Victor-Havard, éditeurs (p. 137-192).

V

Le samedi, quatre février, dans l’appartement des Watrin, tout était en l’air pour la grande soirée du contrat d’Yvonne.

Le mariage se ferait la semaine suivante, le onze, afin de ne pas tomber dans le carême qui commençait de bonne heure, cette année.

Suzanne était arrivée la veille, promettant son mari pour le jour du mariage. Et, de partout, les cadeaux arrivaient, s’entassant, remplissant la chambre d’Yvonne de petites caisses, de paquets soigneusement enveloppés que l’on ouvrait dans des nuages de papier de soie.

Germaine comptait sur un monde énorme pour la soirée. Beaucoup se croiraient obligés d’y paraître, par politesse ; d’autres étaient curieux d’examiner le fiancé d’Yvonne que l’on avait à peine entrevu ; enfin, la plupart viendraient parce que, chez Mme Watrin, il y avait toujours de l’entrain et l’on y rencontrait tout ce que l’on connait, tout ce que l’on doit connaître.

Depuis le matin, les cheveux simplement relevés, vêtue d’une robe courte de lainage sombre, Germaine surveillait elle-même les préparatifs du bal, infatigable, avec la fierté des résultats obtenus.

Suzanne, s’apercevant que son inexpérience mondaine rendait sa présence plutôt gênante, s’était retirée dans sa chambre où elle essayait de lire, distraite par le bruit des meubles que l’on déménageait.

Une préoccupation plus sérieuse la troublait aussi, dans son calme reconquis par le temps passé chez elle. Elle trouvait Yvonne changée depuis son dernier séjour. La jeune fille semblait triste, absorbée, avec une fièvre dans la voix quand elle se forçait à parler, après de longs silences, et des accents qui détonnaient dans les phrases les plus banales.

Rien, pourtant, dans les lettres que Suzanne avait reçues pendant le mois précédent ne pouvait faire craindre la survenance d’un incident quelconque. Après tout, l’approche seule du mariage énervait peut-être Yvonne. L’attente de cet événement si grave et l’écoulement fatal des minutes qui en séparent, agissent fortement sur une jeune fille, troublant profondément ses fonctions physiques et morales.

Et, maternellement, Suzanne s’apitoyait sur les émotions presque douloureuses que sa sœur devait éprouver.

Évidemment, avec ses vingt-deux ans et son éducation parisienne, Yvonne n’était plus ignorante ; mais, Suzanne savait, par expérience, que la connaissance précise de l’acte du mariage, loin de préparer la jeune fille, double son émoi au moment décisif.

Elle se rappelait le soir de son mariage : la souffrance du battement précipité de son cœur, lorsque son mari était entré dans la chambre où elle l’attendait, avec l’angoisse cruelle de ce qu’elle devrait subir et la répugnance, le dégoût jusqu’à la nausée de l’homme.

Ce n’était pas celui qu’elle estimait, l’intelligence qui plaisait à la sienne, qu’elle redoutait ; mais, l’homme qui allait accomplir sur elle l’acte du mâle sur la femelle, et que ses sens calmes et son éducation chaste repoussaient, éperdus. Si dans cet instant d’affolement, elle ne s’était pas refusée, violemment, c’était par pudeur, avec l’effroi d’un scandale, préférant se soumettre que de mettre au jour ses souffrances.

Pourtant, elle songeait que son mari n’avait jamais été pour elle qu’un camarade, un ami, un frère, accepté comme époux par nécessité ; tandis que sa sœur semblait ressentir de l’amour pour Robert, un attrait qui adoucirait peut-être ses répugnances. Et, sans pouvoir le comprendre, elle s’efforçait d’admettre que l’accouplement à heure fixe d’un homme et d’une vierge pouvait quelquefois perdre de sa pénible cruauté.

Enfin, à la nuit tombante, le dîner pris à la hâte, de bonne heure, pour laisser la salle à manger libre, où le buffet devait être dressé ; le silence s’était fait dans l’appartement, les apprêts enfin terminés. Alors, dans un besoin d’approbation, Germaine emmena Mme Leydet le visiter.

Dans l’antichambre, sous le lustre ancien de six lampes en cuivre ciselé, étincelaient des tentures blanches, légères, brodées d’argent qui, partant du plafond, venaient s’appliquer en draperies retombantes autour des portes des salons et de la chambre de Georges, transformée en vestiaire. De grands vases de cuivre montaient des palmiers élancés, dont l’embrouillure des feuilles luisantes se découpait sur la clarté pâle des murs.

Suzanne examinait, un peu dépaysée, cette antichambre de harem ; mais sa sœur l’entraîna vite dans le grand salon.

Les tentures aux anciennes couleurs et aux ors pâles garnissaient seules le vaste salon dont les meubles et les tableaux avaient été enlevés, les chaises et les fauteuils les moins encombrants seulement conservés. Ainsi déserté, la pièce paraissait immense, avec le lac luisant du parquet découvert.

Mais, l’idée dont Germaine triomphait, c’étaient les angles dissimulés par d’énormes pyramides d’azalées et d’hortensias montant jusqu’au plafond ; les masses roses, bleues et blanches serrées, sans une verdure, continuant de leur fraîcheur tendre les teintes délicates des étoffes précieuses qui les touchaient.

Et, avec un rire de mépris, Germaine expliquait la peine qu’elle avait eue à faire exécuter intégralement son projet au fleuriste Simon.

— Imagine-toi qu’il voulait mélanger des camélias et des fougères !… Cela détruisait absolument l’ensemble… Tu vois cela ?… des camélias avec la raideur de leurs feuilles cirées ?… Alors, pourquoi pas une bordure d’arceaux en fer, comme dans les jardins publics ?

Devant le petit salon, elle passa rapidement, rien n’avait été changé, le superflu des meubles seulement enlevé et des tables de jeu disposées.

C’était la pièce tranquille, avec un tapis, des canapés profonds, où les amateurs de fraîcheur et de repos viendrait s’établir.

Au contraire, le fumoir, où elle s’arrêta avec complaisance, avait complètement changé d’aspect. Le grand divan, trop encombrant, était remplacé par une banquette circulaire de tissu pareil aux tentures ; de grandes glaces éclairaient la teinte sombre de la pièce, reflétant de hautes colonnes de marbre noir, d’où, de vases antiques, montaient des bougies en masse compacte, formant des gerbes étincelantes de lumière. La cheminée disparaissait derrière un entrelacement de plantes exotiques ; et au milieu de grappes de fleurs étranges, d’un rouge sanglant, une statue se dressait : une danseuse hindoue, très remarquée au salon précédent, à la pose cambrée, dont le corps de bronze semblait vivant, saillissant de la jupe dorée et du corsage court incrusté de pierreries, laissant voir la gorge aux pointes relevées. C’était de l’art très moderne, touchant au mauvais goût ; mais d’un grand éclat et d’une vérité puissante.

— C’est très beau, avoua Suzanne.

Germaine fit un geste de satisfaction.

— Oui, c’est ce qu’il y a de mieux… et pourtant, je désespérais de cette pièce sombre.

Et, avec un sentiment artistique qui étonnait Suzanne, elle expliquait longuement l’importance d’une étoffe claire placée à propos ; les tâtonnements persévérants qu’il fallait pour déterminer la quantité et la disposition des lumières. Les plantes vertes, par exemple, étaient très difficiles à éclairer, paraissant tout de suite sombres et lourdes.

Et, relevant quelques feuilles.

— Tu vois, il y a dessous des quantités de petites lanternes aux carreaux verts pour rendre les dessous transparents.

— Quel travail ! soupirait Suzanne, et pour une soirée seulement !

Mais la salle à manger, que l’on finissait seulement de disposer, réclamait Germaine.

Au fond, devant la porte conduisant à l’office, un buffet occupait toute la largeur de la pièce, laissant juste derrière, la place pour circuler aux serveurs. Sur la nappe qui retombait devant avec les broderies éclatantes des tapis d’autels de cultes d’Orient, les sandwichs, les petits fours, les fruits glacés s’échafaudaient dans de nombreuses coupes de verre aux teintes d’or montées en vermeil ; des pyramides de fleurs claires aux pétales délicates s’espaçaient ; à chaque bout on installait, avec précaution, deux arbres étranges. Au milieu des feuilles légères, c’étaient, dans l’un, des raisins, dans l’autre, des fraises rosées de la teinte pâle des fruits mûris en serre.

Alors, Germaine sérieuse, examinant tout avec soin, donna ses dernières instructions au maître d’hôtel, un agent de la maison Gressette, le fournisseur de toutes les maisons qui reçoivent à Paris — qui s’inclinait avec déférence devant la jeune femme, reconnue comme la plus compétente des maîtresses de maison à Paris.

Il fallait compter sur une immense consommation. L’assistance serait nombreuse ; puis, les soirées de contrat font exception à l’ordinaire, il n’y a ni comédie ni musique qui tiennent les auditeurs plusieurs heures sans bouger ; il s’y fait beaucoup de présentations, on circule beaucoup, et le buffet est toujours le but, le prétexte des promenades.

— Soyez tranquille, Madame, répétait le maître d’hôtel, nous sommes en mesure… Madame n’aura rien à nous reprocher.

Et, très digne, caressant les favoris roux qui encadraient sa face grasse et molle, pâlie par les nuits passées debout, derrière les buffets, il montra orgueilleusement les masses de victuailles déposées dans l’office. Les paniers plats étaient engagés dans de légères étagères de bois à plusieurs rangs, et chaque panier avait le nom de son contenu inscrit au-dessus de sa case. Dans le haut, le nom du glacier connu s’étalait en lettres d’or, très larges.

— À deux heures, reprit-il, avec un sourire entendu, nous inaugurerons une nouvelle composition de la maison : une croquette d’alouette et de faisan mélangés entourant un cœur de purée de truffes.

— C’est froid ? demanda Germaine intéressée.

— Chaud… mollet, plutôt.

— Alors, attendez trois heures… et si vous voulez du succès… ne servez rien de sérieux avant… rien que des sandwichs, des foies gras, des gâteaux.

— Madame a peut-être raison… Cependant, à deux heures la consommation devient plus solide.

Germaine secoua la tête.

— Non, non !… ce n’est pas encore décidé… On prendra des choses connues… on ne se risquera qu’à demi avec du nouveau, et l’on discutera votre composition… comme vous dites… à trois heures, l’appétit sera venu… Lancez carrément votre croquette, et, si cela est bon, cela prendra tout de suite… Tenez, je puis faire quelque chose pour vous… je vais vous donner d’adorables petites coquilles de tortues montées en nickel que j’ai achetées dernièrement… C’est inédit… Servez votre croquette là dedans… tout le monde en prendra.

Le maître d’hôtel s’inclina, ravi, ses paupières molles battantes.

— Madame nous comble !… grâce à Madame, cette création marquera dans l’hiver !

Revenue dans sa chambre, Germaine se laissa tomber sur un fauteuil avec un rire.

— Un bon type, n’est-ce pas ?… un convaincu !… mais, il faut cela… Il est admirable… Avec lui, je suis sûre que tout ira bien.

Elle eut un soupir de fatigue — ah ! continua-t-elle, si j’avais à la maison quelqu’un dans son genre, je ne me tuerais pas pour organiser la moindre réunion !

Puis, elle dit ses regrets. Certes, l’appartement était gentil ; mais, elle rêvait une maison tout entière à elle. Et, c’était une méchanceté de la part de Georges de lui en refuser une ! En définitive, un joli hôtel, pas trop grand, comme elle en désirait un, cela n’était que le capital, bien placé, de la rente qu’ils payaient maintenant en loyer.

Avec envie, elle détaillait les avantages d’une maison à soi : les dégagements, l’air, l’espace que donnaient les antichambres, l’escalier ; la possibilité d’avoir une serre attenante au salon. Quoi qu’on fasse, un appartement a toujours un certain air mesquin. Et puis, mille ennuis des escaliers communs, de la proximité des voisins et des domestiques.

Un des jeudis soirs où elle recevait, des personnages inconnus s’étaient présentés chez elle. Elle les croyait invités, par extraordinaire, par son mari, et ce n’est qu’après une heure de barbotage que l’on découvrit qu’ils allaient chez les gens de l’étage au-dessus. Une véritable scène du Palais-Royal, et encore, trop ridicule pour être drôle.

Cependant, l’heure de s’apprêter était venue et Suzanne laissa Germaine dans la grande pièce aux hautes glaces où la femme de chambre avait allumé de nombreuses bougies. La robe que la jeune femme porterait tout à l’heure habillait le mannequin : une merveille ; une jupe d’étoffe superbe bleu pâle, brochée de fleurs roses, avec des draperies molles de crêpe rose se mêlant à des écharpes de point d’Alençon. Sur la grande table, les jupons aux hautes dentelles, la chemise, le corset de satin rose, bas et souple pour danser, les bas et les souliers roses s’étalaient rangés par ordre.

Près des glaces, une petite table et une chaise étaient préparés, avec les peignes et les boîtes de poudre, la vaseline parfumée et les flacons de réséda dont Germaine se servait habituellement.

La toilette de la jeune femme durait longtemps, accomplie avec une attention et un art passionné. C’était la première sensation du bal, dans laquelle elle s’alanguissait à plaisir, jouissant de suivre sa beauté s’affermir et se développer pendant ces soins secrets et raffinés.

Après l’étalage de la poudre sur la vaseline que la peau tiède fondait, l’ombrage discret des cils et des sourcils, l’allumage léger de la lèvre ; chaque coin de son corps était scrupuleusement visité, chaque petite rougeur dissimulée, chaque léger poil épilé : jusqu’aux aisselles qu’elle rasait impitoyablement, détestant la tache fauve trop brutale, que le moindre mouvement découvrait sous le décolletage du corsage.

Ces heures de toilette, longuement traînées étaient la jouissance la plus exquise de la jeune femme ; le repos, la détente la plus complète des occupations et des tracas de la journée.

Aucun désagrément ne parvenait à cette pièce lumineuse, à l’air tiède, parfumée des poudres qui volaient et des flacons débouchés. Les glaces lui renvoyaient son image gracieuse, la rondeur de ses bras, la minceur extrême de ses poignets, la profondeur de ses yeux allongés où la lumière mettait une étincelle brillante ainsi que sur l’émail de ses dents quand elle se souriait, s’approchant et s’éloignant de la glace, dans une admiration étonnée de se plaire autant.

En chemise et en jupon, les pieds nus sur le tapis, ses seins dessinés sous les dentelles, elle restait longtemps, s’étudiant dans toutes ses poses, heureuse de se connaître, de se parcourir des yeux. Dans ces moments-là, elle se sentait très bonne, remplie d’une émotion affectueuse qui débordait ; et, dans la joie de l’attrait qu’elle s’inspirait, n’importe quel service ou sacrifice on lui aurait demandé, elle l’eût accordé avec enthousiasme. Souvent, il lui arrivait de faire des cadeaux à sa femme de chambre dont elle se repentait plus tard, revenue à sa nature égoïste et froide qui regrettait toujours dans l’objet donné, l’usage qu’elle aurait pu en faire elle-même.

Mais, Pauline, faite à ces sautes de caractère, se hâtait d’empocher ou de faire disparaître le ruban, la dentelle ou la robe obtenue des attendrissements passagers de sa maîtresse. En fille sensée, elle amassait tout l’argent qu’elle tirait de sa place pour acheter un fonds de restaurateur, boulevard de Clichy, qu’elle et Baptiste, qui devait l’épouser sitôt leurs épargnes suffisantes, guignaient depuis longtemps.

Suzanne n’avait point tant de préparatifs à faire : une demi-heure et deux bougies lui suffisaient. Elle passa simplement de l’eau tiède sur sa figure, ses épaules et ses bras ; puis, ses cheveux relevés, une aigrette de plumes noires piquée d’une agrafe de diamants — les seuls qu’elle possédât — plantée sur le côté de sa tête, elle passa une robe de velours noir aux draperies retenues par des cordons de jais, une toilette coûteuse dont elle s’était décidée à grand’peine à faire la dépense.

Elle était prête. Alors ne sachant plus à quoi s’occuper dans sa chambre, se tenant droite, avec un malaise de l’étoffe trop belle qu’elle n’était pas habituée à porter, elle se décida à aller jeter un nouveau coup d’œil aux appartements.

Comme elle se dirigeait vers le fumoir, Robert Champanel y entra, avec la familiarité d’un habitué, très élégant dans son habit noir irréprochable.

Il eut une exclamation :

— Comme vous êtes belle !

Et serrant affectueusement la main de Suzanne, il la tourna vers une des glaces qui descendaient jusqu’à terre, la montrant entièrement.

Près du vase antique de marbre noir, avec ses épaules d’une blancheur sculpturale, encadrées des draperies de velours sombre d’une lourdeur molle, elle semblait la véritable statue de cette salle à la décoration grave. Ses cheveux foncés surmontés d’une aigrette guerrière la coiffaient comme le casque des Minerves antiques dont elle avait aussi la puissante poitrine et les bras magnifiques ; sous la traîne de la robe, on devinait des pieds de marbre semblables à ceux de la déesse.

Comme Suzanne contemplait la femme presque inconnue qui se reflétait devant elle, Yvonne entra rapidement : et, s’arrêtant devant le groupe de sa sœur et de son fiancé, elle eut un rire singulier.

— Est-ce que vous lui faites la cour, à elle aussi ?

Robert se retourna vivement, avec un malaise qui étonna Mme Leydet, ainsi que de la parole saccadée, fébrile de sa sœur, en prononçant cette phrase qui ne pouvait être qu’une plaisanterie.

Contrairement à son habitude, Yvonne était mal habillée. Elle portait une robe de tulle blanc dont la légèreté et la simplicité voulues, accusaient ses formes trop développées ; et, son regard brillant, ordinairement d’une franchise si gaie, était comme terni, avec de temps en temps des éclairs sombres, tandis qu’un pli amer marquait les coins de sa bouche.

Mais, Georges arrivant, avec sa cordiale et loquace affabilité, apporta tout de suite un soulagement ; et, quand Germaine entra à son tour, tous causaient gaiement, se promenant dans les pièces agrandies par le nouvel arrangement.

La jeune femme était complètement prête, d’une beauté idéale de Parisienne dans l’apprêté de sa toilette, de sa peau trop blanche, de ses lèvres trop rouges qui brillaient comme ses diamants, en lourde guirlande de fleurs de pierre sur son corsage.

Prise de gaieté sous la lumière vive du salon vide, elle se mit à tourner en valsant, son éventail de plumes roses, très grand, à demi déployé derrière sa tête.

Hein ! jeta-t-elle en riant. Cela serait bon de valser, maintenant, il y aurait de la place !

Alors, tandis que Georges jouait une valse, avec un sourire approbatif à la beauté de sa femme, Robert s’avança très vite, sans y réfléchir ; et, enlaçant Germaine, ils commencèrent à valser.

Georges jouait bien, en musicien né qui, toute sa vie, malgré les occupations, les travaux, les soucis, avait gardé le culte de la musique. Sous ses doigts, la valse d’un motif vague avait un rythme puissant, presque sauvage, qu’un habile seul en musique sait donner.

Germaine valsait comme il plaît aux hommes, on la sentait tout entière sans qu’une réalité pénible en détruisît le charme, elle s’abandonnait sans être lourde. Tout son art était de suivre, attentive et docile, les mouvements de l’homme qui l’étreignait.

Elle dansait, le bras appuyé sur l’épaule de Robert, sa poitrine nue le frôlant ; et, au-dessus de ses pieds dont la pointe légère se posait à peine à terre, ses jambes se dessinaient au travers de la jupe envolée, s’enlaçant à celles du jeune homme.

Alors, Suzanne regarda Yvonne assise auprès d’elle.

Le dos appuyé au canapé, les mains croisées, serrées sur ses genoux, elle suivait avidement les valseurs, une souffrance dans son regard fixe.

Elle répondit au coup d’œil de sa sœur, avec un sourire amer :

— Ils s’amusent !

Robert parut apercevoir l’appel muet de sa fiancée ; il s’arrêta tout à coup, et laissant familièrement Germaine au milieu du salon, il vint s’asseoir sur une chaise basse près d’Yvonne, implorant un pardon du regard.

— Voulez-vous valser ? demanda-t-il.

Yvonne eut un sourire triste :

— À quoi bon ?… on va arriver tout à l’heure.

Mais le jeune homme l’entraîna, tandis que Germaine se jetait gaiement sur le canapé près de Suzanne, soulevant les dentelles froissées de son corsage, la poitrine palpitante, avec une ivresse dans les yeux.

— J’adore valser !

Puis prise d’une envie de parler, de s’agiter, elle s’occupait de la toilette de Suzanne :

— Tu es très bien… Mais cela manque d’arrangement… le décolletage n’est pas aussi réussi qu’il pourrait l’être avec des épaules comme les tiennes… Mon Dieu, que je voudrais avoir tes épaules !… Vois comme je suis maigre !

Et, coquettement, elle mettait son épaule mignonne et potelée de chair rose et frémissante près du marbre insensible de sa sœur, avec un trouble sensuel de ces exhibitions permises de leurs chairs.

Mais Suzanne ne l’écoutait pas, suivant des yeux le nouveau couple.

Georges frappait les mêmes notes sonores, mais ce n’était plus l’enlacement de tout à l’heure, l’union de deux corps familiers aux étreintes. Yvonne se tenait droite, le visage sérieux, la main à peine posée sur l’épaule de son fiancé. Quoique de même taille que Robert elle paraissait plus grande, le buste un peu lourd, avec la solidité des attaches des femmes fortes et actives.

Suivant les regards de sa sœur, Germaine résuma sa pensée :

— La toilette du soir ne va pas à Yvonne, n’est-ce pas ?

En effet, la beauté réelle de la jeune fille n’apparaissait qu’en plein air, quand la chaleur et le soleil doraient sa peau admirablement fraiche ; au bain, à cheval, sa force souple attirait ; tous les exercices violents, même un peu garçonniers, lui seyaient. Le soir, en robe légère, dans l’espace restreint d’un salon, ses beautés s’alourdissaient, le milieu lui nuisait ; tandis que Germaine brillait de tout son éclat, avec la délicatesse de ses formes et la grâce de ses gestes.

Et, malgré elle, Suzanne apercevait une rivalité entre les deux femmes montant ; elle s’alarmait de ce que Yvonne ne pourrait soutenir la lutte : sa tristesse le disait comme l’air triomphant de l’autre.

Mais les musiciens s’étaient établis, et, peu à peu l’on arrivait. Alors, dans la confusion des présentations successives, l’expression du visage des deux femmes s’égalisa. Germaine, calme et attentive dans l’occupation de sa réception, Yvonne commençant à reconquérir au bras de son fiancé un peu de son assurance gaie d’autrefois.

Bientôt les sièges autour du salon furent tous occupés et des masses serrées d’hommes remplirent les entrées. Un murmure confus de conversations montait, coupé par des valses dont l’harmonie brillante éclatait ; tandis que les couples s’entre-croisaient, rapides, dans un tournoiement aux couleurs vives.

À minuit, le flot arriva si serré que, malgré la grandeur de l’appartement, on ne put plus circuler.

Des femmes faisaient le tour du salon lentement, cherchant du regard un siège, avec des poignées de mains et de rapides causeries, en passant. Enfin, l’on se poussait, des chaises étaient rapportées, et les rangs se triplaient, mangeant inégalement le lac luisant du parquet, qui disparaissait complètement sous le flot des hommes, refoulés seulement quand les danses reprenaient.

Au buffet, il y avait foule ; mais, plutôt pour causer. Les domestiques servaient sans peine : un verre de champagne, un fruit glacé, un peu de raisin ; c’était tout. Cependant, vers une heure, les jeunes gens qui dansent, ceux dont l’âge n’a pas encore diminué l’ardeur, commençaient à entourer le buffet, la figure décomposée, des gouttes de sueur roulant sur la peau, avec le malaise d’estomac produit par la danse trop répétée, qui donne l’illusion de la faim.

Puis, des femmes dont la jeunesse disparaissait, se faisaient conduire dans la salle à manger, sous le prétexte d’une glace à prendre, un bonbon à manger, revenant lentement à leurs places, pendant que l’on jouait une valse, avec l’espoir d’une invitation tardive que leurs yeux languissants quêtaient.

Germaine dansait tout le temps. Souple et légère, elle s’alanguissait dans les bras de tous les hommes, les enlaçant de ses membres, et, ayant pour tous, le sourire pâmé de la femme que la valse, l’étreinte de bras d’hommes grise comme une possession. Et, son véritable amusement, l’entrain de sa personne étaient l’attrait et l’animation de ses soirées.

Assise près d’une des torchères de marbre noir, contre la fraîcheur de laquelle elle appuyait son épaule moite, Suzanne se trouvait très seule au milieu du mouvement. Pourtant, il y avait eu des reconnaissances avec des personnes qu’elle voyait anciennement chez son père, mais, après les poignées de main et les premières banalités échangées, on ne trouvait plus rien à se dire. Depuis dix ans qu’elle vivait en province, isolée dans sa vie d’intérieur, Suzanne avait absolument perdu l’habitude des conversations mondaines. D’ailleurs, elle ignorait tout des familles retrouvées ; des morts, des mariages, des naissances, des brouilles étaient survenus, et elle n’osait s’aventurer dans des questions maladroites.

Alors, la tête alourdie par la chaleur qui montait, intense, et le bourdonnement des salons, elle tâchait de suivre dans la foule étrangère ceux à qui elle s’intéressait.

Robert, étranger aussi à ceux qui les environnaient, ne pouvait se dérober comme elle. Plusieurs fois, il avait cherché à la rejoindre, avec un désir d’échanger quelques paroles vraiment amicales, après l’abus de politesses qu’il avait dû subir ; mais, très vite, avec une gentillesse fraternelle, Germaine s’emparait de lui, le promenant avec elle, le présentant sans relâche.

Au milieu d’un groupe de jeunes filles, Yvonne semblait avoir recouvré sa tranquillité, causant gaiement, animée elle aussi, par les danses répétées qui mettaient une moiteur rosée sur ses joues et ses épaules au grain fin de blonde.

À trois heures, la musique se tut, ménageant un repos, une sorte de léger souper, avant le grand souper assis. Et, dans la houle des toilettes claires qui se remuaient, dans le tumulte croissant des voix, les croquettes en coquilles circulèrent, s’annonçant en succès. La nouveauté des vases intriguait, forçant à trouver une différence entre cette fine préparation et les autres dont les habitués de soupers sont blasés.

Un sénateur, vieil ami de M. Duterroir, offrit son bras à Suzanne ; et, tandis qu’ils se frayaient lentement un chemin entre les groupes stationnants, elle aperçut Germaine au bras de Robert ; doucement, elle l’emmenait avec un sourire. L’ayant conduit jusqu’au bout de la salle à manger, près de l’arbre aux fraises, dont elle cueillait des fruits d’une main distraite, elle lui parlait d’un air singulier. Robert, les yeux baissés, regardait fixement la gorge nue de la jeune femme qui palpitait, distincte et vivante sous les dentelles. Tous deux semblaient avoir perdu la notion du monde qui les entourait, s’enfonçant dans une causerie troublée, aux paroles coupées de silences où leurs yeux ne se quittaient plus.

Suzanne ne pouvait entendre ce qu’ils disaient ; mais un malaise lui venait, une chaleur lui montait aux joues, de leur attitude, qu’elle s’imaginait devoir être claire pour tous les yeux. Et, désireuse de les séparer, elle s’ingéniait, dans son esprit peu inventif, pour trouver un moyen d’abandonner convenablement son conducteur qui la chargeait de consommations dont il lui détaillait longuement les mérites.

— Comment, vous ne voulez rien prendre ?

Et, sa face vénérable, entourée d’un collier de barbe blanche, exprimait une profonde désolation.

— Alors, c’est une sinécure de vous conduire au buffet ?… Vous avez des dents charmantes, et maintenant les jolies femmes mettent une coquetterie à se bourrer d’un tas de choses…

Mais Suzanne refusait, presque impatiemment, le regard au loin :

— Non, non, je vous assure ! je ne suis plus habituée aux soirées, cette chaleur me donne mal à la tête.

Alors, le sénateur geignit mélancoliquement.

— Moi aussi… mais, que voulez-vous ?… ma femme et mes filles me traînent en soirée !… j’ai encore deux filles à marier, vous savez !… Deux bonnes petites filles, mais que je voudrais bien voir deux bonnes petites femmes avec des maris pour les conduire au bal !… Enfin, il faut prendre son mal en patience… Quand je dors trop, je mange… Cela me réveille et me donne des forces.

Et, tandis que ses babines molles mâchonnaient des foies gras, il répétait, engageant :

— Je vous en prie, faites comme moi… vous vous en trouverez bien.

Maintenant, Germaine était tout près de Robert, et leurs sourires s’unissaient, leurs gestes s’amollissant, prêts à l’étreinte.

Tout à coup, Yvonne parut entre eux. D’une voix émue, sans un regard à sa sœur, elle appela :

— Monsieur Champanel !… Vous m’avez demandé cette valse… n’en voulez-vous plus ?

Robert eut un sursaut qui l’éloigna maladroitement de Germaine ; celle-ci fixa tranquillement sa sœur d’un air de défi, portant lentement à ses lèvres un verre de champagne, avec un geste vague de baiser à l’adresse de Robert.

En effet, les musiciens recommençaient à jouer, et les femmes regagnaient leurs places au bras de leurs conducteurs, se frayant difficilement un passage le long des valseurs.

Fatiguée et inquiète, l’esprit heurté de mille visions de malheur, Suzanne demeura près du buffet, avalant quelques cuillerées de thé, par contenance, le silence relatif de la pièce désertée, la reposant.

Des groupes de jeunes gens surmenés causaient, lents à recommencer la danse ; des femmes s’attardaient à des causeries intimes, et Suzanne retrouvait les sourires noyés de sa sœur et de Robert sur les figures de ces couples indifférents des témoins…

Activement, les serveurs réparaient le désordre du buffet, les assiettes se garnissaient, de nouvelles bouteilles de champagne étaient débouchées, les coupes s’échafaudaient, débordantes, entre les fleurs qui se fanaient doucement et les rangées brillantes des tasses et des verres propres.

— Eh bien, vous voilà toute seule ? demanda Georges qui s’approchait, attirant une chaise avec un long regard aux épaules et à la poitrine polies de la jeune femme.

— Je me repose.

— Oui, vous êtes un peu ahurie, je vois cela… Il fallait venir avec nous, dans le petit salon… On y est très bien, il fait frais, et cette musique infernale ne vous tape pas les oreilles.

Délicatement, il avalait de petites sandwichs empilées près de sa tasse de chocolat, très occupé de sa petite restauration, venu tard, après le flot des consommateurs pour manger tranquillement, sans souci de politesses ennuyeuses.

Quand il eut fini, il alla déposer sa tasse vide, et, après avoir échangé quelques paroles avec le maître d’hôtel, dont la face pâlissait encore dans la fatigue de la nuit qui s’avançait, il revint près de sa belle-sœur.

— Vous ne dansez pas ?

Elle eut un geste de surprise :

— Moi ?… Je suis trop vieille.

Georges sourit, et, simplement :

— Venez donc, nous allons voir cela.

Et, la faisant lever, il l’enlaça tout de suite. La musique parvenait, très assourdie, pourtant plusieurs couples tournaient, rattrapant une note de la valse, de temps en temps.

Georges s’arrêta bientôt.

— On n’entend pas ici… Venez dans le grand salon.

Suzanne sourit à son tour, un peu distraite de ses idées noires.

— C’est-à-dire que je ne sais plus valser !… Croyez-moi… restons-en là, cela vaudra mieux.

Mais Georges s’entêta :

— Non, du tout !… vous valsez très bien… trop bien… Je ne vous sens pas du tout… laissez-vous aller.

En effet, dans le grand salon, dans le retentissement de l’harmonie rythmée, Suzanne, en s’appliquant, put se tirer d’affaire. Georges valsait bien, sans grands mouvements, dissimulant la raideur commençante des jambes sous une grande correction de pas, se raidissant surtout contre l’essoufflement.

Quoique beaucoup de monde fût déjà parti, le tournoiement des danseurs restait compact : les fanatiques et les intimes des Watrin. Dans cette foule, malgré les précautions, des couples maladroits se lançaient, écrasant les voisins qui recevaient le choc sans broncher. À un heurt un peu violent, Suzanne eut une exclamation étouffée, et Georges l’arrêta aussitôt, avec le savant mouvement tournant qui couche, un instant, la danseuse sur le bras de l’homme.

— On vous a fait mal ? demanda-t-il avec un empressement poli, la respiration oppressée ; heureux d’avoir un prétexte pour se reposer.

— J’ai l’épaule déchirée, tout simplement ! dit Suzanne en riant, un peu de sa jeunesse lui revenant dans la griserie de cet exercice oublié.

Sans impatience de reprendre la valse, ils restèrent l’un près de l’autre, regardant les couples qui les effleurait en passant.

Justement, Robert et Germaine passèrent sans les remarquer. Ils valsaient de nouveau ensemble, et leur enlacement devenait de plus en plus intime. Le bras nu de Germaine pressait nerveusement l’épaule de Robert, et les frisures de son front étaient sous la bouche du jeune homme ; les dentelles froissées de son corsage quittaient sa peau moite.

À cette vision qui se perdit bientôt, Suzanne jeta un coup d’œil inquiet au mari.

Mais il dit seulement, très tranquille :

— Germaine est décidément une de celles qui valsent le mieux… On voit tout de suite qu’une femme est légère à la façon dont ses pieds touchent le sol… Si ses talons l’effleurent, c’est fini.

Puis, avec un sourire aimable, il reprit la taille de Suzanne.

— Voulez-vous que nous recommencions ?

Devant ce calme et cette paix souriante, Suzanne pensa un instant qu’elle se forgeait des craintes chimériques, s’accusant de voir partout le mal. Et, pourtant, le passé était vrai, pouvait angoisser pour le présent et l’avenir.

La valse finissait ; ils firent seulement quelques tours dans les arpèges du finale, et Mme Leydet au bras de Georges, chercha à retrouver son ancienne place, près de la colonne de marbre. Mais, un remue-ménage se faisait : le cotillon allait commencer. Les femmes restaient debout, causant, et les habits noirs des hommes se précipitaient tumultueusement, recherchant leurs danseuses. Des jeunes gens passaient, portant des chaises à bras tendus, au-dessus des têtes ; d’autres, rangeaient rapidement leurs sièges aux places préférées, installant des amis sans danseuses à les garder.

Dès la fin de la valse, Robert avait disparu, accompagnant Germaine qui allait chercher les accessoires du cotillon, déposés dans sa chambre.

Yvonne devait conduire le cotillon avec son fiancé, ainsi que Germaine et un jeune homme, conducteur émérite. Chacun des couples s’était distribué la moitié des figures, très nombreuses, à diriger. Ainsi, la confusion et la fatigue seraient moindres.

Quand Germaine entra rapidement dans sa chambre, suivie de Robert, elle eut un soupir de soulagement :

— Comme il fait bon ici !

Deux bougies, d’une applique très élevée, teintaient seulement la chambre d’une demi-clarté ; il faisait très frais, avec un vague parfum de réséda. Rien du bruit du bal n’arrivait jusqu’au silence apaisé de cette pièce intime. Sur le lit, très bas, qui s’avançait dans la chambre, le clinquant des accessoires empilés, brillait.

— Je ne sais ce qu’est devenu la liste des figures, murmura Germaine.

Et, la pensée ailleurs, elle entassait des mirlitons cerclés de papier doré dans les tambours de basque enrubannés, le cœur battant de l’étreinte de tout à l’heure, et de celle, plus complète, qu’elle pressentait, à laquelle elle aspirait de tout son être frémissant.

Robert s’était approché, et, appuyé sur le montant sculpté du lit, ses lèvres touchaient presque la nudité du dos de Germaine, penchée.

Tout à coup, dans un élan de désir, il la saisit à la taille, aux épaules ; et, la renversant sur le lit, il l’attira à lui presque brutalement, tandis que les mirlitons abandonnés roulaient sur le tapis, avec le froissement léger de leurs corps de bambous.

Silencieusement, les lèvres du jeune homme écrasaient celles de Germaine, qui s’abandonnait, dans l’ardente impression de sa première joie sensuelle.

Jusque-là, la possession l’avait toujours surprise avant que son désir fût éveillé. Sous les étreintes, elle restait coquette, avec une émotion banale, toute à fleur de peau. Dans le trouble énervant des fins de bals, elle avait souvent rêvé se donner ainsi, dans la vibration de tout son corps excité ; mais, l’occasion avait manqué. À la fin des valses, où des causes physiques et son imagination surexcitable la grisaient de confuses images passionnantes, ses danseurs la quittaient froidement, avec le respect de son irréprochabilité reconnue. D’ailleurs, sa raison restait suffisante, en ces courts instants de délire, pour ne pas détruire la réputation qu’elle avait construite si laborieusement, et l’empêcher de se jeter à la tête du premier venu qui l’aurait obsédée le lendemain.

Dans ses amours systématiquement réglés il n’y avait pas place pour la satisfaction de ses sens ; elle arrivait aux rendez-vous avec la froideur de ses calculs, et le seul désir de plaire, qui n’existe plus quand la jouissance naît.

Cette nuit-là, enfin, elle satisfaisait avec passion les rêves qui l’avaient longtemps hantée. D’ailleurs, quelque chose de plus intellectuel lui rendait l’étreinte de Robert plus désirée : depuis qu’elle avait revu tous les jours le jeune homme, vécu fraternellement avec lui, un attachement lui venait qu’elle ne connaissait pas auparavant et dont la douceur lui faisait regretter d’avoir repoussé insoucieusement la tendresse dévouée que lui offrait son amant, au temps de leur liaison. Le premier sentiment de l’amour naissait en elle : la jalousie, le désir instinctif de reconquérir son ancien amant ; impression qu’elle avait ignorée jusque-là.

Quand ils se relevèrent, sans embarras, avec l’habitude renouée de leurs anciens enlacements, Germaine, d’un geste souple, entoura de son bras nu le cou de Robert ; et, doucement, avec tendresse, elle baisa le jeune homme au coin de la bouche, sous ses moustaches soyeuses : c’était son premier baiser d’amoureuse.

Rapidement, ils se quittèrent. La porte venait de s’ouvrir et Yvonne entrait, jetant une question d’une voix claire qui détonnait dans le silence doux de la pièce et le trouble sensuel à peine éteint des deux amants.

— Que faites-vous donc ?… On vous attend !

Immédiatement, en entrant, la jeune fille avait eu un regard sur le lit et sa rapidité à s’approcher dénotait un soupçon. Mais, rien de trop accusateur ne se révélait dans la demi-obscurité de la pièce, qui l’éblouissait au sortir des salons étincelants de lumière.

Tandis que Robert, à genoux par terre, ramassait les mirlitons égarés, Germaine se chargeait des tambourins, de guitares enrubannées, de bâtons bizarres d’où pendaient des gazes multicolores ; et elle seule pouvait dire si les cocardes qu’elle réunissait d’une main hâtive étaient froissées.

Très calme, elle répondit :

— Nous arrivons tout de suite… Je cherchais la liste des figures que j’ai perdue.

— Tu n’en as pas besoin, puisque j’ai la mienne, répondit Yvonne d’un ton acerbe.

Alors, si tôt arrachés à l’ébranlement de leur émotion, ils rentrèrent dans le salon, emportant les objets nécessaires aux premières figures du cotillon ; Baptiste disposerait les autres sur une table, à l’entrée du petit salon, à la portée des conducteurs.

Tout le monde, à peu près, était placé. Tandis que des couples en retard se casaient encore, avec peine ; d’autres, tranquillement assis, causaient derrière le battement lent des éventails. Le cercle s’allongeait jusque dans le salon oriental, passant par la large baie qui la séparait du grand salon ; les rangs étaient doubles et sur les chaises serrées, les genoux des hommes disparaissaient sous les jupes des femmes ; les taches noires des habits fondues dans l’ensemble chatoyant de teintes claires où le blanc rosé des chairs nues dominait.

Les figures se succédaient, avec leurs dessins emmêlés, ou l’isolement d’une femme au milieu du salon, choisissant entre plusieurs l’homme à qui elle livrera un instant sa taille, son haleine, la caresse de son odeur, le battement de sa poitrine qui s’appuie : choix tantôt banal, au hasard de la danse, ou longtemps cherché et amené de celui que l’on préfère, pour qui le sourire est involontaire, la taille plus souple, les membres plus enlaçants.

En réalité, Germaine conduisait seule avec son partenaire, tous deux attentionnés et infatigables, prêts à réparer les moindres erreurs commises, donnant les signaux des départs, habiles à interrompre les danses trop longues, s’occupant soigneusement de ceux et de celles qui ne sont jamais choisis ; enfin, remplissant consciencieusement les devoirs de leur charge.

L’attention de Robert se portait malgré lui sur Germaine, avec les images involontaires de la possession de tout à l’heure, et le trouble, le désarroi moral de l’action commise.

Yvonne semblait envahie d’une torpeur, ayant à peine un sourire forcé à la conversation distraite de son fiancé. Pâle et les yeux cernés d’une souffrance, elle accomplissait machinalement les figures, poussée par la force de l’habitude ; la pensée tellement enchaînée qu’elle eût nommé avec difficulté les amies de tous les jours dont les mains touchaient les siennes dans l’enchevêtrement de la danse.

Enfin, le souper lui apporta un soulagement, la liberté de ne plus agir. Des rangées de petites tables avaient été apprêtées dans la salle à manger et le petit salon pendant le cotillon ; et, tandis que, dans une confusion on en dressait d’autres dans le grand salon, les femmes au bras de leurs danseurs circulaient, cherchant les amies qui devaient partager leur table.

Alors Yvonne vint se placer avec son fiancé et Suzanne dans un coin isolé du fumoir, où peu de tables étaient placées, à cause de l’éloignement du buffet. Et un peu de calme lui revint, dans la banalité de sa conversation avec Suzanne que la chaleur et l’inaction pendant le cotillon engourdissaient.

Comme, décidément, on les oubliait dans ce coin perdu, Robert partit à la recherche de quelques victuailles, suivant un chemin étroit entre les tables bondées, d’où un murmure montait de conversations animées.

Après un moment de silence, Suzanne remarqua la figure décomposée de sa sœur.

Maternellement, elle la gronda :

— Tu t’es trop fatiguée… Une grande fille comme toi devrait être raisonnable… Tu as une figure !… Tu n’es pas raisonnable.

Yvonne leva les yeux lentement, avec la fatigue des paupières qui ont longtemps retenu des larmes. Et, appuyant avec tendresse sa main sur le genou de sa sœur, elle dit douloureusement :

— Je ne suis pas fatiguée. Ce n’est pas cela qui me change ainsi.

Et, comme Robert revenait déjà, suivi de Baptiste qui portait un plateau chargé, elle ajouta seulement, avec un long regard à la silhouette élégante du jeune homme :

— Je te dirai cela plus tard. Quand nous serons seules.

Pourtant elle paraissait calme, et Suzanne essayait de repousser les craintes qui la serraient à la moindre alerte, en la voyant causer presque gaiement, ne quittant pas Robert de ses yeux tendres, au regard blessé ; acceptant des assiettes chargées avec sollicitude par le jeune homme ; auxquelles, à la vérité elle ne touchait pas.

Après le souper, on dansa encore dans le salon vite déblayé ; mais la plupart étaient partis. Il était près de sept heures, et, les musiciens exténués, les fleurs fanées, les odeurs lourdes du souper et des exhalaisons humaines lassaient les plus intrépides. Seules, quelques jeunes femmes tenaient bon, voulant épuiser jusqu’au bout la sensation de ces fins de nuits, faites d’excitation des nerfs, de lassitude forcée qui devient une sorte d’ébranlement sensuel.

Enfin, les dernières poignées de main furent échangées dans le salon vide, et Robert se retira à son tour, avec un sourire tendre à Yvonne.

Alors, presque brutalement, la jeune fille entraîna Mme Leydet dans sa chambre, et la porte à peine fermée, n’y pouvant plus tenir, elle lâcha ce qui la brûlait :

— Écoute !… Germaine est la maîtresse de Robert !

Suzanne eut un éblouissement, avec la terreur rapide des événements qui allaient suivre, une brusque lâcheté des reproches qui lui seraient adressés.

Pourtant, s’étant tue, par bonheur, tandis que Yvonne se grisait de paroles pressées, colères et souffrantes, elle finit par deviner que la jeune fille ne savait rien de précis, malgré son affirmation de tout à l’heure. Seulement, le mois précédent, elle avait senti, peu à peu, le froissement d’un changement de Robert à son égard, et, le soir même, l’absence de son fiancé, son tête-à-tête avec Germaine, leur attitude dans la chambre sombre, tout lui avait fait pressentir, croire à une trahison que rien ne lui affirmait. Seule, Suzanne, d’un mot aurait tout prouvé. Elle eut ce mot sur les lèvres, dans la fatigue de cette lutte incessante ; puis, elle s’arrêta, effrayée du désespoir de la jeune fille.

Assise sur un fauteuil, pâle, dans sa robe de neige, ses bras nus étendus, les mains jointes et serrées, elle parlait, avec un déchirement dans la voix :

— Ah ! Suzanne, que cela fait mal !… Je vois maintenant que je l’aime profondément, à ce que sa lâcheté me fait souffrir !… Mais, pourquoi a-t-il voulu m’épouser s’il ne m’aimait pas ?… Car il ne m’aimait pas, si, fiancé avec moi, il a pu l’aimer, elle !… Comment a-t-il pu mentir ainsi ? Tu ne sais pas la douceur des paroles qu’il me murmurait, les premiers soirs qu’il venait ici, tandis que Germaine travaillait, indifférente, ou sommeillait dans un fauteuil. Quelles tendresses ! Quels projets d’avenir !… Qui l’obligeait à parler ainsi ? Quelle indignité !… Et moi, pauvre sotte, je me laisse prendre… je me donne, toutes mes pensées, tous mes rêves, toutes mes affections, je lui donne tout !… et, quand tout de sa part remue mon être entier, il m’abandonne ! C’est elle qu’il aime ! Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui, je ne voulais pas l’admettre, maintenant je suis bien forcée de le reconnaître. Depuis ces quelques jours de joie, depuis que tu m’as quittée, il a changé pour moi de jour en jour : D’abord, il était près de moi, tout à moi… Nous sommes allés au théâtre ; il était là, derrière moi, et je trouvais son regard, sa pensée, à chacun de mes mouvements. Nous avons fait des achats ensemble, et c’était une grande joie que le choix de ces objets qui devaient nous rappeler toute notre vie cet instant.

Elle s’arrêta avec un soupir pénible ; puis, elle reprit, voulant tout dire :

— Après, cela a été autre chose. Petit à petit Germaine s’est glissée entre nous deux jusqu’à m’évincer, me remplacer, moi, la fiancée, la femme bientôt !… Tiens, c’était si visible, que, un jour, nous sommes allés chercher des meubles anciens, rue Bonaparte, et la femme qui était là prenait Robert et Germaine pour le mari et la femme !… moi, l’on m’isolait comme une vieille fille quelconque, une sœur, une amie, peut-être même une demoiselle de compagnie… J’ai bien pleuré, ce soir-là ! Et, j’étais si folle que je me blâmais de ma susceptibilité !

Elle se tut encore, cherchant à rassembler en ordre les souvenirs qui se pressaient.

— Et je ne puis dire par quelle pente insensible cela est venu. Tout de suite il y a eu entre eux une camaraderie, une entente, une intimité qu’il n’avait pas même avec moi. Je ne puis pourtant pas précisément accuser Germaine d’avoir cherché à l’attirer, elle était avec lui comme elle est avec tous. Cela a suffi pour lui plaire, pour l’attacher à elle. Je suis trop franche, trop sincère, trop simple pour plaire aux hommes. Peut-être ne m’aimait-il que parce qu’il n’avait pas rencontré mieux auparavant !… Le malheureux ! s’il la connaissait.

Et, avec une amertume haineuse, elle étalait les faiblesses et les défauts de sa sœur, son insouciance insolente de tout ce qui n’était pas elle, ses désirs et ses plaisirs ; cet esprit nul ne trouvant rien en lui-même, forcé de s’étourdir dans un continuel galop pour s’occuper ; sa cruelle indifférence pour son enfant qui dépérissait de jour en jour sans qu’elle voulût l’apercevoir ; sa désunion d’avec son mari.

— Elle t’a raconté, n’est-ce pas, ce qui s’est passé entre eux dans les premières années de leur mariage ?… Mais naturellement elle s’est donné le beau rôle… elle excelle à cela… Mais, moi, il y a longtemps que je ne crois plus à ses airs candides !… En réalité, elle n’a pas aimé son mari une heure ; elle n’a jamais aimé personne !… Elle affichait de ne pouvoir se passer de lui parce que cela lui permettait de l’accompagner dans des endroits, et de se mêler à des vices qui lui plaisaient, qui chatouillaient ses goûts… Fausse et vicieuse, hypocrite et menteuse ! elle est toute là dedans. Habile à ne jamais se compromettre, ne laissant jamais un mot saillant, une action visible derrière elle, sachant tout dissimuler, tout effacer.

La tête baissée, Suzanne laissait passer ce flot de colère, amer de jalouse rancune. Et ce ne fut que lorsque Yvonne s’arrêta, épuisée, qu’elle parla à son tour.

Avant d’avouer les anciennes relations de Germaine et de Robert, elle voulait être sûre qu’une nouvelle possession les eût réunis de nouveau. Malgré l’évidence, son honnêteté se refusait à admettre cette faute inouïe, honteuse ; cette trahison de la sœur et cette inconcevable lâcheté du fiancé ; avec ses habitudes chastes, elle ne pouvait croire à cet accouplement rapide, effronté, cynique, au hasard des surprises.

Alors, troublée, une rougeur lui montant de remuer dans sa pensée ces images de la saleté humaine, elle essaya, avec des phrases maladroites, de démontrer que les soupçons de sa sœur étaient mal fondés. Et elle donnait plutôt à penser que sa conviction était contraire, tant ses mots sonnaient mal, faussement, dans son inhabileté à mentir.

Mais, à son étonnement, Yvonne paraissait facile à persuader. La première explosion de sa colère tombée, elle restait très faible, indécise, au fond, passionnément éprise du jeune homme, avec un ardent besoin de croire qu’elle s’était trompée, prête à rejeter, pour un temps, les soupçons qu’elle considérait comme des preuves, tout à l’heure.

Quand elles terminèrent leur entretien, il était neuf heures. Le soleil glissait de grands rayons entre les rideaux baissés ; tandis que la lueur fausse des bougies tombait, chacune s’éteignant à son tour, noyée au fond du candélabre. Alors, elles s’aperçurent du froid qui les pénétrait, marbrant de rouge la nudité de leurs épaules. Et, l’émotion morale épuisée, le malaise physique de cette nuit de fatigue apparaissait.

Ayant obtenu que Yvonne essayerait de se reposer un peu, Suzanne s’éloigna doucement, brisée, elle aussi, par les fatigues émotionnantes des heures précédentes.

Passant devant la chambre de Germaine, mue par une intention vague, elle ouvrit la porte.

Seule, et à l’aise dans le grand lit, Germaine dormait profondément sous la lueur douce de la veilleuse. Sa tête aux traits purs était renversée sur l’oreiller, de chaque côté, ses cheveux en deux tresses régulières s’allongeaient sur la blancheur des draps, lui donnant l’expression candide d’une jeune fillette. Son sommeil était calme, semblant celui d’une vierge, avec la pudeur des draps remontés sur les seins que ses petites mains serraient maintenaient.

Elle n’entendit point la porte ouverte et bientôt refermée par Suzanne. Aucune pensée n’altérait son repos ; tranquille, elle dormait sans qu’on entendit même le souffle léger de sa respiration.