Victor-Havard, éditeurs (p. 87-111).

III

Le lendemain, vers midi, lorsque Suzanne, qui descendait rapidement le boulevard Malesherbes, aperçut Robert approchant, son cœur battit violemment, elle sentit sa poitrine serrée d’une émotion qui étonna son esprit sans habitude des aventures, et elle ralentit le pas, avec le regret de ne pouvoir s’éloigner aussi vite qu’elle était venue.

Ils se serrèrent la main, silencieusement.

— Voulez-vous que nous prenions une voiture ? demanda Robert, nous causerons mieux.

Elle consentit d’un signe de tête, et ils se dirigèrent vers la station qui s’alignait sous les arbres défeuillés, les voitures paraissant minuscules près de la lourde masse de la Madeleine. Il faisait très froid. Le jour gris attristait. Le sol résonnait, blanc et gelé sous les pieds des passants qui couraient presque, rares à cette heure, hâtifs de regagner leur logis. Sur l’asphalte unie, le long des grilles de l’église, de grands fourgons des pompes funèbres roulaient doucement, emportant les dernières tentures d’un grand enterrement fait le matin. Plus loin, les omnibus tournaient le coin de la rue Tronchet, ébranlant le sol, avec le bruit métallique du trot des chevaux qui glissaient. Dans l’auge de pierre, au bout du trottoir, des cochers s’amusaient à casser la glace ; d’autres, la figure violacée, se battaient la poitrine de leurs bras pour se réchauffer, lâchant un juron de temps en temps, avec le bâillement ennuyé des longues attentes oisives sous le vent glacial.

Robert fit monter Suzanne dans un des fiacres.

— Allez où vous voudrez, dit-il au cocher, je vous préviendrai quand il faudra revenir.

Le gros homme, enveloppé d’une houppelande verte, usée, jeta un coup d’œil à Suzanne, très jolie sous sa voilette noire ; et, grimpant péniblement sur son siège, il répondit, après un crachat retentissant, sa face couperosée fendue d’un sourire aimable :

— Bien, monsieur… et pas trop de cahots, n’est-ce pas ?

Robert ferma bruyamment la portière sur cette phrase que Suzanne ne comprit pas tout de suite. Le fiacre s’ébranla et roula posément vers les Champs-Élysées.

Il y eut quelques minutes de silence embarrassé, tous deux trop pleins du sujet douloureux qui les réunissait pour l’aborder aisément. Enfin, Robert se remit, et il parla, très calme.

Il l’avait bien devinée, elle voulait rompre ? Rompre tout de suite et sans appel le mariage avec sa sœur, blessée au cœur des révélations de la veille. Mais, savait-elle bien toute l’affection sérieuse, profonde, qu’il avait pour Yvonne ? Tout de suite, elle lui avait plu par son allure franche, par sa forte et saine beauté qui dédaignait les coquetteries, se montrant telle qu’elle était. Et, ce n’était pas une sympathie vague qu’il avait éprouvée. Du premier jour où il l’avait vue à la campagne, aux Charmes, il avait pensé en faire sa femme, il avait rêvé se l’attacher à jamais. Le soir, dans sa maison solitaire, l’image de la jeune fille lui était apparue, entourée d’enfants qui seraient les siens, et l’idée de ce calme bonheur, de cette vie grave et riante l’avait séduit, entrant chaque jour plus profondément dans son cœur. La vue de l’intimité de Mme Leydet, le bonheur de leur ménage modèle l’avait sans doute encouragé, et il disait, de sa voix vibrante d’émotion, des mots qui allaient au cœur de Suzanne : sa profonde estime pour Philippe, ce travailleur, passionné seulement des siens et de la science ; la révélation de la mère de famille qu’avait été Suzanne pour lui ; ce type à la fois charmant et respectable, attirant et doux de la mère, toujours tendre, gaie, patiente et forte.

— Vous savez, continua-t-il, que j’ai perdu ma mère très jeune ; et, peut-être plus qu’un autre, j’avais besoin d’une femme auprès de moi.

J’étais réservé, on disait triste. Les yeux brutaux de mes camarades me déplaisaient ; et, déjà grand, j’ai pleuré bien souvent, au collège, quand, les jours de sortie, je restais seul, abandonné, tandis que de jeunes femmes emmenaient leurs enfants avec de doux baisers et la caresse de leurs regards tendrement attachés sur leurs petits. Mon père m’aimait certainement, mais je le gênais. Souvent, il m’a reproché la mort de ma mère qui le chargeait uniquement de ma personne. Il s’occupait ardument de ses affaires, puis courait les petits théâtres, les cafés-concerts, les brasseries : la vie du fabricant parisien, ancien commis voyageur. C’était un homme probe, un commerçant solide ; il ne fallait pas lui demander plus qu’il ne pouvait donner. Son amour paternel ne consistait qu’à amasser beaucoup d’argent pour moi, sans se priver de rien du reste, mettant tout son orgueil à élever un enfant de luxe qui vivrait du travail du père, ayant, dans le fond, un secret mépris pour ma santé délicate, la douceur, la pusillanimité de caractère que je tenais de ma mère et qui me séparait si complètement de sa grosse bonne humeur et de son tempérament habitué aux excès de tout genre. À douze ans, je savais tout juste lire et écrire. J’avais auprès de moi un vieux domestique qui, autrefois, avait étudié pour être instituteur. C’était lui qui m’instruisait et mon père trouvait que j’en savais toujours assez. À Paris, je ne voyais personne ; mon père était toujours hors de la maison ; sans le poney qu’il m’avait donné et un gros terre-neuve qui ne me quittait pas, j’aurais été bien malheureux. L’été, on m’envoyait à la campagne, près d’Issoudun, dans la ferme des Piquets que vous connaissez ; là, j’étais heureux absolument. Je ne demandais pas autre chose que flâner dans les bois ou dans les champs ; j’ai souvent passé des nuits entières dehors ; toujours seul dans la campagne, je n’y sentais pas la solitude. Cependant, lorsque le vieux bonhomme qui faisait semblant de me surveiller mourut, mon père se décida à me mettre au collège ; j’y ai fait mes études tant bien que mal. J’aurais voulu entrer dans une école d’agriculture, mais jamais mon père n’y consentit. Enfin, je terminais mon volontariat quand il mourût, foudroyé en pleine activité par une attaque d’apoplexie. Je l’ai beaucoup pleuré. Il n’était pas tendre ; mais je n’avais jamais eu de meilleure affection et l’entière solitude me surprenait. Libre, je vins à la première habitation où mon enfance s’était plue, aux Piquets. J’ai acheté des terres, j’ai bâti, et je rêvais d’exploitation par moi-même ; puis les mois se passant, mon enthousiasme tomba, l’ennui me prit, un ennui profond, un dégoût de tout ce qui m’avait attiré jusque-là, un regret de m’enterrer si vite, tout seul, sans rien connaître de Paris et de la vie. Après tout, à trente ans, il serait assez tôt pour m’établir définitivement dans l’existence que j’avais désirée, et qui devait être, au fond, ma véritable vocation. J’avais beau résister, m’acharner à retrouver mon ancien amour des choses de la campagne, avec un dépit de me contredire si vite, je ne le pouvais pas. Comme, au bout du compte, je n’avais personne pour me blâmer ou me tourner en ridicule, j’abandonnai tout. Quand je vins à Paris, j’avais vingt-trois ans ; pendant un an, je vécus en désœuvré, me raccrochant à des amitiés de collège, aux fils des anciens amis de mon père. J’avais assez de fortune pour que l’on bien, mais j’avais un passé et des goûts trop dissemblables à ceux de mes amis, et je vivais en paria parmi eux. Après avoir épuisé assez vite les distractions à ma portée, je commençais à regretter mon ancienne solitude, lorsque je crus le bonheur arrivé pour moi le jour…

Il s’arrêta, surveillant l’effet de ses paroles.

— Le jour, continua-t-il tout bas, où j’ai rencontré Germaine.

Suzanne attendait ce nom ; pourtant, elle tressaillit en l’entendant dire par les lèvres du jeune homme, familières à le prononcer.

— Je ne sais si elle vous a dit comment nous nous sommes connus ?

Suzanne fit un signe affirmatif. Elle n’avait pas changé de position depuis que le jeune homme parlait, appuyée au fond de la voiture, ses yeux obstinément attachés sur son manchon qu’elle serrait nerveusement sur ses genoux. Malgré tout ce qu’il pouvait dire, son attention n’était pas à l’histoire de Robert ; le nom de Germaine qu’elle sentait arriver avec honte, barrait tout dans son esprit.

— Je vous fais souffrir, dit tendrement le jeune homme, mais il est indispensable que vous me connaissiez bien, que vous sachiez tout… peut-être alors, vous aurez confiance en moi et vous ne me repousserez plus. — J’étais très épris d’elle. Elle me charmait et me déconcertait. Il était impossible de la confondre avec une fille ; et, tout de suite, malgré son silence, j’avais deviné qu’elle était du monde. Pourtant, elle abordait avec une liberté, une audace inconsciente, un sujet que les femmes voilent ordinairement, plus ou moins habilement. Immédiatement, elle me prévint que je n’obtiendrais d’elle que ce qui se donne pour de l’argent : l’amour physique. Elle tint parole. Si elle avait voulu, je l’aurais adorée ; elle ne s’en souciait pas, au contraire, elle éteignait en riant toutes mes tendresses, me refusant tout son être moral avec une âpreté féroce… Elle me répétait qu’elle ne pouvait m’aimer, et qu’elle n’en voulait pas faire la comédie. Elle m’abandonnait son corps, son sourire, ses caresses ; cela devait me suffire et il était inutile de lui en demander davantage… Sa possession m’affolait, en effet, mais elle ne me contentait pas. Malgré tout, mon aveuglement était si grand que je refusais de la croire ; je l’aimais follement, persuadé qu’elle mentait, que ses paroles étaient une coquetterie, bizarre, il est vrai… Vous avez pu deviner mon caractère, chère madame ? Vous comprendrez que, du jour où je m’aperçus que pour cela, du moins, elle était sincère, j’aie pu me lasser d’elle ? Moi, qui ai des idées un peu féminines sur l’amour ; moi, qui demandais à ma maîtresse de remplacer l’affection de la mère et des sœurs que je n’ai pas eues. J’ai eu des désespoirs qui l’ennuyaient, j’ai rêvé des dévouements dont elle riait. J’ai tout fait pour qu’elle m’aime, et, j’ai fini par me détacher en reconnaissant qu’elle n’est pas susceptible d’aimer… Elle n’est ni méchante ni dépravée… elle est vaniteuse et égoïste…

Suzanne allait parler ; il l’arrêta, avec un sourire triste :

— Laissez-moi dire !… Je la connais mieux que vous, j’ai assez souffert par elle !… Germaine est un joli et doux animal, gracieuse et tendre à la surface. En réalité, rien ne la touche qu’elle-même ; elle sacrifiera tout, impitoyablement, à sa fantaisie, à son plaisir, quels qu’ils soient.

Elle s’est abandonnée à moi, froidement, par calcul, jamais elle ne m’a aimé une seconde… Elle subissait mon amour et mes lubies parce que cela représentait la seule chose qui la remue : le luxe. Ce qui l’affole, ce n’est pas la passion sincère d’un homme ; c’est le désir de briller, de paraître, d’être enviée, admirée par tous — Un soir, elle allait à un bal costumé… J’avais obtenu qu’elle vînt passer quelques instants avec moi avant de s’y rendre… Elle était admirablement belle… Je la vois encore !… Sa taille souple s’élançait dans la robe lâche de toile d’argent des femmes du xve siècle, ses cheveux frisaient sous un petit bonnet brodé d’or,… ses yeux avaient un éclat, ses traits une étrangeté dans ces vêtements inusités qui troublaient…

Il s’arrêta, les yeux fixés dans le vide, absorbé dans un souvenir ; puis, il continua, la voix émue :

— Oui, elle était charmante ! — Eh bien, j’ai tout fait pour la persuader de rester avec moi ; je lui ai demandé, je l’ai suppliée de me sacrifier cette soirée !… Vous comprenez bien qu’elle m’a refusé ?… Je le savais d’avance… Je ne sais même pas si je n’étais pas heureux qu’elle ne cédât pas. J’étais excédé de la vie que je menais, j’étais décidé à partir, à ne la revoir jamais ; mais, je voulais tenter cette dernière épreuve, peut-être que, si elle avait cédé, si j’avais reconnu qu’un jour je pouvais l’émouvoir, je me serais laissé reprendre à cette chaîne qui me pesait pourtant lourdement. — Enfin, complètement désabusé, je partis le lendemain, lui écrivant ce que je n’aurais su lui dire… et je suis sûr qu’elle n’a pas eu une larme ! — Depuis, je n’ai pas été tenté une seule fois de la revoir. En moi-même, je me suis souvent étonné de ne sentir aucune rancune contre elle : rien que l’indifférence la plus complète, et la sensation que cette partie de ma vie s’est reculée excessivement, rejoignant les souvenirs qui s’effacent de mon enfance. — Maintenant que je vous ai dit sincèrement les dessous de cette malheureuse liaison, si vite et si complètement oubliée de tous les deux ; ne pensez-vous pas pouvoir me donner Yvonne ?… Elle consent à m’aimer, puisque vous êtes venue ? Je voudrais vous faire partager ma conviction que cette affectueuse, sincère et charmante fille réalise le rêve de toute ma vie.

Il prit affectueusement la main de Suzanne dans les siennes.

— Croyez-vous qu’Yvonne ne sera pas une seconde madame Leydet ?… Moi, je suis sûr, avec elle, de valoir Philippe… en affection, du moins… Elle aime la campagne ; nous vivrons aux Piquets, près de vous qu’elle adore.

Il reprit, après un temps :

— Quant à ceux de Paris… nous les verrons comme vous les voyez : rarement.

Suzanne se taisait, indécise sur ce qu’elle allait dire. C’était la première fois qu’elle ne repoussait pas immédiatement une action qui, au fond, lui paraissait blâmable, odieuse même.

Robert serrait toujours sa main, suivant, anxieux, sa pensée, ne quittant pas ses yeux :

— Ne voit-on pas souvent un homme épouser sa belle-sœur, dit-il très doucement.

— Oui, répondit rapidement la jeune femme, mais la femme est morte !

Robert protesta, très grave :

— Je vous jure qu’elle n’existe plus pour moi ! Je vous le dis franchement : je l’ai aimée quand je ne la connaissais pas… à mesure que je l’ai comprise, je me suis détaché d’elle, et elle n’a plus rien été dans ma vie.

Suzanne eut un geste d’impatience.

— Qu’en savez-vous ?… J’admets que vous l’ayiez oubliée, tandis que vous étiez loin d’elle… Vous n’aviez le souvenir que d’une personnalité vague, avec le doute de sa situation réelle… Maintenant qu’elle revient dans votre vie ; que, malgré tout, vous serez obligé de la rencontrer ; que son nom vous sera continuellement rappelé par Yvonne ou par des étrangers ; pouvez-vous, dans ces conditions nouvelles, prétendre être sûr de vous ?

— Oui, affirma vivement Robert. D’ailleurs, que voulez-vous que soit pour moi un souvenir de tourments, auprès de la douce réalité d’Yvonne ?

Suzanne eut un geste de doute :

— Yvonne ! Yvonne !… Vous ne l’aimerez pas toujours !… Au bout de quelques années de mariage, il y a des désillusions !… et, qui me dit qu’à ce moment-là, ce que vous appelez tourments à présent n’aura pas précisément un charme pour vous ?… le charme des impressions de la première jeunesse… Et elle, Yvonne, si elle apprend jamais quoi que ce soit ?… Croyez-vous qu’elle vous pardonne ; croyez-vous qu’elle me pardonne à moi aussi, notre mensonge ?… Enfin, de quel front aborderiez-vous celle qui deviendrait votre belle-sœur ?… Comment tous les trois supporterions-nous nos regards ?… Je ne suis plus toute jeune, je suis une mère de famille, j’ai entendu parler de bien des vilenies ; pourtant, je ne puis vous regarder en face, monsieur !… Je ne puis même pas comprendre comment j’arrive à vous écouter dévoiler la honte de notre famille !… Vous-même, vous êtes ému… vos yeux ne se rencontrent pas avec les miens… Que deviendrions-nous donc s’il nous fallait mentir continuellement devant des étrangers… pis que cela… moi, devant ma sœur… vous, devant votre femme ?

Robert passa la main sur son front, découragé, puis, il s’écria :

— J’ai déjà remué tout ce que vous me dites ! Évidemment, il y a du vrai !… pourtant, rien ne pourra me faire renoncer à ce mariage !

— Certainement, les répugnances de Mme Leydet étaient légitimes ; cependant, en approfondissant, les faits se modifiaient et perdaient de leur force. D’abord, il était hors de toute probabilité qu’Yvonne apprît jamais un secret qu’ils étaient tous intéressés à garder. Ensuite, jamais lui et Germaine ne s’étaient véritablement aimés ; leur liaison, inconnue de tous, était déjà oubliée d’eux-mêmes.

D’un autre côté, il aimait Yvonne et Yvonne l’aimait de la sérieuse affection, sans aveuglement et sans emportement, qui fait les ménages paisibles et vraiment solides.

Devait-on sacrifier leurs certitudes de bonheur, seulement à cause de cette déplorable liaison qu’on lui pardonnerait avec toute autre femme ! Le malheureux hasard qu’il lui avait fait rencontrer la sœur de celle qu’il aimerait devait-il le condamner impitoyablement.

Vivement chagrin de ne pouvoir amener sur ses lèvres ce qui convaincrait Suzanne, dans un besoin d’expansion, il saisissait ses mains, et, penché vers elle, il lui parlait ardemment, tâchant de lui communiquer sa conviction.

— Je vous jure qu’elle ne m’est plus rien ! L’aurais-je quittée si j’avais eu un reste de tendresse ou de désir pour elle ?… Qui m’empêchait de la rejoindre ?… C’est vous, tenez, que j’aurais aimée si je n’avais pas rencontré tout de suite Yvonne à votre côté !… Votre beauté, votre maternité charmante, votre intelligence qui vous laisse si femme ! tout en vous me séduisait, puis, Yvonne, presque semblable à vous, m’a sauvé de cette passion qui aurait achevé de briser ma vie, car vous n’êtes pas de celles à qui on avoue même qu’on les aime !

Suzanne écoutait, vaguement remuée par la voix chaude, l’accent sincère de Robert. Elle regardait machinalement la vitre couverte de vapeur qui les enfermait, invisibles, dans la voiture qui roulait, au trot du cheval.

Un tête-à-tête dans un lieu isolé, avec un homme jeune, trouble toujours une femme quand, pour obtenir quelque chose, il l’enveloppe de la caresse de sa voix, et de son geste, même chaste. Si les sens dominent chez la femme, cette émotion la jette brusquement dans les bras de l’homme, sans que, une heure auparavant, elle eût pu le prévoir. Si elle est honnête, le trouble reste cérébral, mais n’en est pas moins profond. Sans la comprendre, sans l’analyser, Suzanne subissait cette impression. Causant avec Robert dans un lieu ouvert, en présence d’un tiers, jamais elle n’aurait accepté ce mariage qui heurtait ses principes et sa délicatesse ; seule, elle se sentit vaincue, et ses idées se modifièrent sous le vouloir du jeune homme.

Elle cédait, brisée de la lassitude intellectuelle du débat de sa raison contre son désir, dans un trouble très doux. Cependant, elle fit un dernier effort :

— Laissez-moi le temps de réfléchir… dans quelques jours, nous reparlerons de cela.

Mais, ardemment, le jeune homme combattait ses atermoiements. À quoi bon attendre ? le temps ne ferait qu’ajouter aux difficultés de la situation. Yvonne pouvait s’inquiéter, se piquer, chercher, deviner, enfin !

C’était juste ; pourtant, elle balançait encore, dans une appréhension de la gravité de sa décision. Enfin, elle se décida :

— Allons, je me rends !… J’espère ne pas faire notre malheur à tous !

Quoique sa responsabilité lui parût pesante, jamais elle n’avait voulu la faire partager à Philippe. Pourtant, son habitude était de tout soumettre à son mari. Dans ce cas-là, un sentiment indéfinissable lui faisait croire qu’elle n’avait pas le droit de l’introduire dans le secret de Germaine.

Confusément, elle sentait que l’esprit de Philippe eût repoussé immédiatement une union aux mauvaises bases ; et un instinct, un sentiment très doux la prévenait pour Robert. Elle avait vu naître, conduit son amour ; il lui coûtait de le rompre à jamais.

Quand Robert comprit qu’elle consentait enfin, dans un élan de joie, il saisit ses mains et les baisa longuement.

Elle n’était pas habituée aux démonstrations ; dans la surprise de cette caresse soudaine, une sensation aiguë la traversa qui la fit se rejeter en arrière, retirant vivement ses mains, chaudes de l’étreinte du jeune homme. Puis, embarrassée de sa brusquerie sans motif avouable, elle se pencha, essuyant la vitre pour s’occuper, la respiration brève, l’esprit très loin des remerciements dont Robert la couvrait.

Maintenant, la voiture longeait la Seine de son trot ralenti. Un brouillard était venu, blanc et lourd. Au-dessus du parapet de pierre lisse, la rivière coulait verte et glauque, sillonnée de temps en temps par un bateau omnibus qui filait, ridant l’eau trouble, son pont désert et glacé. Plus loin, le brouillard tombait épais, voilant les seconds plans terminés brusquement.

Peu à peu, le silence de Mme Leydet gagna Robert. Alors que ce qui les préoccupait était résolu heureusement, un trouble lui venait de se trouver seul si près d’elle, avec l’intimité de leurs corps se frôlant dans l’étroitesse de la voiture. Pour la première fois, il remarquait la grande ressemblance de Suzanne avec Germaine. Malgré lui, ses yeux s’attachaient, avec un souvenir sensuel, à la blancheur du cou et du menton de la jeune femme qui s’enfonçait dans la fourrure du manteau avec un geste familier à Germaine.

Enfin, avec le regret d’une émotion inutile, il baissa la vitre, et cria au cocher l’adresse du boulevard Malesherbes.

Leur gêne cessa avec l’air vif du dehors et la nécessité de se séparer bientôt. Rapidement, ils convinrent de la marche à suivre pour renouer le mariage et le terminer le plus prochainement possible. C’était très simple. On expliquerait le prétexte de la veille ; il viendrait le lendemain ; et, après la réponse officielle d’Yvonne, on presserait les démarches.

De Germaine, ils ne disaient rien ; gênés, sûrs aussi que son indifférence n’entraverait rien.

Au boulevard Malesherbes, Suzanne serra une dernière fois la main de Robert, et rentra seule, avec le soulagement d’une décision prise, la ferme résolution d’écarter les mauvais pressentiments qui la troublaient.

Lorsqu’elle annonça à Yvonne la visite et la demande certaine du jeune homme pour le lendemain, le mouvement de joie sincère, l’élan qui jeta sa sœur à son cou fut si significatif, qu’elle se réconcilia tout à fait avec le consentement qui lui avait été arraché.

Germaine, qui était présente, n’eut qu’un sourire tranquille, ses yeux purs fixés sur Mme Leydet, heureuse, en bonne sœur, de la joie d’Yvonne. Et, très vite, elle plongea ses sœurs dans les détails matériels du mariage décidé ; les préparatifs de la cérémonie et du trousseau : si l’on voulait se marier le mois prochain, l’on n’avait pas trop de temps devant soi.

Et, malgré elle, Suzanne, devant la facilité de ce dénouement, oubliait ses angoisses et les dessous d’infamie écartés si simplement, se laissant aller au torrent de lingeries, de robes, de chaussures, de gants, de dentelles dans lequel on l’entraînait.