Victor-Havard, éditeurs (p. 112-136).

IV

Ce soir-là, où le fiancé d’Yvonne dînait pour la première fois chez lui, Georges Watrin avait poliment fait le sacrifice de sa soirée aux devoirs de la famille ; et, son amabilité souriante se liant vite, la connaissance avait été rapidement faite entre les deux hommes.

Dans le calme du fumoir, aux lourdes portières orientales, ils causaient gaiement en fumant, assis devant le feu. Et, de chaque côté de la cheminée, dans la même pose renversée, les jambes croisées, leur silhouette était identique ; depuis la jambe serrée dans le pantalon sombre, terminée par le soulier verni, large et pointu, jusqu’à la tête blonde de l’un, encadrée comme le crâne luisant de l’autre par les nuages légers des cigarettes.

Ils s’étaient reconnus des connaissances communes qui, tout de suite, les faisaient camarades, malgré la différence des âges ; et, avec un regret de bonne amitié, ils s’étonnaient de ne pas s’être rencontrés plus tôt.

Puis, Watrin avait longuement questionné Robert sur ses propriétés et les tendances politiques de son département. S’intéressant à ses projets d’avenir, il lui conseillait vivement, avec une sollicitude fraternelle, de se pousser par là à la députation. Depuis longtemps la famille Champanel avait des terres dans l’Indre, son nom était connu ; en trois ou quatre ans, en se donnant de la peine, il serait en passe de réussir. S’il aimait l’agriculture, il n’était point forcé d’y renoncer : les députés ont bien des moments perdus. Quand on n’est pas fonctionnaire ni dans les affaires ; mais, jeune, avec une jolie situation de fortune, sans profession déterminée, la Chambre vous ouvre les bras, naturellement.

Et l’intérêt de Georges n’était pas feint.

Un beau-frère député est précieux dans les affaires, et il désirait vivement que Robert se rendît à la justesse de ses avis.

Toujours, il avait attaché une grande importance au lien de la famille, se désolant de n’en pas avoir, convaincu de la force invincible d’une union intime d’intérêts concourant à l’élévation de tous ensemble. Fils unique d’un papetier de petite ville, son père, honorable et dévoué, n’avait pu lui fournir que l’argent nécessaire à ses études et il avait dû s’élever à lui seul.

En sortant de l’École Polytechnique, il avait eu la chance de tomber sur la place au moment où l’on cherchait partout, fiévreusement des ingénieurs. La France et l’étranger se couvraient de chemins de fer, dans un affolement de progrès immédiat ; et l’on proposa au jeune homme de vingt-trois ans une situation au réseau autrichien que, vingt ans plus tard, dans la réaction inévitable de ces créations rapides, un ingénieur au milieu de sa carrière eût enviée.

Très vite, son énergie, son intelligence, son brillant l’avaient poussé ; et, après une dizaine d’années de travaux à l’étranger, il se fixait à Paris, prenant sa place dans un petit groupe d’ingénieurs à réputation, à qui toutes les entreprises sont proposées, leur nom étant comme la garantie de solidité de la compagnie dont ils font partie.

Dès lors que sa situation dans les affaires fut conquise et assurée, il ambitionna d’en avoir une semblable dans le monde, dont, en réalité, il ne faisait pas partie. Ses invitations aux dîners d’hommes et aux réceptions officielles ne lui suffisaient plus ; il voulait un salon à lui, qui le classât définitivement à Paris. Plusieurs essais malheureux lui prouvèrent qu’une femme seule pouvait le créer et le maintenir : c’est ce qui l’avait décidé à épouser Germaine, fille du président à la cour de cassation Duterroir, dont la vieille famille était sans grande fortune, mais alliée ou amie à tout le monde politique sérieux et influent de Paris.

Indifféremment, les ministères pouvaient tomber, dans les diverses combinaisons, il y avait toujours au moins un ministre ami ou parent, dont on tutoyait la femme ou la fille et qui, de temps en temps, venait faire le whist de M. Duterroir, aux soirées du jeudi, où Mme Duterroir servait simplement du thé et des brioches depuis quarante ans.

Sous tous les régimes, la justice, l’intérieur et les finances étaient occupés par les innombrables ramifications de la famille, depuis les plus proches parents jusqu’aux cousins aux degrés perdus.

Germaine avait parfaitement servi les projets de son mari, faisant immédiatement entrer Watrin dans cette société que, seul, il avait vainement voulu forcer. À la mort des parents de sa femme, leur cercle d’amitiés influentes s’était transporté, sans difficulté, chez Germaine ; et, sans être une des grosses fortunes de Paris, leur maison était de celles où l’on se fait un honneur d’être reçu.

C’était avec un triomphe que, les soirs de fêtes, il couvait des yeux les célébrités, les noms connus, les personnalités influentes qui se coudoyaient dans son salon, l’image lui revenant de la petite boutique de son père, rue aux Loyers, à Sens, une sombre et étroite pièce, toute en longueur, basse et misérable, dans l’humidité de laquelle, son père en calotte et sa mère en bonnet noir vendaient mélancoliquement des cahiers, des plumes et des livres de classe aux élèves du grand pensionnat Letellier, dont les hauts murs sombres encavaient de leur ombre la petite maison du papetier.

Du papier à lettres qui jaunissait, de l’encre séchée et quelques romans dévots, c’était, avec des essuie-plumes représentant des chiens de drap noir aux langues rouges, tout ce que contenait la boutique. Il en avait fallu des économies au pauvre ménage pour soutenir Georges pendant son éducation ! De bons vieux, après tout ! et, qui avaient eu la tendre discrétion de disparaître de la vie, sans bruit, juste au moment où leur existence pauvre, étriquée, pleine de manies et de ridicules aurait pu gêner leur fils dans sa marche ascensionnelle.

Maintenant que son salon était solidement établi, et qu’il pouvait être moins difficile sur le choix de ceux qu’il recevait, Georges pensait que Champanel pourrait lui amener un élément nouveau : les arrivés de la fabrique parisienne, dont les grandes fortunes ne sont point à dédaigner, alors que les capitalistes se font de plus en plus rares.

— Prenez-vous du café, monsieur Champanel ?

Germaine s’approchait des hommes, les bras tendus par les tasses pleines qu’elle portait ; et, paisible, elle se penchait, ses frisons dorés effleurant le front de son ancien amant, avec seulement l’attention de ne pas renverser le café débordant.

À son tour, Yvonne s’avançait tenant le sucrier. Elle était rayonnante ce soir-là, avec une joie dans ses yeux plus vifs et son teint animé ; sa robe de cachemire bleu, un peu ouverte, découvrait son cou de blonde grasse, et ses cheveux rattachés en une seule natte épaisse dans le dos mettaient une frisure cendrée sur son front qui adoucissait ses traits un peu forts.

Assise à l’écart, Suzanne sentait une grande tristesse l’envahir, devant ce bonheur confiant ; et, dans un remords, elle se demandait si elle n’avait pas outrepassé son droit en engageant sa sœur ignorante dans cette union.

Pourtant, rien jusqu’à présent n’avait pu l’effrayer ; les présentations s’étaient faites correctement ; on s’était revu sans aucune des émotions qu’elle redoutait ; le mariage se présentait exactement comme si aucun passé n’était là, menaçant, irréparable.

L’impression dominante de Mme Leydet avait été l’étonnement que tout se passât si uniment. Elle ne pouvait comprendre qu’il n’advint pas quelque chose — elle ne savait quoi — qui romprait tout, violemment.

Et, peu à peu, ses craintes s’éloignant, un dégoût lui venait de cette paix, de l’oubli de ces deux amants qui pouvaient se regarder sans rougir. Sa franchise était blessée jusqu’à l’écœurement de l’intimité souriante qui régnait dans la maison. Ce mari et cet amant camarades la révoltaient ; encore plus cette femme, frôlant, tranquille et insoucieuse, les deux hommes qui l’avaient possédée.

— Voyons, Germaine, disait Yvonne que le bonheur rendait expansive, maintenant que tu auras deux sœurs dans le Berry, tu y viendras ?… promets-le-moi ?

Germaine eut un petit rire, jetant un regard amusé à Robert qui, indifférent, reposait sa tasse vide sur le plateau.

— Moi ?… Oh ! je vous gênerais trop !

— Si, si, reprit Yvonne, tu viendras… et tu amèneras Jean… Cela lui fera tant de bien.

Pauvre Jean ! pensait Suzanne. Qui s’occupe de lui ? Justement l’Allemande était partie ; une lubie, un besoin subit de retourner au pays : une grossesse ou un vol à cacher, malgré ses yeux louches et son air discret. Alors, l’enfant était confié à la femme de chambre qui, entre deux coutures, le promenait à la hâte, peu contente de ce surcroît d’ouvrage. Tandis que la mère galopait au dehors, il était avec les domestiques, la santé et la pensée gâtées par le mauvais air et les obscénités de la cuisine.

Mais le rire de Georges la distrayait.

— Ma chère Yvonne… Je connais ma femme… vous ne la tenez pas encore à la campagne !… C’est vous, plutôt, qui viendrez nous voir !… la nostalgie de Paris vous prendra bientôt… Mon cher Robert, vous savez… c’est pour votre tranquillité que je vous conseille de nous revenir député le plus vite possible !… Vous verrez l’effet de la campagne sur les femmes !… ennuyées, distraites, nerveuses, et, tout de suite amoureuses de leur curé si elles n’ont pas mieux !

Yvonne secouait la tête :

— Non, non, moi j’adore la campagne.

— Vous ?… peut-être maintenant que vous n’y allez qu’en courant !… mais je vous attends à l’année prochaine !… Paris !… il n’y a que Paris pour faire des femmes toujours gaies et charmantes !

Une nouvelle angoisse serrait le cœur de Mme Leydet. Qui sait, en effet, si ce mariage ferait même le bonheur d’Yvonne ?

Malgré ses dégoûts, Yvonne avait partagé la vie de sa sœur ; elle s’était faite inconsciemment à ces journées constamment remplies, débordantes d’occupations. Son éducation l’avait habituée à toujours courir après les heures trop courtes. Après les cours de l’abbé Gautier qu’elle avait suivis jusqu’à dix-sept ans, elle s’était engagée dans des cours supérieurs de littérature, d’histoire, de chimie ; des leçons de musique, de peinture, de modelage qui se partageaient, à grand’peine, les heures où elle n’accompagnait pas sa sœur dans le monde.

De chaque chose, elle faisait peu, et, isolée, aucun de ces divers talents ébauchés ne pourrait lui servir d’occupation. Le temps qu’elle passait aux ateliers était le plus souvent perdu en bavardages avec les autres élèves, toutes jeunes filles du même monde, poussées par le besoin fiévreux des femmes de Paris de s’agiter, de se remuer dans les arts, par affectation, par mode, par pose, sans but et sans profit.

Peut-être, après ces heures gaies et surchargées, le calme de la province, auquel elle aspirait, lui semblerait-il terriblement lourd, à la longue.

Quoique son instruction dirigée par sa mère et sa première jeunesse n’eussent point eu la légèreté amusante de celle d’Yvonne, Suzanne se souvenait de l’impression d’isolement, de ténèbres, d’ennui que la province lui avait causée, et elle la craignait pour sa sœur. Tout de suite, pour la plier à sa vie, les enfants étaient venus et son amour immense pour eux lui avait tenu lieu de tout. En serait-il de même pour Yvonne ? Au fond d’elle-même, Suzanne pensait que non. La jeune fille n’avait pas innée la passion de l’enfance. Elle n’était pas attirée par la faiblesse, et le dévouement ne lui était pas naturel. Son attitude vis-à-vis de son petit neveu le disait. Devant l’abandon de Jean, Suzanne se serait faite sa mère ; Yvonne le plaignait, blâmait sa sœur, et ne se rapprochait pas de lui.

Quelle force aurait-elle donc plus tard, quand son amour pour son mari, refroidi par les années, ne la préserverait plus ?

En province, comme à Paris, les occasions se trouvent toujours pour la femme qui faiblit ; et les suites en sont toujours plus graves : la solitude qui permet de rêvasser, les voisinages, les médisances qui hâtent la chute et la consacrent immédiatement.

Et si, un jour ennuyée, désillusionnée, quelque chose manquant à sa vie, elle apprenait le secret de son mari et de Germaine, qu’arriverait-il ?

Suzanne la savait d’une passion violente sous ses dehors tranquilles de blonde. La colère et le chagrin, la connaissance des mensonges qui avaient entouré son mariage, la rancune ne la perdraient-ils pas comme la faiblesse avait perdu sa sœur ?

En vain, elle se répétait que ce secret ne pouvait être connu dans l’avenir ; son bon sens lui criait que lorsqu’il y a eu faute, il y a toujours révélation.

Maintenant, Georges avait atteint une petite roulette ; et, attablés, ils jouaient avec animation, pour le plaisir de jouer, avec de grands rires quand d’énormes sommes fictives étaient perdues ou gagnées.

La bourgeoisie de Suzanne se choquait de cet amusement qui les mettait attentifs, presque anxieux autour de la table, avec la passion du jeu dans leurs yeux. Les corps des femmes penchés sur ceux des hommes, leurs mains se touchant pour ramasser les jetons, dans l’empressement du gain, lui semblaient une indécence : comme leurs rires trop sonores, la gaieté de leurs yeux, l’osé de leurs attitudes. Elle n’était pas dévote, et pourtant, des paroles de l’Écriture, anciennement lues, lui revenaient, défendant les rires et les gestes immodérés qui, par l’ivresse qu’ils procurent, attentent à la chasteté.

Elle avait prétexté une fatigue pour rester seule à rêver ; et, dans l’air saturé des cigarettes fumées qui l’engourdissait, une réelle lassitude, un dégoût profond de tout ce qui l’entourait la gagnaient.

Elle se sentait étrangère à ceux auxquels elle était venue se mêler. Il lui paraissait être d’un autre siècle ; peut-être d’un siècle qui n’a jamais existé, où l’on était honnête et pur, droit et délicat.

Un immense désir lui venait de se retrouver dans sa famille à elle, entre le labeur intellectuel de son mari et les douces caresses de ces enfants, débarrassée de ces pensées de honte qui l’accablaient à Paris.

Alors les tracas matériels de son existence dont elle s’était souvent plainte en elle-même lui semblaient infiniment petits auprès des secousses morales qu’elle avait subies depuis quelques jours.

— Il n’y avait pas encore huit jours qu’elle était à Paris, et cela lui semblait un siècle. Les angoisses, les surprises, les idées qu’elle avait remuées pendant ce court moment de sa vie l’avaient allongé indéfiniment, lui laissant une fatigue, un découragement, une amertume dans le cœur.

Devant l’attitude complètement heureuse et paisible de Germaine et de Robert, un égoïsme lui venait, une colère de prendre tant à cœur les affaires des autres qui les tourmentaient si peu.

Était-ce juste que ce fût elle qui eût toutes les hontes et toutes les angoisses ? Porterait-elle le deuil de l’honneur de sa sœur, tandis que l’adultère, la pensée à mille lieues, se renversait sur sa chaise, la poitrine gonflée de rires, dans un accès de gaieté, amicalement coquette pour le mari et pour l’amant, s’amusant d’un jeu d’enfant sans remords et sans ressouvenirs.

Quel rôle jouait-il, le mari ? Crédule ou indulgent ? Les deux certainement. Sûr de sa femme, dans sa fatuité d’homme, n’imaginant pas qu’il puisse être de ceux que l’on trompe ; fermant les yeux sur les folies mondaines de Germaine, sur sa vie sans règle et ses gaspillages. Probablement, de son côté, il creusait un trou dans lequel honneur, santé, fortune s’effondreraient un jour. Et Suzanne aimait se le figurer coupable, comme si ses fautes dussent atténuer celles de sa sœur.

Très vite, dans un besoin d’oublier, d’écarter les dessous pénibles qu’elle avait été obligée de mesurer, puisqu’il lui était impossible d’y remédier, elle se décida à rentrer chez elle. Là, au moins, elle retrouverait le soulagement de l’honnêteté stricte, au grand jour. Si leur vie était monotone, sévère, elle pouvait, du moins, s’étaler aux yeux de tous.

Elle reviendrait seulement quelques jours avant la cérémonie. Il y avait au moins un mois à attendre avant que les formalités légales et les préparatifs pussent être terminés, et il lui était matériellement impossible de passer un temps aussi long loin des siens.

Après tout, elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour Yvonne. Tout marchait à souhait. Elle était bien sûre que ni Robert ni Germaine ne se trahiraient ; ils avaient trop de tranquillité, trop de sang-froid, une trop grande habitude de la dissimulation pour se livrer ! Que ferait-elle donc à Paris et à quoi servait-elle ? Pour les toilettes et le trousseau, les avis de Germaine valaient dix fois les siens, et c’était tout ce qui affairait maintenant.

C’était si vrai que, lorsqu’elle annonça sa décision, on ne lui fit d’objections que par politesse : Germaine, soulagée de ne plus sentir sur elle ces yeux qui savaient ; Yvonne trop heureuse pour songer à autre chose qu’à son bonheur.

Le mariage se ferait au commencement du mois suivant ; on lui écrirait la date. Après, on repartirait pour l’Indre ensemble, les fiancés préférant se rendre tout de suite aux Piquets que de faire le voyage de noces traditionnel.

— Promets-moi de revenir au moins huit jours avant ? demanda Yvonne.

— Et, amenez-nous ce brave Philippe ! recommanda Georges avec sa cordialité correcte.

Le surlendemain, tandis que le train d’Issoudun roulait en tressants brusques dans la lueur grise du matin, Suzanne songeait tristement, suivant machinalement du coin du wagon où elle s’enfonçait, les horizons plats, sous le jour terne, que l’on traversait.

Les terres brunes, lourdes et humides de la dernière fonte de neige, s’étendaient au loin, coupées d’herbages jaunis par les gelées, avec la maigre silhouette des arbres fruitiers penchant leurs membres grêles et tortueux. Dans l’humidité froide de l’air, les villages traversés rapidement étaient encore plus désolés que la campagne, avec les coulures verdâtres sur les plâtres crevés des murs, et les toits aux tuiles brisées et mangées de mousse noire.

Les quelques figures humaines qui se hasardaient sous la pluie glaciale qui commençait à tomber lentement, se hâtaient, le visage verdi par le vent coupant, avec l’entassement de vieux vêtements incolores dont les paysans se surchargent l’hiver.

Jamais la vie n’était apparue si amère à Suzanne, quoiqu’elle eût eu bien souvent des moments de découragements ou de chagrins plus vifs.

Dans ce voyage commencé joyeusement, heureuse de porter un bonheur à sa jeune sœur, elle avait vu les derniers liens qui l’attachaient à sa famille se briser. Aux êtres vivant ensemble et changeant ensemble, les modifications des années sont insensibles. À ceux qui, séparés, se représentant l’absent avec les anciennes impressions, sont réunis un jour, le coup est brutal, l’affection reste hésitante, ne reconnaissant plus celui que l’on aimait jadis, et qui choque maintenant, par toutes les habitudes et les sentiments inconnus qu’il a pris.

Suzanne aimait Germaine de confiance, de par la douce habitude de leur liaison d’enfance. Ce qu’elle aimait, c’était une image un peu indécise, unie aux gaietés de leur jeunesse, aux temps heureux où elles vivaient comme vivent les jeunes filles : sans préoccupations réelles, avec la sensation que la vie est encore à venir, et la tranquille succession des jours assurés par les parents.

La femme qu’elle voyait maintenant lui semblait une étrangère, ses fautes et ses faiblesses la laissant sans pitié, dans l’horreur de la femme sans passions pour celle qui a failli.

Quelque chose qu’elle analysait difficilement l’avait presque autant détachée d’Yvonne. Peut-être était-elle blessée de l’égoïsme naissant de la jeune fille, totalement absorbée dans le mariage qu’elle devait pourtant entièrement à Mme Leydet. Peut-être pressentait-elle qu’un caractère inconnu surgirait dans celle-là aussi, dès le mariage. Comme les traits d’Yvonne s’étaient modifiés dans cet hiver où ses vingt-deux ans s’étaient accomplis, s’accentuant et prenant une lourdeur volontaire ; son esprit prendrait une forme définitive, les passions et les intérêts développés et assis désormais.

Et Suzanne reconnaissait avec amertume cette loi qui veut que la famille, unie lorsqu’elle existe autour des parents, se divisant en familles nouvelles, se détache de jour en jour jusqu’à former des groupes indifférents, hostiles même quand l’intérêt de leur existence est en jeu.

Le cœur serré, elle découvrait que plus elle avançait en âge, plus les désillusions apparaissaient, nouvelles et toujours s’accroissant. Après celles du mariage, celles de la famille. Et, dans le lointain, elle pressentait celles de la maternité ; elles seraient les plus douloureuses, celles qui laissent les empreintes les plus profondes, et après lesquelles on n’a plus la force de se rattacher à de nouveaux rêves.

Que de choses ! que de sentiments, que de livres lui étaient expliqués maintenant, qui restaient lettre close pour sa première jeunesse forte et souriante ! Elle avait ri des mélancolies, des découragements, méprisé ceux qui sont las de la vie, blâmé ceux qui passent indifférents dans les bons jours, ne voyant que l’amertume des autres. Maintenant, dans l’expérience qui lui venait des douleurs, des ennuis, des fatigues, une indulgence montait en elle pour ceux qui n’ont plus de sourire, ayant trop souvent pleuré.

Elle avait eu foi en l’existence : que croyait-elle maintenant ? Elle avait aimé passionnément sa mère, pensait-elle : morte, elle avait pu l’oublier.

Du mariage ; ce qu’elle voyait, c’était le joug de fer, les tracasseries incessantes, l’effort constant pour maintenir l’équilibre des caractères opposés en contact. L’amour ; c’était en vain qu’elle s’efforçait de ne pas le considérer comme une grossière plaisanterie. Que lui restait-il donc, si ce n’est l’idée de la nécessité de vivre, de borner ses désirs, et de voir chaque jour ses facultés s’émousser pour la joie et pour la peine.

Que de plaisirs elle avait goûtés qui n’existaient plus pour elle ! Elle s’étonnait de ne plus entendre dans la musique cette voix qui la traversait autrefois d’une émotion indicible. Au théâtre, elle ne voyait que l’acteur. Dans les livres même, elle sentait l’effort de l’écrivain, et ses préférences anciennes s’évanouissaient sans qu’elle pût les remplacer.

Un seul intérêt l’attachait encore complètement : ses enfants, qui suffisaient à remplir tous les vides ; en attendant d’en creuser de plus poignants.

Tandis que le train ralentissait, entrant dans la gare d’Issoudun, les plaques tournantes résonnant bruyamment sous les roues brutales des wagons ; Suzanne aperçut ses quatre enfants, groupés autour de leur grand’mère, sur le quai de la gare, regardant anxieusement le train qui s’arrêtait brusquement, dans le ronflement sonore des freins serrés.

Alors, avec une souffrance, elle pensa qu’un jour viendrait où ces petits êtres, qui se serraient la main dans la main, avec l’amitié de l’enfance, seraient des hommes et des femmes qui se haïraient peut-être, divisés par la vie, oubliant les caresses partagées sur les genoux de leur mère.