Victor-Havard, éditeurs (p. 193-226).

VI

Vers une heure, Suzanne était seule dans le petit salon, la seule pièce habitable encore. Dans tout l’appartement, on entendait de grands bruits de meubles remués, avec le vent s’engouffrant par les fenêtres ouvertes, et le battement formidable des balais et des plumeaux chassant la poussière du bal de la veille.

Germaine reposait encore et Yvonne, sachant que Robert viendrait, s’était enfermée chez elle pour laisser à Suzanne la liberté d’interroger le jeune homme.

Depuis le matin, le soleil avait disparu derrière de gros nuages lourds que le vent fouettait et qui crevaient, de temps en temps, en tourbillons de pluie serrée, cinglant les vitres et assombrissant le salon d’une lueur terne.

Le temps paraissait long à Suzanne, ses pensées sortant, malgré elle, du roman qu’elle parcourait machinalement : quand un véritable chagrin, une angoisse étreint l’âme, les fictions des livres paraissent bien fades, les bâtissures bien grossières, l’imitation de la vie réelle bien éloignée de la vérité.

Enfin, Robert entra, très tranquille, le visage reposé et paisible. Tendant un gros paquet de roses et de violettes de parme à Suzanne, il dit gaiement :

— Puisque c’est vous qui êtes ma fiancée aujourd’hui, vous allez prendre cela.

Mais, Suzanne sérieuse, déposa, sans un regard, les fleurs sur une table. L’explication qu’elle devait provoquer faisait battre son cœur très vite, dans une émotion douloureuse. Cependant, courageuse, elle parla tout de suite, ne voulant pas laisser engager la conversation par des lieux communs.

— Monsieur Champanel ! Depuis le jour où vous m’avez décidée à vous donner ma sœur — une pauvre enfant qui vous aime — vous avez oublié vos paroles et vos promesses !

À cette attaque directe qu’il ne prévoyait pas, Robert devint très grave ; sur la défensive, il protesta :

— Je ne vous comprends pas, chère madame.

— C’est moi qui étais folle ! continua Mme Leydet avec agitation. Je devais voir clair sous vos protestations !… Vous aimiez Germaine, vous l’avez toujours aimée… Vous l’aimez encore ! Et ces jours passés n’ont fait que creuser plus profondément le chagrin que ma pauvre Yvonne aurait eu, si je vous avais tout de suite rejeté loin de nous, comme je le devais !

Très ému, Robert demanda :

— De quoi m’accusez-vous ?

Suzanne eut une exclamation indignée ; puis, d’une voix basse, ardente :

— Je vous accuse ?… je vous accuse d’être l’amant de Germaine… Maintenant, comme vous l’avez été autrefois, le niez-vous donc ?

— Vous savez ? balbutia-t-il avec angoisse, et Yvonne ?

— Yvonne pleure, Yvonne se désespère. Elle devine, et devant son chagrin, je n’ose lui confirmer votre conduite inexplicable !… L’aimez-vous ou ne l’aimez-vous plus ?… Déclarez-le !… Rompons !… Un fait accompli la torturera moins que le doute !

— Ah ! continua-t-elle avec une expression de dégoût, il est temps que cela finisse, toutes ces vilenies !… Mentir, cacher des hontes semblables, et en avoir toujours de nouvelles à dissimuler, je n’en puis plus, je ne saurais vivre ainsi !

Robert eut un cri sincère :

— Mais, j’aime toujours Yvonne !… Oh ! je ne nie rien ! reprit-il à un geste de Suzanne. Je vous parle en toute vérité… Hier, j’ai été amené à commettre un acte inqualifiable qui sera le remords de toute ma vie. Mais je vous jure que, malgré ma faiblesse d’un instant, je n’aime pas, je n’ai jamais aimé Mme Watrin, et que tout mon désir est de m’éloigner d’elle !

Suzanne haussa les épaules, exaspérée :

— Si ce n’est pas de l’amour que vous avez pour elle, qu’est-ce donc, alors ?

Robert resta un instant silencieux, se promenant machinalement, le front penché.

— Que voulez-vous ! la situation est insensée ! Voilà une femme dont j’ai été l’amant… Je la connais toute ; chacune de ses poses, chacun de ses gestes me sont familiers… sa voix a des inflexions qui sont des souvenirs pour moi. Tout ce qu’elle dit, tout ce qui m’entoure, tout ce qu’elle touche me rappelle le passé, un passé de passion et de plaisir !… Et, il faut que je reste froid, indifférent, impénétrable, sourd, aveugle ! — Tenez, continua-t-il, désignant rapidement des bibelots autour de lui, ceci, c’est moi qui le lui ai donné !… la petite montre ancienne qu’elle m’a prié de régler, hier, je la lui ai achetée, un jour où nous avions oublié les nôtres… une folie, ce jour-là, comme elle en faisait rarement… une promenade à Versailles, tous les deux, il y a à peu près trois ans de cela… Toute une journée de mai à Trianon, et elle, rose et souriante, faisant sonner cette petite vieillerie que nous avions dénichée chez un marchand de curiosités, voilà ce que ce bijou me rappelle !… Et, quand elle semble prendre plaisir à me mettre sur cette voie troublante, à jouer avec mes sensations, croyez-vous que je puisse écarter facilement des souvenirs si récents ?

Suzanne se taisait, atterrée. Le jeune homme continua, très excité :

— Et le peignoir japonais qu’elle porte souvent, maintenant ;… elle le mettait quelquefois quand elle venait le soir là-bas, enveloppée d’un grand manteau !… puis-je m’empêcher de voir et de me souvenir ?… tout me renvoie à ce temps… Non, je ne l’aime pas, et, je vous jure que je venais ici, bien décidé à lui parler et à ne lui en laisser aucun doute… Mais comment voulez-vous que le rappel constant de notre liaison ancienne ne me trouble pas ; ne me grise pas !… il n’y a pas à dire, le plaisir, l’amour physique a des attaches horriblement fortes !

— Si vous aimiez Yvonne, objecta Suzanne, vous oublierez tout ce qui n’est pas elle.

Robert se recueillit un instant, hésitant :

— Je ne sais pas, reprit-il, si je pourrai me faire comprendre de vous qui êtes une femme. En effet, Yvonne ne me fait pas oublier, elle ne trouble pas mes sens… Et cependant, je l’aime profondément. Elle est à mes yeux l’épouse, la femme sûre, fidèle et tendre qui sera la mère irréprochable de mes enfants. C’est la douceur du foyer, c’est la raison, c’est le bonheur de ma vie, c’est mon avenir qu’aucun rêve ne me fera abandonner… Maintenant, sa valeur, son intelligence, ses qualités qui font que je l’aime et l’épouse, lui ôtent peut-être un peu du charme tout féminin que sa sœur possède si puissamment… Germaine attire… On la sait fausse, sensuelle, vaniteuse, égoïste !… elle trouble, elle tente, elle entraine !… C’est l’homme qu’elle émeut irrésistiblement, en dehors de la raison et de l’intelligence. On pourra la désirer follement une heure et l’oublier l’heure suivante… enfin, l’une, c’est le cœur ; l’autre, c’est le corps.

— Subtilités ! cria sèchement Suzanne. En résumé, vous voudriez l’une comme femme et l’autre comme maîtresse !

Robert eut un geste de colère :

— Je l’avais bien dit, une femme n’est pas capable de suivre un raisonnement !

Suzanne secoua la tête avec indignation :

— Allons donc !… Je vous comprends bien, je vous assure !… C’est en effet bien commode de choisir une femme élevée, pure, honnête ! On l’épouse, on lui dit : Voilà ton foyer ; désert ou non, garde-le intact… je suis sûr de ta fidélité, je t’abandonne sans crainte ! le cœur tranquille, je puis courir chercher les femmes qui émeuvent, qui plaisent, qui remuent la saleté que nous caressons au fond de nous ; toi, tu pleureras, mais tu ne te vengeras pas !… Impunément, je te martyriserai, je te retrouverai toujours prête à pardonner… Car, à qui recourrais-tu, toi qui n’as d’appui que ma tendresse, d’autre nom que le mien, d’autre force que mon bras, d’autre honneur que le mien ? Ah ! si ce sont là les maximes de tous les hommes, malheur à eux !… qu’ils pensent à leurs filles !… elles aimeront aussi, sincèrement, et, qu’ils se disent que les larmes qu’ils ont fait verser à la mère, d’autres hommes les feront retrouver aux filles !

Très froid, Robert avait écouté jusqu’au bout la tirade de Suzanne, qui parlait avec véhémence, sortant de son calme habituel, disant tout franchement, une fois dans sa vie.

— Chère madame, permettez-moi de vous dire que vous exagérez. — Je ne veux pas dire comme une femme, puisque ce mot a l’air de vous blesser ; — je vous ai avoué qu’entraîné par des mobiles faciles à comprendre, j’ai eu un moment de faiblesse que je me reproche et qui me mettra en garde pour l’avenir. Une femme vraiment femme n’est pas inexorable. Et, je suis convaincu que, si nous ne voulions pas épargner notre chère Yvonne et que je lui avouasse ce que vous traitez de crime, elle serait plus faible que vous, elle me pardonnerait, ajoutant foi en ma parole pour l’avenir… Quant à croire à la vertu de sa femme, quoi que l’on fasse, c’est, il me semble, le plus beau compliment qu’on puisse lui faire.

Suzanne s’était calmée, regrettant son emportement inutile ; elle sourit amèrement :

— Bien des femmes se passeraient de ce compliment si cela pouvait retenir leur mari ! Croyez-moi, je connais Yvonne, elle sera profondément malheureuse si elle n’est pas tout pour vous. Ces distinctions que vous m’avez faites tout à l’heure et qui m’indignent, moi qui ne suis plus jeune et qui suis brisée par la vie, pensez-vous qu’elle puisse les accepter ? Elle n’a que des doutes, et déjà, elle se désespère. Si vous ne pouvez vous donner à elle tout entier, comme elle se donne tout entière, ne craignez aucun éclat… brisons ce mariage… tout vaudra mieux que la vie qui vous serait faite à tous les deux !

— Jamais je n’y consentirai, répliqua énergiquement le jeune homme. Si vous n’avez pas égard à la douleur que cela lui causera, apprenez-lui tout… mais je vous préviens que je plaiderai ma cause, et je suis sûr d’obtenir son pardon !

L’image éperdue d’Yvonne revint devant les yeux de Suzanne. Robert avait raison ; elle l’épouserait quand même, leurrée et entraînée d’amour, quitte à pleurer, plus tard, toutes les larmes de son corps ! attachement de cœur et des sens où ses vingt-deux ans la jetaient sans défense et sans réflexion possible. Alors, il valait encore mieux se taire, ne pas jeter une désunion, un reproche, une crainte irréparable dans ce mariage que l’on ne pouvait empêcher.

Elle continua tout haut sa pensée :

— Pauvre Yvonne ! encore une qui aura plus de peines que de joies dans la vie !

Comme elle finissait de parler, Yvonne entra. Elle venait, malgré sa résolution, inquiète de ce qui se passait, avec une sorte de jalousie contre Suzanne qui s’éternisait avec son fiancé. Après tout, elle était lasse de voir tout le monde s’immiscer dans ses affaires et les brouiller. Elle regrettait de n’avoir point demandé elle-même, franchement, une explication à son fiancé, oubliant les détails honteux dans lesquels elle aurait dû s’enfoncer et se souiller.

Cette impatience, cette envie de secouer son aide complaisante, Suzanne la sentit au ton acerbe de la jeune fille dans la banalité des quelques phrases échangées. Alors, souriant maternellement, elle sortit avec un prétexte, laissant les fiancés ensemble. Maintenant que Robert était prévenu, il saurait bien se disculper. D’ailleurs, elle voyait qu’Yvonne était vaincue ; elle venait, décidée à le croire les yeux fermés : une image de son avenir de femme ; son besoin d’aimer qui la ramènerait toujours, soumise et ne voulant pas douter, avec la terreur de voir son amour lui échapper. Elle était de celles qu’une caresse, un baiser de celui qui les subjugue, rendent sourdes et aveugles.

Quand elle fut seule avec Robert, Yvonne maîtrisa, d’un effort, l’émotion qui la gagnait ; dans une honte de vierge de laisser voir le trouble que son amour lui causait.

— C’était pour moi ces pauvres fleurs jetées là ? demanda-t-elle.

Et, prenant les bottes sur ses genoux, elle délia les violettes pâles qui s’éparpillèrent, respirant le parfum doux qui montait de leurs cœurs chiffonnés.

Robert s’assit tout près d’elle, et prit sa main qu’il baisa doucement.

— Oui, je sais que vous aimez les violettes… Vous souvenez-vous de celles des Charmes ?… Mme Leydet nous a tant grondés parce que nous avions tout cueilli.

À ce rappel des journées de tendresse encore vague que les jeunes gens avaient passées ensemble, sous le ciel bleu, le soleil resplendissant et l’air calme et solitaire de la campagne, une émotion envahit Yvonne, une reconnaissance de l’accent tendre de son fiancé, qu’elle retrouvait enfin tel qu’elle l’avait entendu dans ces jours de bonheur. Et, tandis qu’elle se renversait en arrière, cachant sa figure derrière les roses dont elle respirait l’odeur pénétrante, des larmes coulaient de ses yeux fermés, quoi qu’elle fît pour les retenir.

— Oui, je me souviens… Suzanne n’aime pas les fleurs cueillies.

Et, sous la banalité des phrases qu’ils échangeaient, une émotion commune les réunissait. Doucement, Robert passa son bras autour de la jeune fille, et attirant sa tête blonde sur son épaule, il baisa longuement ses yeux encore humides qui frissonnaient sous ses lèvres.

— Pourquoi pleurez-vous ?

Comme elle sanglotait maintenant tout à fait, nerveusement, se cachant obstinément sous les fleurs, dans une détente de tout ce qu’elle avait imaginé, deviné, craint, souffert ; il la pressa tendrement contre lui, sincèrement touché, avec l’attendrissement flatté de l’homme qui découvre clairement l’amour complet d’une femme pour lui.

Sous ce nouveau jour, Yvonne lui plaisait plus entièrement. Il sentait avec pitié, et une joie, au fond, qu’un mot de lui, le son de sa voix, son regard était le désespoir ou le bonheur de cette belle fille qu’il sentait frémir le long de lui et dont il apercevait la blancheur tentante du cou et du visage entre les pétales frais des roses qui s’effeuillaient, tandis qu’elle les serrait le long d’elle.

Dans un élan de tendresse émue, il jurait mentalement de se consacrer entièrement au bonheur de cette créature chaste et dévouée, tout en gardant, au fond, un sourire de la facilité de la tromperie avec elle, et la sûreté que, quoi qu’il fît, elle ne se refuserait jamais la joie du pardon.

Quand Suzanne quitta le salon, elle entra résolument dans la chambre de Germaine. Puisque le mariage était inévitable, il fallait empêcher à tout prix que les fantaisies de Mme Watrin ne vinssent le troubler ; par peur ou par persuasion, il fallait la réduire à un état inoffensif.

Un rayon de soleil pâle, entre deux nuages se glissait dans la chambre, encore adouci par les mousselines ambrées, brodées de fleurs de soie qui drapaient la fenêtre en triptyque, très haute. Les mêmes étoffes des Indes couvraient les murs, alternant avec de lourdes portières de velours orangé merveilleusement brodées de soies et d’or, sur lesquelles les meubles Renaissance en ébène surchargés d’incrustations s’enlevaient, sombres et corrects dans leur massive richesse.

Près de la cheminée, dont les draperies compliquées et surbrodées préservaient du feu vif, Germaine travaillait à une frange de soie blanche, couchée sur une chaise longue, consultant de temps en temps les dessins d’un livre élégamment relié, posé sur ses genoux. Son peignoir de peluche gris-ardoisé allongé sur ses pieds étendus, laissait à peine voir la pointe de ses pantoufles de chevreau doré ; sur ses épaules un large fichu de mousseline blanche, bordé d’un volant souple découvrait la grâce de son cou blanc ; ses cheveux très frisés sur le front se relevaient mollement en arrière, piqués d’épingles en écaille blonde, très simples.

Elle leva les yeux sur la silhouette sombre de Suzanne qui entrait rigide et droite.

— Ah ! te voilà… tu vas m’aider. Je ne puis venir à bout de ce dessin. Je ne comprends pas si ce sont des boucles ou des nœuds… Tiens, vois !…

Mais Suzanne ne prit pas le livre que sa sœur lui tendait ; le contraste était trop grand entre les paroles graves qu’elles devaient échanger et l’élégance heureuse, la paix de la pièce où elle entrait. Elle s’assit sans mot dire, cherchant ses paroles. Sa pudeur d’honnête femme étranglait sur ses lèvres les mots qui lui venaient ; tandis que Germaine se taisait, seulement occupée de son ouvrage.

— Je quitte M. Champanel, commença-t-elle, avec embarras. Nous avons eu ensemble une conversation… une explication plutôt, qui m’a beaucoup émue, tu le vois… Il faut tout mon courage et la nécessité pour que je t’en demande une semblable…

Germaine eut un petit rire, fouillant du regard la physionomie contractée de Mme Leydet.

— Mon Dieu, comme tu es mélodramatique, ma pauvre Suzanne !… Voyons, aborde-la ton explication, je suis prête à te répondre.

Depuis le matin, Germaine était très gaie. Elle s’était réveillée avec des idées couleur de rose, dans un vague souvenir très doux ; mélange de la soirée parfaitement réussie et de la sensation aiguë d’amour ressentie, et ignorée jusque-là. Elle éprouvait un orgueil de son esprit dispos, de son teint frais et reposé auprès des embarras douloureux qui se reflétaient sur la face de Suzanne, meurtrie des fatigues physiques et morales des dernières vingt-quatre heures.

Mais, ce bonheur souriant exaspéra brusquement Suzanne, précipitant l’expression des sentiments de colère qui la remplissaient.

— Écoute ! cria-t-elle avec indignation, si je ne sais quel ton prendre avec toi, c’est que je suis une honnête femme et que je n’ai pas l’habitude des saletés dans lesquelles tu vis !… j’avais la bonté de te ménager, de rougir pour toi de ce que j’avais à te dire… Mais, puisque les préparations t’ennuient, je veux bien les laisser de côté ! — Je sais que pendant que je n’étais pas ici, tu as fait tout ce que tu as pu pour arracher Robert à Yvonne !… Je sais que, cette nuit, tu as été à lui, bravant tout pour je ne sais quel but ou quelles satisfactions malpropres ! Je ne puis empêcher ce qui est arrivé… Mais, le mariage va s’accomplir… Yvonne aime Robert, et je ne veux pas… tu entends bien ? je ne veux pas que tu viennes troubler ce mariage et jeter notre sœur dans des chagrins qu’elle ne pourrait supporter !

Germaine continuait son travail sans manquer une maille, entre-croisant avec soin son crochet d’écaille ; cependant, une sourde irritation montait en elle. On ne pouvait donc avoir une jouissance, sans que tout le monde ne vint se mettre à la traverse !

— Quand on défend quelque chose à quelqu’un, dit-elle en appuyant sur les mots, c’est qu’on a le moyen de faire respecter sa défense… autrement, on s’en moque !

Suzanne debout, très droite, eut un regard noir à ce défi qui la mettait hors de son calme habituel :

— Je l’ai, le moyen !… Je te jure que si tu ne t’écartes pas immédiatement et entièrement du chemin de notre sœur, je vais trouver ton mari et je lui apprends tout !

Germaine se dressa subitement, jetant son ouvrage, avec un éclair dans les yeux :

— Tu me dénoncerais, toi ?

— Oui, je le ferais ! — Puisque rien ne te touche que la force, je t’assure que je saurai l’employer, s’il le faut !

Mais Germaine haussa les épaules, tout à coup ironique :

— Et tu t’imagines que Georges te croirait ? Au premier mot, il t’enverra promener !… Il aime trop sa tranquillité et il a trop besoin de moi, pour admettre que je puisse le tromper !

Suzanne se pencha vivement, et serrant les mains fines de la jeune femme, elle la regarda dans les yeux.

— Crois-tu que je ne saurai pas me faire écouter ?… Quel qu’il soit, ton mari sera bien obligé de m’entendre !… et, tu sais ce qu’il a dans les mains ! — le divorce ! — si je te disais qu’il peut te tuer, tu rirais ? les crimes ne sont plus dans nos mœurs… mais, admettras-tu qu’il puisse te jeter à la porte, se débarrasser de toi qui souilles son nom, comme d’une misérable maitresse ?… Un peu de procédure et cela sera fait… Cela te touche-t-il, cela ?… toi, si folle de ta situation, de ton monde, de ta réputation ?

Un instant, Germaine resta atterrée, dans le vague émoi de la menace et la souffrance de l’étreinte que sa sœur resserrait toujours davantage. Puis, avec une rage froide, elle se débarrassa nerveusement des mains qui la meurtrissaient inconsciemment ; et, s’adossant à la cheminée, elle dévisagea Suzanne avec haine, une colère relevant sa lèvre supérieure, naturellement courte, et blémissant l’entour de sa bouche.

Là, elle aurait voulu être forte et libre de tuer, de hacher cette sœur qui la bravait, qui la faisait souffrir à crier dans son amour-propre inviolé jusque-là.

— D’abord, dit-elle avec une affectation de calme, je te prie de ne pas me toucher ! tu as des mains d’honnête femme… autrement dit, de cuisinière, auxquelles les miennes ne sont pas habituées !

Tout en frottant doucement ses poignets rougis, elle continua, avec un sourire méprisant :

— Tout ce que tu dis n’a pas le sens commun !… Tu n’as pas la moindre preuve à offrir à mon mari et je te défie bien d’en trouver aucune !… D’ailleurs, j’admets qu’il te croie sur parole… Après ?… Cela ne fait pas matière à divorce… Cela serait trop commode si l’on pouvait se débarrasser de sa femme parce qu’une tendre sœur vient raconter ce que le hasard lui a pu faire soupçonner !

Elle s’arrêta un instant, les lèvres blanches, respirant violemment.

— Tu me crois donc bien sotte pour essayer de me faire peur avec de pareils épouvantails à moineaux ?… ma situation ? ma réputation ? Oui, j’y tiens ! je suis et je resterai Madame Watrin, entends-tu ?… Madame Watrin respectée, enviée et admirée par tout le monde ! Et, un jour viendra peut-être où, toi, tes enfants et ton mari qui se pique de vouloir être célèbre, auront besoin de moi. Alors tu viendras me trouver, humble et souriante, tâchant de me faire oublier les menaces que tu m’as faites tout à l’heure !… Car, moi et mon mari, qui n’aura garde de se priver de mon appui, nous avons un pouvoir très grand, indiscuté, sais-tu ? — Tu as cru pouvoir facilement marcher sur moi parce qu’il y a un mois, dans la terreur de reconnaître mon amant dans le fiancé d’Yvonne, j’ai été faible et stupide !… j’ai pleuré, j’ai divagué, je le reconnais… et j’étais sincère, car ce coup du hasard m’avait anéantie, je voyais la chute de tout ce que j’avais bâti, et je l’avoue, j’ai cru un instant à la réalité des châtiments !… Mais, depuis, j’ai beaucoup réfléchi, les événements ont marché, et j’en suis arrivée à considérer cette rencontre comme un fait heureux pour moi !… Jusqu’ici je n’avais vu dans l’amour qu’un moyen, souvent pénible, de me procurer le luxe que je désirais ; tandis que je reconnais qu’il y existe réellement des jouissances. — J’ai donc à te remercier, ajouta-t-elle ironiquement, puisque c’est toi qui m’a ramené mon ancien amant, et que c’est grâce à toi que notre liaison s’est renouée, mille fois plus tendre et plus intime qu’autrefois.

Suzanne se taisait, stupéfaite de l’audace de sa sœur : mais là, elle triompha, pâle aussi et la voix tremblante.

— Garde tes remerciements, tu n’en as pas tant à me faire !… Si tu l’avais entendu tout à l’heure, orgueilleuse niaise, tu ne croirais pas qu’il t’aime !… Tu es une créature méchante et gâtée !… Si je t’avais mieux connue, je n’aurais pas perdu mes paroles à te défendre le chemin de honte où ton instinct te pousse encore bien plus que tes calculs !… Mais, ne crains rien, jamais je ne te demanderai ton appui ni pour moi ni pour les miens !… et, dans huit jours, Yvonne et son mari te seront aussi étrangers que moi !… Le jour du mariage, nous nous embrasserons pour le public, ce sera l’adieu définitif. Suis ton chemin comme tu l’entendras, notre mère n’est plus là pour m’ordonner de te traiter comme une sœur et je ne te connais plus !

Ses lèvres retroussées dans un rire qui montrait ses dents blanches, très fines, Germaine demanda :

— Et tu crois que Robert me quittera comme cela ?

Convaincue, Suzanne assura :

— C’est son seul désir… il te quittera comme il l’a déjà fait une fois, désabusé et écœuré de toi.

Germaine eut un haussement d’épaules qui déroula brusquement ses cheveux sur le blanc fichu qui garnissait ses épaules ; et, nerveusement, elle ramenait les petites mèches frisées de son cou jusqu’à sa bouche, où elles les mordait, les mouillant, les amenuisant ensuite d’une main frémissante, l’esprit très loin.

— Il m’a quitté, dit-elle, parce que je ne l’aimais pas… Maintenant que je veux de lui, que j’ai besoin, que j’ai soif de lui… Maintenant que je l’ai repris, je te réponds qu’il n’y a pas de force qui puisse me l’ôter !

Alors, exaspérée, Suzanne cria :

— Mais, stupide créature ! s’il t’aimait, épouserait-il Yvonne ?… Il l’aime, il l’épouse malgré tout ce que tu dis !… Il est homme, il t’a cédé, mais, quand il sera entouré d’honnêtes gens et garanti par la tendresse de sa femme, je suis bien sûre de lui !

Germaine sourit méchamment :

— Tu n’étais pas si sûre que cela tout à l’heure, quand, avec des menaces de nourrice tu voulais me faire jurer de ne plus m’attaquer à ce bel amoureux ! — Mais, parlons sérieusement. — Je n’ai jamais eu l’intention d’empêcher le mariage avec Yvonne, comme tu as l’air de le croire… Au contraire, s’il manquait, cela me dérangerait beaucoup. Ce serait un fâcheux éclat qui m’ôterait les moyens de me rapprocher facilement de Robert. Je connais parfaitement le genre d’affection qu’il aura pour Yvonne, et cela n’empêchera jamais qu’il ne m’aime en même temps.

Elle se renversa dans son fauteuil, jouant avec un écran, une perversité dans ses yeux à demi fermés ; elle continua :

— Ne te mets pas à la traverse et nous serons tous parfaitement heureux !… déjà, Georges et Robert s’aiment beaucoup… Il suivra les conseils de mon mari, il reviendra à Paris député, sa femme restera à la campagne, et il partagera sa vie entre nous deux !… Hein ! quelle bonne petite existence !… Tous amis, tous confiants ! N’aie pas peur, je ne serai pas jalouse des enfants qu’il fera à Yvonne… J’aurai mieux.

Terrifiée de ce que sa sœur débitait, Suzanne gémit sourdement, les mains croisées.

— Non, jamais je n’aurais cru que tu fusses un pareil monstre !

Alors, Germaine s’emporta :

— Ah ! çà, en définitive, laquelle le prend à l’autre ?… N’est-ce pas Yvonne qui me vole mon amant ? Ne suis-je pas trop bonne de lui en laisser un peu ? Je lui abandonne le mari… Elle, l’honnête femme, cela ne lui suffit donc pas ?

Puis, sérieuse, avec une voix ardente, elle continua :

— Tu ne veux donc pas comprendre que je l’aime, moi aussi !… Si je veux bien le partager, je ne veux pas le perdre ! Je n’avais jamais cru arriver à ce sentiment… eh bien, ça y est !… et la preuve, c’est que l’amour froid, l’amour subi d’un autre homme m’est devenu impossible !… Il y a à peu près un mois que tu as amené Robert ici… Il y a trois semaines que je n’ai revu l’autre !… Tu dresses les oreilles ? L’autre, ce n’est pas mon mari… il y a longtemps qu’il ne met plus ma complaisance à l’épreuve !… L’autre c’est celui qui avait remplacé Robert dans son rôle ancien… Tu comprends bien que, les revenus partis, il a fallu en trouver d’autres !… eh bien, ces revenus, la tranquillité, la jouissance de toute ma vie jusqu’ici, je les ai sacrifiés… c’est-à-dire… je les ai rejetés, n’en pouvant plus, plus écœurée à mesure que l’image de Robert et le besoin de son amour s’enfonçaient plus profondément en moi ! Je n’en suis pas arrivée à lui défendre une femme, mais je ne peux plus supporter d’autre homme !… Tu vois que c’est grave !

À ces révélations, une nouvelle angoisse serra Suzanne. Ce n’était donc pas assez des opprobres qu’elle connaissait déjà ! il y en avait d’autres ! d’autres abîmes de boue, et toujours elle en découvrirait ! Un autre amant ! encore un inconnu lié à leur malheur, à leur honte ! Un jeune peut-être, qu’on torturait ? Peut-être un vieux ?

Et, dans une détresse, sa dernière fermeté l’abandonnant, elle fondit en larmes derrière ses mains serrées, comprimant son visage bouleversé.

Alors, rassérénée par les pleurs de sa sœur qui étaient comme une humiliation, un écrasement devant son calme, Germaine tenta une explication.

En réalité, tous les grands mots, les sentiments superbes dont Suzanne se repaissait, c’étaient des vieilleries, des phrases creuses, des redites au sens échappé, derrière lesquelles la vie marchait inexorable et vraie. L’honnêteté du mariage, les femmes pures, les hommes fidèles, les sacrifices au devoir ; où voyait-on cela dans la vie ? Pour elle, les devoirs du mariage se résumaient à ceci : la conservation de la fortune commune et de la considération du public. Point de dettes et point de scandales.

Maintenant, elle se rendait parfaitement compte que son mari, un instant épris, à fleur de peau, de sa beauté, ne l’avait épousée que pour la situation sociale qu’elle lui apportait. Pourvu qu’elle sût conserver des dehors irréprochables, que lui importait, au fond, la conduite de sa femme ? Leurs corps étaient complètement étrangers depuis plusieurs années, et leurs esprits n’avaient jamais eu la moindre liaison. Tous leurs amis connaissaient les maîtresses de Georges ; elle taisait ses amants ; il n’avait donc rien à lui reprocher.

Et, absolument sincère, elle riait des mots passés, vieillots, décolorés de : vertu, honnêteté, dévouement ! Des conventions toutes différentes pour l’homme et la femme ! et même, chez la femme que de variantes pour la dévote, la pieuse ou l’indifférente, encore plus pour la bourgeoise et la femme du monde. À l’une, tous les raffinements, les hontes de l’amour paraissent permis, sanctifiés par le mariage ; l’autre apporte mille restrictions, tâtant et discutant avec son confesseur ce qui peut être admis ou ce qui sera retiré ; chacune se bâtissant un petit code de permissions et de refus selon ses goûts, ses besoins, ou sa santé, sous couleur de religion et de morale. En définitive, les pires saletés se commettant entre époux. En quoi le mariage rend-il sacré un acte qui n’est de toute façon qu’une ordure ? La famille ? mais il y a longtemps que l’idée de la famille n’existe plus, si elle a jamais existé !

Et, s’adressant directement à Suzanne, elle la questionnait, en ricanant :

— Et toi, quand tu allais avec ton mari, avec ennui, dégoût, par devoir, crois-tu que c’était plus propre que ce que je faisais ? Si tu trouves sale de coucher avec un homme qu’on n’aime pas, que ne restais-tu vieille fille ? Et puis, pourquoi as-tu quatre enfants, nés de vos rapports d’habitude, de besoin de la part de ton mari, de complaisance de la tienne ? C’est donc bien méritoire, bien ragoûtant la cuisine qui se fait dans tous les ménages ?… Malgré ton titre d’épouse, tu n’as jamais eu une honte, une humiliation du métier que tu faisais ?… Laissons donc une bonne fois de côté les phrases toutes faites sur la sublimité, la sainteté du mariage !… Légaux, bénits ou non, les rapports des hommes et des femmes, c’est toujours la même chose, il n’y a qu’une manière de s’y prendre ! Et, si nous voulons faire la grimace, faisons-la pareille pour les liaisons légitimes et pour les illégitimes. Il y a le plaisir de l’un qui paie la soumission de l’autre ; que se soit en argent, en position, en satisfactions de toute sorte, c’est toujours une monnaie. À côté de cette vérité, il n’y a rien de vrai. Sans doute, en public, on doit avoir l’air d’admettre les préjugés courants, mais, entre soi, à quoi bon ?

Elle parla longtemps, et dans le flot de ses paroles, les quelques vérités que Suzanne y reconnaissait la déchiraient cruellement, lui mettant au cœur une tristesse, et la vie lui paraissait très lourde, l’avenir très sombre.