Victor-Havard, éditeurs (p. 46-86).

II

Suzanne n’était pas encore à l’âge où les soirées éloignent le sommeil. Après huit heures de calme repos, son bon sens de femme forte et saine lui reprocha les jugements hâtifs de la veille, se refusant à admettre la flétrissure de sa sœur qui lui paraissait prouvée, dans la fatigue et la surprise de l’arrivée.

À peine était-elle éveillée, Germaine entra, fraîche et souriante, vêtue d’un peignoir de flanelle rose, très simple. Elle sortait du bain, et sa peau moite, très blanche, sentait bon.

Elle apportait elle-même deux tasses de chocolat, et, assise près du lit de sa sœur, elle avala doucement le liquide très chaud, causant gaiement.

Par acquit de conscience, pour se débarrasser d’une pensée qui la gênait, Suzanne la questionna :

— Tu as trouvé ton amie, hier ?

Tout en remuant son chocolat, qui, décidément, la brûlait, Germaine répondit tranquillement :

— Louise Danesse ?… Oui… mais, nous n’avons rien décidé… c’est toujours comme cela avec elle ! Très intelligente, mais absolument toquée… Tu ne la connais pas, je crois ?… Non, c’est vrai, il n’y a que deux ans qu’ils habitent Paris… son mari était avocat à Bordeaux… Ils nous sont un peu parents… alliés plutôt…

Et elle se lança dans une généalogie très compliquée dans laquelle Suzanne se perdait.

Un regret très vif venait à celle-ci d’avoir pu soupçonner cette femme au regard limpide, qui bavardait, légère, vive, sans préoccupations ; et, elle se reprochait comme une mauvaise action de l’avoir accusée, mentalement traînée dans la boue, sans preuves, sur des faits sans importance.

Puis, baby, dont la chambre était voisine, arriva au bruit des voix, et de nouveaux remords envahirent Suzanne quand l’enfant, assis sur les genoux de sa mère, trempa son museau dans la tasse de la jeune femme, qui riait tendrement, amusée de la gourmandise câline du petit garçon.

— Évidemment, Yvonne, de nature exaltée, avait exagéré le tableau de l’intérieur désuni des Watrin. Il était facile de voir que l’enfant aimait sa mère, il paraissait avoir l’habitude de ses caresses. Peut-être un reste de tendresse existait-il aussi entre le mari et la femme, liés par ce petit être. Qui sait si la jeune fille n’avait pas laissé pénétrer en elle un grain de cette jalousie, de cette aigreur qui gagne, peu à peu, toute fille qui n’est pas mariée très jeune ?

Certainement, Germaine n’était pas la femme, la mère idéale ! Mais, la pauvre enfant faible, mal mariée, mal conseillée, sans direction, avait dans le fond le cœur bon et tendre. Et elle s’attendrissait des caresses banales que Germaine donnait à Jean.

Tout, ce jour-là, apparut à Mme Leydet d’une façon différente. La salle à manger très classique, en chêne sculpté, lui plut ; éclairée d’un gai soleil qui faisait briller les cuivres et les porcelaines constellant les murs. Cette pièce était trop banale pour être vraiment luxueuse, et Suzanne reprenait pied dans la bourgeoisie cossue du velours vert des tentures et la guipure blanche, très simple, des vitrages.

Elle admirait l’ordre parfait et la propreté éclatante qu’elle rêvait chez elle, et à laquelle, malgré sa surveillance minutieuse, jamais sa cuisinière, paysanne balourde, ni son cocher, valet de chambre à ses moments perdus, ne pouvaient atteindre.

Puis elle se trouva tout à fait à l’aise dans la grande pièce claire qui servait d’atelier de couture ; meublée d’armoires de sapin verni et d’une grande table à tailler où traînaient des patrons avec les grands ciseaux, et les minces rognures de la dernière coupe.

Dans une encoignure, deux grandes glaces descendant jusqu’à terre se rejoignaient, renvoyant l’image d’un mannequin habillé d’un jupon blanc, mince de taille, aux épaules rondes, gardant une ressemblance avec Germaine, malgré la mutilation des bras et de la tête. Près de la fenêtre, une machine à coudre, soigneusement entretenue, fleurie d’or et de nacre, attira l’attention de Suzanne, tandis qué Germaine tirait d’une armoire une toilette récemment terminée ; une idée à elle, un fouillis exquis de gaze blanche et de dentelles.

Et tandis qu’elle la montrait sous toutes ses faces, elle disait convaincue :

— La gaze… vois-tu… il n’y a rien de plus commun, ou bien, il n’y a rien de plus joli… Tout dépend de comment cela est arrangé…

Puis, elle montra une toilette de dîner en pékin rose avec la jupe aux lourdes fleurs d’argent ; une autre, dont les draperies molles de surah bleu pâle découvraient de larges raies de satin brodées de boules de lapis-lazuli. Et, malgré elle, Suzanne s’intéressait à ces étoffes soyeuses, douces au toucher et aux yeux, à ces couleurs harmonisées, ces teintes pour le soir qui gardent une pâleur maladive et sympathique le jour.

Germaine atteignait toujours des robes qui s’étalaient sur des chaises ; la grande table se couvrait de dentelles, de passementeries, de rubans lamés d’or reluisant sous l’éclat du soleil qui traversait les feuilles vertes des palmiers rangés devant la fenêtre. Elle sortait aussi des fleurs artificielles, en longues grappes entourées de feuilles, admirables de vérité, dont elle faisait ressortir l’éclat, les posant d’une main habile dans les plis nacrés des étoffes.

Ensuite, c’étaient, dans des papiers de soie d’une blancheur transparente, des satins pâles, des moires aux dessins changeants comme l’eau d’un ruisseau qui s’écoule ; des foulards lisses, semés de fleurettes légères ; des surahs aux grosses côtes d’étoffe riche malgré leur souplesse. Germaine soulevait seulement le coin de l’enveloppe, et, respectant les plis réguliers des soieries, les replaçait dans les grands cartons qui s’empilaient sur la planche supérieure des armoires. Elle expliquait cette quantité de pièces.

— Tout cela, ce sont des occasions… des coupons. C’est extraordinairement bon marché… Je m’en sers peu à peu… j’aime à avoir beaucoup d’étoffes et de teintes autour de moi quand je compose une toilette… cela me donne des idées.

Dans l’air chaud, un parfum montait ; l’émanation des robes portées, l’odeur délicate des corsages de bal, faite des senteurs des sachets, de sueur féminine, des gommes des satins et des fleurs fondues par la chaleur.

Au milieu de ces répandues soyeuses, veloutées et légères, Suzanne sentait une indulgence l’envahir pour la futilité de sa sœur.

Après tout, n’y avait-il pas dans le maniement, l’arrangement de ces tissus délicats, une jouissance tout artistique, une création passionnante ?

Comme un regret lui venait de ses robes éternellement sombres, solides et dures, qui l’enveloppaient sans grâce, lui faisant porter le deuil de sa jeunesse longtemps avant qu’elle fût envolée. Mariée jeune, et, sitôt le mariage, enterrée dans les soucis de la maternité et les économies d’une petite fortune, elle n’avait jamais connu la sensation de se trouver belle, changée, transfigurée dans une de ces toilettes qui idéalisent une femme.

Pourtant, elle savait avoir été jolie : elle l’était encore. Ses yeux calmes et allongés avaient une grande beauté, ses épaules et ses bras étaient sculpturaux, son teint avait gardé la fraîcheur des femmes chastes. Un instant, il lui passa l’envie, vite oubliée, de se trouver dans un bal à la place de Germaine, admirée et entourée comme elle devait l’être.

— Tu ne sors jamais ? demanda Germaine.

Suzanne chercha, ne trouvant rien d’abord ; puis, il lui revint, du commencement de son arrivée en Berry, le souvenir de quelques sorties : pauvres soirées, plus grosses de préoccupations, de préparatifs, de déconvenues, que d’amusement. Elle se rappelait les courses au fond des vieux magasins de la ville pour se procurer des gants, des chaussures dont elle avait honte ; l’ennui de sa robe de mariage, mal refaite ; la mauvaise humeur de son mari ; le froid en rentrant à pied, les jupes relevées, dans la ville aux rues étroites, dont les rares réverbères laissaient des ombres traitresses sur les bosses et les trous boueux des trottoirs.

— Je suis allée à trois bals, je crois, depuis que je suis à Issoudun : deux fois à la sous-préfecture et une fois à une soirée de contrat ; c’est tout. Maintenant, le sous-préfet n’est pas marié et personne autre ne reçoit… Tout au plus y a-t-il quelques petites soirées sans cérémonie, qui se terminent vers onze heures… mais, je n’en suis pas, cela me dérange plus que cela ne m’amuse.

Germaine fit un geste de dégoût.

— Oui, je vois cela !… des soirées avec deux lampes dans le salon… un jour de sépulcre pour éclairer des robes sombres et des redingotes d’un noir d’enterrement, qui font d’interminables whists sans parler ! Comme dans le temps, chez maman… et l’on appelle cela recevoir !

Et, avec une véritable commisération, elle prit les mains de sa sœur, les berçant doucement dans les siennes.

— Reste un peu avec nous, ma pauvre Suzanne, je te ferai voir quelques gentilles réceptions… Cela te secouera… cela fait tant de bien, le monde !

Suzanne sourit, touchée de la bonne intention de sa sœur.

— Ce n’est pas la peine !… Vois-tu, je ne suis plus qu’une bonne mère de famille, et toujours je le resterai.

Au déjeuner, servi très bourgeoisement par la femme de chambre, Georges parut. Il paraissait gai, toujours soigné, avec une veste de drap bleu doublée de soie rouge, ses pieds chaussés de souliers vernis découvrant largement les chaussettes de soie noire. Un tas de journaux auprès de lui, il bavardait un peu politique, pour amuser les femmes, car cela ne lui importait guère. Puis, il disait un mot de quelques-unes de ses affaires : des canaux dans le midi qui lui fourniraient l’occasion d’emmener Germaine passer quelques jours à Nice ; des chemins de fer norwégiens, moins tentants, ceux-là, à inspecter ! Cependant, l’été, c’était une jolie excursion si l’on trouvait des amis intrépides pour vous accompagner.

La veille, la soirée aux Variétés s’était très bien passée. Il y avait eu des applaudissements pour tout le monde ; la pièce avait réussi et les artistes avaient été acclamés.

Après, on avait fait un gentil souper très intime, point poseur, point bruyant, très gai, tout simple et très bon enfant : l’auteur, un charmant garçon qui avait aussi des attaches dans les affaires, trois ou quatre amis, et enfin, les deux jolies femmes dont la réunion dans la pièce assurait sa réussite ; chacune suffisant à remplir une salle.

Et le souvenir agréable de cette nuit rendait Georges charmant dans sa famille, désireux de faire partager sa bonne humeur.

— Mais, le vrai voyage, disait-il en achevant de peler avec soin une poire, c’est celui de Perse !

Une affaire splendide que je refuse depuis longtemps, de peur d’y gâcher trop de temps. Un projet de chemin de fer reliant l’Europe à l’Asie à mettre debout… Tenez, Yvonnette, voilà un voyage de noces pour vous !… Si vous vous engagez à venir avec moi, j’accepte l’affaire !

Et, enchanté de ce projet, auquel d’ailleurs il n’attachait aucune réalité, il s’enthousiasmait en parlant du voyage triomphal qu’ils feraient dans le pays des Khans et des Rajahs. Il détaillait les costumes nécessaires ; les bagages, les tentes, les armes, les provisions, les malles perfectionnées dont ils se précautionneraient. Il fallait un matériel de route splendide et pratique : une escorte, presque une armée les accompagnerait. Et quel spectacle que ces peuples si différents de notre banalité, ces pays de saleté pittoresque, de chameaux, de guenilles et de tissus resplendissants sous le ciel écrasant, d’un bleu fluide.

Ce n’était plus une étude de chemin de fer qu’il rêvait ; mais la conquête du progrès et de la civilisation sur des peuples presque sauvages. Il voyait déjà la ligne s’allonger, déposer la file interminable de ses stations, l’uniformité de ses rails pareils à Paris et à Samarcand, et jeter le flot des voyageurs européens sur ces terrains incultes qui ne demandaient que l’envahissement de l’industrie moderne pour devenir d’une richesse incomparable.

Il aimait s’emballer ainsi, sincère à la surface, oubliant cinq minutes après ce qui l’avait passionné pendant une heure auparavant. Son imagination galopante se satisfaisait dans l’éruption d’un flot de projets plus ou moins irréalisables, et après cet effort, retombait vite sous la domination de sa raison froide et calculatrice.

Ayant fini sa poire, il se renversa sur sa chaise, enchanté, ayant goûté tous les plaisirs de l’expédition.

— Est-ce décidé ? demanda-t-il. Partirons-nous tout de suite après le mariage ?

Yvonne rougit, murmurant :

— Il faut d’abord que le mariage soit décidé.

Elle était très nerveuse depuis le matin, avec des distractions, de soudaines envies de pleurer sans causes déterminées. Elle évitait de parler de la visite attendue dans la journée, et visiblement, elle en était obsédée, mangeant pour ne pas se faire remarquer et se forçant d’écouter les discours de son beau-frère qu’elle suivait avec peine.

Elle se souvenait des attentions de Robert Champanel pour elle, de l’intérêt avec lequel ses regards la suivaient continuellement aux Charmes. Depuis son retour de la campagne, elle avait souvent songé qu’il l’aimait, que peut-être il voudrait l’épouser, et son consentement était prêt depuis longtemps. Pourtant, un étonnement presque effrayé lui venait du dénouement si proche, de cette fin brusque et naturelle de ses rêves vagues. Il lui semblait que la journée qui commençait n’avait rien de semblable aux précédentes, tous les menus faits de la vie habituelle prenaient à ses yeux une importance inusitée, à cause de la minute approchante où sa vie se déciderait.

Dans chacune des paroles qui lui étaient adressées, elle croyait à une allusion au jeune homme dont sa pensée était pleine ; le bruit assourdi du timbre de l’entrée résonnant la faisait tressaillir, quoiqu’il ne fût pas possible que Robert se présentât à cette heure. Puis, sans raison, elle se persuadait qu’il ne viendrait pas : indécise si cela lui serait une déception ou un soulagement, dans l’émotion et la timidité qui tout à coup l’enserraient.

Le déjeuner qui finissait lui paraissait interminable, et ses yeux, constamment dirigés vers la pendule, se fatiguaient de la marche lente du temps.

Enfin, n’y tenant plus, elle alla s’enfermer dans sa chambre, disant d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre indifférent, la voix embarrassée dans la gorge :

— Si M. Champanel vient, vous me préviendrez.

Ses sœurs la laissèrent s’éloigner, discrètes sur son émotion que, plus elle voulait vaincre, plus elle sentait redoubler.

Vers trois heures de l’après-midi, elle n’avait pas reparu, Suzanne et Germaine étaient seules dans le petit salon. Assise près de la fenêtre, Germaine avait déployé une étoffe lamée d’or qu’elle brodait de soies aux couleurs tendres. Elle avait le goût du travail à l’aiguille, avec des étoffes très jolies, des soies douces au toucher et aux yeux, des ors brillants et riches. Avec le sens naturel de l’union des couleurs, elle produisait sans modèle, sans réflexion même, des chefs-d’œuvre dans lesquels ses doigts d’une délicatesse rare se complaisaient.

Suzanne aurait aimé aussi ces ouvrages où la nature de la femme se révèle : communs, vulgaires, puérils, fantaisistes, sensuels ou corrects selon l’ouvrière. Les siens auraient été de vastes compositions riches plutôt par l’ensemble, plaisant par la sobriété harmonieuse des dessins et des teintes. Germaine se lançait dans des broderies d’une fantaisie singulière mariant les teintes avec audace, tirant des effets sensuels des velours épais et des peluches miroitantes aux nuances indécises et frissonnantes.

Avec un regret, Suzanne se rappelait un projet caressé au commencement de son mariage : tout un meuble de salon en vieux point Louis XIII, dont les dessins décoratifs et larges plaisaient à son esprit correct. Mais, le temps et l’argent lui avaient manqué pour réaliser ce désir, que sa raison bourgeoise avait bien vite relégué dans les nombreuses choses impossibles ; et, éternellement, ses travaux étaient des raccommodages rebutants et des vêtements d’enfants simples et solides.

Ce jour-là, étonnée d’être inactive, elle suivait avec intérêt l’aiguille rapidement maniée de sa sœur, s’émerveillant de la richesse soudain répandue sur l’étoffe unie.

Derrière elles, Baptiste ouvrit la porte ; et, sa voix solennelle remplissant le salon, il annonça : — M. Champanel !

Un jeune homme blond, de taille moyenne, entra. Sa moustache mince surmontait une jolie bouche aux lèvres délicates un peu nerveuses, ses yeux bleu clair avaient une grande douceur. Son costume était élégant, sans prétention, et il s’avançait avec l’aplomb tranquille d’un homme du monde.

Germaine se leva, rejetant sur une petite table son ouvrage et les menus brins de soie qui s’attachaient à sa robe, et elle s’avança vers le jeune homme.

Comme un éclair, elle le reconnut ; elle poussa une sourde exclamation, le visage décomposé ; sa main tremblante chercha instinctivement un appui dans le vide.

— Quoi ?… Qu’as-tu ? cria Suzanne effrayée. Mais elle ne répondit rien, fixant, éperdue, Robert. Celui-ci se tenait droit, les yeux dirigés à terre, une contraction sur la face.

— Sortez ! supplia enfin Germaine, sortez !… Robert… oh ! cela me tue !…

Robert jeta un regard de détresse à Suzanne.

— Madame… commença-t-il.

— Mais oui… allez-vous-en, balbutia-t-elle précipitamment, vous lui faites mal, je crois… allez ! allez !…

Robert lança un dernier regard à Germaine qui restait droite, le regard fou ; et sans parler, il sortit rapidement, pâle et les lèvres serrées.

Germaine écouta un instant les pas s’éloigner, puis, éclatant en sanglots nerveux, elle s’affaissa à terre, la tête cachée dans les coussins d’un canapé qu’elle froissait de ses mains tremblantes.

Suzanne, la gorge serrée, terrifiée, sans réflexion, la questionnait, l’implorant en paroles sans suite :

— Germaine !… ma Germaine !… réponds-moi !… qu’as-tu ?… tu es malade ?… veux-tu de l’eau ?… veux-tu que j’ouvre la fenêtre ?… Parle-moi donc !

Et son esprit se butait à une idée de mal physique, oubliant tout.

Enfin, Germaine se releva, essuyant d’un geste brutal les larmes qui coulaient le long de sa figure brûlante, et, elle parla, parcourant la chambre sans s’en apercevoir, la poitrine soulevée de mouvements convulsifs ; disant tout dans l’excès de son désarroi, d’une voix changée, tremblante et monotone.

— Alors, tu ne devines rien ?… Tu ne vois pas que cet homme était mon amant ?

Sans entendre le cri de souffrance de sa sœur, elle continua :

— Oui, mon amant !… je l’ai connu comme une fille, un matin, au Salon… il m’a parlé… je lui plaisais… je lui ai donné rendez-vous là-bas, dans un appartement que j’avais loué exprès… je voulais un amant… oh ! n’importe lequel !… c’était de l’argent dont j’avais besoin… Georges m’en refusait… il fallait bien que j’en trouvasse ! Tu ne me comprends pas, n’est-ce pas ?… Tu ne crois pas que cela soit moi qui parle ?… Moi aussi il me semble que c’est un rêve !… Oh ! cela ne devrait pas arriver ces choses-là !… Mon Dieu, que je souffre !

Et interrompant sa course inconsciente elle se laissa glisser sur un fauteuil, essayant de maîtriser le frisson qui la secouait tout entière.

Blanche comme une morte, Suzanne tâchait de comprendre.

— Mais, comment est-il venu ici ?… Tu ne savais donc pas son nom ? demanda-t-elle enfin, la voix brisée.

Germaine secoua la tête :

— Non… c’était convenu entre nous… je ne savais pas son nom, il ne savait pas le mien. Jamais nous ne devions chercher à nous connaître. Nous ne nous rencontrions que là-bas… Et, il est entré tout à l’heure chez moi !…

Une angoisse lui coupa la voix : — Quelle terrible chose ! le voir ici, lui !

Ensuite, à tort et à travers, elle expliqua, dans un besoin de parler, de révéler tout ce qu’elle avait si habilement caché depuis trois ans.

Elle ne pouvait dire comment l’idée lui était venue, tout naturellement, de se procurer de cette manière infâme l’argent qui lui faisait défaut. Peut-être s’y était-elle habituée, au commencement de son mariage, lorsqu’elle coudoyait, dans tous les lieux où son mari la menait, l’amour payé, le facile échange de la beauté de la femme contre des billets de banque. Peut-être n’y avait-elle jamais eu de répugnance. Dès son jeune âge, elle avait eu du goût pour les hommages brutaux d’hommes inconnus, recueillis dans la rue. Elle était heureuse, à quinze ans, de recevoir un compliment insultant d’un passant ; flattée de sentir, avec son savoir de jeune Parisienne que, si elle était à vendre, elle ne manquerait pas d’amateurs. Dans le frottement des vices de Paris, elle avait eu tout de suite conscience de sa valeur vénale, et elle s’en faisait honneur, fière de représenter un capital, longtemps avant d’avoir la pensée de l’exploiter.

D’ailleurs, ses idées se brouillaient sur la morale, qui lui paraissait des conventions plus ou moins respectées par la société. On admettait qu’une femme se donnât en mariage pour de l’argent ; journellement, on plaisantait d’un jeune homme épousant une femme uniquement pour sa dot. Suffisait-il donc que l’acte civil et religieux y passa, pour sanctifier ce qui n’était, en réalité, qu’un accouplement vénal ?

Les romans démodés qu’elle avait lus, tout en exaltant pour un temps son imagination, lui avaient laissé la conviction du pouvoir de la femme. Anciennement, on lui donnait son cœur, sa vie, son honneur ; de nos jours, on lui donne de l’argent qui, avec les besoins de la vie moderne, vaut plus que tout.

Quand elle s’était mariée, tout en connaissant vaguement la puissance de l’argent, elle ne le désirait pas, ignorant les jouissances qu’il procure, et dont elle s’affamerait de plus en plus. Plus tard, aux prises avec ses désirs de luxe toujours montants, elle s’était affolée, prête à tout pour se procurer ce qui lui manquait.

Son affection pour son mari était morte très vite ; l’amour ne lui représentait plus qu’un acte sans charme, toujours ennuyeux, quelquefois pénible, auquel, pour s’y soumettre, on devait attacher un but plus solide que le plaisir. D’un autre côté, elle s’irritait de voir Georges gagner de fortes sommes, et en consacrer la plus grande partie à son existence et à ses plaisirs particuliers. Une rage lui venait de tout cet argent qui roulait à côté d’elle sans fruit pour ses convoitises ; elle voulait en gagner aussi ; le gagner seule, afin de le sentir bien à elle, libre de tout contrôle. Son corps pouvait seul le lui procurer : elle s’en servit.

— Vois-tu, disait-elle de sa voix troublée, tu ne me comprendras peut-être pas, mais ce mystère entre nous, c’était ma dernière honnêteté… Il ne savait rien de moi… J’étais une femme et c’est tout… Il n’a rien eu de moi… Ce n’est pas Germaine qu’il possédait, c’était une inconnue, que, rentrée chez moi, je pouvais oublier aussi… Jamais je n’aurais pu être la maîtresse d’un homme de notre monde… le voir, lui serrer la main en public… subir la torture de le rencontrer dans toutes les circonstances banales de la vie, en présence d’étrangers… Je n’aurais pu supporter ce supplice. Mais, maintenant, le voilà arrivé le supplice !… il a tout découvert !

Et, se levant, elle reprit sa course désordonnée :

— Il sait qui je suis !… il m’a reconnue !… mon nom, ma famille, tout, il sait tout !

— Et Yvonne ! dit lentement Suzanne.

Germaine s’arrêta, frappée d’une idée qui, dans son égoïsme, ne lui était pas encore venue. Elle dit, presque bas :

— C’est vrai.

Suzanne passa la main sur son front. Tout se brouillait dans sa tête sous le choc de cette révélation subite :

— Voyons, reprit-elle avec effort, s’il t’aime, comment veut-il épouser Yvonne ?

— Mais, c’est fini ! répondit vivement Germaine. Il y a plus d’un an que nous ne nous sommes vus !

— Tu ne le vois plus ? s’écria Suzanne, le souvenir du peignoir entrevu la veille traversant rapidement son esprit.

— Non, je te le jure, affirma Germaine.

Son accent était si juste, si sincère que Suzanne fut presque convaincue ; et, passant à une autre pensée, elle interrogea, très émue :

— Et c’est pour de l’argent que tu t’es donnée, mon enfant ?… Voyons, tu l’aimais aussi ?… Dis, je t’en supplie ?… ton mari te trompait… tu as voulu te venger ?… tu étais seule, tu as eu besoin d’une affection… Robert t’a plu… il est jeune, attachant, il est tendre… Voyons, parle ! ajouta-t-elle avec colère.

Germaine se troubla, affaissée, elle pleurait molle et faible comme une enfant.

— Que veux-tu que je te dise ? dit-elle doucement, évidemment, j’en ai beaucoup voulu ;… j’en veux encore à Georges de son abandon… Robert ne me déplaisait pas…

— Alors, c’est tout ce que tu trouves à dire ? cria Suzanne.

Germaine se tut, pleurant plus fort.

— Je n’excuse pas une faute causée par l’amour, reprit Suzanne, très émue. Mais je puis la comprendre… tandis que tu me laisses croire une chose impossible… Tu t’es vendue pour subvenir à tes besoins de fille, à ton amour des jouissances, à ton appétit de luxe et de faux brillant ?… Tu t’es vendue pour accrocher des loques à tes murs, pour te couvrir de chiffons qui ne laissent même pas la place à ton fils de t’embrasser !

— Tu t’es vendue ! répéta-t-elle avec un gémissement sourd. Mais alors, qui es-tu ?… Car, tu n’es pas ma sœur, je te renie !… Je ne veux pas que notre mère ait eu une créature comme toi parmi ses filles !

Germaine, vaincue, pleurait silencieusement, un bras replié sur la figure, tous les souvenirs d’honnêteté stricte de son enfance s’emparant d’elle pour l’accabler.

Après avoir respiré, Suzanne reprit, transfigurée, belle de toute son indignation :

— Tu me dis que tu ne voulais rien connaître de ton amant ?… C’est une dernière lâcheté de ta part… un calcul odieux… Ah ! je te comprends ! de cette façon, tu te débarrassais facilement, et du monde, et de l’amant !… En effet, ceux qui aiment, le monde les surprend bien vite… des regards qui se cherchent… une étreinte trop tendre, cela se remarque !… puis, l’amant est souvent gênant… il est jaloux… il s’implante dans la vie d’une femme comme s’il lui était quelque chose ! tandis que tu réglais les heures de tes ivresses selon le prix que l’on te comptait… Tu sortais de ses bras à l’heure dite, et, jusqu’au moment où il te fallait reprendre le joug de ton métier, tu étais libre et tranquille !… Ici, tu jouais l’honnête femme… on te respectait, et tu avais le cœur paisible !… Ce n’était pas mentir cela ?… Je te le répète… je te pardonnerais peut-être, si tu m’avais dit : « C’est vrai, j’ai aimé, j’ai failli, mais c’est une folie dans une heure d’abandon qui m’a envahie, et je ne puis me reprendre. » — Tandis que tu n’as pas un mot d’amour ni de tendresse !… Robert n’a été pour toi qu’un passant banal !… Rien que calcul et vénalité honteuse !… De quelle boue es-tu faite !

Suzanne, violemment agitée, s’accouda à une table, cachant sa figure dans ses mains. Accablée, Germaine tendit les bras vers sa sœur d’un geste de prière instinctif, et, désespérément, elle dit :

— C’est vrai… je suis faible, coupable !… Mais, tu ne sais pas les tentations toutes-puissantes que j’ai subies… Tu ne te doutes pas, dans ta vie calme et obscure, des folies du monde !… Oui, quand, par hasard, je me reporte aux habitudes si simples et si bourgeoises de notre enfance, je me rends bien compte que c’est une folie de dépense inutile, de luxe stupide dans laquelle j’ai été entraînée et qui me tient aujourd’hui… Nous voyons des gens dix fois plus riches que nous ; j’ai beau me raisonner, je me laisse toujours emporter, je les imite, je fais ce qu’ils font… près d’eux, je ne sais plus rien, je ne compte plus… Mon luxe me paraît toujours mince auprès de celui des autres ; et, rendue à moi-même, quoique je me promette à chaque dépense que ce sera la dernière, je ne peux tenir ma résolution… Et, pourtant, j’ai gardé beaucoup de l’ordre, de l’économie de notre famille… Avec ce que je dépense, je fais dix fois ce que d’autres feraient à ma place !… Ensuite, je ne peux pas envisager une dette… Pour moi, une note, un retard, c’est une obsession, une maladie !… D’ailleurs, c’est ce qui m’a perdue !… Si j’avais pu, comme tant de femmes, me lancer éperdument sans compter, profiter du crédit que j’avais si facilement, jamais je n’en serais venue à une liaison qui ne m’a pas tenté, qui m’a seulement été imposée par la nécessité… Suis-je plus coupable de m’être déshonorée par faiblesse que par vice ?… Les commencements m’ont été plus pénibles qu’agréables, je t’assure !… peu à peu, je me suis rassurée… Comme rien ne se découvrait, j’ai cru qu’il en serait toujours ainsi… Aujourd’hui, je suis cruellement punie !… Est-ce ton devoir de m’abandonner ?… Auras-tu la force de me rejeter ? Que t’importe ce que j’ai fait, tu es ma sœur, tu m’as aimée, aie pitié de moi quand je souffre tant et que je suis si seule !… Crois-tu que ma mère ne m’eût pas tout pardonné ?… Tu es tout ce qui me reste d’elle… ne me repousse pas !

Suzanne se souleva avec émotion. Dans l’état nerveux où cette scène l’avait mise, l’appel désespéré de sa sœur remua profondément son cœur maternel. Elle la regarda, et une pitié immense lui vint tout à coup pour cette faiblesse qui faisait le mal sans le comprendre, le sens moral absent, la délicatesse détruite.

Alors, silencieusement, elle attira la jeune femme frémissante sur sa poitrine et l’embrassa tendrement, pendant que de grosses larmes coulaient de ses yeux baissés.

— Est-ce que je sais comment j’en suis arrivée là ! murmurait Germaine. Comment ai-je pu consentir à accepter une existence pareille, qui ne me donnait pas même la tranquillité !… Je ne sais pas. Quand je suis auprès de toi, cela me transporte au temps de notre première jeunesse, et je vois, je juge ma transformation… J’ai été entraînée peu à peu… d’abord je m’ennuyais à la maison, Georges n’y étant plus… Je suis sortie… j’ai eu des amies… avec elles, des besoins de luxe irrésistibles et chaque jour je m’enfonçais davantage. Je t’assure que je suis encore moins coupable que bien d’autres !… si tu savais ce qui se passe autour de moi !

Et, elle tamponnait son visage avec un mouchoir fin, songeant déjà à sa figure décomposée.

— Si tu savais ce que j’ai appris de mes amies ! Ce qu’on dit, ce qu’on répète entre soi !… tu parles d’aimer !… Qui aime, maintenant ?… Il y a celles qui ont besoin d’amour physique et celles qui ont besoin d’argent… Moi, je n’ai pas de tempérament. Si mon mari ne m’avait pas entraînée, excitée, s’il n’avait pas détruit tout ce que j’avais d’honnête dans le cœur, jamais je n’aurais pu me résoudre à tomber ainsi… tout mon être se serait révolté.

Elle se tut un instant, les yeux fixés sur le tapis, des souvenirs l’envahissant ; puis, avec un sentiment profond, elle reprit :

— Ah ! Suzanne… mon mari m’a moins respectée… il m’a plus avilie que mon amant !… Tu ne te doutes pas de ce qu’il m’enseignait moins de huit jours après notre mariage… tandis que j’étais encore si ignorante que je ne distinguais pas ce qui était honteux de ce qui est naturel… C’est bien commode aux hommes d’épouser des vierges, des innocentes !… Après lui, je n’avais plus de hontes à connaître, ni de répugnances à vaincre.

Tout en parlant, elle ouvrait une petite boîte de poudre de riz, et elle poudrait délicatement son visage brûlant, son émotion très vraie, pourtant.

— Après mon mari, continua-t-elle, les femmes sont venues m’achever… parmi mes amies, je n’en connais que trois qui aient des amants… C’est peu, mais je t’assure que ce ne sont pas les plus corrompues !… Je ne puis pas te répéter ce que nous disons en riant… tu es trop loin de cela… je rougirais devant toi !… Qu’ai-je fait, moi, en comparaison d’elles ?

Et, serrant ses bras autour d’elle, elle se regardait avec attendrissement.

— Cependant, je souffre dix fois plus qu’elles !… En définitive, je n’ai pas un moment de calme… Je n’ai pas la récompense du plaisir, je suis esclave de ma faute… Sans cesse, je crains d’être découverte… Je suis obligée de mentir et de surveiller mes mensonges, dans une crainte constante de me contredire… Malgré tout, je suis toujours dans la misère, je cours du matin au soir, je travaille comme une ouvrière !… Ah ! je suis bien punie… Si tu crois que je tiens à mes amours !… pas plus que Georges aux siens, qui ont le tort de lui coûter plus cher !

Suzanne se leva brusquement. De nouveau sa sœur la choquait ; après s’être attendri, son cœur se fermait.

Elle interrompit Germaine presque durement :

— Voyons, ce qui est fait, est fait !… Maintenant, il faut chercher comment nous pourrons expliquer à Yvonne la rupture de son mariage… Quant à M. Champanel, il est inutile de s’en occuper…

— Peut-être espère-t-il encore ? objecta Germaine.

— Quoi ? demanda Suzanne, la voix brève. Être le mari d’Yvonne après avoir été l’amant de sa sœur ?

Germaine baissa la tête en silence ; et, tandis qu’elle se pelotonnait dans un fauteuil, l’émotion épuisée, l’esprit déjà ailleurs, brisée de la dépense nerveuse qu’elle avait faite et des larmes qui n’étaient pas accoutumées à tomber de ses yeux ; Suzanne cherchait, inhabile, à construire un mensonge plausible.

Enfin, elle rassembla un projet confus : d’abord, cacher à Yvonne la visite courte du jeune homme, le dire retenu dans le Berry pour affaires ; et, de jour en jour, éloigner par un prétexte la visite et la demande attendues. L’indispensable était de ne pas laisser Yvonne s’habituer à cette idée de mariage qui, malheureusement, lui souriait déjà trop.

Quand la jeune fille entra dans le salon, une interrogation dans le regard, ses sœurs étaient assez remises pour expliquer avec calme leur défaite. Elle écouta en silence, subitement sérieuse, ses yeux fixes se portant de Suzanne à Germaine avec la conviction qu’elles mentaient. La déception de cette journée écoulée dans l’anxiété de l’attente se fondait dans l’irritation d’une trahison devinée : non de la part de l’homme qu’elle considérait déjà comme son fiancé, mais de celle de ses sœurs, qu’elle épiait avec une haine jalouse, immédiatement née. Cependant, sans preuves, elle ne pouvait que se taire et attendre, observant seulement avec attention les indices qui pouvaient lui découvrir ce qui se passait.

Le reste de la journée se traîna, dans une gêne, chacune poursuivant une idée qu’elle taisait. Le dîner parut long. Baby Jean était chez des amis, Georges s’était excusé, et, Germaine abattue, n’eut pas même un sourire à l’explication embrouillée qu’il crut devoir donner de son absence, devant Suzanne.

Ensuite, dans le fumoir, la soirée commença, accablante, coupée par la banalité de quelques phrases jetées, de loin en loin avec effort, par les femmes absorbées.

On avait servi le café ; personne n’y touchait. L’âcre senteur qui montait des tasses froidissantes se mêlait au parfum fade se dégageant des tentures d’orient chauffées par les vapeurs lourdes du calorifère. Aucun bruit extérieur ne traversait les portières épaisses, et le calme de la pièce devenait un malaise.

Le courrier du soir apporta une lettre à Suzanne qu’elle lut longuement, les pieds au feu, la tête cachée dans l’ombre du grand fauteuil dans lequel elle était assise.

— C’est de ton mari ? demanda Yvonne.

Sa voix mal assurée résonnait péniblement dans le silence du salon. Suzanne ne répondit rien, la jeune fille n’insista pas ; baissant la tête sur un livre qu’elle ne lisait pas, tournant les pages irrégulièrement, quand une honte la prenait qu’on ne s’aperçût de ses distractions.

Germaine travaillait assidument, sans un regard. Courbée sous la lampe, elle piquait des paillettes d’or sur un carré de satin.

La lettre était de Robert, et Suzanne la relisait sans pouvoir se décider : — « Chère madame, on vous a sans doute tout dit. Mais, je vous en supplie, avant de prendre un parti irrémédiable, consentez à m’entendre. Je connais votre caractère droit et ferme, et je suis sûr que vous jugez impossible de donner suite au projet de mariage que vous aviez bien voulu accueillir. Cependant, je crois que vous m’estimez assez pour m’accorder une entrevue. Demain, je vous attendrai devant la Madeleine, du côté du boulevard Malesherbes. Depuis midi, je serai là. Je vous en prie, madame, au nom de l’affection profonde que j’ai pour Mlle Yvonne, ne me refusez pas cette grâce !

« ROBERT CHAMPANEL. »

Suzanne rêvait. Lassée, écœurée de la scène de la journée, il lui prenait une lâcheté devant une nouvelle explication.

Accepterait-elle ce rendez-vous ? — Rien que ce mot lui répugnait, évoquant en elle mille idées honteuses. Tout ce qui était louche, mensonger, lui paraissait odieux. D’ailleurs, que lui dirait-il ? Son amour pour Yvonne pouvait être réel ; il l’était certainement, mais changerait-il ce qui était ? Effacerait-il l’odieux de la situation ? Il avait été l’amant de Germaine, il ne devait pas entrer le front haut dans la famille. À quoi bon, alors, discuter ? Le revoir maintenant la faisait rougir, la torturait comme si la faute avait été la sienne.

Cependant, elle saisit un regard furtif qu’Yvonne lui jetait. La jeune fille devinait que la lettre était de Robert, et son inquiétude souffrante se peignait si entièrement sur son visage que Suzanne sentit s’ébranler ses répugnances pour l’entrevue demandée.

Jusque-là, elle n’avait guère songé à Yvonne, toute à l’émoi et à la douleur causés par Germaine. Maintenant, elle considérait la jeune sœur avec pitié, se rappelant les projets confiants qu’elle faisait, la veille encore.

À l’émotion dont Yvonne était envahie, il était évident qu’elle aimait Robert encore plus qu’elle ne l’avouait. Son abandon supposé la ferait sérieusement souffrir.

Alors, Suzanne se sacrifiant céda : elle irait au rendez-vous. Peut-être, Robert, avec son amour, découvrirait-il un biais pour adoucir la cruauté de cette rupture que la jeune fille devait subir, dans une injuste expiation des fautes de sa sœur.