Victor-Havard, éditeurs (p. 1-45).

I

Il était deux heures. Un soleil de décembre un peu pâle traversait les platanes défeuillés du boulevard Malesherbes et venait égayer le petit salon encombré de bibelots, surchargé de draperies ou Germaine lisait. Le roulement assourdi des voitures montait du dehors, coupé de la corne lointaine des tramways ; et, ce bruit discret, dans la paix du salon, n’était qu’un gai rappel de la vie parisienne qui s’agitait près de là.

Vingt-cinq ans, de taille moyenne, d’une minceur ronde, des mains et des pieds délicats, Germaine, avec ses yeux bruns très doux, ses cheveux châtains, légers, avait un attrait absolument féminin, tout de charme physique.

Assise dans un large fauteuil bas, son corps s’abandonnait dans une jolie attitude de repos, enserré dans un corsage et une jupe de moire gris clair ; d’énormes plaques hollandaises de vieil argent rattachaient la traîne de peluche grise qui s’étalait à terre avec des reflets chatoyants.

Elle tenait à la main un roman récemment paru, et le livre, avec sa couverture jaune cru et les grosses lettres noires de son titre jurait avec cet intérieur élégant. On devinait les violences qu’il contenait à son aspect carré, brutal, sa physionomie particulière de livre réaliste. Il tranchait fortement avec les soies douces, les velours épais, l’ensemble discret aux teintes effacées de toute la pièce d’un bon goût très mondain.

Elle lisait avec distraction, la physionomie nulle. La vie mondaine lui laissait rarement une heure à donner à un livre, et l’habitude lui manquait pour suivre et s’intéresser à la pensée écrite. Sa jolie tête au regard sans vivacité était peu intellectuelle, gardant à l’âge où les traits s’accentuent une finesse excessive de contours, une rondeur enfantine ; la bouche aux lèvres pleines et la courbure molle du cou d’une sensualité délicate, très raffinée.

Ses yeux se tournaient de temps en temps, dans une visible attente, vers la pendule : un bijou Louis XVI niché dans une étagère de bois de rose, doublée de satin pâle.

Enfin, la porte du fond s’ouvrit, et un domestique introduisit une jeune femme. Germaine s’élança, jetant son livre à la volée, sur une table, soulagée d’en avoir fini de l’attente et de la lecture.

— Enfin, te voilà, Suzanne !

Et les deux femmes s’embrassèrent sincèrement dans une tendresse de longue date.

Les deux sœurs, à n’en pas douter : la même taille, les mêmes traits ; quoique Suzanne fût plus âgée et qu’on ne sait quoi de très différent, de plus sérieux, de plus bourgeois fût répandu sur sa personne. Son costume aussi disait toute une existence dissemblable, provinciale et insoucieuse de plaire : une robe de lainage sombre, un peu fatiguée, qui apparut lorsqu’elle déposa sa capote noire et sa pelisse de drap brun bordée de loutre.

Elle ôta ses gants, les plia soigneusement ; puis, examinant Germaine, elle eut un sourire maternel :

— Comme tu es belle !

La jeune femme eut une seconde d’embarras.

— C’est mon jour aujourd’hui… Oh ! n’aie pas peur, ajouta-t-elle vivement, personne ne viendra nous déranger avant quatre ou cinq heures… Nous avons le temps de causer.

— Bien, alors… La petite sœur n’est pas là ?

— Non, nous sommes seules… Yvonne ne rentrera que plus tard… Voyons, dis tout de suite… C’est un mari pour elle que tu nous apportes ?

Alors Suzanne s’enfonça dans un fauteuil et, bien installée, les mains croisées, elle dit avec un visible contentement :

— Oui, et un bon, je crois.

— Ah ! tant mieux ! soupira Germaine avec soulagement. C’est qu’elle a vingt-deux ans passés, et je désespérais de la marier !

— Voilà ce que je ne puis comprendre !… Comment dans toutes vos relations n’a-t-elle pas plu à quelqu’un ?

Germaine eut un geste d’impatience.

— Yvonne est assez jolie pour plaire dans le monde, elle y a des amoureux… mais, on ne trouve pas de maris possibles, maintenant, avec uniquement cent mille francs de dot !… Quand nous nous sommes mariées, il y avait des espérances, la position de notre père, président à la cour de cassation, faisait de l’effet à de certaines gens… Mais, alors que nos parents sont morts, ce n’est plus la même situation… Yvonne a l’air recueillie par nous et cela fait mauvais effet.

— Eh bien ! annonça Suzanne avec bonne humeur, son sourire illuminant sa physionomie franche et spirituelle ; je connais un jeune homme à Issoudun qui possède une très belle terre et à peu près cinquante mille livres de rente, qui se trouvera très heureux de prendre cette charmante fille avec ses cent mille francs tout secs !… Il l’a vue chez moi, l’été dernier qu’elle a passé aux Charmes ; et, si elle t’a parlé de lui, tu as dû voir qu’il ne lui déplaisait pas.

— M. Champanel ! interrogea Germaine.

— Oui… vingt-sept ans, charmant, joli garçon, même !… Maintenant, je ne te cacherai pas que le père a fait sa fortune en fabriquant des tresses pour chapeaux de paille… Mais les parents sont morts et le fils est parfaitement bien élevé et homme du monde.

Germaine fit une petite moue, les mains abandonnées sur les genoux.

— Naturellement… il y a une tare… sans cela, ce serait trop beau… Enfin cela peut aller… les chapeaux n’ont rien de flatteur, mais cela n’est pas déshonorant !… Nous ne visons pas à la noblesse, nous autres.

Puis, après un moment de réflexion, elle reprit :

— En effet, je m’étonnais de l’enthousiasme d’Yvonne pour les Charmes.

— Et, continua Suzanne avec bonhomie, tu as tout de suite pensé que ce n’était pas ma pauvre campagne qui laissait tant de souvenirs à notre sœur.

— Oh ! protesta gentiment Germaine, en général, la campagne près d’Issoudun n’est pas belle, mais les Charmes sont agréables…

— Oui, pour une femme de médecin comme moi qui ne veut pas trop s’éloigner de son mari… En réalité, ce n’est ni beau, ni pittoresque. Cela m’est égal… un grand espace, des arbres, de l’air pour les enfants c’est tout ce que je désire.

— À propos, demanda distraitement Germaine, ils vont bien tes petits ?… Pourquoi ne les as-tu pas amenés ?… Jean aurait été enchanté de voir ses petits cousins.

— Oh ! ce n’est pas possible ! s’écria Suzanne, riant à la pensée de ses quatre diables se démenant dans ce salon élégant — puis elle donna une excuse :

— Les aînés ont leurs études, et je n’aime pas à faire voyager les petits en hiver… Ils sont restés avec Mme Leydet ma belle-mère.

— Tu es toujours aussi bonne mère de famille ?

— Toujours.

Germaine eut un grand soupir :

— Ah ! je ne sais comment tu peux t’occuper ainsi constamment de tes quatre marmots ! Moi, déjà, Jean me tue !

Incrédule, Suzanne demanda :

— T’occupe-t-il tant que cela ?

Germaine rit franchement, se renversant dans son fauteuil, d’un mouvement de chatte :

— Oh ! bien, fit-elle, Jean a son Allemande… Il a cinq ans, ce mioche ; il ne m’intéresse guère.

Puis, très sérieuse :

D’ailleurs, je n’ai réellement pas le temps. Si tu savais combien de choses je fais dans une journée !… mes minutes sont comptées… Aujourd’hui, pour être libre de causer avec toi, j’ai accompli des miracles… Je me suis levée ce matin à six heures, et je m’étais couchée à quatre !

Suzanne examina sa sœur avec une sorte de pitié, et simplement :

— Que fais-tu ? demanda-t-elle.

Germaine leva les épaules avec découragement.

— Tout !… Je mène une vie insensée !

Puis, étendant la jambe pour ramener l’étoffe soyeuse de sa jupe, elle dit :

— Tiens, cette robe… c’est moi qui l’ai faite… je fais toutes mes robes… Lermontoff est censé m’habiller… en réalité, il me fait deux robes par an… J’ai une femme de chambre très adroite, mais je dispose, je finis tout… Je voulais ma robe aujourd’hui, et hier, en rentrant du Vaudeville, je me suis remise au travail avec Pauline, et nous n’avons terminé qu’à quatre heures… cela t’étonne, n’est-ce pas ?… parce que tu me crois très riche… Dans le monde, vois-tu, on n’a jamais que le quart de ce qu’il faudrait !… Puis, ce matin j’ai couru au Temple… tu sais qu’on ne peut trouver que là des vieux galons d’or qui ne soient pas hors de prix ? J’en avais absolument besoin pour un paravent que je termine… Enfin, mon jour de réception, j’ai mille rangements à faire avant de m’habiller.

Suzanne promena ses regards autour du salon :

— Il est certain que ce ne sont pas des domestiques qui peuvent ranger tous ces bibelots.

— Je fais tout retirer chaque jeudi par Pauline qui est adroite… Baptiste nettoie, et je replace tout moi-même, selon mon idée… J’ai plus de deux heures de travail, mais, pas une de mes amies n’a un appartement disposé avec l’art du mien… Par exemple, le soir, je suis tellement fatiguée que je ne puis plus me traîner.

— Qui t’oblige à vivre ainsi ?

— Comment veux-tu faire autrement ?… En province, on fait ce que l’on veut ; pas à Paris. Je n’ai pas inventé ma vie… Je fais comme toutes celles qui m’entourent.

— Oui, vous dépensez plus d’argent que vos maris n’en gagnent, vous vivez plus que vous n’avez de vie… jusqu’au jour où fortune et santé font banqueroute.

Suzanne parlait sans pédanterie, seulement triste.

— Sais-tu, reprit-elle, examinant sa sœur. Je te trouve changée… il y a longtemps que je ne t’ai vue… tu es pâle… tu as la figure tirée, presque vieillie.

— Crois-tu, vraiment ? demanda la jeune femme. Et, avec inquiétude, elle alla vivement à la fenêtre se regarder dans une petite glace à main. Au bout d’une minute, elle eut un petit soupir, et revint s’asseoir, très sérieuse.

— Que veux-tu ! fit-elle avec découragement. À partir de vingt et un ans, la beauté des femmes décline, et il est certain qu’il faut être de fer pour résister à la vie de Paris… Tiens, il sera très heureux qu’Yvonne se marie en province… la pauvre enfant n’a pas de résistance… si elle faisait ce que je fais, elle mourrait dix fois… ou, pis encore, elle deviendrait laide tout de suite !

Et Germaine entra dans de grandes explications sur leur sœur. Très bizarre, Yvonne ! Très vite fatiguée du monde, ne voulant pas en subir les exigences, dégoûtée de sa banalité comme si la vie, elle-même, n’était pas une immense banalité. — D’ailleurs, pas du tout faite pour vivre en société ; elle attachait beaucoup trop d’importance aux personnes, prête à se dévouer pour des amis d’une façon ridicule, et se blessant de ce qu’on ne lui rendit pas la pareille. Se chagrinant beaucoup trop des médisances et des petites trahisons qui sont inévitables entre gens qui se voient continuellement et ont mille intérêts contraires. Enfin, n’ayant pas du tout la tranquille indifférence qui, seule, rend les relations agréables avec des amis. Puis elle aimait peu la toilette, ne la comprenant même pas, niant les jouissances qu’elle procure, préférant s’en passer que de se donner de la peine pour l’acquérir. Une bonne fille, par exemple ! Dévouée, sûre, franche ! Trop franche même ; dans le monde, la franchise n’est que nuisible. Son défaut, son grand défaut était d’être romanesque. Il n’y avait pas à dire ; avec ses vingt-deux ans passés et son allure libre, un peu garçonnière, elle était romanesque ! Elle avait un tas d’idées de l’autre monde, un idéal du mariage qui lui préparait de rudes désillusions dans l’avenir.

Et, à mesure que la jeune femme parlait, son ton devenait plus amer, avec comme une souffrance oubliée au fond, ridiculisant des illusions qu’elle avait peut-être eues aussi.

— Enfin, conclut-elle, si son mari la trompait, je crois que la pauvre fille en serait très malheureuse !

— Mais, fit Suzanne surprise, il me semble qu’il n’est pas nécessaire d’être romanesque pour souffrir d’un pareil malheur !… Toi-même, si cela t’arrivait.

Germaine partit d’un éclat de rire, et brutalement :

— Ah ! çà, t’imagines-tu que j’ignore que mon mari couche avec toutes les femmes, excepté moi ?

Suzanne tressaillit, bouleversée des paroles et du ton de sa sœur ; mais Germaine continua :

— Je t’assure bien que je ne regrette que l’argent que cela lui coûte.

Suzanne écoutait stupéfaite. Vivant en province où sa sœur ne venait qu’avec horreur ; elle-même retenue par ses enfants et son mari, depuis son mariage, elle ignorait tout de Germaine. Les courts séjours de l’une chez l’autre et les lettres banales qu’elles échangeaient ne pouvaient en rien révéler les secrets de leurs ménages. Tout à coup elle devinait des abîmes dont rien ne lui avait donné l’idée ; la vie des autres, de loin, paraissant toujours unie et heureuse.

Alors, comme Suzanne la pressait de questions, Germaine raconta l’histoire de tant de ménages parisiens qui était la sienne. Et, peu à peu, à remuer d’anciens souvenirs qui avaient été des blessures, une souffrance lui remontait ; perdant de son insouciance, sa voix devenait vibrante et amère.

D’abord, aux premiers temps de son mariage avec Georges Watrin, c’était un mari amoureux fou de la beauté de sa femme. Six mois, on est amant et maîtresse. On initie la jeune femme à tous les dessous de la vie parisienne, riant de ses curiosités. On la mène partout ; on s’amuse de la voir imiter, cherchant à plaire, les filles qu’on lui fait coudoyer. On lui apprend, à elle, vierge de tout à l’heure, les secrets d’amour que les hommes se répètent entre deux ricanements ; on la grise de compliments, d’adoration, de passion. Puis, dans une minute d’oubli, elle devient enceinte, et cette vie idéale qu’elle croyait devoir durer toujours se brise à jamais. Tandis qu’elle souffre, qu’elle se cache, dépitée et comme honteuse de cette fécondité malencontreuse, le mari s’éloigne, au fond soulagé, lassé déjà de cette vie à deux par trop absorbante. Son cercle, ses amis, d’anciennes habitudes le reprennent. Quand la jeune femme, ayant repoussé le plus vite possible les ennuis et les dégoûts de la maternité vient, tendre et belle, s’offrir de nouveau tout entière, réclamant avec des baisers la vie passée : il est trop tard. Le mari a repris facilement la vie de garçon. La petite femme est toujours gentille, mais elle est trop exigeante, trop attachante. Mille pruderies viennent à l’homme : une femme ne peut pas toujours aller où va le mari. On ne doit pas la voir dans de certains endroits. C’était bon dans les commencements ; une fantaisie de jeune mariée sur laquelle on fermait les yeux. Mais, à la longue, cela deviendrait ridicule, inconvenant ; elle se ferait remarquer, elle se déclasserait. Ensuite les affaires que l’on abandonnait aisément jadis prennent soudain une importance terrible, occupant toutes les minutes, fournissant des excuses forcément acceptées.

Alors, repoussée, isolée, la paix de sa vie de jeune fille détruite, une rancune au cœur, la femme se jette dans la vie mondaine. Là, elle retrouve l’excitation à laquelle on l’a habituée, elle assouvit son besoin maladif de plaire, sans autre but que remplir le vide et l’ennui de son existence. Elle, que les visites obligées ennuyaient quand elle courait Paris en garçon avec son mari, elle a deux cents amies intimes. Elle dînait au restaurant ; elle dînera en ville tous les soirs ; elle sortait à n’importe quelle heure, toujours prête aux fantaisies de son mari qui n’aimait pas attendre ; elle s’ennuierait à la maison, elle galope du matin au soir. Enfin, elle s’est accoutumée au luxe et aux raffinements de toilette des filles ; maintenant, elle ne pourrait plus s’en passer, et l’argent coule entre ses doigts qu’elle n’arrive jamais à serrer suffisamment pour le compter.

Quelquefois, un regret lui venait, un dégoût la saisissait de cette existence inutile, bruyante, banale et creuse qui ne la satisfaisait même pas toujours. Mais sans volonté pour réagir, elle retombait vite dans un grand apitoiement d’elle-même, avec la conviction qu’aucun effort n’aboutirait, s’abandonnant sans courage, rejetant le blâme de sa vie sur l’homme qui l’y avait entraînée.

D’ailleurs, comment pourrait-elle s’intéresser à un intérieur où elle serait éternellement solitaire, avec la pensée poursuivante de l’indifférence et de l’oubli du mari ? Son enfant suffirait-il à la retenir, lui qu’on a accueilli avec ennui, déplaisir, presque avec haine ; lui qui, à peine au sortir du ventre de la mère a été jeté avec précipitation dans des bras étrangers ? L’affection maternelle, quand elle n’est pas innée chez la femme, naît des soins et du contact continuel de la petite créature venue d’elle. L’enfant confié à d’autres, entrevu en courant, dont on n’a suivi aucun des développements, reste un étranger pour sa mère ; objet d’une tendresse vague éveillée seulement aux jours de danger — la maladie ramenant toujours une mère — mais, qui ne connaît jamais les affres, les tortures et les récompenses raffinées de la vraie maternité.

L’amour maternel n’était pas né avec l’enfant en Germaine, dont l’esprit à cette époque était trop profondément marqué de sa préoccupation du mari ; plus tard, éloignée du petit garçon par son agitation mondaine, elle attendait, de bonne foi, que l’intérêt lui vint, jugeant l’enfant trop jeune, trop insignifiant ; persuadée qu’elle s’attacherait plus tard à une personnalité dont elle n’aurait pas suivi et aidé les débuts.

Du reste, elle avait si peu de temps pour songer à tout cela ! Et à force de parler, l’émotion de Germaine s’était usée, elle en était revenue à déplorer, avec des paroles banales qui s’écoulaient, pressées, cette fuite de toutes les minutes, cette course désordonnée dans laquelle elle vivait, frappée secrètement de ces années qui galopaient incessamment vers la vieillesse, plus terrible pour elle que la mort.

Elle avait beau dormir peu, se coucher tard, économiser toutes les secondes, régler sa journée ; jamais elle ne pouvait remplir toutes les obligations qu’elle s’était d’abord créées, et qui la possédaient maintenant.

Suzanne écoutait, pleine de pitié dans son droit bon sens pour la faiblesse de sa sœur qui la livrait à toutes les influences sans résistance possible.

Sa vie, à elle, lui apparaissait comme le contraste absolu de celle de Germaine. Non qu’elle n’eût eu aussi des désillusions et des difficultés à vaincre, des chagrins à refouler au fond d’elle-même ; mais, son instinct l’avait toujours conduite dans la bonne voie et sa fermeté l’y avait maintenue.

Son mariage avec Philippe Leydet avait été surtout un mariage de raison. Le jeune médecin, déjà connu dans un milieu scientifique, l’intéressait comme un passionné de travail, un homme à principes fermes et forts, un solide appui dans la vie ; mais aucun sentiment passionné ou seulement tendre ne l’attirait vers lui.

Leurs noces s’étaient accomplies avec le froid enthousiasme, l’amour maladroit qu’un homme et une femme, seulement amis, s’efforcent d’éprouver l’un pour l’autre, gênés de ces premières expansions, se hâtant d’arriver à une tranquille intimité conjugale.

Au bout de quelques années, Suzanne s’apercevait que les grandes qualités de son mari avaient de réels revers. Cela lui fut d’autant plus pénible, qu’ayant étudié le jeune homme sans passion avant le mariage, elle croyait avoir tout compris de son caractère.

Sous des dehors très doux, Philippe avait une volonté immuable, et son esprit de domination s’étendait aux plus minces sujets. Il imposait ses idées sans rudesse, sans discussion, mais avec l’irrésistibilité de la force continue.

Il aimait sa femme parce qu’elle s’était faite sienne, entièrement dévouée à lui et à ses enfants, que seuls il adorait avec un dévouement passionné, la moindre rébellion de Suzanne l’aurait désaffectionné.

Elle s’était d’abord heurtée à la ténacité de son mari ; puis, comprenant qu’elle devrait céder ou le mariage se dissoudre, elle avait fait abnégation d’elle-même, réservant seulement sa force pour des désaccords sérieux. Elle n’en avait pas eu besoin, les impulsions de Philippe étaient généralement justes, et le hasard les aidant, jamais le mari et la femme n’avaient eu une idée contraire dans un cas important. Mais dans les mille détails de la vie, Suzanne avait dû souvent raisonner son courage pour s’imposer des acquiescements continuels, pour supporter gaiement l’irritante obligation de toujours céder, quel que soit son désir, quelque conviction que l’on ait.

Au bout d’un an de séjour à Paris où ils s’étaient installés en se mariant, le docteur Leydet avait décidé de s’établir à Issoudun, où il était né et que sa mère habitait encore.

D’abord, Mme Leydet mère, pour qui il avait une grande vénération, désirait beaucoup ce rapprochement ; ensuite, il pensait que la vie de province serait favorable à ses travaux scientifiques.

Ce fut le premier sacrifice sérieux auquel Suzanne se résigna. Elle eut un véritable déchirement en quittant sa mère qu’elle adorait, l’intérieur tendre et doux de sa famille où ses sœurs habitaient encore, les lieux qui lui étaient familiers depuis l’enfance. Le pays où on la menait lui apparaissait hideux et triste ; sa belle-mère l’effrayait, et, dix ans après, elle se souvenait avec amertume des larmes qu’elle avait versées pendant de longues journées : les premières larmes de sa vie ; celles qui paraissent les plus douloureuses.

Cependant, elle s’était faite à sa vie, s’absorbant dans ses enfants, leurs tendresses délicates la dédommageant de l’amicale froideur de son mari. Il estimait les qualités de sa femme, son bon sens, son ordre, son amour maternel ; il était prêt à reconnaître qu’il lui devait un intérieur paisible, heureux, décent ; mais, il ne lui en avait aucune reconnaissance, puisqu’elle ne faisait que simplement son devoir de femme.

Jamais il n’avait compris les sacrifices qu’elle acceptait pour la paix de leur ménage. Observateur attentif, excepté pour elle, il n’avait jamais aperçu ses malaises physiques et moraux, en niant même l’existence avec une tranquille bonne foi.

Malgré le peu de couleur de sa vie, Suzanne avait voulu la voir heureuse ; puisque d’irréparables malheurs ne l’avaient point traversée et qu’en s’interrogeant, elle pouvait affirmer avoir largement rempli ses devoirs de femme et de mère. Pourtant, vis-à-vis de Germaine, sa délicatesse se chargeait d’un remords : peut-être que si, moins absorbée dans son propre intérieur, elle avait suivi sa sœur, obtenu plus tôt ses confidences, au moment où la jeune femme souffrait encore de l’abandon de son mari, elle aurait pu la ramener à la vie bourgeoise tranquille et dévouée, qui, aux yeux de Suzanne, était le seul idéal possible pour une femme.

Était-il trop tard maintenant ? Évidemment oui. Avec le flair de la femme complètement honnête, Suzanne devinait un changement total dans sa sœur ; et, inquiète, elle cherchait si le mal n’était pas plus grand que Germaine ne l’avouait.

Des paroles de sa mère lui revenaient, dont elle avait souvent reconnu la justesse. « Une femme inoccupée devient forcément une mauvaise femme, travaillez toujours et ne pensez guère, mes enfants, » disait la vieille Mme Duterroir en rajustant ses lunettes.

Pendant toute leur enfance et leur jeunesse, leur mère avait continuellement mis un ouvrage ou un livre entre leurs mains ; toujours, on leur avait donné une occupation manuelle et intellectuelle. Il arrivait que Suzanne et Yvonne seules en profitaient ; Germaine restait oisive, rêvant, son ouvrage tombé sur ses genoux, ou ses yeux suivant les lignes du livre sans les comprendre.

Mille détails de l’enfance de Germaine se pressaient dans la mémoire de Suzanne, ajoutant à ses doutes.

À douze ans, Germaine très jolie, nubile, un corps de femme déjà, ne pensait qu’aux hommes, avec des curiosités qui la jetaient à lire, en cachette, fiévreusement, des livres à son père ; des traités d’histoire naturelle, des traductions grecques et latines qui promettaient des révélations que ses sens, trop précoces, réclamaient.

Plus tard, elle avait eu comme un dégoût de ces lectures trop crues, de ces vérités qui déchiraient sa volupté naissante, lui montrant les réalités tristes, cruelles et accablantes de la vie. Elle s’était passionnée pour les romans. Si M. Duterroir éloignait sans pitié la littérature nouvelle qu’il estimait dépravante et triste ; il avait une abondante collection des écrits du temps de sa jeunesse, dont, parfois, il revoyait avec plaisir la morale énervante sous des dehors décents, les amours mystiques et désordonnés dont la génération précédente se repaissait.

Germaine s’était plongée avec frénésie dans cette lecture, dévorant avidement, et passant par toutes les existences d’un factice voulu de ses héroïnes, y oubliant la vie réelle et ses inexorabilités.

Enfin, encore une fois, elle s’était lassée, elle s’absorbait jusqu’au mariage dans l’idéal qu’elle s’était créé : une vie très douce, un peu vague, auprès d’un mari qu’elle adorerait et dans lequel, à l’inverse de sa sœur, elle rêvait de s’annihiler.

Suzanne se rappelait ces rêvasseries dont elle avait sourit. Elle aussi, elle avait eu des rêves, et le temps les avait éparpillés. Mais son bon sens avait su s’accommoder de ce qui lui restait ; tandis qu’elle se demandait ce qui s’était passé dans la vie de Germaine après l’effondrement de ses illusions transformées, par un mari peu délicat, en des réalités sensuelles.

Le flot des visites de cinq heures vint interrompre la conversation des deux sœurs. Suzanne, alléguant la fatigue de son voyage et sa toilette chiffonnée, resta seule dans le petit salon. Au moment où Germaine s’élançait, dans l’ouverture de la porte vite refermée, on aperçut le miroitement des tentures anciennes brodées d’or qui couvraient les murs, sous l’éclairage vif, et la table à thé, où le samovar brillait, envoyant une légère vapeur blanche, au milieu de l’échafaudage des gâteaux et la peinture claire des tasses.

Dans la pièce solitaire, Mme Leydet s’absorba dans ses réflexions, tisonnant distraitement le feu qui envoyait des flammes rapides. Et, pendant que l’obscurité gagnait, enveloppant et endolorissant encore ses pensées, des bruits de voix gaies venaient du grand salon ; le fouillis des conversations, avec des éclats de rire un peu amortis par les portières retombées ; quelquefois, le bruit clair d’une cuiller heurtant une tasse passant sous la porte avec le rayon lumineux qui traçait une raie brillante sur le tapis sombre.

À huit heures, le diner réunit tout le monde. Yvonne, une grande belle fille blonde, un peu trop forte, aux yeux bruns passionnés s’était emparée de Suzanne et l’étourdissait de ses questions amicales, dans la joie réelle de leur réunion, et la fièvre de la proposition de mariage que Suzanne lui avait aussitôt communiquée.

Germaine, qui avait passé un peignoir lâche en cachemire blanc bordé de cygne, se reposait, alanguie, de la surexcitation qu’elle avait dû soutenir pendant les trois heures de sa réception, les yeux animés d’une fièvre qui tombait, presque silencieuse, maintenant, mangeant à peine, l’estomac gâté par des lunchs continuels, les gâteaux et les sandwichs avalés sans faire attention, en causant, une tasse de thé à la main.

En face d’elle se tenait son mari, Georges Watrin. Un beau garçon, un peu gros, très correct, le buste fort, une tête ronde, chauve, terminée par une barbe blond rouge en pointe : la physionomie propre à l’ingénieur moderne, et les yeux à fleur de tête soulignés de la boursouflure de chair du viveur qui touche à la quarantaine.

Distrait, la pensée évidemment ailleurs, il parlait, de temps en temps, avec un sourire poli, soulagé quand les femmes, causant de faits qui seules les concernaient, l’excluaient de leur conversation.

Un peu plus loin, baby Jean, encore en robe de peluche, sa tête pâle et mignonne sortant d’un col de guipure, se haussait, sérieux, le nez à la hauteur de la table, près de l’Allemande. Celle-ci, une fille commune, aux yeux louches qui s’empiffrait silencieusement, avalant de grands verres de vin d’un air discret.

Le dîner s’avançait, rapide ; peu de plats, très simples, servis correctement par Baptiste en livrée, avec un grand luxe d’argenterie reluisante et de linge fin très élégant.

Dès le dessert, Georges s’esquiva à la hâte, distribuant des serrements de mains aux femmes avec un sourire aimable.

— Au revoir ! dit-il à Germaine.

— Au revoir, répondit-elle d’un air ennuyé.

C’étaient les seules paroles échangées entre eux dans la soirée.

— Georges est bien pressé ce soir, remarqua Suzanne.

Germaine eut un petit rire :

— Oh !… c’est en ton honneur qu’il est venu dîner… il y a une première aux Variétés, ce soir.

Et, comme explication, elle ajouta, accentuant les mots :

— Il y a de ses amies qui jouent… il ne doit pas manquer le commencement.

Bientôt, elle fut obligée de congédier Jean, qui, s’enhardissant sous l’attention souriante de Suzanne, commençait à babiller à tort et à travers, d’une voix drôle de petit clown, ne sachant plus bien parler français dans sa vie continuelle avec l’Allemande et les autres institutrices étrangères de ses petits camarades.

Alors, on passa dans le fumoir où l’on se tenait les jours ordinaires : une pièce longue, à la haute cheminée sculptée en pan coupé, tendue et meublée d’étoffes de Bagdad, aux ramages bizarres sur le tissu rude.

Tout de suite, d’un mouvement lassé, Germaine s’étendit sur le grand divan qui tenait tout un côté du salon, et elle s’endormit, les mains sous la tête, enfonçant dans les coussins ; l’étoffe souple du peignoir descendant des rondeurs de la hanche jusqu’au tapis où la bordure de cygne mettait un fouillis de neige délicate.

Suzanne et Yvonne s’étaient assises devant une ancienne table de trictrac qui avait appartenu à leur père, et, rangeant les dames d’ivoire jauni qui tintaient bruyamment, elles échangeaient un regard d’amitié. Involontairement, elles se reportaient, en pensée, au temps où M. Duterroir et leur mère se penchaient à ces mêmes places, secouant ces cornets de vieux cuir piqués des vers ; tous deux en lunettes et attentifs aux « écoles ».

Quand elles se trouvèrent seules — le sommeil de Germaine ne mettant même pas le bruit d’une respiration entre elles — dans l’intimité de leurs deux cœurs qui s’aimaient vraiment, Yvonne interrogea sa sœur, une émotion dans la voix :

— Alors, c’est vrai ?… C’est M. Champanel qui t’a demandé de venir ?

Suzanne sourit :

— Tu penses bien que s’il ne s’agissait d’une grave question comme celle de ton mariage, je n’aurais pas abandonné mon mari et mes enfants.

Et, tout en jouant, avec des arrêts pour placer les dames ou pour marquer les points, elle racontait longuement les préliminaires de la demande, sûre de l’attention émue de la jeune fille.

À l’automne, après le départ d’Yvonne, les visites de Robert aux Charmes s’étaient faites plus rares, comme si rien ne l’attirait plus là. Puis, au bout de quelque temps, il était revenu plus souvent, avec le besoin, faute de mieux, de revoir les endroits où il l’avait rencontrée. Quand la famille Leydet s’était installée à Issoudun pour l’hiver, le jeune homme entrait continuellement chez eux, avec le désir irrésistible de parler d’elle, et le vague espoir de la voir revenir.

Enfin, un jour, très simplement, il s’était déclaré à Mme Leydet ; en homme sérieux qui détaille franchement les avantages pécuniaires qu’il possède ; en amoureux, avec des alternatives d’espoir et de défiance ; suppliant Mme Leydet d’appuyer de sa présence la demande dont il la chargeait.

— Demain, dit-elle en terminant, il viendra chercher ta réponse.

Puis, avec un regard à sa sœur, elle ajouta en souriant :

— Et je crois que je n’aurai pas besoin de beaucoup plaider pour lui ?

Yvonne baissa la tête, une rougeur visible courut sous sa peau de blonde, tandis que ses doigts remuaient, sans y penser, les jetons d’ivoire.

— C’est vrai, dit-elle franchement, je l’accepte, et, je t’avoue que je suis heureuse… bien heureuse de ce mariage… De toutes les façons… je le crois un homme honnête et loyal… puis, j’ai vingt-deux ans, et, surtout, je suis profondément soulagée de quitter cette maison et la vie qu’on y mène.

Et, tandis qu’une tristesse assombrissait sa physionomie ouverte, elle répondait en hâte à l’interrogation de Suzanne.

Non que Germaine ne l’aimât pas ! au contraire, elle la comblait de cadeaux, d’attentions, de tendresse ; jamais elle n’avait pu croire qu’elle fût de trop dans la maison. Sincèrement, Germaine s’était donné beaucoup de peine pour la marier ; il ne tenait qu’à la jeune fille de la suivre partout et toutes les distractions de sa sœur, elle les partageait. Mais, c’était précisément ces sorties perpétuelles, cette vie en l’air, ce galop continuel qui irritaient Yvonne. Cet effort constant pour le monde lui pesait comme une chaîne de fer. L’année précédente, elle n’avait rien voulu dire à Suzanne ; à quoi bon la chagriner ? Maintenant qu’elle se mariait, que cela allait finir, elle éprouvait un grand soulagement à tout révéler.

Et, à voix demi-haute, s’assurant de temps en temps du sommeil de Germaine, elle disait les dessous pénibles de cette existence brillante : la course continuelle après l’argent ; l’enfant, rejeté au plus loin de l’appartement, à la merci de l’Allemande ; le mari, toujours absent, absolument étranger dans son intérieur, vivant le jour dans ses bureaux de la rue Taitbout, le soir au cercle ou chez des maîtresses ; la femme se tuant et tuant sa sœur en peines et en démarches pour soutenir un luxe qu’elle ambitionnait toujours plus grand que ses ressources.

Quelquefois, la force manquait à Germaine, malgré sa souple et forte organisation ; et, retenue au lit un jour ou deux, par une courbature générale, une fièvre intense, un brisement de tout son être, elle avait des crises de larmes, des désespoirs, des terreurs. Elle se voyait gravement malade, morte bientôt, et perdait la tête ; c’étaient des scènes qui terrifiaient Yvonne, lui laissant une émotion bien longtemps après que Germaine avait tout oublié, se rejetant joyeusement dans le tourbillon sitôt la crise passée.

Ensuite, Yvonne était sûre que Germaine avait des dettes. En fille sérieuse, habituée à compter, elle donnait des chiffres, détaillant les gages des trois domestiques, ceux de l’institutrice, le cocher, la voiture et les chevaux loués, il est vrai pour l’hiver, mais qui n’en constituaient pas moins une forte dépense. En ajoutant l’appartement, les toilettes, les réceptions, les voyages, le montant des dépenses de la maison, on arrivait à un chiffre dépassant certainement de trente à trente-cinq mille francs par an, la somme que Georges donnait à sa femme, indifférent de savoir si cela lui suffisait.

Et, comme Suzanne s’exclamait, avec la terreur de la bourgeoisie sensée pour la dette, Yvonne eut un geste de découragement : — Que faire ? Elle avait souvent songé à avertir Georges. Puis, une timidité, une répugnance à ce rôle de délatrice l’avait arrêtée. D’ailleurs, Germaine niait toute dette, et Watrin approuvait systématiquement les dépenses de sa femme, craignant le contrôle des siennes.

Anciennement, leur existence était montée d’une façon presque modeste ; leur train ne s’était que peu à peu augmenté. On n’habitait que depuis trois ans ce grand appartement, avec trois salons et mille détails de luxe. C’était une idée d’économie qui avait, soi-disant, décidé les Watrin. Les loyers avaient beaucoup diminué depuis quelques années, et l’on profitait pour dix mille francs, d’un appartement loué autrefois quinze mille ; puis, sa proximité du parc Monceau éviterait la dépense d’une maison de campagne l’été.

Mais, il avait fallu meubler le nouveau local, beaucoup plus vaste que l’ancien, et la maison de campagne était remplacée par des voyages qui coûtaient le double. Enfin, l’on recevait beaucoup plus que dans le premier logement, mal distribué, et l’éloignement du centre de Paris avait nécessité une voiture.

Toujours les fantaisies de la jeune femme grandissaient, sa rage de dépense montait, s’exagérant au contact des fortunes énormes qu’elle fréquentait.

Alors, abandonnant la folie de sa sœur, avec un calme dans la voix, Yvonne se complaisait dans sa maison future, se reposant de son existence présente dans son rêve d’avenir. Un intérieur bourgeois, sans dépenses pour le monde, où l’on aurait toujours de l’argent pour se donner de véritables jouissances. Une vie de province paisible, coupée de séjours à Paris, avec de beaux voyages remplissant les souvenirs, et non des stations en courant dans les endroits à la mode, mangés de poussière, de banalité, et de monde. Et surtout, pas de visites, pas de dîners, pas de soirées obligées ; la vie tranquille chez soi, pour soi, avec la liberté de penser, de lire, même de ne rien faire ; sans le tracas des toilettes, sans l’obsession de toujours préparer sa beauté, la préoccupation constante du public.

Puis, ses yeux passionnés se voilaient d’une tendresse en songeant à la douceur de n’être plus seule dans la vie ; à la joie d’être liée à un compagnon aimé ; un camarade amoureux et tendre, qui mettait en elle, avec confiance, son nom et son bonheur.

Le mariage lui apparaissait splendide et radieux ; la période de développement complet de la femme, le moment où elle devient réellement elle-même, fière de son pouvoir et de ses responsabilités ; libre de montrer sa force d’aimer, son dévouement, la valeur de son âme : épreuve dans laquelle les unes se brisent et les autres deviennent plus fortes.

Suzanne l’écoutait tristement : Germaine avait raison, leur sœur était romanesque.

À elle, que dix années de ménage avaient instruite, le mariage semblait plutôt la période des rêves brisés, tournant court ; le moment où toutes les réalités de la vie se montrent, dures et palpables, s’imposent, inexorables. C’est un bel idéal, en effet, deux êtres se fondant en un seul et se complétant l’un l’autre. Malheureusement, les plus convaincus s’aperçoivent bien vite de l’impossibilité de ce rêve. La nature est là, qui a fait deux êtres complets, distincts, dissemblables, et que rien ne peut unir. Le semblant d’entente ne peut venir que de l’annihilation entière de l’un au profit de l’autre, et Suzanne, tout en admettant que ce fût le rôle de la femme, savait ce qu’il a de cruel.

Et la maternité ! quel apprentissage de douleur ; pourtant, elle y reconnaissait des joies, n’ayant que des enfants au-dessous de dix ans.

Vers onze heures, Germaine se réveilla ; tandis que la conversation s’épuisait entre ses sœurs, plus attentives à leur jeu. Elle s’approcha avec lenteur, les mains appuyées aux hanches.

— Quelles joueuses !

Puis, elle ajouta d’un ton languissant :

— Allons, il faut que je m’habille…

Stupéfaite, Suzanne demanda :

— Comment, tu sors ce soir ?

Germaine eut un geste d’ennui :

— Il faut bien… Cette absurde Louise Danesse n’est pas venue aujourd’hui… J’ai absolument besoin de m’entendre avec elle pour cette comédie que nous organisons… Je la trouverai certainement ce soir chez les Denferneys.

Suzanne jeta un coup d’œil rapide à Yvonne, qui jouait avec les dés, indifférente, les yeux baissés.

— Mais tu sors sans ton mari ?

Germaine rit franchement, amusée de cette réflexion naïve.

— Georges ?… Il vient avec moi dans les grandes occasions… Quant à ces petites soirées, si je l’attendais !…

Et, elle s’éloigna, la démarche lassée, ennuyée, remplissant un devoir.

Alors Suzanne s’adressa à Yvonne.

— C’est absurde !… une jeune femme ne doit pas sortir sans son mari.

Yvonne eut un geste indulgent :

— Que veux-tu !… Cela l’amuse… ses amies le font aussi… Ce n’est plus la vie bourgeoise comme on la menait chez notre mère… je t’assure que cela ne semble singulier à personne.

Et elles se turent. La partie traînait. Suzanne était distraite, attristée des découvertes qu’elle faisait depuis le matin, pressentant des troubles et des hontes dans cet intérieur en déroute.

Au bout d’une demi-heure, Germaine entr’ouvrit la porte, jeta un bonsoir rapide, et, laissant retomber la portière, s’éloigna.

Dans cette courte apparition, brusquement, Suzanne crut apercevoir le bas du peignoir blanc que la jeune femme portait tout à l’heure, sous le grand manteau de soie violette bordé de renard bleu, qui l’enveloppait tout entière.

Tout de suite, elle s’en voulut de cette absurdité. Allait-elle en soirée avec un peignoir.

Cependant, cette vision la poursuivait ; tandis qu’elle se déshabillait lentement, dans le dépaysement d’une chambre inconnue. Des idées lui venaient, malgré elle, des mots, qu’elle se reprochait de prononcer mentalement ; et, toujours l’obsession du peignoir entrevu la hantait, avec la certitude que Germaine mentait en prétendant se rendre à une soirée où ni son mari ni sa sœur ne l’accompagnaient.

Alors, la figure enfoncée dans l’oreiller, elle pleurait sa sœur qui lui paraissait perdue, évoquant le souvenir de son honnête mère, de son aïeule, de toutes les générations de femmes pures dont elles descendaient ; exemple qu’elle avait suivi, immuable et forte.