »

Le docteur suivait des yeux Georges tandis qu’il parlait, avec une stupeur croissante. Enfin, avec un élan très sincère, il serra vigoureusement les mains de l’ingénieur et dit avec énergie :

— Comptez sur moi !… Tout ce qu’il me sera possible de faire, je le ferai !

Suzanne s’était approchée, attentive.

— Croyez-vous qu’on puisse espérer cacher quelque chose, et comment ?

— Mon Dieu, madame, fit le médecin, je ne suis pas assez au courant de la situation…

— Certainement, affirma vivement Georges. Les domestiques seuls peuvent se douter, et je m’arrangerai de manière à les faire taire.

— Quand s’est passé cet événement ? demanda le docteur, absorbé.

— Ce matin — elle était sortie hier au soir — la femme de chambre a seule su son absence. Au cas où elle aurait parlé dans la cuisine, j’obtiendrai facilement le silence de tous. Elle doit se marier avec le valet de chambre, leur avenir est dans mes mains… Quant à la cuisinière, j’ai son mari et son fils dans mes bureaux, je tiens donc celle-là aussi. D’ailleurs, les domestiques de Paris savent être discrets quand il y va de leur intérêt.

Parise approuva de la tête, et demanda encore :

— Lui, s’est tué, m’avez-vous dit ? C’est quelqu’un que je connais ?

— Non, répondit Watrin avec effort, c’est un peintre, un individu complètement inconnu.

— Tant mieux ! se hâta de dire le docteur. Vous comprenez bien que ce n’est pas une curiosité déplacée qui me fait vous interroger ainsi ; mais, il faut que je sache, pour vous défendre. — Tant mieux s’il n’est pas de notre entourage, ces deux décès ne seront pas rapprochés ni commentés. — C’est ici qu’a eu lieu l’événement ?

— Non, mais nous sommes rentrés en possession du corps.

— Parfaitement. — Vous me permettrez de l’examiner ?… Voulez-vous me conduire auprès ?

Watrin eut un moment d’embarras :

— Mais… il est ici.

Et, se tournant, il désigna le paquet qui gisait sur le divan ; il y eut un sursaut, on l’oubliait.

Le docteur commença de soulever la couverture ; puis, regardant les femmes :

— Ces dames feraient mieux de se retirer c’est une émotion inutile à leur causer.

Mais Suzanne refusa d’un signe de tête ; tandis qu’Yvonne s’enfonçait davantage dans son fauteuil, ses bras cachant sa figure.

Silencieusement, Robert s’approcha, dans un besoin de voir ; avec une angoisse des blessures, du corps martyrisé de la femme qui avait été sienne, et si passionnément aimée, qu’on allait découvrir. Une même émotion immobilisait Georges, lui faisant oublier une minute les années de froideur et d’égoïsme de sa femme, et l’affront sanglant qu’elle lui infligeait.

Quand, de la couverture et du drap écartés, émergea la tête pâle de Germaine, déjà aperçue dans l’endroit sinistre d’où ils l’avaient rapportée, ils eurent une même plainte étouffée, inconsciente ; une secousse douloureuse à ces traits si connus qui réapparaissaient au milieu d’eux.

Elle n’était presque pas changée, l’air endormie, ses cheveux légers défrisés comme par une nuit de sommeil.

Toujours penché, le docteur demanda :

— Avec une arme à feu ?

— Oui, un revolver, dit le mari, les yeux fixés sur le cadavre.

— Où sont les blessures ?

— À la poitrine, au cœur, je crois.

Alors, le docteur, avec une douceur chaste mit le corps à nu jusqu’à la ceinture. Les blessures étaient peu apparentes, proprement lavées du sang qui avait coulé. C’était plutôt comme deux meurtrissures violettes dans la peau fine. Mais, ce qui changeait bien la jeune femme en morte, c’était la blancheur unie bleue des épaules et des seins raidis, dont les pointes se dressaient, devenues noires.

Plusieurs fois, le docteur palpa le corps, ses mains passant, indifférentes, sur un petit signe placé sous le sein droit, dont la vue amenait un frisson à la peau des deux hommes qui regardaient, muets. Puis, se relevant, il rabattit le drap et s’adressa à Suzanne qui s’appuyait à la cheminée, perdue dans une songerie profonde.

— Le corps de Mme Watrin ne peut rester ainsi, madame, il faut le transporter dans sa chambre et tout disposer comme dans une mort naturelle.

Suzanne s’approcha.

— Bien, bien, balbutia-t-elle, conseillez-nous, monsieur.

— D’abord, mon cher Watrin, assurez-vous du silence de vos domestiques, on n’a que trop tardé, déjà… je me charge du reste.

Puis, s’adressant à Robert.

Monsieur va m’aider à transporter le cadavre de notre malheureuse amie. Madame nous montrera le chemin… Moins nous nous aiderons d’étrangers, mieux cela vaudra.

Et, silencieusement, ils se chargèrent, traversant difficilement les salons encombrés de meubles, le soleil brillant gaiement au travers des draperies compliquées des fenêtres.

La chambre aussi semblait toute joyeuse par cette belle matinée de l’hiver finissant. Tout était resté comme la veille au soir. Le lit ouvert attendait la jeune femme, les hautes dentelles des draps repliées correctement sur le couvre-pied de satin piqué bleu. Sur le guéridon, trois ou quatre biscuits anglais et une tablette de chocolat étaient restés : un petit repas que Germaine aimait beaucoup à faire le soir, blottie dans son lit, les draps remontés pour ne pas laisser couler de miettes à l’intérieur. Des pantoufles gisaient près du lit, et par la porte ouverte sur le minuscule cabinet de toilette, on apercevait la baignoire encore pleine de l’eau refroidie qui attendait depuis la veille.

Dans les morts subites, l’esprit des survivants s’attache et se frappe à ces détails ordinaires de la vie qui subsistent après que l’être qui les animait n’est plus. La mort qui devrait être si familière surprend toujours, et c’est avec un étonnement terrifié que l’on pense que la main qui a placé cet objet quelques heures auparavant, la bouche qui a donné tel ordre encore inexécuté, l’être enfin, à qui l’on parlait tout à l’heure, dont on a encore la vue animée devant soi, la voix vibrant dans l’oreille ; rien n’existe plus. Le corps est là, la vie n’y est plus. Et, c’est encore un déchirement que ces traits familiers, ce corps que l’on peut toucher, et qui ne communiquent plus avec ceux qui les entourent.

Au bout d’un quart d’heure, la chambre avait complètement changé d’aspect. Les persiennes closes ne laissaient plus percer qu’un jour discret, tous les objets de toilette avaient disparu ; les meubles repoussés laissaient un grand espace vide autour du lit sur lequel le cadavre était étendu, des draps le recouvrant qui retombaient jusque sur le tapis. Le docteur avait choisi les plus riches, et les dentelles s’entremêlaient aux fleurs arrachées des jardinières du salon, jetées çà et là.

Enfin, avec un vaporisateur pris sur la toilette et rempli de phénol, le médecin satura l’air de cette senteur qui accompagne les cadavres et la putréfaction des chairs.

— Maintenant, déclara-t-il, il faut envoyer chercher une garde religieuse et M. le curé de Saint-Augustin.

— Bien, monsieur, j’y vais moi-même, répondit Pauline, qui était entrée discrètement depuis quelque temps, aidant en silence.

Suzanne avait eu un geste de répugnance :

— Un prêtre, ici ! murmura-t-elle.

— C’est indispensable, affirma Parise. Et, je vous en prie, laissez-moi seul avec lui, je lui parlerai… Nous sommes de vieilles connaissances et je sais qu’il est l’allié le plus sûr que nous puissions avoir. — Ayez bon courage, chère madame, ajouta-t-il en pressant les mains de Suzanne avec amitié. Il y a cinq ans, j’ai été appelé dans une maison amie, à laquelle j’étais tout dévoué, pour un cas presque identique à celui-ci ; et jamais personne au monde ne s’est douté de la catastrophe qui avait eu lieu, soyez certaine qu’il en sera de même aujourd’hui — Ne pleurez que votre sœur, nous sauverons sa réputation, soyez-en sûre.

Et l’on sentait que son accent était sincère. Son honneur de médecin était engagé à ce que ce désastre, cette honte fussent ensevelis avec la morte. Que de secrets la clientèle mondaine avait fourni et entassé dans son crâne à demi chauve, que ses yeux et sa bouche impénétrables n’avaient jamais laissé deviner. Là encore, il fallait que tout fût assoupi et il s’y adonnerait de toutes ses forces. D’ailleurs la maison lui tenait particulièrement au cœur : une partie de sa fortune était engagée dans les affaires où Watrin trônait en roi ; et, des années de soins, d’intimité médicale auprès de Germaine lui laissaient une émotion attendrie pour cette fin malheureuse qu’il était loin de prévoir, abusé comme tous par la conduite irréprochable de la jeune femme dans le monde.

Quand Suzanne rejoignit Yvonne dans le salon, celle-ci était encore enfoncée dans son fauteuil, immobile, cachant sa figure de ses mains ouvertes.

Maternellement, Mme Leydet se pencha vers elle et la caressa doucement.

— Sois courageuse, dit-elle, pense à nous, pense à ton fiancé, à l’avenir que tu as devant toi !

La jeune fille releva la tête. Ses yeux étaient absolument secs. Sans paraître avoir entendu les paroles de sa sœur, elle l’interrogea, suivant une pensée intérieure :

— Dis-moi, comment Robert savait-il où la trouver ?

À cette question inattendue, Suzanne se troubla. Ardemment, Yvonne la questionna de nouveau :

— Comment connaissait-il l’appartement de la rue Duphot ?

Comme sa sœur se taisait, elle reprit avec désespoir :

— J’ai donc bien deviné, il a été son amant avant et après m’avoir connue ?… Je n’ai été qu’un pis-aller… Qui sait ! peut-être seulement un moyen pour se rapprocher d’elle !… Oh ! tu ne peux nier ! Quand il m’a appris sa mort, à elle, il a laissé échapper des paroles dans son trouble qui m’ont frappée ; et, son attitude devant elle, tout à l’heure, m’a convaincue !

— Je ne nie rien, déclara Suzanne. C’est vrai !… Mais, je m’étonne que, si près de notre malheureuse sœur morte, tu puisses penser à autre chose qu’à elle !

La jeune fille eut un geste violent. — Elle est morte, je n’y puis rien !… je vis, moi, et c’est toute ma vie qui se brise dans ce moment-ci, et par elle ! Tiens ! elle serait bien heureuse, si elle savait combien elle me torture, même morte !… Tu me connais, tu connais Robert, nous nous marierons malgré tout ! Nous attendrons quelques mois par bienséance, pour le monde, mais, quoique je sache la vie qui m’attend, je ne peux pas rompre, c’est plus fort que moi !… je sais qu’il ne m’aime pas, qu’il ne m’aimera jamais, qu’il la regrettera toujours, que toujours cette morte sera entre lui et moi !… mais que deviendrais-je sans lui ? — Pourquoi le médecin l’a-t-il découverte ? Pourquoi n’était-elle pas horrible, défigurée, repoussante !… Mais non, même tuée, elle était encore belle !… Il s’en souviendra toujours ainsi, avec ce faux air de vierge doux et tendre que cette menteuse a su prendre même dans la mort !

— Oh ! mon Dieu ! tais-toi, supplia Suzanne, devenant excessivement pâle, tais-toi, je t’en prie !… Songe à ce que tu dis !… N’as-tu donc pas pitié de cette pauvre créature ? N’as-tu donc plus aucun souvenir de notre jeunesse, de notre mère ? Si elle nous fait du mal, n’a-t-elle pas été cruellement punie !… Laissons au moins en paix son souvenir… Qui peut savoir ce qu’il y avait au fond d’elle, et si nous ne l’avons pas mal jugée !… Oublions, au moins !

Un peu honteuse, et se cachant de nouveau les yeux, Yvonne se tut, tâchant de ramener le calme dans son esprit surexcité. Puis, après un long silence, elle murmura sourdement, avec un geste de fatigue : — Si l’on pouvait mourir… Que d’années douloureuses évitées ainsi !

IX

Le lendemain, un calme s’était fait dans l’appartement. Germaine reposait, étendue, invisible, sur le lit de sa chambre. La religieuse, engourdie par la nuit passée sur un fauteuil, ses prières entremêlées de longs assoupissements, venait d’ouvrir les fenêtres dont les persiennes closes laissaient pénétrer l’air vif, les senteurs des gelées de la nuit.

Malgré tout, tous avaient dormi. Et, midi les réunit, machinalement, à la table du déjeuner. Ils avaient une pudeur de manger, et aussi un dégoût, un malaise d’estomac, une obstruction gardée des émotions excessives de la veille ; pourtant, par contenance, ils se servirent. La place de Germaine était restée vide et leurs yeux s’y portaient malgré leur attention de l’éviter.

Georges, gêné du silence que chacun craignait de rompre, prit un journal qu’il parcourut avec indifférence. Les articles étaient plats, les événements peu intéressants : un remplissage assommant de gens qui se battent les flancs pour trouver des âneries !

Tout à coup, il poussa une exclamation ; ses lèvres se serrèrent, soudain blêmies, tandis que ses yeux se fixaient longtemps sur un point de la feuille. Les deux femmes relevèrent la tête, vaguement émues, faciles à effrayer depuis les secousses de la veille.

Alors, Watrin eut un regard fixe, comme épeuré à Suzanne, et lui tendit le journal silencieusement. Immédiatement elle comprit et ses yeux allèrent aux faits divers. Là, avec un affreux battement de cœur, elle lut, près du long récit d’une bataille de souteneurs — « Hier, un drame émouvant s’est passé dans un petit appartement garni de la rue Duphot prévenus par la concierge éperdue, les agents du poste le plus voisin se sont transportés dans une chambre élégante où, dans le désordre d’une nuit d’amour, sur le lit taché de sang, deux corps gisaient : celui d’une jeune femme d’une admirable beauté et celui d’un jeune homme, presque nus tous les deux les poitrines labourées de balles. Le jeune homme est un peintre très connu et très regretté du monde artistique. On croit la jeune femme étrangère. Ce double suicide est attribué à un amour contrarié. »

À son tour Suzanne passa le journal à Yvonne qui attendait, anxieuse, et reporta les yeux sur Georges. Il lui fit pitié. Une sueur coulait sur ses joues pâles, ses lèvres tremblaient, il semblait vieilli de dix ans.

— Calmez-vous, dit-elle ; après tout, cet article ne révèle rien et passera peut-être inaperçu.

Il secoua la tête, bégayant, tandis que ses mains tremblantes dépliaient avec peine un second journal :

— Du moment qu’un journal en parle, tous le savent, tous le sauront et iront jusqu’au fond, nous sommes perdus !

Cependant, il parcourut inutilement le Temps.

— Vous voyez, il n’y a rien ! dit, avec un soupir de soulagement, Suzanne qui s’était approchée, repassant rapidement les lignes imprimées, penchée sur l’épaule de Watrin.

Mais Yvonne qui fouillait anxieusement l’autre journal, releva la tête, blessée profondément, avec le geste machinal de le cacher.

— C’est dans celui-là ? demanda Georges.

Et saisissant rapidement le papier, il resta frappé.

Au milieu d’une colonne, un en-tête en grosses lettres attirait, retentissant comme un coup de grosse caisse dans le silence — « Scandale dans le monde — Un peintre connu assassinant sa maîtresse — suicide du meurtrier. »

Avec un geste de rage qui déchira en deux le mince papier, Watrin se soulagea brutalement.

— Nom de Dieu !

Yvonne courut à sa sœur, serrant ses mains, tâchant de l’éloigner de ce qu’elle avait lu ; sa fureur toute personnelle de la veille bien disparue, succombant, anéantie sous le poids de leur honte commune devenue publique.

Watrin avait rapproché les morceaux et il s’absorbait. Quand il se releva, il les tendit à Suzanne, accablé, dompté, avec un sourire amer qui frémissait.

— C’est heureux que nous n’ayons pas d’autres journaux ! les prochains étaleront le nom en toutes lettres !

En effet, avec ses informations étonnantes qui sont sa gloire, l’Aube reproduisait fidèlement le drame en entier, mettant seulement, dans une affectation de discrétion, les initiales de Mme Watrin et de Paul Esterat. Même la visite de Suzanne rue Duphot était rapportée, sous la désignation d’une parente très proche. Et tout était transparent ; le nom d’Esterat, dont le détail des œuvres reçues au Salon précédent était indiqué ; celui de Germaine, par les allusions à son mari, l’ingénieur célèbre dont le nom est mêlé avec celui de M. de Lesseps au percement des deux isthmes. M. moins le nom en toutes lettres, c’était complet.

Watrin parcourait la chambre, les mains tordues derrière le dos, martelant le sol de ses pas lourds. Un instant, Suzanne eut peur de ses regards fous, craignant une nouvelle catastrophe. Mais, il l’entraîna dans le salon, avec le besoin de se soulager librement, laissant Yvonne pétrifiée dans la salle à manger, où Baptiste commençait à desservir discrètement, le service si bien réglé dans la maison que les événements, quels qu’ils fussent, ne l’entamaient pas.

Froissant le journal qu’il avait repris pour revoir, peser encore chaque phrase qui le perçait comme d’une lame aiguë, Watrin s’écria avec fureur :

— Voilà ! voilà où elle m’a conduit !… Et quel besoin de femelle malade la poussait au cou de ce cuistre ?… Dites, Suzanne, comprenez-vous cela ?

Il l’avait prise dans une famille honorée et honorable, étant dans la nécessité de s’appuyer sur des amitiés sûres et considérées. Il lui avait fait la vie douce, libre, heureuse ; il lui permettait tout, jamais il n’avait entravé une de ses fantaisies ; du jour où leurs rapports conjugaux avaient paru lui peser, il s’était discrètement retiré ; il approuvait toutes ses relations ; jamais il ne lui avait fait une observation sur leur enfant, qu’en réalité il trouvait absolument délaissé, mal élevé ; aucune discussion, toujours des égards ; et, dans le fond, une véritable tendresse pour elle. Et c’était là sa récompense ! Grâce à elle, son nom accoutumé aux publicités flatteuses, traînerait dans les bas lieux des journaux parmi les faits divers à scandale ; son aventure banale, honteuse, crapuleuse se répandrait partout, lue, commentée, colportée de bouche en bouche ! Le lendemain, à l’enterrement, tous auraient les articles sur les lèvres ; tous les hommes qui l’entoureraient dissimuleraient leurs sourires et leurs curiosités !

— Ah ! nom de Dieu ! nom de Dieu ! c’est à tout foutre là ! répétait-il, affolé.

Dans une rage, il étalait sa jeunesse dure, gênée, nécessiteuse, sans joie, sans plaisir, toute basée sur l’ambition, son vouloir énergique le poussant toujours en avant. Et, toute cette vie de labeur enfin couronnée de succès, il fallait que cette femme la renversât ! Avec elle, tombait son action, son pouvoir, son salon si longtemps rêvé ! Au lieu de l’envie respectueuse qui les environnait, ce serait le ricanement, le chuchotement de l’aventure scandaleuse qui bruirait continuellement sous ses pas.

Tout son égoïsme, sa personnalité apparaissaient dans cette longue plainte sur lui-même, sans qu’un souvenir lui glissât un mot de pitié pour la morte. Pas une minute il ne pouvait oublier le tort qu’elle lui faisait ; pas un de ces reproches ne lui venait, pas un des regrets qui s’imposent souvent aux vivants, comme un rappel de leur conduite passée envers les morts. Il n’avouait pas l’aide intelligente et diligente qu’elle lui avait apportée ; seul, son crime vis-à-vis de lui était lumineux et perceptible.

Suzanne restait muette. Les mots ne lui venaient pas pour défendre sa sœur, quoiqu’elle gardât une grande pitié ; mais, une pitié toute physique de l’acte brutal dont elle avait été victime ; moralement, elle ne trouvait rien qui pût excuser cette pauvre créature, plus coupable même que son mari ne le supposait, puisque la seule vénalité l’avait poussée à cette faute que les survivants expiaient des souffrances aiguës de tout ce qui touche à l’honneur.

Cependant, elle hasarda :

— Nous avons tous quelque chose à nous reprocher… elle était bien abandonnée à elle-même.

— Ne parlez pas de ce que vous ne savez pas, cria rudement Georges. Je ne demandais rien que d’être un mari très bourgeois ; c’est dans mes principes qu’on reste lié avec sa femme, mais elle m’a éloigné, je la gênais, je la fatiguais, elle avait peur d’autres enfants ! Mille singeries devant lesquelles je me suis incliné par esprit de conciliation. Elle avait ses distractions, ses amitiés, ses amours autre part, parbleu et je comprends pourquoi elle m’écartait ainsi !

— Parlez-vous bien sincèrement ? dit Suzanne. À moi, elle s’est plainte de vous avec beaucoup de vérité. Peut-être, au commencement de votre mariage y a-t-il eu malentendu… Vous la trouviez trop absorbante, vous vous êtes éloigné, vous avez séparé votre vie de la sienne, alors qu’elle vous aimait et que cela lui a été une blessure, cruelle.

Georges secoua la tête avec impatience :

— Elle a dû, en effet, vous dire bien des choses contre moi !… mais si elle vous a dit qu’elle m’aimait, elle a menti, car elle n’a jamais eu la moindre affection pour moi ! — Vous dites que j’ai séparé nos vies ? — Pouvais-je continuer l’existence que, par faiblesse, je lui avais laissé prendre la première année de notre mariage ! Était-il convenable qu’elle passât ses jours et ses nuits en habituée dans tous les lieux où les femmes de notre monde jettent à peine un coup d’œil en passant ?… Était-ce une position acceptable pour moi de la conduire, de supporter qu’elle s’affichât ainsi ? On commençait à la connaître dans tous les endroits où les hommes n’accompagnent que leur maîtresse ; dès qu’elle était sous le gaz, en public, elle devenait bruyante, expansive, cherchant à attirer l’attention et attirant, en effet, tous les regards. Bientôt, elle aurait eu un surnom et elle aurait été citée parmi les célébrités du trottoir qu’elle copiait.

Il fallait couper court à tout cela… La venue du baby a été un prétexte… et, de bonne foi, je croyais que ce petit être l’intéresserait, la calmerait, la remettrait dans la voie ordinaire ; — pas du tout ! À peine remise, ç’a été la même fièvre, et comme j’éludais ses désirs : des colères, des reproches, des tracasseries savantes et persévérantes !… Ah ! jusqu’à ce qu’elle ait pris le parti de s’arranger une vie presque aussi folle, mais au moins admise et presque nécessaire dans le monde, je vous assure que nos rapports n’ont rien eu d’agréable !

— Elle était très jeune, peut-être n’avez-vous pas essayé de la corriger avec assez de persévérance, d’indulgence.

Georges haussa les épaules :

— Avais-je le temps de suivre ma femme, de la surveiller et de la dresser comme une bête vicieuse ? — D’ailleurs, cela se répète que les maris refont l’éducation de leurs jeunes femmes. En réalité, le croyez-vous possible ? La prit-on à dix-sept ans, la femme a tout son caractère, ses idées, son tempérament formés, et rien ne l’entame, je vous en réponds ! Elle se marie avec l’idée bien nette de vivre à sa guise, et il n’y a pas de volonté d’homme qui puisse vaincre, soumettre ou persuader le vouloir sournois et persistant de la femme. Que cela soit la dévotion ou la galanterie qui les attire, rien ne peut les arrêter. — Moi, ma faute a été de ne pas deviner que son affolement de plaisir, de mouvement, de mondanité la conduirait fatalement au besoin de monter, d’aiguiser toujours ses plaisirs et ses sensations… Après les coquetteries, l’amant. Cela crevait les yeux ! — Et, je n’y ai pas songé. Je la voyais futile, vaniteuse, creuse, et c’est tout ! — D’ailleurs, quand je l’aurais vu, qu’aurais-je fait ? Notre position exigeait que nous vissions du monde, je ne pouvais pas l’enfermer, j’avais besoin d’elle, sans cela je ne me serais jamais marié, pardieu !… Tuer l’amant, elle en aurait pris un autre — la menacer, elle aurait ri de moi. Avec le divorce, le scandale était le même !

Le front penché, un coude sur une table, il hachait d’un geste rageur les bibelots fragiles à portée de sa main avec un lourd couteau à papier en bronze japonais. Il eut un dernier cri de colère où sa rage, sa déception, la cruelle blessure de son amour-propre éclataient.

— Ces misérables femmes, on est toujours dans leur main !

X

Les cloches sonnaient sous la pluie battante. L’église Saint-Augustin était tendue de draperies noires aux franges d’argent où l’eau mettait de longues bandes brillantes, les plis retombant, lourds d’humidité. Des files compactes de voitures tournaient lentement sur la place ; partout, des parapluies s’arrondissaient trempés et luisants. La foule entrait vivement sous les péristyles déjà souillés de boue par la multitude des pas qui s’y étaient pressés. L’eau qui tombait du ciel faisait rage le long des flancs de pierre de l’édifice, rejaillissait sur l’asphalte où elle formait des flaques continuellement troublées de la chute des gouttes rapides.

Vers onze heures et demie, quand la famille et le corps entrèrent dans la crypte où le service avait lieu, la vaste salle basse aux tentures noires semées d’argent était complètement remplie d’une foule attentive et chuchotante.

Devant l’autel, le catafalque se dressait, énorme. Des feuillages l’entouraient, au milieu desquels, de hautes torchères, des feux verts s’échappaient doucement en longues traînées troubles, jetant une clarté pâle sur les assistants et le sol du chœur jonché de fleurs. D’autres fleurs en couronnes, en bouquets, en guirlandes, s’entassaient, leurs odeurs fortes se mélangeant à celle de l’encens répandu à flots, tandis que les voix monotones des chantres montaient, soutenues de l’orgue lugubre. Au premier rang, Georges Watrin se tenait debout, ferme et pâle, semblant braver le public de son regard fixe et de sa tête droite qu’il raidissait. À sa droite se tenait Philippe Leydet appelé en toute hâte : un grand homme aux épaules rondes, des yeux myopes, le front carré et la bouche énergique d’un chercheur. Robert s’était placé de l’autre côté, tenant à se mettre au même rang de beau-frère, maintenant carrément sa qualité de fiancé officiel d’Yvonne, ce dont Georges l’avait remercié d’un serrement de main silencieux. D’ailleurs, toute la famille s’était très bien montrée, couvrant et niant par sa présence et son attitude recueillie les bruits qui couraient, raides, dans l’assistance.

Pendant toute la longue cérémonie où les voix des meilleurs chanteurs de l’Opéra se succédèrent, Georges scruta les physionomies qui l’entouraient. Elles étaient impénétrables, toutes à la douleur due à leur jeune parente, les crêpes et les ajustements de deuil ostensiblement arborés. Aucun n’avait manqué à l’appel et à cette démonstration favorable, il se reprenait à espérer que le scandale ne serait pas aussi grand qu’il l’avait craint. Dans la sacristie, quand le supplice des serrements de main et des condoléances commença, ce fut aussi un grand soulagement pour Suzanne de voir se ranger autour, d’elle des oncles, des tantes, des cousins presque perdus de vue, qui, par esprit de corps et devoir de famille, accouraient protester contre les accusations par leurs personnalités respectables.

En somme, tout se passa mieux, beaucoup mieux que les acteurs — les victimes plutôt — de cette cérémonie ne l’espéraient.

L’assistance se montra discrète, arrêtée, maintenue par le resserrement formidable de la grande famille autour de la jeune morte défendue énergiquement.

Et, cependant, des mots à double entente circulaient ; des raideurs, des allusions couraient. Une curiosité intense couvait le mari et les sœurs qui restaient droits, s’immobilisant sous la malveillance dissimulée et l’analyse cruelle devinée de la honte et de la souffrance qui les rongeaient.

Le docteur Parise se multipliait, donnant un mot à chacun, un détail navré des derniers instants de la malheureuse jeune femme, auxquels il certifiait d’avoir assisté — ami désolé et médecin désespéré. — Et, par bienséance, on le questionnait ; c’était comme une réclame pour son talent et sa discrétion professionnelle que ce mensonge habilement débité, auquel personne ne croyait et que chacun semblait accepter avec de douces paroles de commisération.

Mme Danesse, une grande blonde, mince, toute en deuil, qui pleurait beaucoup, répétait avec douleur :

— Jusqu’à minuit, elle a été chez moi, jeudi. Nous avons causé ensemble, je ne devais la revoir que le jour du mariage d’Yvonne, et, à sept heures, dit-on, elle n’existait plus !… Je ne sais pas comment on résiste à des coups pareils !

Et, dans la poche intérieure de son manteau, il y avait une pile de journaux entassés, achetés fiévreusement avant d’entrer à l’église, pour avoir de nouveaux détails.

Peu à peu, le mot courait parmi les plus intimes de se réunir chez elle après la cérémonie pour se plonger dans cette lecture et la commenter à l’aise, tandis que les dernières pelletées de terre tomberaient sur le cercueil de leur amie.

Quand les voitures de deuil ramenèrent le mari et les sœurs à la maison mortuaire, la cérémonie enfin terminée, Suzanne s’échappa, marchant au hasard dans les rues, avec le besoin d’être seule, de penser à l’aise après cette contrainte poignante de tout le jour. Dans le fond, préoccupée, mordue d’un désir qu’elle ne voulait pas s’avouer.

La pluie avait cessé ; le temps était gris, sale, chargé d’humidité ; la boue noire incessamment remuée souillait jusqu’aux trottoirs, remontant en éclaboussures grasses le long des devantures des magasins. Pourtant, la foule s’agitait sans cesse, avec un grouillement plus serré autour des stations des omnibus, toujours combles. Les voitures crottées couraient. La multitude était plus pressée, plus vivante, par ce temps hargneux et triste que par les belles après-midi de soleil où la paresse attarde chacun.

Sur le quai, le long de la Seine, il fallut bien que Suzanne laissât s’affirmer dans son esprit le but qui l’attirait. C’était la Morgue qu’elle voulait voir. Elle ne voulait que passer auprès de cette sombre maison de la mort cruelle et honteuse. Elle avait besoin de voir les murs où sa sœur avait été portée. Elle ne s’expliquait pas cette curiosité, c’était une obsession. Elle se reprochait maintenant sa course affolée chez Mme Esterat. Qu’avait-elle besoin de plonger dans cette autre douleur qui jamais ne se mêlerait plus à la sienne ? Elle n’aurait pas dû quitter Robert ; c’était elle qui devait chercher sa sœur, elle n’aurait pas eu cette incertitude cruelle, cette ignorance de ce qu’on avait fait, de ce qui s’était passé pendant ces heures cruelles.

À mesure qu’elle approchait, un désir plus vif lui venait d’aller jusqu’au bout, d’entrer, de voir, de se figurer exactement le passage de sa sœur dans cet endroit hideux. Une émotion pénible l’envahissait, et pourtant elle voulait la creuser, l’épuiser entièrement afin de pouvoir oublier.

Elle était arrivée au parvis Notre-Dame, puis, longeant l’église, elle déboucha très vite sur le quai, au bout de l’île ; le bâtiment de la Morgue était là, visible derrière le jardin trempé aux arbres dépouillés. Elle ne le reconnut pas tout d’abord. Il avait dû être réparé, blanchi, il n’avait plus l’air sinistre qu’elle se rappelait quand, se rendant en voiture à la gare d’Orléans, elle l’avait remarqué, en passant.

Des hommes et des femmes entraient et sortaient librement des deux larges baies à droite et à gauche. Elle s’imaginait qu’il fallait des cartes, une permission quelconque pour entrer : jamais elle n’aurait eu le courage de demander. Elle était tout près, elle dépassa l’édifice, avec un coup d’œil en passant. Deux agents de police appuyés au mur, à l’entrée, causaient paisiblement. Elle aperçut vaguement des glaces au fond du bâtiment sombre, sous un second portique. Ce devait être là que les morts étaient exposés. Cela la soulagea qu’ils fussent au moins protégés des regards de la foule par une vitre.

Alors, résolument, elle revint sur ses pas ; et, les jambes cassées par l’émotion, elle monta les marches du péristyle.

Sous la première arcade, des hommes stationnaient, examinant des photographies placées sous un grand cadre de verre. Des femmes en bonnet, un panier au bras entraient, jetaient un coup d’œil, et passaient, très tranquilles, sans un mot. Quelques dames et des messieurs, des provinciaux, entraient avec des rires gênés qui s’efforçaient.

Dans la pénombre, derrière la grande glace de la vitrine, une figure d’homme la terrifia, tout à coup. On ne distinguait pas le corps dissimulé sous une blouse bleue, d’autres guenilles entortillaient les jambes qui ensanglantaient les chiffons. Seule, la tête apparaissait. Une de ces têtes de bandit comme on en voit dans les rêves, ignoble, avec des cheveux touffus, hérissés, une bouche tirée dans un cri d’angoisse et des yeux ouverts, fixes, épouvantés.

Cependant, Suzanne resta, examinant longuement. Et, après la première stupeur, cette vision ne l’effraya plus, ne lui paraissant plus naturelle, lui rappelant les figures du musée Grévin. Ce n’était pas un homme, c’était un épouvantail.

Elle avança plus loin. Une dizaine de personnes se serraient, des ouvriers muets et immobiles devant la seconde vitre. Quelqu’un s’éloigna et elle put s’approcher. Là, sur un brancard plus élevé, sous une lumière blanche d’apothéose venue d’on ne sait où, une tête de femme se soulevait, pâle, avec des ombres bistres très douces, ressortant sur les noirceurs du fond. Comme l’homme, ses vêtements noirs jetés sur elle dissimulaient absolument son corps. Elle devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, peut-être moins. Ses cheveux noirs bien lissés découvraient un front blanc, très jeune. Le nez était commun, l’ovale de la figure épais ; mais des longues paupières baissées sans effort, et de la bouche simplement close, montaient une résignation, une douceur, une désolation poignante. Aucune trace de mort violente. Une expression décente, charmante et chastement désespérée. Évidemment plus belle dans la mort qu’elle ne l’avait jamais été vivante.

Et, le respect de cette morte gagnait les assistants qui se taisaient, remués, attendris, et n’osant exprimer leur émotion.

Très longtemps, Suzanne resta là, abîmée. Une sorte de bonheur ému la remplissait. Dans sa pensée, cette morte se confondait avec sa sœur, et elle reconnaissait avec soulagement que la honte n’était pas ce qu’elle avait imaginé. Elle voyait que personne n’avait insulté, même en pensée, sa sœur, pendant le court espace de temps où elle avait été exposée là, à cette même place. Comme cette femme inconnue, elle avait paru illuminée de sa jeunesse et de sa beauté, les hommes les plus grossiers s’étaient pressés devant elle en silence et respectueux.

Alors, un peu remise, elle aperçut des détails, le grand thermomètre qui pend au milieu ; les larges tuyaux d’air froid, blancs dans l’ombre, qui servent à conserver la température au-dessous de zéro autour des morts.

En partant, elle passa indifférente devant le troisième corps, le numéro 376, presque invisible dans l’ombre, ignoble comme l’autre homme et semblant à moitié décomposé ; noir, avec seulement un œil blanc, retourné. Elle passa auprès des agents qui causaient toujours, sans oser leur demander des détails sur la femme étendue là. Une suicidée, évidemment, quoiqu’on ne put deviner comment elle se fût tuée. Noyée probablement, et retirée immédiatement avant que les traits fussent déformés. Mais quelle force d’âme elle avait eu pour garder dans l’effroi des derniers moments cette douceur, cette simplicité d’expression. Une ouvrière certainement. Sans pain probablement, elle avait lutté jusqu’au jour où la force lui avait manqué. Et, maintenant, elle reposait paisible et calme. Telle était aussi l’expression des traits de Germaine. Tuée au milieu du sommeil, elle avait passé d’un anéantissement à un autre. Qui ne voudrait mourir ainsi ? Les douleurs, les souffrances, les meurtrissures sont pour ceux qui restent.

Quand elle rentra, lasse de sa course et pourtant apaisée, elle entrevit la silhouette enlacée de Robert et d’Yvonne dans la pénombre du salon sans lumière. À voix basse ils parlaient d’avenir, le passé de la veille et du jour même évidemment bien loin.

Dans le fumoir, Georges et Philippe se penchaient sur des cartes, très occupés. Watrin s’était décidé à partir pour la Perse, monter cette affaire de chemins de fer qui le tentait depuis quelque temps. Quelques mois passés éteindraient le scandale. Robert l’accompagnerait, tandis que Yvonne irait chez les Leydet, à Issoudun, le mariage se ferait au retour.

— Et Jean ? demanda Suzanne.

Watrin parut embarrassé. C’était là, en effet, la difficulté. Il était trop jeune et surtout trop délicat pour le mettre au collège. Ah ! s’il avait eu deux ans de plus !

— Donnez-le-moi, dit simplement Suzanne.

La figure de Georges s’éclaira :

— Je n’osais vous le demander ! s’écria-t-il très reconnaissant.

Ce problème résolu, tout s’aplanissait et il retrouvait une ardeur pour de nouveaux projets ; des affaires colossales qui devaient le couvrir d’un monceau d’or tel que les malveillances seraient forcées de s’incliner.

Au dîner, tous avaient repris un grand calme, une paix soulagée d’en avoir fini des corvées de la journée ; le corps chassé de la maison laissant respirer un peu, sans que le souvenir de cette mort glacée, là auprès, vint les oppresser.

Les hommes causaient, très distraits déjà. On avait faim après cette longue journée de fatigue, passée debout, attendant à la suite du corps dans la maison, dans l’église, dans le cimetière, partout, sous la pluie glaciale et l’air pénétrant.

Suzanne songeait au voyage et à l’installation matérielle de son petit neveu chez elle, très absorbée.

Seule, Yvonne restait triste, perdue dans une songerie, ses yeux se fixant longtemps sur Robert avec une indécision. L’image de Germaine lui était toujours présente, non comme une sœur regrettée et plainte malgré ses fautes ; mais comme une rivale qui, même en mourant lui laissait une cuisante blessure, un empoisonnement lent de son amour.

FIN

ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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